mrac mao 02 - lamclamc.ulb.ac.be/img/pdf/masques_ch_9_noret_epreuves_finales.pdf · comme egungun...

17
CHAPITRE IX Joël Noret

Upload: lykhuong

Post on 08-Nov-2018

215 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

CHAPITRE IX Joël Noret

Des masques en perspective historique

À Ouidah, les masques Egun2, souvent désignés comme Egungun dans les études portant sur le pays yoruba du Sud-Ouest de l’actuel Nigeria (voir notamment Drewal 1978 ; Drewal 1992 ; Barber 1991 ; Peel 2000) sont, dans la majorité des cas, la forme sous laquelle, après de longs rites d’ancestralisation, des ancêtres reviennent périodiquement visiter leurs descendants. Dans la ville, ce culte concerne aujourd’hui les lignages yoruba elegun (« adeptes d’Egun ») mais aussi, pour diverses raisons (voir Noret 2008), d’autres lignages, yoruba ou non, inscrits en ligne patrilinéaire dans une autre tradition de culte aux ancêtres. Les Egun ou « revenants », comme on les désigne localement en français, sont, ici comme ailleurs dans les mondes yoruba, des masques formés essentiellement de tissus, plus ou moins lourds et coûteux, dont il existe différents types. Tous les masques n’abritent pas rigoureusement le retour d’ancêtres connus, mais à Ouidah, la grande majorité d’entre eux est toutefois directement identifiée à des défunts des lignages concernés par le culte. Un tel lien d’identification univoque entre des défunts spécifiques et des masques ne se retrouve pas, toutefois, avec la même intensité dans l’ensemble du pays yoruba (voir notamment Davis 1981). En effet, l’ethnonyme yoruba a d’abord été un qualificatif s’appliquant à une partie septentrionale de l’actuel « pays yoruba » (voir Peel 2000 : 283-288), et tous les cultes aujourd’hui considérés comme yoruba ne se retrouvent pas sur l’ensemble de ce territoire, ni sous la même forme aux différents endroits où ils sont pratiqués. Les ethnies, on le sait, ont une histoire (Chrétien et Prunier 1989).

La présence de Yoruba, puis de familles et enfin de lignages yoruba à Ouidah, est étroitement liée à la traite esclavagiste atlantique et au système esclavagiste africain qui a existé sur la « Côte des Esclaves », système qui persista sur le territoire de l’ancien royaume

fon du Danhômè jusqu’à la période coloniale. En effet, ce royaume, qui se libéra de la suzeraineté de l’empire yoruba d’Oyo au début du XIXe siècle, mena ensuite pendant près d’un siècle des guerres et des razzias esclavagistes, notamment en direction du « pays yoruba », qui débouchèrent sur la déportation d’une très nombreuse main d’œuvre servile. Celle-ci fut partiellement utilisée dans le cadre du système esclavagiste local. Dans les premières décennies de leur déportation dans le Bénin méridional, les esclaves « yoruba » (qui ne se reconnaissaient d’ailleurs pas encore comme tels, mais se distinguaient entre eux à partir d’autres identités régionales, et étaient considérés par les Fon comme « Anagô » ou « Ayonu ») ne semblent pas avoir disposé de l’autonomie suffisante pour organiser leurs propres cultes aux ancêtres. À Ouidah cependant (ce ne fut pas le cas à Abomey, la capitale du royaume du Danhômè), une partie des esclaves yoruba eurent pour maîtres des commerçants afro-brésiliens, lesquels semblent bien avoir été moins assimilateurs que les Fon à leur égard (Noret 2006 : 461-489 ; 2008).

Dans certaines familles de descendants d’esclaves yoruba déportés par les Fon dans le royaume du Danhômè, la pratique du culte a démarré bien plus vite à Ouidah qu’à Abomey. Certains individus et certaines familles semblent même avoir possédé un ou deux pagnes de « revenants » avant la fin de la domination fon sur Ouidah. C’est le cas en particulier de la famille Alapini, qui était alors en dépendance du lignage afro-brésilien de Souza (fondé par le plus important marchand d’esclaves de la ville, ami et proche allié du roi d’Abomey Guézo dans la première moitié du XIXe siècle) et non d’un lignage fon. D’autres masques ont, semble-t-il, été conservés dans d’autres familles dans les dernières décennies du XIXe siècle, mais la chose est aujourd’hui, en l’absence de sources écrites (voir Law 2004 : 95), difficile à établir. Il est possible que des masques aient bien été présents dans certaines familles, mais que les conditions politiques de leur sortie dans l’espace public

La mise en scène du retour des défunts

Les masques Egun à Ouidah (Bénin méridional)

Joël Noret1

n’aient pas été réunies, vu la domination fon sur la ville (voir Noret 2006 : 461-489). Cela n’exclut pas que certaines familles yoruba de tradition elegun (« adeptes d’Egun ») aient été en mesure, déjà sous le pouvoir fon, d’organiser leurs propres cérémonies à leurs ancêtres dans le cadre domestique de leur concession, ni que, à la même époque et dans l’espace des maisons, la voix rauque des revenants ait alors pu se faire entendre sans sortie de masque, depuis des pièces réservées aux initiés.

Mais il semble bien que les premiers masques ne sortirent que dans les dernières années du pouvoir aboméen sur la ville, ou dans les premières années du pouvoir français. Deux « revenants » importants jusqu’à aujourd’hui rassemblèrent alors autour d’eux plusieurs lignages en formation dans les premières années du XXe siècle, à savoir Ôwôlèwa et Èyèfôdô. Ce dernier semble même avoir été amené par un véritable « entrepreneur religieux » qui mit, probablement moyennant rémunération, son pagne de « revenant » au service des familles elegun d’un quartier de la ville. Dans un autre quartier, Ôwôlèwa semble pour sa part (selon les informateurs les plus autorisés) avoir été trouvé sous la forme d’un pagne de « revenant » abandonné, à proximité de la ville, par un homme souhaitant s’en débarrasser tout en s’assurant qu’il soit trouvé (voir Noret 2006 : 476-479).

Dans la dernière décennie du XIXe siècle, la chute du pouvoir aboméen profita très vraisemblablement aux Yoruba elegun, qui trouvèrent dans « l’espace public » ouvert par la colonisation un lieu propice à l’organisation de sorties de masques davantage reconnues que sous la domination fon, si elles avaient existé auparavant. À partir des années 1920 et 1930, le nombre de familles possédant en propre des masques lignagers augmenta progressivement. Dans les décennies suivantes, le culte commença à concerner également des lignages se rattachant à d’autres traditions de culte aux ancêtres, comme les lignages yoruba de tradition ôlôrô3, ou des lignages fon pouvant se réclamer de la tradition elegun en ligne maternelle. Dans un contexte religieux fort marqué par l’ésotérisme et par une logique de cumul des puissances, le culte Egun, de par son caractère initiatique, a en fait été rapidement approprié par bien des lignages de la ville, quitte à ce qu’on n’en installe chez soi que l’autel, sans qu’on ait, dans un premier temps, les moyens financiers de faire sortir des masques.

