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Fiche n°26 MODES DE RAISONNEMENT DIAGNOSTIQUE Comment raisonnent les médecins ? Quelle démarche diagnostique en médecine générale ? "Le raisonnement peut être défini comme un ensemble de propositions qui, à partir des prémisses, permet d’aboutir à une conclusion. Il n’est pas excessif de dire que le raisonnement médical met en jeu toutes les ressources de l’esprit humain. La problématique du raisonnement en médecine praticienne pour un cas donné est de maintenir un équilibre permanent entre l’application sans discernement de règles communes et l’édification d’une règle unique propre à un patient particulier". [84] Il existe plusieurs modes de raisonnement permettant d’arriver à un diagnostic, ceux-ci pouvant être intriqués : - Les processus de raisonnement "non analytiques" ou "intuitifs" [85] : Ce sont des processus de raisonnement qui reposent sur les capacités du praticien à reconnaître sans effort conscient une configuration caractéristique de signes (= processus par "reconnaissance de forme" ou pattern recognition) [21,24] ou une situation clinique déjà vécue dans le passé (= reconnaissance d’exemples concrets) qui lui évoque alors très fortement un ou plusieurs diagnostic(s). Ces processus d’identification intuitive par analogie s’appl iquent à des cas simples et typiques (purpura fulminans, varicelle…) et nécessitent une culture médicale. Ce type de raisonnement devient plus fréquent avec l’expérience. - Le raisonnement hypothético-déductif [85,86] : Il s’agit d’une démarche analytique de vérification systématique des hypothèses diagnostiques (souvent générées intuitivement par processus "non analytiques"). Le praticien recherche consciemment (par l’interrogatoire, l’examen clinique et les examens complémentaires) à confirmer ou à rejeter les hypothèses diagnostiques envisagées. - Le raisonnement en chaînage avant [85] : Il s’agit également d’une démarche de type analytique. Elle est mise en œuvre quand un médecin ne parvient pas à identifier rapidement des formes ou des exemples concrets, en raison de son manque d’expérience, de la complexité du cas ou de sa rareté. Il va alors cheminer consciemment des données cliniques et paracliniques vers la solution, grâce à l’application de règles causales ou conditionnelles (mobilisation des connaissances physiopathologiques…). - L’approche de type interniste par réalisation d’un dossier d’évaluation exhaustif [86] : Cette approche, peu adaptée en médecine générale, consiste à faire l’inventaire de tous les éléments susceptibles d’aboutir à un diagnostic, avec tentative d’exploration exhaustive de

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Fiche n°26

MODES DE RAISONNEMENT DIAGNOSTIQUE

Comment raisonnent les médecins ? Quelle démarche diagnostique en médecine générale ?

"Le raisonnement peut être défini comme un ensemble de propositions qui, à partir des

prémisses, permet d’aboutir à une conclusion. Il n’est pas excessif de dire que le raisonnement

médical met en jeu toutes les ressources de l’esprit humain. La problématique du

raisonnement en médecine praticienne pour un cas donné est de maintenir un équilibre

permanent entre l’application sans discernement de règles communes et l’édification d’une

règle unique propre à un patient particulier". [84]

Il existe plusieurs modes de raisonnement permettant d’arriver à un diagnostic, ceux-ci

pouvant être intriqués :

- Les processus de raisonnement "non analytiques" ou "intuitifs" [85] :

Ce sont des processus de raisonnement qui reposent sur les capacités du praticien à

reconnaître sans effort conscient une configuration caractéristique de signes (= processus par

"reconnaissance de forme" ou pattern recognition) [21,24] ou une situation clinique déjà vécue

dans le passé (= reconnaissance d’exemples concrets) qui lui évoque alors très fortement un

ou plusieurs diagnostic(s). Ces processus d’identification intuitive par analogie s’appliquent à

des cas simples et typiques (purpura fulminans, varicelle…) et nécessitent une culture

médicale. Ce type de raisonnement devient plus fréquent avec l’expérience.

