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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 495 Cour de cassation, 3e chambre, 17 mars 1986. Président : M. SOETAERT, président de section. Rapporteur : M. RAPPE. Conclusions conformes : M. DucHATELET, premier avocat général. Plaidants : MM. DE BRUYN et SIMONT. I. MOYENS DE CASSATION. - MATIÈRE CIVILE. - MoYEN NOUVEAU- NoTION.- MOYEN PRIS DE LA VIOLATION D'UNE DISPOSITION LÉGALE IMPÉRATIVE. - PEUT ÊTRE PRODUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS DEVANT LA COUR DE CASSATION. II. CONTRAT DE TRAVAIL. - RuPTURE. - MoDIFICATION UNILATÉRALE, MÊME TEMPORAIRE, D'UN DES ÉLÉMENTS ESSEN- TIELS DU CONTRAT DE TRAVAIL. - lLLICÉITÉ. I. Peut être produit pour la première fois devant la Cour de cassa- tion à l'appui d'un pourvoi en matière civile et n'est pas irrece- vable comme nouveau, le moyen pris de la violation d'une dis- position légale impérative. II. La partie qui, d'une manière unilatérale, modifie, fût-ce tem- porairement, un des éléments essentiels du contrat de travail, met jin à celui-ci de façon illicite. (PETRE O. SOCIÉTÉ ANONYME <<INTERNATIONAL BUSINESS MACHINES OF BELGIUM >> [I.B.M.J.) ARRÊT (extrait) ( 1) Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 20, 1°, et 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, (1) Pas., 1986, I, 895; ATT. Oass., 1985-1986, 986. Revue Critique, 1988, 4 - 32

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 495

Cour de cassation, 3e chambre, 17 mars 1986.

Président : M. SOETAERT,

président de section.

Rapporteur : M. RAPPE.

Conclusions conformes : M. DucHATELET,

premier avocat général.

Plaidants : MM. DE BRUYN et SIMONT.

I. MOYENS DE CASSATION. - MATIÈRE CIVILE. - MoYEN

NOUVEAU- NoTION.- MOYEN PRIS DE LA VIOLATION D'UNE

DISPOSITION LÉGALE IMPÉRATIVE. - PEUT ÊTRE PRODUIT

POUR LA PREMIÈRE FOIS DEVANT LA COUR DE CASSATION.

II. CONTRAT DE TRAVAIL. - RuPTURE. - MoDIFICATION

UNILATÉRALE, MÊME TEMPORAIRE, D'UN DES ÉLÉMENTS ESSEN­

TIELS DU CONTRAT DE TRAVAIL. - lLLICÉITÉ.

I. Peut être produit pour la première fois devant la Cour de cassa­tion à l'appui d'un pourvoi en matière civile et n'est pas irrece­vable comme nouveau, le moyen pris de la violation d'une dis­position légale impérative.

II. La partie qui, d'une manière unilatérale, modifie, fût-ce tem­porairement, un des éléments essentiels du contrat de travail, met jin à celui-ci de façon illicite.

(PETRE O. SOCIÉTÉ ANONYME

<<INTERNATIONAL BUSINESS MACHINES OF BELGIUM >>

[I.B.M.J.)

ARRÊT (extrait) ( 1)

Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 20, 1°, et 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de

travail,

(1) Pas., 1986, I, 895; ATT. Oass., 1985-1986, 986.

