octavio paz.piedra de sol (francés)

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Pierre de Soleil Octavio Paz (1914 - 1998) 4 OLIN La treizième revient... c'est encor la première; et c'est toujours la seule, - ou c'est le seul moment; car es-tu reine, ô toi, la première ou dernière? es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?

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Uno de los mejores poemas del nobel escritor mexicano Octavio Paz, Piedra de Sol, traducido al francés.

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Page 1: Octavio Paz.Piedra de Sol (francés)

Pierre de Soleil

Octavio Paz

(1914 - 1998)

4 OLINLa treizième revient... c'est encor la première;

et c'est toujours la seule, - ou c'est le seul moment;car es-tu reine, ô toi, la première ou dernière?

es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?

Gérard de Nerval,Arthémis

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un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,un haut jet d'eau que le vent arque,un arbre bien planté mais dansant,un cheminement de rivière qui s'incurve,avance, recule, fait un détouret arrive toujours:un cheminement calmed'étoile ou de printemps sans hâte,une eau aux paupières ferméesqui jaillit toute la nuit en prophéties,unanime présence en houle,vague après vague jusqu'à tout recouvrir,verte souveraineté sans crépusculecomme l'éblouissement des ailesquand elles s'ouvrent dans le milieu du ciel,

un cheminement entre les épaisseursdes jours futurs et du funesteéclat du malheur comme un oiseaupétrifiant la forêt par son chantet les félicités imminentesentre les branches qui s'évanouissent,heures de lumière que grignotent déjà les oiseaux,présages qui s'échappent de la main,

une présence comme un chant soudain,comme le vent chantant dans l'incendie,un regard qui retient en suspendle monde avec ses mers et ses montagnes,corps de lumière filtré par une agate,jambes de lumière, ventre de lumière, baies,roche solaire, corps couleur de nuage,couleur du jour rapide qui bondit,l'heure scintille et prend corps,le monde, oui, il est visible par ton corps,il est transparent grâce à ta transparence,

je vais entre des galeries de sons,je flue entre les présences résonnantes,je vais au travers les transparences comme un aveugle,un reflet m'efface, je nais dans un autre,ô forêt de piliers enchantés,sous les arcs de la lumière je pénètre

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les couloirs d'un automne diaphane,

je vais au travers ton corps comme par le monde,ton ventre est une place ensoleillée,tes seins sont deux églises où l'on célèbrele sang et ses mystères parallèles,mes regards te couvrent comme du lierre,tu es une ville que la mer assiège,une muraille que la lumière diviseen deux moitiés de couleur pêche,un lieu de sel, de roches et d'oiseauxsous la loi du midi ébahi,

vêtue par la couleur de mes désirscomme ma pensée tu vas nue,je vais au travers tes yeux comme par l'eau,les tigres boivent le rêve de ces yeux,le colibri se brûle dans ces flammes,je vais au travers ton front comme par la lune,comme le nuage au travers ta pensée,je vais au travers ton ventre comme par tes rêves,

ta jupe de maïs ondule et chante,ta jupe de cristal, ta jupe d'eau,tes lèvres, tes cheveux, tes yeux,toute la nuit tu es pluie, tout le jourtu ouvres ma poitrine avec tes doigts d'eau,tu fermes mes yeux avec ta bouche d'eau,sur mes os tu es pluie, dans ma poitrineun arbre liquide creuse des racines d'eau,

je vais au travers tes formes comme par un fleuve,je vais au travers ton corps comme par une forêt,comme par un sentier dans la montagnequi se termine en un abîme abruptje vais au travers tes pensées effiléeset à la sortie de ton front blancmon ombre précipitée se brise,je recueille mes fragments un à unet je poursuis sans corps, je cherche à tâtons,

couloirs sans fin de la mémoire,portes ouvertes vers un salon videoù pourrissent tous les étés,les bijoux de la soif brillent tout au fond,

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visage évanoui dès que je me le remémore,main qui s'effrite si je la touche,cheveux d'araignées en tulmutesur des sourires d'il y a tant d'années,

