"nous sommes des putes libres"

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“NOUS SOMMES DES PUTES LIBRES” Les différents âges du “plus vieux métier du monde”, de Marie-Madeleine à aujourd’hui, en passant par la courtisane du XVII°s. EMILIE ROSSO ET MARION GUILLOU Il est 22 heures, boulevard du Parc d’Artillerie. Plusieurs camionnettes sont alignées le long du trottoir. Sur le tableau de bord, la flamme d’une bougie indique aux intéressés que la place est libre. La prostitution n’est pas interdite en France. Pourtant, ces filles de la rue travaillent dans l’illégalité. Depuis trois ans en effet, suite aux plaintes de riv- erains, des arrêtés municipaux pris par la ville de Lyon interdisent le stationne- ment des camionnettes des prostituées à Perrache, la Confluence et Gerland. Les amendes « trop fréquentes » qui vont de 35 euros à plus de 100 euros en cas d’intervention de la fourrière con- traignent ces filles à aller « tailler en brousse » dans la campagne lyonnaise, où l’isolement accroît leur insécurité. À plusieurs kilomètres de là, quelques unes, à pieds, attendent dans l’ombre qu’un client s’arrête, à l’affût du moin- dre signe indiquant l’arrivée de la police. La loi de mars 2003 sur le racolage passif maintient les travailleuses du sexe dans un statut de délinquantes les exposant à des contrôles d’identité et des gardes à vue répétées. “La prostitution est un métier” Souvent confrontées à des vols et des agressions, les travailleuses du sexe, présentes lors des Assises de la prosti- tution organisées le 18 mars à Lyon, re- fusent pourtant d’être victimisées. « En voiture, les clients peuvent vous emmen- er n’importe où : une fois, un gars m’a embarquée en voiture, il m’a agressée. Je me suis défendue, je l’ai mis KO, j’ai pris la voiture et je suis partie » confie Marie sur le site de l’association Cabiria (qui lutte pour la protection des travail- leurs du sexe). « On est adulte, on sait se protéger », affirme Karen, porte-parole des prostituées de Lyon. Elle ajoute que les projets de loi sur la pénalisation du client ou la réouverture des maisons closes ne résoudraient pas les problèmes de sécurité, et ne feraient au contraire qu’aggraver les choses. Opinion large- ment partagée par les prostituées in- dépendantes qui refusent de travailler à nouveau sous le joug d’un mac. « Nous sommes des putes libres, et nous rester- ons toujours des putes libres », affirme Claudette, venue de Suisse pour apport- er son soutien à ses collègues françaises. Loin de ce procès contre la politique menée par l’État, d’autres prostituées préfèrent l’anonymat d’Internet pour rappeler qu’elles n’ont pas toutes choisi leur profession et que beaucoup sou- haiteraient en changer plutôt que d’être juridiquement reconnues. « J’ai une fille 69 000 18

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Page 1: "Nous sommes des putes libres"

“NOUS SOMMES DES PUTES LIBRES”

Les différents âges du “plus vieux métier du monde”, de Marie-Madeleine à aujourd’hui, en passant par la courtisane du XVII°s.

EMILIE ROSSO ET MARION GUILLOU

Il est 22 heures, boulevard du Parc d’Artillerie. Plusieurs camionnettes sont alignées le long du trottoir. Sur le tableau de bord, la flamme d’une bougie indique aux intéressés que la place est libre. La prostitution n’est pas interdite en France. Pourtant, ces filles de la rue travaillent dans l’illégalité. Depuis trois ans en effet, suite aux plaintes de riv-erains, des arrêtés municipaux pris par la ville de Lyon interdisent le stationne-ment des camionnettes des prostituées à Perrache, la Confluence et Gerland. Les amendes « trop fréquentes » qui vont de 35 euros à plus de 100 euros en cas d’intervention de la fourrière con-traignent ces filles à aller « tailler en brousse » dans la campagne lyonnaise, où l’isolement accroît leur insécurité. À plusieurs kilomètres de là, quelques

unes, à pieds, attendent dans l’ombre qu’un client s’arrête, à l’affût du moin-dre signe indiquant l’arrivée de la police. La loi de mars 2003 sur le racolage passif maintient les travailleuses du sexe dans un statut de délinquantes les exposant à des contrôles d’identité et des gardes à vue répétées.