Revue Critique, 1988, 4 - 32

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en ce que, bien qu'il ait formellement admis que l'altération des fonctions imposée unilatéralement par la défenderesse con­stituait une modification d'un élément important du contrat du demandeur, l'arrêt, par confirmation de la décision du premier juge, déboute toutefois le demandeur de son action en paiement d'indemnités con1pensatoires de préavis et d'éviction, action fondée sur la rupture de son contrat de travail par la modifica­tion unilatérale d'un de ses éléments essentiels, et ce, aux motifs que, pour qu'il y ait acte équipollent à rupture, il faut non seulement une modification d'un élément essentiel du contrat, mais aussi que la partie qui apporte une modification au contrat << ait exprimé sa volonté de rompre ou, si cette volonté n'est pas explicite, qu'elle ait adopté une attitude telle que la volonté de ne plus exécuter le contrat soit évidente>>; qu'en l'espèce, << il ne ressort nullement ni des faits ... décrits ... , ni des pièces, que la réorganisation telle qu'elle se présentait à l'appelant (ici demandeur) ait un caractère irrémédiable et définittf ; (que) n'est donc pas suffisamment établie la volonté de rupture de l'employeur si bien que le second élément indispensable à l' exis­tence d'un acte équipollent à rupture fait présentement défaut >>,

alors que l'obligation de faire travailler le travailleur dans les conditions convenues constitue un élément essentiel du con­trat (article 20, lü, de la loi du 3 juillet 1978) dont la modification unilatérale par l'employeur suffit à entraîner la rupture du con­trat, indépendamment de toute volonté de rompre; et alors aussi que l'article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 qui prévoit que celui qui résilie le contrat conclu pour une durée indéterminée, sans motif grave et sans préavis, doit payer à l'autre partie une indemnité, est applicable non seulement lorsque l'employeur ou l'employé manifeste sa volonté de mettre fin au contrat, mais encore lorsque l'une des parties modifie unilatéralement les conditions du travail qui constituent des éléments essentiels du contrat ; d'où il suit qu'ayant reconnu qu'en modifiant les fonctions du demandeur, la défenderesse avait porté atteinte à un élément essentiel de son contrat, l'arrêt ne pouvait, sans méconnaître la notion même d'acte équipollent à rupture, décider que la rupture n'était pas établie à défaut de preuve d'une volonté de la défenderesse de rompre le contrat du demandeur (violation des articles 20, lü et 39, §1er, de la loi du 3 juillet 1978):

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Sur les fins de non-recevoir opposées au moyen par la défen­deresse et déduites, d'une part, de ce que le moyen est nouveau dans la mesure où les dispositions visées au moyen ne sont ni d'ordre public ni impératives, le demandeur ayant admis, dans ses conclusions, que pour que la modification d'un élément essentiel du contrat soit considérée comme un acte équipollent à rupture, cette modification doit révéler la volonté de rupture de l'employeur et, d'autre part, de ce que le moyen est dénué d'intérêt, le dispositif de l'arrêt demeurant justifié par le motif, non critiqué, que la modification des conditions de travail n'était ni dura.ble ni irrémédiable:

Attendu que, d'une part, le moyen est fondé sur les articles 20, 1°, et 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, dispositions qui sont impératives en faveur du tra­vailleur;

Attendu que, d'autre part, l'examen de la fin de non-recevoir déduite de ce que la modification des conditions de travail n'entraîne pas la rupture du contrat de travail lorsque cette modification n'est que temporaire, est inséparable de l'examen du moyen;

Que les fins de non-recevoir ne peuvent être accueillies ;

Sur le moyen :

Attendu que, par confirmation du jugement dont appel, l'arrêt déboute le demandeur de son action en paiement d'une indemnité compensatoire de préavis et d'une indemnité d'évic­tion au motif qu'il ne résulte ni des faits ni des pièces déposées que la réorganisation opérée par la défenderesse << ait un carac­tère irrémédiable et définitif (et que) n'est donc pas suffisam­ment établie la volonté de rupture de l'employeur>>;

Attendu que la partie qui, d'une manière unilatérale, modifie, fût-ce temporairement, un des éléments essentiels du contrat de travail, met fin, immédiatement à celui-ci de façon illicite;

Attendu que l'arrêt constate que la défenderesse a imposé au demandeur des changements fondamentaux de ses conditions de travail qui constituent un élément essentiel de son contrat de travail; qu'il ne résulte pas de l'arrêt que le demandeur aurait marqué son accord sur ces modifications, ni qu'il aurait renoncé à se prévaloir de la rupture de son contrat ;

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Que, dès lors, l'arrêt n'a pu légalement déduire de la circons­tance que le caractère irrémédiable et définitif des modifications n'est pas établi, que la défenderesse n'a pas mis fin au contrat de travail, la volonté de celle-ci de rompre le contrat n'étant pas suffisamment prouvée ;

Que le moyen est fondé ;

Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué; ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt cassé ; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.

