nouveau ? l’entraide : le fondement d’un droit pierre

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Clio@Themis ISSN : 2105-0929 20 | 2021 La nature comme norme Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ? Claire Vachet https://publications-prairial.fr/cliothemis/index.php?id=1250 DOI : 10.35562/cliothemis.1250 Référence électronique Claire Vachet, « Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ? », Clio@Themis [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 15 juin 2021, consulté le 27 juin 2021. URL : https://publications- prairial.fr/cliothemis/index.php?id=1250 Droits d'auteur CC BY-NC-SA

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Clio@ThemisISSN : 2105-0929

20 | 2021 La nature comme norme

Pierre Kropotkine et la loi naturelle del’entraide : le fondement d’un droitnouveau ?Claire Vachet

https://publications-prairial.fr/cliothemis/index.php?id=1250

DOI : 10.35562/cliothemis.1250

Référence électroniqueClaire Vachet, « Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondementd’un droit nouveau ? », Clio@Themis [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 15 juin2021, consulté le 27 juin 2021. URL : https://publications-prairial.fr/cliothemis/index.php?id=1250

Droits d'auteurCC BY-NC-SA

Pierre Kropotkine et la loi naturelle del’entraide : le fondement d’un droitnouveau ?Claire Vachet

PLAN

I. La critique du droit étatique au prisme de la loi naturelle de l’entraideA. La recherche des vecteurs de l’entraide : l’éloge du droit et desinstitutions dans les sociétés sans ÉtatB. Les obstacles à l’entraide : la naissance de l’État et de son droit

II. La recherche vaine d’un droit nouveauA. Un hypothétique vecteur de l’entraide : le droit en anarchie

1. Les conditions d’émergence du droit exaltant l’entraide2. Les sources d’un droit exaltant l’entraide

B. La disparition du droit : l’omnipotence de la loi naturelle de l’entraide

TEXTE

Les mi li tants li ber taires 1 re jettent toute forme d’au to ri té illé gi time ausein de l’or ga ni sa tion so ciale 2. Parmi les nom breuses cri tiques anar‐ chistes à l’égard de la so cié té bour geoise et no bi liaire, consi dé réecomme au to ri taire et li ber ti cide, celle de son or ga ni sa tion ju ri dique,fon dée sur la cen tra li sa tion éta tique, s’avère prin ci pale 3. Telle qu’ellenaît en Eu rope à la fin du XIX  siècle 4, la pen sée li ber taire ac cu muletou te fois les cli chés qui la ré duisent sou vent à un simple appel à laré vo lu tion vio lente et à la des truc tion des États 5. Certes, ces pon cifscontiennent une part de vé ri té, qu’il convient de ne pas re nier, maisun exa men plus mi nu tieux des écrits anar chistes ré vèle un ar gu men‐ taire cri tique riche dans le quel la ré fé rence à la na ture est om ni pré‐ sente 6. Cette der nière y re couvre des sens va riés  : elle peut être lana ture hu maine qui consti tue rait l’es sence uni ver selle de l’être hu‐ main, mais aussi la na ture bio lo gique, celle des sciences na tu rellesdont l’essor au XIX   siècle a in fluen cé les li ber taires. Parmi ces der‐ niers, Pierre Kro pot kine (1842-1921) jus ti fie l’anar chisme en ayant re‐ cours aux sciences de la na ture. Dans sa pen sée, la na ture est à la fois

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l’outil d’une lec ture cri tique de l’ordre ju ri dique éta tique, et l’ins tru‐ ment de son dé pas se ment.

Pierre Kro pot kine fi gure parmi les prin ci paux théo ri ciens de l’anar‐ chisme 7. Né en 1842 à Mos cou dans une fa mille de la haute no blesserusse, il étu die à l’école des pages du tsar Alexandre II (1818-1881) dansla quelle il ac quiert une for ma tion scien ti fique. L’édu ca tion de ce« prince anar chiste » 8 s’ac com plit dans un contexte de foi son ne mentin tel lec tuel fa vo ri sé par une po li tique d’ou ver ture ins ti tuée parAlexandre II, et qui tranche avec le des po tisme de son pré dé ces seurNi co las I (1825-1855). À ce mo ment de l’his toire russe, de nom breuxin tel lec tuels ré flé chissent sur les moyens de mo der ni ser la Rus sie  :l’éman ci pa tion des serfs, la re fonte du droit civil comme du droitpénal, ainsi que de l’édu ca tion, sont au tant de thèmes qui jaillissent àcette époque. Or ce sont sur tout les dé cou vertes en sciences, no tam‐ ment la pu bli ca tion à Londres en 1859 de L’ori gine des es pèces de Dar‐ win (1809-1882) 9, qui at tirent l’at ten tion de ces in tel lec tuels 10. In‐ fluen cé par ce contexte, Kro pot kine dé cide d’aban don ner la car rièreà la quelle il était des ti né pour par tir faire son ser vice mi li taire en Si‐ bé rie orien tale de 1862 à 1866. Cela lui per met de fa çon ner sesconnais sances scien ti fiques, mais éga le ment de for ger son opi nionpo li tique anar chiste. Il réa lise l’am pleur de la cor rup tion des agentsde l’État russe et l’im pos si bi li té de ré for mer un sys tème vicié dansson fonc tion ne ment. En outre, pen dant ce sé jour, il étu die l’or ga ni sa‐ tion so ciale des com mu nau tés si bé riennes, mais éga le ment celle desani maux 11, dans des condi tions cli ma tiques très dif fi ciles.

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Kro pot kine de vient par la suite géo graphe, puis il voyage en Suisse oùil ren contre le théo ri cien de l’anar chisme Ba kou nine et les membresde la Fé dé ra tion ju ras sienne 12. Il écrit à ce pro pos «  je quit tais cesmon tagnes [du Jura] après un sé jour de quelques jours au mi lieu deshor lo gers, mes opi nions sur le so cia lisme étaient faites : j’étais anar‐ chiste  » 13. Il mi lite ac ti ve ment en Rus sie pour l’éman ci pa tion dupeuple, mais, rat tra pé par un ré gime qui n’ar bo rait qu’un pro gres‐ sisme de fa çade, il est ra pi de ment contraint à l’exil en France dans lesan nées 1870. C’est à par tir de ce mo ment qu’il de vient une fi gure tu té‐ laire de l’anar chisme.

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Au teur pro li fique, Pierre Kro pot kine mène ses re cherches sur le ter‐ rain de la géo gra phie et des sciences na tu relles. Sa prin ci pale thèse

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est celle qu’il dé ve loppe en 1902 dans un ou vrage in ti tu lé Mu tual aid.A fac tor of evo lu tion tra duit en fran çais par « L’en traide. Un fac teur del’évo lu tion  » et paru en 1906 14. Cet ou vrage fait suite à de nom‐ breuses an nées de re cherches en science na tu relle et d’ob ser va tiondes so cié tés hu maines. Il re groupe de nom breux ar ticles pu bliés parKro pot kine dans la revue bri tan nique The ni ne teenth cen tu ry dans lesan nées 1890 15. En outre, l’anar chiste y fait part d’un cer tain nombrede ré flexions qu’il avait déjà dé ve lop pées dans ses écrits anar chistesan té rieurs.

À tra vers cet ou vrage, Kro pot kine se pro pose d’ap por ter des pré ci‐ sions et des dé ve lop pe ments à la thèse ex po sée par Dar win dansL’ori gine des es pèces et dans La fi lia tion de l’homme 16. Plus spé cia le‐ ment, il a l’in ten tion de s’op po ser aux thèses du social- darwinisme 17

qui connaissent alors un suc cès gran dis sant à la fin du XIX   siècle 18.Les par ti sans du social- darwinisme ap pliquent le pro ces sus de sé lec‐ tion na tu relle par la lutte entre les in di vi dus d’une même es pèce dansla so cié té. Ils mettent alors l’ac cent sur la com pé ti tion entre les êtreshu mains, es ti mant qu’elle per met à l’es pèce hu maine de pro gres ser.Pour eux, cette lutte ne doit dès lors pas être frei née par la mise enplace de me sures de pro tec tion des plus dé mu nis. Ils lé gi ti ment ainsiles in éga li tés so ciales en confé rant in cor rec te ment une fi na li té so‐ ciale à la théo rie de Dar win 19.

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Par tant du constat de Dar win pour qui les es pèces vi vantes évo luentprin ci pa le ment par la lutte, Kro pot kine es time au contraire que l’en‐ traide est le fac teur prin ci pal qui fa vo rise l’évo lu tion des es pèces 20.Deux évé ne ments dans la vie de l’anar chiste ont été dé ter mi nantsdans la dé fense d’une telle thèse.

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D’une part, son ob ser va tion des ani maux lors de ses voyages en Si bé‐ rie orien tale et en Mand chou rie sep ten trio nale dans sa jeu nesse a faitnaître en lui un doute quant au rôle de la lutte in ter in di vi duelle dansl’évo lu tion des es pèces. Il constate alors que les pertes im mensesayant eu lieu dans cer taines po pu la tions ani males n’ont pas pourcause la com pé ti tion entre les in di vi dus qui la com posent, mais la ru‐ desse du mi lieu na tu rel. Au contraire, Kro pot kine voit des es pècesani males, dont la po pu la tion est abon dante, pra ti quer l’en traide etl’appui mu tuel pour lut ter contre les aléas na tu rels. Il tire alors de ses

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ob ser va tions la conclu sion selon la quelle l’en traide est le fac teur quidé ter mine la sur vie des es pèces.

D’autre part, le se cond évé ne ment mar quant pour Kro pot kine est sapré sence en jan vier 1880 à une confé rence du zoo lo giste Karl Kess ler(1815-1881) lors de la quelle ce pro fes seur dé fend l’hy po thèse sui vante :da van tage que la loi de la lutte pour la sur vie, c’est la loi de l’aide ré ci‐ proque qui est dé ci sive dans l’évo lu tion des es pèces 21.

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À par tir de ce mo ment, Kro pot kine am bi tionne de prou ver cette hy‐ po thèse, et de cer ner les contours de cette fa meuse loi na tu relle del’en traide si pro pice à l’évo lu tion des es pèces.

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Dans les dif fé rents ar ticles scien ti fiques qu’il pu blie dans la revue bri‐ tan nique The Ni ne teenth cen tu ry et qui com posent L’En traide, il dé fi‐ nit cette loi na tu relle comme un ins tinct qui s’est dé ve lop pé len te‐ ment chez les êtres hu mains et chez les ani maux. Plus com plexe quela sym pa thie entre les in di vi dus, elle est le sen ti ment in cons cient,pré sent chez chaque être vi vant, qu’il se doit d’être so li daire avec sessem blables. Son bien- être étant dé pen dant de celui des autres, il nepeut être que leur égal. Ainsi repense- t-il la no tion de lutte dans unsens mé ta pho rique 22 qu’il conçoit à pré sent comme une « as so cia tiondans la lutte  » 23. En effet, pour Kro pot kine, les in di vi dus s’as so cie‐ raient avant tout pour lut ter contre la ru desse du mi lieu.

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Tou te fois, l’anar chiste dé passe la simple ob ser va tion des so cié tés ani‐ males, qui n’est pour lui qu’un point de dé part 24, et dé montre quel’évo lu tion de l’es pèce hu maine s’af firme dans la pra tique de l’en traideau sein des ins ti tu tions so ciales 25. L’en traide fa vo ri se rait en consé‐ quence le pro grès moral et in tel lec tuel de l’être hu main. En outre,tout au long de son œuvre il op pose sys té ma ti que ment les élans d’en‐ traide et d’as so cia tion, propres à fa vo ri ser le pro grès de l’es pèce, etles élans in di vi dua listes qui se ma ni festent par le désir de pou voir etde do mi na tion d’une mi no ri té d’in di vi dus. Cette ten sion ja lonne pourlui l’his toire de l’être hu main. Dans L’en traide, il mo bi lise l’an thro po lo‐ gie so ciale et fait une his toire du droit et des ins ti tu tions, de puis lesconfins de l’hu ma ni té, et il met dos à dos les élans d’en traide et lesélans de do mi na tion. La loi na tu relle de l’en traide est donc pour Kro‐ pot kine l’outil d’une lec ture de l’ordre so cial, po li tique et ju ri dique, etcela ap puie par ailleurs sa théo rie anar chiste.

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Sou cieux de don ner des « bases scien ti fiques à l’anar chisme » 26, Kro‐ pot kine n’a cessé de jus ti fier ce der nier par la science et, pour IrènePer ei ra, il dé ve loppe ainsi une « une concep tion so cia liste de la na‐ ture » 27. En ce sens, sa ré flexion est voi sine de la pen sée de son amianar chiste et géo graphe Éli sée Re clus (1830-1905) 28. Ce der nier,comme l’anar chiste russe 29, a une concep tion de la na ture évo lu tion‐ niste. Il lui em prunte la no tion d’en traide 30, et pro duit une im por‐ tante œuvre 31 des ti née à pen ser les rap ports de l’être hu main sur sonen vi ron ne ment dans une pers pec tive scien ti fique et anar chiste 32, cequi fait de lui un pré cur seur de l’éco lo gie so ciale 33.

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Kro pot kine n’est donc pas seul à pen ser les sciences na tu relles avecl’anar chisme. Dans L’en traide, il s’at tache alors à dé mon trer, par uneétude des ins ti tu tions so ciales, po li tiques et ju ri diques, que les pra‐ tiques d’en traide ont été les seules ayant per mis l’évo lu tion de l’êtrehu main dans le sens de son per fec tion ne ment moral ainsi que d’uneamé lio ra tion de ses condi tions de vie. La loi na tu relle de l’en traide estpour lui l’éta lon, la norme de ré fé rence à la quelle il se ré fèreconstam ment pour faire une his toire anar chiste des so cié tés hu‐ maines.

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En outre, il dé passe la simple cri tique de l’ordre so cial, po li tique et ju‐ ri dique, pour en vi sa ger la so cié té telle qu’elle de vrait être. Au- delàd’une pers pec tive pu re ment cri tique, il re ven dique un chan ge mentso cial, mê lant ainsi ha bi le ment théo rie scien ti fique et théo rie po li‐ tique. La so cié té li ber taire qu’il ap pelle de ses vœux est alors fon déesur le prin cipe scien ti fique de l’en traide.

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Sur ce point, Aude Za rad ny ob ser vait qu’à tra vers la loi na tu relle del’en traide, Kro pot kine ou vrait la voie à un droit nou veau 34. L’au teuremet tait ainsi l’ac cent sur le fait que l’anar chiste russe étu diait lesformes de droit en de hors de l’État et, no tam ment, les cou tumesorales qui ré gis saient les re la tions entre les in di vi dus 35. Cette af fir‐ ma tion n’est pas er ro née, mais mé rite tou te fois, selon nous, d’êtretem pé rée, pré ci sée et cri ti quée. En effet, Kro pot kine évoque uneforme nou velle d’or ga ni sa tion so ciale en confor mi té à la fois avec sesconvic tions anar chistes ainsi qu’avec sa théo rie scien ti fique. Il nousap pa raît tou te fois que son ana lyse du droit pré sente un cer tainnombre de fai blesses, les quelles re mettent en cause l’hy po thèse, qu’ilsemble for mu ler, d’un droit anar chiste fondé sur l’en traide. En effet, il

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fau drait conclure, à notre sens, que la loi na tu relle de l’en traide n’estpas le fon de ment d’un droit nou veau, mais plu tôt celui de la dis pa ri‐ tion du droit en so cié té anar chiste.