Enfin, une autre dynamique a aussi fort marqué la vie religieuse des lignages du Bénin méridional, au moins à partir des premières décennies du XXe siècle, et

davantage encore dans les dernières décennies de celui-ci, à savoir la dynamique religieuse de la conversion au christianisme (en particulier catholique) et à l’islam. C’est là en effet ce qui a fait que, parallèlement à la propagation du culte Egun dans de nouveaux lignages comme culte de lignées d’ancêtres « secondaires », des segments de lignages et des membres de familles elegun se détournaient, dans des proportions variables, du culte ancestral pour embrasser des religions non lignagères. À Ouidah, le culte des « revenants » est donc pratiqué aujourd’hui dans de nombreux lignages par ceux qui y sont restés fidèles ou qui l’ont embrassé plus récemment, affiliation lignagère qu’un certain nombre de gens cumulent ou partagent avec une adhésion partielle au catholicisme ou, plus rarement, à l’islam.

Une sortie d’ago

Les opérations de contextualisation restent toujours inachevées, fatalement, mais c’est dans un tel contexte historique, brossé ci-dessus à grands traits, que, en décembre 2003, on se prépara, dans le lignage Orunloba4, à faire sortir les ago d’une série de défunts non encore complètement ancestralisés. Les ago sont les masques provisoires sous lesquels, dans certains lignages elegun, les défunts sortent une ou deux fois avant qu’on ne couse pour eux un « pagne » définitif. C’est également sous cette seule forme d’ago que les femmes du lignage reviendront. Seuls les ancêtres masculins ont droit à un « pagne » ultérieur et continuent à revenir visiter périodiquement leurs descendants par la suite, lors des cérémonies que ces derniers organisent en leur honneur. La responsabilité de « coudre » un pagne pour son père est, dans les lignages elegun, une responsabilité fondamentale des enfants, qui économisent pendant des mois, voire des années avant de pouvoir le faire. Un tel épisode ne prend de toute façon place que plusieurs années après le décès.

Ainsi, lorsque les hommes âgés du lignage Orunloba convinrent d’une date pour organiser la sortie des ago des différents morts du lignage depuis une vingtaine d’années, le père d’Irène était déjà décédé depuis plus de dix ans. Dans les conversations que nous avons eues dans les jours précédant la cérémonie, elle me faisait part des difficultés qu’elle rencontrait à obtenir de ses frères et sœurs qu’ils cotisent pour « la cérémonie de leur père », comme on dit localement. Ses frères et sœurs « consanguins » (de même père mais de mères différentes) en particulier, dont une bonne partie étaient établis en France, n’avaient voulu contribuer à

198

aucune dépense, mettant en avant pour ce faire leur foi catholique. L’argument toutefois ne convainquait que partiellement Irène, laquelle situait plutôt ce refus dans la continuité des tensions bien réelles qui existaient entre d’une part elle-même et ses frères « même père, même mère », et d’autre part les enfants de l’autre femme de son père.

Quelques jours plus tard, le jour de la sortie des ago, une centaine de personnes des différentes branches du lignage se retrouvèrent devant l’autel lignager, dans la petite salle qui l’abritait. Un bélier attendait dehors d’être sacrifié pour chaque défunt dont l’ago sortirait dans l’après-midi, et une chèvre pour chaque défunte. Les ancêtres lignagers et les défunts qui allaient sortir pour la première fois dans l’après-midi furent appelés par la procédure idoine au niveau de l’autel, on s’assura à travers des consultations par la noix de cola que tous acceptaient les sacrifices qui leur étaient offerts. L’immolation des animaux commença, et en même temps les chants accompagnant les sacrifices. Le premier s’adressait aux ancêtres du point de vue des initiés : « baba, c’est toi qui m’as appelé [à te rejoindre] dans le secret… » Certaines femmes se levèrent pour

danser à tour de rôle, et c’est donc dans une certaine effervescence collective qu’une quarantaine de béliers et de chèvres égorgés s’empilèrent progressivement devant l’autel des ancêtres lignagers.

Cela va de soi, l’effervescence régnant dans la salle de l’autel lignager ne concernait pas tout le monde de la même façon, et encore moins tous les membres du lignage : certains n’avaient pas pu, ou voulu, trouver place dans la pièce et bavardaient tranquillement dehors, d’autres étaient réellement affairés à faire entrer progressivement les animaux dans la salle. Au même moment, une bonne partie des épouses des hommes du lignage s’affairaient dans les cuisines de la concession lignagère et dans les maisons environnantes à préparer les beignets et la pâte de haricots que l’on consomme au cours de ce genre de cérémonie. Quant à la minorité de catholiques fervents, de chrétiens évangéliques ou pentecôtistes et de musulmans exclusifs qu’on trouve désormais dans chaque lignage du Bénin méridional, elle n’était évidemment pas présente. Il en allait ainsi, notamment, des six frères et sœurs « consanguins » d’Irène, qui se tenaient entièrement à l’écart de « la cérémonie de leur père », dont ils avaient pourtant,

Les masques egun à Ouidah (Bénin méridional)

199

en principe, la responsabilité5. Toute interprétation unanimiste des « performances » rituelles ou des rites collectifs, en termes de communion plus ou moins fusionnelle des consciences ou d’effervescence groupale, occulte ainsi que bien souvent ce sont à la fois les solidarités et le sens de la communauté, mais aussi les hiérarchies, les conflits et les différences qui se cristallisent et se donnent à voir dans les cérémonies collectives de cet ordre.

Après les libations, les sacrifices et les offrandes de beignets et de pâte de haricots de la matinée, les premiers ancêtres lignagers sortirent, sous leurs pagnes chatoyants, de l’espace réservé aux initiés (le « couvent ») dès le début de l’après-midi. Les initiés attendent souvent la fin de l’après-midi avant de faire sortir les premiers « revenants » du « couvent », mais ce jour-là, le nombre d’ago qui allait devoir défiler

dans la grande cour de la concession lignagère était si important que les premiers Egun sortirent déjà en début d’après-midi. En effet, les défunts revenant sous les pagnes ago ne sortent pas seuls, mais sont guidés par des ancêtres plus anciens, pleinement constitués. Ceux-ci, qui correspondent à la forme « ordinaire » sous laquelle les « revenants » se donnent à voir, possèdent un costume différent. Il existe différents modèles de ces pagnes, mais le nom générique de ces costumes à Ouidah est paaka, un terme qui n’est toutefois usité qu’entre initiés et strictement pour désigner le masque dans sa matérialité, les conversations ordinaires renvoyant seulement aux masques comme « Egun ». Ces « revenants » pleinement advenus au statut d’ancêtre s’expriment, eux, d’une voix rauque, alors que les « nouveaux » revenants sortant sous forme d’ago ne parlent pas.

La dynamique des masques en Afrique occidentale

200

Tout autour de la cour, d’environ vingt-cinq mètres de côté, des auvents de branches de palmier ont été dressés, afin que l’assistance puisse suivre la performance rituelle à l’ombre. Et tout autour de l’espace central d’une vingtaine de mètres de côté, des nattes sont étalées bout à bout, et à plusieurs endroits recouvertes de tissus : les ago n’évolueront pas sur le sol nu mais, en signe de bienvenue et pour honorer les nouveaux « revenants », sur des tissus étalés sous leurs pieds par leurs descendants. C’est sous un soleil encore très haut dans le ciel que le premier « revenant » fait son apparition dans la cour. Ce n’est évidemment pas un ago puisque ceux-ci ne sortent pas seuls, mais un ancien « revenant » du lignage, pleinement constitué. C’est d’ailleurs un Egun bien connu du lignage, un masque de type attinon, selon le nom le plus courant qu’on donne en langue fon à ce style de masque, c’est-à-dire, « celui qui a [est vêtu avec] un sac » – l’équivalent yoruba, moins usité, de ce terme étant alakpô. C’est toujours ce « revenant » qui est le premier à se manifester dans le lignage Orunloba, et il commence immédiatement à saluer certaines personnes. Comme tous les attinon, il cherche également à amuser l’assistance, ce qu’il fera surtout une fois que les autres « revenants » seront apparus en imitant leurs gestes de façon grotesque. Turbulent, il importune aussi d’autres personnes en leur réclamant des chaises pour les installer au milieu de la cour.