à la sortie de mon front je cherche,je cherche sans trouver, je cherche un instant,un visage d'éclair et d'oragecourant entre les arbres nocturnes,visage de pluie dans un jardin d'obscurités,eau tenace qui flue à mon côté,

je cherche sans trouver, j'écris en tête à têteil n'y a personne, tombe le jour, tombe l'année,je tombe dans l'instant, je tombe au fond,invisible chemin sur des miroirsqui répètent mon image brisée,je marche depuis des jours, instants cheminés,je marche sur les pensées de mon ombre,je marche sur mon ombre en quête d'un instant,

je cherche une date vive comme l'oiseau,je cherche le soleil dès cinq heures du soirtempéré par les murs de brique rouge:l'heure mûrissait ses grappesquand elle s'ouvrait sortaient les jeunes fillesde son entraille rosée et elles s'éparpillaientparmi les cours dallées du collège,haute comme l'automne elle cheminaitenveloppée par la lumière sous l'arcadeet l'espace en l'entourant l'habillaitd'une peau plus dorée et transparente,

tigre couleur de lumière, cerf brundans les environs de la nuit,j'ai entrevu une jeune fille penchéesur les balcons verts de la pluie,adolescent visage innombrable,j'ai oublié ton nom, Mélusine,Laure, Isabelle, Perséphone, Marie,tu as tous les visages et aucun,tu es toutes les heures et aucune,tu ressembles à l'arbre et au nuage,tu es tous les oiseaux et un astre,tu ressembles au tranchant de l'épéeet à la coupe de sang du bourreau,

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lierre qui avance, enveloppe et déracinel'âme et la divise d'elle-même,

écriture de feu sur le jade,crevasse dans la roche, reine des serpents,colonne de vapeur, source dans le roc,cirque lunaire, pic des aigles,grain d'anis, épine minusculeet mortelle qui donne des peines immortelles,bergère des vallées sous-marineset gardienne de la vallée des morts,liane qui pend au bord du précipice,plante grimpante, plante vénéneuse,fleur de résurrection, raisin de vie,dame de la flûte et de l'éclair,terrasse du jasmin, sel dans la plaie,bouquet de roses pour le fusillé,neige en août, lune de l'échafaud,écriture de la mer sur le basalte,écriture du vent dans le désert,testament du soleil, grenade, épi,

visage en flammes, visage dévoré,adolescent visage persécutéannées fantômes, jours circulairesqui donnent dans la même cour, sur le même mur,l'instant brûle et ils sont un seul visageles successifs visages de la flamme,tous les noms sont un seul nom,tous les visages sont un seul visage,tous les siècles sont un seul instantet pour des siècles et des sièclesune paire d'yeux ferme le passage au futur,

il n'y a rien face à moi, rien qu'un instantracheté cette nuit, contre un rêved'union d'images rêvées,durement sculpté contre le rêve,arraché au rien de cette nuit,à bout de bras, soulevé lettre à lettre,tandis que le temps se jette dehorset il cogne aux portes de mon âmece monde avec son horaire sanguinaire,

un instant, un instant seulement tandis que les villes,les noms, les saveurs, le vécu,

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s'effritent sur mon front aveugle,tandis que la pesanteur de la nuithumilie ma pensée et mon squelette,et mon sang circule plus lentementet mes dents se gâtent et mes yeuxs'embrument et les jours et les ansaccumulent leurs horreurs vides,

tandis que le temps ferme son éventailet qu'il n'y a rien derrière ses imagesl'instant s'abîme et surnage,entouré de mort, menacépar la nuit et son lugubre bâillement,menacé par le brouhahade la mort vivace et masquéel'instant s'abîme et se pénètre,comme un poing qui se serre, comme un fruitqui mûrit vers l'intérieur de lui-mêmeet lui-même se boit et se répandl'instant translucide se fermeet mûrit vers l'intérieur, pousse en racines,croit à l'intérieur de moi, m'occupe entièrement,son feuillage délirant m'expulse,mes pensées seulement sont ses oiseaux,son mercure circule par mes veines,arbre mental, fruits saveur de temps,

