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OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUES DANS LE MONDE ARABE RETOUR SUR DES «RÉVEILS ARABES» «LA TUNISE POST -BEN ALI» par Diane Lafforgue «LE LIBAN À L ÉPREUVE DE L ONDE DE CHOC SYRIENNE » par Laura Da Silva Jacob «LE CAS YÉMÉNITE » par Marc Massot «L ÉGYPTE : PHARE DU RÉVEIL ARABE ? » par Mélanie Rénier avril 2013

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OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUESDANS LE MONDE ARABE

RETOUR SUR DES «RÉVEILS ARABES»

«LA TUNISE POST-BEN ALI» par Diane Lafforgue

«LE LIBAN À L’ÉPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE » par Laura Da Silva Jacob

«LE CAS YÉMÉNITE » par Marc Massot

«L’ÉGYPTE : PHARE DU RÉVEIL ARABE ? » par Mélanie Rénier

avril 2013

RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES » / IRIS SUP’ ‐ AVRIL 2013 

 IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe 

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RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES » 

 

Les  étudiants  de  première  année  d’IRIS  Sup’,  l’école  de  l’IRIS,  ont  étudié  les  mutations politiques dans les pays arabes. Leur analyse casuistique a donné lieu à des travaux dont sont extraits les développements suivants.  

 

***** 

 

« LA TUNISIE POST‐BEN ALI » 

par Diane Lafforgue 

 

LE DEROULEMENT DES EVENEMENTS 

Les causes profondes  

Les  causes  profondes  du  soulèvement  de  décembre  2010  sont  principalement  liées  à  la situation économique, à la dégradation des conditions de vie des Tunisiens et au glissement vers la dictature du régime de Ben Ali.  

En effet, la croissance économique du pays, particulièrement forte dans les années 1990, est félicitée  par  de  nombreux  pays,  dont  la  France. On  parle même  de  « miracle  tunisien  ». Cependant, cette croissance est le résultat d’un dumping fiscal, qui permet des exonérations importantes pour  le privé, et d’un dumping monétaire qui  laisse  se dégrader  la valeur du dinar pour booster  les exportations. Elle s’explique également par une volonté de  l’État de maintenir  la  stabilité  des  prix  au  détriment  de  la  dette  (en  payant  la  différence  due  à l’augmentation du prix des matières premières par exemple). De plus, le tourisme rapporte de moins en moins. Les tour‐opérateurs font jouer la concurrence et baissent de plus en plus les prix ce qui a de mauvaises répercussions sur  l’économie du pays qui  tire de ce secteur une grosse partie de  son PIB. De même,  le  secteur privé a du mal à  se développer ce qui limite  fortement  l’évolution  des  capacités  de  production  du  pays. Ainsi,  l’économie  de  la Tunisie se trouve de plus en plus affaiblie et accuse un taux de chômage de 13 à 14 % depuis 2008.  

Depuis 2008,  le pays voit également émerger des mouvements de protestations de plus en plus violents qui réclament une amélioration des conditions de vie en Tunisie comme ce fut le  cas  à  Gafsa  et  Redeyef.  Ces  mouvements  désorganisés  subissent  une  répression extrêmement forte de la police. En effet, depuis 1987, le régime se durcit et les libertés n’ont pas cessé de diminuer. En 2003, TUNEeZINE, site d’information indépendant, est interdit, de plus en plus de journalistes ou de militants comme Taoufik Ben Brik critiquant le régime sont arrêtés, emprisonnés et torturés.  

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Ainsi, début 2009, à un an à peine des élections présidentielles la situation économique est mauvaise et le climat social est très tendu. Moncef Marzouki, actuel président remarque que la  répression  croissante,  le  système  judiciaire  biaisé,  la  presse  contrôlée,  l’opposition inexistante,  la  jeunesse  peu  éduquée,  la  supercherie  du miracle  économique  et  la mafia politique au pouvoir sont autant de facteurs qui conduiront à la révolution. Selon lui la prise de conscience est lente, mais en cours.  

Les éléments déclencheurs  

A  partir  de  2010,  les militants  de  la  liberté  de  la  presse, d’expression  et  d’association  se multiplient  face  à  l’augmentation des  emprisonnements  et  la  réduction des  libertés. Cela tient  en  partie  à  l’accès  à  Internet  que  le  régime  ne  peut  endiguer.  Ainsi,  la  prise  de conscience  s’accélère  et  la  jeunesse  se  mobilise.  Notamment  lors  de  la  fermeture  de l’Université Libre de Tunis, les jeunes « diplômés‐chômeurs » commencent à se révolter ; ils veulent un emploi et le respect des droits de l’Homme.  

Le 17 décembre Mohamed Bouazizi, diplômé mais vendeur ambulant à Sidi Bouzid, s’immole pour contester la confiscation de sa marchandise par les autorités. Dans la même ville le 19, les premières manifestations éclatent contre  le chômage et  la hausse des prix. Deux  jours plus  tard au cours d’une manifestation, Houcine Neji  s’électrocute à un poteau électrique après avoir crié « plus de misère, plus de chômage ». Le président Ben Ali ne réussit plus à endiguer  la  révolte  qui  gagne  tout  le  pays.  À  partir  du  24  décembre,  les  manifestants s’attaquent directement à la famille du président dans leurs slogans : « Ben Ali dégage ».  

Si le pays est secoué par divers mouvements de protestation depuis 2008, c’est bien la mort de Houcine Neji et  l’immolation de Mohamed Bouazizi qui déclenchent  le mouvement de révolte.  

Le résumé des évènements  

Depuis le 24 décembre, les manifestants ciblent directement la famille du président et de sa femme. La répression policière a déjà tué deux manifestants.   

Le 5 janvier 2011, Mohamed Bouazizi décède.  

Entre le 7 et le 10 janvier, de nombreuses manifestations violentes et sanglantes auront lieu dans  le  centre‐ouest  du  pays.  21 manifestants  sont  tués  selon  les  autorités,  50  selon  les délégués syndicaux.  

Le 9 janvier, le Général des armées est démis de ses fonctions pour avoir ordonné à la police de ne pas tirer sur les manifestants.  

Le 10  janvier,  Zine el‐Abidine Ben Ali  fait une  apparition  télévisuelle pour dénoncer  les « actes  terroristes  ».  Il  promet  également  la  création  de  300  000  emplois  pour  2013.  Le gouvernement ferme les écoles et les universités jusqu’à nouvel ordre et les syndicats votent la grève générale tournante par région.  

Le 11 janvier, les émeutes gagnent du terrain et se rapprochent de la capitale. Les syndicats comptent environ 35 morts depuis le début de la révolte (21 selon la police). 

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Le  12  janvier  d’autres  manifestants  sont  tués,  l’Organisation  des  Nations  Unies  (ONU) appelle la Tunisie à mener des enquêtes indépendantes et crédibles sur les violences dans le pays, et  la France propose  son aide en matière de maintien de  l’ordre. Un couvre‐feu est installé à Tunis qui compte déjà 8 morts. 

Le 13  janvier,  le président Ben Ali s’engage à quitter  le pouvoir aux prochaines élections, à ne plus tirer sur les manifestants, à rétablir la liberté totale d’information et d’Internet, et à baisser les prix. Tunis compte alors 13 morts et les émeutes ont fait près de 65 morts depuis le 17 décembre. 

Le 14  janvier,  les manifestants de Tunis et de Sidi Bouzid notamment  scandent « Ben Ali, dehors».  Le  gouvernement  est  dissout  et  des  législatives  anticipées  dans  les  6 mois  sont annoncées.  Le  couvre‐feu  est  appliqué  à  tout  le  pays. Mohammed  Ghannouchi  annonce assurer la présidence par intérim jusqu’aux élections anticipées, car Ben Ali quitte la Tunisie.  

Le 15 janvier, l’Arabie saoudite confirme la présence de l’ex‐président Ben Ali et de sa famille pour une durée indéterminée.  

 

LES REPERCUSSIONS DU SOULEVEMENT  

Situation politique  

Au  lendemain  de  la  chute  du  président  Ben  Ali,  un  gouvernement  provisoire  dirigé  par Ghannouchi  est  mis  en  place  jusqu’aux  prochaines  élections.  Les  Tunisiens  ne  sont cependant  pas  satisfaits  de  ce  gouvernement  de  transition  malgré  ses  propositions  de réformes législatives sur les lois pénales, le droit des associations et des partis politiques, la liberté de  la presse et  la  lutte contre  la corruption. Face aux pressions des manifestants,  le gouvernement est dissout  fin  février et  l’ancien parti du président,  le RCD, est  finalement interdit  le 9 mars 2011. Béji Caïd  Essebsi  succède  à Ghannouchi et  annonce  l’élection de l’assemblée  constituante pour  le 23 octobre 2011  coordonnée par un organe de  contrôle indépendant. Ainsi, lors des premières élections libres, le peuple tunisien donne la majorité au parti Ennahda  (avec 89 sièges sur 217) et en décembre, Moncef Marzouki de  la gauche nationaliste  est  élu  président.  Aujourd’hui  la  Tunisie  est  gouvernée  par  trois  partis  : Ettakatol, parti  social‐démocrate  représenté par  le président de  l’Assemblée nationale,  le parti du congrès pour  la  république du président de  la République et  le parti Ennahda du Premier ministre.  

Le parti Ennahda a séduit parce qu’il a été considéré comme  le martyr politique du régime de Ben Ali. Aujourd’hui, il est sollicité par la population tunisienne pour mener la révolution jusqu’au bout.  Il doit également son succès au  flou artistique dans  l’organisation politique des autres partis, qui ont souffert d’un manque d’unité.  

De plus,  l’organisation politique actuelle assure de nombreux pouvoirs au Premier ministre par  rapport  au  président  ce  qui  fait  du  parti  Ennahda  le  parti  dominant.  En  réponse, l’opposition se met petit à petit en place. Récemment  le parti Nidaa Tounes dirigé par Béji Caïd Essebsi a vu  le  jour. Libéral‐démocrate,  il réunit à  la  fois des anciens du Destour, des syndicats, des patrons, des libéraux et des militants de gauche. Il est également soutenu par divers petits partis. Principalement anti‐Ennahdha, son programme reste cependant encore 

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flou. À gauche, une  sorte de  front populaire est en  train d’émerger  suite à  la volonté des petits  partis  de  gauche  nationalistes  ou  marxistes  de  peser  sur  la  scène  politique.  On constate donc que la reconstruction de la vie politique tunisienne en vue des législatives de l’été 2013 n’est pas évidente et se fait lentement.  

La formation de ces mouvements d’opposition se fait également en réaction à la montée de l’islam  radical. En effet, des  groupuscules  salafistes  sont de plus en plus présents dans  le pays notamment dans  les  régions pauvres.  Leurs  actions  violentes  s’intensifient depuis  le mois de mai 2012 et  ils sont par exemple à  l’origine des attaques contre  l’ambassade des Etats‐Unis  au mois de  septembre  à  la  suite d’une  vidéo  anti‐islam parue  sur  Internet. De plus,  des  couvre‐feux  sont  régulièrement mis  en  place  depuis  le mois  de  juin  suite  aux attaques  des  salafistes.  Selon  Sophie  Bessis  (chercheur  à  l’IRIS),  il  faut  tout  de  même relativiser ces évènements. Comme l’avait souligné le président Marzouki (soutenu d’ailleurs par  le parti Ennahda  lors de sa candidature),  la Tunisie n’est pas tombée dans  l’islamisme. Ennahda n’a d’une part qu’une majorité  relative à  l’Assemblée et d’autre part  il prône un Etat démocratique ouvert sur les avancées sociales et à renoncer à l’application de la charia dans  la constitution. Même s’il apparait qu’il existe des dérives, on pourrait d’une manière générale  à  propos  d’Ennahda  parler  d’un  islamisme modéré  qui  s’engage  à  garantir  les libertés  fondamentales  notamment  vis‐à‐vis  du  statut  de  la  femme.  Il  s’agit  dès  lors  de laisser  à  Ennahda  le  temps  de  tenir  (ou  pas)  ses  engagements.  La  pression  est  d’ailleurs maximum sur le parti qui doit convaincre les Tunisiens afin d’éviter l’échec gouvernemental et de s’affirmer lors des législatives à venir.  

La  révolution a donc permis  la mise en place d’élections  libres, et  la création d’un nouvel ordre  politique  pour  l’heure  encore  instable  et  incertain. D’après  Pierre  Puchot  (reporter Maghreb  et  Moyen‐Orient  pour  Mediapart),  le  gouvernement  actuel  doit  maintenant s’atteler à régler  les nombreuses crises et à redresser  la situation économique du pays, ce qui n’a toujours pas été fait depuis  le premier gouvernement de transition. Enfin, même si elle est à relativiser,  la présence de  l’islam radical n’est certainement pas un atout pour  le parti au pouvoir qui se doit de rassurer le peuple.  

La situation sociale 

Les revendications sociales sont le second pilier de la révolution tunisienne. Au lendemain du départ  du  président  Ben  Ali,  le  gouvernement  de  transition  libère  les  prisonniers  de  la censure, il rétablit la ligue des droits de l’Homme et accorde une liberté totale de la presse. Il octroie  par  la  suite  le  droit  de  grève,  met  en  place  des  négociations  salariales  qui débouchent sur des hausses de salaire, et réussit surtout à organiser les premières élections libres.  Cependant,  la  contestation  ne  faiblit  pas.  En  effet,  face  au  chômage,  à  la  crise économique  et  à  l’état  du  service  public,  la  colère  des  Tunisiens monte.  De  nombreux soulèvements ont lieu pour critiquer l’inaction du gouvernement à régler les vrais problèmes de la population comme à Tataouine, à Sidi Bouzid ou plus récemment à Siliana. Les régions les plus pauvres se sentent abandonnées par  le gouvernement. Une seconde révolution ou une « contre‐révolution » semble se mettre peu à peu en place. Les manifestations de Siliana sont  le  symbole  de  la  déception  des  Tunisiens  qui  attendent  qu’Ennahda  concrétise  la révolution  dans  les  faits.  Peut‐être  l’inexpérience  du  parti  au  pouvoir  est  elle  en  partie responsable de l’immobilisme des réformes. Certains s’inquiètent d’une forme de continuité gouvernementale  avec  le maintien  de  sympathisants  de  l’ancien  président  à  des  postes politiques clés et de l’inertie du redressement économique. Cet échec politique en terme de 

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réformes sociales fait également le jeu des groupes salafistes qui en profitent pour attirer les déçus  et  monter  en  puissance  dans  le  pays.  Il  est  donc  primordial  pour  Marzouki  de rassembler le peuple tunisien autour du projet « concrétiser la révolution ». On constate que ce  n’est  pas  chose  facile  étant  donné  l’augmentation  des  sit‐in  et  des  grèves menés  par divers mouvements sociaux du pays.  