L’assistance n’est pas encore complètement installée à ce moment-là, mais elle arrive rapidement de différentes parties de la grande concession lignagère et des maisons environnantes. Les gens se regroupent entre proches directement concernés par un même défunt. Je me retrouve ainsi avec Irène, sa mère et ses enfants. De l’autre côté de la cour, ses deux frères sont debout près de la porte par laquelle les ago commenceront bientôt à arriver, porte qui donne vers le « couvent », le lieu réservé aux initiés d’où sortent tous les « revenants ». Les deux hommes tiennent donc leur place parmi les initiés qui sont, pour ainsi dire, « à la manœuvre », guidant les masques et veillant à ce que l’aire centrale où les « revenants » commencent à évoluer reste bien dégagée.

En ce début d’après-midi, les premiers ago font donc leur apparition, encadrés par d’autres « revenants » du lignage. Contrairement aux masques pleinement constitués, qu’on n’appelle plus du nom du défunt qu’ils font « revenir » mais d’un nouveau nom qui évoque leur puissance ou a une valeur proverbiale, les ago qui s’apprêtent à sortir seront encore appelés du nom du défunt qui « revient » à cette occasion. C’est là une dimension de la cérémonie qui contribue de manière significative à son intensité émotionnelle et à la dramatisation de l’action rituelle. En début d’après-midi, les premiers ago font donc leur apparition, encadrés par d’autres « revenants » du lignage. Ainsi, lorsque les premiers ago commencent à sortir, dans un

coin de la cour, un speaker crie à pleine voix le nom des morts qui reviennent dans le micro de la sono louée pour la circonstance. La voix est assourdissante pour ceux qui, comme moi, sont à proximité d’un baffle. Elle couvre les chœurs de femmes qui chantent et entonnent régulièrement des louanges lignagères à l’autre bout de la cour. Elle couvre aussi en partie le son des tambours (gangan), qu’un petit groupe de jeunes hommes portent en bandoulière et frappent de baguettes recourbées. Plusieurs personnes se plaignent du bruit, mais le speaker semble satisfait de son emprise sur l’ambiance sonore, et, en yoruba, souhaite la bienvenue aux défunts, enchaîne et répète leurs noms de plus belle. Un deuxième micro est entre les mains d’une femme qui entonne différents « slogans » vantant les Egun, et lance des chansons, qui se mêlent à l’effervescence des slogans et des chants d’autres groupes de femmes.

En fait, chaque ago est un point de focalisation essentiel pour ceux qui voient ainsi un proche « revenir » après des années d’absence, et l’emprise sonore qu’exercent ceux qui tiennent les micros ne suffit pas à unifier la scène. La performance rituelle est bien plutôt éclatée entre différents points de focalisation, dans la mesure où entre trois et cinq ago sont présents simultanément dans la cour, chacun guidé par deux ou trois « revenants » ordinaires. Ces défunts revenus masqués ne suscitent toutefois pas le même enthousiasme pendant tout leur tour de la cour. En effet, c’est lorsqu’ils passent devant les vivants qui leur sont le plus étroitement apparentés, et tout particulièrement lorsqu’ils arrivent devant leurs descendants et leurs cousins proches, que les slogans de bienvenue et destinés à faire honneur au mort éclatent avec intensité. L’un en particulier, en yoruba, est typique du culte Egun : « tu as fait [souche] sur la terre ! »

Ce sont d’abord les ago des femmes défuntes qui se succèdent et font chaque fois, d’un pas très lent, le tour de la cour. Les mortes qui reviennent ainsi sont vêtues d’une jupe et d’une coiffe d’étoffe traditionnelle (acho oke), tandis que leur buste est revêtu d’une blouse blanche brodée. Leurs pieds, leurs mains et leur visage sont évidemment entièrement recouverts de quelques couches de tissu blanc ordinaire. Elles se frottent les mains l’une contre l’autre devant leur poitrine en inclinant légèrement la tête vers l’avant, pour inspirer la pitié, car leurs cérémonies ne sont pas encore complètement terminées. Ces masques donnent dès lors à voir des défuntes qui ne sont pas encore bien installées « de l’autre côté ». On jette sur ces ago féminins de petites pièces, de cinq, dix ou vingt-cinq francs CFA, parfois par poignées entières. Les enfants, voire les petits-enfants des défunts peuvent même jeter dans leur direction, pour les plus fortunés d’entre eux, quelques billets de cinq cents ou de mille francs CFA. En fait, une bonne partie de l’assistance

Les masques egun à Ouidah (Bénin méridional)

201

n’est venue que pour un ou quelques ago, et au fur et à mesure que ceux-ci ont fini de défiler, certaines personnes cherchent déjà à quitter la cour, et à se replier vers les cours privées plus modestes, où ils organisent une réception pour leurs invités du jour.

Une fois que les ago des défuntes sont passés, ceux des hommes commencent à être introduits dans la cour. Ces ago-là sont de forme différente. Il ne s’agit pas vraiment des costumes épais et chatoyants, plus ou moins anthropomorphes, que portent les « revenants » ordinaires (vêtus donc de l’une ou l’autre forme de paaka), mais d’une sorte de très longue pièce de tissu entièrement cousue en forme de long sac ou de long fourreau autour du « revenant », et qui forme encore une traîne d’environ quatre à cinq mètres derrière lui. La responsabilité de l’achat de cette énorme pièce de tissu revient aux enfants des défunts, et entre les groupes il existe évidemment une forme de compétition ostentatoire : c’est à qui aura acheté le tissu le plus beau et le plus cher pour son père. L’étoffe achetée par Irène et ses frères pour leur père avait ainsi été acquise au Ghana. C’était une pièce de tissu kente, le style akan bien connu, d’un prix de plus de trois cent mille francs CFA.

Les ago des hommes évoluent d’un pas aussi lent que ceux des femmes. Ces défunts lèvent tantôt les

bras au-dessus de la tête en les balançant légèrement vers l’avant, tantôt se frottent lentement les mains l’une contre l’autre devant la poitrine. Ils sont guidés par un ou deux « revenants » ordinaires, et un troisième tient régulièrement, comme un page, le bout de leur traîne. Quand les premiers ago d’hommes font leur apparition dans la cour, un deuxième speaker prend le relais du premier, et poursuit la présentation des défunts, en langue fon cette fois : « papa Robert, papa “chef de gare” [en français], il est allé au pays des morts, il est revenu, nous allons le voir tout de suite ! » Les différents défunts revenus comme ago sont ainsi introduits successivement par leur propre nom.