NOTE.

La notion de loi impérative et son incidence sur la procédure en cassation et sur l'office du juge.

I. - INTRODUCTION.

1. - La portée de l'arrêt annoté. L'arrêt décide qu'en matière civile, le moyen pris de la violation d'une disposition légale impérative peut être produit pour la première fois devant la Cour de cassation et n'est donc pas irrecevable comme nouveau.

Cette décision est conforme à une jurisprudence constante de la cour, affirmée depuis quarante ans (1).

L'arrêt présente néanmoins un double intérêt.

En premier lieu, parce qu'il décide, de manière positive, que le moyen produit pour la première fois devant la Cour de cassation est recevable s'il est fondé sur une disposition légale impérative. A notre connais­sance, seul un arrêt du 2 mai 1946 (2) a décidé antérieurement qu'un moyen présenté dans ces conditions était recevable. Un arrêt du 19 mars 1971 (3) affirme, il est vrai, dans ses motifs, qu'un tel moyen est recevable, mais il décide ensuite que, mélangé de fait et de droit, le moyen est irre­cevable. L'affimation contenue dans cet arrêt n'est donc pas détermi­nante et, en raison de son caractère surabondant, n'a qu'une moindre portée.

Le petit nombre d'arrêts statuant expressément sur la recevabilité du moyen, dans ce cas, s'explique par le fait que la cour ne motive sa déci­sion sur ce point que lorsqu'une fin de non-recevoir est opposée au moyen par le défendeur.

(1) Cass., 2 mai 1946, Pas., 1946, I, 168; 22 mai 1986, Pas., 1986, I, 1152, et la note 1. (2) Cité à la note précédente. (3) Pas., 1971, I, 670.

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Par contre, comme la cour se prononce, même d'office, sur l'irrece­vabilité du moyen, de très nombreux arrêts décident, en une formule négative, qu'en matière civile, un moyen ne peut être produit pour la première fois devant la Cour de cassation et est irrecevable comme nou­veau, s'il est fondé sur des dispositions légales ou un principe de droit qui ne sont ni d'ordre public ni impératifs, s'il n'a pas été soumis au juge d'appel et que celui-ci ne s'en est pas saisi de sa propre initiative (4).

A cause de cette formulation négative, certains auteurs, dans l'igno­rance des arrêts qui avaient statué de manière positive sur la recevabilité d\m moyen fondé sur une disposition légale impérative, ont pu se deman­der si les termes utilisés par la cour, en une formule stéréotypée, ne contenaient pas simplement <<une redondance inexacte>> (5) et s'il fallait réellement en déduire que, dans la jurisprudence de la cour, un tel moyen était recevable.

2. - Les obfections contre cette furisprudence. Le second intérêt de l'arrêt tient aux objections que la solution qu'il consacre a suscitées dans la doctrine, notamment de la part de M. le professeur Van Ommeslaghe ( 6). Celui-ci établit, à bon droit, un lien entre la jurisprudence de la cour relative au moyen nouveau et les pouvoirs du juge du fond. Il considère que celui-ci ne peut soulever d'office une contestation fondée sur une disposition légale impérative qui n'est pas invoquée par la partie dont elle protège les intérêts, puisque celle-ci peut renoncer au bénéfice de cette disposition. Il invoque à l'appui de son opinion un passage du discours prononcé à la séance de rentrée de la Cour de cassation du l er septembre 1983 par M. le procureur général Krings, sous le titre <<L'office du juge dans la direction du procès>>, et où celui-ci exprime l'avis, sans citer toutefois des reférences de jurisprudence et de doctrine, que les règles légales impératives ne peuvent pas être soulevées d'office par le juge (7).