En  effet,  la  Tunisie  bénéficie  d’un  mouvement  syndical  très  puissant.  L’UGTT  (Union Générale  des  Travailleurs  Tunisiens)  est  le  plus  connu.  Il  organise  de  très  nombreuses manifestations pour rappeler au gouvernement les enjeux de la révolution ; comme ce fut le cas au mois d’avril 2012 où ils manifestaient pour le droit au travail, ou lors de la journée du 1er  mai  où  l’un  des  délégués  syndicaux  déclarait  :  «  Au  lieu  d'établir  des  relations  de confiance  et  de  dévoiler  la  vérité,  aussi  amère  soit‐elle,  le  gouvernement  a  choisi d'entretenir avec  les différentes composantes de  la société civile et  les catégories sociales des  rapports  qui  nourrissent  l'incertitude  quant  à  l'avenir  du  pays  ».  Les  syndicats  sont particulièrement importants dans l’industrie, les mines ou la fonction publique. On constate également que depuis  les élections, de nouveaux syndicats voient  le  jour. La société civile tunisienne s’engage aussi de plus dans la défense des droits grâce à la LTDH pour la défense des droits de  l’Homme et  l’ATFD et  l’AFTRD qui défendent  les droits des femmes. En outre, les réseaux de solidarité et  les associations antérieures à  la révolution sont très nombreux, mais assez désorganisés et moins adaptés à la nouvelle société tunisienne qui émerge. 

Ainsi,  le mutisme actuel du gouvernement face aux nombreuses revendications sociales de la population est donc à l’origine de mouvements de contestation de plus en plus importants et violents. On assiste donc à une réorganisation de la société civile (syndicats, associations, réseaux  de  coopération)  dans  le  but  de  créer  un  contre‐pouvoir  qui  lutte  pour  une amélioration du quotidien des Tunisiens qui souffrent de plus en plus de la crise économique et sociale.  

La situation économique  

D’après  un  rapport  du  FMI  datant  de  2011  :  «  Le  Printemps  arabe  déprime  l’activité économique de 2011 partout où  il est passé ». En effet,  la  révolution  tunisienne  a eu de graves  conséquences  sur  une  situation  économique  déjà  mauvaise  :  baisse  du  pouvoir d’achat,  inflation  qui menace  l’équilibre  financier,  augmentation  de  la  dette  et  du  déficit budgétaire,  baisse  du  taux  de  couverture  de  la  dette  à  63,8 %  en  2012  (contre  75 %  en 2011), baisse de près de 32 % des IDE et fuite de nombreuses entreprises étrangères, baisse de productivité due aux mouvements de grève, chute de l’activité touristique de près de 40 %, perte du PIB entre 1 et 1,5 milliard de dinars en 2011. La croissance a donc été nulle sur l’année 2011 (soit une baisse de 3,1 % par rapport à 2010) et le chômage touche près de 20 % de la population (chiffre accru par le retour des Tunisiens des autres pays arabes entrés en révolution, de Libye notamment). Du fait de l’embrasement de la région, les échanges entre les pays arabes ont été mis entre parenthèses ce qui freine la progression de la ZALE (Zone Arabe de Libre Échange). En outre, la désorganisation bancaire et administrative est un frein à la relance économique.  

Si  sur  le  court  terme,  les  conséquences  semblent  dramatiques,  il  faut  tout  de même  les relativiser. En effet, une  fois  la démocratie  installée,  la révolution pourrait avoir des effets positifs sur l’économie. Actuellement les IDE chutent, mais dans le futur, un climat politique stable  et  démocratique  peut  attirer  encore  plus  d’investisseurs  du  fait  de  la  sécurité  du 

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régime et de  la fin de  la corruption. De même,  les grandes entreprises tunisiennes perdent aujourd’hui en efficacité et en compétitivité. Elles étaient dirigées par des proches de  l’ex‐président Ben Ali et  sont donc en pleine  transition. Une  fois  ces  transitions  achevées, un régime démocratique devrait permettre d’ouvrir à la concurrence loyale et donc de favoriser la création d’entreprises ce qui créerait automatiquement un redressement de  la situation par l’emploi notamment.   

Il  est  tout  de  même  du  rôle  du  Premier  ministre  de  mettre  en  place  une  politique économique solide permettant  la relance de  l’économie au plus vite. Le premier  levier sur lequel  il peut s’appuyer est  le tourisme.  Il s’agit pour  le gouvernement de diversifier et de développer l’activité touristique qui se cantonne aujourd’hui au tourisme balnéaire de moins en moins  rentable et de  renouveler et moderniser  les  infrastructures. Un projet de  loi est d’ailleurs en préparation pour restructurer ce secteur moteur de  l’économie tunisienne. La relance  du  tourisme  passe  aussi  par  la  sécurité.  En  effet,  les  pouvoirs  publics  doivent maitriser  la montée des mouvements extrêmes se réclamant de  l’islam afin de rassurer  les touristes.  Le  second  levier  est  la  dépense  publique.  Ainsi,  le  budget  2013  prévoit  une augmentation de  la taxation nécessaire à  l’État pour atteindre une croissance de  l’ordre de 4,5 %, afin d’assurer la création de 23 000 emplois dans la fonction publique notamment et pour mettre  en  place  des  projets  de  développement  internes  dans  les  régions  les  plus pauvres.  

Enfin,  l’Etat tunisien peut compter sur  le soutien de ses partenaires économiques. L’Union européenne (UE) a récemment fait un don de 60 millions d’euros et s’est engagée à dégeler les  comptes  de  l’ancien  président  tunisien  et  de  ses  proches  au  profit  des  autorités tunisiennes. L’Etat a également négocié un plan de financement avec la Banque africaine de développement (BAD). Le deuxième versement de 775 millions de dinars a été effectué le 28 novembre 2012.  

Ainsi, à  la crise économique  structurelle,  s’est ajoutée  la  crise conjoncturelle du  fait de  la révolte. Si  la  situation est particulièrement  tendue,  il  semblerait que  le  long  terme  soit  le meilleur allié du pays. Le gouvernement se doit d’agir sur le tourisme et l’emploi grâce à des réformes budgétaires et aux aides de financement. La stabilité politique est également une nécessité afin de rassurer les investisseurs et les touristes. Enfin, la lutte contre la corruption est une condition à la relance de l’entreprenariat et de la concurrence. Les effets bénéfiques de la révolution tunisienne sur l’économie ne se feront sentir qu’après cette longue période de transition, de mutation et de stabilisation.  

 

LA POLITIQUE EXTERIEURE DU PAYS  

Les relations avec l’Europe  

La Tunisie, en tant que pays méditerranéen, a des relations privilégiées avec l’UE depuis les années 1970. La chute du régime de Ben Ali et la volonté de réformer le pays pour avancer vers  la  démocratie  ont  permis  de  nouvelles  négociations  pour  intensifier  la  coopération entre les deux parties. Ainsi, le 19 novembre 2012, la Tunisie devient partenaire privilégié de l’UE.  Elle  avait  posé  sa  candidature  depuis  longtemps, mais  le  non‐respect  des  droits  de l’Homme bloquait en partie  le processus. Grâce à cette avancée diplomatique,  la Tunisie et l’UE devraient coopérer davantage en matière de recherche scientifique, d’affaires sociales, 

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de  circulation des personnes  et de politique d’emploi.  L’UE  s’engage donc  sur  cinq  ans  à multiplier les aides financières, à ouvrir le marché européen aux produits agricoles tunisiens et  à  faire  la  promotion  de  l’industrie  tunisienne.  En  contrepartie,  la  Tunisie  s’ouvre  aux entreprises européennes notamment dans le domaine des services et s’engage à poursuivre sa politique de démocratisation. 

Ce nouveau statut, qui s’accompagne de celui d’observateur au sein du Conseil de l’Europe, ne  fait pas  l’unanimité. Le Front populaire considère qu’un gouvernement de transition ne peut pas prendre d’engagement sur le long terme pour le pays. Il remarque également que les partenaires sociaux n’ont pas été assez consultés sur la question du partenariat. En outre, certains  observateurs  s’inquiètent  dans  la mesure  où  les  produits  agricoles  tunisiens  ne seraient pas assez compétitifs sur  le marché européen alors que  l’agriculture fait vivre près de  12 %  de  la  population  et  qu’elle  a  des  répercussions  sur  le  climat  social  du  pays. De même,  dans  le  secteur  des  services,  si  l’Europe  peut  accéder  au  marché  tunisien,  la réciproque  n’est  pas  assurée  étant  donné  les  règles  d’immigration.  Enfin,  on  peut s’interroger  sur  la  raison  d’un  tel  acharnement  à  vouloir  assurer  le  développement économique  de  la  Tunisie  et  plus  globalement  des  pays méditerranéens  étant  donné  la situation déjà difficile en Europe. Le  retour de  la croissance  serait en effet un bon moyen d’endiguer le phénomène d’immigration légal et illégal vers l’Europe. 

Les relations avec le monde arabe  

Les différentes révolutions ne semblent pas avoir porté préjudice aux bonnes relations entre les pays du Maghreb. Ainsi,  l’un des volets de  la politique étrangère du président Marzouki est de relancer le projet de l’UMA pour approfondir une coopération déjà existante. De plus, pour  relancer  son économie et pour  renforcer  son partenariat avec  la  Libye,  la Tunisie va investir économiquement dans la reconstruction du pays.  

A propos du conflit  israélo‐palestinien,  la cause palestinienne était  l’un des seuls motifs de manifestation  acceptable  sous  la  présidence  de  Ben  Ali même  si  le  pays  n’a  jamais  pris d’initiative. Etant donné  la période complexe de  transition,  la  ligne directrice du ministère tunisien des Affaires étrangères ne semble pas avoir bougé. Il faut tout de même noter que le Premier ministre a rendu visite aux dirigeants du Hamas en  janvier, ce qui complique  les relations avec l’autorité palestinienne.  

De  plus,  l’ancien  président  Ben  Ali  entretenait  depuis  1975  de  bonnes  relations  avec  le Qatar.  En  effet,  les  deux  Etats  avaient  une  forte  coopération  économique,  financière  et technique.  Le départ du président n’a pas entamé  la  volonté du Qatar de poursuivre  son implantation en Tunisie. Déjà propriétaire de la chaine Al‐Jazeera, il continue d’investir dans le  pays  ce  qui  participe  au  maintien  de  l’économie  tunisienne  affaiblie.  Une  récente coopération  entre  les  deux ministères  de  l’Intérieur  semble montrer  que  la  collaboration entre la Tunisie et le Qatar tendra à s’intensifier dans le futur.  

Enfin,  en  2011,  Tunis  avait  accueilli  le  Conseil  national  syrien.  Les  relations  semblent pourtant se détériorer. En effet, le gouvernement tunisien ne reconnait plus la légitimité du gouvernement de Bachar al‐Assad et a  fait expulser  l’ambassadeur de Syrie en Tunisie. Le Premier ministre a d’ailleurs appelé les autres pays à faire de même.  

Ainsi, même si les relations entre pays du Maghreb semblent solides et tendent à s’accroitre dans  le futur,  les bouleversements économiques, politiques, et sociaux qui animent encore 

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aujourd’hui les pays arabes sont à l’origine de modifications dans la diplomatie de ces pays. Il  faudra sans doute attendre  le  retour de  la stabilité pour définir clairement  les nouvelles relations entre la Tunisie et les pays arabes.  

Les relations avec le reste du monde 

Les  mouvements  de  révolte  en  Tunisie  ont  grandement  inquiété  les  Etats‐Unis.  Cette inquiétude a atteint son apogée le 14 septembre 2012 lorsque des extrémistes religieux ont attaqué  l’ambassade américaine à Tunis à  la suite de  la publication d’un film anti‐islam sur Internet.  L’ancienne  coopération  américano‐tunisienne  semble  tout  de  même  rester d’actualité.  En  effet,  les  Etats‐Unis  entendent  poursuivre  l’assistance  économique  et technique  qu’ils  apportent  à  la  Tunisie  afin  de  la  soutenir  dans  le  redressement  de  son économie. De plus,  la  collaboration militaire  semble  se développer  autour d’un projet de modernisation de l’armée. Diverses associations futures devraient également avoir lieu dans les domaines de l’énergie, de la haute technologie et de l’environnement. 

De  la même manière,  les mouvements  de  protestation  n’ont  pas  rassuré  la  Chine.  Elle  a notamment fait intervenir sa police pour interdire des manifestations en Chine de soutien au soulèvement tunisien. Ce n’est pas le processus de démocratisation qui attire la Chine, mais plutôt  les opportunités économiques. En effet, elle a  investi 13,5 millions de dollars afin de moderniser  les  équipements  aéroportuaires  de  la  Tunisie.  La  visite  du  vice‐ministre  du Commerce  chinois  en  Tunisie  a  permis  d’annoncer  la  création  d’un  futur  complexe touristique  ainsi que  la mise en place d’une  zone de  libre‐échange pour  la  fabrication de matériel électroménager. En outre, d’un point de vue politico‐économique, la Chine a fourni une aide de 2 millions de dollars à la Tunisie afin qu’elle poursuive son soutien auprès de la Libye et a participé à hauteur de 4,6 millions de dollars à l’assistance aux réfugiés libyens en Tunisie.  Enfin,  ce  partenariat  économique  se  fait  grâce  à  l’accès  facilité  aux  investisseurs chinois promis par la Tunisie.  

Enfin,  la proximité culturelle et économique du passé facilite  les relations actuelles entre  la Tunisie et  la Turquie. S’il est vrai que  leur coopération très ancienne fut assez  intense, elle semblait  s’essouffler  depuis  2005  2006.  Les  deux  pays  veulent  lui  donner  aujourd’hui  un second souffle. En effet,  la Turquie a apporté son soutien  lors de  la révolution. Par  la suite elle a accru  sa présence économique dans  le pays. Les négociations  sont en cours afin de mettre en place une collaboration plus forte, notamment dans  les domaines de  l’industrie, de l’armée et du transport international maritime.  