Dans L’en traide, Kro pot kine s’éver tue à tra cer une his toire cri tiqueétof fée du droit de l’État, en pre nant tou jours pour éta lon les pra‐ tiques d’en traide. Il évoque à ce titre les dif fé rentes formes qu’a puprendre le droit, en de hors de l’État et avant son ap pa ri tion, à di versmo ments de l’his toire et dans dif fé rents lieux. Son récit, dont le filconduc teur est la loi na tu relle de l’en traide, lui per met de dé mon trerdeux points. D’une part, il s’agit pour lui de prou ver que le droit n’estpas l’apa nage d’une struc ture po li tique éta tique et que les êtres hu‐ mains ont pu s’or ga ni ser pa ci fi que ment en de hors de cette der nière.D’autre part, l’anar chiste sou haite mon trer que le droit éta tique est leré sul tat d’une usur pa tion, au pro fit d’une mi no ri té do mi nante, d’undroit com mun fondé sur l’en traide. Ce fai sant, Kro pot kine s’en gagedans une ana lyse an thro po lo gique et his to rique du droit, et la loi na‐ tu relle de l’en traide consti tue bien pour lui l’outil scien ti fique de cettelec ture cri tique (I).

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Dans ses textes li ber taires, il semble que Kro pot kine en vi sage ce quipour rait s’ap pa ren ter à un droit nou veau qui se rait alors un vec teurd’ex pres sion de l’en traide (II). Sur ce point sa pen sée s’avère tou te foisla cu naire. Fo ca li sant son pro pos sur les condi tions dans les quelles laloi na tu relle de l’en traide trou ve rait le mieux à s’ex pri mer, il ré flé chiten réa li té peu sur le droit. Deux pro blèmes semblent ainsi se poser.D’une part l’hy po thèse de fon der le droit sur une loi na tu relle est obs‐ cure, et nous pa raît peu ex pli ci tée par Kro pot kine. D’autre part, l’idéemême d’un droit nou veau ap pa raît sur vo lée par l’anar chiste dans sesécrits li ber taires, et en consé quence il ne par vient pas à lui don nerune consis tance théo rique.

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I. La cri tique du droit éta tique auprisme de la loi na tu relle de l’en ‐traideEn re cher chant les vec teurs de l’en traide, Kro pot kine fait l’éloge dudroit et des ins ti tu tions dans les so cié tés sans État (A). Dès lors, il

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conclut que la nais sance de ce der nier, et de son droit, consti tue unfrein à l’évo lu tion de l’es pèce hu maine dans la me sure ou tous deuxforment un obs tacle au dé ploie ment de l’en traide à tra vers les ins ti‐ tu tions ju ri diques (B).

A. La re cherche des vec teurs de l’en ‐traide : l’éloge du droit et des ins ti tu ‐tions dans les so cié tés sans ÉtatAprès avoir étu dié les es pèces ani males en dé voi lant la place fon da‐ men tale de l’en traide dans leur évo lu tion, Kro pot kine en tre prend lemême tra vail en exa mi nant les dif fé rentes or ga ni sa tions so ciales hu‐ maines. Il opère ainsi une forme de conti nui té entre la na ture et lesso cié tés hu maines. Selon lui, l’en traide est pro pice à l’évo lu tion deses pèces ani males et de l’es pèce hu maine. Sur tout, elle est par tie in té‐ grante de la na ture hu maine. Ce fai sant, il exis te rait une na ture com‐ mune à tous les êtres vi vants. Dès lors, de la bio lo gie, l’anar chisteglisse vers l’an thro po lo gie so ciale, science alors en pleine ex pan sion.Il sou haite ainsi mettre la lu mière sur les ex pé riences de vie sanspou voir et sans État 36, dans une pers pec tive évo lu tion niste, confor‐ mé ment à ses sa voirs scien ti fiques, mais sur tout à la grande ten danceen an thro po lo gie au XIX  siècle et au début du XX  siècle 37. Selon cetteder nière, les so cié tés hu maines, mal gré des dif fé rences qui leur sontpropres, suivent une évo lu tion d’un état pri mi tif à la ci vi li sa tioncontem po raine. En ce sens, ces an thro po logues di visent alors chro‐ no lo gi que ment les so cié tés hu maines en trois temps pour troisformes de types so ciaux  : les sau vages, les bar bares et les ci vi li sés.C’est pré ci sé ment les termes qu’uti lise Kro pot kine pour éta blir le plande L’En traide. Tout au long de son texte, et sur tout lors qu’il étu die lesso cié tés tra di tion nelles, il mo bi lise cer tains des an thro po logues lesplus ré pu tés du XIX   siècle, au pre mier rang des quels Lewis Mor gan(1818-1881) au quel il se ré fère à plu sieurs re prises, et qui est l’au teurde la di vi sion tri par tite que nous ve nons de citer 38. Ces tra vaux sontles pre miers à dé mon trer que les so cié tés pri mi tives consti tuent desstruc tures so ciales po si ti ve ment ca rac té ri sées dont on es time dé sor‐ mais qu’elles sont aussi des sys tèmes so ciaux struc tu rés, au mêmetitre que la so cié té mo derne. Ainsi, contrai re ment à d’autres an thro‐ po logues qui ont pu sou te nir que l’hu ma ni té sui vait une évo lu tion li ‐

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néaire du simple au com plexe, cer tains an thro po logues dont Mor ganpensent l’évo lu tion en termes de struc tures so ciales com plexes quis’op posent et dont les conflits consti tuent au tant de mo ments d’évo‐ lu tion. Ainsi, la so cié té est un en semble de sys tèmes éla bo rés quiévo luent par leurs dis cor dances et leurs dé ca lages, les quels consti‐ tuent alors au tant d’évo lu tions vers une trans for ma tion.

Kro pot kine se fonde sur les tra vaux en an thro po lo gie so ciale qui ontcours à son époque. Ainsi lors qu’il passe des or ga ni sa tions so cialesani males aux so cié tés hu maines dans L’En traide, il ne calque pas lespre mières aux se condes dans une pers pec tive bio lo gique stricte 39.Au même titre que l’évo lu tion nisme an thro po lo gique tel que dé ve lop‐ pé no tam ment par Mor gan n’em prunte en rien au dar wi nisme ou à labio lo gie, Kro pot kine pense les so cié tés hu maines à l’aune dessciences so ciales. Tou te fois, il ne faut pas perdre de vue l’hy po thèseque Kro pot kine sou haite dé mon trer, à sa voir que l’en traide est le fac‐ teur prin ci pal d’évo lu tion de l’es pèce hu maine vers un pro grès moralet in tel lec tuel. Cela rend sa pen sée com plexe : c’est par l’étude d’ins‐ ti tu tions so ciales, dont l’or ga ni sa tion ju ri dique, que l’anar chiste sou‐ haite dé mon trer l’exis tence d’une loi na tu relle. Se su per posent ainsideux ni veaux de lec ture dont dé pend la co hé rence d’en semble del’œuvre de Kro pot kine. Le re cours à l’an thro po lo gie est in évi tablepour étu dier les mé ca nismes d’en traide propres aux êtres hu mainssans pour au tant ou blier que ceux- ci sont des êtres vi vants, au mêmetitre que les ani maux, et qu’ils ré pondent à cer taines lois bio lo giques.Il y a donc une conti nui té entre la na ture et la culture dans la pen séede l’anar chiste.

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Ainsi, dans le troi sième cha pitre de L’en traide, Kro pot kine ex plorel’or ga ni sa tion ju ri dique des peuples tra di tion nels. À ce titre, il se ré‐ fère aux tra vaux des an thro po logues qui étu dient les po pu la tions tra‐ di tion nelles contem po raines, consi dé rant qu’elles sont des ves tigesde ce que pou vaient être les ins ti tu tions so ciales des temps les plusre cu lés de l’his toire hu maine 40. Il re marque alors que le « droit com‐ mun » 41 de ces so cié tés tra di tion nelles per met de ga ran tir la co opé‐ ra tion, et l’en traide entre les in di vi dus. La so li da ri té y est ainsi pri‐ mor diale pour que le clan puisse sur vivre à l’hos ti li té de l’en vi ron ne‐ ment na tu rel. Chez les Es qui maux, par exemple, l’opi nion pu bliqueconsti tue un tri bu nal dont les blâmes font of fice de sanc tion 42. L’im‐ por tance confé rée à la co hé sion du clan rend les conflits rares, et les

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règles so ciales des peuples an ciens per mettent d’évi ter les que relles.Ainsi, il est de cou tume pour un es qui mau qui a ac cu mu lé des ri‐ chesses per son nelles de dis tri buer à tous les membres du clan l’en‐ semble de sa for tune pour ré ta blir l’éga li té entre les in di vi dus et évi‐ ter les conflits. D’une ma nière gé né rale, Kro pot kine re lève que dansde nom breuses so cié tés tra di tion nelles, les vio la tions des règles devie so ciale sont ex trê me ment rares 43. L’or ga ni sa tion cla nique per‐ met tait en effet de cir cons crire les élans in di vi dua listes 44, puis qu’elleest « ré glée par une in fi ni té de règles de bien séance non écrites, quisont le fruit de l’ex pé rience com mune sur ce qui est bien et ce qui estmal, c’est-à-dire avan ta geuse ou nui sible pour leur propre tribu » 45.Au tre ment dit, la sur vie du groupe ré side dans ces cou tumes quiportent la co hé sion entre les in di vi dus en norme su prême 46.

Dans les cha pitres sui vants, Kro pot kine s’en gage dans une cri tique del’his to rio gra phie do mi nante qui fait de l’his toire une suc ces sion deguerres san glantes. Fort de ses lec tures en an thro po lo gie, il se pro‐ pose d’in sis ter sur les pra tiques de la so li da ri té dans la vie quo ti‐ dienne des po pu la tions. Il met alors en ba lance ces der nières, et lesélans in di vi dua listes de pou voir, afin d’en dé ter mi ner le rôle res pec tifdans l’évo lu tion. Il fait ainsi un saut dans le temps : des pre mières tri‐ bus hu maines, dont il a dres sé le por trait en se ré fé rant aux peuplestra di tion nels contem po rains, il par vient aux pre miers temps de notreère, au mo ment des in va sions bar bares, au IV  siècle de notre ère.

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Pour lui, les in va sions bar bares qui ont eu lieu dès le IV   siècle denotre ère ont en gen dré la for ma tion d’une nou velle or ga ni sa tion so‐ ciale : la com mune vil la geoise. En effet, les mi gra tions des peuples or‐ ga ni sés sur le mo dèle du clan n’ont pas per mis à cette struc ture so‐ ciale pri mi tive de per du rer. La fa mille pa triar cale sé pa rée se consti‐ tua ainsi petit à petit sous l’effet conju gué des mi gra tions in ces santesfra gi li sant l’or ga ni sa tion cla nique, ainsi que des guerres, consé quencein évi table, selon Kro pot kine, de la for ma tion d’élites pos sé dantes àl’in té rieur du groupe. S’of frait ainsi une al ter na tive à ces peu plades  :soit une dis so lu tion du groupe, soit la re cherche d’une nou velleforme d’or ga ni sa tion so ciale. Selon Kro pot kine « [les po pu la tions les]plus vi gou reuses gar dèrent leur co hé sion » 47 et for mèrent des com‐ munes de vil lage com po sées d’une mul ti tude de fa milles éta blies surun ter ri toire donné.

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Par la co hé sion né ces saire à son dé ve lop pe ment et la li ber té confé réeà l’in té rieur du cercle res treint de la fa mille, ses membres ont eu laforce in dis pen sable de s’op po ser aux vi sées do mi na trices de cer tainsin di vi dus. L’or ga ni sa tion com mu nale, fon dée sur la pro prié té com‐ mune de la terre, consti tue une as so cia tion tout à fait pro pice à lamise en place d’ins ti tu tions so ciales fon dées sur l’en traide. Kro pot‐ kine sou ligne tou te fois que :

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La com mune de vil lage n’était pas seule ment une union pour ga ran tirà cha cun une part équi table de la terre com mune, elle re pré sen taitaussi une union pour la culture de la terre en com mun, pour le sou ‐tien mu tuel, sous toutes les formes pos sibles, pour la pro tec tioncontre la vio lence et pour un dé ve lop pe ment ul té rieur du sa voir, desconcep tions mo rales et des liens na tio naux. Aucun chan ge ment dansles mœurs tou chant à la jus tice, à la dé fense armée, à l’édu ca tion ouaux rap ports éco no miques ne pou vait être fait sa voir été dé ci dé parl’as sem blée du vil lage, de la tribu ou de la confé dé ra tion. 48

D’un point de vue ju ri dique, Kro pot kine constate ainsi que l’ar bi tragey consti tue la prin ci pale pro cé dure ju di ciaire pour les af faires lesmoins graves. Si l’ar bi trage ne per met tait pas de ré soudre le conflit,l’as sem blée de la com mune était char gée de trou ver une sen tencesous forme de com pen sa tion à condi tion que le mal soit prou vé par leser ment d’autres membres de la com mu nau té. Cette der nière condi‐ tion dé montre pour Kro pot kine «  com bien étroits étaient les liensentre tous les membres de la com mune » 49.

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L’an thro po lo gie et l’his toire du droit sont pour l’anar chiste le moyende mettre au jour les pra tiques d’en traide dans les so cié tés sans Étatou en marge de l’État. En effet, un des ob jec tifs de Kro pot kine est dedé mon trer que l’État comme struc ture so ciale est un « ac ci dent » 50

dans l’évo lu tion des so cié tés hu maines, qu’il est un obs tacle à l’en‐ traide, et, en consé quence, un obs tacle à l’évo lu tion mo rale et in tel‐ lec tuelle de l’être hu main vers une vie plus har mo nieuse.

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Nous par ve nons ainsi à la jonc tion prin ci pale entre d’une part, lathéo rie scien ti fique de Kro pot kine et, d’autre part, sa théo rie po li‐ tique et so ciale. C’est par la science que Kro pot kine en tre prend dejus ti fier la sup pres sion de l’État. Il pour suit ainsi son étude sur le ter‐ rain plus spé ci fique de l’his toire du droit et des ins ti tu tions en af fir‐ mant que c’est par la tech nique ju ri dique que les gou ver nants réus ‐

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sirent à ac ca pa rer le pou voir, et cet ac ca pa re ment s’est opéré au dé‐ tri ment de l’épa nouis se ment des ins tincts d’en traide.