- Le raisonnement hypothético-déductif [85,86] :

Il s’agit d’une démarche analytique de vérification systématique des hypothèses diagnostiques

(souvent générées intuitivement par processus "non analytiques"). Le praticien recherche

consciemment (par l’interrogatoire, l’examen clinique et les examens complémentaires) à

confirmer ou à rejeter les hypothèses diagnostiques envisagées.

- Le raisonnement en chaînage avant [85] :

Il s’agit également d’une démarche de type analytique. Elle est mise en œuvre quand un

médecin ne parvient pas à identifier rapidement des formes ou des exemples concrets, en

raison de son manque d’expérience, de la complexité du cas ou de sa rareté. Il va alors

cheminer consciemment des données cliniques et paracliniques vers la solution, grâce à

l’application de règles causales ou conditionnelles (mobilisation des connaissances

physiopathologiques…).

- L’approche de type interniste par réalisation d’un dossier d’évaluation exhaustif [86] : Cette

approche, peu adaptée en médecine générale, consiste à faire l’inventaire de tous les

éléments susceptibles d’aboutir à un diagnostic, avec tentative d’exploration exhaustive de

toutes les hypothèses possibles même les plus rares et les plus improbables. C’est une

démarche que le médecin peut être tenté d’avoir face à des plaintes multiples et complexes

(notamment le jeune médecin). Elle peut être utile dans le cas de maladies univoques et

est utilisée dans la formation des médecins. Cependant en pratique courante elle n’est pas

conseillée, du fait de son coût en temps et examens complémentaires multiples. De plus

elle expose à la découverte de nouvelles données parasites qui peuvent occulter le

diagnostic ou orienter vers de nouvelles affections, ce qui entraîne de nouveaux examens

complémentaires et de l’angoisse chez le patient. - L’utilisation d’arbres décisionnels ou

d’algorithmes [86] :

Le cheminement est de type binaire amenant le médecin à poser un diagnostic par éliminations

successives en fonction de la présence ou non d’un signe, ou de la positivité ou non d’un test.

Cette approche par algorithme est souvent peu utile en médecine générale : il y a peu d’arbres

diagnostiques disponibles, et ces outils sont inefficaces dès qu’il s’agit d’une situation

complexe (qui nécessiterait alors la mise en parallèle d’une dizaine d’arbres décisionnels

indépendants les uns des autres).

- La démarche probabiliste [21,24,87] :

Cette démarche est basée sur les prévalences connues ou estimées et les valeurs prédictives

positives ou négatives des signes et tests. Elle nécessite la connaissance de la prévalence de

l’affection envisagée dans la population du patient (ou "probabilité pré-test"), et des valeurs du

rapport de vraisemblance positif et négatif de chaque élément d’information clinique ou

paraclinique (ou capacité discriminante des éléments recueillis). L’objectif de la démarche

diagnostique probabiliste est ainsi d’estimer la probabilité d’un diagnostic à partir des

informations recueillies : il s’agit de la "probabilité post-test". Cette démarche peut être utile en

situation de grande incertitude. Elle invite alors à se doter de quelques repères sur les

performances diagnostiques des données cliniques et paracliniques, afin de recherche tel ou

tel signe discriminant, ou de réaliser tel examen complémentaire dont le résultat influencera

de façon importante la probabilité post-test de la maladie.

Discussion

Il est rare que le médecin n’utilise qu’une de ces démarches diagnostiques. La plupart des

chercheurs considèrent que le raisonnement clinique repose sur l’association de processus

analytiques et non analytiques [85]. Toutes ces démarches ne se valent pas et sont plus ou

moins adaptées aux circonstances cliniques.

Le médecin généraliste est souvent confronté à des problèmes indifférenciés qui vont lui

demander d’utiliser toute son expertise clinique. L’application d’un raisonnement clinique

adéquat lui permet alors de résoudre plus de 85% des problèmes rencontrés en pratique

courante [86].

