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THÈME Louvain [numéro 139 | juin 2003] 11 De nos jours, rares sont les interventions internationales qui ne sont pas menées, en tout ou en partie, au nom de principes ou d’intérêts humanitaires. Cette récupération de la rhétorique, et souvent des actions humanitaires, a pour conséquence de dénaturer celles-ci, de les éloigner de leur objectif principal : soulager les souffrances de populations en sursis. Ce « tout humanitaire » transforme souvent l’assistance en excuse pour des interventions musclées, comme l’actualité récente en témoigne, ou en alibi, pour éviter à certains États d’intervenir politiquement ou diplomatiquement dans des situations de crises complexes. L’aide humanitaire est-elle dès lors en danger? Faut-il se désespérer de cet état de fait, voire, comme certains, annoncer la fin nécessaire des actions humanitaires ? Une chose est certaine : les désastres, qu’ils soient d’origine humaine ou naturelle, sont de plus en plus nombreux et font toujours, malgré les efforts de prévention, préparation et mitigation, un nombre élevé de victimes. La nécessité de porter secours aux personnes en détresse ne peut éthiquement être remise en question. Mais comment, par qui et à quel prix ? Les articles réunis dans ce dossier proposent de dresser un canevas de réflexion sur l’évolution de l’aide humanitaire, la nécessaire re- conceptualisation de celle-ci et la place primordiale que les universités peuvent jouer dans ce processus. L’histoire des actions humanitaires laisse présager les liens étroits, souvent conflictuels, que l’aide devra tisser avec les États. La fin de la Guerre froide, le manque de lisibilité des nouveaux conflits et les politiques sécuritaires actuelles rendent le travail humanitaire de plus en plus malaisé et complexe, comme en témoigne Jean-Christophe Rufin et comme l’illustre le cas de l’Afrique des Grands Lacs. Le monde humanitaire est loin d’être monolithique. Les ONG sont divisées selon leur origine géographique (Europe-USA notamment), leurs liens avec l’État, leur choix politique de stricte neutralité ou de solidarité déclarée pour une cause, ou l’une des parties en conflit. Enfin, le droit international humanitaire pose les balises légales de l’action humanitaire. Loin de traduire une situation de désespoir, ce double emballement, à la fois de l’humanitaire et pour l’humanitaire, montre qu’il est important et urgent de refonder l’humanitaire sur de nouveaux paradigmes, de repenser les balises et les modes opératoires. La coopération entre acteurs humanitaires et universités semble être la voie la plus prometteuse sur ce plan. L’UCL, par sa participation au réseau NOHA (Network on Humanitarian Assistance), joue, depuis dix ans, un rôle de pionnier en la matière. Brigitte Piquard, coordinatrice de ces pages « Thème » Le défi de la professionnalisation Brigitte Piquard, Caspar Schweigman Après avoir connu une extension vertigineuse au début des années 1980, l’aide humanitaire se trouve aujourd’hui face au défi de sa professionnalisation. Les dangers de la politisation Jean-Christophe Rufin S’il est une menace qui pèse aujourd’hui sur l’aide humanitaire, c’est celle d’une instrumentalisation par le monde politique. Voyage dans la galaxie humanitaire Dennis Dijkzeul, Stephen O’Malley Le monde des organisations non gouvernementales humanitaires est multiple. Tentative de typologie à partir d’une « carte mentale » des ONG. Le règne de la « diplomatie Ponce Pilate » Ladislas Bizimana, Olivier Lanotte En Afrique centrale, l’aide humanitaire d’État masque le manque de volonté de la communauté internationale de trouver des solutions aux problèmes de fond. Vers un nouvel usage de la guerre juste ? Marie-José Domestici-Met, Henri Bosly Les grands conflits de la fin du 20 e siècle ont provoqué un retour du droit dans le champ de l’action humanitaire. Dans le droit des conflits armés, la notion de guerre juste a refait son apparition. 12 Où va l’action humanitaire ? Sommaire 18 15 22 26 Ministère américain de la Défense

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Louvain [numéro 139 | juin 2003] 11

De nos jours, rares sont les interventions internationales qui ne sont pasmenées, en tout ou en partie, au nom de principes ou d’intérêtshumanitaires. Cette récupération de la rhétorique, et souvent des actionshumanitaires, a pour conséquence de dénaturer celles-ci, de les éloigner deleur objectif principal : soulager les souffrances de populations en sursis. Ce« tout humanitaire » transforme souvent l’assistance en excuse pour desinterventions musclées, comme l’actualité récente en témoigne, ou en alibi,pour éviter à certains États d’intervenir politiquement ou diplomatiquementdans des situations de crises complexes.

L’aide humanitaire est-elle dès lors en danger ? Faut-il se désespérer decet état de fait, voire, comme certains, annoncer la fin nécessaire des actionshumanitaires ? Une chose est certaine : les désastres, qu’ils soient d’originehumaine ou naturelle, sont de plus en plus nombreux et font toujours,malgré les efforts de prévention, préparation et mitigation, un nombre élevéde victimes. La nécessité de porter secours aux personnes en détresse nepeut éthiquement être remise en question. Mais comment, par qui et à quelprix ?

Les articles réunis dans ce dossier proposent de dresser un canevas deréflexion sur l’évolution de l’aide humanitaire, la nécessaire re-conceptualisation de celle-ci et la place primordiale que les universitéspeuvent jouer dans ce processus.

L’histoire des actions humanitaires laisse présager les liens étroits,souvent conflictuels, que l’aide devra tisser avec les États. La fin de la Guerrefroide, le manque de lisibilité des nouveaux conflits et les politiquessécuritaires actuelles rendent le travail humanitaire de plus en plus malaiséet complexe, comme en témoigne Jean-Christophe Rufin et comme l’illustrele cas de l’Afrique des Grands Lacs. Le monde humanitaire est loin d’êtremonolithique. Les ONG sont divisées selon leur origine géographique(Europe-USA notamment), leurs liens avec l’État, leur choix politique destricte neutralité ou de solidarité déclarée pour une cause, ou l’une desparties en conflit. Enfin, le droit international humanitaire pose les baliseslégales de l’action humanitaire.

Loin de traduire une situation de désespoir, ce double emballement, à lafois de l’humanitaire et pour l’humanitaire, montre qu’il est important eturgent de refonder l’humanitaire sur de nouveaux paradigmes, de repenserles balises et les modes opératoires. La coopération entre acteurshumanitaires et universités semble être la voie la plus prometteuse sur ceplan. L’UCL, par sa participation au réseau NOHA (Network on HumanitarianAssistance), joue, depuis dix ans, un rôle de pionnier en la matière.

Brigitte Piquard, coordinatrice de ces pages « Thème »

Le défi de la professionnalisationBrigitte Piquard,Caspar Schweigman

Après avoir connu une extensionvertigineuse au début des années 1980,l’aide humanitaire se trouve aujourd’huiface au défi de sa professionnalisation.

Les dangers de la politisationJean-Christophe Rufin

S’il est une menace qui pèse aujourd’huisur l’aide humanitaire, c’est celle d’uneinstrumentalisation par le mondepolitique.

Voyage dans la galaxie humanitaireDennis Dijkzeul,Stephen O’Malley

Le monde des organisations nongouvernementales humanitaires estmultiple. Tentative de typologie à partird’une « carte mentale » des ONG.

Le règne de la « diplomatie PoncePilate »Ladislas Bizimana,Olivier Lanotte

En Afrique centrale, l’aide humanitaired’État masque le manque de volonté de lacommunauté internationale de trouverdes solutions aux problèmes de fond.

Vers un nouvel usage de la guerrejuste ?Marie-José Domestici-Met,Henri Bosly

Les grands conflits de la fin du 20e siècleont provoqué un retour du droit dans lechamp de l’action humanitaire. Dans ledroit des conflits armés, la notion deguerre juste a refait son apparition.

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L’aide humanitaire se définitessentiellement par rapport àtrois éléments : son mode d’ac-tion — l’urgence —, le contextedans lequel elle évolue — celuides désastres, naturels ethumains — et son objectif géné-ral, le soulagement immédiat dessouffrances les plus extrêmes.

L’aide humanitaire peut êtrerestreinte à la dimension de l’ur-gence, que celle-ci soit aiguë com-me dans les cas de catastrophesnaturelles, ou chronique commedans les cas des conflits armésou de déplacements massifs depopulation. S’il est évident pourtout observateur que l’urgence

et ses modes d’actions caractérisent l’aide huma-nitaire au sens strict, celle-ci tend de plus en plusà être définie dans une dimension plus large: cel-le des interventions humanitaires mettant l’ac-cent sur l’importance des processus de préven-tion, de réhabilitation et de reconstruction, ainsique sur les processus de construction de la paixet de transition démocratique.

Une crise aiguë peut être définie comme undésastre quand les mécanismes internes à la socié-té, de réponses ou d’ajustement à la crise (copingmechanisms) ne sont plus adaptés ou suffisam-ment forts pour endiguer les effets néfastes decelle-ci. Contrairement à l’aide au développe-ment, les objectifs de l’aide humanitaire ne s’ins-crivent, ni dans une perspective de changementsocial, ni dans une perspective d’évolution de lasociété. Il s’agit d’un objectif à la fois plus res-treint et plus humble : celui de soulager à courtterme les populations en sursis et de colmatercertaines brèches pour éviter que les consé-quences du désastre soient encore plus impor-tantes. Dans une perspective de solutionsdurables, la mise sur pied de jalons sur lesquels

les efforts de réhabilitation et de reconstructionet les initiatives de construction de la paix pour-ront se reposer, devient une priorité.

Compte tenu de la complexité des urgencesmodernes, qui conjuguent la plupart du tempscrises politiques, ruptures sociales, catastrophesécologiques, effondrement de repères, le rôle del’aide humanitaire est devenu de plus en pluscrucial, au point qu’aujourd’hui l’aide en elle-même est devenue un enjeu stratégique (diplo-matique ou militaire) de première importance.Cette place primordiale que l’aide humanitairetend à jouer dans les relations Nord-Sud, dans lesrelations internationales et dans les réponses pro-posées aux différentes crises soulève de nom-breuses questions et problèmes, tant pratiquesqu’éthiques.