B. Les obs tacles à l’en traide : la nais ‐sance de l’État et de son droitKro pot kine dé montre en effet dans L’en traide que la construc tion del’État comme forme d’or ga ni sa tion po li tique et so ciale, ainsi que deson droit, est un frein à l’af fir ma tion des ins tincts d’en traide aptes àper mettre l’évo lu tion de l’es pèce hu maine. L’anar chiste me sure alorsles pro ces sus géo gra phiques et ju ri diques de construc tion de l’État entermes de confron ta tion avec les ins ti tu tions so ciales d’en traide exis‐ tantes dans les com munes de vil lages, puis dans les villes au Moyen- Âge. Selon lui, les fron tières et le droit éta tiques consti tuent desfreins au dé ve lop pe ment de l’en traide.

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Il af firme ainsi que la tribu a en gen dré la com mune vil la geoise dontles membres, sur la base d’une pos ses sion en com mun du sol, ontéten du et ont conso li dé leurs liens en sui vant leurs be soins. C’estainsi que cer taines com munes vil la geoises se sont trans for mées envilles 51. Cette évo lu tion s’est faite au moyen d’une consti tu tion, paren bas, de mul tiples ins ti tu tions d’en traide. Le ter ri toire est ainsi dé li‐ mi té par les membres de la col lec ti vi té, qui éla borent tout un maillaged’ins ti tu tions d’en traides dont le but est l’amé lio ra tion des condi tionsde vie de cha cun. C’est pour cela que Kro pot kine consacre de longueslignes, dans L’en traide à l’or ga ni sa tion ju ri dique des com munes de vil‐ lage, et des villes du Moyen- Âge. Les re la tions entre ces com mu nau‐ tés se font sur un mo dèle fé dé ra liste, li bre ment consen ti, mais Kro‐ pot kine est re la ti ve ment dis cret quant à son or ga ni sa tion for melle.

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À l’in verse, l’État, qui se forme pro gres si ve ment dès les XI   etXII   siècles, s’ap puie sur des fron tières is sues de conquêtes. Ainsi, laconsti tu tion d’une aris to cra tie guer rière et d’une élite re li gieuse par‐ ti cipe de la construc tion d’une au to ri té po li tique des truc trice des ins‐ ti tu tions d’en traide pré sentes dans les com munes de vil lage et dansles villes. Il écrit ainsi qu’à par tir du XV  siècle :

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Les États, tant sur le Conti nent que dans les îles Bri tan niques, tra ‐vaillèrent sys té ma ti que ment à anéan tir toutes les ins ti tu tions dans

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les quelles la ten dance à l’en traide avait au tre fois trou vé son ex pres ‐sion 52.

À l’in té rieur de ces nou velles fron tières po li tiques dé ci dées non paren bas, mais par en haut s’opère le vol de la sou ve rai ne té ju di ciaire etad mi nis tra tive des com munes vil la geoises et des villes par une mi no‐ ri té do mi nante. Deux droits vont alors s’op po ser  : le droit des com‐ munes de vil lages et des villes, et le droit posé par la mi no ri té. AinsiKro pot kine ne cesse d’y mettre en évi dence la lutte entre les ins tinctsd’en traide et les élans in di vi dua listes. À l’in té rieur des villes auMoyen- Âge, Kro pot kine met en op po si tion cer taines pra tiques ju di‐ ciaires en adé qua tion avec la loi na tu relle de l’en traide (amende, ex‐ pul sion de la com mu nau té) face à d’autres ve nant l’ébran ler (la peinede mort et la re nais sance du droit ro main). Les ha bi tudes d’en traideainsi dé ve lop pées sont peu à peu mises à mal par l’émer gence d’unesou ve rai ne té éta tique. Kro pot kine constate que l’élite do mi nante s’estap puyée sur le droit ro main pour for ger pro gres si ve ment un droitdont l’es sence est de jus ti fier et d’as seoir son pou voir.

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L’anar chiste cri tique alors abon dam ment la loi écrite, qu’il consi dèrecomme « un pro duit re la ti ve ment mo derne » 53 dans l’his toire de l’hu‐ ma ni té. Il af firme que la loi écrite est issue d’une lente dé na tu ra tiondes cou tumes orales qui étaient alors les seules sources du droit.L’émer gence du pou voir royal et de sa pro duc tion lé gis la tive n’estainsi pas per çue par Kro pot kine comme le gage d’une pa ci fi ca tion desre la tions so ciales dans le chaos en gen dré par la féo da li té. Ainsi fait- il,à tra vers l’op po si tion entre ins tincts d’en traide et ins tincts de do mi‐ na tion, une his toire du droit et de l’État à re bours de celle éta blie àson époque 54. Kro pot kine af firme alors que les cou tumes ont uneori gine double. D’une part, elles pro ve naient des sen ti ments d’en‐ traide in hé rents à chaque in di vi du qui le pous saient à adop ter des ha‐ bi tudes « utiles à la conser va tion de la so cié té » 55. D’autre part, ellesétaient is sues, à l’in verse, des dé si rs de do mi na tion d’un petit nombred’in di vi dus qui, par des tech niques de pou voir et de ma ni pu la tion, ontim po sé des cou tumes qui n’étaient fa vo rables qu’à leurs in té rêtspropres. La loi écrite concentre un mé lange ha bile de ces deuxformes de cou tumes, pour mieux mas quer qu’elle ne sert qu’à main te‐ nir le pou voir d’une mi no ri té do mi nante, ici le pou voir royal. Ce der‐ nier as pect y ap pa raît tou jours plus im por tant, quand les der nières

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Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ?

cou tumes « so ciables » 56 dis pa raissent peu à peu sous le poids de lalé gis la tion écrite éta tique.

Kro pot kine s’éver tue donc à prou ver que l’État et son droit sont unobs tacle au dé ve lop pe ment de l’en traide. Ces mul tiples ré fé rences aupassé sont pour lui la preuve de l’exis tence de sys tèmes ju ri diquesdans des so cié tés sans État, ou en marge de l’État, à l’in té rieur des‐ quels les ins ti tu tions fon dées sur l’en traide sont bé né fiques. Dans«  La science mo derne et l’anar chie  », Kro pot kine évoque alors les« autres concep tions du Droit » 57 dans les so cié tés tra di tion nelles, etil es time qu’il est im por tant de dé ter mi ner « à quelle école de phi lo‐ so phie du droit ap par tient l’anar chie  » 58. En dé fi ni tive, la com pré‐ hen sion du passé est pour Kro pot kine une sorte de « la bo ra toire » 59,qui lui per met tra de pen ser un nou veau droit conforme à l’en traide. Iles time dès lors que ce nou veau droit ne pour ra in ter ve nir que dansun mo dèle de so cié té li ber taire per met tant aux sen ti ments de so li da‐ ri té, pré sents chez chaque in di vi du, de s’épa nouir. Si, pour lui, « il estévident que jusqu’à pré sent il n’a ja mais exis té de so cié té qui ait pra ti‐ qué ces prin cipes [li ber taires] », « de tout temps, l’hu ma ni té a ma ni‐ fes té une ten dance vers leur réa li sa tion  » 60. C’est donc dans unepers pec tive évo lu tion niste que Kro pot kine pense un nou veau droitqui de vrait être fondé sur l’en traide.

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II. La re cherche vaine d’un droitnou veauDe façon la co nique, et au gré de ses écrits, Kro pot kine semble évo‐ quer un droit nou veau conforme à l’en traide (A). Or, ce qui pour raitêtre la pre mière pierre d’un sys tème ju ri dique ori gi nal, bien que spo‐ ra di que ment dé crit, nous ap pa raît mis à mal au moins pour deux rai‐ sons. La pre mière est pré ci sé ment le rôle fon da men tal qu’il confère àla loi na tu relle de l’en traide comme fon de ment de ce nou veau droit.La se conde touche au cœur même de l’anar chisme : le rejet de l’au to‐ ri té. En outre, ce nou veau mo dèle ju ri dique ap pa raît confus, et lesécrits de l’anar chiste peinent à dé fi nir cette nou velle ex pres sion dudroit qui se re tranche sou vent der rière sa thèse scien ti fique. L’om ni‐ po tence et l’om ni science qu’il confère à la loi na tu relle de l’en traidere vien draient, dès lors, à faire dis pa raître le droit au pro fit de cetteder nière (B).

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A. Un hy po thé tique vec teur de l’en ‐traide : le droit en anar chieSi l’ap pa ri tion de l’État et de son droit est un ac ci dent dans l’évo lu tiondes so cié tés hu maines, quel est, dès lors, le droit qui se rait sus cep‐ tible de par ti ci per d’une struc ture so ciale fon dée sur la so li da ri té ? Engla nant des in for ma tions dans L’en traide et dans les écrits anar chistesde Kro pot kine, il est pos sible de dé ter mi ner les condi tions d’émer‐ gence de ce droit nou veau exal tant l’en traide (1) ainsi que ses sources(2).

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1. Les condi tions d’émer gence du droit exal ‐tant l’en traide

Dans L’En traide, Kro pot kine écrit :36

Dans la pra tique de l’en traide, qui re monte jusqu’aux plus loin tainsdé buts de l’évo lu tion, nous trou vons ainsi la source po si tive et cer ‐taine de nos concep tions éthiques ; et nous pou vons af fir mer quepour le pro grès moral de l’homme, le grand fac teur fut l’en traide, etnon pas la lutte. Et de nos jours en core, c’est dans une plus large ex ‐ten sion de l’en traide que nous voyons la meilleure ga ran tie d’une plushaute évo lu tion de notre es pèce 61.

La loi na tu relle de l’en traide ainsi dé ga gée par Kro pot kine lui per metde poser les ja lons d’une so cié té li ber taire qui ne peut dès lors pasêtre dis so ciée de sa théo rie de l’en traide. Pour re prendre les termesem ployés par Re naud Gar cia, Kro pot kine sou haite « s’ap puyer sur lesten dances de la na ture hu maine qui sourdent à l’in té rieur de la so cié‐ té ac tuelle pour orien ter son dé pas se ment » 62.

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Il ne s’agit donc pas seule ment pour Kro pot kine de pen ser la loi na tu‐ relle de l’en traide comme un prin cipe qui gui de rait les in di vi dus dansleur choix ou qui orien te rait l’or ga ni sa tion so ciale de telle ou tellema nière. Il pense qu’un mo dèle de so cié té préa la ble ment fon dée surdes prin cipes li ber taires de vrait per mettre au sen ti ment d’en traide,propre à tous les êtres vi vants, de s’ex pri mer le mieux pos sible. La loina tu relle de l’en traide im plique en effet que les mêmes causes (uneso cié té sans au to ri té) en traînent des ef fets iden tiques (l’ex pan sion de

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Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ?

la so li da ri té entre les êtres hu mains). Dans La science mo derne etl’anar chie, il écrit ainsi que :

Dans un mi lieu éga li taire, l’homme pour rait en toute confiance selais ser gui der par sa propre rai son, la quelle, dé ve lop pée dans ce mi ‐lieu, por te rait né ces sai re ment l’em preinte des ha bi tudes so ciables dumi lieu. Et il pour rait at teindre le dé ve lop pe ment com plet de toutesses fa cul tés 63.

En effet, Kro pot kine ne pense pas l’exis tence d’une na ture hu mainebonne par es sence. De façon moins tran chée, il es time que cette der‐ nière n’est ni bonne ni mau vaise : elle est mou vante et s’avère per pé‐ tuel le ment ti raillée entre l’al truisme et l’égoïsme 64. Or si prise dansune or ga ni sa tion so ciale éta tique, la na ture hu maine ne peut s’épa‐ nouir, il en se rait tout au tre ment si elle était or ga ni sée selon desprin cipes li ber taires à sa voir l’éga li té entre les êtres hu mains, une or‐ ga ni sa tion éco no mique com mu niste li ber taire, le consen sus dans laprise de dé ci sion, l’ac cep ta tion par chaque in di vi du de la norme à la‐ quelle il sera sou mis et l’ab sence de coer ci tion. Une so cié té libre ga‐ ran ti rait à chaque in di vi du l’ai sance ma té rielle (vê te ment, nour ri ture,ha bi ta tion) 65 et la pos si bi li té de se sous traire li bre ment à ses en ga ge‐ ments. Ainsi com prise, l’en traide est à la fois un outil d’ap pré hen siondes ins ti tu tions so ciales et ju ri diques, mais elle est aussi le fon de mentsur le quel pour rait s’édi fier une so cié té anar chiste. En outre, et de cepoint de vue, l’anar chie n’est donc plus une uto pie, un monde ir réa li‐ sable, mais une théo rie so ciale ayant dé sor mais des bases scien ti‐ fiques.

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Dès lors, à re bours du droit de l’État et confor mé ment à sa pen séeévo lu tion niste, Kro pot kine semble ad mettre qu’une nou velle formede droit, conforme à la loi de l’en traide, ré gi ra les rap ports entre lesin di vi dus. Il ap pelle en ce sens à un dé pas se ment du droit éta tique,fai sant de l’his toire du droit une leçon pour le futur. En effet, cettenou velle forme de droit ap pelle moins à re tour vers le passé qu’à l’es‐ poir d’un ave nir plus ra dieux dans le quel les an ciens sys tèmes ju ri‐ diques a- étatiques font da van tage fi gure de mo dèle que de fins ensoi. En pro po sant alors de «  ré vi ser les no tions cou rantes sur ledroit » 66, Kro pot kine en vi sage ainsi la pos si bi li té d’un droit nou veauqui per mette à la loi na tu relle de l’en traide de s’ex pri mer. Cer tains de

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ses écrits anar chistes nous ren seignent sur les sources de ce droitexal tant l’en traide.

2. Les sources d’un droit exal tant l’en traide

Kro pot kine pense une so cié té li ber taire fu ture en ca drée par desnormes. Comme nous l’avons déjà évo qué, la ques tion du droit en so‐ cié té libre ap pa raît par fois confuse dans sa pen sée, et son dis cours àce sujet est dis per sé dans plu sieurs de ses écrits. Si dans de nom‐ breux textes, il fus tige le droit éta tique, son sys tème pénal et ses loisco di fiées, il ren seigne peu sur les sources de son droit li ber taire enadé qua tion avec la loi na tu relle de l’en traide. Ses dé ve lop pe mentspar ci mo nieux sur ce point in vitent sou vent à une ana lyse en creux dece qu’il ad vien drait du droit dans l’or ga ni sa tion so ciale anar chistequ’il pro pose.

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Ainsi, dans La Science mo derne et l’anar chie, il évoque une or ga ni sa‐ tion fon dée sur des contrats et des cou tumes orales. À ce titre il en vi‐ sage des « en ga ge ments mu tuels, li bre ment consen tis et tou jours ré‐ vo cables  » ainsi que «  des cou tumes et usages, aussi li bre mentagrées  ». Il pré cise que «  ces cou tumes, ce pen dant, ne doivent pasêtre pé tri fiées et cris tal li sées par la loi ou par la su per sti tion  ; ellesdoivent être en dé ve lop pe ment conti nuel, s’ajus tant aux be soins nou‐ veaux du pro grès du sa voir et des in ven tions, et aux dé ve lop pe mentsd’un idéal so cial, de plus en plus ra tion nel et de plus en plus élevé » 67.Cette so cié té li ber taire n’est pas un mo dèle figé, mais évo lu tif. Les in‐ di vi dus au ront la pos si bi li té de l’or ga ni ser comme ils le sou haitent, enfonc tion de leurs be soins 68. Les contrats et les cou tumes de vraientainsi per mettre à cha cun de ma ni fes ter son ac cord à la norme à la‐ quelle il s’en gage. Or Kro pot kine de meure très concis à leur pro pos.