Il paraît, dès lors, utile, à l'occasion de l'arrêt annoté, de procéder à un nouvel examen de la question.

L'exposé sera divisé en trois parties : la notion de loi impérative en doctrine et en jurisprudence, la théorie du moyen nouveau devant la Cour de cassation et les lois impératives, les lois impératives devant le juge du fond.

* * *

(4) Cass., 22 mai 1986, cité à la note l. (5) VAN ÜMMESLAGHE, Examen de jurisprudence (1974-1982), Les obligations,

R.C.J.B., 1986, p. 33 et suiv., spéc. no 38, p. 98 à 101. (6) Voy. la note précédente; dans le même sens, X. DIEUX,<< Le contrat: instrument

et objet de dirigisme?>>, dans<< Les obligations contractuelles>>, Ed. du Jeune Barreau, Bruxelles, 1984, p. 253 et suiv.; mais, en sens contraire, dans le même ouvrage, P.A. FORIERS, <<L'objet et la cause du contrat>>, p. 99 et suiv., aux pages 150 à 152.

(7) Au n° 36; J.T., 1983, p. 513 et suiv., no 36.

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Il. - LA NOTION DE LOI IMPÉRATIVE EN DOCTRINE

ET EN JURISPRUDENCE BELGES.

3.- L'évolution de la notion de loi impérative en droit belge. La distinc­tion entre les lois d'ordre public et les lois simplement impératives (8) est actuellement bien arrêtée dans la doctrine et dans la jurisprudence belges (9).

Mais cette distinction est l'aboutissement d'une longue évolution qui ne s'est pas faite sans hésitations ni controverses. Celles-ci peuvent inieux faire comprendre les problèmes traités dans cette note. C'est dans cette optique que l'évolution de la doctrine et de la jurisprudence sera retracée.

Remarquons d'abord que la notion de loi impérative est ancienne, mais qu'elle n'avait pas, dans le passé, le sens restreint qu'elle a acquis actuellement. Les lois impératives étaient, suivant la conception tra­ditionnelle, celles auxquelles il n'était pas permis de déroger et qui limitaient donc l'autonomie de la volonté, par opposition aux lois sup­plétives qui ne s'imposaient qu'à défaut d'expression de volonté con­traire (10). Cette conception a évolué sous l'influence de Dabin et de De Page.

4. - La conception de Dabin. L'étude de Jean Dabin : << Autonomie de la volonté et lois impératives>> a été publicée en 1940 (11), mais, en raison de son caractère général, elle sera analysée avant les commentaires que De Page a publiés, en 1938, sur les lois en matière de baux à ferme

(8) L'expression <<lois impératives>> est ambiguë, dans la mesure où une même loi peut comprendre des dispositions impératives et d'autres qui ne sont que supplétives. Il est donc plus exact de dire << disposition légale impérative >>. Pour éviter des répétitions, et sous réserve de ce qui vient d'être précisé, les deux expressions seront utilisées dans cette note.

(9) Pour la doctrine, voy. DE PAGE, Traité de droit civil belge, t. rer, n°B 91 et 9lbis; t. II, nos 461 à. 463 ; V AN GERVEN, Beginselen van Belgisch Privaatrecht, Algemeen deel, nos 26 et suiv. ; V AN ÜMMESLAGHE, <<Examen de jurisprudence 1968-1973, Les obliga­tions>>, R.O.J.B., 1975, n° 26, p. 463 et suiv.; KRuiTHOF, << Overzicht van reohtspraak, Verbintenissen >>, T.P.R., 1983, p. 495 et suiv., spéc. p. 571 et suiv., nos 72 et suiv.; W. RAuws, OivielrechteliJ'ke beëindiging van de arbeidsovereenlcomst : nietigheid, ont­binding en overmacht, 1987, p. 292 et 293, 322 à 325, 342 et suiv., 369 à 380, 443 et 444, 450 à 452.