 

 

CONCLUSION 

Le  faux  miracle  économique,  le  chômage,  le  non‐respect  des  droits  de  l’Homme  et  le glissement vers  la dictature sont responsables d’une crise économique, politique et sociale structurelle.  Après  une  lente  prise  de  conscience  et  à  la  suite  de  suicides  d’étudiants chômeurs, la Tunisie est le premier pays arabe à entrer en révolution. Une fois son dictateur chassé  le  14  janvier  2011,  elle  doit  se  relever  et  se  réorganiser.  Grâce  au  succès  des premières  élections  libres,  trois  partis  sont  au  pouvoir,  dont  Ennahda.  Face  à  eux,  une opposition politique, sociale, légale et organisée prend forme petit à petit. Malgré la longue 

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liste de réformes et de chantiers que le gouvernement doit mener pour réorganiser le pays, s’il tient à sa stabilité politique, il ne doit pas sous‐estimer la montée de l’islamisme radical. En effet,  les chantiers sont nombreux. Socialement quelques réformes primordiales ont eu lieu, mais le plus important reste à faire étant donné les chiffres du chômage et l’ampleur de la  crise  économique.  L’Etat  se  doit  de  réagir  rapidement  s’il  veut  éviter  une  contre‐révolution du peuple tunisien qui s’élève de plus en plus contre le mutisme gouvernemental actuel.  C’est  en  premier  lieu  économiquement  que  le  président  Marzouki  et  son gouvernement doivent agir. La croissance nulle en 2011 peine à redécoller et la situation des Tunisiens ne s’améliore pas. Ainsi, une restructuration du tourisme, une politique d’emploi et une meilleure gestion du budget de  l’Etat, devraient permettre à  l’économie de repartir sur  le  long  terme. Pour  redresser  sa  situation,  la Tunisie peut également  compter  sur  ses divers partenaires économiques que sont l’UE, les pays arabes, notamment le Maghreb, ainsi que la Chine, les Etats‐Unis ou la Turquie.  

Enfin, qu’il s’agisse d’économie, de social, de politique ou de diplomatie, le temps est ce qui donnera  raison  aux  manifestants  tunisiens.  Ce  soulèvement  implique  de  repenser l’intégralité  du  système  tunisien  afin  d’assurer  l’émergence  d’une  Tunisie  politiquement stable,  économiquement moderne  et  compétitive,  socialement  juste,  internationalement active  et  influente,  c’est  à  dire mieux  préparée  aux  enjeux  du  XXIe  siècle.  Lors  de  son discours de la Baule en 1990, François Mitterrand disait d’ailleurs à propos de la démocratie aux chefs d’Etats africains : «  Il nous a  fallu deux siècles pour  tenter de mettre de  l’ordre, d’abord dans notre pensée et ensuite dans les faits, avec des rechutes successives ; et nous vous ferions la leçon ? ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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BIBLIOGRAPHIE  

Ouvrage et rapport : ‐ « Tunisie une  révolution Arabe », Pierre Puchot, éditions Galaade pour Mediapart, Avril 2011. ‐  «  Révolution  tunisienne  :  enjeux  et  perspectives  économiques  »  Audrey  Verdier‐Chouchane, Natsuko Obayashi et Vincent Castel, African Development Bank, 11 mars 2011.  Articles : ‐ « Pour la chute du régime de Tunis », Choukri Hmed, Libération, 29 mai 2012 ‐ « Tunisie‐UE partenaire privilégié...ni partenaire, ni privilégié ? » Businessnews.com.tn, 20 novembre 2012 ‐ « Tunisie : une révolution avortée », Sophie‐Alexandra Aiachi, Huffingtonpost, 4 décembre 2012 ‐ « Chronologie de la Tunisie 1956‐2012 », Catherine Goüeset, lexpress.fr, 15 juin 2012 ‐ « Révolution tunisienne et  impact économique », Ahmed Masmoudi,  lesechos.fr, 3 février 2012 ‐  «  Printemps  arabes  quelles  conséquences  économiques  ?  »,  Camille  Sari, journaldunet.com, 16 mai 2011. ‐ « Tunisie : un nouveau chapitre de relations économiques avec la Turquie », Ridha Maamri, 27 septembre 2011  Vidéo, écoutes : ‐ « Dossier : la Tunisie un an après », Bruno cadène, Sophie Bessis, franceinter.fr, 10 janvier 2012 ‐ « La Tunisie un an après la révolution », Pierre Puchot, youtube.com, 17 décembre 2011  

 

 

 

 

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« LE LIBAN A L’EPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE » 

par Laura Da Silva Jacob 

 

Alexandre  Najjar,  avocat  et  écrivain  libanais  estime  que  «  le  Printemps  arabe  est  né  à Beyrouth »1. La date de naissance du Printemps arabe ne serait pas 2011, mais 2005 alors qu’un mouvement massif  libanais réclame  la  fin de  l’occupation syrienne.  Il est vrai que  le mot d’ordre du mouvement du 14 mars, « Dehors la Syrie! », rappelle le « Dégage! » adressé par les Tunisiens et les Egyptiens à leurs dirigeants respectifs. 

A  l’heure où une partie du Moyen‐Orient  connaît des mouvements populaires de  grande ampleur,  le  Liban est  touché par  ce Printemps, mais d’une  façon particulière.  Le pays du Cèdre  n’a  rien  à  voir  avec  les  régimes  arabes  autoritaires  touchés  par  les  convulsions  du mouvement.  Bien  entendu,  il  y  a  des  protestations  aux motifs  politiques  (manifestations pour la fin du confessionnalisme et contre l’impuissance de l’Etat) et économiques (carence de  services,  fonctionnaires  qui manifestent  pour  une  hausse  de  salaire  en  juillet  2012). Toutefois,  il n’y a pas d’éclosion du Printemps arabe au Liban,  sinon un pays qui  subit  les éclats  du  Printemps  syrien  qui  déborde.  L’imbrication  étroite  entre  les  deux  pays  expose d’autant plus  le  Liban  aux  conséquences économiques,  sociales et  sécuritaires de  la  crise syrienne. 

 

Le débordement syrien : porosité de la frontière syriano‐libanaise  

Le  Liban  partage  375  km  de  frontières  avec  la  Syrie. Du  fait  de  la  nature  historiquement poreuse de  la  frontière nord et de  la proximité géographique du Liban,  réfugiés, armes et tensions en provenance de Syrie s’installent dans les zones frontalières du Nord. 

 

Un afflux massif de réfugiés 

Depuis le mois d’avril 2011, plus de 100 000 Syriens ont fui vers le Liban et essentiellement vers  la  vallée de Bekaa et  le  long de  la  frontière nord.  Les  Syriens  les plus  riches  se  sont plutôt déplacés vers Beyrouth et ses environs. Alors qu’en Jordanie, en Turquie et en Irak, les réfugiés syriens sont regroupés dans des camps,  ils sont disséminés parmi  la population au Liban. Ces derniers sont bien accueillis dans le Nord majoritairement sunnite, notamment du fait de nombreux liens économiques et familiaux. Des réseaux transconfessionnels privés de solidarité s’organisent. 

La présence de ces réfugiés a deux grandes conséquences notables. 

Tout d’abord, des conséquences économiques: baisse du prix de  la main d’œuvre syrienne, prix des loyers qui augmentent en flèche à Beyrouth du fait de l’arrivée d’une bonne partie de  la  bourgeoisie  damascène  et  alépine  ou  encore  l’augmentation  du  stress  économique avec un risque d’exacerbation des tensions dans les zones frontalières du Nord. 

1 Le Monde, 22 juin 2011 

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Ensuite,  un  débordement  de  la  crise  syrienne  qui  emprunte  les  circuits  des  réfugiés.  Le soutien en armes ou  les fonds destinés aux rebelles syriens, notamment en provenance de l’Arabie saoudite, se fait principalement via  le Liban avec  l’aide des réseaux de réfugiés. De ce fait, le Nord est devenu une plaque tournante des activités de formation et des transferts d’armes  légères. Force est de rappeler que c’est  la question des réfugiés palestiniens qui a été l’une des causes du déclenchement de la guerre civile en 1975. 

De la même façon, cet afflux de réfugiés crée des ressentiments chez les locaux et exacerbe les tensions entre communautés et ce d’autant plus que  la présence de réfugiés syriens au Liban provoque des raids syriens périodiques. 

 

Des tensions dans les zones frontalières du Nord‐Liban 

La  frontière  libano‐syrienne et  les zones alentours sont devenues une  importante zone de tensions. On compte de nombreuses incursions de l’armée syrienne au nom de la présence de  bases  arrière  de  l’opposition  et  du  trafic  d’armes.  Les  forces  armées  syriennes  ont bombardé plusieurs fois  le territoire  libanais du fait de  la poursuite de soit disant militants armés.  En  août  2012,  25  obus  sont  tirés  sur  le  village  chrétien  libanais  de  Minjez.  La fréquence  des  tirs,  les  raids  transfrontaliers  et  les  infiltrations  d’armes  vers  la  Syrie militarisent  progressivement  le Nord.  La  sécurité  se  détériore,  surtout  dans  la  région  du Akkar, au nord de Tripoli. Cette zone frontalière qui conduit directement à Homs et à Damas est  considérée par  la  Syrie  comme  la principale base  arrière des  combattants de  l’Armée syrienne libre. Malgré le soutien libanais sunnite, plusieurs Zaïms de la communauté sunnite de cette région ne souhaitent absolument pas s’immiscer dans le conflit intérieur syrien. 

Des troupes gouvernementales  libanaises sont ainsi  impliquées dans des clashs violents du fait d'opérations  transfrontalières  ayant  à  voir  avec  la  crise  syrienne. De  l’autre  côté, des soldats syriens enlèvent à plusieurs occasions des déserteurs et des opposants ayant fui sur le  sol  libanais.  Les  activités  des militants  syriens  polarisent  les  factions  politiques  et  les communautés libanaises. 

 

La crise syrienne s’exporte au Liban 

La référence syrienne est évidemment  largement présente dans  les violences qui opposent les  communautés  libanaises.  Le  14  mai  2011,  Mohammad  Kabbara,  député  sunnite  de Tripoli, exhorte le peuple libanais à aller du côté du peuple syrien : « Je souffre car le peuple frère syrien est soumis à un massacre systématique et j’ai honte parce que nous sommes en train  de  les  laisser  tomber.  Nous  sommes  sous  l’œil  attentif  de  l’histoire.  Nous  devons prendre des mesures politiques, morales et humanitaires, afin de soutenir le peuple syrien ». Le 9 mai 2011, le journal égyptien Al‐Akhbar, rapporte les propos d’un Libanais sunnite dans une mosquée de  Tripoli dans  laquelle  a  lieu une  réunion de  centaine de  religieux pour « exprimer la solidarité avec le glorieux soulèvement populaire en Syrie et pour condamner la brutalité du régime de  al‐Assad contre les manifestants non armés ». 

Nombreux sont les heurts dont les mots d’ordre sont le soutien ou non à Bachar al‐Assad. A Tripoli, alors que des combats de rues éclatent entre le quartier sunnite Bab‐el‐Tebbaneh et 

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le quartier alaouite Jabal Mohsen, des hommes armés alaouites parlent en ces mots: « Nous soutenons  les  rebelles  syriens,  nous  donnons  notre  sang  pour  le  peuple  syrien  ».  La communauté sunnite accuse les alaouites d’aider le régime de Bachar al‐Assad à déstabiliser le Liban. 

Le 12 mai 2012,  l’arrestation d’un éminent activiste anti‐Assad  sunnite, Shadi al‐Mawlawi, par Abbas  Ibrahim, directeur  général de  la  Sûreté pro‐syrien, déclenche des  semaines de violence entre alaouites et sunnites à Tripoli. Les tensions atteignent  leur paroxysme  le 20 mai 2012 alors que  les forces armées  libanaises abattent  le cheikh Ahmad Abdel Wahed. A Akkar, les sunnites estiment que les ordres sont venus de Damas. Quelques jours plus tard, 11 pèlerins chiites libanais sont enlevés par un groupe armé d’opposition dans le Nord de la Syrie  ce  qui  provoque  des  agitations  parmi  la  communauté  shia  de  Beyrouth  contre  les sunnites. En août 2012, Michel Samaha, ancien ministre pro‐syrien, est arrêté car accusé de mener  des  attaques  au  Liban  pour  le  compte  de  la  Syrie.  La  semaine  suivante,  un  shia libanais est enlevé en Syrie et sa famille, le clan Meqdad, originaire de Bekaa, prend en otage une  vingtaine  de  sunnites  syriens.  Ces  évènements  sont  autant  d’occasions  de manifestations  et  d’éclatement  de  violences,  notamment  à  Beyrouth  et  Tripoli.  En  août 2012,  des  commerces  appartenant  à  des  Syriens  sont  vandalisés  à  Tripoli  par  des  chiites armés qui agissent pour obtenir la libération de proches enlevés en Syrie. De la même façon et dans la même ville, des alaouites armés ravagent et incendient des magasins sunnites. A Beyrouth, les ambassades de Syrie, de Russie et de Chine servent de points de ralliement de pro et anti‐Assad. 

Les  violences  restent  essentiellement  limitées  à  certaines  zones:  vallée  de  Bekaa,  Tripoli, Beyrouth et villes  frontalières du Nord. Toutefois,  le conflit  fait  tâche d’huile au Liban. Les tensions syriennes sont ainsi reproduites au sein de  la société  libanaise. Les manifestations et  les  violences  communautaires  ont  pour moteur  des  évènements  en  lien  avec  la  crise syrienne, mais on ne peut limiter celles‐ci à des motifs pro ou anti‐Assad. 

La crise syrienne ravive des tensions communautaires latentes La situation au Liban ne peut être  uniquement  lue  à  l’aune  de  la  crise  syrienne.  Bien  entendu,  les  différentes communautés  libanaises  sont  forcément  influencées  par  ce  qui  se  passe  en  Syrie.  Les sunnites  sont  influencés  par  une  communauté  sunnite  qui  compose  majoritairement l’opposition  tout  comme  les  chiites  suivent  attentivement  le  sort  des  alaouites  syriens. Toutefois, la situation au Liban doit être intégrée à une réalité plus complexe. 