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En effet, la cou tume est une norme qui se forme spon ta né ment en cesens qu’elle ne pro cède pas d’un acte de vo lon té, mais d’un com por te‐ ment 69. Kro pot kine in siste sur le fait que ces cou tumes ne doiventpas être « cris tal li sées » 70 pour ne pas frei ner l’évo lu tion des so cié téshu maines, mais ne dé crit pas le pro ces sus de pro duc tion de cesnormes et ne s’at tarde pas plus sur leur ca rac tère ju ri dique 71. Laplace cen trale at tri buée à la cou tume par Kro pot kine peut s’ex pli quercompte tenu du contexte dans le quel il fait ses re cherches. En effet,le ca rac tère pri mor dial ac cor dé à la cou tume en tant que source du

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droit an té rieure à la loi est aussi un pon cif chez les ju ristes à l’époqueou écrit Kro pot kine 72. C’est le cas, no tam ment, de la théo rie dé ve lop‐ pée par Sa vi gny au début du XIX  siècle, selon la quelle le droit a uneori gine cou tu mière que le ju riste se doit de dé cou vrir 73. Il faut tou te‐ fois se gar der de sou te nir l’exis tence d’une in fluence di recte du ju‐ riste prus sien sur la pen sée Kro pot kine : l’anar chiste ne s’y ré fère ex‐ pli ci te ment qu’une seule fois dans L’En traide 74. En re vanche, ainsi quenous l’avons par ailleurs men tion né, Kro pot kine cite ré gu liè re mentdans L’En traide des ju ristes qui se sont in té res sés à l’an thro po lo gie etqui ont, à ce titre, par ti cu liè re ment étu dié la for ma tion cou tu mièredu droit. Il s’agit no tam ment d’Henry Sumner- Maine (1822-1888) 75,connu pour son étude des droits an ciens dans le quel il dé montrel’im por tance de la place de la fa mille dans la ge nèse du droit. Nous ytrou vons éga le ment cité Al bert Her mann Post (1839-1895) 76 qui en‐ tre prend en 1894 une vaste his toire du droit selon des prin cipes évo‐ lu tion nistes, ou en core Mak sim Ko va levs ky (1851-1916) 77, his to rien dudroit russe qui a no tam ment étu dié les cou tumes an ciennes os sètes.Dans La science mo derne et l’anar chie, Kro pot kine sou ligne alorsqu’en «  pro fi tant des tra vaux faits par l’école an thro po lo gique, nousfai sons notre étude des mœurs so ciables et des concep tions du droiten com men çant par les sau vages les plus pri mi tifs, pour en suivrel’évo lu tion consé cu tive dans les codes de di verses époques his to‐ riques » 78 après avoir af fir mé « le ca rac tère ré vo lu tion naire » de l’his‐ toire du droit 79. Outre l’in té rêt qu’elle com porte pour l’étude des or‐ ga ni sa tions so ciales an ciennes, l’an thro po lo gie so ciale qui germeprin ci pa le ment en Al le magne et en An gle terre au XIX   siècle bou le‐ verse les fa çons de pen ser le droit, et d’en faire l’his toire 80. Rap pe‐ lons par ailleurs que l’an thro po logue Ed ward Tylor (1832-1917) en vi sa‐ geait les dif fé rentes cultures «  pris[es] dans [leur] sens eth no gra‐ phique le plus éten du », c’est- à-dire « ce tout com plexe, com pre nantà la fois les sciences, les croyances, les arts, la mo rale, les lois, lescou tumes et autres fa cul tés et ha bi tudes ac quises par l’homme dansl’état so cial » 81.

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Lec teur de ces an thro po logues, Kro pot kine en re tient une vi sion re‐ la ti ve ment large du phé no mène ju ri dique, qui nous ap pa raît fi na le‐ ment perdu dans les mul tiples ré fé rences an thro po lo giques qu’il mo‐ bi lise. Cela ex pli que rait qu’il ne se soit pas at tar dé sur une étude de laju ri di ci té de la cou tume. Le « droit com mun » qu’il évoque à plu sieurs

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re prises dans L’En traide cor res pond à l’en semble des ha bi tudes so‐ ciales dont le droit se rait une forme par ti cu lière. Pour le dire au tre‐ ment, Kro pot kine pense le droit dans le cadre d’une struc ture so cialeet non pas comme une tech nique par ti cu lière ayant des in va riants etdes spé ci fi ci tés qui lui sont propres. Kro pot kine se borne à af fir merque des cou tumes de vront ser vir à as su rer des rap ports éga li taires etpa ci fiques entre les in di vi dus. Il de meure ainsi fo ca li sé sur l’ap port del’an thro po lo gie à l’his toire de l’en traide.

En ce qui concerne le contrat, qu’il semble nom mer par ailleurs «  lalibre en tente » 82, il ne fait au cune re marque sur les mo da li tés d’or ga‐ ni sa tion d’une so cié té li ber taire fon dée en grande par tie sur une mul‐ ti tude de contrats en de hors de toute lé gis la tion. Il se li mite, no tam‐ ment dans La conquête du pain, à ap puyer sa thèse sur des exempleshis to riques qui prouvent selon lui que des grou pe ments hu mains ontdéjà mis au point, après concer ta tion, des contrats pour or ga ni serleurs rap ports sans le re cours à une au to ri té su pé rieure. À ce titre, ilrap pelle que le ré seau de che min de fer eu ro péen a été créé par tron‐ çons, les dif fé rentes com pa gnies de che min de fer se se raient, par re‐ cherche d’un consen sus, en ten dues sur l’or ga ni sa tion gé né rale du ré‐ seau 83. Cet exemple est en effet sal va teur : il ap puie la thèse selon la‐ quelle le droit peut se for mer en de hors de l’in ter ven tion éta tique oud’une mi no ri té do mi nante, qu’il peut être au contraire le fruit de lavo lon té des in di vi dus qui se choi sissent alors leur droit.

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Tou te fois, cette pro mo tion du contrat évoque la théo rie contrac tuellede la fin du XIX  siècle qui, fai sant la part belle au prin cipe de l’au to no‐ mie de la vo lon té, a été cri ti quée pour son in di vi dua lisme exa cer bé.En effet, le contrac tua lisme court le risque de tom ber dans une exal‐ ta tion de la li ber té et de la vo lon té in di vi duelle. Rap pe lons à ce pro‐ pos que Prou dhon avait, dans sa vaste ré flexion sur le droit, sou te nul’idée d’une so cié té fon dée sur des contrats avant de tem pé rer sa po‐ si tion 84 pré ci sé ment parce que la théo rie contrac tua liste en gendreun in di vi dua lisme trop mar qué. Il avait ainsi mis l’ac cent sur la né ces‐si té d’une norme so ciale qui, sans com man der, ga ran ti rait le res pectdes dif fé rents in té rêts en pré sence dans la me sure où ceux- cipeuvent, au fil du temps, de ve nir in égaux 85.

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Kro pot kine ne men tionne pas cet écueil, et dans l’exemple qu’il donnede la construc tion des che mins de fer, il in siste sur la prise en compte

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par les contrac tants des dif fé rents in té rêts en pré sence. Pour l’anar‐ chiste, ils œuvrent dans un but com mun en fai sant ainsi conver gerleurs in té rêts res pec tifs. Nous re le vons ai sé ment, dans ce cas, lepoint car di nal que consti tue l’en traide et la so li da ri té. Ainsi, cet in di‐ vi dua lisme est in com pa tible avec sa théo rie de l’en traide qui sup poseune or ga ni sa tion so ciale qui fe rait pré va loir le sen ti ment de so li da ri tésur les ins tincts égoïstes. Nous pour rions, en outre, en vi sa ger que lescou tumes men tion nées par Kro pot kine, et qui ex priment les élans deso li da ri té, fassent of fice de ni ve leuses entre les in té rêts en pré sence.Il pré cise tou te fois peu sa pen sée à ce pro pos.

Cou tumes et contrats se raient donc les deux sources du droit li ber‐ taire. Tou te fois, et bien que les connais sances scien ti fiques et his to‐ riques de Kro pot kine soient riches et ha bi le ment mises au ser vice deses am bi tions anar chistes, il n’en de meure pas moins que sa ré flexionsur les chan ge ments du droit reste faible. Ce constat nous sembled’au tant plus vrai dès lors que Kro pot kine aborde la sanc tion, et pluslar ge ment la ges tion des conflits en so cié té libre. Ce der nier as pectnous mène à croire que dans la pen sée de l’anar chiste la na ture sup‐ plante le droit qui est en réa li té voué à dis pa raître.

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B. La dis pa ri tion du droit : l’om ni po ‐tence de la loi na tu relle de l’en traide

La loi na tu relle de l’en traide ne peut pas être le fon de ment d’un droitnou veau dans la me sure où Kro pot kine évince la pos si bi li té qu’ilexiste une sanc tion des com por te ments qui trans gressent les règlesde vie en anar chie. Dans La Science mo derne et l’anar chie, il écritalors que dans la so cié té li ber taire il n’y aura : « point d’ac tion im po‐ sée à l’in di vi du sous me nace d’une pu ni tion so ciale, quelle qu’elle soit,ou d’une peine sur na tu relle  ». Il admet ainsi «  une So cié té d’égaux,sans contrainte d’au cune sorte, et mal gré cette ab sence decontrainte, nous ne crai gnons nul le ment que, dans une so cié téd’égaux, les actes an ti so ciaux de quelques in di vi dus puissent prendredes pro por tions me na çantes  », car la so cié té saura «  pré ve nir lesactes an ti so ciaux » 86. Quelques an nées plus tôt, dans La Conquête dupain, pu blié en 1892, Kro pot kine avait déjà ex po sé ce que se rait la so‐ cié té au len de main de la ré vo lu tion. En ré ponse à ceux qui ne croientpas à son mo dèle de so cié té, il met en scène le refus, par fai néan tise,

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d’un in di vi du à se sou mettre à l’ac cord qu’il avait li bre ment consen tiavec ses com pa gnons dans le cadre du tra vail. Le conflit entre ces in‐ di vi dus est ra pi de ment ré so lu par la dis cus sion et le dé part du ré frac‐ taire in vi té à s’ins tal ler dans une com mu nau té en adé qua tion avecson mode de vie. Le rejet de la com mu nau té se fait sans contrainteex té rieure à l’in di vi du ré cal ci trant dans la me sure où c’est lui quiconstate son in adap ta tion et qui dé cide de se re ti rer 87. En outre,dans son pre mier texte anar chiste da tant de 1873, Kro pot kine évo‐ quait la pos si bi li té pour une com mu nau té d’élire des juges char gés deré gler les éven tuels li tiges uni que ment par l’ar bi trage, seule mé thodeper met tant de trou ver un ter rain d’en tente par le consen sus 88 sansre cours à la contrainte 89. L’ar bitre au rait ainsi pour rôle de faire dia‐ lo guer les par ties en conflit afin de mettre un terme au trouble. Lesin di vi dus se ront ca pables, par le dia logue, de ré soudre d’éven tuels li‐ tiges. Kro pot kine est tou te fois per sua dé que ce genre de si tua tionsera d’une ex trême mar gi na li té dans une so cié té to ta le ment li ber‐ taire 90. En effet, l’or ga ni sa tion so ciale li ber taire per met tra à la so li da‐ ri té pré sente dans la na ture hu maine de s’ex pri mer dans toute sasplen deur. Dans La science mo derne et l’anar chie, il écrit à pro pos desactes im mo raux qu’ils :

doivent né ces sai re ment pro duire une ré ac tion de la part des autreshommes, tout comme une ac tion mé ca nique pro duit sa ré ac tiondans le monde phy sique […] dans cette ca pa ci té de ré agir contre lesactes anti- sociaux de quelques- uns ré side la force na tu relle qui for ‐cé ment main tient le sens moral et les ha bi tudes so ciables des so cié ‐tés hu maines […] sans au cune in ter ven tion du de hors […] cette forceest in fi ni ment plus puis sante que les ordres de n’im porte quelle re li ‐gion et de n’im porte quels lé gis la teurs 91.

Ainsi, une édu ca tion selon les prin cipes anar chistes des en fants dès leplus jeune âge 92, un tra vail agréable, un ur ba nisme re pen sé en fonc‐ tion des be soins de cha cun, de vraient per mettre cet abou tis se mentde l’en traide, car les ins ti tu tions anar chistes « éta bliss[ent] entre [lesin di vi dus] des rap ports qui [font] de l’in té rêt de cha cun l’in té rêt detous » 93. Tout ceci per met tra à la mo rale na tu relle de s’ex pri mer danschaque in di vi du. Alors les conflits et actes an ti so ciaux se ront si rares,qu’ils ne po se ront aucun pro blème pour l’har mo nie de la so cié té libre.

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Le droit nou veau que Kro pot kine évoque se rait ainsi en confor mi téavec la loi na tu relle de l’en traide. Ce fai sant, la pers pec tive de l’anar‐ chiste se rap proche des théo ries du droit na tu rel. En effet, il pa raîtren voyer dos à dos un droit na tu rel fondé sur l’en traide et le droit po‐ si tif de l’État. Dans La loi et l’au to ri té, il écrit ainsi :

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Puisque l’homme ne vit pas en so li taire, il s’éla bore en lui des sen ti ‐ments, des ha bi tudes utiles à la conser va tion de la so cié té et à la pro ‐pa ga tion de la race […] ce n’est pas la loi qui les éta blit, ils sont an té ‐rieurs à toutes lois. Ce n’est pas non plus la re li gion qui les pres crit,ils sont an té rieurs à toute re li gion, ils se re trouvent chez tous lesani maux qui vivent en so cié té. Ils se dé ve loppent d’eux- mêmes, parla force même des choses, comme ces ha bi tudes que l’homme anom mées ins tincts chez les ani maux 94.

Les cou tumes orales et les contrats qui consti tuent les sources deson droit nou veau de vraient en consé quence être conformes à ce quel’on pour rait qua li fier de droit na tu rel. Dans La conquête du pain, ilfait ré fé rence à des droits ainsi qu’à des li ber tés propres à tous lesêtres vi vants, dont, par exemple, le droit à l’ai sance, 95 c’est- à-dire ledroit de sa tis faire ses be soins vi taux. Cette concep tion semble aprio ri plus proche d’une concep tion in di vi dua liste des droits del’Homme, ce qui semble tran cher avec sa théo rie de l’en traide 96. Dansun ar ticle paru dans Le Ré vol té, Kro pot kine re lève que ces droits na‐ tu rels se dif fé ren cient des droits po li tiques ac cor dés au peuple pourles quels l’in té rêt de la bour geoi sie n’est ja mais très loin 97. Ces droitsna tu rels pour raient être le socle d’un droit com mun dont le peupledoit se pré va loir quand ils lui sont re ti rés.