Vient enfin le tour du père d’Irène. Le speaker crie : « papa Jean-Marc, papa Jean-Marc ! Bonne arrivée ! » Nous sommes sur le côté opposé de la cour, mais Irène se précipite pour accueillir l’ago de son père à l’entrée de la cour avec ses deux frères présents, au prix de légères tensions avec les initiés qui veillent à l’ordre de la cérémonie et à ce que toute la partie centrale de la cour soit réservée aux seuls « revenants ». Irène revient alors du côté opposé de la cour, là où nous sommes installés depuis le début de la cérémonie. L’un de ses frères suit l’ago de son père pendant tout le tour de la cour. Quand l’ago de « papa Jean-Marc » arrive enfin devant nous, il marque une pause. Les pièces pleuvent, quelques billets aussi. Des slogans honorifiques éclatent : « Tu as

La dynamique des masques en Afrique occidentale

202

fait [souche] sur la terre ! » La mère d’Irène, veuve de « papa Jean-Marc », a un moment la chair de poule. Et lorsque l’ago de son père nous dépasse, Irène lui jette un dernier regard qui me semble fort mélancolique. L’une de ses cousines, qui me connaît bien et qui a vu que j’ai remarqué l’émotion forte qui avait saisi Irène et sa mère au passage de l’ago, me confie immédiatement après : « Si c’était ma tradition [elle-même n’est pas d’un lignage adepte d’Egun], et qu’on me disait que Serge D. [le nom de son propre père défunt] est revenu, qu’il est là, je vais m’accrocher à lui, je vais lui dire de ne plus partir ! » L’émotion qui a accompagné le passage de l’ago de « papa Jean-Marc » contraste avec le peu d’attention dont ont été gratifiés la plupart des autres ago qui sont passés devant nous auparavant. Et peu de temps après le passage de l’ago du père d’Irène, nous quittons la cour à notre tour, sans plus attendre le passage des derniers « revenants ».

On l’a vu, l’emprise émotionnelle des ago sur les proches des défunts est réelle. Cependant, faut-il le préciser, ce n’est pas la présence réelle des défunts sous les masques qui produit ici cet effet. Tout le monde sait, même si les femmes ne peuvent jamais le dire dans les milieux pratiquant le culte, le rôle effectif que les initiés jouent dans le retour des défunts. Ici comme ailleurs, la croyance ne peut être réduite à la foi du charbonnier, et les individus font périodiquement preuve d’une certaine « réflexivité religieuse » (Hojbjerg, 2002). Mais si on sait donc bien (enfants exceptés) que la manifestation des Egun sous la forme de masques n’est pas indépendante de l’action des initiés, cela n’empêche pas qu’on considère, sans beaucoup en douter cette fois, que les défunts sont des figures actives : nul ne met en cause, par exemple, le fait que ce sont bien les morts qui sont au principe de la façon dont des quartiers de noix de cola retombent (« ouverts » ou « fermés ») lorsque, au cours d’une cérémonie, on consulte les ancêtres par ce procédé divinatoire simple. Je n’ai jamais entendu personne me tenir un raisonnement faisant intervenir la notion de probabilité à ce propos (voir Noret 2009). Si le doute peut être considéré comme une composante essentielle de la pensée religieuse (voir notamment Hojbjerg 2002 ; Severi 2002 ; Piette 2003), il n’est pas moins essentiel de rappeler le caractère tout aussi essentiellement secondaire, mineur ou marginal que les moments de doute occupent, dans certaines configurations religieuses tout au moins. « L’attitude naturelle » (Schütz 1987; Berger et Luckmann 1986) de ceux qui pratiquent le culte Egun à Ouidah est bien fondée sur l’intériorisation de schèmes ou d’habitudes de pensée reconnaissant les défunts comme des figures actives (voir Noret 2007). Peu importe, ensuite, que les défunts ne puissent « revenir » sans l’action des initiés, cela n’invalide pas la capacité d’action qui leur est reconnue par ailleurs. C’est en fait surtout des actions menées à l’autel (libations, sacrifices, consultations), avant la sortie des masques, qu’on attend une efficacité. Dans les lignages qui pratiquent

cette tradition, la sortie de l’ago d’un défunt est cependant considérée également comme un moment important des honneurs que les descendants d’un mort lui doivent. Elle constitue en effet, à l’endroit de celui-ci, un don de pagne indispensable qui prépare la réalisation du masque final.

L’intervention, dans le culte initiatique aux ancêtres qu’est le culte Egun, de costumes (les masques) et de techniques du corps (la danse) extra-quotidiens, capables d’exercer une certaine séduction esthétique (tant pour ce qui est des costumes, soignés, qu’en ce qui concerne la danse, souvent virtuose), et s’inscrivant enfin dans une logique de dépense (dépense d’argent et dépense d’énergie), fait indubitablement partie de ce qui confère leur statut particulier aux Egun et au culte sa valeur sociale ou sa légitimité. Mais une attention trop exclusive aux propriétés formelles d’un rituel risque toujours d’occulter les conditions sociales de son efficacité (voir Bourdieu 2001) ou, pour le dire autrement, d’occulter la légitimité de l’institution qui préexiste à la performance rituelle, la rend possible et lui confère son statut. La présence de propriétés formelles spécifiques dans les performances rituelles du culte Egun (mise du corps en tension au cours de la danse, recours à des modes non ordinaires de communication, etc.) est indiscutable, et participe pleinement à la (re)production du culte comme institution. Toutefois, la reconnaissance des défunts comme figures actives avec lesquelles on peut interagir par des moyens rituels, ainsi que la reconnaissance du fait que les rites funéraires lignagers puis la sortie d’un ago et enfin la réalisation du masque « définitif » sont « ce qu’il faut faire » pour les morts du lignage, ne sont pas moins essentiels pour comprendre les voies par lesquelles le rituel produit ses effets : « pour que le rituel fonctionne et opère, il faut d’abord qu’il se donne et soit perçu comme légitime » (Bourdieu 2001 : 169). Ou, pour formuler les choses dans les termes d’un raisonnement par l’absurde, l’organisation de rites funéraires chinois ou indiens pour « papa Jean-Marc », si spectaculaires qu’ils eussent été, n’aurait probablement pas donné à Irène le même sentiment du devoir funéraire accompli (et la conviction d’avoir amélioré le statut de son père « de l’autre côté »), ni ne l’aurait émue, elle et sa mère, de la même façon que ne le fit ce jour-là l’organisation des rites funéraires prescrits par le lignage.

Toutes les sorties de pagnes de « revenants » ne sont pas, toutefois, de tels moments de souvenir ému des défunts. Les modalités d’engagement dans les rituels et les effets des sorties de masques sont bien plus divers. Les sorties ordinaires des « revenants », en particulier lors des cérémonies annuelles pour les ancêtres dans les lignages détenteurs du culte, sont certes des moments de réaffirmation de la lignée lignagère, mais aussi des moments de réjouissance autour d’une performance esthétique qui fait suite à la véritable interaction avec les ancêtres, laquelle

egun à Ouidah (Bénin méridional)

203

prend place dans la matinée des jours de cérémonie, face à leur autel. C’est à ce moment-là en effet, on l’a dit, que les ancêtres sont consultés par l’intermédiaire de noix de cola et font connaître leur état d’esprit. La sortie des « revenants » dans la deuxième partie de la journée constitue, pour autant que les défunts soient encore présents à l’esprit des participants (lesquels peuvent aussi, par exemple, être seulement attentifs à la performance esthétique), la poursuite spectaculaire de l’hommage.