ô vie à vivre et déjà vécue,temps qui revient en une maréeet se retire sans tourner le visage,ce qui s'est passé n'est pas mais commence à êtreet silencieusement se jetteen un autre instant qui s'évanouit:

face au soir de salpêtre et de pierrearmée de couteaux invisiblesd'une rouge écriture indéchiffrabletu écris sur ma peau et ces plaiescomme un vêtement de flammes me recouvrent,je brûle sans me consumer, je cherche l'eauet dans tes yeux il n'y a pas d'eau, ils sont de pierre,et tes seins, ton ventre, tes hanchessont de pierre, ta bouche a un goût de poussière,ta bouche a un goût de temps empoisonné,ton corps a un goût de puits condamné,passage de miroirs que répètentles yeux de l'assoiffé, passage

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qui revient toujours à son point de départ,et tu me conduis, aveugle, par la mainà travers ces galeries obstinéesjusqu'au centre du cercle et tu surgiscomme un éclat qui se fige en hache,comme une lumière écorchée, fascinantecomme l'échafaud du condamné,flexible comme le fouet et sveltecomme l'arme soeur de la lune,et tes paroles tranchantes creusentma poitrine et me dépeuplent et me vident,un à un, tu arraches mes souvenirs,j'ai oublié mon nom, mes amisgrondent parmi les porcs ou pourrissentmangés par le soleil dans un fossé,

il n'y a rien en moi qu'une large plaie,un creux que jamais personne ne fouille,présent sans fenêtres, penséequi revient, se répète, se reflèteet se perd dans sa propre transparence,conscience transpercée par un oeilqui se regarde se regarder jusqu'à se noyerde clarté: moi j'ai vu ton atroce écaille,Mélusine, briller, verdâtre, à l'aube,tu dormais enroulée dans les drapset au réveil tu as crié comme un oiseauet tu es tombée sans fin, cassée et blanche,rien n'est resté de toi, rien que ton criet à la fin des siècles je me découvreavec de la toux et une mauvaise vue, mélangeantde vieilles photos: il n'y a personne, tu n'es personne,une montagne de cendres et un balai,un couteau ébréché et un plumeau,une peau pendue à quelques os,une grappe déjà sèche, un trou noiret dans le fond du trou les deux yeuxd'une enfant noyée d'il y a mille ans,

regards enterrés dans un puits,regards qui nous voient depuis le début des temps,regard enfant de la mère vieillequi voit dans le fils grand un père jeune,regard mère de la fille solitairequi voit dans le père grand un fils enfant,regards qui nous regardent depuis le fond

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de la vie et sont les pièges de la mort- où est l'envers: tomber dans ces yeuxest-ce revenir à la vie véritable?

tomber, revenir, me rêver et que me rêventd'autres yeux futurs, une autre vie,d'autres nuages, mourir d'une autre mort!- cette nuit me suffit, et cet instantqui n'en finit pas de s'ouvrir et de me révéleroù j'étais, qui je fus, comment tu t'appelles,comment moi je m'appelle: pouvais-je bâtir des planspour l'été -et tous les étés-à Christopher Street, il y a dix ans,avec Phyllis qui avait deux fossettes,où les moineaux buvaient la lumière?,sur la place de la Réforme Carmen me disait-elle"l'air ne pèse rien, ici c'est toujours octobre"ou l'aurait-elle dit à l'autre que j'ai perduou l'aurais-je inventé et personne ne me l'a dit?,aurais-je marché dans la nuit d'Oaxaca,immense et vert foncé comme un arbre,parlant seul comme le vent fouet en arrivant à ma chambre -toujours une chambre-les miroirs ne m'auraient-ils pas reconnu?depuis l'hôtel Vernet nous avons vu l'aubedanser avec les châtaigners -"il est déjà très tard"disais-tu en te peignant et moi, aurais-je vudes taches sur le mur sans rien dire?,sommes-nous montés ensemble à la tour, avons-nous vutomber le soir depuis le récif?,avons-nous mangé des raisins à Bidart?, avons-nous achetédes gardénias à Perote?, noms, places,rues après rues, visages, marchés, rues,gares, un parc de stationnement, chambres seules,taches sur le mur, quelqu'un qui se peigne,quelqu'un qui chante à mes côtés, quelqu'un qui s'habille,chambres, endroits, rues, noms, chambres,