Pour la jurisprudence, la distinction a été établie de manière formelle et constante par la Cour de cassation depuis l'arrêt du 6 décembre 1956, précédé des conclusions de M. le procureur général Hayoit de Termicourt (Pas., 1957, I, 361); voy. aussi la note de M. le procureur général Ganshofvan der Meersch sous cass., 25 juin 1971 (Pas., 1971, I, 1028) et les références citées.

En France, la doctrine et la jurisprudence ne font pas la même distinction, mais elles distinguent des degrés dans les lois d'ordre publio (voy. n° 16 ci-après et la note 51).

(10) Dans une autre acception, d'anciens auteurs opposaient les lois impératives, qui contenaient un commandement, aux lois prohibitives, qui portaient une interdic­tion (LAURENT, Principes de droit civil, t; rer, nos 58 et suiv.).

{Il) Autonomie de la volonté et lois impératives, ordre public et bonnes mœurs, sanction de la dérogation aux lois en droit privé interne >>, Annales de Droit et de Sciences Politiques, t. VIII, 1939-1940 (livraison d'avril 1940), p. 190 à 247.

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et de baux commerciaux, où il est amené à exposer de nouvelles notions à propos du caractère de ces lois (12).

Dabin enseigne la doctrine traditionnelle qui oppose les lois impéra­tives aux lois supplétives, en se fondant sur l'article 6 du Code civil suivant lequel : <<On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes moeurs>>. Pour lui, la caractéristique essentielle des lois impératives est qu'elles font échec au principe de l'autonomie de la volonté, en interdisant de déroger à leurs dispositions.

Il ne distigue pas formellement deux catégories de lois impératives, celles qui sont d'ordre public et celles qui ne le sont pas, mais il apporte des nuances à sa définition, {n° 7) : <<Il y a d'ailleurs, parmi les lois impérati­ves, des degrés : les unes sont impératives de manière absolue, excluant toujours la dérogation, tandis que d'autres admettent une dérogation conditionnée par certaines circonstances de temps et de personnes. Il s'ensuit que là où ces conditions sont réunies, la disposition devient sup­plétive, mais que dans le cas contraire, elle reste impérative>>. Sous ce texte, Dabin renvoie, en note, au commentaire de De Page sur la loi sur le bail à ferme (13).

Il précise encore que le législateur organise souverainement le système des sanctions en matière de lois impératives, qu'il s'agisse de nullités absolues ou de nullités relatives et il ajoute (n° 15) : <<Ces considérations démontrent que le langage courant a tort de prendre pour synonymes les expressions<< loi impérative>> et<< loi d'ordre public>>. Toute loi d'ordre public est certainement impérative : cela résulte de l'article 6. Mais la réciproque n'est pas vraie à priori: on rencontre des lois impératives par elles-mêmes, en dehors de toute recherche concernant leur rapport avec l'ordre public. Il en est ainsi non seulement quand le législateur declare sa loi impérative, quel que soit le motif de la déclarer telle, mais quand elle est telle en vertu de la matière même qu'elle régit>>.

Après avoir, enfin, souligné qu'à côté des lois qui sont directement inspirées par l'intérêt général, il existe des lois qui tendent à protéger des intérêts privés, mais qui sont inspirées par un certain idéal de vie sociale, il écrit {n° 26) : <<Si cette interprétation est exacte, il n'y aura pas besoin de distinguer entre des lois impératives d'intérêt général, qui seraient seules d'ordre public, et des lois impératives d'intérêts privés. Les unes et les autres sont également impératives et d'ordre public; seulement elles sont d'ordre public à des titres différents>>.