Les  sunnites  s’identifient à  leurs  coreligionnaires majoritaires qui doivent  se battre  contre une  communauté  alaouite minoritaire  et  pourtant  au  pouvoir.  Ces  dernières  années,  la communauté  sunnite  libanaise  a  été  délaissée  par  ses  chefs  traditionnels,  marginalisée politiquement et  s‘est appauvrie  surtout dans  le Nord, à Tripoli et dans  le Akkar. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont  les principales régions touchées par  les troubles actuels. De l’autre côté, les chiites du Sud bénéficient de fonds massifs venant d'Iran via le Hezbollah. Nahla Chahal,  journaliste, parle de  la  situation en  ces  termes: «  Il y a un grand problème d’élite  politique  chez  les  sunnites  d’autant  qu’en  face,  les  chiites,  représentés  par  le Hezbollah, se sentent tout‐puissants depuis que leur parti a défait Israël en 2006 ». Le conflit syrien devient ainsi pour les sunnites un phare pour leur propre lutte. 

A Tripoli,  les conflits entre quartiers alaouites et quartiers sunnites étaient déjà une réalité dans les années 80. La crise syrienne ne fait que rallumer d’anciennes tensions latentes avec 

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un  quartier  alaouite  soutenant  Bachar  al‐Assad  et  les  quartiers  et  régions  sunnites environnantes qui accueillent des réfugiés. 

Les tensions actuelles ne sont donc pas inhérentes à la question syrienne bien que largement ravivées  par  elles.  Les  positions  de  soutien  ou  de  refus  au  régime  de  Bachar  al‐Assad recoupent  les  lignes  communautaires  de  la  société  libanaise.  Face  à  cette  situation,  le gouvernement  libanais tente d’apaiser  les tensions afin de préserver  l’équilibre de  l’édifice politique et la stabilité du pays. 

 

Les réponses du gouvernement libanais. 

Face aux risques d’instabilité,  le gouvernement  libanais adopte une position officielle aussi neutre  que  possible.  Malgré  le  fait  qu’il  soit  soutenu  par  une  majorité  parlementaire prosyrienne,  le premier ministre Najib Mikati tente d’allier distanciation du conflit syrien et dialogue  national.  Il  ne  s’est  ainsi  pas  rendu  à  l’ambassade  de  Syrie  suite  à  l’attentat  de Damas du 28 juillet 2012 à la différence de ses députés. Le Premier ministre surprend dans le sens où  il parvient  à  tenir  tête  au  régime  syrien et  a même  approuvé  le  financement du Tribunal  pénal  international.  Le  22  novembre  2011,  le  président Michel  Sleiman,  dont  la nomination n’avait pourtant pu se faire sans l’aval de Damas, s’exprime ainsi : « Nous avons aujourd’hui  intérêt à être plus grands que ce  jeu destructeur, si nous voulons sauvegarder notre indépendance ». 

En  juin 2012,  la classe politique  libanaise s’est entendue sur  la « déclaration de Baabda », sorte de feuille de route pour permettre au Liban de traverser  la crise. Toutefois, certaines mesures  démontrent  que  le  gouvernement  est  tout  du  même  du  côté  syrien  comme l’interdiction  d’ouvrir  des  camps  de  réfugiés  au  Nord‐Liban,  une  frontière  nord  laissée ouverte  aux  incursions  de  l’armée  syrienne  ou  encore  une  hausse  de  ton  concernant l’opposition syrienne en raison des pressions du régime de Bachar al‐Assad. 

La capacité à  relever  le défi  sécuritaire  libanais va dépendre de  la coopération au  sein de l’élite politique. Ce sont les efforts concertés sur l’affaire des preneurs d’otage al‐Miqdad qui ont  permis  d’éviter  une  crise  de  violence  de  grande  ampleur. Une  Cour militaire  a  ainsi condamné six membres du clan Shia. La classe politique parvient pour l’instant à contenir la violence, malgré  sa  propre  division  en  ce  qui  concerne  l’opposition  syrienne.  Pour Nahla Chahal,  journaliste  :  « La prise de  conscience des hommes politiques  au  Liban  est  le  seul acquis de la guerre en Syrie ». 

Malgré un consensus global pour  la stabilité,  la société politique  libanaise est toujours plus polarisée sur la question syrienne et ce d’autant plus qu’elle subit des pressions extérieures. L’ambassadeur syrien au Liban, Abdel Karim, a ainsi demandé au gouvernement de Mikati de choisir son camp et de se positionner en faveur du régime syrien. Les autorités syriennes se plaignent des positions en demi‐teinte du gouvernement  libanais sur  la crise syrienne. Les pays du Golfe font également pression sur Mikati afin qu’il se positionne contre Bachar al‐Assad. 

Des dissensions éclatent même au sein d’une même coalition: le parti chrétien Kataëb du 14 mars exprime son  inquiétude quant au destin de  la communauté syrienne en cas de chute de Bachar al‐Assad, le Premier ministre Mikati pro‐syrien ne se positionne pas en faveur du 

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président syrien et Walid Joumblatt de la coalition du 8 mars prend des positions anti‐Assad. Une recomposition du champ politique n’est pas à exclure. Si  le régime syrien chute, Walid Joumblatt, chef des druzes, pourrait  rejoindre de nouveau  la coalition du 14 mars et ainsi bouleverser le rapport de force actuel. 

 

La clé Hezbollah 

Le Hezbollah est un acteur clé du  fait de ses  liens  importants avec Damas. Sa réponse à  la crise  syrienne a et aura de  sérieuses  implications pour  la  situation  libanaise et  la  stabilité régionale. 

Un soutien infaillible à Bachar al‐Assad 

Le Hezbollah affiche publiquement son soutien infaillible à Bachar al‐Assad. Le Parti de Dieu aurait ainsi dépêché en Syrie des centaines d‘hommes chargés d‘assister  l‘armée  syrienne dans  la répression des protestations et dans  les  luttes armées.  Il  faut dire que  la survie du Hezbollah peut dépendre de l’issue de la crise syrienne. Si Bachar al‐Assad tombe, les élites libanaises chercheront à réduire  l’influence du Hezbollah et  l’Arabie saoudite,  la Turquie et l’Egypte en profiteront pour contrer l’influence régionale iranienne. 

A  l’été  2012,  le  Hezbollah multiplie  les  intimidations,  notamment  avec  la mise  à  feu  de l’entrée du siège de New TV, télévision sunnite pro‐gouvernementale qui commence alors à donner la parole à des opposants syriens. Le Hezbollah est accusé de collaborer avec l’Iran et la  Syrie  pour  déstabiliser  le  Liban. De  nombreux  kidnappings  ont  été  perpétrés  dans  des zones où  le Hezbollah est en charge des contrôles sécuritaires. Le cheikh sunnite du Akkar est  ainsi  assassiné par un  soldat  chiite.  Le  général Abbas  Ibrahim, directeur  général de  la Sûreté Générale, qui a procédé à l’arrestation controversée de Chadi Mawlawi, sympathisant de la révolte syrienne, est très lié au Hezbollah. La France a même estimé que le Hezbollah était  derrière  une  attaque  contre  les  Casques  bleus  dans  le  Sud  du  Liban  le  9  décembre 2012. 

Il semble qu’en permettant des kidnappings ou des complots d’assassinat,  le Hezbollah est prêt  à  se  battre  pour  protéger  le  régime  syrien. Nassan Nasrallah  a  d’ailleurs  affirmé  en novembre 2011 que  le Hezbollah ne désarmerait pas et qu’il ne retirerait pas non plus son soutien  au  gouvernement  de  Damas.  En  juillet  2012,  suite  à  l’attentat  de  Damas,  le secrétaire  général  du  Hezbollah  réitère  son  soutien  à  ses  «  frères  syriens  »,  en  rendant hommage aux morts du régime et en remerciant Damas pour la fabrication et la livraison des roquettes qui avaient permis au Hezbollah de bombarder Israël en 2006. 

Toutefois,  le Hezbollah  paye  au  prix  cher  son  soutien  à Damas.  Son  engagement  dans  le conflit  syrien,  alors  que  la  répression  massive  tue  des  milliers  de  musulmans,  entache sérieusement  sa  réputation  dans  le monde  arabe.  La  perte  d’une  partie  de  son  soutien populaire et de  la majorité de ses alliés  laisse  le mouvement  largement isolé. Cela explique que, pour  la première  fois, dans un discours du 15 mars 2012, Nassan Nasrallah accuse  la violence du régime syrien. Alors que les hésitations augmentent quant à la survie du régime de Bachar al‐Assad, le Hezbollah semble progressivement revoir sa position. 

 

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Le Hezbollah manœuvre pour maintenir le statu quo 

Alors que la situation en Syrie se dégrade rapidement, le Hezbollah semble vouloir préserver la stabilité gouvernementale et contenir les tensions confessionnelles. En effet, une nouvelle guerre  civile au  Liban pourrait  fatalement  l’atteindre. A  court  terme,  le Hezbollah  semble vouloir maintenir  le  statu quo pour éviter de perdre davantage  l’approbation de  l’opinion libanaise.  Il  soutient  ainsi  la  politique  du  dialogue  national  de Mikati  et  n’a  pas  contesté l’arrestation de l’ancien ministre pro‐syrien Michel Samaha. 

Il serait faux de réduire  le Hezbollah à un simple pantin de  la Syrie. Le Parti de Dieu a bien conscience  de  la  nécessité  de  maintenir  un  équilibre  entre  ses  intérêts  stratégiques régionaux et ses responsabilités  intérieures. La milice chiite sait bien qu’elle doit assurer sa survie et donc préserver  ses acquis  institutionnels en vue des élections de  juin 2013. Une victoire lui permettrait de prolonger son mandat et ainsi de contrôler démocratiquement le Liban. Si  le régime syrien tombe d’ici  là, ou bien  le Hezbollah adoptera une  ligne plus dure chiite,  en  se  lançant  notamment  dans  une  nouvelle  confrontation  avec  Israël,  ou  bien cherchera de nouveaux alliés au Liban, avec le mouvement sunnite par exemple. 

Le Hezbollah ne remettra pas en cause son soutien au régime syrien, mais pourrait chercher des alternatives selon l’état de force ou de faiblesse de Bachar al‐Assad. C’est d’ailleurs l’état de danger de  la situation du gouvernement alaouite qui motive  la tentative plus ou moins calculée de Bachar al‐Assad d’exporter le conflit au Liban. 

Evènements au Liban : y a‐t‐il une responsabilité directe de Bachar al‐Assad? 

Pour  Samy  Gemayel:  «  Bachar  al‐Assad  a  les  moyens  de  faire  exploser  le  Liban  »2  et nombreux sont les Libanais qui estiment qu’il est déjà en train de le faire. Avant les élections législatives  syriennes  du  17 mai  2012,  le  président  syrien  a menacé  de  faire  éclore  dix Afghanistan dans  la zone. Le 21 mai 2012,  lors d’une allocution télévisée sur Russia 21,  il a ajouté que le Printemps syrien « n’est pas un Printemps, mais un chaos et je l’ai dit, si c’est le chaos en Syrie, cela sera contagieux ». 

Depuis son coup d’Etat en 1970, Hafez al‐Assad a su construire la stabilité de son régime sur la manipulation de l’instabilité régionale et ce d’autant plus au Liban où le leadership syrien a bien  souvent  fomenter  l’agitation pour détourner  les  regards de  ses affaires  intérieures. L’exportation  du  confit  au  Liban  permettrait  à  Bachar  al‐Assad  d’affaiblir  la  pression diplomatique sur la Syrie. Il a ainsi demandé à son ambassadeur à Beyrouth, Ali Abdulkarim, de chasser et d’appréhender les ennemis du régime syrien au Liban. Pour la coalition du 14 mars,  ce  qui  se  passe  au  Liban  est  l’œuvre  directe  de  Bachar  al‐Assad.  Considérant l’assassinat  du  chef  des  renseignements Wissam  al‐Hassan, Walid  Joumblatt  «  accuse  al‐Assad, ses sbires et son régime meurtrier »3. 

Nabil Boumonsef, éditorialiste au  journal  libanais An Nahar, a exprimé  sa  crainte quant à l’évolution de  la  situation  libanaise en  ces  termes  : «  Ils  [le  régime  syrien] avaient mis en garde au sujet des conséquences de  la crise syrienne et  les voici. Qui a fait ça et pourquoi, personne ne  le sait, mais ce qui est certain, c’est que cela ne peut être  isolé de ce qui se passe en  Syrie ». De nombreux  indices  laissent  à penser que Bachar  al‐Assad ne ménage 

2 France 24, 8 août 2012: « Bachar al‐Assad a les moyens de faire exploser le Liban », Samy Gemayel. 3 France 24, 20 octobre 2012: « J’accuse Assad, ses sbires et son régime meurtrier », Walid Joumblatt

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aucun  effort  pour  entrainer  son  voisin  libanais  dans  la  crise.  Tout  d’abord,  il  y  a  ces incursions flagrantes et les bombardements aériens répétés en territoire libanais. Le 17 août 2011, un dîner de rupture de jeûne, organisé par le président pro‐syrien d’une association de responsables religieux, a été attaqué par des hommes vêtus d’uniformes libanais et certains ont estimé qu’il s'agissait de la main des services secrets syriens cherchant à enflammer les passions libanaises. 

Les arrestations et  les assassinats dans  le pays sont majoritairement vus comme autant de tentatives  syriennes  de  consolider  le  soutien  pro‐syrien  en  ciblant  les  militants  de l’opposition. En août 2012, Michel Samaha,  l’ancien premier ministre pro‐syrien, est arrêté avec  des  explosifs  en  provenance  de  la  Syrie.  Les  attaques  contre  la  FINUL  (Forces intérimaire  des  Nations  Unies  au  Liban)  au  Sud‐Liban  en  décembre  2011  et  juillet  2012 peuvent être interprétées comme un signal lancé à la communauté internationale: si Bachar al‐Assad tombe, le conflit est voué à se régionaliser. 