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Tou te fois, Kro pot kine se dé tache d’une concep tion in di vi dua liste desdroits na tu rels, d’une concep tion li bé rale de la li ber té, en ce sens qu’iles time que l’être hu main n’est ja mais libre dans la me sure où il est unêtre so ciable obli gé de prendre en consi dé ra tion les in té rêts d’au trui.Au tre ment dit, la li ber té s’ac quiert à tra vers celles des autres, plusl’or ga ni sa tion so ciale en sera pro pice, plus les in di vi dus se ront libres.Ils n’au ront donc pas be soin d’avoir des droits préa la ble ment li mi téscen sés ga ran tir leur sphère de li ber té. Ce que dé fend Kro pot kine estune vi sion li ber taire de la li ber té 98. Ainsi, lors qu’il énonce des droitsna tu rels propres à chaque in di vi du dans les deux ex traits que nousve nons de citer, il sem ble rait qu’il s’agisse de la conti nui té de sa pers ‐

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pec tive bio lo gique. Pour lui l’être hu main, comme l’ani mal, pos sèdeun cer tain nombre de be soins vi taux né ces saires à son évo lu tion.Lors qu’il les tra duit sous forme de droits, no tam ment dans l’ex trait dujour nal Le Ré vol té, c’est da van tage pour mettre l’ac cent sur le ca rac‐ tère ar bi traire des droits po li tiques vul gai re ment oc troyés, et aucompte- goutte, par les gou ver nants au peuple.

Bien que Kro pot kine ne fonde pas ex pli ci te ment son rai son ne mentsur le jus na tu ra lisme, il n’en de meure pas moins que sa dé marche in‐ tel lec tuelle est bien celle des par ti sans de l’exis tence d’un droit na tu‐ rel puis qu’il se ré fère à la na ture hu maine et à la na ture bio lo giquedans le but de dé ter mi ner des ac tions bonnes ou mau vaises. C’est àce titre qu’il ima gine un ordre nor ma tif anar chiste qui ne se rait pascontrai gnant. Hans Kel sen avait d’ailleurs sou li gné que l’anar chismeétait une théo rie du droit na tu rel 99. Il avait ainsi for mu lé de nom‐ breuses cri tiques à l’égard de ce type de pen sée, dont celle de son in‐ com pa ti bi li té avec l’exis tence d’un droit po si tif, dès lors que l’ordrena tu rel est « évident pour tous et cor res pond à la bonne vo lon té detous  » 100. C’est pré ci sé ment le cas dans la pen sée de Kro pot kinepuis qu’il af firme que les in di vi dus au ront in té rio ri sé, grâce à une or‐ ga ni sa tion so ciale anar chiste, les règles de vie conformes à la loi na‐ tu relle de l’en traide. Tou te fois, l’anar chiste n’uti lise pas le vo ca bu lairedu droit na tu rel, mais celui de la mo rale.

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En effet, dans un ou vrage pu blié à titre post hume et in ti tu lé L’Éthique,Kro pot kine fait une his toire cri tique des théo ries mo rales dans la‐ quelle il es time que de nom breux phi lo sophes se sont mé pris sur lesori gines du sens moral, de l’al truisme et de la so li da ri té chez l’êtrehu main. Dans la pour suite de sa théo rie de l’en traide, il af firme que lasource du sen ti ment moral chez l’hu main se trouve dans la na ture, etplus par ti cu liè re ment dans ce fa meux ins tinct de so cia bi li té 101. Lamo rale est donc pour lui na tu relle, l’ins tinct so cial étant inné chezl’être hu main. Il évoque alors les de grés suc ces sifs de la mo rale, pourpar ve nir au degré le plus élevé qui ren dra pos sible l’épa nouis se mentdes in di vi dus dans une so cié té anar chiste. Pour cette der nière étape,il s’ins pire de l’œuvre de Jean- Marie Guyau (1854-1888) in ti tu lée Es‐ quisse d’une mo rale sans obli ga tion ni sanc tion, pu bliée en 1885, le quelest pour lui « le fon da teur de la mo rale anar chiste » 102. Selon Guyau,la mo rale, c’est- à-dire la dé ter mi na tion du bien et du mal dans l’ac‐ tion in di vi duelle, n’a pas de cri tère trans cen dant et ne né ces site pas,

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pour son ap pli ca tion, la crainte d’une sanc tion quel conque 103. End’autres termes, et pour re prendre ceux em ployés par Re naud Gar cia,elle est « au to mo trice », elle se crée elle- même dans la me sure où ellea « un fond vital » 104, elle trouve en elle- même ses prin cipes di rec‐ teurs. Kro pot kine écrit ainsi que la mo rale na tu relle :

se dé ve loppe en nous en vertu du be soin même de vivre d’une viepleine, in tense et fé conde. L’homme ne se contente pas de la vie detous les jours ; il cherche à en étendre les li mites, à in ten si fier samarche, à la rem plir d’im pres sion et de sen sa tions va riées. Et du mo ‐ment qu’il sent en lui la fa cul té de le faire, il n’at ten dra pas unecontrainte, un ordre ve nant du de hors 105.

C’est cette mo rale na tu relle qui doit se réa li ser plei ne ment en so cié télibre et qui fera que chaque in di vi du ap pli que ra de lui- même les prin‐ cipes li ber taires, et res pec te ra ses en ga ge ments. Les règles de vie encom mun se raient, elles aussi, conformes à cette mo rale. C’est entoute lo gique que Kro pot kine conclut qu’il n’y aura que très peu deconflits. Dès lors, le droit qu’il évoque se rait sans sanc tions. Or, ledroit est une tech nique de pou voir 106. La sanc tion, bien qu’elle ne dé‐ fi nisse pas com plè te ment le droit et qu’elle puisse re vê tir des formesd’ex pres sion re la ti ve ment va riées, est un de ses cri tères fon da men‐ taux 107. Pour au tant, Kro pot kine af firme ex pli ci te ment dans Lascience mo derne et l’anar chie que l’ordre so cial li ber taire sera unordre so cial sans contrainte. Le cas d’école évo qué par l’anar chistedans La Conquête du pain, à l’issue du quel un in di vi du quitte legroupe parce qu’il n’avait pas res pec té ses en ga ge ments, ren voie da‐ van tage à une obéis sance vo lon taire qu’à un acte de contrainte or ga‐ ni sé stric to sensu. La pres sion so ciale comme forme de sanc tion n’estja mais ins ti tu tion na li sée, et à ce titre plu sieurs autres pen seurs anar‐ chistes ont pu la qua li fier de sanc tion na tu relle, car elle est spon ta‐ née 108. Celle- ci n’im plique pas un acte po si tif de contrainte sur au‐ trui. Kro pot kine en vi sage en effet que, dans les rares cas de conflit,l’in di vi du fau tif re con naisse son er reur et exé cute vo lon tai re ment lanorme qu’il a en freinte ou que la pres sion so ciale le conduise à quit‐ ter la com mu nau té. L’ordre so cial ainsi pro po sé par l’anar chiste est unordre au to li mi té, dans le quel chaque membre dé tient le choix per‐ son nel de s’ac cor der ou non avec les normes de la com mu nau té. La

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NOTES

1 Nous em ployons le terme «  li ber taire » comme sy no nyme d’anar chiste  :«  le mot li ber taire « comme sy no nyme d’anar chiste », a peu à peu été ap‐ pro prié par la frange de l’in ter na tio nale ou vrière qui te nait à se dé mar querdes so cia listes «  au to ri taires  » se ré cla mant pour l’es sen tiel du mar xisme.Les mi li tants de ce cou rant […] en sont venus dans le der nier quart duXIX   siècle à se qua li fier in dif fé rem ment d’«  anar chistes  » ou de «  li ber ‐

contrainte y est alors, au mieux, mo rale et l’obéis sance stric te mentvo lon taire.

En outre, dans la so cié té libre, chaque in di vi du a le choix de s’im po serune norme. La vio la tion des règles en anar chie est, dès lors, peu pro‐ bable. En dé fi ni tive, l’ordre so cial li ber taire fondé sur la loi na tu rellede l’en traide pour rait ap pa raître en contra dic tion avec le droit en tantque sys tème nor ma tif spé ci fique. Kro pot kine consi dère en effet quele plus haut degré de la mo rale, la mo rale anar chiste, est sans obli ga‐ tion ni sanc tion puis qu’elle est na tu relle et « au to mo trice ». La fonc‐ tion de la mo rale na tu relle se rait alors de ré gu la ri ser d’elle- même,par une ac tion vi tale, les rap ports entre les in di vi dus confor mé ment àleur ins tinct de so cia bi li té. En ce sens donc, les conflits comme lesactes anti so ciaux se ront qua si ment in exis tants.

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Ce fai sant, le droit de vient in utile dans la so cié té anar chiste qu’il ap‐ pelle de ses vœux. Cer tains mi li tants li ber taires contem po rains deKro pot kine ont d’ailleurs ex pli ci te ment re ven di qué la dis pa ri tion dudroit en anar chie au pro fit d’un droit na tu rel fondé sur des vé ri tésscien ti fiques. C’est le cas, par exemple, de Paraf- Javal pour qui «  leshommes de vien dront sen sés au mo ment prévu où ils ces se ront des’oc cu per du droit « po si tif », et […] de meu re ront fous tant qu’ils s’oc‐ cu pe ront d’un autre droit que du « na tu rel » 109. Irène Per ei ra a ainsitrès jus te ment sou li gné que « l’anarcho- communisme de Kro pot kinea pour ho ri zon une dis so lu tion de la po li tique et du droit dans unemo rale do mi née par l’al truisme » 110. Il fau drait dès lors conclure quela loi na tu relle de l’en traide n’est pas, dans la pen sée de Pierre Kro‐ pot kine, mal gré les ré fé rences à la cou tume et aux contrats, le fon de‐ ment d’un droit li ber taire ori gi nal, 111 mais plu tôt celui de sa dis pa ri‐ tion au pro fit d’une mo rale na tu relle fon dée sur l’en traide 112.

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taires ». Par la suite, avec l’ap pa ri tion de nou veaux mou ve ments contes ta‐ taires dans la se conde moi tié du XX  siècle, les termes « anar chiste » et « li‐ ber taire » ont de plus en plus fré quem ment été uti li sés pour dé si gner desréa li tés par tiel le ment dis tinctes  : le vo cable «  anar chiste  » res tait ré ser véaux par ti sans de l’abo li tion de l’État, du ca pi ta lisme et des re li gions, alorsque l’ad jec tif « li ber taire » était ap pli qué à l’en semble des ex pé riences mi li‐ tantes al ter na tives et an ti au to ri taires. Mais il s’agis sait là d’une dis tinc tionsé man tique bien plus que d’une di ver gence idéo lo gique et pra tique puisquel’en semble des cou rants se re trou vaient sur des va leurs es sen tielles, commel’éga li té, l’au to no mie, la pro mo tion de l’ex pres sion per son nelle ou la contes‐ ta tion du fonc tion ne ment de la dé mo cra tie » (S. Luck, So cio lo gie de l’en ga‐ ge ment li ber taire dans la France contem po raine. So cia li sa tions in di vi duelles,ex pé riences col lec tives et cultures po li tiques al ter na tives, thèse science po li‐ tique, Uni ver si té Paris 1 Panthéon- Sorbonne, 2008, p. 9). En effet, ce termea été in ven té par l’anar chiste Jo seph De jacque qui l’em ploie pour la pre mièrefois dans un texte des ti né à Prou dhon : « Écri vain fouet teur de femmes, serfde l’homme ab so lu, Proudhon- Haynau qui avez pour knout la pa role,comme le bour reau croate, vous sem blez jouir de toutes les lu bri ci tés de laconvoi tise à désha biller vos belles vic times sur le pa pier du sup plice et à lesfla gel ler de vos in vec tives. Anar chiste juste- milieu, li bé ral et non LI BER‐ TAIRE, vous vou lez le libre échange pour le coton et la chan delle, et vouspré co ni sez des sys tèmes pro tec teurs de l’homme contre la femme, dans lacir cu la tion des pas sions hu maines  ; vous criez contre les hauts ba rons duca pi tal, et vous vou lez ré édi fier la haute ba ron nie du mâle sur la vas sale fe‐ melle  ; lo gi cien à bé sicles, vous voyez l’homme par la lu nette qui gros sit lesob jets, et la femme par le verre qui les di mi nue ; pen seur af fli gé de myo pie,vous ne savez dis tin guer que ce qui vous éborgne dans le pré sent ou dans lepassé, et vous ne pou vez rien dé cou vrir de ce qui est à hau teur et à dis‐ tance, ce qui pers pec tive de l’ave nir : vous êtes un in firme ! » (De l’être hu‐ main mâle et fe melle, 1857). Pour une étude de la for ma tion de ce néo lo‐ gisme, v. V. Pe losse, « Jo seph Dé jacque et la créa tion du néo lo gisme “li ber‐ taire” (1857) », Éco no mies et So cié tés Ca hiers de l’ins ti tut de science éco no‐ mique ap pli quée, 6/12, 1972).

2 « Tous les théo ri ciens li ber taires sont d’ac cord sur le sens gé né ral à ac‐ cor der au mot anar chie. Que l’on se ré fère aux uns ou aux autres, l’anar chieest un état so cial où a dis pa ru toute au to ri té. Cette no tion est ex trê me mentim por tante, et nous avons là le cri té rium qui per met de dis tin guer l’anar‐ chiste de tous ses frères en so cia lisme » (J. Mai tron, Le mou ve ment anar‐ chiste en France, Paris, Gal li mard, 1975, t. 1, p. 21).

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3 Pour une ap proche ré cente des rap ports entre anar chisme, so cié té etau to ri té : v. F. Lor don, Vivre sans ? Ins ti tu tions, po lice, tra vail, ar gent, Paris,La fa brique édi tion, 2019.

4 Pour une his toire de l’anar chisme  : v.  J.  Mai tron, Le mou ve ment anar‐ chiste en France, op. cit., et G. Man fre do nia, Anar chisme et chan ge ment so‐ cial, Lyon, Ate lier de créa tion li ber taire, 2017.

5 Comme en té moigne le vote des «  lois scé lé rates » au cours des an nées1890, les quelles vi saient à in ter dire, no tam ment, la pro pa gande anar chiste.Sur ce point, v. : F. de Pré ssen sé, É. Pou get, Les lois scé lé rates de 1893-1894,Paris, Édi tions de la Revue blanche, 1899.

6 Sur le sens de la « na ture » dans les pen sées so cia listes, v. La na ture duso cia lisme. Pen sée so ciale et concep tions de la na ture au XIX   siècle,dir.  V.  Bour deau et A.  Macé Be san çon, Presses uni ver si taire de Franche- Comté, 2017.