Madrid, 1937,sur la Place de l'Ange les femmescousaient et chantaient avec leurs enfants,et l'alarme sonna et fusèrent les cris,les maisons s'agenouillaient dans la poussière,tours fendues, fronts sculptéset l'ouragan des moteurs, imagine:les deux se dénudèrent et s'aimèrent

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pour défendre notre portion d'éternité,notre ration de temps et de paradis,toucher notre racine et nous recouvrer,recouvrer notre hérédité arrachéepar des voleurs de vie d'il y a mille siècles,les deux se dénudèrent et s'embrassèrentparce que les nudités enlacéesbondissent par-dessus le temps et sont invulnérables,rien ne les touche, elles reviennent au commencement,il n'y a pas de toi ni de moi, pas de demain, pas d'hier ni de noms,la vérité des deux en un corps et une âme seulement,ô être total... chambres à la dériveentre des villes qui vont à pic,chambres et rues, noms comme des plaiesla chambre avec fenêtre donne vers d'autres chambresavec le même papier décoloréoù un homme en chemise lit le journaloù repasse une femme, la chambre claireque visitent les branches d'un pêcher;l'autre chambre: dehors il pleut toujourset il y a une cour et trois enfants oxydésles chambres sont des vaisseaux qui se bercentdans une baie de lumière; ou des sous-marins:le silence s'espace en vagues vertes,tout ce que nous touchons devient phosphorescent;mausolées de luxe, déjà rongésles portraits, déjà rongés les tapis;trappes, cellules, cavernes enchantées,volières et chambres numérotées,tous se transfigurent, tous s'envolent,chaque moulure est nuage, chaque portedonne sur la mer, sur les champs, sur l'air, chaque tableest un festin; fermés comme des coquillagesle temps inutilement les assiège,il n'y a pas de temps, non, ni de mur: l'espace, l'espaceouvre sa main, choisis cette richesse,coupe les fruits, mange une tranche de vie,étends-toi au pied de l'arbre, bois l'eau!

tout se transfigure et devient sacré,c'est le centre du monde en chaque chambre,c'est la première nuit, le premier jour,le monde naît quand deux s'embrassent,goutte de lumière née des entrailles transparentesla chambre comme un fruit s'entrouvreou explose comme un astre taciturneet les lois rongées par les rats,les grilles des banques et des prisons,

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les grilles de papier, les fils de fer barbelés,les timbres et les épines et les piquants,le sermon monocorde des armes,le scorpion mielleux avec un bonnet,le tigre avec un haut de forme, présidentdu Club Végétarien et de la Croix Rouge,l'âne pédagogue, le crocodiledevenu rédempteur, père des peuples,le Chef, le requin, l'architectede l'avenir, le porc en uniforme,le fils béni de l'Eglisequi lave sa noire dentitionavec de l'eau bénite et prend des coursd'anglais et de démocratie, les paroisinvisibles, les masques pourrisqui divisent l'homme des hommes,contre l'homme de lui-même, ils s'abattenten un instant immense et nous entrapercevonsnotre unité perdue, la détressed'être des humains, la gloire d'être des humainset de partager le pain, le soleil, la mort,l'oubli effrayant d'être des vivants;

aimer c'est combattre, si deux s'embrassentle monde change, ils incarnent les désirs,la pensée incarnée, des ailes poussentau dos de l'esclave, le mondeest réel et tangible, le vin est vin,le pain retrouve le goût du pain, l'eau est eau,aimer c'est combattre, c'est ouvrir des portes,c'est en finir enfin d'être fantôme avec un matriculeà perpétuité condamné aux chaînespar un maître sans visage; le monde changesi deux se regardent et se reconnaissent,aimer c'est se dénuder des noms:³laisse-moi être ta putain² ,sont les motsd'Héloïse, mais il céda aux lois,la prit pour épouse et en primeon finit par le castrer; mieux vaut le crimeles amants suicidés, l'incestedes frères comme deux miroirsamoureux de leur ressemblance,mieux vaut manger le pain envenimé,l'adultère dans des lits de cendre,les amours féroces, le délire,le lierre empoisonné, le sodomite