Les médias  libanais  font  circuler  un  tas  de  rumeurs  sur  la mise  à  feu  du  Sud‐Liban  et  le lancement d’une attaque sur  Israël, chargée d’alléger  les pressions sur  le régime syrien. Le 19 octobre 2012, le général sunnite Wissam al‐Hassan, chef des renseignements libanais, est assassiné  dans  un  attentat  à  la  voiture  piégée.  Les  opposants  au  régime  syrien  accusent Damas  et  ses  alliés  au  Liban.  Saad  Hariri  est  convaincu  que  Bachar  al‐Assad  est  le commanditaire de cet attentat dans le sens où le général al‐Hassan savait qui était derrière les attentats de Rafik Hariri en 2005. Pour Augustus Richard Norton, spécialiste du Proche‐Orient  à  l’université  de  Boston,  il  est  trop  tôt  pour  dire  qui  a  commis  l’attentat  :  « Cependant,  il ne  fait aucun doute que  la mort d’al‐Hassan donnera  le sourire à Bachar al‐Assad et à ses comparses ». 

La responsabilité directe de Bachar al‐Assad dans  les évènements au Liban peut  largement être relativisée. En effet,  les attentats et  les kidnappings ont un  lien étroit avec  les  intérêts de Bachar al‐Assad, mais plus qu’une intervention directe du président syrien, il semble que les évènements au Liban aient à voir avec un système qui s’est mis en place entre  les deux pays. Ce ne serait pas Bachar al‐Assad qui déclencherait les évènements au Liban, mais des alliances politiques qui aideraient et soutiendraient la Syrie affaiblie. 

Malgré  le  report  systématique  de  la  responsabilité  sur  Damas,  il  y  a  une  très  grande responsabilité des hauts dignitaires de  l’Etat  libanais. Le gouvernement mène une politique de  distanciation  tout  en  sachant  pertinemment  que  de  nombreuses  choses  au  Liban dépendent de la Syrie, notamment la sécurité, la paix ou encore le vivre ensemble. Certains Libanais  ne pensent  pas  que  les  ordres  viennent  de Damas.  L’armée  libanaise  aurait,  par exemple, toute son  indépendance. Le  fait est que ce sont des alliances qui s’organisent en faveur  de  la  Syrie.  Les  rapports  de  force  qui  se  sont  institués  sur  la  scène  libanaise  en fonction de la crise syrienne se sont déclinés à ceux au sein des services de sécurité (Forces de Sécurité intérieure, Sûreté Générale, Forces armées libanaises) d’où, par exemple, ces tirs de l’armée libanaise dans le district du Akkar contre le cheikh. 

Enfin, il ne faut pas surestimer la capacité syrienne à imposer ses vues aux acteurs libanais. L’arrestation  de  Samaha,  proche  allié  de  Bachar  al‐Assad,  a  ainsi montré  que malgré  de solides alliances, la capacité du président syrien à façonner le Liban s’affaiblit. Bien entendu, les évènements au Liban sont une conséquence directe de  la crise syrienne. Toutefois,  les 

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raccourcis sont à éviter: ce sont davantage  les  jeux d’alliance et de soutien, plutôt qu’une instrumentalisation directe de Bachar al‐Assad, qui sont en œuvre. 

 

Les scénarios probables de l’issue de la crise syrienne au Liban 

Si  le  régime  syrien  s’affaiblit  davantage  voire  chute,  le  Liban  sera  en  première  ligne  des repositionnements géopolitiques. Un Etat syrien encore plus faible provoquerait davantage d’instabilité, un bouleversement de  l’équilibre des pouvoirs et davantage de pressions du gouvernement syrien et des instances internationales afin que le Liban se positionne. 

Si  le régime de Bachar al‐Assad chute, cela créera un vide national, voire régional, avec un risque d’ingérences extérieures, notamment de  l’Arabie saoudite pour contrer  le Hezbollah contre  l’Iran. Un  nouveau  gouvernement  à  dominante  sunnite  à Damas minerait  l’actuel gouvernement  libanais et renforcerait  les éléments sunnites au Liban. Cela signifierait donc la fin des coalitions du 8 et du 14 mars essentiellement construites autour de soutien ou de l’opposition  au  régime  de  Bachar  al‐Assad.  Le Hezbollah,  quant  à  lui,  aura  le  choix  entre continuer la coalition du 8 mars dans sa forme actuelle, mais cela signifiera la fin du soutien maronite  et  donc  une  coalition  isolée,  ou  tisser  de  nouvelles  alliances  en  faisant  des concessions sur son statut de groupe armé afin d’éviter la marginalisation. Dans tous les cas, le groupe sera régionalement isolé. 

Si le régime syrien survit, le déclin économique au Liban va se poursuivre, l’afflux de réfugiés éprouvera davantage le tissu social libanais et l’exacerbation des divisions sectaires en Syrie s’exportera  d’autant  plus  au  Liban.  Le  Liban  continuera  d’être  entaché  par  des  tensions politiques,  des  blocages,  des  réformes  au  point mort  et  des  périodes  d’explosion  de  la violence.  Les  élections  de  juin  2013  pourraient  être  ainsi  reportées  faisant  éclater  de nouvelles  tensions  nationales  et  augmentant  les  doutes  quant  à  la  capacité  du gouvernement libanais à gérer les crises. 

Force  est  de  constater  qu’à  l’heure  actuelle,  la  stabilité  du  Liban  dépend  de  la  survie  du régime en Syrie, mais aussi de  la  sécurité à  la  frontière  israélienne et des évènements en Iran. En effet, il existe des risques de tensions au Sud avec la possibilité que le Hezbollah soit entraîné  dans  un  nouveau  conflit  avec  Israël.  Il  y  a  également  des  risques  de  tensions régionales liées au programme nucléaire iranien. Si Israël envoie une frappe contre l’Iran, il y aura sûrement une riposte armée du Hezbollah et donc un risque de casus belli régional. 

 

   

 

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« LE CAS YEMENITE » 

par Marc Massot 

 

Le  Yémen,  seule  république  de  la péninsule  arabique,  a  été  touché de  plein  fouet  par  la vague  révolutionnaire  dite  du  Printemps  arabe.  Peu médiatisé,  le  Printemps  yéménite  a pourtant connu un grand retentissement puisque le Yémen est l’un des quatre pays (avec la Tunisie, l’Egypte et la Libye) où pour l’instant le Printemps arabe s’est soldé par la chute du dictateur en place. Dans  le  cas présent,  le peuple yéménite  s’opposait dans  son  immense majorité au président Ali Abdallah Saleh, président du Yémen depuis sa création en 1990 et avant cela président du Yémen du Nord depuis 1978, soit 33 ans de « règne ».  

 

Aux origines de la révolution, la dictature d’Ali Abdallah Saleh 

Bien  entendu,  comme  dans  les  autres  pays,  le  grondement  de  la  foule  a  porté  sur  des questions économiques : la hausse du prix des produits de première nécessité (pain, huile), le chômage très  important,  le manque de réformes…Mais  il semblerait que, à  la différence des révolutions dans les autres pays, la crispation et les protestations du peuple yéménite se soient essentiellement portées sur la personne et le statut du président Saleh, accusé d’être un véritable dictateur.  

En  effet,  le  Yémen moderne  est  dirigé  depuis  sa  création  par  le  président  Saleh  et  ses proches (famille et membres de sa tribu, les Sanhân) qui font régner népotisme, clientélisme et  corruption.  Tout  semblait  pourtant,  à  la  création  du  pays,  lui  assurer  un  avenir démocratique : l’article 4 de la Constitution de 1991 stipule que le peuple est le détenteur et la  source  du  pouvoir,  qu’il  exerce  par  la  voie  du  référendum  et  des  élections.  L’article  5 quant  à  lui  garantit  le  pluralisme  politique  et  le  multipartisme  en  vue  de  l’alternance pacifique du pouvoir, un principe plutôt rare dans la région.  

Si le président semble avoir fait preuve d’ouverture et d’un certain sens du compromis dans les premières années qui ont  suivi  la  réunification, on va observer à partir de  la  fin de  la guerre  civile de  1994 une dérive  autoritaire de plus  en plus marquée. Cette dérive  va  se combiner avec  tous  les maux du clientélisme et d’une corruption généralisée, ses proches prenant progressivement  le contrôle des postes clés de  l’appareil politique, militaire et de sécurité. De plus, on assiste à la fermeture progressive de l’espace démocratique, avec une augmentation  significative  de  la  censure  (le  Yémen  est  classé  136e  sur  167  en  terme  de liberté  de  la  presse),  des  emprisonnements  et  de  l’usage  de  la  torture.  Bien  souvent, l’homme  fort du Yémen a utilisé  le prétexte de  la  lutte antiterroriste contre Al‐Qaïda pour mener des attaques contre ses adversaires ou pour manier un climat de terreur qui, de fait, suffit pour justifier certains actes.  

Le 23 septembre 1999, Ali Abdallah Saleh est pour la première fois élu président (il avait été nommé  par  le  parlement  jusqu’ici)  à  96,3%,  un  chiffre  qui  en  dit  long  sur  l’état  de  la démocratie dans le pays. A l’été 2000, il fit passer un amendement constitutionnel étendant le mandat présidentiel de 5 à 7 ans. Un autre amendement engendra la création du Conseil de  la Choura, un Conseil consultatif composé de 111 membres désignés par  le président et 

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qui a un rôle (partagé avec la Chambre des Représentants) dans la désignation des candidats aux élections et dans la ratification des traités ou accords de défense. Puisque ses membres sont  désignés  directement  par  le  président,  ce  Conseil  de  la  Choura  incarne  clairement l’emprise progressive de l’exécutif sur le législatif. En septembre 2006, le président fut réélu à 77%, au  cours d’élections partiellement  libres qui  furent accompagnées de nombreuses violences, violations de la liberté de la presse et allégations de fraude. Enfin il faut noter que depuis  1990,  le  Congrès Général  du  Peuple  (CGP,  le  parti  du  président  Saleh)  a  toujours remporté  les  élections  législatives,  remportant même  la majorité  absolue  après  celles  de 2003, ce qui empêche clairement  les partis d’opposition de peser, même  si  les principaux d’entre eux (parti islamiste Al‐Islah, parti socialiste, parti nassérien…) se sont unis en 2002 au sein d’une coalition, le Forum commun (« al‐Liqa al‐mushtarak »).  

Au moment où la révolution yéménite débute (janvier 2011), Ali Abdallah Saleh travaillait sur une  nouvelle  réforme  constitutionnelle  l’autorisant  à  se  représenter  indéfiniment  à  la présidence du pays. De même, les élections législatives étaient depuis quatre ans sans cesse repoussées. Ce sont ces points qui vont constituer le point de départ de la révolte, donnant naissance à la principale revendication du mouvement : le départ du président.  

 

Histoire de la révolution yéménite 

Les premiers signes de contestation sont des cas d’immolation un peu partout dans le pays, afin  d’imiter  le  Tunisien Mohamed  Bouazizi  qui  avait  lancé,  par  son  geste,  la  révolution tunisienne  quelques  jours  auparavant.    Directement  inspiré  par  l’exemple  tunisien,  le véritable mouvement de contestation va partir fin janvier 2011 de l’université de Sana’a, et se  développe  rapidement,  prenant  la  forme  de  sit‐in  et  de manifestations massives.  Au début  il s’agit de manifestations cherchant à célébrer  la fuite du dictateur tunisien Ben Ali, mais peu à peu  la contestation va  se  tourner vers  le  régime yéménite.  La  contestation  se répand dans le pays, pacifiquement. 

Peu  à  peu,  la  contestation,  qui  se  veut  absolument  pacifique,  va  se  répandre  dans  les grandes  villes,  réunissant  tous  types  de  personnes  :  étudiants,  femmes,  chiites,  houthis, sunnites,  socialistes…  Les militants  islamistes du parti Al‐Islah  vont,  avec  les étudiants,  se charger rapidement de l’encadrement de la protestation.  

Le président Saleh refuse de se plier aux exigences des opposants et, pour gagner du temps, fait  quelques  concessions.  Le  2  février  il  promet  qu’il  abandonne  les  réformes constitutionnelles envisagées, et annonce qu’il ne sera pas candidat au renouvellement de son mandat présidentiel en 2013  (et promet que son fils non plus). Il annonce de même une réforme de  la constitution début mars et des élections d’ici à un an. Dans  le même temps, les manifestations  se  font de plus en plus  fortes, à  Sana’a notamment, et  commencent à s’étendre au reste du pays. On commence par ailleurs à dénombrer des victimes parmi  les manifestants. Parallèlement à cela, le Mouvement du Sud et les rebelles houthis lancent eux aussi des manifestations.  

Alors que  les manifestations embrasent  le pays et que  la répression se fait de plus en plus forte survient un véritable tournant dans  la révolution. Le 18 mars, des tireurs embusqués tuent  52  manifestants  et  en  blessent  plusieurs  centaines.  Ce  massacre  provoquera  des défections  en  masse  et  poussera  de  nombreuses  personnalités  (politiques,  patronat, 

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dignitaires  religieux,  chefs de  tribus…) à  rejoindre  le  camp de  l’opposition. 23 députés du CPG  vont  démissionner,  plusieurs  ministres  quitter  le  gouvernement,  et  le  général  Ali Mohsen  al‐Ahmar,  demi‐frère  du  président  et  chef  de  la  1ère  division  de  blindés (personnalité  la plus  importante au sein de  l’armée) va à présent se charger de  la sécurité des manifestants et de combattre les forces loyalistes. Encore une fois pour calmer le jeu, le président yéménite va limoger son gouvernement, proposer un référendum constitutionnel, ainsi que des élections législatives et présidentielles et son départ avant la fin de 2011. Mais il annonce également que toute tentative de  le renverser avant qu’il n’ait décidé de partir tournerait à la guerre civile.  

L’opposition va de mieux en mieux se structurer. Le Forum commun va rédiger fin mars son programme, dont  les principaux points  sont  : départ du président  Saleh,  remplacé par  le vice‐président Abd Rab Mansour Hadi qui sera uniquement chargé de la réforme du système policier, de la formation d’un conseil national de transition et d’un gouvernement provisoire, de la création d’un comité devant réformer la constitution et dont les propositions seraient validées par un référendum supervisé par une commission  indépendante, de  l’enquête sur les morts durant la révolution et de l’indemnisation des familles.  

Jusqu’ici  les  tentatives de médiation  vont  toutes échouer,  car  le président  Saleh exige de finir son mandat et l’immunité judiciaire, deux choses refusées par les manifestants. Mais le 23 avril est présenté un plan de médiation élaboré par  le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) avec le soutien de l’UE et des USA et qui prévoit :  

‐ La formation d’un gouvernement d’union nationale dans les 7 jours par le président, formé à égalité d’hommes du CPG et de l’opposition parlementaire 

‐ La  soumission  prochaine  d’une  loi  d’amnistie  pour  le  président,  sa  famille  et  ses collaborateurs devant la Chambre des députés. 