Dès le Moyen Âge

Le phénomène de l’aide humanitaire n’est pasnouveau. En Europe, l’intervention humanitairese nourrit d’abord de toute une tradition basée surla charité chrétienne. La souffrance à vaincre estd’abord la misère devant ses portes. Dès le MoyenÂge fleurissent aumôneries et soins aux maladesdans les monastères. Vers le 11e siècle, l’Europe selance à la conquête du monde connu. Les croi-sades verront naître l’ordre des Hospitaliers deSaint-Jean de Jérusalem, ordre maniant à la foisle glaive, la croix et les connaissances médicalesde l’époque. Les Hospitaliers de Saint-Jean, aprèsavoir été chassés de Jérusalem en 1291, s’instal-leront successivement à Chypre, Rhodes puisMalte où, en 1530, ils prendront le nom de che-valiers de l’Ordre de Malte.

La période des grandes missions exploratoiresd’abord, des colonisations ensuite, verra certainestechniques essentiellement médicales se déve-lopper : soins aux blessés de guerre, interven-tions dans les pays lointains ou lutte contre cer-taines épidémies. La période coloniale aura laparticularité de réorienter le champ des actionsvers d’autres secteurs, minimisant de plus enplus l’aide d’urgence au profit des actions à pluslong terme liées pour la plupart au développe-ment économique.

L’aide humanitaire moderne est née il y a unpeu plus de deux siècles, lorsqu’en 1793, une

Le défi de la professionnalisation

Brigitte Piquard,Caspar Schweigman

Si elle plonge ses racines dans le Moyen Âge, l’aide humanitaire

moderne est véritablement née au 18e siècle. Après avoir connu

une extension vertigineuse au début des années 1980, elle se

trouve aujourd’hui face au défi de sa professionnalisation.

Brigitte Piquard est chercheur au Centre d’études des criseset des conflits internationaux (CECRI-UCL). Elle estresponsable du Diplôme d’études spécialisées en aide

humanitaire internationale.

Professeur à la Faculté des sciences économiques del’Université de Groningen, Caspar Schweigman, y dirige le

Centre des études de développement. Il est spécialisé dans lasécurité alimentaire en Afrique.

Louv

ain

D.R.

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révolte d’esclaves noirs chassa de Saint-Domingue de nombreuses familles de planteurset armateurs français forcés de trouver asile enFloride. Ils seront recueillis et soignés dans l’ur-gence. Très vite, le jeune Congrès américain votedes crédits de secours, première interventiond’un acteur public dans l’assistance de popula-tions en détresse.

D’autres dates clefs marquent l’histoire desinterventions humanitaires : la guerre de Criméed’abord (1854-1855) et les premières mobilisa-tions de l’opinion publique par une presse quis’indigne de ce qu’aucun soin sanitaire ne soitprévu pour les blessés de guerre. Les premiershôpitaux mobiles de guerre vont alors être créés,à l’initiative d’une jeune infirmière anglaise, Flo-rence Nightingale.

La bataille meurtrière de Solferino (1859) vaalerter un notable genevois, Henri Dunant, lepère fondateur de la Croix-Rouge, organismepermanent et indépendant des États. Outre lesecours direct aux combattants et à la popula-tion des régions en conflit, Dunant insiste surl’importance de créer un droit de la guerre (quideviendra plus tard le droit humanitaire). En1864, une première « convention de Genève » estsignée, reconnaissant un espace humanitaire pourtous, sur les champs de bataille. Le principe deneutralité, si cher à la Croix-Rouge et base de sonautorité morale, établira aux yeux de tous leslimites de l’association. Lors de la Deuxième Guer-re mondiale, il est reproché à la Croix-Rouge dene pas avoir dénoncé l’holocauste nazi alors que,selon toute vraisemblance, ses dirigeants étaientinformés des faits. Ceux-ci se défendront en évo-quant leur principe de neutralité et le besoinimpératif d’avoir accès aux victimes.

La période de la Deuxième Guerre mondialesera marquée aussi par la création de bon nombred’associations privées (que nous appelons aujour-d’hui ONG, organisations non gouvernemen-tales) mises en place pour venir en aide aux vic-times de la guerre. Aux États-Unis, ces ONG sontsouvent liées à des mouvements religieux telsque le Catholic Relief Service (CRS). Deux organi-sations laïques majeures verront le jour au mêmemoment : CARE International et l’IRC (Internatio-nal Rescue Committee). En Europe, l’Oxford Famine Relief Committee (OXFAM) naît à la mêmepériode, pour venir en aide aux victimes de lafamine qui sévit en Grèce. La fin de la DeuxièmeGuerre mondiale est marquée par la création del’Organisation des Nations Unies (ONU) dotée

d’organes de décision et d’agences spécifiques(FAO, PNUD, UNICEF et plus tard le UNHCR oule DHCR).

Naissance du « sans-frontiérisme »

En 1967, la guerre du Biafra marque à nou-veau un tournant. Placé devant l’incapacité d’agirde la Croix-Rouge et de certaines des agencesdes Nations Unies, face à la famine qui sévit auBiafra et à l’impossibilité d’avoir accès aux vic-times, quelques jeunes médecins français vontcréer en 1971 l’organisation Médecins sans Fron-tières. Contrairement aux actions discrètes de laCroix-Rouge, le « sans-frontiérisme » fait dutémoignage son second cheval de bataille. Letémoignage et la dénonciation deviennent undevoir moral au même titre que les soins directsaux populations.

Cette nouvelle perspective humanitaire sou-lève d’autres questions éthiques : celle de lamédiatisation (parfois extrême) des crises et desactions humanitaires, celle de l’accès à tout prixaux victimes, même sans l’accord de gouverne-ments locaux et parfois en acceptant d’agir dansl’illégalité (telles que les opérations clandestinesen Afghanistan), amorçant le débat sur le droitd’ingérence et balisant le chemin des dérives quenous connaissons parfois aujourd’hui quand ledroit d’ingérence humanitaire devient celui del’ingérence politique.

Au début des années 1980, l’aide humanitai-re connaît une expansion vertigineuse et unengouement populaire sans précédent. Dès 1985,cependant, vont apparaître les liens ambigus ettendus entre humanitaire et politique. La criseéthiopienne fait apparaître au grand jour les

Une infirmière de la Croix-Rougesoigne un réfugié rwandais enavril 1994.

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risques de manipulation de l’aide humanitaire. Legouvernement de Mengitsu utilise les centres denutrition, dons des diverses campagnes de sen-sibilisation et des actions éclats comme les grandsconcerts du band aid, pour déporter les popula-tions vers des zones contrôlées par l’armée. Pourles organisations humanitaires, le dilemmeéthique est cornélien : faut-il partir et abandon-ner les victimes à leur triste sort, rester et deve-nir un complice de la politique répressive d’Ad-dis Abeba ? Où s’arrête le compromis ? Quanddébute la compromission ?

Dans les années 1990, l’aide humanitaireconnaît une institutionnalisation, voire une ten-tative de récupération, sans précédent. Les confu-sions naissent des amalgames dans l’utilisationde la rhétorique humanitaire par les États, deve-nue à la fois instrument de diplomatie ou alibipour justifier, tant le non-interventionnisme lorsde certaines crises (Bosnie, Rwanda), que la légi-timité d’actions militaires dans d’autres (Kur-distan, Afghanistan, Irak). La confusion desgenres est à son paroxysme. La communautéhumanitaire se sent de plus en plus dépossédéede son propre objet, manipulée par des États oudes organisations multinationales, vampiriséedans des processus dont les conséquences sontplus que jamais aléatoires.

Encore artisanale il y a vingt ans, l’aide huma-nitaire est aujourd’hui un secteur économique etpolitique à part entière. Cependant, le phéno-mène de l’aide humanitaire reste complexe etconfus, soulevant souvent plus de questions qu’iln’apporte des réponses. Il est encore peu étudié,mal compris tant par les acteurs eux-mêmes quepar les observateurs.

Le rôle des universités

Dès le début des années 1990, l’aide humani-taire devient un objet d’intérêt pour les univer-sités. La complexification des situations d’inter-vention exige une plus grande profession-nalisation du personnel humanitaire, tant au seindes sièges centraux des organismes d’assistanceque sur le terrain. Soutenue par l’Union euro-péenne, cette professionnalisation réclame lacréation de formations spécifiques, de hautniveau, interdisciplinaires afin de permettre auxfuturs praticiens de l’aide d’exercer un regardplus global et plus critique sur les situations decrise dans lesquelles ils vont intervenir. L’objec-tif est aussi de leur apprendre à diagnostiquerces situations à la fois singulières et dynamiques,à en appréhender les diverses facettes et dimen-sions et à planifier les opérations humanitairesdans le respect des cultures locales.

L’aide humanitaire devient également un objetd’analyses et de recherches. Les contextes d’in-terventions font l’objet d’investigations. L’ana-lyse des conflits, des guerres, des mouvementsmassifs de réfugiés, des désastres naturels, vontfournir bon nombre d’études se cantonnant sou-vent à des monographies disciplinaires. D’autresétudes visent la création de différents modèlesd’analyse globale de conflits ou de catastrophesnaturelles, et des études approfondies sur lesmodes de prévention des crises ou de mitigationde leurs conséquences. Si les contextes d’inter-vention tendent à être de mieux en mieux com-pris, les logiques d’intervention restent encorefloues et doivent faire l’objet, à la fois, d’étudesempiriques sur le terrain, de systématisation desdonnées et de modélisation théorique.