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qui porte un oeillet à la boutonnièreun crachat, mieux vaut être lapidésur les places publiques que laisser se retourner la roue du destinqui presse jusqu'à la pulpe la substance de la vie,l'éternité se change en heures creuses,les minutes en prisons, le tempsen monnaie de cuivre et en merde abstraite;

mieux vaut la chasteté, fleur invisiblequi se balance dans les tiges du silence,ce difficile diamant des saintsqui filtre les désirs, rassasie le temps,noces de la quiétude et du mouvement,la solitude chante dans sa corolle,chaque heure est un pétale de cristal,le monde se dépouille de ses massacreset en son centre, vibrante transparence,celui qu'on nomme Dieu, l'être sans nom,se contemple dans le rien, l'être sans visageémerge de lui-même, soleil d'entre les soleils,plénitude d'entre les présences et les noms;

je poursuis mes divagations, chambres, rues,je marche à tâtons au travers les couloirsdu temps et je gravis et descends ses marcheset ses murs, je tâtonne et ne bouge pas,je reviens d'où j'ai commencé, je cherche ton visage,je marche au travers les rues de moi-mêmesous un soleil sans âge, et toi à mes côtéstu marches comme un arbre, comme un fleuvetu marches et me parles comme un fleuve,tu croîs comme un épi entre mes mains,tu frémis comme un écureuil entre mes mains,tu voles comme mille oiseaux, ton rirem'a couvert de mousse, ta têteest un astre si petit entre mes mains,le monde reverdit si tu sourisen mangeant une orange, le monde changesi deux, vertigineux et enlacés,tombent dans l'herbe: le ciel descend,les arbres s'élancent, l'espaceseul est lumière et silence, seul l'espaces'ouvre dans la pupille de l'oeil,passe la blanche tribu des nuages,le corps rompt les amarres, l'âme s'élance,nous perdons nos noms et flottonsà la dérive entre le bleu et le vert,

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temps total où rien ne se passerien que son propre passage heureux,

rien ne se passe, tu te tais, tu cilles des paupières(silence: un ange a traversé cet instantgrand comme la vie de cent soleils),rien ne se passe, seulement ce cillement?- et le festin, le désert, le premier crime,la mâchoire de l'âne, le bruit opaqueet le regard incrédule du morten tombant dans la surface cendrée,Agamemnon et son beuglement immenseet le cri répété de Cassandreplus fort que les cris des vagues,Socrate enchaîné (le soleil naît, mourirest se réveiller: ³Criton, un coqpour Esculape, et me voilà guérit à vie²);le chacal qui déserta entre les ruinesde Ninive, l'ombre qui vit Brutusavant la bataille, Moctezumadans le lit d'épines de son insomnie,le voyage dans la grande route vers la mort- le voyage interminable, mais racontépar Robespierre minute après minute,sa mâchoire cassée entre les mains -,Churruca dans sa barrique telle un trôneécarlate, les pas déjà comptésde Lincoln en sortant au théâtre,le rôle de Trotski et ses gémissementsde sanglier, Madère et son regardauquel nul n'a répondu: pourquoi me tuent-ils?,les injures, les soupirs, les silencesdu criminel, le saint, le pauvre diable,cimetière de phrases et d'anecdotesque les chiens rhétoriques fouillent,l'animal qui meurt et le sait,savoir commun, inutile, bruit obscurde la pierre qui tombe, le son monotonedes os brisés dans le combatet la bouche d'écume du prophèteet son cri et le cri du bourreauet le cri de la victime... ce sont des flammesles yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,flamme est l'oreille, le son est flamme,braise les lèvres et tison la langue,le toucher et ce qu'il touche, la pensée,et le pensé, flamme est celui qui pensetout se consume, l'univers est flamme

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il brûle ce même rien qui n'est pas riensinon un penser en flammes, enfin la fumée:il n'y a ni bourreau ni victime... et le bruitdans le soir du vendredi? et le silencequi se couvre de signes, le silencequi dit sans dire, il ne dit rien?,ils ne sont rien les cris des hommes?,il ne se passe rien quand passe le temps?,