‐ Le départ d’Ali Abdallah Saleh et la cessation des manifestations. 

‐ Le  vice‐président  devient  président  par  intérim  et  appelle  à  des  élections présidentielles anticipées 60 jours plus tard. 

‐ La  formation  d’une  commission  constitutionnelle  pour  rédiger  une  nouvelle constitution qui sera soumise au référendum du peuple. 

‐ Lorsque la constitution aura été approuvée, des élections législatives auront lieu. 

Le  président  accepte  le  plan,  de même  que  les membres  de  l’opposition  parlementaire. Toutefois,  les  jeunes  (de même  que  les  houthis  et  les  sudistes, même  s’ils  ne  sont  pas comparables)  le  refusent et continuent  les manifestations, beaucoup  refusant notamment l’immunité accordée au président Saleh.  

Durant  le mois  de mai  2011,  ce  dernier  fait  preuve  de  nombreuses  tergiversations  qui laissent supposer un revirement de situation : à plusieurs reprises il assure les officiels qu’il va signer, puis fait marche arrière. Ses partisans vont même encercler l’ambassade des EAU le 22 mai, créant une forte tension entre le président yéménite et le CCG. Ce dernier va alors renoncer à son arbitrage, ce qui va pousser le président Saleh à refuser l’accord.  Cet acte va 

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entraîner  l’ire du cheikh tribal Sadiq al‐Ahmar, chef de  la tribu hashid,  la plus puissante du pays. Celui‐ci va mettre debout en août une alliance des tribus yéménites.  

Le mois de mai  sera  très violent et meurtrier. Les combats  s’intensifient entre  l’armée du président  et  les  confédérations  tribales  qui  lui  sont  opposées  :  l’armée  utilise  même l’artillerie. Les 29 et 30 mai, le campement de 5000 tentes établi place de la Liberté à Taëz en signe de protestation est détruit par  les forces  loyalistes : cela vire au massacre, et environ 250 personnes meurent.  

Pris entre les forces des cheikhs tribaux, celle des terroristes et militants violents islamistes, houthis ou sudistes et celle des manifestants, l’armée du président Saleh recule. Ce dernier est d’ailleurs blessé  le 3  juin  lors d’un attentat  survenu dans  son palais présidentiel,  sans qu’on sache qui en est l’auteur. Il est forcé de quitter Sana’a pour se faire soigner en Arabie saoudite.  Son départ  s’accompagne du  retrait de  la police qui n’intervient plus,  au début tout du moins. En effet, durant les trois mois que durera son exil, on observera une montée en flèche des violences.  

Le  vice‐président  Hadi,  à  qui  les  pouvoir  ont  été  confiés,  va  alors  renégocier  la mise  en œuvre  du  plan  proposé  par  la  CCG,  que  le  président  Saleh  va  finalement  signer  le  23 novembre après son retour dans le pays en septembre. Il accepte de céder le pouvoir à son vice‐président sous 30  jours,  jusqu’à des élections anticipées. Ces dernières, qui vont avoir lieu  le 21  février 2012, vont élire au suffrage universel et à 99.8% Abd Rab Mansour Hadi, seul candidat en lice, pour un mandat intérimaire de 2 ans au cours duquel il va être chargé de superviser  la rédaction d’une nouvelle constitution, en attendant de nouvelles élections présidentielles et législatives en 2014.  

 

Une opposition plurielle 

Il  convient  toutefois de  se poser  la question de  la nature de  l’opposition qu’a du  avoir  à affronter  le  dictateur  Saleh.  Celle‐ci  est  en  effet  fortement  hétérogène  et  recouvre  les principaux clivages et pôles politiques ou sociaux du pays, qu’il convient de ne pas confondre du fait de leurs objectifs parfois divergents : 

> On a  tout d’abord  les  shabab al‐thawra  (jeunes de  la  révolution), étudiants ou non, qui vont être à l’origine du mouvement et qui vont développer les critiques les plus poussées à l’égard du président Saleh tout en exigeant des mesures et réformes de fond pour le pays et pour le peuple.  

>  Cette  jeunesse  manifestante  va  toutefois  devoir  être  encadrée  et  organisée  par  des hommes politiques, qui vont être essentiellement  issus du Forum Commun et notamment du  parti  islamiste  Al‐Islah.  Ceux‐là  vont  constituer  une  opposition  parlementaire  au président  Saleh,  plus  conciliante  et  réaliste  que  la  masse  de  jeunes  :  en  effet  ils  vont accepter  le plan de coopération présenté par  le CCG, à  la différence des  jeunes qui, de ce fait, vont pour une partie d’entre eux se sentir trahis par ces politiques qui ont en quelque sorte repris et confisqué  leur opposition et  leur protestation. Il semblerait que  la principale préoccupation de cette opposition parlementaire soit le maintien de l’ordre et de la sécurité et la possibilité de sortir de cette crise sans trop d’encombres.  

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> Suite aux défections de généraux et d’officiers de l’armée (comme le principal d’entre eux le général Ali Mohsen al‐Ahmar par exemple), une partie des forces militaires vont elles aussi se  retourner contre  le président Saleh, combattant  la Garde Républicaine, unité d’élite de l’armée yéménite et réputée comme étant strictement fidèle au chef de l’Etat (même si elle va elle aussi connaître quelques défections). Beaucoup d’analystes ont vu dans  la défection de Mohsen Al‐Ahmar un combat personnel entre lui et le président Saleh. En effet, il y aurait eu à une  certaine date un accord  secret entre eux pour que Mohsen Al‐Ahmar prenne  la succession. Mais Ali Abdallah Saleh aurait finalement cherché à mettre son fils au pouvoir, et aurait même  cherché  à  se  débarrasser  de Mohsen  Al‐Ahmar,  suscitant  de  la  part  de  ce dernier des désirs de vengeance. 

>  Il  faut  également  prendre  en  compte  les  forces  tribales,  composante  essentielle  du paysage  politique  yéménite,  et  qui  ont  une  très  grande  influence  sur  les  populations.  Là encore, il semblerait que l’opposition soit d’ordre personnel, en tous cas en ce qui concerne la tribu hashid dirigée par Sadiq al‐Ahmar, la plus puissante du pays et qui va, à partir de mai, faire venir des centaines de combattants à Sana’a. Alliée du président dans  les années 90 mais très critique à son égard depuis  la mort de son chef Abdullah (père de Sadiq),  la tribu hashid, en se soulevant, va  lever un grand nombre de personnes contre  le président grâce aux logiques clientélistes de la tribu et ce dans le but de protéger et soutenir les intérêts de ses membres et de mettre fin au pouvoir de Ali Abdallah Saleh, forcément encombrant pour un cheikh aussi puissant et  influent que Sadiq al‐Ahmar. A noter également que cette tribu est très liée au parti d’opposition Al‐Islah, dont elle est la composante tribale majoritaire.  

>  Se  sont  également  opposés  au  pouvoir  en  place  au  cours  de  cette  révolution  les mouvements  séparatistes  houthis  et  sudistes,  qui  vont  faire  preuve  d’opportunisme  en profitant de  l’affaiblissement de  l’armée et de  la police pour mener des attaques et gagner du  terrain. Rejetant  l’un  et  l’autre  l’accord  négocié  par  le CCG  et  les  élections  de  février 2012,  ces  deux  mouvements  n’ont  que  peu  à  voir  avec  les  préoccupations  des révolutionnaires  et  veulent  simplement  défendre  leurs  intérêts.  Ainsi  le Mouvement  du Yémen  du  Sud  va  profiter  des  troubles  de  la  révolution  pour  provoquer  de  nombreuses violences  dans  le  Sud  du  pays. Mais  les  coups  d’éclat  vont  surtout  provenir  des  rebelles houthis, qui vont profiter du chaos de  la révolution pour prendre  la ville de Saada en mars 2011 après que celle‐ci ait été désertée par  les  forces de sécurité, qui décident de ne plus intervenir  dans  la  région.  Les  combats  entre  houthis  et  soldats  yéménites  furent  durant toute  l’année 2011 très durs et meurtriers, et aujourd’hui encore  les rebelles chiites ont  la mainmise  sur  les  protectorats  du  Nord  de  Sana’a,  d’Al  Jawf  et  d’Hajjah,  projetant certainement de mener une offensive sur la capitale Sana’a située un peu plus au sud.  

>  Enfin,  dernière  composante  de  l’opposition  et  que  l’on  a  pu  observer  à  peu  près  dans toutes les révolutions arabes, les terroristes islamistes d’Al Qaïda qui vont eux aussi profiter de  la  déstabilisation  du  pays  pour  lancer  des  attaques  meurtrières  et  contrôler  des territoires mais que l’on ne saurait pour autant assimiler aux houthis ou aux sudistes. AQPA, allié  au  groupe Ansar  al‐Sharia  (né  au  beau milieu  du  chaos  de  la  révolution),  vont  ainsi lancer de nombreuses actions dans le Sud du pays où, en mai 2011 et profitant de la difficile situation  de  l’armée,  aux  prises  avec  les  troupes  du  cheikh  Sadiq  al‐Ahmar,  ils  vont s’emparer de la cité portuaire de Zinjibar (20 000 hab) et déclarer le gouvernorat d’Abyan « émirat  islamique ». Mettant en place des tribunaux religieux,  les terroristes vont se  livrer à de  nombreuses  exactions  contre  la  population  civile  (exécutions  sommaires,  crucifixions, 

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amputations, coups de fouet…). La bataille de Zinjibar, résultant d’une contre‐offensive des forces  gouvernementales,  fit près de 600 morts.  La  situation n’évolua  guère pendant des mois, et les islamistes parvinrent même à prendre le contrôle de plusieurs villes voisines. En mars 2012, une vaste offensive des terroristes contre un bataillon de  l’armée yéménite va faire 187 morts parmi les militaires. Les combats vont alors continuer sporadiquement pour finalement  culminer en mai 2012  lors d’une  vaste offensive menée par  l’armée  yéménite pour  reprendre  le  contrôle  du  protectorat  d’Abyan.  Après  un mois  de  combats  violents l’armée  (aidée  par  les  Etats‐Unis)  réussit  à  reprendre  le  contrôle  de  Zinjibar  et  du gouvernorat, repoussant  les terroristes à  l’Est de ce dernier, dans des zones montagneuses où ils seront moins exposés qu’en ville. Amnesty International critiqua néanmoins la violence de cette contre‐offensive et notamment les bombardements qui tuèrent beaucoup de civils. Plusieurs  attentats  vont  avoir  lieu  par  la  suite  dans  la  région,  mais  globalement  cette dernière resta sous contrôle gouvernemental. Toutefois, le terrible attentat du 21 mai 2012 à Sana’a a sûrement été provoqué en vengeance de la contre‐offensive finale de l’armée.  

 

Bilan de la révolution et commentaires 

Cette révolution yéménite s’est soldée par un bilan  lourd de plus de 2000 morts, dont 143 enfants et  trois  journalistes, et plus de 25 000 blessés.  L’installation de  la  révolte dans  la durée va provoquer une crise économique qui se manifestera par une forte inflation : les prix alimentaires vont augmenter de 40%, le prix du gaz et du pétrole de 600%, et on observera des licenciements en masse. Certains soupçonnent d’ailleurs cette crise d’être favorisée par le  président  Saleh,  qui  interviendrait  pour  détourner  les  circuits  de  distribution  en hydrocarbures.  

Peut‐on dire que  cette  révolution  a  réussi  ? Certes,  le président  Saleh  a été  contraint de céder le pouvoir à son vice‐président, mais tout le monde sait que cela ne signifie pas la fin de l’ex‐président. Le 21 janvier 2012, le parlement yéménite a approuvé la loi d’immunité du président Saleh et de ses collaborateurs qu’il a négociée. Rien ne  lui empêche donc de se représenter  aux  prochaines  élections  présidentielles.  Mais  même  au‐delà  de  ça,  son influence sur le monde de la politique et de l’armée reste aujourd’hui très importante : ses fils et neveux occupent  toujours des postes  très hauts placés dans  les services de sécurité (comme  son  fils  Ahmed,  chef  de  la  Garde  Républicaine),  le  CGP  reste  le  parti  ultra majoritaire  du  pays,  le  président  intérimaire  Hadi,  bien  qu’homme  de  consensus,  est forcément un proche de  l’ancien président puisqu’il a été son vice‐président pendant près de 17 ans.  

Au Yémen, personne n’est dupe et tout le monde sait bien que la révolution n’a dans le fond pas  changé  grand‐chose.  Assez  rapidement  les  débats  et  enjeux  nationaux  ou  sociaux soulevés par exemple par les jeunes étudiants ont été repris, confisqués et instrumentalisés par les différentes forces d’opposition qui étaient plus animées par une logique de lutte des pouvoirs que par un véritable élan révolutionnaire. En effet, dans  leur grande majorité  les manifestants étaient membres de factions ou de tribus, et il n’y avait qu’à voir comment les houtis,  les sudistes, Al‐Qaïda et, dans une autre dimension,  les tribus et  les officiers faisant défection  (dont  certains,  comme  Mohsen  al‐Ahmar,  étaient  totalement  honnis  des étudiants) ont profité des troubles pour  lancer  leurs attaques contre  les  forces de Saleh.  Il est finalement possible de voir ce vaste mouvement comme une révolution en trompe l’œil, 

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instrumentalisée  et  utilisée  comme  prétexte  de  toutes  parts  pour  soutenir  les  intérêts politiques  (voire  confessionnels  dans  le  cas  des  houthis)  de  certaines  personnes  ou  de certains  clans,  bien  éloignés  des  idéaux  révolutionnaires  du  Printemps  arabe  et  qui,  peu importe la faction, convergeaient vers un même but : la chute du président Saleh.  