Ces dix dernières années, la presse a mis enexergue les déboires de certaines opérationshumanitaires, les détournements de l’aide, lafaçon dont celle-ci peut nourrir certains conflitsmais aussi la chronicité des crises que, ni lesefforts diplomatiques, ni l’aide d’urgence, ni l’ai-de au développement n’arrivent à endiguer. Pour

Le réseau NOHA

En réponse aux besoins de professionnalisation de l’aide humanitaire, mais aussi d’uneconscientisation accrue des décideurs, de la presse et de l’opinion publique engénéral, cinq universités européennes ont fondé en 1993 le réseau d’assistancehumanitaire NOHA. L’objectif de ce réseau est de mettre en place une politique euro-péenne dans le domaine de la formation et de la recherche sur l’aide humanitaire.En 1994, soutenues par ECHO, l’Office européen pour l’aide humanitaire, et laDirection-Générale XXII, elles lancent le DES en aide humanitaire connu interna-tionalement sous le nom de NOHA Master Programme. Offrant une formationinterdisciplinaire à un public se destinant à l’action humanitaire, ce master a étéreconnu par l’Union européenne en 2003 parmi onze diplômes d’envergure euro-péenne.Aujourd’hui, le réseau compte sept universités : ce sont l’UCL, l’Université d’Aix-Mar-seille III (F), l’Université de Bochum (D), l’University College de Dublin (Irl), l’Universitéde Deusto (E), l’Université d’Uppsala (S) et l’Université de Groningen (NL). Ces uni-versités travaillent en très étroite collaboration avec les acteurs de terrain, ONG ouorganisations intergouvernementales. Actuellement, plus de 1 000 diplômés duDES NOHA sont actifs dans les sphères des interventions humanitaires. En aoûtprochain, le réseau fêtera à Bruxelles ses dix années d’existence. C’est l’UCL qui aété chargée d’organiser l’événement. Site Web : www.noha.deusto.es

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mieux comprendre la difficulté d’apporter uneréponse appropriée aux diverses crises, mieuxadapter les réactions afin de ne plus commettreles mêmes erreurs, comprendre l’évolution descontextes complexes et divers, praticiens de l’ai-de humanitaire et chercheurs universitaires met-tent en place des collaborations étroites. La spé-cificité de l’aide d’urgence ne permet pas toujoursaux acteurs de terrain de se donner le temps deréflexion nécessaire pour tirer les leçons des expé-

riences passées et pour en nourrir les interven-tions futures. La création d’outils de mesure etd’évaluation des impacts (tant directs qu’indi-rects) de l’aide, est un exemple concret de la néces-sité de ces partenariats. La réflexion et la forma-tion, le développement de collaborations toujoursplus étroites entre milieux humanitaires et uni-versités, font partie des principaux atouts pourle développement et la pérennisation d’une aidehumanitaire efficace et responsable. �

Étroitement connectée à l’action diplo-matique, mais désireuse de s’en distin-guer sans toutefois verser dans le neu-tralisme strict, l’action humanitaire ouvremaints débats dès qu’elle se déploie. Uneopération humanitaire peut soulever desquestions cruciales : faut-il, en sauvant des vies,assurer la survie d’un régime meurtrier? Dansquelle mesure une famine n’a-t-elle pas étésavamment orchestrée ou manipulée pour attirerl’assistance ? Quelles modalités de distributionde l’aide faut-il mettre en œuvre pour éviter sonappropriation et son détournement par des auto-rités locales peu recommandables ?…

La réponse par le neutralisme n’est plus satis-faisante car la Deuxième Guerre mondiale a écor-né l’aura de la Croix-Rouge : pour préserver saneutralité — et, partant, une possibilité d’actiontous azimuts —, le Comité international de laCroix-Rouge se garda de dénoncer la barbarienazie. C’est pour échapper à ce « poison du léga-lisme » que les mouvements « sans-frontiéristes »verront le jour. Leur objectif sera de porter secours,sans se priver de dénoncer des crimes ou de pro-mouvoir des opérations humanitaires clandes-tines. La crise du Biafra, l’épopée des « FrenchDoctors », la création de Médecins sans Frontières(MSF) lanceront à partir de 1968 un mouvementqui fera florès. Après la chute du mur de Berlin,l’humanitaire d’État viendra à la fois compléteret brouiller le tableau : spectaculaires, efficacesen première instance, les opérations militaro-

humanitaires n’effaceront pas la nécessité d’unprolongement politique de l’intervention inter-nationale, sous peine d’apparaître comme desalibis pour l’inaction diplomatique.

Louvain a rencontré un des plus fins observa-teurs de l’action humanitaire, Jean-ChristopheRufin. Ce médecin, président de l’ONG françai-se Action contre la Faim, est l’auteur de plusieursessais consacrés à l’aide humanitaire, dont Le Piège humanitaire (Hachette Pluriel, 1992) etL’Empire et les nouveaux barbares (Lattès, 1991). Ilest également romancier : son dernier roman, Rouge Brésil (Gallimard), a été couronné par lePrix Goncourt en 2001.

La diplomatie et l’aide humanitaire peuvententretenir des relations difficiles lors d’une criseou d’un conflit. Ces deux types d’action peuventse superposer, se substituer l’une à l’autre oumême s’exclure. Est-il possible d’imaginer un rap-port idéal, une complémentarité entre les deux?L’action humanitaire est-elle vouée à être ins-trumentalisée par l’action politique ?

Une complémentarité entre ces deux actionspeut être imaginée, même si une instrumentali-sation de l’action humanitaire par la politique

Les dangers de la politisation

Jean-Christophe Rufin*

S’il est une menace qui pèse aujourd’hui sur l’aide humanitaire,

c’est celle de son instrumentalisation par le monde politique.

L’analyse de Jean-Christophe Rufin, un des plus fins observateurs

de l’action humanitaire.D.

R.

*Propos recueillis par CélineFrancis et Tanguy de Wilde.

Jean-Christophe Rufinest le président de l’ONGfrançaise Action contre laFaim.

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demeure possible. Lefond du problème, c’estque les points de vuedes acteurs sont diffé-rents. Pour les diplo-mates, l’action humani-taire n’occupe qu’unepartie d’un domaineplus vaste, composé derapports de puissance,de jeux d’intérêts et dequestions politiquesavec lesquels ils doiventcomposer. L’acteurhumanitaire n’est pasconfronté à de tellescontingences.

Cependant, il n’estpas impossible d’établirdes relations harmo-nieuses entre les acteursde l’aide humanitaire etles diplomates. Ellesdoivent reposer sur lareconnaissance devisions et de discoursdifférents. Mais il fautse garder de tomber

dans un autre écueil, celui de mélanger les rôleset de vouloir donner un objectif moral aux actionsdiplomatiques. On a ainsi parlé de « diplomatiemorale », une terminologie extrêmement dan-gereuse car elle tente de masquer la prédomi-nance des rapports de puissance dans l’élabora-tion de l’action diplomatique. Au contraire, unereconnaissance réciproque de la diversité per-met une coordination et un échange fructueux.Durant la Guerre froide, le problème de la coor-dination entre humanitaires et diplomates ne seposait pas. Mais la fin de cette période a permisune rencontre entre ces deux mondes et la miseen œuvre d’un travail commun lors des crises etdes conflits. Malgré les différentes crises que l’ona connues durant cette décennie, ces contactsn’ont pas été remis en cause.

La fin de la Guerre froide a bouleversé l’ordreinternational que l’on connaissait depuis 50 ans.À côté de ces nouveaux rapports de puissance,on a également vu apparaître de nouveauxconflits, notamment une recrudescence desconflits internes. Quelles furent les raisons deschangements dans l’action humanitaire ?

L’action humanitaire a été particulièrementbouleversée par ces nouveaux conflits. Deux rai-sons principales expliquent cette mutation. Pre-mièrement, les conflits eux-mêmes ont profon-dément changé. Le cadre dans lequel ils sedéroulent est plus complexe et beaucoup plusdéstructuré. Auparavant, leur situation était plusclaire, avec des groupes de belligérants face àface. Aujourd’hui, les conflits sont plus éclatés, lesacteurs sont dispersés, ce qui pose davantage deproblèmes de sécurité. Les acteurs humanitaireséprouvent des difficultés à trouver des instancesreprésentatives pour lancer un dialogue.

La seconde raison est la transformation de laréponse internationale. Lors de la Guerre froide,l’acteur humanitaire était, dans la majorité descas, seul sur le terrain des conflits. Actuellement,beaucoup d’acteurs nouveaux ont fait leur appa-rition. Jusqu’en 1995, l’ONU en était le chef de file.Depuis lors, les États et les organisations de sécu-rité comme l’OTAN sont devenus des acteurscentraux.

L’après-11 septembre

Les événements du 11 septembre ont-ils pro-voqué un changement dans cette configuration ouont-il été un facteur de continuité ?

Les attentats n’ont fait qu’accomplir et aggra-ver le durcissement de la réponse internationa-le, notamment américaine. Les conflits sont deve-nus plus radicaux. Au début des années 1990, lesÉtats intervenaient dans les conflits au nom del’intérêt général. Les interventions lors de la guer-re en Bosnie en constituent un bon exemple. LesÉtats y sont intervenus pour maintenir la stabi-lité mondiale. Depuis le 11 septembre, les motifsd’intervention dans les conflits ont changé, et lesproblèmes se posent de manière plus aiguë pourcertains acteurs. Ainsi, la réaction des Améri-cains est défensive ; il s’agit de se protéger eux-mêmes. Leur position s’est durcie par cetteconscience d’être attaqués et de devoir sedéfendre. La guerre en Irak a été perçue par lesAméricains comme le jeu d’une partie vitale pourleur avenir. Ils sont donc peu enclins à laisserune place à l’humanitaire. L’acteur humanitaireapparaît, dès lors, plutôt comme un gêneur, unobstacle.

Au cours de cette décennie, on s’est aperçu deseffets malheureux que peut provoquer l’inter-vention des acteurs humanitaires dans un conflit.

Femme médecin de l’armée américaine en mission

humanitaire en Irak.

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L’aide humanitaire peut créer une tension ou pro-longer le conflit présent. Comment expliquer cesconséquences?