- il ne se passe rien, seul un cillementde soleil, un mouvement à peine, rien,il n'y a pas de rédemption, il ne revient pas en arrière le temps,les morts restent figés dans leur mortet ne peuvent mourir d'une autre mort,intouchables, cloués en leur geste,depuis leur solitude, depuis leur mortsans sursis ils nous regardent sans nous regarder,leur mort c'est la statue de leur vie,un toujours être déjà rien pour toujours,chaque minute est rien pour toujours,un roi fantôme régit ses battements de coeuret ton geste final, ton dur masquemoulé sur ton visage changeant:nous sommes le monument d'une vieétrangère et non vécue, à peine notre

-la vie, quand fut-elle réellement notre?quand sommes-nous réellement ce que nous sommes?nous ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommesen tête à tête sinon vertige et vide,grimaces dans le miroir, horreur et vomissure,jamais la vie est nôtre, elle est aux autres,la vie n'est à personne, nous sommes tousla vie -pain de soleil pour les autres,je suis autre quand je suis, mes actessont davantage miens s'ils sont aussi à tous,pour que je puisse être il me faut être autre,sortir de moi, me chercher parmi les autres,les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas,les autres qui me donnent pleine existence,je ne suis pas, il n'y a pas de je, toujours nous sommes autres,la vie est autre, toujours ailleurs, très loin,hors de toi, de moi, toujours à l'horizon,vie qui nous dévit et nous aliène,vie qui nous invente un visage et le pourrit,faim d'être, ô mort, pain de tous,

Page 14: Octavio Paz.Piedra de Sol (francés)

Héloïse, Perséphone, Marie,montre enfin ton visage pour que je voiema véritable figure, celle de l'autre,ma figure de ce nous pour toujours à tous,figure d'arbre et de boulanger,de chauffeur et de nuage et de marin,figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et Paul,figure de solitaire collectif,réveille-moi, oui, je nais: vie et mortsignent un pacte en toi, dame de la nuit,tour de clarté, reine de l'aube,vierge lunaire, mère de l'eau mère,corps du monde, maison de la mort,je tombe sans fin depuis ma naissance,je tombe dans moi-même sans toucher mon fond,recueille-moi dans tes yeux, assemble la poussièredispersée et réconcilie mes cendres,attache mes os divisés, soufflesur mon être, enterre-moi dans ta terre,ton silence de paix vers la penséecontre elle-même aérée; ouvre la main,dame des moissons que sont les jours,le jour est immortel, il s'élève, croît,vient de naître et ne cesse jamais,chaque jour est à naître, chaque lever de jourest une naissance et je me réveille,nous nous réveillons tous, il se lèvele soleil figure de soleil, Jean se réveilleavec sa figure de Jean figure de tous,porte de l'être, réveille-moi, lève-toi,laisse-moi voir le visage de ce jour,laisse-moi voir le visage de cette nuit,tout communie et se transfigure,arc de sang, pont des battements de coeur,emmène-moi de l'autre côté de cette nuit,là où je suis toi nous sommes nous-mêmes,au rein des prénoms enlacés,

porte de l'être; ouvre ton être, réveille-toi,apprends à être aussi, moule ta figure,travaille tes traits, sois un visagepour regarder mon visage et qu'il te regarde,pour regarder la vie jusque dans la mort,visage de mer, de pain, de roche et de fontaine,source qui dissout nos visagesdans le visage sans nom, dans l'être sans visage,

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indicible présence d'entre les présences...

je veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas:l'instant se précipite en un autre et un autre,j'ai dormi des rêves de pierre que je n'ai pas rêvéet à la fin des ans comme des pierresj'ai entendu chanter mon sang emprisonné,avec une rumeur de lumière la mer chantait,une à une cédaient les murailles,toutes les portes se démolissaientet le soleil entrait en trombe par mon front,décillait mes paupières fermées,décollait mon être de son enveloppe,m'arrachait à moi, me séparaitde mon sommeil rude de siècles de pierreet sa magie de miroirs revivaitun saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,un haut jet d'eau que le vent arque,un arbre bien planté mais dansant,un cheminement de fleuve qui s'incurve,avance, recule, fait un détouret arrive toujours:

4 EHÉCATLMexique, 1957 - Octavio PazTraduction de Juliette Schweisguth