7 Aux côtés de Prou dhon (1809-1865), Ba kou nine (1814-1876) et Stir ner(1806-1856). L’anar chisme est un cou rant de pen sée an ti dog ma tique. Ainsi,les œuvres de ces au teurs sont, sur cer tains points, très dif fé rentes.

8 G. Wood cock, Pierre Kro pot kine, prince anar chiste, Mont réal, Eco so cié té,2005.

9 The ori gin of spe cies by means of na tu ral se lec tion, or the pre ser va tion offa vou red races in the struggle for life, Londres, John Mur ray, 1859.

10 En effet, la ré cep tion en Rus sie, dans les an nées 1860, de l’ou vrage deDar win est es sen tiel le ment le fait d’une jeu nesse in tel lec tuelle dé si reused’ou tre pas ser la cen sure qui avait alors cours en Rus sie, mais qui s’avé raitplus souple aux dé buts du règne d’Alexandre  II. De façon gé né rale, l’en‐ semble des dé cou vertes scien ti fiques de leur temps, puis qu’elles ex pli‐ quaient scien ti fi que ment un cer tain nombre de phé no mènes alors as so ciésà une ori gine di vine, leur per met taient de nour rir leur cri tique de l’au to cra‐ tie tsa riste. Sur la ré cep tion de l’œuvre de Dar win dans la Rus sie des an nées1860, v. R. Gar cia, La na ture de l’en traide. Pierre Kro pot kine et les fon de mentsbio lo giques de l’anar chisme, Lyon, ENS édi tions, 2015, p. 18-22).

11 « Deux as pects de la vie ani male m’ont sur tout frap pé du rant les voyagesque je fis, étant jeune, dans la Si bé rie orien tale et la Mand chou rie sep ten‐ trio nale. D’une part je voyais l’ex trême ri gueur de la lutte pour l’exis tence,que la plu part des es pèces d’ani maux ont à sou te nir dans ces ré gions contreune na ture in clé mente  ; l’anéan tis se ment pé rio dique d’un nombre énorme

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d’exis tences, dû à des causes na tu relles  ; et consé quem ment une pau vre téde la vie sur tout le vaste ter ri toire que j’eus l’oc ca sion d’ob ser ver. D’autrepart, même dans les quelques en droits où la vie ani male abon dait, je ne pustrou ver — mal gré mon désir de la re con naître — cette lutte achar née pourles moyens d’exis tence, entre ani maux de la même es pèce, que la plu partdes dar wi nistes (quoique pas tou jours Dar win lui- même) consi dé raientcomme la prin ci pale ca rac té ris tique de la lutte pour la vie et le prin ci palfac teur de l’évo lu tion » (L’en traide, un fac teur de l’évo lu tion, Les édi tions in‐ vi sibles, d’après les édi tions Al fred Costes, s.l.n. d. [1938], p. 10).

12 Les membres de la Fé dé ra tion ju ras sienne de l’As so cia tion in ter na tio naledes tra vailleurs, après leur ex clu sion en 1872 de cette der nière, sont parmiles fon da teurs d’un mou ve ment li ber taire. Ils par ti cipent, au Congrès deSaint- Imier de 1872, à la fon da tion d’une nou velle As so cia tion In ter na tio naledes tra vailleurs, an ti au to ri taire et fé dé ra liste. Sur la Fé dé ra tion ju ras sienne,v. M. En ckell, La Fé dé ra tion ju ras sienne, Paris, En tre monde, 2012.

13 Mé moires d’un ré vo lu tion naire, Lyon, Scala, 1898, p. 293-294.

14 Il écrit ainsi dans son au to bio gra phie  : «  je ré so lus de réunir sous uneforme li sible les ma té riaux que j’avais ac cu mu lés pen dant deux ans et depré sen ter les ob jec tions que j’avais à faire à sa façon de conce voir la luttepour la vie parmi les ani maux comme aussi parmi les hommes. J’en par lai àmes amis. Mais je m’aper çus que la “lutte pour la vie”, in ter pré tée comme uncri de guerre de “mal heur aux faibles”, et éle vée à la hau teur d’une “loi na tu‐ relle” consa crée par la science, avait jeté en An gle terre de si pro fondes ra‐ cines qu’elle était presque de ve nue un ar ticle de foi. Deux per sonnes seule‐ ment m’en cou ra gèrent à m’éle ver contre cette fausse in ter pré ta tion desfaits na tu rels. L’édi teur du Ni ne teenth Cen tu ry, M. James Knowles, com pritaus si tôt, avec son ad mi rable pers pi ca ci té, l’im por tance de la ques tion et ilm’en cou ra gea avec une éner gie vrai ment ju vé nile à ten ter la chose. L’autreétait H. W. Bates, l’au teur du « Voyage dans la ré gion de l’Ama zone », dontDar win a dit dans son au to bio gra phie qu’il était un des hommes les plus in‐ tel li gents qu’il ait ren con trés, et qui, on le sait, a tra vaillé pen dant delongues an nées à re cueillir les faits sur les quels Wal lace et Dar win ba sèrentleurs grandes gé né ra li sa tions  » (Mé moires d’un ré vo lu tion naire, op.  cit.,p. 515-516).

15 Les pre miers ar ticles ont paru en 1890 (L’en traide…, op. cit., p. 20).

16 The des cent of man, and se lec tion in re la tion to sex, Lon don, John Mur ray,1871. Dans L’ori gine des es pèces, le sa vant bri tan nique cherche à com prendrecom ment les es pèces évo luent dans l’ordre na tu rel, et quel est le pro ces sus

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de la sé lec tion na tu relle. Dans cette pers pec tive, il uti lise la théo rie que leré vé rend Tho mas Mal thus (1766-1834) éla bore dans un ou vrage in ti tu lé Essaisur le prin cipe de po pu la tion, selon la quelle l’ar ti cu la tion des lois de la po pu‐ la tion s’opère dans une lutte in ter in di vi duelle pour l’exis tence. Selon l’éco‐ no miste, la po pu la tion aug mente in évi ta ble ment alors qu’elle est li mi tée parses moyens de sub sis tance. Dès lors, elle se ré duit na tu rel le ment par la mi‐ sère so ciale, ou les ca tas trophes, dont les prin ci pales vic times sont lespauvres dans la me sure où ils sont les plus nom breux dans la so cié té. DansL’ori gine des es pèces, Dar win ap plique cette théo rie à l’ordre na tu rel etconstate une lutte pour l’exis tence entre es pèces dif fé rentes et contre lemi lieu na tu rel, ac com pa gnée d’une lutte pour la sur vie au sein d’une mêmees pèce. S’opère alors selon lui la sé lec tion des in di vi dus les plus adap tés àleur mi lieu na tu rel : des va ria tions avan ta geuses se trans met tront ainsi dansla des cen dance, ce qui per met tra à terme une trans for ma tion de l’es pèceplus adap tée à son mi lieu na tu rel. Cette trans mis sion est un mé ca nismecontin gent, sans fi na li té et fondé sur le ha sard. Puis, dans La fi lia tion del’homme, Dar win es time que la sé lec tion na tu relle dans les so cié tés hu‐ maines n’est dé sor mais plus l’élé ment prin ci pal qui dé ter mine l’évo lu tion del’hu ma ni té dans le sens d’un per fec tion ne ment. Cette der nière se rait alorsplu tôt gui dée par les ins tincts so ciaux, comme, par exemple, l’édu ca tion.Sur la théo rie de Dar win, v. no tam ment E. Mayr, His toire de la bio lo gie. Di‐ ver si té. Évo lu tion. Hé ré di té. Paris, Fayard, 1989 ; P. Tort,Dar win et le dar wi‐ nisme, Paris, PUF, 2005 et idem, L’effet Dar win  : sé lec tion na tu relle et nais‐ sance de la ci vi li sa tion, Paris, Seuil, 2008.

17 Le jour na liste anar chiste Émile Gau tier est le pre mier à for mu ler le terme« dar wi nisme so cial » pour en faire la cri tique, v. É. Gau tier, Le dar wi nismeso cial, Paris, Der veaux, 1880. Pour une étude du social- darwinisme,v. M. Haw kins, So cial Dar wi nism in Eu ro pean and Ame ri can Though, 1860-1945, Cam bridge uni ver si ty press, 1997 et Dar wi nisme et so cié té, dir. P. Tort,Paris, PUF, 1992.

18 « Lorsque […] mon at ten tion fut at ti rée sur les rap ports entre le dar wi‐ nisme et la so cio lo gie, je ne me trou vai d’ac cord avec aucun des ou vragesqui furent écrits sur cet im por tant sujet. Tous s’ef for çaient de prou ver quel’homme, grâce à sa haute in tel li gence et à ses connais sances, pou vait mo‐ dé rer l’âpre té de la lutte pour la vie entre les hommes ; mais ils re con nais‐ saient aussi que la lutte pour les moyens d’exis tence de tout ani mal contreses congé nères, et de tout homme contre tous les autres hommes, était“une loi de la na ture”. Je ne pou vais ac cep ter cette opi nion, parce que j’étaisper sua dé qu’ad mettre une im pi toyable guerre pour la vie, au sein de chaque

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es pèce, et voir dans cette guerre une condi tion de pro grès, c’était avan cernon seule ment une af fir ma tion sans preuve, mais n’ayant pas même l’appuide l’ob ser va tion di recte » (L’en traide…, op. cit., p. 12).

19 Tou te fois selon Re naud Gar cia  : «  à l’époque de Kro pot kine, le social- darwinisme a pris la forme d’une “vi sion du monde” qui s’im plante tout aussibien en Eu rope qu’aux États- Unis, et prend à chaque fois des vi sages dif fé‐ rents. Il s’agi rait plu tôt d’une né bu leuse, aux contours pas né ces sai re mentdé fi nis, ce qui rend ardue la tâche d’iso ler des cibles en par ti cu lier » (R. Gar‐ cia, La na ture de l’en traide…, op. cit., p. 48). Kro pot kine ré agit à l’ar ticle deTho mas Henry Hux ley (1825-1895) « The struggle for exis tence and its bea‐ ring upon man » paru dans la revue bri tan nique The Ni ne teenth Cen tu ry (23,fé vrier 1888), et dans une moindre me sure à la pen sée de Her bert Spen cer(1820-1903). En effet, ce der nier fonde sa phi lo so phie conti nuiste sur la loide l’évo lu tion ce qui in té res se ra énor mé ment Kro pot kine bien que Spen cerconsi dère qu’une sé lec tion des plus aptes s’ap plique à la so cié té hu maine(Prin cipes de so cio lo gie, 5 vol., Paris, 1878-1898).

20 Sur la lec ture par Kro pot kine de la lutte pour la sur vie v. R. Gar cia, Lana ture de l’en traide…, op. cit., p. 25 et s. Sur les rap ports entre le dar wi nismeet la pen sée de Kro pot kine, v. J.-C. An gaut, « L’En traide de Kro pot kine : unso cia lisme dar wi nien ? », La na ture du so cia lisme…, op. cit., p. 375-392.

21 D. P. Todes, Dar win wi thout Mal thus. The struggle for exis tence in Rus sianevo lu tio na ry thought, Ox ford, Ox ford uni ver si ty press, 1989, p. 100 et s.

22 Par exemple : L’en traide…, op. cit., p. 82.

23 R. Gar cia, La na ture de l’en traide…, op. cit., p. 27 et s.

24 « Pas de com pé ti tion ! La com pé ti tion est tou jours nui sible à l’es pèce et ily a de nom breux moyens de l’évi ter », Telle est la ten dance de la na ture, nonpas tou jours plei ne ment réa li sée, mais tou jours pré sente. C’est le motd’ordre que nous donnent le buis son, la forêt, la ri vière, l’océan. « Unissez- vous ! Pra ti quez l’entr’aide ! C’est le moyen le plus sûr pour don ner à cha cunet à tous la plus grande sé cu ri té́, la meilleure ga ran tie d’exis tence et de pro‐ grès phy sique, in tel lec tuel et moral. » Voilà̀ ce que la Na ture nous en seigne ;et c’est ce qu’ont fait ceux des ani maux qui ont at teint la plus haute po si tiondans leurs classes res pec tives. C’est aussi ce que l’homme — l’homme le pluspri mi tif — a fait  ; et c’est pour quoi l’homme a pu at teindre la po si tion qu’iloc cupe main te nant » (L’en traide…, op. cit., p. 18).

25 « Les ha bi tudes so ciales […] ont donné aux hommes […] la pos si bi li té decréer des ins ti tu tions qui ont per mis à l’hu ma ni té de triom pher dans sa lutte

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achar née contre la na ture et de pro gres ser, mal gré toutes les vi cis si tudes del’his toire » (ibid., p. 18).

26 La science mo derne et l’anar chie (Édi tion aug men tée de 1913), Édi tionsTops/H. Trin quer, An to ny, 2015, p. 10.

27 I. Per ei ra, « Pierre Kro pot kine et Éli sée Re clus. Aux sources des théo riesanarcho- communiste de la na ture  », La na ture du so cia lisme…, op.  cit.,p. 402.

28 Pour une bio gra phie d’Éli sée Re clus, v. J.-D. Vincent, Éli sée Re clus, géo‐ graphe, anar chiste, éco lo giste, Paris, Flam ma rion 2014.

29 P. Pel le tier, Géo gra phie & Anar chie. Éli sée Re clus, Pierre Kro pot kine, LéonMetch ni koff et d’autres, [Paris], Édi tions du Monde Li ber taire & Édi tions li‐ ber taires, 2013.

30 Par exemple  : «  La grande fa mille  », La ma ga zine in ter na tio nal, Jan‐ vier 1897, p. 8-12.

31 Par exemple  : L’évo lu tion, la Ré vo lu tion et l’Idéal anar chique, Paris, P.-V.  Stock édi teur, 1898  ; Nou velle Géo gra phie uni ver selle  : La Terre et lesHommes, Paris, Li brai rie Ha chette et C , 1876-1894, 19 vo lumes ; L’Homme etla Terre, Paris, La Li brai rie uni ver selle, 1905-1908, 6 vo lumes.

32 Sur l’œuvre scien ti fique et anar chiste d’Éli sée Re clus, v. no tam ment : J.-P. Clark, La pen sée so ciale d’Éli sée Re clus, géo graphe et anar chiste, Lyon, Ate‐ lier de créa tion li ber taire, 1996.