L’aide humanitaire peut, en effet, contribuerà entretenir des économies de guerre. Dans denombreux endroits, l’assistance humanitaire nenourrit pas uniquement les populations maiségalement les combattants qui s’y mêlent. Cesont des effets collatéraux découlant de la riches-se et de l’enjeu économique — et de pouvoir —que constitue cette aide. On rencontre donc denombreuses stratégies locales pour tenter de tirerprofit de l’aide, stratégies dont les variations peu-vent être extrêmement nombreuses et compli-quées selon les situations.

Une variation particulière de cette instru-mentalisation de l’aide humanitaire s’est ren-contrée en Irak en 2003. La question de l’armealimentaire y fut posée depuis le début de la guerre. La suspension de la résolution « pétrolecontre nourriture » et donc, de toute aide ali-mentaire, fut décidée dès le lendemain du déclen-chement des opérations militaires. Elle fut ensui-te remise en route, mais sa suspension a eucomme conséquence l’arrêt des distributions ali-mentaires à la population irakienne. Les popu-lations se sont donc retrouvées sans ressources.Cependant, dès le début du conflit, les troupes dela coalition déclarèrent qu’une aide humanitairemassive serait disponible pour les populationsdont ils prendraient le contrôle. Ce programmed’assistance humanitaire devenait ainsi une aideconditionnelle, que l’on pourrait nommer, pourfaire le parallèle avec la résolution de l’ONU,« capitulation contre nourriture ». Cette derniè-re était donnée par les belligérants, sous la condi-tion sine qua non que les Irakiens se rendent. Selonleur situation, certains civils n’avaient droit àaucune aide, tandis que la capitulation donnaitla jouissance de ce droit à d’autres. L’aide était ain-si devenue une véritable arme alimentaire, unearme humanitaire.

Peut-on reparler dans ce cas du problème dela relation entre les militaires et les acteurshumanitaires, tel qu’il a été posé à plusieursreprises, entre autres lors de la guerre d’Afgha-nistan, lors des bombardements de nourriture?

Les militaires et les acteurs humanitaires peu-vent s’entendre sur les tâches à entreprendre s’ilsont chacun un mandat distinct. Si les militairesont un mandat flou qui contient un travail d’as-sistance, ils risquent d’empiéter sur le travail de

l’acteur humanitaire. L’aide humanitaire doit êtrefournie selon les principes d’Henri Dunant, lefondateur de la Croix-Rouge. Ces principes, tou-jours actuels, imposent que l’aide soit attribuéepar une agence impartiale, neutre, indépendan-te, qui ne fasse pas partie de l’univers des belli-gérants. L’exemple de l’Irak, manifestant la pré-tention des belligérants à contrôler l’aidehumanitaire, pose un grand problème à cetégard. �

Le mot pour le dire : « humanitaire »

Homme, humain, humanisme, humanité, humanitaire. Pour les Latins, homo est unterrien, né du terreau, de l’humus, dont dérivent le mot et la chose. De quoi resterhumilis (humble), près du sol, voire un peu en-dessous, qui est notre ultime destin.Mesure de toute chose selon Platon, loup pour l’homme selon Plaute, roseau pen-sant pour Pascal, avenir de lui-même pour Ponge, d’autres et de moins lapidaires.Depuis que Dieu est mort sous le scalpel du docteur Nietzsche, l’humain est reve-nu au galop. Il gagne le tiercé à droite, à gauche et au centre. Comme si le docteurn’avait pas écrit Humain, trop humain. Sa mort en 1900 augurait (voire inaugurait !)un siècle immolant les humains par millions. Au nom de quoi ? De l’humain juste-ment ! C’est que les grands massacreurs n’aiment rien tant que l’homme, nouveaude préférence.Humanisme alors ? Renaissance de l’esprit humain par le retour aux sources gréco-latines ? Mais qui fut inapte à prévenir, encore moins à enrayer, les tueries desGuerres de religion. Formation de l’honnête homme par les arts et les sciences ?Mais qui fut rarement femme, encore moins homme de peine ou de peu. D’ailleurs,a-t-on jamais empêché un fin lettré, fût-il écrivaine, de torturer et d’assassiner? Unmélomane, de mener à la baguette l’extermination de « sous-hommes » ?Et l’humanité? Deux sens au singulier : espèce animale devenue doublement sapiens,sans devenir sage pour autant ; vertu aussi : la bienveillance envers autrui. Traiterses voisins proches avec humanité est plus exigeant que vouer ce sentiment à l’hu-manité lointaine. Qu’on prétende sauver celle-ci et gare aux dommages collatéraux!Au pluriel enfin (et au passé révolu), les humanités furent ces années d’études, oùl’on fréquenta Horace et Homère, désormais surclassés par la Star Academy.Humanitaire ? Au vu des massacres provoqués par tant de sauveurs de l’humanité,une idée simple : et si on volait au secours d’humains en chair et en os ? Souventplus en os qu’en chair d’ailleurs. Sans attendre l’homme nouveau, le grand soir oule petit matin. Sans vérifier appartenance ethnique, religion, couleur de peau ou dedrapeau. Soigner de simples humains victimes de catastrophes naturelles ou, plussouvent qu’à son tour, de la bêtise humaine. Hommes, femmes et enfants privés denourriture, de toit, d’hygiène, de soins médicaux, de liberté et donc de dignité. Bref,traiter avec humanité cette part de l’humanité qu’avec un peu moins de chance nouseûmes été nous-mêmes. (Maurits Van Overbeke)

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Le terme « communautéhumanitaire » décrit une réali-té particulièrement vague. Mal-gré les tentatives des humani-taires de créer des mécanismespour augmenter la compré-hension mutuelle et pour déve-lopper des positions com-munes, le nombre d’acteurs etde conceptions différentes desactions humanitaires reste énor-me. Ces différences provien-nent de problèmes de défini-tion des principes de base del’action humanitaire tels quel’humanité, la neutralité, l’im-partialité et la solidarité. Celainfluence profondément leurs

choix opérationnels sur le terrain et leur situa-tion à l’égard de problématiques telles que l’ac-ceptation d’escortes militaires armées ou les res-trictions imposées par un groupe de belligérantslors d’un conflit.

La typologie que nous proposons tente d’ex-primer la « carte mentale » que les humanitairesont intériorisée pour « positionner » les autresONG et fournir une grille de lecture des diffé-

rences et des interactions entreles organisations humani-taires.

Notre typologie estconstruite autour de deuxaxes. L’axe horizontal définitune organisation en fonction

de sa relation avec les parties en conflit et va de« l’impartialité » à la « solidarité ». L’axe verticaldéfinit l’organisation en fonction de sa relationavec les États — plus particulièrement au traversdes modes de financements publics — et va de« l’organisation indépendante » au « pourvoyeurde service public ».

Impartialité

Une organisation impartiale fournit l’assis-tance humanitaire sur la base des besoins, sansdiscrimination de race, de religion ou de touteautre identification. Respecter le principe d’im-partialité oblige une organisation à éviter de qua-lifier les groupes de personnes de « bonnes » oude « mauvaises » victimes. Elle est essentielle-ment vouée à l’assistance aux personnes, plusqu’aux États ou aux mouvements rebelles. L’im-partialité permet une certaine souplesse dans laposition publique d’une organisation. Certainspeuvent la mettre en œuvre en silence, d’autrespeuvent préférer exercer une « impartialité acti-ve ». Cette position leur permet de critiquer lesactions de groupes impliqués dans un conflitsans refuser l’assistance aux personnes sous leurautorité. Les organisations impartiales, telles quele Comité international de la Croix-Rouge (CICR)ou Médecins sans Frontières (MSF), travaillentsouvent des deux côtés.

La « solidarité » est à l’opposé d’un tel axe.La solidarité implique le choix explicite d’ungroupe particulier et de sa cause politique. Il fautfaire la distinction entre la solidarité qui entendpartager la souffrance de la population par laprésence physique de l’organisation humanitai-re (par exemple MSF) et la solidarité qui décidede travailler avec une seule des parties engagéesdans le conflit. Norwegian People’s Aid (NPA) auSud Soudan nous fournit un bon exemple de cet-te seconde attitude. Cette ONG soutient claire-

Voyage dans lagalaxie humanitaire

Dennis Dijkzeul,Stephen O’Malley *

Le monde des organisations non gouvernementales humanitaires est

multiple. Dans les années 1990, le nombre d’ONG s’est rapidement

multiplié, fragmentant davantage une communauté déjà disparate.

Tentative de typologie à partir d’une « carte mentale » des ONG.

Dennis Dijkzeul est professeur de gestion des criseshumanitaires à l’Institut de droit international pour la paix

et les conflits armés à Bochum (Allemagne) et professeuradjoint à la Columbia University à New York.

Stephen O’Malley travaille au Bureau de coordination desaffaires humanitaires des Nations Unies. Il est en charge de

la section Afrique dans la branche « Urgencehumanitaire ».

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Jakob Kellenberger, présidentdu Comité international de la

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membres de l’OTAN. Oxfam et Save the ChildrenUK (SCF-UK) sont placés un peu plus loin dupôle de l’indépendance en raison de leurs lienshistoriques avec l’establishment britannique.Action Contre la Faim (ACF) opère dans la tra-dition française de l’indépendance d’action, sansla même indépendance financière que MSF.

Dans le coin supérieur droit, on retrouve desorganisations qui accentuent la solidarité et ontdes ressources pour agir de manière indépen-dante. Ces organisations, tel le Norwegian Peo-ple’s Aid (NPA), font le choix explicite d’aider cer-tains groupes. Au centre du tableau se trouve ungroupe d’ONG américaines qui reçoit un sou-tien gouvernemental considérable. Elles tendentà avoir des liens avec l’establishment de la politiqueétrangère américaine au travers des conseils d’ad-ministration (comme par exemple InternationalRescue Committee, IRC) ou dépendent de fondsgouvernementaux américains (CARE, WorldVision International). Save The Children - USA aquasiment agi comme donateur à la place dugouvernement américain en Azerbaïdjan lorsqueles restrictions posées par le Congrès ont empê-ché l’aide américaine. En agissant ainsi, l’ONG aagi comme un pourvoyeur purement gouverne-mental. Dans d’autres situations toutefois, elleopère indépendamment.