La sortie des Egun au cours d’une cérémonie annuelle pour les ancêtres

Le lignage Ajouon a choisi, depuis plusieurs années, d’organiser le jour de Noël la cérémonie annuelle que, dans la région de Ouidah, chaque lignage organise en principe en l’honneur de ses ancêtres. C’est lors de la cérémonie de décembre 2003 qu’une partie des photos qui illustrent cet article ont été prises, et c’est la sortie des pagnes d’Egun au cours de cette cérémonie annuelle que je vais à présent évoquer de façon succincte.

Le soir du 24 décembre, pendant que d’autres s’apprêtaient à aller à la messe de minuit (qui voit toujours, à Ouidah, une foule importante se presser dans les deux grandes paroisses de la ville), la veillée en l’honneur des Egun (dite idadurô Egun, c’est-à-dire « mettre les ancêtres debout ») fut un grand moment d’enthousiasme. Après que les ancêtres, consultés grâce à des noix de cola, eurent accepté le principe de la cérémonie du lendemain, les chants commencèrent et se poursuivirent pendant longtemps, évoquant la question de la filiation et magnifiant le secret initiatique : « la chose éternelle, nous allons voir nos pères aujourd’hui dans la joie » ; « la grande calebasse [c’est-à-dire « le secret »] n’est pas renversée, c’est quelque chose d’autre qui s’est renversé » ; « c’est dans la maison de notre père qu’on trouve des initiés » ; « si quelqu’un peut se réclamer des Egun, c’est nous » ; « n’abandonnez pas [le culte], qu’il ne s’abîme pas » ; etc. Quelques tambours furent ensuite sortis dans la principale cour intérieure de la modeste concession lignagère, et des jeunes hommes de la maison et de maisons voisines dansèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, rivalisant d’effets et d’habileté.

Le lendemain matin, tandis que les épouses des hommes de la maison s’affairaient encore à préparer les beignets et la pâte de haricots, les différents animaux (chèvres, coqs et poules) et les boissons amenés par les uns et les autres pour les libations et les sacrifices sur l’autel des ancêtres furent présentés publiquement et comptabilisés. On se rendit ensuite dans la pièce abritant l’autel ancestral où avait eu lieu la veillée. Les femmes âgées en charge des cérémonies lignagères commencèrent alors, après les premières libations d’usage, à appeler un à un par leur nom les

défunts ancestralisés du lignage, sous l’œil vigilant du chef de celui-ci, qui leur rappelait les noms qu’elles omettaient. La bienveillance des ancêtres envers chacun de ceux qui avaient amené au moins une bouteille d’alcool pour les libations fut ensuite contrôlée en consultant les défunts par le jet de noix de cola – noix dont la position des quartiers est scrutée quand ils retombent (voir Noret 2007). Les sacrifices purent alors commencer, et avec eux les chants. Le premier de ceux-ci est identique dans les différents lignages elegun de Ouidah : « baba, c’est toi qui m’as appelé [à te rejoindre] dans le secret… » Du lieu de la concession lignagère réservé aux initiés, proche de la pièce qui abrite l’autel, les Egun font alors entendre leur voix rauque et grave, signalant par là qu’ils ont bien reçu et qu’ils apprécient les sacrifices. Et après les différentes chansons qui accompagnent ceux-ci, vient le chant accompagnant la libation d’huile (de palme) rouge qui suit les immolations : « cela a glissé tout de suite, comme une calebasse d’huile ; l’enfant détenteur de la voix [l’]a fait glisser tout de suite, comme une calebasse d’huile… »

On est là à un moment bien particulier de la mise en scène du retour des défunts. Celle-ci, on l’aura compris, est étroitement liée à la performance rituelle des initiés. Mais intervient avec le chant évoqué ci-dessus un phénomène qu’A. Zempléni (1996) a joliment baptisé du nom de « sécrétion » : des « bribes » du secret initiatique sont furtivement exhibées. De façon allusive en effet, la chanson évoque « un enfant détenteur de la voix » et qui « [la] fait glisser ». Or, on sait bien dans le milieu des initiés que c’est une voix, celle des Egun, qu’on fait ici « glisser ». En fait, tout le monde sait que les Egun sont « nos pères », et que la chanson n’évoque pas un « père » qui parle mais un « enfant ». C’est là une façon de dire que, dans le culte, des « enfants » parlent au nom de leurs « pères », une allusion à peine voilée au rôle des initiés dans la production de la voix des Egun. Des moments de « sécrétion » peuvent donc se produire en dehors des sorties de masques proprement dites.

Mais de façon plus générale, la possibilité de la mise en scène du retour des défunts repose en fait sur le silence des femmes au quotidien. Celles-ci en effet se sentent finalement tenues de taire de la même façon que les initiés eux-mêmes ce qu’elles savent du rôle de ceux-ci, du moins en leur présence. Si elles ne le faisaient pas, elles s’exposeraient d’ailleurs à la violence des initiés, ou au moins perdraient tout crédit social (voir Goffman 1973 : 139). La performance des masques est ainsi ancrée dans un rapport social de contrôle de ses expressions (on ne dit pas ce qu’on sait), de dissimulation et de « sécrétion », que les initiés entretiennent avec les non-initiés (surtout les femmes et les enfants) bien au-delà des moments où les défunts reviennent, et en fait, jusque dans la vie quotidienne, où chacun sait de quelle façon il convient d’évoquer, ou pas, le retour des ancêtres.

La dynamique des masques en Afrique occidentale

204

Une fois les sacrifices terminés, les ancêtres sont à nouveau consultés par un jet de noix de colas : on leur demande maintenant s’ils ont bien reçu les sacrifices que leurs enfants leur ont envoyés. Viennent ensuite les offrandes de beignets et de pâte de farine de haricot. Puis les boissons et les quartiers de noix de cola ayant servi à la consultation des baba (les « pères », ici les ancêtres) circulent dans l’assistance, en une sorte de communion. Des « slogans » et des chants reprennent. L’assistance sort progressivement de la pièce où est installé l’autel des ancêtres pour venir s’asseoir dans la cour principale de la concession lignagère, à l’ombre d’auvents de feuilles de palmier qui en couvrent une bonne partie. Des beignets de haricot et des morceaux de pâte de farine de haricot sont distribués aux petits groupes d’hommes et de femmes d’un certain âge qui s’asseyent. Les hommes jeunes en particulier et quelques hommes plus âgés ont alors déjà quitté la cour pour le « couvent », le lieu réservé aux initiés d’où vont bientôt sortir à présent les Egun masqués.

Ceux-ci ne se font pas attendre et quelques-uns arrivent ou même surgissent dans la cour de la concession. On l’a vu, il existe à Ouidah différents types de masques d’Egun, qui ont chacun un comportement

caractéristique. À la virtuosité dans la danse de certains types de masques répond ainsi le calme et la majesté d’autres, qui sont souvent les ancêtres les plus respectables d’un lignage. À Ouidah, où la langue la plus utilisée est le fon, certaines formes de « revenants » sont en outre le plus souvent désignées par un nom fon. C’est le cas par exemple des majestueux abèbènon, « ceux qui ont un couvre-chef ombreux » (ainsi désignés en raison de la forme carrée de leur couvre-chef), dont le costume est invariablement coûteux et la danse posée, des agbannon « ceux qui ont une charge » (qu’on appelle ainsi en raison du poids de leur pagne), plus turbulents, des tamannon, « ceux qui ont un glaive » (le glaive est l’un de leurs attributs), dont le comportement oscille régulièrement entre le calme des grands ancêtres qui distribuent saluts et bénédictions, et l’agitation d’Egun plus turbulents. Les Egun dont la danse est la plus remarquable sont par contre désignés d’un nom yoruba, en l’occurrence ade, « la couronne », de même que les plus turbulents, appelés shangô, du nom de la divinité yoruba du tonnerre et de la foudre.