Cela, les autres puissances du Golfe et occidentales, qui partagent toutes le même souci de la sécurité et du maintien du Yémen, l’ont parfaitement compris. Devant cette révolution qui s’enlisait dans un tourbillon de violences entremêlées, les puissances étrangères ont estimé qu’il  fallait sacrifier  le chef de  l’Etat tout en sacrifiant également  les  idéaux démocratiques de  la révolution (en accordant  l’immunité au président déchu et à ses collaborateurs et en n’opérant  qu’un  changement  de  tête)  dans  l’objectif  de  restaurer  la  sécurité,  et  c’est pourquoi elles ont présenté ce plan de médiation qui opère un changement de surface mais en vérité absent. Ainsi  les Yéménites savent que  lorsqu’ils ont voté pour Abd Rab Mansour Hadi ils ne faisaient que confirmer par le vote populaire une décision déjà prise à Riyad par le CCG et les Etats‐Unis et qui ne leur appartenait pas (et qui de toute façon ne changeait pas grand‐chose), et c’est en cela que  la  révolution yéménite peut être considérée comme un semi‐échec. Finalement les idéaux de la révolution, avant tout incarnés par les jeunes (qui ne furent  d’ailleurs  pas  conviés  aux  négociations),  ont  été  étouffés  et  bâclés  dans  le  but  de garantir une sécurité intérieure de plus en plus vacillante. Le nouveau président a d’ailleurs reconnu lui‐même que l’objectif principal de sa présidence intérimaire sera, non seulement de  rédiger  une  constitution, mais  également  de  restaurer  la  sécurité  par  la  lutte  contre AQPA. Pour ce faire, 80% du budget du nouveau régime sera consacré aux forces de l’ordre, avec notamment un système de rentes étatiques versées aux chefs tribaux pour s’assurer de leur soutien.  

L’espoir réside maintenant dans le travail qu’aura à effectuer le président Hadi pour mener le  pays  vers  une  vraie  démocratie  libre.  Sa  première  tâche  sera  de  rédiger  une  nouvelle constitution, que certaines analyses président comme étant de type fédéral, afin de tourner la page du présidentialisme exacerbé et pour trouver un système politique plus représentatif de la nature très tribale et donc décentralisée du pouvoir au Yémen. Mais il aura également pour  tâche  de  se  débarrasser  de  l’influence  encore  présente  de  l’ancien  président.  Tout porte à croire que ce ne sera pas chose aisée : ainsi, par exemple,  le président Hadi décida de limoger plusieurs hauts responsables des services de sécurité considérés comme loyaux à l’ancien  président, mais  lorsqu’il  essaya  de  limoger  le  général  Tariq  Saleh,  chef  de  la  3e Brigade (la mieux équipée de toutes) de l’armée et neveu de l’ex‐président, il se heurta à ce dernier qui affirmait que le commandement de cette brigade était un droit familial. Mais au‐delà de cela,  le président  intérimaire aura aussi à composer avec  l’influence croissante de personnages comme Mohsen al‐Ahmar ou encore  le cheikh Sadiq al‐Ahmar, qui  tenteront sûrement de faire pencher en leur faveur la nouvelle configuration du pays qui va peut être se dessiner. Il s’agira pour le président Hadi de surmonter les divergences et les oppositions pour ne pas que  ce chemin vers  la démocratie  se  retrouve bloqué. Car  le  risque principal d’un tel blocage serait que cela ne profite aux terroristes et séparatistes qui ne prolifèrent que lorsque l’Etat est faible et désorganisé.  

Toutefois il ne faut pas désespérer sur l’avenir politique du Yémen, car cette révolution a au moins eu  le bénéfice de  faire émerger une vraie société civile, un vrai débat public autour des  questions  politiques  majeures,  structuré  autour  d’espaces,  d’acteurs  et  de  moyens nouveaux et non plus encadré et tenu en laisse par le régime. Les jeunes étaient en première 

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ligne, inspirés par les autres révolutions arabes, et ils sont encore aujourd’hui actifs comme en  témoignent  les  nombreuses manifestations  de  jeunes  pour  clamer  leur  opposition  au vote de l’immunité de l’ancien président, ce qui laisse augurer de bonnes choses quant à la volonté de démocratie et de justice du peuple. On peut aussi noter l’émergence des femmes et  de  leur  voix  contre  les  inégalités  sexuelles,  dans  un  pays  où  elles  ne  sont  que  trop éclipsées,  avec  l’exemple  de  la militante  Tawakkul  Karman  qui  fut  récompensée  de  son engagement par le Prix Nobel de la Paix 2011. Peu à peu, on peut espérer voir le pays et sa population  se  préoccuper  enfin  des  vraies  questions  sociales  et  politiques  en  sortant  des logiques clientélistes et tribales qui sont trop prégnantes dans ce pays et ont empêché cette révolution  de  se  construire  sur  un  vrai  débat  sain,  condition  essentielle  de  l’émergence d’une démocratie.  

 

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE 

Ouvrages : « Le Yémen, au‐delà de la révolte », Charlotte Velut, éditions du Cygne, 2012 « L’année stratégique 2013 », sous la direction de Pascal Boniface, Armand Colin, 2012  Sites internet : www.lavoixduyemen.com www.wikipedia.com www.senat.fr www.lemonde.fr  

 

 

 

 

 

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« L’EGYPTE : PHARE DU REVEIL ARABE ? » 

par Mélanie Rénier 

 

Galvanisé par  la  révolte  tunisienne qui a  conduit au départ de Zine el‐Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 27 ans, un mouvement de contestation s'est emparé de  l'Egypte, avec pour objectif,  la chute du dictateur et  la  fin du  régime autoritaire.  Il est  toutefois  important de souligner  que  ce  n'était  pas  la  première  fois  dans  l'histoire  du  pays,  qu'une  partie  de  la population se soulevait contre le pouvoir en place: en 2005, le mouvement Kifaya (ça suffit!) soutenu par les Frères musulmans, a appelé à la chute du régime. De même le pays n’a pas été  épargné  par  les  «émeutes  de  la  faim»  de  2008,  entraînées  par  la  flambée  des  prix alimentaires. Mais  l'un  des  événements  précurseurs  de  la  révolte  de  2011,  est  la  grève générale  du  6  avril  2008,  initialement  lancée  par  les  ouvriers  des  usines  textiles  de  El‐Mahalla  El‐Koubra,  ville  industrielle du Delta. Cette  grève  avait pour but de dénoncer  les conditions de  travail difficiles auxquelles  les ouvriers étaient confrontés. Parallèlement, un groupe de jeunes blogueurs activistes avait diffusé l'appel à la grève générale en soutien aux ouvriers, via les réseaux sociaux. Le mouvement du «6 avril» était né. S'ensuivent trois jours de manifestations  au  cours  desquels  les manifestants  seront  durement  réprimés  par  les forces  de  l'ordre.  La  grève  ne  prit  fin  qu'une  fois  que  le  gouvernement  envoya  des représentants  pour  rencontrer  les  dirigeants  de  la  grève,  et  leur  promit  de  donner satisfaction  à  certaines  revendications.  La  colère  exprimée  ne  se  limitait  pas  aux  seules conditions de travail. Certains manifestants brandissaient des slogans hostiles au président Moubarak. 

Si le mouvement n’a été que très peu suivi dans les grandes villes, il a permis l'émergence de mouvements  politisés  opposés  au  régime.  Ces  derniers,  à  l'instar  du  « mouvement  du  6 avril», ont été particulièrement actifs dans les premiers jours de la révolution. 

Le lundi 25 janvier, nommé « journée de la colère », le « mouvement du 6 avril » appelle les Egyptiens à manifester contre «la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage». Près de 20 000 personnes ont pris part à  la contestation ce  jour‐là. C'est  la première fois qu'autant d'Egyptiens  occupent  la  rue  pour  manifester  leur  lassitude.  Fait  important,  c'est  toute l'Egypte qui est touchée. Les grandes villes telles que Le Caire ou Alexandrie, mais également la Haute Egypte, la région du canal de Suez, les provinces du Delta, voient défiler des milliers d'Egyptiens  en  colère.  La  révolte  dura  trois  semaines,  et  rendra  célèbre  la  place  Tahrir, occupée  jour  et  nuit  jusqu'à  la  démission  du  raïs.  Le  succès  de  la mobilisation  de  2011, résulte  en  partie  de  la  représentation  de  la  diversité  de  la  société  égyptienne:  hommes, femmes,  jeunes,  moins  jeunes,  laïcs,  religieux,  ouvriers,  fonctionnaires,  etc.  Les  médias sociaux ont  joué un rôle clé dans cette révolution.  Il est vrai que sans eux,  la contestation n'aurait  pas  pu  atteindre  une  telle  ampleur.  Les  appels  à  manifester  ont  permis  de coordonner, d'organiser un mouvement sans véritable leader. Internet qui échappait à toute censure  gouvernementale,  s'est  révélé  être  un  atout  considérable  :  un  espace  de  liberté pour exprimer sa colère, et dénoncer  les exactions perpétrées par  les  forces de  l'ordre. Le pouvoir a  très vite compris son  importance, et  tenta d'en  limiter  l'accès pendant plusieurs jours.  Il  s'inspira  de  cet  outil  pour  inciter  ses  partisans  et  hommes  de  main  à  contre‐

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manifester.  Il  est  cependant  important  de  nuancer  l'impact  des  réseaux  sociaux.  Ils  ont certes  contribué  à produire des manifestations  importantes quantitativement, mais  ils ne sont certainement pas à l'origine de la révolte. 

Par le passé, des petits groupes d'activistes avaient déjà tenté d'utiliser ces mêmes réseaux pour générer des mobilisations, mais le public ne suivit pas forcément. 

 

Les raisons du soulèvement populaire 

L'économie égyptienne est de type rentier. Elle repose sur le tourisme, les hydrocarbures, les envois  des  émigrés.  La  privatisation  a  permis  l'apparition  d'une  classe  bénéficiaire  liée  à l'appareil d'Etat. Gamal Moubarak, alors à la tête du PND, réforma le système économique. Il misa  sur  l'entrepreneuriat  mais  très  vite  la  corruption  permit  aux  clients  et  hommes d'affaires proches de la famille dirigeante d'amasser d'immenses fortunes. Les produits de la croissance  ne  sont  pas  redistribués  et  les  conditions  de  vie  des  classes moyennes,  de  la petite bourgeoisie et des travailleurs se dégradent. Par ailleurs la libéralisation économique n'a pas tenu ses promesses. Le secteur touristique assure une part non négligeable du PIB, mais celui‐ci est trop souvent  instable en raison des crises de  la région et des conjonctures économiques  mondiales.  L'économie  de  marché  n'est  pas  bénéfique  pour  les  classes populaires  et moyennes,  qui  pâtissent  de  la  privatisation  du  service  public:  près  de  40% d'Egyptiens vivent avec moins de deux dollars par jour. 

En Egypte la démographie est un frein majeur au développement économique. En effet si 85 millions d'habitants se répartissent sur un peu plus d'1 million de kilomètres carré, près de 90% d'entre eux sont concentrés  le  long du Nil, ramenant ainsi  la part de densité réelle de population à 2000 habitants par kilomètre carré. C’est l'une des densités les plus élevées au monde. L’Egypte est par conséquent un pays  surpeuplé qui ne parvient pas à assurer une autosuffisance  alimentaire.  Le  pays,  à  l'image  de  la  majorité  des  pays  arabes,  a  une population  jeune. Un tiers des Egyptiens ont moins de 15 ans. Selon  l'Institut National des Etudes Démographiques, le taux de croissance de la population est de 1,7% par an (soit une augmentation de 1,4 millions d'habitants). Cela s'explique par un  fort  taux de  fécondité  (3 enfants par femme) et un net recul du taux de  la mortalité. Ainsi, ce sont toujours plus de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, alors que l'offre n'évolue pas dans ce sens.  

L'absence de démocratie est également une cause de  la révolte. La  loi de  l'état d'urgence, interdisait  les manifestations et  autorisait  les  arrestations  arbitraires, qui précédaient des mises en détention où souvent l'emploi de la torture n'était pas exclu. Les institutions qui ne sont pas élues démocratiquement ne prennent pas en compte  les aspirations du peuple.  Il ne faut pas oublier que la politique étrangère du régime est notamment vivement critiquée. La question palestinienne est bien sûr au centre de ces critiques. L'alliance avec  l'Occident exacerbait une bonne partie des Egyptiens, qui  voient parfois  l'Occident  comme principal instigateur  des  crises  de  la  région.  Il  est  à  noter  que  les  contestataires  portaient  des revendications nationales, le conflit israélo‐palestinien et les discours anti‐américains étaient relayés au second plan. 

Le 11 février 2011, après multiples tergiversations, Hosni Moubarak démissionne, lâché par l'armée, dont une partie voyait d'un mauvais oeil la nomination de son fils Gamal à sa propre 

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succession. L'armée  joua un  rôle  très  important, elle décida de ne pas  tirer sur  la  foule et respectait les aspirations du peuple. Le CSFA (Conseil Suprême des Forces Armées), prend les rênes  du  pays  le  temps  de  la  transition  démocratique, mais  les  élections  présidentielles promises tardent à s'organiser. La rue ne plie pas et exprime son mécontentement à toute tentative de l'armée d'usurper ce que les Egyptiens appellent leur révolution. 

Les élections  législatives, dont  le résultat a été annulé par  l'armée, démontre  la popularité des partis islamistes. L'élection présidentielle et le choix des candidats mettront en évidence les  difficultés  de  l'opposition  libérale  à  s'organiser.  De  nombreuses  tensions  ont  été observées,  et  l'armée  s'est  montrée  particulièrement  intransigeante  dans  le  choix  des candidats. Au terme du premier tour, le candidat du Parti de la Justice et de la Liberté (PJD) des Frères musulmans, Mohamed Morsi et Ahmed Chafik, ancien proche de Moubarak et de l'armée,  arrivent  tous  deux  en  tête  du  scrutin.  Nombreux  commentateurs  et  jeunes Egyptiens ont comparé ces deux  forces politiques comme étant  la peste et  le choléra. Les jeunes  qui  ont  initié  la  révolte  ont  regretté  ce  résultat,  appréhendant  tout  autant l'établissement  d'un  pouvoir  islamiste  qu'un  retour  au  pouvoir  autoritaire  militaire.  Les libéraux n'ont pas réussi à se retrouver autour d'une personne. Cela est dû au manque de leader  charismatique.  Les  rares  personnes  que  l'on  présentait  comme  de  potentiels dirigeants, comme Mohamed Al Baradei ou Amr Moussa, n'étaient pas assez  légitimes aux yeux  des  Egyptiens.  En  réalité,  seuls  les  islamistes  de  la  confrérie  des  Frères musulmans, alors  seule  force opposée au  régime de Moubarak et  toléré par  le pouvoir, ont été assez organisés pour présenter un parti uni à la présidence du pays. 