Les meilleurs exemples du coin inférieur droitsont les ONG américaines durant la Guerre froi-de. Elles s’identifiaient au gouvernement améri-cain et poursuivaient de manière enthousiasteses politiques d’aide à des groupes spécifiques.Depuis la fin de la Guerre froide, bon nombre de

ment le droit à l’autodétermination des sudisteset ne travaille pas dans le territoire contrôlé parle gouvernement. La décision de travailler avecun groupe implique la décision de ne pas tra-vailler avec l’autre. Certaines victimes sont ain-si condidérées comme dignes d’aide tandis qued’autres ne le sont pas, à cause de ceux qui leurimposent leur pouvoir.

L’axe vertical montre l’indépendance d’actiond’une organisation. La définition de l’indépen-dance inclut des éléments financiers et politiques.L’élément financier est le plus tangible: une orga-nisation indépendante reçoit une grande partiede son financement de sources non gouverne-mentales et est capable de créer et de diriger desopérations qui ne sont pas soutenues par desdonateurs étatiques. L’élément politique est plusenclin à une interprétation subjective. Nous défi-nissons l’indépendance comme une position quisépare l’organisation de son État d’origine, et quiest capable de tenir et d’exprimer publiquementdes vues différentes de cet État. Les amalgamesentre le personnel, le conseil d’administration del’organisation et l’État sont plus limités.

De l’autre côté de l’axe se trouvent les pour-voyeurs de services publics. Ce sont des organi-sations qui gagnent leur vie en exécutant descontrats pour des donateurs gouvernementauxet des institutions multilatérales. En conséquen-ce, elles poursuivent les objectifs de la politiqueextérieure d’un État, qui façonnent et détermi-nent les programmes qu’elles mèneront. Cetteapproche est plus répandue aux États-Unis. En1998 par exemple, USAID, représentant de lapolitique américaine au Soudan, demanda à ungroupe d’ONG de soumettre des offres pour unprogramme destiné à développer la société civi-le dans la région de l’Équateur occidental.

Le CICR comme référence

Sur notre carte, le CICR est pris comme pointde référence en tant qu’acteur humanitaire, etgarant du droit humanitaire international. LesÉtats fournissent des financements en attendantdu CICR qu’il remplisse son mandat d’unemanière indépendante et impartiale.

Médecins sans Frontières est proche du CICR.L’ONG n’est pas systématiquement impartialeet son indépendance est quelque peu limitée parson manque de statut juridique spécifique.Durant la campagne de bombardements duKosovo, MSF a refusé des fonds des États

Carte mentale des principales ONG internationales

ImpartialIndépendant SolidaireCICR NPA

MSFEglises du Biafra

OxfamSCF-UKACF MDM

ONG religieuses

WVICARECRSIRC

SCF-USAONG américaines durantla Guerre froide

Pourvoyeur de services publics

* Traduit de l’anglais par Céline Francis etBrigitte Piquard.

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ces groupes ont pris leurs distances avec le gou-vernement américain et il est aujourd’hui moinsaisé d’identifier les organisations qui entrent danscette définition. Néanmoins, après la guerre enIrak, il sera intéressant de voir si les préoccupa-tions sécuritaires vont mener vers de nouvellespolitiques d’aide humanitaire et comment lesdifférentes ONG, essentiellement américaines etbritanniques, vont y réagir. Cela pourrait deve-

nir une des futures lignes de partage de la com-munauté humanitaire.

Europe, États-Unis : deux traditions

Les différences entre les ONG européenneset américaines sont assez prononcées. La traditionfrançaise a souvent accentué l’indépendance etl’opposition au « pouvoir ». Rester en-dehors dessphères gouvernementales a facilité la critiquemorale qui, sinon, n’aurait pas été possible. Cet-te attitude signifie également une attention plusgrande aux principes et une opposition à la four-niture de services sans engagement politique. Detelles différences apparaissent souvent lorsquedes standards sont posés ou lors de discussionssur les valeurs.

Cependant, à l’intérieur de l’Europe, des dif-férences significatives demeurent, notammententre les pensées humanitaires francophone etanglophone. En outre, certains pays européens,

comme les pays nordiques et lesPays-Bas, ont une longue tradi-tion de multilatéralisme et decoopération au développement.Celle-ci influence profondémentleurs ONG, persuadées qu’ellesne peuvent accepter des aidesgouvernementales sans aban-donner leur indépendance.

Bien que les organisationseuropéennes préfèrent prendreleurs distances avec les gouver-nements, elles peuvent être poli-tiquement engagées etinfluentes. Quelques anciens res-ponsables de Médecins sansFrontières sont entrés dans la viepolitique (Alain Destexhe,Georges Dallemagne et RéginaldMoreels en Belgique, BernardKouchner et Claude Malhureten France). Aux États-Unis, leshumanitaires ont rarement jouéce genre de rôle public; ceci reflè-te peut-être la plus petite placetenue par les organisationshumanitaires dans la consciencepublique.

Il y a en revanche un liensignificatif entre les ONG et lesdépartements gouvernementauxresponsables de l’aide humani-

Au pays des mille et une ONG

Le nombre des ONG actives à l’échelle nationale ou internationale n’a cessé de croître cestrente dernières années. Elles sont nombreuses à s’accorder sur le principe d’humanité (lavolonté de mener des actions en faveur d’autres êtres humains afin d’améliorer leurs condi-tions de vie, leur bien-être ou leur environnement), mais toutes ne pratiquent pas les inter-ventions humanitaires (l’aide en faveur de collectivités en situation de détresse extrême :guerres, famines, épidémies ou catastrophes naturelles, dont l’urgentisme est le mode majeurd’intervention).On compte aujourd’hui probablement plus de 15000 ONG internationales correspondant à ceprofil, dont près de 2000 accréditées auprès des Nations Unies. Les ONG humanitaires peuventse distinguer des ONG d’aide au développement (actions visant à des changements — micro oumacro — au sein d’une société civile, et s’inscrivent dans une perspective de long terme; le déve-loppement des communautés, le développement durable, …) et des organisations de défensedes droits humains (droits liés aux libertés fondamentales et/ou au « bien commun » d’une col-lectivité), mais aussi des organisations alter mondialistes (se référant au Forum social mondialde Porto Allegre et dénonçant les inégalités et les injustices sociales entre le Nord et le Sud).À cela s’ajoutent des ONG ayant des objectifs transversaux mais dont les actions n’ont que deseffets indirects sur les populations ciblées : centres de recherches ou d’informations (GRIP, CEREDAF …) ou les ONG de coordination ou de lobbying (CLONG, EUROPAID, VOICE, SPHERE …). Les acteurs de l’humanitaire eux-mêmes se sont démultipliés : aux côtés des ONG dites huma-nitaires, on retrouve ainsi les organismes internationaux (le CICR), les organismes intergou-vernementaux (UNOCHA, UNHCR, ECHO…) et gouvernementaux (cellules au sein des ministèresdes affaires étrangères ou de la coopération internationale, ou des forces armées). (Br. P.)

Mission MSF au Rwanda.

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taire. Les politiques des donateurs affectent éga-lement profondément les comportements desONG. Au cours de la dernière décennie, la plu-part des gouvernements donateurs ont augmentéla part de leur aide attribuée par le canal desONG.

Mais l’indépendance politique ne dépend passeulement du montant de l’aide gouvernemen-tale ; elle est également liée à la distance tradi-tionnelle entre le gouvernement et les ONG. Lespays nordiques fournissent habituellement desfonds avec moins de conditions. Les donateursaméricains préfèrent mettre l’accent sur les ser-vices rendus aux populations plutôt que sur l’ac-tivisme politique. Les donateurs européens, parcontre, acceptent que les ONG humanitairesjouent un rôle dans le témoignage et la dénon-ciation ; en France, ces témoignages jouent unrôle important dans la récolte des contributionsprivées.

Malaise

Les « bombardements de nourriture » enAfghanistan ont provoqué un malaise, voire dela colère, dans les organisations humanitairesdes deux côtés de l’Atlantique. Déjà avant la cam-pagne afghane, la coopération avec les militairesétait un sujet hautement controversé dans la com-munauté humanitaire. Aux États-Unis, la coopé-ration avec les militaires — notamment en matiè-re de formation et de collaboration sur leterrain — est plus développée et mieux accep-tée qu’en Europe. Médecins sans Frontières - USAa quitté le « Comité d’interaction des urgences etdésastres », le principal consortium d’ONG amé-ricaines, inquiet des liens grandissants entre cesONG et l’armée américaine. Il serait intéressantde voir si les actions « humanitaires » des forcesarmées américaines en Afghanistan et en Irakaffecteront cette relation. En tout état de cause, ilest clair que, lorsque les intérêts sécuritaires domi-nent l’agenda humanitaire, il est encore plus dif-ficile de brandir l’étendard de la neutralité et del’impartialité.

On constate également des différences dans lesrelations qu’entretiennent les ONG européenneset américaines avec leurs opinions publiques.Des deux côtés de l’Atlantique, les envois publi-citaires personnalisés sont la méthode préférée derécolte de fonds. La force de certaines ONG euro-péennes est remarquable : un Hollandais adultesur sept a fait un don à MSF Hollande. Il y a un

tel intérêt pour les enjeux internationaux danscertains pays européens que certaines organisa-tions, telle MSF, peuvent se permettre de rame-ner à 15 % la part de leurs revenus provenant desources gouvernementales.

Les organisations américaines dépendent éga-lement en grande partie de la publicité directe,mais elles ne connaissent pas les mêmes niveaux

de pénétration. Alors que le total des dons auxÉtats-Unis en proportion du PNB reste stabledepuis les années 1960, ces sept dernières annéesont vu la proportion des dons octroyés pour desbuts internationaux passer de 1 à 2 %. Un phé-nomène qui s’est accompagné de l’émergenced’une nouvelle idéologie, où les politiciens et denombreux citoyens voient dans le volontariatune solution partielle aux problèmes globaux.