On le voit, les conceptions de Dabin traduisent encore de sérieuses hésitations, qui nous étonnent un peu maintenant que les notions ont été précisées. Mais elles nous enseignent sans doute que, dans la réalité,

(12) DE PAGE, Droit civil belge, t. IV, 1re éd., 1938, n°8 782 et 802. (13) Dabin renvoie à De Page, t. IV, n° 802; mais il ne semble pas avoir approfondi

son examen sur ce point, car il commet une erreur - rare chez lui - en citant, dans sa. note, la loi du 30 mai 1931, qui concerne les baux commerciaux et non le bail à ferme, et que De Page commentait au n° 782 du tome IV.

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les distinctiollB entre lois d'ordre public et lois impératives ne sont pas aussi tranchées qu'on pourrait le croire aujourd'hui (14).

5.- La dérogation à la loi et la violation de la loi suivant Dabin. L'étude de Dabin apporte, à un autre point de vue, des précisiollB importantes pour l'étude des problèmes posés dallB cette note.

Il distingue, en effet, trois notiollB (n° 12) : << 1° la violation de la loi, qui n'est jamais permise ni par fait, ni par acte juridique, et sans dis­tinction entre les lois impératives et les lois supplétives ... ; 2° la déro­gation à la loi, se réalisant par un règlement particulier issu de la volonté, qui est licite à l'égard des lois supplétives, qui est illicite à l'égard des lois impératives; 3° chevauchant sur les notions précédentes, la renon­ciation à des droits légaux, égale à la dérogation lorsqu'elle a lieu antici­pativement, valable ou non suivant qu'on se trouve en présence d'une loi supplétive ou d'une loi impérative. Quant à la renonciation a posteriori, elle ne met en jeu qu'une question de violation; elle sera licite quand elle aura pour objet un droit dont la loi admet la libre disposition, illicite dans le cas contraire)),

Rappelant la théorie de la nullité des actes juridiques et la distinction entre la nullité absolue et la nullité relative, Dabin émet l'opinion (n° 35) que toute dérogation à une loi impérative, même si celle-ci n'à en vue que la protection d'intérêts privés, appelle toujours la sanction de la nullité absolue (15). Il justifie cet avis en soulignant qu'il ne s'agit pas dans ce cas d'une transgression de pur fait, mais d'un véritable<< trouble de droit )), marquant de la part de la volonté privée négation de la compétence de la loi en une matière ou sur un point où elle se déclare seule compétente et souveraine.

Cette conception a été critiquée par Baeteman (16) et a été rejetée par la jurisprudence (17).

Mais la distinction entre la dérogation à la loi et la violation de la loi est éclairante dans la mesure où, comme il sera expliqué plus loin, la notion de loi impérative a été définie à partir du principe de l'autonomie de la volonté et de la nullité relative des clauses dérogeant à la loi, sallB que soit prise suffisamment en considération la violation de la loi par un simple fait, ce qui ne pose pas un problème de nullité, mais uniquement la question de l'existence éventuelle d'une renonciation au bénéfice de la loi dallB les conditions fixées par celle-ci (18).

(14) La pensée de Dabin paraît assez proche de celle qui a été exposée plus tard dans Les Novelles, par MM. RENARD, VIEUJEAN et HANNEQUART (Droit civil, IV-I, 1957, nos 1258 et suiv.).

Elle est proche aussi de la doctrine et de la jurisprudence françaises (v. le n° 16 ci-après).

(15) Voy., dans le même sens, Les Novelles, loc. cit., n° 1259ter. (16) Note sous cass., 6 décembre 1956, R.O.J.B., 1960, p. 156 et suiv., no Il. (17) Voy. notamment l'arrêt cité à la note précédente, précédé des conclusions du

procureur général Hayoit de Termicourt, Pas., 1957, I, 361. (18) Voy. ci-après, les nos 19 et 27.