33 Comme le re lève Irène Per ei ra, il est « aux sources d’un sen ti ment éco lo‐ giste anar chiste », contrai re ment à Kro pot kine, puis qu’il « ne semble pas yavoir chez le na tu ra liste Kro pot kine, à la dif fé rence du géo graphe Éli sée re‐ clus, une ré flexion sur l’im pact de l’homme sur son en vi ron ne ment. L’en‐ traide [n’est pas] en soi une concep tion éco lo giste de la na ture » (« PierreKro pot kine et Éli sée Re clus. Aux sources des théo ries anarcho- communistede la na ture », La na ture du so cia lisme…, op. cit., p. 402). L’éco lo gie so cialeest un cou rant de l’éco lo gie po li tique dé ve lop pée par Mur ray Book chinselon le quel les pro blèmes éco lo giques ont pour cause l’or ga ni sa tion so cialefon dée sur la hié rar chie et le ca pi ta lisme. Mur ray Book chin en vi sage une so‐ cié té fon dée, no tam ment, sur le com mu na lisme, la dé mo cra tie di recte, etl’har mo nie de l’être hu main avec son en vi ron ne ment. Sur ce point, parexemple v. M. Book chin, Une so cié té à re faire, pour une éco lo gie de la li ber té,Lyon, Ate lier de créa tion li ber taire, 1992 ; M. Book chin, D. Fo re man, Quelleéco lo gie ra di cale ? éco lo gie so ciale et éco lo gie pro fonde en débat, Lyon, Ate lierde créa tion li ber taire, 1994 ; M. Book chin, Pour un mu ni ci pa lisme li ber taire,

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Lyon, Ate lier de créa tion li ber taire, 2003. Pour une ap proche ré cente et gé‐ né rale des rap ports entre phi lo so phie po li tique et en vi ron ne ment,v.  P.  Char bon nier, Abon dance et Li ber té, une his toire en vi ron ne men tale desidées po li tiques, Paris, La Dé cou verte, 2020.

34 « L’Anar chie et le droit sont in ti me ment liés pour ce pen seur na tu ra listede for ma tion. L’ab sence de gou ver ne ment ne re vient pas à re je ter tout droit[…] Le droit reste un élé ment cen tral de toute so cié té, y com pris anar‐ chiste » (A. Za rad ny, « De quel droit ? La re cherche du fon de ment du droitpar Kro pot kine », Droit et anar chie, dir. C. Ber trand, R. Brett, F. Pul lie ro etN. Wa ge ner, Paris, Presses uni ver si taires de Sceaux, 2014, p. 52).

35 Ibid., p. 57-58-59.

36 Kro pot kine semble un pré cur seur de l’an thro po lo gie anar chiste. Sur cepoint, v. D. Grae ber, Pour une an thro po lo gie anar chiste, Mont réal, Lux édi‐ teur, 2006.

37 A.  Tes tart, «  La ques tion de l’évo lu tion nisme dans an thro po lo gie so‐ ciale », Revue fran çaise de so cio lo gie, 1992, p. 155-187. L’évo lu tion nisme n’esttou te fois par la seule concep tion an thro po lo gique à l’époque ou écrit Kro‐ pot kine. Selon le dif fu sion nisme, qui vient s’op po ser à l’évo lu tion nisme, laculture se se rait dif fu sée à par tir d’un nombre res treint de lieu géo gra‐ phique.

38 An cient So cie ty, or Re searches in the Lines of Human Pro gress, from Sa va‐ ge ry through Bar ba rism to Ci vi li za tion, New York, Henry Holt & Co, 1877.

39 Ou dans une pers pec tive so cio bio lo gique : v. sur ce point, R. GAR CIA, Na‐ ture hu maine et anar chie : la pen sée de Pierre Kro pot kine, thèse phi lo so phie,ENS Lyon, 2012, p. 235-310 et idem, « Kro pot kine, un pion nier de la so cio‐ bio lo gie  ?  », Phi lo so phie de l’anar chie, théo ries li ber taires, pra tiques quo ti‐ dienne et on to lo gie, dir. J.-C. An gaut, D. Col son et M. Puc cia rel li, Lyon, Ate‐ lier de créa tion li ber taire, p. 33-48.

40 L’en traide…, op. cit., p. 94.

41 Ibid., p. 92 et p. 116.

42 Ibid., p. 112.

43 Chez les aléoutes, par exemple  : «  il n’avait été com mis qu’un seulmeurtre de puis le siècle der nier dans une po pu la tion de 60.000 ha bi tants,et que parmi 1.800 Aléoutes pas une seule vio la tion de droit com mun n’avaitété re la tée de puis qua rante ans. Ceci ne pa raî tra pas étrange si nous re mar ‐

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quons que les re proches, le mé pris et l’usage de mots gros siers sont ab so lu‐ ment in con nus dans la vie aléoute » (ibid., p. 116).

44 En re vanche, les re la tions entre les tri bus : « le droit « inter- tribale dif‐ fère sous beau coup de rap ports du droit com mun. Aussi, quand on en vientà la guerre, les plus ré vol tantes cruau tés peuvent être consi dé rées commeau tant de titres de l’ad mi ra tion de la tribu » (ibid., p. 128).

45 Ibid., p. 127.

46 « On ne peut étu dier l’homme pri mi tif sans être pro fon dé ment im pres‐ sion né par la so cia bi li té dont il a fait preuve dès ses pre miers pas dans la vie.L’exis tence de so cié tés hu maines est dé mon trée déjà par les ves tiges quenous re trou vons de l’âge de pierre pa léo li thique et néo li thique  ; et quandnous étu dions les sau vages contem po rains dont le genre de vie est en corecelui de l’homme néo li thique, nous les trou vons tous étroi te ment unis parl’or ga ni sa tion ex trê me ment an cienne du clan, qui leur per met de com bi nerleurs forces in di vi duelles, en core si faibles, de jouir de la vie en com mun etde pro gres ser. L’homme n’est pas une ex cep tion dans la na ture. Lui aussi seconforme au grand prin cipe de l’aide mu tuelle qui donne les meilleureschances de sur vi vance à ceux qui savent mieux s’entr’aider dans la luttepour la vie » (ibid., p. 130).

47 Ibid., p. 135.

48 Ibid., p. 141.

49 Ibid., p. 146. Il ajoute « le trait pré do mi nant de la jus tice des bar bares est,d’un côté, de li mi ter le nombre des in di vi dus qui peuvent être im pli quésdans une dis sen sion, et, d’un autre côté, d’ex tir per l’idée que le sang de‐ mande du sang, qu’une bles sure ap pelle la même bles sure, et d’y sub sti tuerle sys tème des com pen sa tions » (ibid., p. 147).

50 R. Gar cia, Na ture hu maine et anar chie…, op. cit., p. 316.

51 « C’est de la tribu sau vage que la com mune vil la geoise des bar bares par‐ vint à se dé ve lop per  ; et un nou veau cycle, plus large que le pré cé dent, decou tumes, d’ha bi tudes et d’ins ti tu tions so ciales, dont un grand nombre sonten core vi vantes parmi nous, se forma dès lors, en pre nant pour base le prin‐ cipe de la pos ses sion en com mun d’un ter ri toire donné et sa dé fense encom mun, sous la ju ri dic tion des vil lages qui ap par te naient à une mêmesouche ou étaient sup po sés tels. Et lorsque de nou veaux be soins pous sèrentles hommes à faire un nou veau pas en avant, ils le firent en consti tuant lescités, qui re pré sen taient un double ré seau d’uni tés ter ri to riales (com munesvil la geoises), com bi nées avec les guildes – ces der nières étant for mées pour

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exer cer en com mun un art ou une in dus trie quel conque, ou bien pour le se‐ cours et la dé fenses mu tuels » (ibid., p. 305).

52 Ibid., p. 236-237.

53 La loi et l’au to ri té, Paris, Pu bli ca tions des Temps nou veaux, 1913, p. 8.

54 Sur l’his to rio gra phie de l’his toire du droit, v. J.-L. Hal pé rin, « Est- il tempsde dé cons truire les mythes de l’his toire du droit fran çais », Clio@Thé mis [enligne], 5, 2012.

55 La loi et l’au to ri té, op. cit., p 9.

56 Ibid., p. 13.

57 La science mo derne et l’anar chie, op. cit., p. 35.

58 Ibid., p. 15.

59 Nous re pre nons le terme em ployé par R.  Gar cia, Na ture hu maine etanar chie…, op. cit., p. 338.

60 La science mo derne et l’anar chie, op. cit., p. 47-48.

61 Op. cit., p. 310.

62 R. Gar cia, Na ture hu maine et anar chie…, op. cit., p. 311.

63 Op.  cit., p.  74. Dans un ar ticle paru dans « L’en cy clo pé die Bri tan ni ca »,Kro pot kine avait éga le ment écrit que « si la so cié té était or ga ni sée selon cesprin cipes, l’homme ne se rait pas li mi té dans le libre exer cice de sa force detra vail par un mo no pole ca pi ta liste, main te nu par l’État ; il ne se rait pas nonplus li mi té dans l’exer cice de sa vo lon té par la crainte d’une pu ni tion, ou parl’obéis sance à des en ti tés in di vi duelles ou mé ta phy siques, qui toutes deuxmènent à la des truc tion de l’ini tia tive et à la ser vi li té de l’es prit. Il se raitguidé dans ses ac tions par son propre ju ge ment qui re ce vrait for cé mentl’in fluence d’ac tion et de ré ac tion libres entre lui- même et les concep tionséthiques de son en tou rage » (« Anar chisme », En cy clo pe die Bri tan ni ca, 1911).

64 Sur ce point, v.  les dé ve lop pe ments de P. Pel le tier, « Ni bonne, ni mau‐ vaise. L’“hyper- nature” anar chiste », L’anar chisme et le pro blème du po li tique,dir. A. Gomez- Muller, Paris, Ar chives Ka ré line, 2014.

65 Sur l’or ga ni sa tion éco no mique, et plus par ti cu liè re ment l’agri cul ture,v. P. Kro pot kine, Champs, usines et ate liers, Paris, P.V. Stock, 1910.

66 La science mo derne et l’anar chie, op. cit., p. 101.

67 Ibid., p. 47.

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68 «  Nous nous re pré sen tons la marche en avant comme une marched’abord, vers l’abo li tion de l’au to ri té gou ver ne men tale qui s’est im po sée à laso cié té, sur tout au sei zièm  siècle, et n’a cessé d’agran dir de puis ses at tri‐ bu tions  ; et –  en suite vers le dé ve lop pe ment aussi large que pos sible del’élé ment d’en tente, de contrat tem po raire, en même temps que de l’in dé‐ pen dance de tous les grou pe ments qui se fe ront dans un but dé ter mi né etqui, par leurs fé dé ra tions, fi ni ront par cou vrir toute la so cié té. Avec celanous nous re pré sen tons la struc ture de la so cié té comme quelque chose quin’est ja mais dé fi ni ti ve ment consti tuée, mais qui est tou jours rem pli de vie et,par consé quent, change tou jours de forme, selon les be soins de chaque mo‐ ment » (ibid., p. 94).

69 Sur le pro ces sus de pro duc tion de ce « droit spon ta né », v. P. Deu mier,Le droit spon ta né, Paris, Eco no mi ca, 2002.

70 La science mo derne et l’anar chie, op.  cit., p.  47. Kro pot kine em ploie ceterme à d’autres re prises dans ses écrits. Dans une bro chure in ti tu lée « L’or‐ ga ni sa tion de la vin dicte ap pe lée jus tice », il écrit que le juge « doit avoir uncode. Donc il faut une ma chine lé gis la tive, une or ga ni sa tion pour fa bri querle code, pour choi sir entre les di vers pré cé dents et cris tal li ser sous formede loi ceux d’entre eux qu’elle trou ve ra utile à conser ver » et « nous ver ronsalors que le Code (tous les codes) re pré sente un ras sem ble ment de pré cé‐ dents, de for mules em prun tées à des concep tions de ser vi tude éco no miqueet in tel lec tuelle, ab so lu ment ré pu gnantes aux concep tions qui se font jourparmi nous - so cia listes de toutes écoles. Ce sont des for mules cris tal li sées,des « sur vi vances », que notre passé es clave veut nous im po ser, pour em pê‐ cher notre dé ve lop pe ment. Et nous ré pu die rons le Code -  tous les codes.Peu nous im porte qu’ils contiennent cer taines af fir ma tions de mo rale dontnous par ta geons nous- mêmes l’idée gé né rale. Une fois qu’ils im posent despu ni tions pour les af fir mer, nous n’en vou lons pas -  sans par ler des nom‐ breuses af fir ma tions ser viles que chaque code mêle à son œuvre de mo ra li‐ sa tion de l’homme par le fouet. Tout code est une cris tal li sa tion du passé,écrite pour en tra ver le dé ve lop pe ment de l’ave nir » (L’or ga ni sa tion de la vin‐ dicte po pu laire jus tice, Paris, Les Temps nou veaux, 1901, p. 11 et p. 12).

71 Sur la place de la cou tume dans la for ma tion du droit, v.  J. Car bon nier,« Sur le ca rac tère pri mi tif de la règle de droit », Mé langes P. Rou bier, Paris,Dal loz et Sirey, 1961, t. 1, p. 109 et s.

72 Des études ré centes prouvent au contraire que la cou tume en tant quesource du droit est une « in ven tion » des ju ristes oc ci den taux. Sur ce pointv. no tam ment J.-L. Hal pé rin, « La dé ter mi na tion du champ ju ri dique à la lu ‐

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mière des tra vaux ré cents en his toire du droit  », Droit et so cié té, 81, 2012,p. 403-423.

73 F.C.  von  Sa vi gny, De la vo ca tion de notre temps pour la lé gis la tion et lascience du droit, Paris, PUF, 2006.

74 L’en traide…, op. cit., p. 177.

75 Ibid., p. 94 et p. 137.

76 Par exemple : ibid., p. 271 et p. 94

77 Par exemple : ibid., p. 138 et p. 326.

78 La science mo derne et l’anar chie, op. cit., p. 83

79 Ibid., p. 23.

80 S. Ker neis, L. Assier- Andrieu, « L’an thro po lo gie ju ri dique. Éloge d’un dé‐ tour  », L’his toire du droit en France, nou velles ten dances, nou veaux ter ri‐ toires, dir. J. Kry nen et B. d’Al te roche, Paris, Clas siques Gar nier, 2014, p. 521-532.

81 Cité par A. Tes tart, « La ques tion de l’évo lu tion nisme… », op. cit., p. 175.

82 La conquête du pain, Paris, Tresse et Stock, 1892, p. 165.

83 Il cite à l’appui de sa thèse, la construc tion du ré seau de voies fer réeseu ro péens : « Les che mins de fer ont été construits par tron çons ; les tron‐ çons ont été rat ta chés entre eux ; et puis, les cent com pa gnies di verses aux‐ quelles ces tron çons ap par te naient ont cher ché à s’en tendre pour faireconcor der leurs trains à l’ar ri vée et au dé part, pour faire rou ler sur leursrails des wa gons de toute pro ve nance sans dé char ger les mar chan dises pas‐ sant d’un ré seau à un autre. Tout cela s’est fait par la libre en tente, parl’échange de lettres et de pro po si tions, par des congrès où les dé lé gués ve‐ naient dis cu ter telle ques tion spé ciale — non pour lé gi fé rer ; — et après lescongrès, les dé lé gués re ve naient vers leurs com pa gnies, non pas avec uneloi, mais avec un pro jet de contrat à ra ti fier ou à re je ter » (ibid., p. 168-169).