En résumé, la « carte mentale » présentée icireflète la lutte continuelle entre les idéaux éle-vés de l’humanitarisme et la difficulté de leurmise en œuvre pratique sur le terrain. Les orga-nisations humanitaires et leurs personnels doi-vent comprendre la signification des principesde base de l’action humanitaire et articuler ceux-ci dans leurs actions. Sans ce niveau de compré-hension, les tentatives pour développer un « codede conduite » commun achopperont toujours.En même temps, la reconnaissance de la diversitéde la communauté humanitaire évitera de placerdes attentes démesurées dans ces tentatives denormalisation. �

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Distribution de nourriture enIrak par l’armée américaine.

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Depuis le début des années1990, alors que l’allégresse de lachute du mur de Berlin et de lafin de la Guerre froide laissaientprésager non seulement la fin desmultiples conflits locaux quiensanglantaient les pays du TiersMonde, mais aussi le début d’uneréelle démocratisation pour cespays, c’est tout le contraire qui

se produit : les conflits armés pro-lifèrent tandis que les tentativesde démocratisation n’en finissentpas d’être reportées aux lende-mains qui déchantent.

L’Afrique des Grands Lacs estune des principales victimes de

ce nouveau désordre international. C’est ainsique, depuis octobre 1990, une situation complexeet extrêmement violente s’est développée au cœurdu continent noir : offensive du Front patriotiquerwandais (FPR) et guerre civile au Rwanda(octobre 1990 – août 1993) ; putchs militaires etpogromes sanglants au Burundi (octobre 1993,juillet 1996) ; génocide au Rwanda (printemps –été 1994) ; exode de deux millions de réfugiésrwandais dans les pays voisins (1994-1996) ;conflits ethniques au Kivu (1993-1996) ; guerrecivile au Zaïre et chute du régime Mobutu (1996-1997) ; nouvelle guerre en République démocra-tique du Congo (l998- ) ; guerres civiles en Répu-blique populaire du Congo (1993 et 1997) ;rébellions multiples en Ouganda ; échec du pro-cessus de paix et reprise de la guerre civile enAngola ; guerre civile et désastre humanitaire auSoudan, etc.

Dans toutes ces crises, les Nations Unies etles principales puissances occidentales ont trèsvite renoncé à vouloir intervenir pour mettre unterme aux violences et agressions les plus graves.En vertu de la nouvelle règle du jeu selon laquel-

le il faut laisser « l’Afrique aux Africains »,le rôle de la communauté internationale dansles crises qui secouent la région des GrandsLacs se résume en une longue litanie de déci-sions et actions aussi incohérentes qu’inap-propriées. En effet, confrontée à tous cesdrames, la communauté internationale s’est

contentée de fournir une assistance « stricte-ment » humanitaire pour soulager les victimes,et montrer à l’opinion qu’elle « fait quelque cho-se », mais n’a jamais cherché à apporter un débutde solution aux causes de ces crises.

Les germes de la crise suivante

Le drame est que ces « solutions » humani-taires – quand il y en a – proposées par la com-munauté internationale portent toutes en ellesles germes des crises suivantes. Aucune solutionne fut jamais proposée au problème des réfugiésrwandais ayant quitté leur pays en 1959. Le désin-térêt et le non traitement politique de cette crisedes réfugiés tutsi – si ce n’est par le biais de struc-tures d’accueil dans les pays voisins – est direc-tement à la base de la seconde crise qui éclate enoctobre 1990 avec l’invasion du Rwanda par lesrebelles du Front patriotique rwandais. En 1993,la communauté internationale s’investit certesdavantage dans la recherche d’une solution auconflit rwandais, mais les « mauvais » accordsd’Arusha, signés du bout de la plume par les dif-férents acteurs rwandais, sous la pression de l’Oc-cident, rendent inévitable l’éclatement d’une nou-velle crise. Lorsque celle-ci survient en avril 1994,la communauté internationale refuse de se don-ner les moyens pour tuer dans l’œuf le génocide.Face à la « bête immonde », l’Occident se tait,c’est le règne de la « diplomatie Ponce Pilate ».

Il faut attendre le mois de juin, alors que legénocide est consommé, pour voir la France « faire quelque chose » et monter l’opération Turquoise ; une intervention plus motivée par desobjectifs internes de relations publiques, que parune volonté de mettre un terme aux massacres.De même, il faudra attendre l’émergence d’uneépidémie de choléra dans les camps en juillet 1994pour voir l’administration américaine se rappe-ler à son tour de l’existence du Rwanda et orga-

Le règne de la « diplomatie Ponce Pilate »

Ladislas Bizimana,Olivier Lanotte

En Afrique centrale, l’aide humanitaire d’État masque le manque

de volonté de la communauté internationale de trouver des

solutions aux problèmes de fond. Le « tout à l’humanitaire » y

consacre le règne de la « diplomatie Ponce Pilate ».

Ladislas Bizimana est coordinateur du réseau NOHA àl’université de Deusto (Espagne). Ses recherches doctoralesportent sur la prévention et la gestion des crises et conflitsarmés en Afrique sub-saharienne.

Olivier Lanotte est chercheur au Centre d’études des criseset des conflits internationaux (CECRI-UCL), doctorant enrelations internationales, spécialiste de l’Afrique centrale.

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niser l’opération humanitaire Support Hope auKivu.

Pendant deux ans, de 1994 à 1996, l’aide huma-nitaire fournie aux camps de réfugiés hutu auZaïre sera massive, mais jamais la communautéinternationale ne cherchera à apporter la moindresolution politique durable. À travers le « dévoie-ment du statut de réfugié » 1, et le maintien desréfugiés et des milices génocidaires à proximitéde la frontière rwandaise, l’ONU et son agencepour les réfugiés (UNHCR) n’ont pas pu empê-cher le pourrissement de la situation dans lescamps de réfugiés « sanctuarisés » au Zaïre. Unaveuglement incompréhensible qui constituel’un des principaux fondements des guerres quiéclatent au Kivu en 1996 et en 1998. De nouveauxconflits qui feront d’innombrables victimes etjetteront à leur tour des centaines de milliers deréfugiés (burundais, rwandais et zaïrois) sur lesroutes. En 1996-1997, la communauté interna-tionale est incapable de se mettre d’accord surune intervention multinationale pour venir enaide aux réfugiés hutu pourchassés dans l’Est duCongo par l’Armée patriotique rwandaise.

Réaction tardive

Quant à la crise actuelle qui sévit dans toutela région depuis août 1998, la communauté inter-nationale y est à nouveau peu présente. Face auxviolations répétées des droits de l’homme et aupillage sans vergogne des richesses naturellesdu Congo par toutes les parties belligérantes du

conflit, la communauté internationale a long-temps semblé se laver les mains. Pendant les cinqpremières années du conflit, son action s’est eneffet limitée à décider la mise sur pied d’uneCommission d’enquête sur les massacres de réfu-giés, à appuyer les processus de médiation régio-nale – « l’Afrique aux Africains » –, à demanderaux « États étrangers » (sans les citer) « de mettrefin à la présence (des) forces non invitées » 2 ou àchercher, sans aucune réelle volonté politique, àdoter l’Afrique subsaharienne de moyens ren-forcés en matière de gestion des crises et de main-tien de la paix (projets ACRI et RECAMP). Il afallu attendre près de cinq ans de guerres, de tue-ries et de pillages pour voir la France mobiliserenfin la communauté internationale en faveurdes populations congolaises de l’Ituri. Il a falluévoquer les pratiques les plus barbares des bel-ligérants — avec notamment des cas d’anthro-pophagie — et le retour de l’insoutenable « bana-lité du mal » pour voir le Conseil de sécuritéautoriser le 30 mai 2003 la création d’une forcemultinationale chargée de mettre fin aux mas-sacres et au chaos dans la région de Bunia, aunord-est de la République démocratique duCongo.

À force de transformer systématiquement lescrises politiques de l’Afrique centrale en pro-blèmes humanitaires, les États ont oublié quel’aide humanitaire n’est pas une panacée. Et ced’autant plus que cette aide humanitaire d’État,qui masque l’impuissance, le désintérêt, voire lemanque de volonté à trouver des solutions aux

1. J.-H. Bradol, A. Guibert,« Le temps des assassins etl’espace humanitaire,Rwanda, Kivu, 1994-1997 »Hérodote, n° 86-87, 1997,p. 135.

2. Résolution 1234 (1999) duConseil de sécurité le 9 avril1999. S/RES/1234 (1999). Ilfallut attendre la résolution1304 du 16 juin 2000 pourvoir le Conseil de Sécuritéprendre quelque peu sesresponsabilités et désignernommément les paysagresseurs du Congo.

Miliciens Maï Maï à Kindu (Congo) enseptembre 2002.Re

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problèmes de fond, tient le plus souvent lieu deseule et unique politique face aux crises qui sedéroulent aux confins d’une Afrique de plus enplus marginalisée. Car, malgré le travail accom-pli, les milliards d’euros dépensés, et les cen-taines de milliers de vies sauvées, le sentiment quiprévaut aujourd’hui est loin d’être positif. Mal-gré toutes les politiques humanitaires dévelop-pées par la communauté internationale au pro-fit des pays d’Afrique centrale, cette région dumonde n’en finit pas de sombrer dans le chaos etdans la guerre. Les chiffres du bilan humain sontà cet égard hallucinants : entre 800000 et un mil-lion de morts au Rwanda au printemps 1994,plus de 200 000 morts lors de la guerre au Zaïreen 1996-1997, près de trois millions de morts enRépublique démocratique du Congo pendant lesdeux premières années du conflit…

Placebo ou instrument ?

Au bout du compte, la politique humanitairedéployée par les États à l’égard des crises dans larégion des Grands Lacs n’a été qu’une vaste« mystification médiatique ». Dans le meilleurdes cas, l’aide humanitaire joue son traditionnelrôle « apolitique » et sert d’excuse pour faireoublier l’inaction, la démission des politiquesqui se donnent ainsi bonne conscience à vil prix.À l’instar des rapports onusiens des droits del’homme, des commissions d’enquête, des procèset autres tribunaux internationaux – lesquelssemblent répondre à un besoin de calmer lesconsciences plutôt qu’à une réelle volonté d’évi-ter un « autre Rwanda » dans la région desGrands Lacs – l’aide humanitaire d’État n’estqu’un « placebo » au service de la politique étran-gère.