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6. - Les commentaires de De Page sur les lois sur les baux à ferme et les baux commerciaux. Dès la première édition du tome IV de son Traité, parue en 1938, DE PAGE fait un commentaire approfondi de la loi du 7 mars 1929 sur le bail à ferme et de la loi du 30 mai 1931 sur les baux commerciaux. Il affirme, avec beaucoup de fermeté, que ces lois, bien qu'elles fassent échec au principe de l'autonomie de la volonté et inter­disent de déroger à plusieurs de leurs dispositions, ne sont incontesta­blement pas d'ordre public (19), parce qu'elles ne protègent que des intérêts privés. Le législateur, écrit-il, a fait des contrats visés par ces lois des <<contrats-statuts)), réglés d'autorité par la loi, parce que, en raison de l'inégalité économique ou sociale entre les contractants, la liberté contractuelle du preneur devait être protégée. La loi, ajoute-t-il, a d'ailleurs prévu que le preneur pourrait, sous certaines conditions, renoncer aux droits qu'elle lui conférait ; mais la reconciation doit non seulement, en conformité avec le droit commun, être libre, consciente et faite en pleine connaissance de cause, mais en outre elle est soumise, au moins dans certains cas, à des conditions de temps et de forme.

En vertu de cette conception, De Page affirme que la nullité des con­ventions contraires n'est que relative, <<car la loi n'est incontestablement faite que pour protéger des intérêts privés, ce qui, semble-t-il bien, entraîne comme conséquence que la nullité ne peut être invoquée que par la personne protégée (le fermier), et non par le cocontractant (bailleur) ou par toute autre personne intéressée, et qu'elle ne peut être soulevée pour la première fois en cassation (20). Sous ce texte, il insère la note suivante : << Nous croyons que la solution exposée au texte est la seule exacte, mais nous reconnaissons que, quant à la seconde incidence de notre question, elle est susceptible d'être discutée. Un droit nouveau est en formation. Nous verrons ce que dira la Cour de cassation ... )) (21).

Plus tard, il précisera encore (22) que la nullité ne pourra jamais être soulevée d'office par le juge, qu'elle se prescrit par dix ans, enfin, qu'elle est susceptible de confirmation, à la condition que celle-ci survienne. conformément aux principes généraux, en connaisance de cause.

7.- De Page et la notion de loi impérative. Si De Page développe ainsi une conception très nette sur le caractère des dispositions de certaines lois déterminées, il semble cependant hésiter à consacrer l'existence d'une catégorie générale ·de lois impératives, intermédiaire entre les lois d'ordre public et les lois supplétives.

Ainsi, dans son exposé relatif à la notion d'ordre public (23), il se borne à relever qu'il existe des lois impératives qui ne sont pas d'ordre public,

(19) T. IV, Jre éd., 1938, nos 782 et 802; t. rer, 2e éd., 1939, no 91bis, B; Compl., vol. II, 1951, sur le t. II, n° 463 ; Compl., vol. III, 1952, sur le t. IV, n° 782, B.; voy. d'ailleurs en ce sens, l'exposé des motifs de la loi du 30 mai 1931 (Pasin., 1931, p. ll3 et suiv., à la p. ll5).

(20) T. IV, pe éd., 1938, n° 802. (21) Ibid., à la p. 795, note 2. (22) Compl., vol. III, 1952, sur le t. IV, n° 782, D. (23) T. rer, 3e éd., 1962, no 91bis, B.

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car elles n'ont pour but que de protéger des intérêts privés, et à renvoyer à son commentaire des lois sur les baux à ferme et les baux commerciaux.