Quelques « revenants » arrivent donc successivement dans la cour de la concession lignagère. Le premier à se manifester est, comme souvent, l’attinon (alakpô en

Les masques egun à Ouidah (Bénin méridional)

205

yoruba, soit dans les deux langues « celui qui a [est vêtu avec] un sac ») de la maison. Plusieurs informateurs autorisés m’ont certifié que les Egun attinon sont l’équivalent (structurel) parmi les Egun des lègbasi (« adeptes » ou « épouses de lègba ») parmi les adeptes possédés (vôdunsi) des vôdun, les cultes bien connus du Bénin méridional, qui recourent largement à la possession. Comme les lègbasi en effet, les attinon sont des amuseurs, qui imitent notamment la danse des autres Egun, mais aussi des perturbateurs : ils sont, en quelque sorte, la part du désordre. L’attinon du lignage sort donc le premier, en ce début d’après-midi du 25 décembre 2003. Il traverse la cour et s’en va saluer des femmes. Un ade arrive en faisant, avec les bras, tournoyer à la verticale la lourde cape ronde qu’il porte autour du cou, jusqu’à ce que celle-ci se prenne dans l’auvent de feuilles de palmier qui couvre la cour, ce qui le ramène momentanément à un comportement plus sobre.

Des joueurs de gangan, tambours à cordes portés en bandoulière et frappés d’une baguette recourbée, sont déjà là depuis quelques dizaines de minutes, et l’arrivée des Egun met ce petit orchestre en mouvement, si bien que l’ambiance sonore est rapidement saturée par le bruit des tambours. À tour de rôle, les Egun qui arrivent dans la cour vont s’incliner devant l’autel ancestral. Leurs pagnes chatoyants brillent sous les rayons du soleil qui traversent les auvents. Un kôtô, masque qui, pour être masculin, n’en imite pas moins le comportement d’une jeune fille, arrive et commence à danser, suivi d’un autre masque, plus solennel, qui salue posément les vieux assis. Chaque « revenant » est accompagné d’un mariwô, nom qu’on donne aux jeunes hommes initiés qui évitent que les masques ne touchent trop ostensiblement les vivants, au moyen des baguettes emblématiques du culte, les ichan. Le contact direct avec les masques est réputé dangereux, et parfois même mortel, mais de telles affirmations sont démenties un grand nombre de fois lors de chaque sortie de pagnes d’Egun : les enfants mis à part, nul n’y croit donc vraiment mais chacun, par respect de la mythologie minimale du culte et par souci des formes dans lesquelles doit se faire le retour des défunts, s’efforce d’éviter de toucher les pagnes.

Cette première sortie des « revenants » du lignage ne dure pas. Les Egun saluent leurs descendants, délivrent quelques messages plus spécifiques à certaines personnes qui doivent, par exemple, être rappelées à l’ordre par rapport à certains incidents qui ont eu lieu dans la maison. Ils bénissent aussi ceux devant lesquels ils s’arrêtent. Les formes que peuvent prendre saluts et bénédictions sont fort variées et, dans les régions où le yoruba est la langue véhiculaire, nombreuses. À Ouidah toutefois, l’usage du yoruba est assez largement tombé en désuétude dans la vie quotidienne de nombreuses familles pourtant originaires de régions

La dynamique des masques en Afrique occidentale

206

de l’actuel « pays yoruba ». Le répertoire des Egun, qui en principe s’expriment uniquement en yoruba, est donc souvent plus limité, même si, dans le milieu des initiés, les « revenants » de certaines familles sont bien connus pour avoir un répertoire bien plus important que d’autres. Dans le lignage Ajouon cependant, le répertoire des « revenants » n’est pas fort étendu, et la forme standard des bénédictions est celle qu’on entend le plus souvent dans les régions de Ouidah et d’Abomey, à savoir : « Ce qui bénit [les gens] va te bénir ! Le roi Aruku te bénit ! Le roi Arèsa te bénit ! » Aruku et Arèsa sont ici deux noms propres considérés, dans une bonne partie du Bénin méridional, comme ceux de chefs « mythiques » importants des Egun.

Après leur première sortie dans la cour, les Egun rentrent au « couvent » sans s’attarder. C’est ensuite vers dix-sept heures qu’ils ressortent, pour se produire cette fois dans la rue qui longe la concession, bloquée pour l’occasion, comme il est de coutume en ce genre de circonstance. Un orchestre de tambourinaires organisé autour d’un petit tambour à cordes connu localement comme gbon a pris place en travers de la rue, à une extrémité de l’aire dégagée pour la performance des masques. Derrière et à côté, des femmes de la maison se massent peu à peu au milieu de voisines et de curieux du quartier. D’un côté de la rue, des chaises sont installées pour que les hommes âgés de la maison et ceux des maisons voisines puissent assister assis à la sortie des Egun. De l’autre côté, une rangée de chaises a été prévue pour les « revenants » eux-mêmes, afin qu’ils puissent se reposer lorsqu’ils ne dansent pas. Le dernier côté enfin de l’aire dégagée pour la performance des masques reste relativement ouvert : c’est par là que les « revenants » arriveront progressivement depuis la concession lignagère, et c’est là que se regroupent aussi peu à peu les adolescents déjà initiés et les jeunes hommes qui interagissent de façon très animée et très spectaculaire avec les Egun au cours de leur sortie, dans la mesure où ceux-ci les chargent régulièrement au cours de leur performance rituelle et que s’engage alors un jeu d’esquive et de poursuite qui n’est pas sans évoquer une furia.

On ne peut évoquer ici en détail la danse des différents Egun, plus d’une dizaine, qui se produisirent ce soir-là. Une telle description serait fastidieuse et répétitive. Comme en début d’après-midi dans la cour de la concession, les Egun arrivent un à un. De la même façon qu’on peut dire localement à divers propos que, dans une voiture, c’est le chauffeur qui s’assied à l’avant tandis que le propriétaire reste derrière, ce ne sont pas les Egun au statut le plus élevé qui sortent les premiers. Les ancêtres les plus vénérables d’un lignage ne sortent d’ailleurs pas chaque fois que les masques se produisent, ou encore ils restent dans la cour de la concession lignagère sans sortir pour se produire dans l’espace public.