“La prostitution est un métier”Souvent confrontées à des vols et des agressions, les travailleuses du sexe, présentes lors des Assises de la prosti-tution organisées le 18 mars à Lyon, re-fusent pourtant d’être victimisées. « En voiture, les clients peuvent vous emmen-er n’importe où : une fois, un gars m’a embarquée en voiture, il m’a agressée. Je me suis défendue, je l’ai mis KO, j’ai pris la voiture et je suis partie » confie Marie sur le site de l’association Cabiria (qui lutte pour la protection des travail-

leurs du sexe). « On est adulte, on sait se protéger », affirme Karen, porte-parole des prostituées de Lyon. Elle ajoute que les projets de loi sur la pénalisation du client ou la réouverture des maisons closes ne résoudraient pas les problèmes de sécurité, et ne feraient au contraire qu’aggraver les choses. Opinion large-ment partagée par les prostituées in-dépendantes qui refusent de travailler à nouveau sous le joug d’un mac. « Nous sommes des putes libres, et nous rester-ons toujours des putes libres », affirme Claudette, venue de Suisse pour apport-er son soutien à ses collègues françaises. Loin de ce procès contre la politique menée par l’État, d’autres prostituées préfèrent l’anonymat d’Internet pour rappeler qu’elles n’ont pas toutes choisi leur profession et que beaucoup sou-haiteraient en changer plutôt que d’être juridiquement reconnues. « J’ai une fille

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Jérôme commence sa tournée à 22 heu-res. Parcourant les rues sombres de Lyon, il s’arrête au moindre appel de phare ou coup de klaxon des camionnettes garées sur le côté. Jérôme est capotier. Il fournit presque tous les travailleurs du sexe de Lyon et des environs en préservatifs et autres « produits pharmaceutiques ». « Je dois attendre qu’elles me fassent signe. La loi sur le proxénétisme m’interdit d’aller les voir sans qu’elles m’aient passé com-

mande avant », explique l’homme d’affaire de 56 ans qui a ouvert sa société, MEDIC-ALL-EXPORT en 2006. Alors qu’il avait pour objectif de vendre des préservatifs aux bureaux de tabac, Jérôme en commande plus de 250 000. Son affaire ne fonctionne pas comme prévu, et il se trouve contraint d’écouler son stock rapidement. Il rencon-tre un succès au delà de toutes espérances auprès des … prostituées. « J’y suis allé au culot. J’ai ensuite créé ma propre marque de préservatifs, j’en ai commandé une

grande quantité pour avoir une réduction. Cela me permet de vendre ces produits à un prix défiant toute concurrence et de les livrer», raconte l’entrepreneur, qui en vend plus d’un million par an. Depuis, Jérôme a élargi sa gamme de produits, et créé ses propres marques, « Le capotier » et « Protection et plaisir ». « Je vends aussi des sextoys, du papier hygiénique, du dés-infectant et surtout des bougies qui per-mettent d’indiquer la disponibilité de la prostituée dans sa camionnette... ».

Jérôme le « capotier » 

de 12 ans, et je n’ai aucune envie qu’un jour, elle soit contrainte de faire comme sa mère », s’indigne l’une d’elles. Une au-tre : « on dirait presque qu’on fait le plus beau métier du monde ! Dans ce cas-là, qu’ils me laissent leur place et prennent la mienne. »

“Pute si je veux, soumise quand je veux”Suivie de 120 « putes et fières de l’être », Karen manifestait le 19 mars dernier pour revendiquer « la reconnaissance de son activité comme un vrai métier ». « La prostitution est autorisée, mais tout ce qui est autour est progressivement in-terdit. C’est de l’hypocrisie ». En tête de cortège, Thierry clame au micro « On fait ce qu’on veut, on décide de nos horai-res, de nos clients, de nos tarifs, on veut garder cette liberté, et en même temps on veut que notre métier soit reconnu, avoir droit à la sécurité sociale, à une as-surance vieillesse ». Et Karen d’ajouter : « l’État est hypocrite. On n’a pas le droit d’utiliser notre argent pour beaucoup de choses, mais pour payer des impôts, là il n’y a pas de problème ». Les manifestants, partis des Terreaux, ont rejoint le parvis de l’Église St Nizier, occupée en 1975 par des prostituées venues protester contre le harcèlement policier et les violences dont elles étaient la cible. «La loi sur le proxé-nétisme nous empêche d’avancer, elle nous fait même régresser. On ne peut ni s’associer, ni faire du covoiturage, ni louer un appartement ou des terrains pour pouvoir travailler dans de meilleures con-ditions » s’indigne Karen pendant qu’un prêtre ferme les imposantes portes de bois. « La prostitution est aussi vieille que le monde, il ne sert à rien de chercher à l’interdire. Nous avons toujours été là et en 3011 nous serons encore là » s’exclame Claudette avant de conclure « je suis pute, je mourrai pute, et fière de l’être ».

“Je suis pute, je mourrai pute, et fière de l’être”

ClaudetteIl y a environ 160 prostituées en camionnette à Lyon, et 60 à pied.

Émilie Rosso

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