Il semble que les erreurs de diagnostic soient liées en grande partie à des erreurs de

raisonnement et non à des lacunes en matière de connaissances.

Les causes d’erreur de raisonnement peuvent être en lien avec un manque de temps, un

envahissement émotionnel, les défenses du médecin qui peuvent obstruer sa vision,

perception et compréhension du problème du patient (ce que Balint nomme la "tache aveugle

[23]), l’oubli de questions ou d’un détail clinique en situation d’urgence. La démarche par

reconnaissance de forme a également ses limites avec le risque de classer trop rapidement

un ensemble de symptômes en le raccordant à une affection déjà vue, par économie de temps

et d’investissement intellectuel. Cette menace est particulièrement réelle pour le praticien

expérimenté enlisé dans la routine. Braun parle ainsi des tableaux typiques dangereux : "A la

première prise en charge, des tableaux standardisés jouent un rôle important dans la

démarche diagnostique. Ils sont basés sur les tableaux dits classiques des maladies avec

lesquels le médecin est familiarisé dès l'époque de ses études. Ces modèles types ne

devraient servir que de point d'orientation de la pensée. Il est dangereux qu’au lieu de cela, ils

prennent fréquemment dans le travail médical quotidien la place du concept de la maladie elle-

même. C’est ce qui ouvre largement la voie à des erreurs d'appréciation, particulièrement dans

les démarches diagnostiques divinatoires ayant cours actuellement en médecine générale".

[22] Il rapporte ainsi le cas d’un retard diagnostique face à un tableau de gastrite qui en réalité

était une appendicite. De ce fait il est bon qu’une démarche hypothético-déductive vienne en

soutien de la démarche par analogie. De même il convient de savoir en rester à sa certitude

clinique plutôt que d’enfermer le résultat de consultation dans un tableau de maladie accordé

par analogie mais sans éléments suffisants (voir fiche n°27 : Le diagnostic : une difficulté

surmontable).

La démarche diagnostique du médecin se modifie au cours du temps avec l’expérience et

l’élaboration (inconsciente) de méthodes de routine diagnostiques (ainsi que de désignations

et de traitements). Ces routines concerneront surtout les cas revenant régulièrement. Pour les

cas rares, les ébauches de routine se perdront rapidement [22].

Illustration

Monsieur M., 55 ans, appelle au cabinet alors que le médecin est en consultation avec un autre

patient. Il dit ne pas se sentir bien et ressentir une douleur thoracique rétro-sternale alors qu’il

était en train de tailler la haie de son jardin.

La première hypothèse auquel pense alors le médecin, face à cette plainte thoracique

ressentie à l’effort est un syndrome coronarien aigu. Cette hypothèse est générée par un

raisonnement intuitif par reconnaissance de forme.

Le médecin interroge alors le patient tout en consultant son dossier médical : il apparaît que

Monsieur M. est fumeur, dyslipidémique et traité pour une hypertension artérielle depuis 5 ans.

La description de la douleur par le patient montre qu’elle est constrictive et irradie dans les

mâchoires. Le diagnostic de syndrome coronarien aigu est encore plus probable. La démarche

utilisée par le médecin est alors une démarche hypothético-déductive : il recherche les signes

qui vont venir conforter l’hypothèse première.

Pour aller plus loin

Masquelet AC. Le raisonnement médical. Paris : PUF, 2006 : 126 p. Pestiaux D, Vanwelde C, Laurin S et al. Raisonnement clinique et décision médicale. Le Médecin du Québec 2010 ; 45 (5) : 59-63. Prescrire rédaction. Rapports de vraisemblance : utiles pour passer d’une grande incertitude à la quasi-certitude. Rev Prescrire 2011 ; 31 (333) : 543-547. Concepts en médecine générale, tentative de rédaction d’un corpus théorique propre à la discipline. Thèse de médecine - 2013