Les premiers, l’attinon du lignage, trois ade, un kôtô, et deux agbannon au moins sortent donc et commencent à danser, à saluer leurs descendants et l'assistance en général. Le plus souvent, un seul Egun danse devant l’orchestre, et les « revenants » se succèdent, rivalisant d’adresse et de virtuosité lorsqu’il s’agit de « revenants » qui affectionnent tout particulièrement la danse, comme les ade ou les kôtô. Et lorsqu’un « revenant » est un ancêtre important du lignage, ou un ancêtre qui n’est pas décédé depuis fort longtemps et dont les enfants ou les petits-enfants, voire les frères et sœurs, sont encore en vie, chacune de ses performances est saluée d’un « slogan » honorifique (dont la première partie est composée d’onomatopées typiques de la région et la seconde partie, ici traduite, est en yoruba) : « Wasi, wasi, wasi ! Alwasiô ! Ôhô, ôhô, tu as fait [souche] sur la terre ! » Lorsqu’il n’est pas trop proche de l’orchestre de gbon, le groupe de joueurs de gangan peut jouer simultanément et rythmer la danse d’un deuxième Egun, ou la charge d'un masque en direction des adolescents et des jeunes hommes, puisque ceux-ci provoquent ceux des « revenants » qui sont susceptibles d’être turbulents.

Les masques egun à Ouidah (Bénin méridional)

207

Lorsque deux Egun se produisent simultanément, les points de focalisation de la performance rituelle sont alors dédoublés, puisque ce sont bien les « revenants » qui focalisent avant tout l’attention et ce, premièrement comme phénomènes esthétiques et manifestations de puissance. La question de la présence de « chers disparus » sous les masques se pose peu, et lorsqu’un « revenant » est acclamé par une partie des membres du lignage, ou même par ses descendants directs, c’est davantage en tant qu’acteur de l’honneur rendu au mort que comme défunt que l’on pleurerait ou regretterait encore. La coloration émotionnelle dominante d’une sortie d’Egun est habituellement, dans l’assistance, la joie et l’enthousiasme : l’emprise esthétique des masques est évidente.

Dans un cas comme celui évoqué ici toutefois, le souvenir des défunts au moment de la sortie des masques peut être bien réel, et se mêler à la joie suscitée par le phénomène esthétique de leur prestation. Comme l’ont souligné de façon convaincante C. Humphrey et J. Laidlaw, un rituel ne repose pas sur les intentionnalités des participants (lesquelles peuvent être multiples), mais sur le caractère prescrit des actions (ou des registres d’actions) qui y prennent place (Humphrey et Laidlaw 1994) : différentes intentions peuvent cohabiter au sein d’un même contexte rituel et, dans le cas qui nous occupe, les défunts peuvent être plus ou moins présents à l’esprit des différentes catégories de participants à une sortie d’Egun.

Si c’est la performance esthétique qui semble bien retenir l’attention de la majorité de l’assistance, comme les exclamations et les commentaires qu’on entend parfois autour de soi le laissent supposer, on observe aussi régulièrement une interaction privilégiée entre tel « revenant » et certaines personnes : des informateurs qualifiés m’ont dit que cela correspondait souvent à l’existence d’un lien de parenté entre l’ancêtre masqué et les personnes qu’il salue et qui l’acclament. Le 25 décembre 2003, une telle relation était particulièrement visible entre un groupe de femmes massées à la droite de l’orchestre de tambours et un Egun important du lignage Ajouon, Ôjubari, nom qui est une abréviation formée à partir de la sentence « b’ôju ba ri, k’ènu k’ô dakè », c’est-à-dire « si les yeux voient, que la bouche se taise » – une maxime qu’on peut rapporter à l’attitude attendue des initiés par rapport au secret initiatique, mais aussi plus largement, à la nécessaire discrétion dont chacun doit faire preuve au quotidien dans la conduite de sa vie. Cet Egun était de type ade, un type de masque qui correspond rarement à un ancêtre important au niveau d’un lignage. Ce masque avait par contre manifestement un lien privilégié avec certaines personnes, visible dès le moment de la première sortie des « revenants » dans la cour de la concession lignagère, en début d’après-midi. Ces gens étaient probablement, pour une partie

tout au moins, des descendant(e)s de cet ancêtre, voire des personnes ayant encore des souvenirs du défunt « revenu » sous le masque. Il est fort probable aussi que ces gens aient cotisé pour faire coudre le pagne du masque en question. Dans certains cas, de telles connexions sont d’ailleurs indubitables. Un vieil homme apparenté maternellement au lignage Ajouon et que je connaissais bien me glisse ainsi ce 25 décembre 2003, avec une voix dans laquelle je crois discerner une certaine émotion, à propos d’un Egun que nous regardons danser quelques mètres devant nous (et dont il avait financé la couture du pagne) : « C’est mon petit frère… » Cet homme était évidemment un vieil initié, et il ne s’agissait fatalement pas, dans son chef, de « croyance ».

Les initiés forment une grande « équipe », et travaillent donc de concert à maintenir la représentation « théâtrale » du retour des défunts (Goffman, 1973). Ils doivent évidemment, par leur comportement et leurs commentaires à l’égard des masques, entretenir l’idéologie du culte, qui proclame que ce sont bel et bien les défunts qui reviennent sous les pagnes. Mais ce vieil homme savait bien que je ne « croyais » pas, moi non plus, littéralement que son « petit frère » (classificatoire) dansait devant nous, et je ne pense pas qu’il entretenait seulement la représentation « théâtrale » du retour des défunts en me glissant ce commentaire. Il savait aussi, en effet, que le pagne était bien là en mémoire de ce « petit frère », et, quel qu’ait d’ailleurs pu être son souci d’entretenir l’idéologie du culte, le « revenant » lui évoquait manifestement le disparu au moment de faire allusion à celui-ci.

Comme l’indique la situation évoquée ci-dessus, la question du souvenir des défunts ne peut donc pas être complètement évacuée des prestations des « revenants ». Elle est toutefois bien plus importante, on l’a vu, au moment de la sortie des ago, que lors des sorties ordinaires des Egun pour lesquels on a déjà cousu un pagne d’ancêtre pleinement ancestralisé. Les pagnes de « revenants » pleinement ancestralisés, les seuls en fait que connaissent la majorité des gens hors des familles où la tradition des ago est pratiquée, peuvent d’ailleurs sortir, et c’est même le cas assez régulièrement, non devant leurs descendants mais devant un autre « public ». Un gendre issu d’un lignage elegun peut, par exemple, emprunter des pagnes dans son propre lignage ou auprès d’amis pour organiser une sortie de « revenants » afin de rehausser par une telle prestation les funérailles de son beau-père. Autre cas de figure fréquent, un lignage qui n’est pas de tradition elegun mais qui a acquis le culte par exemple suite à des consultations divinatoires qui ont suggéré cette démarche pour sortir d’une situation d’infortune (typiquement, des morts oubliés, anciens dépendants yoruba du lignage, réclamant leur culte sous cette forme) : en une telle occasion, un tel lignage peut parfaitement emprunter des pagnes à un autre lignage qui en possède.

La dynamique des masques en Afrique occidentale

208

On pourrait encore présenter d’autres cas de ce genre, mais ces exemples suffisent à montrer que, à la différence des pagnes de type ago, les masques Egun ordinaires peuvent être exhibés dans des contextes où la question de l’identification d’un « revenant » à un défunt bien particulier est bien moins présente que lors d’une sortie d’ago. Cela n’oblitère évidemment pas systématiquement la question du souvenir des défunts, auquel les revenants peuvent bel et bien être liés lorsqu’ils sortent dans leur propre lignage. Mais en fait, les différentes formes de masques (qui portent donc l’un ou l’autre style de paaka) se distinguent encore des figures transitoires que sont les ago par le fait que les Egun pleinement constitués se sont aussi vu donner un nom différent du nom du mort, alors que, on s’en souvient, c’est encore par le nom du défunt (« papa Robert », « papa Jean-Marc », etc.) qu’on désigne les masques liminaires des ago. Une petite nuance doit toutefois être apportée ici : un Egun pleinement constitué peut encore parfois être appelé non par le nom du défunt, mais par son surnom s’il en avait un. D’une manière générale cependant, les Egun pleinement ancestralisés évoquent moins directement le défunt que les Egun encore au stade d’ago par la rupture que le changement de nom introduit avec la figure du défunt. Or, on sait bien l’importance du nom comme attribut essentiel de la personne dans cette région au moins de l’Afrique subsaharienne.