Dans le pire des cas, elle peut aussi devenir uncamouflage, un instrument politique au serviced’intérêts géopolitiques et stratégiques. Ainsi,l’opération Turquoise menée par la France auRwanda du 22 juillet au 22 août 1994 visait plusà redorer le blason de Paris en Afrique franco-phone – la dévaluation du franc CFA opéréedébut 1994 est alors encore dans tous les esprits –et à faire oublier les liaisons dangereuses de laFrance mitterrandienne avec le régime Habya-rimana, qu’à sauver les victimes d’un génocidepour l’essentiel déjà consommé 3. De même, l’opé-ration Support Hope déployée à la même époquepar l’administration Clinton dans les camps deréfugiés hutu au Zaïre avait pour principale ambi-

tion de montrer que, même s’il était resté impas-sible devant le génocide, l’Oncle Sam restaitcapable de compassion et n’abandonnait pas tota-lement l’Afrique.

Reconcevoir l’aide humanitaire

À moins de voir l’assistance humanitaire re-conceptualisée ou redéfinie à la lumière des trans-formations tant régionales qu’internationalesqu’ont occasionnées la fin de la Guerre froide etla globalisation politique et économique, l’aidehumanitaire restera, au mieux insuffisante, aupire contre-productive, comme l’ont parfois hélasdémontré les tragédies de l’Afrique des GrandsLacs. Au centre de cette re-conceptualisation,doit se trouver l’impératif d’harmonisation del’aide humanitaire et des politiques étrangèresdes principaux acteurs et donateurs internatio-naux. Comme le faisait remarquer judicieuse-ment le slogan de Médecins sans Frontières lorsde sa campagne publique en mai et juin 1994,« on n’arrête pas un génocide avec des méde-cins ». À chacun son rôle…

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas ici detirer sur l’ambulance ni de remettre en cause letravail formidable accompli par les ONG dansles nombreuses situations d’urgence complexequ’a connues la région des Grands Lacs. Commel’écrivait l’ancien ministre français BernardKouchner, il faut « sauver les corps ». À la suitede la prise du pouvoir par le Front patriotiquerwandais en juillet 1994, des millions de Rwan-dais avaient fui leur pays et se trouvaient dans unétat de précarité extrême dans les pays voisins.Cet exode déclencha, à juste titre, une mobilisa-tion exceptionnelle des ONG. Comme le fontremarquer Jean-Hervé Bradol et Claudine Vidal,« une telle mobilisation était indispensable afind’éviter que ces mouvements de populationn’aboutissent à des catastrophes encore pires ».Mais une fois l’épidémie de choléra endiguée,« une fois la situation sanitaire stabilisée », fallait-il « continuer des programmes d’aides dans descamps qui, au Zaïre, servaient de base arrièreaux organisateurs du génocide » 4 ?

La volonté de venir en aide aux victimes nedoit, en effet, pas dispenser les acteurs humani-taires de poser le débat éthique de leur inter-vention. Autrement dit, faut-il rester dans lescamps lorsque l’on est confronté à une négationradicale de l’« espace humanitaire » par les bel-ligérants et que le maintien de l’assistance huma-

3. Voir O. Lanotte, L’opérationTurquoise au Rwanda :

Intervention humanitaire ounouvel avatar de la politique

africaine de la France?, Louvain-la-Neuve : Ucl, Coll.

« Notes & Etudes de l’Unitédes Relations internationales »,

n° 8, 1996.

4. J.-H. Bradol, Cl. Vidal, « Lesattitudes humanitaires dans la

région des Grands Lacs »,Politique africaine, n° 68,

décembre 1997, p. 74.

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nitaire sert à aider les assassins et non les vic-times ? Ce débat éthique sur la nécessité d’untémoignage public et sur ses conséquences opé-rationnelles n’est pas neuf ; il est consubstantielà l’aide humanitaire : de la création du Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR) et sonattitude face aux camps de la mort pendant laDeuxième Guerre mondiale à la crise des GrandsLacs, du conflit du Biafra aux famines en Éthio-pie, les acteurs humanitaires n’ont cessé d’êtreconfrontés à ce dilemme impossible…

Revoir le statut de l’acteur humanitaire

Tout ceci implique de revoir le statut et le rôlede l’acteur humanitaire. Celui-ci se doit de trou-ver les moyens et les stratégies appropriées pour,d’une part, maintenir son impartialité et son indé-pendance et atteindre l’efficacité, et, d’autre part,pour influencer les politiques étrangères des gou-vernement concernés, à commencer par ceux quisont directement impliqués et/ou ont la capacitéde résoudre les conflits. À cette fin, une formationappropriée et continue de ces acteurs est indis-pensable. Une telle formation doit permettre auxbénéficiaires d’acquérir des connaissances et descompétences professionnelles multidisciplinairesnécessaires pour bien défendre leur cause et faire,en collaboration avec les décideurs politiques, del’aide humanitaire, un instrument efficace de pré-

vention et de résolution, et non de prolongation etd’aggravation des crises et conflits contemporains.

Il s’agit, enfin et surtout, que le politique pren-ne ses responsabilités et assume les « devoirs »que lui confère le droit international existant. Lepolitique doit cesser de s’abriter derrière le para-vent commode de l’aide humanitaire face auxcrises qui remettent en cause les valeurs les plusfondamentales de l’humanité. Cette prise de res-ponsabilité passe par l’acceptation du coûthumain que suppose toute opération de maintien,de renforcement ou d’imposition de la paix. Lesinterventions « zéro mort » n’existent pas, oualors n’ont pas de raison d’être, parce qu’im-puissantes. Ce pas paraît avoir été franchi – certespour d’autres raisons – par les États-Unis ou laGrande-Bretagne, comme le montre leur récen-te intervention en Irak. Mais ce pas reste à faireailleurs, notamment en Belgique où le mondepolitique reste plus que jamais attaché aux conclu-sions de la commission d’enquête du Sénat sur lesévénements du Rwanda et qui interdisent désor-mais à la Belgique d’engager des troupes dans sesanciennes possessions africaines. Ce pas restesurtout à faire dans les situations de conflit où iln’y a pas vraiment d’intérêt vital en jeu. À cha-cun donc son rôle : aux ONG urgentistes l’assis-tance humanitaire, aux États le rétablissementde la paix et du droit international. �

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Mission humanitaire au Congoen 1996.

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Depuis que les prémissesd’un enseignement humani-taire se sont mises en place, lediscours des acteurs humani-taires a fortement évolué. Audébut des années 1990 régnaitencore une sorte de querelled’écoles entre, d’une part, leCICR, soucieux d’inscrire sonaction dans le respect de la sou-veraineté des États et du droitinternational, et, de l’autre, cer-taines ONG qui tenaient à uneaction plus audacieuse, menéeau nom de la seule nécessitéhumanitaire. Cette dissension

résultait des réalités de terrain, en raison de ladifficulté de pratiquer certains aspects du droithumanitaire.

À l’origine du droit humanitaire moderne,deux voies sont identifiées : l’assistance — maté-rielle — et la protection — juridique. La premiè-re est celle que pratiqua Henry Dunant lui-mêmeà Solferino en soignant des blessés. La secondevoie, celle de la protection, est faite d’un statutd’immunité, corrélative de prohibitions de nui-re adressées à ceux qui sont en position de le fai-re. Parce qu’il est blessé, le soldat mis hors decombat cesse d’être un ennemi. Il est dit neutre,de même que les services de santé — militairesou associatifs — qui lui portent secours.

Plus tard, cependant, dans le cadre de nou-velles formes de conflit, les civils allaient être deplus en plus frappés : habitants de territoiresoccupés, puis civils pris entre des armées colo-niales et la guérilla des mouvements de libérationnationale, et enfin civils directement visés dansdes guerres civiles postcoloniales impliquantsouvent des facteurs ethniques. L’immunitébafouée, l’assistance s’impose comme voie per-mettant de soutenir ceux qui n’auraient pas dû

être impliqués dans les hostilités. Cet-te valorisation de l’assistance a conduitles opérateurs à se focaliser sur l’accèsaux victimes, surtout lorsque l’assis-tance, à son tour, est entravée — parce qu’encore trop protectrice desvictimes ! Alors, la doctrine se pencha

sur le bien-fondé de ce qui avait reçu, en 1987, uneformulation schématique et volontairement pro-vocatrice à travers l’expression de « droit d’in-gérence ».

Retour au droit

Inversement, la découverte des camps de Bos-nie (1992), puis le génocide rwandais (1994)allaient faire ressentir l’assistance comme insuf-fisante à couvrir tout le champ de l’action huma-nitaire, d’où un retour au droit.

Dans les années 1990, le retour au droit se tra-duit d’abord par la création de juridictionspénales internationales : le Tribunal pénal inter-national pour l’ex-Yougoslavie (1993) 1 instituépour juger les auteurs des crimes de guerre etdes crimes contre l’humanité commis sur ce ter-ritoire depuis le 1er janvier 1991 et, ce, jusqu’à unedate à fixer par le Conseil de sécurité après leretour à la paix dans cette région ; le Tribunalpénal pour le Rwanda (1994) 2, institué à son tourpour juger les auteurs de crimes commis dansce pays au cours de l’année 1994. Tous deux pré-sentent l’avantage de ne pas avoir été créés parles vainqueurs pour juger uniquement les vain-cus. En revanche, leur existence est temporaire etleur objet limité à deux conflits armés. Et ces tri-bunaux sont, dans une large mesure, dépendantsde la coopération effective des États.

Plus récemment, une juridiction permanen-te, la Cour pénale internationale (1998), a été ins-tituée par la Convention de Rome entrée envigueur le 1er juillet 2002 ; couronnement d’unlong processus engagé dès les premiers tempsdes Nations Unies. Par rapport aux tribunauxprécédemment évoqués, la cour présente deuxavantages significatifs. Son champ de compé-tence n’est pas limité à deux pays : elle a voca-tion à juger tous les criminels de guerre, les cri-minels contre l’humanité et les génocidaires dont

1. Créé par les résolutions 808et 827 en vertu des

prérogatives conférées auConseil de Sécurité par le

Chapitre VII en cas de menaceà la paix, de rupture de la paix

et d’agression.