84 « Le contrat que je fais avec quelques- uns, je pou vais le faire avec tous ;si tous pou vaient le re nou ve ler entre eux  ; si chaque groupe de ci toyens,com mune, can ton, dé par te ment, cor po ra tion, com pa gnie, etc., formé par unsem blable contrat et consi dé ré comme per sonne mo rale, pou vait en suite, ettou jours dans les mêmes termes, trai ter avec cha cun des autres groupes etavec tous, ce se rait exac te ment comme si ma vo lon té se ré pé tait à l’in fi ni[…] le ré gime des contrats, sub sti tué au ré gime des lois consti tue rait le vraigou ver ne ment de l’homme par l’homme et du ci toyen  » (P.-J.  Prou dhon,

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L’idée gé né rale de la ré vo lu tion au XIX   siècle, Paris, Gar nier Frères, p.  236).Pour une ana lyse de la pen sée contrac tua liste de Prou dhon : v. A.-S. Cham‐ bost, Prou dhon et la norme, pen sée ju ri dique d’un anar chiste, Rennes,Presses uni ver si taire de Rennes, 2005, p. 109 et s.

85 Ibid., p. 133 et s.

86 Op. cit., p. 47.

87 La conquête du pain, op. cit., p. 204.

88 « Must we oc cu py our selves with an exa mi na tion of the ideal of a fu turesys tem ? », Se lec ted Wri tings on anar chism and re vo lu tion, Cam bridge, MITPress, 1970.

89 Un point de vue que l’on re trouve dans un texte ul té rieur dans le quelKro pot kine écrit que « l’ar bi trage par un tiers, choi si par les par ties en li tige,se rait am ple ment suf fi sant dans l’im mense ma jo ri té des cas. Il com pren draque la non- intervention de ceux qui as sistent à une ba garre, ou à un conflitqui se pré pare, est sim ple ment une mau vaise ha bi tude que nous avons ac‐ quise de puis que nous avons le juge, la po lice, le prêtre et l’État, — que l’in‐ ter ven tion ac tive des amis et des voi sins em pê che rait déjà une im mensema jo ri té de conflits bru taux » (L’Or ga ni sa tion de la vin dicte ap pe lée Jus tice,op. cit., p. 14).

90 «  Nous dou tons fort qu’il y ait lieu de re dou ter cette éven tua li té dansune so cié té réel le ment basée sur la li ber té en tière de l’in di vi du  » (Laconquête du pain, op. cit., p. 205).

91 La loi et l’au to ri té, op. cit., p. 27.

92 Elle per met trait selon Re naud Gar cia « d’orien ter la na ture hu maine versl’en traide  […] le rôle de l’école consis te ra pré ci sé ment à va lo ri ser et dé ve‐ lop per les “cou tumes so ciables”, de sorte que chaque futur adulte puissevoir dans son sem blable une chance de li ber té da van tage qu’une borneposée face à son in dé pen dance  » (Na ture hu maine et anar chie…, op.  cit.,p. 480-481).

93 L’anar chie, sa phi lo so phie, son idéal, Paris, P.V Stock, 1896, p. 44.

94 La loi et l’au to ri té, op. cit., p. 9.

95 La conquête du pain, op. cit., p. 14.

96 Ibid., p. 28 et 29.

97 « Nous sa vons dis tin guer et nous di sons qu’il y a droits et droits. Il y en aqui ont une va leur réelle, et il y en a qui n’en ont pas, —  et ceux qui

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Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ?

cherchent à les confondre ne font que trom per le peuple. Il y a des droits,comme, par exemple, l’éga li té du ma nant et de l’aris to dans leurs re la tionspri vées, l’in vio la bi li té cor po relle de l’homme, etc., qui ont été pris de hautelutte […] et il y en a d’autres, comme le suf frage uni ver sel, la li ber té de lapresse, etc., pour les quels le peuple est tou jours resté froid, parce qu’ilssavent par fai te ment que ces droits, qui servent si bien à dé fendre la bour‐ geoi sie gou ver nante contre les em pié te ments du pou voir et de l’aris to cra tie,ne sont qu’un ins tru ment entre les mains des classes do mi nantes pourmain te nir leur pou voir sur le peuple » (« Les droits po li tiques », Pa roles d’unré vol té, Paris, C. Mar pon et E. Flam ma rion, 1885, p. 33).

98 Cette concep tion de la li ber té est éga le ment dé fen due par Ba kou nine.Dans le «  Ca té chisme ré vo lu tion naire  » ré di gé en 1866, le ré vo lu tion nairerusse écrit  : « il n’est point vrai que la li ber té d’un in di vi du soit li mi tée parcelle de tous les autres. L’homme n’est réel le ment libre qu’au tant que sa li‐ber té, li bre ment re con nue et re pré sen tée comme par un mi roir, par laconscience libre de tous les autres, trouve sa confir ma tion et son ex ten sionà l’in fi ni dans leur li ber té. L’homme n’est vrai ment libre que parmi deshommes éga le ment libres ; et comme il n’est libre qu’à titre hu main, l’es cla‐ vage d’un seul homme sur la terre étant une of fense contre le prin cipemême de l’hu ma ni té, est une né ga tion de la li ber té de tous » (M. Ba kou nine,Prin cipes et Or ga ni sa tion de la so cié té in ter na tio nale ré vo lu tion naire, Édi‐ tions du Chat Ivre, 2013 [1866], p. 52).

99 H. Kel sen, Qu’est- ce que la Jus tice ? suivi de Droit et mo rale, Ge nève, Édi‐ tions Mar kus Hal ler, 2012, p.  85-89  ; idem, Théo rie Gé né rale du droit et del’État, Paris, LGDJ, p.  437-492. Ainsi, pour Hans Kel sen «  toute théo rie dudroit na tu rel est né ces sai re ment, à condi tion de res ter at ta chée à l’idéepure du droit na tu rel, un anar chisme idéal  ; tout anar chisme —  de puis lechris tia nisme pri mi tif jusqu’au mar xisme — est au fond une théo rie du droitna tu rel » (ibid., p. 439). Dans le même sens : E. Mil lard, « La ruse de l’in suf fi‐ sance », Di rei to : Teo ria e Ex pe riên cia, Es tu dos em Ho me na gem a Eros Ro ber‐ to Grau, dir. J.-A. Fon tou ra Costa, J.-M. Ar ru da de An drade et A. Mery Han‐ sen Mat suo, s.l., Mal hei ros Edi tores, 2013 [en ligne]

100 Théo rie Gé né rale du droit et de l’État, op. cit., p. 457.

101 Il avait déjà af fir mé ce pos tu lat dans une bro chure da tant de 1889 dansla quelle il af fir mait que « on cherche alors à se rendre compte de ce sen ti‐ ment moral que l’on ren contre à chaque pas, sans l’avoir en core ex pli qué, etque l’on n’ex pli que ra ja mais tant qu’on le croi ra un pri vi lège de la na ture hu‐ maine, tant qu’on ne des cen dra pas jusqu’aux ani maux, aux plantes, aux ro‐

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chers pour le com prendre. On cherche ce pen dant à se l’ex pli quer selon lascience du mo ment. Et — faut- il le dire ? — plus on sape les bases de la mo‐rale éta blie, ou plu tôt de l’hy po cri sie qui en tient lieu — plus le ni veau moralse re lève dans la so cié té. C’est à ces époques sur tout, pré ci sé ment quand onle cri tique et le nie, que le sen ti ment moral fait les pro grès les plus ra pides ;c’est alors qu’il croît, s’élève, se raf fine » (La mo rale anar chiste, Paris, Pu bli‐ ca tions des « Temps nou veaux », 9, 1889, p. 2).

102 Ibid., p. 20

103 J.-M.  Guyau, Es quisse d’une mo rale sans obli ga tion ni sanc tion, Paris,Félix Alcan, 1885, spéc. p. 139 et s. Pour une étude ré cente de la pen sée deJean- Marie Guyau, v. L. Mul ler, Jean- Marie Guyau ou l’éthique sans mo dèle,Vil le neuve d’Ascq, Presses uni ver si taires du Sep ten trion, 2018.

104 R. Gar cia, Na ture hu maine et anar chie, op. cit., p. 545.

105 L’Éthique…, op. cit., p. 385.

106 Ainsi que le sou ligne, no tam ment, le pro fes seur Phi lippe Jes taz  :« toutes règles de droit, ou presque en traînent un pou voir pour quel qu’un etun de voir pour quel qu’un d’autre. L’ins ti tu tion d’un es pace de li ber té (droitde grève ou d’as so cia tion) em porte l’obli ga tion de res pec ter cet es pace ; ré‐ ci pro que ment toute in ter dic tion pro fite à cer taines per sonnes, voire à lacol lec ti vi té tout en tière […] le droit […] pres crit des com por te ments, maisaussi, et peut- être sur tout dé li mite, at tri bue, or ga nise » (Le droit, Paris, Dal‐loz, 2016, p.  5). Dans le même sens  : H.  L.  A.  Hart, Le concept de droit,Bruxelles, Fa cul tés uni ver si taires Saint- Louis, 2006. Selon ce der nier, ledroit est un sys tème nor ma tif com po sé de règles pri maires, les quelles im‐ posent des obli ga tions, et de règles se con daires, les quelles confèrent unpou voir à cer tains in di vi dus ou à une ins ti tu tion po li tique. Plus par ti cu liè re‐ ment, ces der nières donnent à un juge la ca pa ci té de ré gler un li tige (règlede dé ci sion), mais aussi, à une au to ri té com pé tente, le pou voir de mo di fierles règles pri maires (règles de chan ge ment). Elles sont, en outre, des règlesde re con nais sance qui per mettent alors d’iden ti fier les normes qui ap par‐ tiennent à tel ou tel sys tème ju ri dique. C’est pré ci sé ment l’union de cesrègles pri maires et de ces règles se con daires qui forment le sys tème ju ri‐ dique. Ce point de vue po si ti viste per met de dis tin guer le droit des autressys tèmes nor ma tifs qui peuvent struc tu rer une so cié té, tels que la re li gionou la mo rale.

107 Bien qu’au jourd’hui cer tains ju ristes ad mettent qu’il existe un droit« souple » dé pour vu de contrainte. Or ce droit ne peut exis ter que dans le

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cadre d’un « droit dur as sor ti de sanc tion » (P. Jes taz, Le droit, op. cit., p. 29).Max Weber écrit ainsi que ce qui dis tingue le droit des autres sys tèmes nor‐ ma tifs est qu’il est un sys tème de contrainte « qui force au res pect de l’ordreet châ tie la vio la tion » (Éco no mie et so cié té, Paris, Plon, 1971, p. 33).

108 L’anar chiste Er ri co Ma la tes ta écrit ainsi que « les lois qui pu nissent neconcernent que les faits qui sortent de l’or di naire, les faits ex cep tion nels. Lavie quo ti dienne, elle, se dé roule hors de la por tée du code pénal ; ce qui larégit, presque sans qu’elle en ait conscience, par ac cord ta cite et vo lon tairede tous, c’est un grand nombre d’us et cou tumes, bien plus im por tants pourla vie so ciale que les ar ticles du code pénal et mieux res pec tés, quoiquecom plè te ment exempts de toute sanc tion autre que cette sanc tion na tu‐ relle : le manque d’es time qu’en courent ceux qui violent ces us et cou tumeset les consé quences qu’en traîne, pour eux, ce manque d’es time » (E. Ma la‐ tes ta, L’Anar chie, Mont réal, Lux édi teur, 2012, p. 88).

109 Paraf- Javal, Libre exa men, Paris, L’Éman ci pa trice, 1903, p. 9.

110 « Pierre Kro pot kine et Éli sée Re clus. Aux sources des théo ries anarcho- communiste de la na ture », La na ture du so cia lisme…, op. cit., p. 400.

111 Le pro fes seur Éric Mil lard écrit avec jus tesse que « l’ex trême fai blesse dela concep tion du droit dans les pen sées ré vo lu tion naires […] n’est peut- êtrepas sim ple ment le fruit d’une pen sée in suf fi sante, d’un in suf fi sant dé ve lop‐ pe ment concep tuel, d’une in suf fi sante prise en compte de ce qu’est le droiten ac tion dans nos so cié tés, ou de ce qu’il pour rait être dans des so cié téspost- révolutionnaires. Elle est peut- être sim ple ment le pro duit d’une im‐ pos si bi li té concep tuelle à pen ser le droit non pas de ma nière cri tique, maisde ma nière ori gi nale » (« La ruse de l’in suf fi sance », op. cit.).

112 La pen sée de Pierre Kro pot kine nous semble alors si mi laire avec celle duju riste Émile Acol las (pour une étude de la pen sée ju ri dique d’Émile Ac co las :v. B. Gran jard, Un ju riste ré pu bli cain, Émile Acol las et la « re fon da tion » dudroit et de la fa mille, thèse his toire du droit, Aix- Marseille, 2011 et F. Au dren,«  Émile Acol las li ber ta rien de la Ré pu blique  », La Ré pu blique et son droit(1870-1930), dir. A. Stora- Lamarre, J.-L. Hal pé rin et F. Au dren, Presses uni‐ ver si taires de Franche- Comté, 2011, p. 239-261). Plus proche d’un li ber ta rienet dé fen dant la pro prié té pri vée, Acol las pos tu lait néan moins que le droitn’était que la mo rale na tu relle sanc tion née par une coer ci tion ex té rieure.Selon Fré dé ric Au dren, Acol las en vi sa geait en dé fi ni tive «  la dis pa ri tion dudroit au pro fit de la mo rale, si gnant le pas sage à une so cié té d’in di vi dus res‐ pon sables qui agissent li bre ment dans l’in té rêt d’eux- mêmes et des autressans re cours à la me nace d’une sanc tion » (ibid., p. 240).

Pierre Kropotkine et la loi naturelle de l’entraide : le fondement d’un droit nouveau ?

RÉSUMÉS

FrançaisL’anar chiste et géo graphe Pierre Kro pot kine se ré fère à la loi na tu relle del’en traide pour jus ti fier l’anar chisme. Dans ses textes, celle- ci lui per met decri ti quer l’ordre ju ri dique éta tique, mais elle est aussi le fon de ment d’unnou vel ordre so cial li ber taire et d’un nou veau droit. Or, sur ce der nier point,la pen sée de l’anar chiste s’avère confuse  : da van tage qu’un nou veau droitfondé sur l’en traide, il nous ap pa raît que, face à l’om ni po tence de la loi na‐ tu relle de l’en traide, le droit de vient su per fé ta toire dans l’ordre so cial li ber‐ taire que Pierre Kro pot kine ap pelle de ses vœux.

EnglishThe an arch ist and geo grapher Peter Kropotkin refers to mu tual aid to jus tifyan arch ism. He cri ti cizes in his writ ings the state legal order and uses it asthe basis for new an arch ist so cial order and a new law. How ever, the an‐ arch ist’s think ing is con fused  : faced with the om ni po tence of the nat urallaw of mu tual aid, we be lieve that law is su per flu ous in the an arch ist so cialorder that Peter Kropotkin calls for.

INDEX

Mots-clésanarchisme, histoire de la pensée juridique, histoire des idées politiques

Keywordsanarchism, legal thought, history of political ideas

AUTEUR

Claire VachetUniversité de Bordeaux, Institut de recherche Montesquieu (EA 7434)