Enfin, un autre aspect encore par lequel les Egun pleinement ancestralisés « relâchent » en quelque sorte le lien avec la figure du défunt au cours de leur performance provient du caractère hautement actif de celle-ci, qui focalise l’attention de l’assistance sur la danse, sur la charge en direction des jeunes hommes, ou encore, pour ce qui est des Egun plus diserts, sur un discours qui fait alterner salutations poétiques, bénédictions et récitations d’extraits des louanges claniques caractéristiques d’un ensemble de lignages. L’emprise esthétique que les « revenants » pleinement formés obtiennent ainsi régulièrement distrait inévitablement du souvenir des défunts, auquel les figures bien plus passives que sont les ago laissent potentiellement davantage de place.

Se dessinent donc ici une série d’écarts significatifs entre les Egun pleinement constitués et les figures liminaires des ago. Ces écarts en effet sont présents au niveau du type et du comportement des masques, du statut des figures masquées (les ago ne sont pas des ancêtres pleinement institués), et enfin du nom (un défunt pleinement ancestralisé se voit ici donner un nouveau nom).

***

Les masques egun à Ouidah (Bénin méridional)

209

Barber, K. 1991. I could speak until tomorrow. Oriki, Women and the Past in a Yoruba Town. Édimbourg : Edinburgh University Press.

Berger, P. et T. Luckmann. 1986 [éd. anglaise originale 1966]. La construction sociale de la réalité. Paris : Méridiens-Klincksieck.

Bourdieu, P. 2001 [1975]. « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel ». In P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil, pp. 159-173.

Chrétien, J.-P. et G. Prunier (sous la dir. de). 1989. Les Ethnies ont une histoire. Paris : Karthala. Davis, H. E. G. 1981 [1976]. In Honor of the Ancestors : the Social Context of Iwi Egungun Chanting in a Yoruba Community. Ann Arbor - Londres : University Microfilms International.

Drewal, J. H. 1978. « The arts of Egungun among Yoruba Peoples ». African Arts XI (3) : 18-19. Drewal, M. T. 1992. Yoruba Ritual. Performers, Play, Agency. Bloomington-Indianapolis : Indiana University Press. Goffman, E. 1973. La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi. Paris : Minuit. Hojbjerg, C. K. 2002. « Religious reflexivity. Essays on attitudes to religious ideas and practice ». Social Anthropology 10 (1) : 1-10.

Humphrey, C. et J. Laidlaw. 1994. The Archetypal Actions of Ritual. Oxford : Clarendon Press. Law, R. 2004. Ouidah. The social history of a West Africa Slaving ‘Port’ 1727-1892. Athènes-Oxford : Ohio University Press - James Currey.

Noret, J. 2006. Autour de « ceux qui n’existent plus ». Deuil, funérailles et place des défunts au Sud-Bénin. Thèse de doctorat en anthropologie ULB-EHESS.

Noret, J. 2007. « En finir avec les croyances ? Croire aux ancêtres au Sud-Bénin ». In J. Noret et P. Petit, Corps, performance, religion. Études anthropologiques offertes à Philippe Jespers. Paris : Publibook, pp. 283-307.

Noret, J. 2008. « Mémoire de l’esclavage et capital religieux. Les pérégrinations du culte egun dans la région d’Abomey », Gradhiva 8 : 48-63.

Noret, J. 2009. « Autour du fait religieux. La théorie du choix rationnel et ses limites ». in Paulin J. Hountondji (dir.), L’Ancien et le Nouveau. La production du savoir dans l’Afrique d’aujourd’hui. Porto-Novo, Centre africain des hautes études, pp. 103-122.

Noret, J. 2010. Deuil et funérailles dans le Bénin méridional. Enterrer à tout prix. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.

Noret, J. 2012. « Grief as social fact. Notes from southern Benin ». African Studies 71 (2) : 273-286. Peel, J. D. Y. (2000) Religious Encounter and the Making of the Yoruba. Bloomington-Indianapolis : Indiana University Press. Piette, A. 2003. Le Fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire. Paris : Economica. Schütz, A. 1987. Le Chercheur et le Quotidien. Paris : Méridiens-Klincksieck. Severi, C. 2002. « Memory, reflexivity and belief. Reflections on the ritual use of language ». Social Anthropology 10 (1) : 23-40.

Zempléni, A. 1996. « Savoir taire. Du secret et de l’intrusion ethnologique dans la vie des autres ». Gradhiva 20 : 23-41.

Bibl

iogr

aphi

eLe 25 décembre 2003, les jeunes hommes

massés d’un côté de l’aire dégagée pour la danse des « revenants » se font, comme c’est souvent le cas, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l’heure avance. Le jour décline, et un « revenant » particulièrement brutal commence à frapper les jeunes hommes avec une chicotte de peaux d’animaux séchées. L’interaction entre les masques qui se relaient pour venir danser ou saluer les hommes d’âge mûr se poursuit, mais du côté de l’aire de danse où les jeunes hommes provoquent les masques puis cherchent à éviter leurs charges, la tension monte. Un autre masque singulièrement turbulent se défait d’une partie amovible de son costume. Se trouvant alors dans une tenue bien plus légère, il peut se livrer plus facilement à des charges en direction des jeunes hommes, qu’il frappe du plat de son sabre en métal souple lorsqu’ils ne fuient pas assez vite.

Comme c’est régulièrement le cas, les bousculades se multiplient au fur et à mesure que le jour décline et que la situation se tend. On entend régulièrement

(et le fait semble avéré) que certains profitent de ces occasions de confusion pour régler leurs comptes et porter des coups à leurs ennemis plus ou moins déclarés, sollicitant même parfois un « revenant » pour qu’il se charge de cette besogne. Un incident de ce type se produit d’ailleurs ce jour-là. Mais le jeune homme qui a cherché à porter discrètement un coup à un autre jeune du quartier a manqué de discrétion et est repéré. Frappé à son tour, il est ensuite porté à bout de bras au « couvent », ce qui fait immédiatement peur à ceux qui le connaissent : les punitions qui sont administrées dans les lieux réservés aux initiés ont une réputation de sévérité extrême. L’agitation s’en trouve encore accrue, tandis que les vieux ordonnent tant bien que mal le retour de tous les masques au « couvent », arrêtent les tambours et cherchent à garder un peu de contrôle sur la situation par l’intermédiaire d’hommes plus jeunes. C’est donc à une fin de performance rituelle houleuse qu’on assiste ce jour-là, le différend et la dispute ayant finalement mené à une rupture des formes conventionnelles exigées par la mise en scène du retour des défunts, et à une clôture confuse de la performance rituelle.

La dynamique des masques en Afrique occidentale

210