2. Créé par la résolution envertu de la résolution 955 surla base du même fondement.

Vers un nouvel usage de la guerre juste ?

Marie-José Domestici-Met,Henri Bosly

Les grands conflits de la fin du 20e siècle ont provoqué un retour du droit

dans le champ de l’action humanitaire. Ce retour s’est notamment traduit

par la création de juridictions pénales internationales. Dans le droit des

conflits armés, la notion de guerre juste a refait son apparition.

Marie-José Domestici-Met est directrice du Laboratoire dedroit humanitaire et de gestion humaine des crises àl’Université d’Aix-Marseille III.

Henri Bosly est professeur à l’Unité de droit pénal del’UCL. Il enseigne notamment le droit pénal internationalet le droit humanitaire.

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les crimes ont été commis sur le territoire desÉtats qui ont ratifié la convention de 1998. Certes,les États-Unis d’Amérique, la Russie et la Chinene sont pas partie à cette convention : son champd’action s’en trouve réduit. Le deuxième avantageest son caractère permanent, dont on peut espé-rer un effet dissuasif auprès des criminels enpuissance. En revanche, cette Cour n’a pas pri-mauté de juridiction sur les juridictions natio-nales, contrairement aux deux tribunaux ad hoc.Mais il est vrai que les immunités reconnues parle droit international au profit de certains hautsdirigeants étatiques ne sont pas opposables à laCour pénale internationale, alors qu’elles entra-vent considérablement (sinon de manière abso-lue) les poursuites pénales menées devant lesjuridictions des États autres que celui dont le diri-geant est le ressortissant 3.

Progrès

Précisément, les États parties aux conventionsde Genève adaptent petit à petit, même timide-ment, leur arsenal législatif pour pouvoir punirles violations graves du droit humanitaire. Si lebilan de cette adaptation législative demeureinsuffisant, des progrès ont néanmoins été accom-plis. Et l’on retrouve cette même évolution dansl’activité de certaines juridictions nationales àl’encontre des auteurs de crimes commis contrel’humanité en temps de paix. C’est ainsi que legénéral Pinochet fut détenu provisoirement àLondres sur la base des demandes d’extraditionémanant de juges espagnol, français, suisse etbelge. D’autres inculpés moins connus, commecertains Rwandais résidant en Belgique ont, eux,été condamnés au titre de la compétence pénaleuniverselle.

Mais le retour au droit ne se limite pas audomaine contentieux. On constate que le milieuhumanitaire a mesuré tout l’intérêt qui pouvaits’attacher au développement du droit interna-tional. C’est ainsi que l’on a pu voir des organi-sations non gouvernementales humanitairesmener campagne pour ce qu’on appelle parfoisle « nouveau droit ». Ce fut tout particulièrementle cas de Handicap international qui, au seind’une coalition, a lutté pour l’adoption de laConvention d’Ottawa contre les mines anti-per-sonnel. De même a-t-on vu les ONG se mobiliserpour l’adoption de la Convention de Rome sur laCour pénale internationale.

Mais, aujourd’hui, ce retour au droit semble

tout à la fois s’accompagner d’un retour au droitnaturel, et donner lieu à une instrumentalisationdu droit. Le droit naturel n’a jamais vraimentdéserté le champ du droit international, mais ilsemble y faire un retour en force.

D’un côté, même inscrite dans la Charte desNations Unies — qui est un traité conclu entreÉtats —, la légitime défense est présentée commeun « droit naturel » antérieur à ladite Charte etauquel il n’est pas « porté atteinte » par cette der-nière (article 51). Or, force est de constater quela légitime défense, qui a toujours été la posturepréférée de tous les États pour employer la for-ce, a, aujourd’hui, pris une importance nouvel-le, notamment dans l’ « unilatéralisme » améri-cain. Plus précisément, on indiquera que c’est leConseil de sécurité lui-même qui a accentué cemouvement de façon très consensuelle, en 1991,en autorisant la légitime défense collective duKoweit par « les États qui coopèrent » avec lui.

Dans un esprit proche, mais hors décision duConseil de sécurité, et sans que le groupe àdéfendre soit constitué en État, on vit ensuite unesorte de « légitime offensive » pratiquée dansl’affaire du Kosovo, avec ces frappes aériennessouvent dites « illégales mais légitimes ». Onconfinait au droit naturel, celui qui existe sansavoir été « posé ». Y serait-on entré de plain-pieden 1991?

Droit des conflits armés

Au-delà des points qui viennent d’être évo-qués et qui concernent le « jus ad bellum » — oudroit du recours à la guerre —, on constated’autres poussées du droit naturel en relationavec le « jus in bello » — ou droit internationalhumanitaire —, encore dit droit des conflitsarmés. Pour désigner ces derniers, précisément,le vocabulaire a gagné de l’ampleur. Même sil’on ne peut assimiler le Djihad — guerre saintemenée pour Dieu contre l’infidèle — à la simplebénédiction appelée sur des soldats ou mêmedes décideurs, les commentateurs n’ont pas man-

3. On renverra le lecteur àl’arrêt de la CourInternationale de Justice du14 février 2002 Congoc/Belgique, dans l’affaire diteYérodia.

La guerre d’Irak. L’«unilatéralisme »américain a donné une nouvelle dimensionau concept de légitime défense.

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qué de faire des rapproche-ments, évoquant un retourà la guerre juste.

Certes, l’ambiance n’est,en tout cas, plus au froidpositivisme. Mais, au fait, dequoi parle-t-on lorsque l’onévoque la guerre juste ? AuMoyen Âge, chez les auteurscanonistes, puis avec Gro-tius à l’origine du droit inter-national classique, il s’agis-sait de distinguer « bonne »et « mauvaise » guerre 4.

C’était donc, lors de la naissance de l’État sou-verain, amorcer une restriction à ce droit sansréserve de recourir à la guerre qu’impliquait alorsla souveraineté.

C’est une problématique toute différente quisemble sous-jacente à certains comportements,dans les relations internationales les plus contem-poraines. Le Djihad, même s’il ne peut qu’êtreressenti comme juste par ceux qui le lancent,n’entre pas dans une perspective de limitationde la souveraineté, ni même dans celle d’une lut-te entre États. Mené pour Dieu le Tout-Puissant,sur une scène mondialisée, pourrait-il être enfer-mé par des restrictions issues d’un droit créé parles hommes et négocié entre États laïcs? Et qu’enest-il de la « légitime défense » exercée contreune « agression continue » du « Mal »?

Quand l’immunité devient une arme

Le fait qu’une guerre soit « juste » libère-t-ilcelui qui la mène de toutes les restrictions dic-tées par le droit humanitaire ? On le croirait, à lalumière de certains éléments. Il en va ainsi dudiscours qui admet, désormais, pour archétypedu combattant, le « martyr », qui pratique l’at-tentat-suicide contre des cibles civiles et qui prenden défaut les mesures de sécurité par la dissi-mulation d’une attaque intentionnelle sous lesespèces d’un innocent passant. Faire d’un civilune arme, c’est transférer l’immunité absolueconsentie par le droit humanitaire au non-com-battant vers… un moyen de combat…

Par ailleurs, on connaît le cas des « prison-niers du champ de bataille » de Guantanamo.Membres de milices internationales, ils se voientrefuser la qualité de prisonniers de guerre parles États-Unis, au motif qu’ils mènent une entre-prise terroriste, criminelle par nature. Ils ne sont

donc pas exemptés d’interrogatoire sur leursréseaux, alors que les combattants capturés sontdispensés — selon le Droit de Genève — de ren-seigner leurs détenteurs sur les mouvements deleur unité militaire. Et la « mère des batailles »devait être menée « jusqu’à la dernière goutte desang du dernier enfant »... Le lyrisme permet-iltoutes les banalisations ?

Posée de façon plus structurée, la questionserait : la justesse de la cause exonère-t-elle detout ou partie des obligations posées par le droitinternational humanitaire ? Non! Ce serait oublierque ce dernier est conçu pour l’être humain etnon contre les belligérants dont il respecte lesnécessités militaires.

Mais le droit humanitaire n’est pas davanta-ge fait pour les belligérants. Entendons par làqu’il n’est pas fait pour leur fournir un cataloguede griefs contre les activités de l’adversaire, griefsqui viendraient renforcer leur position de fond.Il n’est , enfin, pas fait pour fournir aux tiers lesoutils permettant d’arbitrer une confrontation,par une distribution de cartons jaunes et rougesau fil des informations dispensées au grandpublic. C’est pourtant un peu ce que l’on croitvoir s’instaurer, au point qu’il serait intéressantde se pencher sur l’utilisation de l’arme huma-nitaire dans la guerre psychologique, voire sur lesprovocations à la faute.

Faut-il se désoler si une certaine instrumen-talisation de la protection s’esquisse ? N’en a-t-il pas été de même de l’assistance dans certainsconflits ? Et, après tout, les tentatives de captationque l’on croit déceler sont au moins une preuvede popularité nouvelle du thème de la protec-tion. Les optimistes choisiront d’y voir une for-me de diffusion… �

Précision

Des lecteurs nous ont signalé que la carte intitulée« Présence de l’UCL en Communauté française » paruedans notre dossier de mai consacré à « L’université danssa région » (Louvain n° 138) eût plus judicieusement éténommée « Présence de l’UCL en Communautés françaiseet germanophone », la ville d’Eupen y étant reprise.Nous leur donnons entièrement raison et adressons nosexcuses à nos lecteurs de l’Est du Pays qui en auraientété choqués.(Lv)

4. Voir P. Daillet et A. Pellet,Droit International Public,

7e édition du traité deNguyen Quoc Dinh,

p. 48 et p. 58.

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Prisonnier afghan àGuantanamo.