Mouvement créé en 1928 par Hassan Al Banna, la confrérie est une organisation politique et sociale fondée sur la référence religieuse, c'est‐à‐dire le Coran et l'exemplarité du prophète (la  Sunna),  par  opposition  au  modèle  politique  occidental.  Le  pouvoir,  (de  Nasser  à Moubarak), a  joué un  jeu ambivalent avec  les Frères musulmans, alternant  répressions et participation au jeu politique. Le secteur public, qui a été négligé par le pouvoir a été repris par  les Frères.  Ils ont réussi à  former un tissu social solide en étant particulièrement actifs dans  les mosquées (où  ils aident  les plus démunis), dans  les universités,  les hôpitaux et  les syndicats. Toutefois,  le Parti de  la  Liberté et de  la  Justice  (PLJ),  se présente  comme étant indépendant de  la confrérie et se défend de vouloir ériger un Etat théocratique. Les Frères musulmans n’étaient pas présents au début de  la  révolte,  seuls  les plus  jeunes y ont pris part. 

Le  sentiment d'accaparation de  la  révolution occupa  très vite  les esprits. C'est  finalement Mohamed Morsi qui remporta les élections. Pour la première fois, un islamiste est à la tête du  pays.  Toutefois  le  score  serré  (51,73%‐48,27%)  démontre  que  ce  dernier  ne  fait  pas consensus, même  si  les Frères musulmans dont  il est  issu,  sont populaires dans  la  société égyptienne, du moins chez  les plus démunis. Le nouveau président égyptien a bénéficié de l'éparpillement  des  voix  des  opposants  laïcs  et  libéraux.  L'électorat  égyptien  apparaît profondément divisé. 

 

La crise politique du 22 novembre 2012 : vers une nouvelle révolution ? 

Depuis deux semaines un nouveau vent de révolte souffle sur  l'Egypte. Nous assistons à  la première crise politique post‐révolutionnaire. On parle de seconde révolution, la place Tahrir 

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est de nouveau occupée,  les affrontements entre pro‐Morsi et anti‐Morsi ont déjà fait sept morts.  Certains manifestants  se montrent  particulièrement  intransigeants.  Ils  refusent  de céder à l'actuel président et appellent ouvertement à son renversement. 

Mohamed Morsi a pris les rênes du pouvoir le 24 juin 2012. Il a très vite été engagé dans un bras  de  fer  politique  avec  le  CSFA  et  le  pouvoir  judicaire,  incarné  par  la  Haute  Cour Institutionnelle. Ces deux instances ont décidé de dissoudre le parlement, alors dominé par les  islamistes, estimant que des  irrégularités ont été observées. L'Assemblée Constituante, chargée de rédiger  la  future constitution du pays, est elle aussi dominée par  les  islamistes qui représentent la moitié des membres choisis par le parlement avant sa dissolution. Celle‐ci  a  été  très  vite  paralysée,  en  raison  des  divergences  d'opinion  entre  islamistes  (Frères musulmans,  salafistes...)  et  opposition  libérale  et  laïque.  Les  principales  raisons  de  leurs divisions portent sur l'introduction d'articles, soutenus par les islamistes, sur l'interdiction du blasphème, l'application de l'aumône religieuse, ou encore le statut de la plus haute autorité de  l'islam  sunnite.  Les  tensions  sont  telles  qu'une  dizaine  de  formations  libérales  ont boycotté  les  travaux  de  l'Assemblée,  et  les  coptes  ont  quitté  la  commission  car  leurs propositions étaient rejetées. 

A  l'origine  de  cette  nouvelle  révolte  se  trouve  le  décret  du  22  novembre,  par  lequel Mohamed Morsi s'arrogeait les pleins pouvoirs en s'octroyant le pouvoir judiciaire. Ce décret neutralisait  les  pouvoirs  de  la  Cour  constitutionnelle,  lui  empêchant  par  exemple  de dissoudre  l'Assemblée Constituante.  Il prévoyait aussi d'allonger de deux mois  la rédaction de  la constitution. Même s'il a  tenté de  rassurer ses adversaires en affirmant qu'elle n'est que provisoire, l'adoption de ce décret a été perçue comme une dérive autoritaire. L’attitude de  Mohamed  Morsi  est  critiquée  par  l’opposition,  rassemblée  dans  le  Front  de  Salut National. Le temps de la transition semble long aux yeux des Egyptiens qui craignent que la mainmise des Frères musulmans sur  le pouvoir entraine  l'établissement d'un Etat religieux dictatorial. 

Un projet de constitution a été adopté dans l'urgence et doit être soumis à un référendum le 15 décembre. Mais cette nouvelle constitution est également  l'objet de vives critiques. Les opposants  estiment  qu'elle  n'est  pas  assez  représentative  du  peuple,  (coptes  et  libéraux n'ayant pas participé  aux  travaux de  sa  rédaction)  et dénoncent  son  caractère  islamique. Selon  eux,  de  nombreux  passages  remettent  en  question  les  libertés  religieuses  et individuelles.  Parmi  ces  passages  se  trouvent  la  place  de  la  charia,  la  loi  islamique.  Les auteurs du projet ont conservé la formulation de la précédente constitution, c'est‐à‐dire que les principes de la charia sont les principales sources du droit. Mais ils ont également précisé que  ces  principes  font  l’objet  des  interprétations  de  l'institution  religieuse  sunnite  d'Al Azhar. Cela confère à une  institution non démocratiquement élue,  le pouvoir de définir  les lois. 

De plus, deux clauses  limitent  la  liberté d'expression  :  la première  interdit toute  insulte au prophète, et la seconde sanctionne les insultes aux personnes physiques. La liberté de culte n'est  assurée  qu'aux  pratiquants  des  religions  monothéistes.  Concernant  les  droits  des femmes,  militants  des  droits  de  l'Homme  et  opposants  déplorent  la  révision  du  texte précédent, qui affirmait que l'égalité entre les sexes était garantie, selon la loi islamique. Le nouveau texte lui, reste assez flou en se contentant de déclarer que « tous les citoyens sont égaux devant la loi et égaux en droits et en devoirs sans discrimination ». 

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Il est intéressant de constater que cette nouvelle crise politique est intervenue au lendemain du succès diplomatique de Mohamed Morsi, dans sa médiation du dernier conflit entre Gaza et Israël. Saluée par les occidentaux et la population égyptienne, l'action de Morsi, qui s'est battu  pour  obtenir  un  cessez‐le‐feu  entre  les  deux  antagonistes,  a  contrasté  avec  son prédécesseur. Hosni Moubarak restait indifférent au sort des Palestiniens et se gardait bien d'intervenir  dans  toute  crise.  Pour  les  Egyptiens,  l’ancien  président  Moubarak  (qui  par ailleurs participait au blocus de la bande de Gaza en refusant d'ouvrir la frontière de Rafah), était  complaisant  avec  le  gouvernement  israélien.  Après  son  élection, Mohamed Morsi  a réitéré  sa  volonté de dialoguer  avec  tout  le monde,  ainsi que  son  ambition de  refaire de l'Egypte,  le principal médiateur de  la région. Sa visite en Iran dans  le cadre du sommet des non‐alignés, alors que  les  liens diplomatiques entre  les 2 pays étaient rompus depuis 1980, le démontre. Contrairement à ce que pensent certains, Mohamed Morsi ne tentera pas de rompre catégoriquement avec la diplomatie de ses prédécesseurs. 

Alors que certains redoutaient que  l'arrivée au pouvoir des  islamistes sonnerait  le glas des accords  diplomatiques  avec  Israël,  le  nouveau  président  a  tout  de  suite  rassuré  ses homologues occidentaux en affirmant que  les accords de paix ne seront pas  rompus. Cela s'explique par le fait que l'Egypte ne peut se permettre de s'isoler sur la scène diplomatique en  attisant  la  colère  des  Etats‐Unis.  Elle  a  besoin  de  l’aide  financière  américaine  et  sa puissance armée est bien trop faible pour se risquer à des représailles. Le président Morsi a peut‐être été pris d'un excès de confiance ce 22 novembre, mais ce qui est certain c'est qu'il lui  paraissait  urgent  de mettre  un  terme  au  blocage  institutionnel  qui  paralyse  l'Egypte depuis son élection. Le parti des Frères musulmans et leur confrérie pâtissent de la situation actuelle. Les réformes économiques dont le pays a tant besoin tardent à prendre forme, les salafistes  gagnent  du  terrain,  et  la  transition  démocratique  se  fige  (en  raison  de  la dissolution du parlement et des multiples confrontations entre  libéraux,  laïcs et  islamistes d'une  part,  et  l'appareil  judicaire  et  islamistes  d'autre  part). Mohamed Morsi  sait  que  le pouvoir en place n’exercera pleinement ses  fonctions que  lorsque  la nouvelle constitution sera  adoptée  et  rentrera  en  vigueur.  Or,  les  doutes  sur  la  légalité  et  la  légitimité  de l'Assemblée  Constituante  freinent  sa  rédaction.  L'autorité  judicaire  tout  comme  les divergences  d'opinion  entre  laïcs  et  islamistes  sont  responsables  de  ce  frein. Mohamed Morsi a entamé un coup de force pour dépasser cette situation. Mais le flou qui entoure le projet  d'islamisation  de  l'Egypte  suscite  bien  des  interrogations  quant  à  ses  réelles motivations et  la nature du régime que ses collègues  islamistes et  lui souhaitent  instaurer. Aujourd'hui, ce sont deux Egypte qui s'affrontent. Nul ne peut mesurer l’adhésion réelle des égyptiens au projet constitutionnel. Seul  le référendum, s'il est maintenu, nous  l'indiquera. Les opposants, eux, pensent que le référendum sera en faveur du président Morsi. 

Ce samedi,  le président Morsi a décidé d'annuler  le décret qui élargissait ses pouvoirs pour apaiser  la  colère  des  manifestants,  mais  il  refuse  d’annuler  le  référendum.  La  crise  va perdurer  car  les  opposants  politiques  ont  rejeté  la main  tendue  du  président Morsi  et exigent  l'annulation  du  référendum.  L'armée,  dont  les  intérêts  ont  été  conservés  dans  le projet de constitution, appelle au dialogue tout en s'engageant à préserver  l'unité du pays. En voulant débloquer la situation Mohamed Morsi s'est mis à dos une partie non négligeable de  la population, entrainant  l'Egypte dans une grave crise politique. Les opposants qui ne parviennent pas à s'unir sur un projet politique commun se sont unis dans  le Front Uni du Salut.  

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Toutefois,  cette  opposition  demeure  disparate,  divisée  entre  les  jeunes  du  6  avril,  les militants d’extrême‐gauche,  les nassériens,  les  libéraux,  les coptes,  les  femmes  féministes, les  intellectuels  et  les  représentants  de  l’ancien  régime.  Les  Frères musulmans  semblent avoir sous‐estimé  la force de mobilisation de  leurs détracteurs, qui après avoir renversé un dictateur qui semblait  inamovible, ne comptent plus se  laisser faire. Les partisans des deux camps  s'affrontent  dans  la  rue  et  se  rejettent  tour  à  tour  la  responsabilité  des  heurts violents. 

En conclusion, la révolution de 2011 a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de l'Egypte. Pour  la  première  fois,  le  pays  est  libre  de  choisir  ses  représentants.  La  transition démocratique est aujourd'hui en proie aux divisions entre les islamistes et leurs opposants, illustration  d'une  société  polarisée.  Cette  crise  politique  est  particulièrement  néfaste  à l'Egypte. Il est important que les différentes forces en présence dialoguent afin de préserver l'unité  nationale  et  d’empêcher  le  scénario  d'une  guerre  civile  qui  semble  toutefois improbable  aujourd'hui.  Les  manifestants  l'ont  bien  compris,  leur  unité  et  leur  refus d'obtempérer  fragilisent  le  pouvoir  en  place  et  pourrait mener  à  la  chute  de  tout  futur régime. 

Mohamed Morsi  apparait  de  plus  en  plus  isolé  suite  à  la  démission  de  plusieurs  de  ses conseillers. L'institution d'Al‐Ahar a également déploré la situation et demande au président Morsi  d'annuler  le  décret.  Si  la  crise  s’installe  dans  le  temps,  le  pouvoir  en  place  sera délégitimé et l'opposition renforcée. D’ailleurs, celle‐ci pourrait simplement faire campagne pour  le  'non'  au  référendum.  C'est  véritablement  l'Egypte  qui  souffre  de  cette  nouvelle confrontation  alors  que  le  pays  a  grandement  besoin  de  stabilité  politique  pour  aller  de l'avant  et  sortir  du marasme  économique.  Par  ailleurs,  si  le  gouvernement  islamiste  est renversé, aucune autre  force politique assez organisée ne parviendra à prendre  la  tête du pays.  L’opposition a des divergences de  fond et  seuls  les  islamistes au pouvoir  cimentent leur  unité  fragile.  La  stabilité  politique  prendra  du  temps  à  émerger  car  le  temps  de  la démocratisation est long. Il l’est d’autant plus que les Egyptiens ne sont pas encore habitués à  l’exercice démocratique. Les partis politiques ont besoin de temps pour s’organiser et se construire de solides bases pour être viables. Les manifestants et les opposants doivent aussi comprendre  que  c’est  la  volonté  de  la  majorité  qui  est  prise  en  compte  dans  une démocratie.  Les  décisions  prises  ne  sont  pas  prises  à  l’unanimité,  sans  quoi  l’exercice démocratique serait  impossible. Certes,  les différents courants doivent être représentés,  ils doivent avoir le droit d’exprimer leur mécontentement mais ne doivent pas paralyser le pays entier pour des  raisons  idéologiques  contraires à  la volonté de  la majorité.  Les  islamistes, eux, doivent prendre en compte la diversité de la société égyptienne et penser davantage à l’unité nationale. Après tout, différents acteurs ont participé à la révolution. Il est important que le pouvoir en place assure les intérêts de l’ensemble des égyptiens.

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    RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES » 

« LA TUNISE POST‐BEN ALI » par Diane Lafforgue «LE LIBAN A  L’EPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE » par Laura Da Silva Jacob « LE CAS YEMENITE » par Marc Massot «L’EGYPTE : PHARE DU REVEIL ARABE ? » par Mélanie Rénier 

   OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUES DANS LE MONDE ARABE Dirigé par Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS nabli@iris‐france.org    

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