On peut se demander si cela ne résulte pas de l'attachement de De Page au principe de l'autonomie de la volonté et de sa réticence à l'égard des lois qui restreignent celle-ci. Cette réticence se traduit par des remarques étonnantes. Pour lui, la loi sur les baux commerciaux ne peut être d'ordre public parce qu'elle n'intéresse que les boutiquiers (24). Il écrit encore (25) ; <<Dans le système du Code civil, une loi impérative (au sens que nous venons de préciser), sans être d'ordre public, est rare, sinon inexistante>>. Cette affirmation surprenante est contredite par Baeteman (26) qui cite plusieurs dispositions du Code civil qui sont impératives, sans être d'ordre public, notamment en matière de protection des incapables. La juris­prudence en a décidé de même quant aux articles 1678 et 1680 du Code civil, relatifs à la preuve de la lésion de plus de sept douzièmes en matière de vente d'immeuble (27), et quant à l'article 1871 de ce code relatif à l'action en dissolution anticipée d'une société (28). Enfin, De Page semble contredire, dans ce passage, ce qu'il écrit lui-même, en faisant la théorie générale des lois, à propos du caractère des lois de droit privé (29).

Parmi les contrats réglementés d'autorité par la loi (contrat de travail, contrat d'emploi, etc.), De Page fait une catégorie spéciale des lois sur les baux à ferme et les baux commerciaux, parce que ces lois touchent directement<< à la conception même du droit de propriété>> (30). Peut-être est-ce pour cette raison que ces lois ont attiré spécialement l'attention des juristes sur l'existence de lois impératives, qui ne sont pas d'ordre public, alors que cette notion existait antérieurement, mais n'avait guère été mise en lumière.

Une remarque de De Page est importante dans le cadre de cette note. Il écrit à propos de l'interventionnisme croissant du législateur dans certains contrats : <<Ainsi là où jadis, cette intervention de la loi dans le contenu des contrats était, en principe, exceptionnelle et surtout

(24) Compl., vol. III, sur let. IV, n° 782, A. Les italiques sont dans le texte. (25) Ibid., no 782, B, 2o. (26) Loc. cit., n° 6. (27) Cass., 11 janvier 1980, Pas., 1980, I, 542, et la note 1, signée R.-A.D., à la p. 543. (28) Cass., 2 février 1973, Pas., 1973, 1, 529 ; un arrêt du 11 mars 1966 (Pas., 1966,

1, 896) avait décidé que cette disposition était d'ordre public, mais il avait été critiqué par KIRKPATRICK et GLANSDORFF (R.G.J.B., 1967, p. 205).

(29) T. Jer, pe éd., 1933, no 175, B :<<Il existe également des lois impératives qui ne touchent pas à l'ordre public, et qui s'imposent néanmoins obligatoirement aux parties. Ce sont celles qui ont pour objet de protéger les personnes que leur âge, leur sexe, leurs infirmités rendent incapables de défendre elles-mêmes leurs intérêts, ou qui pourraient souffrir d'un préjudice immérité. Telles sont les lois qui protègent les incapables (mineurs, interdits, prodigues, femmes mariées) ou les contractants dont le consentement a été vicié. Toutes ces lois ne sont pas supplétives de volonté, mais impératives. Il n'est pas permis de les écarter, tout au moins en principe. Ce sont des lois de protection d'intérêts privés. En effet, si le principe de la protection est d'ordre public, le mode d'organisation de cette protection ne s'exerce que sur des intérêts particuliers. Aussi la nullité, résultant d'une violation de ces lois, n'est pas absolue, mais relative 11.

(30) Compl., vol. II, sur le t. II, n° 463ter, 1°.

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négative (ordre public et bonnes mœurs, stricto sensu), on ne tarda pas à constater qu'elle se faisait plus fréquente et surtout positive>> (31).

Il ressort de cette remarque que le caractère de plus en plus fréquent des lois impératives n'est pas seulement d'interdire les clauses déroga­toires, mais tout autant et sans doute plus, d'imposer aux parties des obligations qui s'intègrent au contrat, et principalement des obligations imposées à une partie en vue de la protection de l'autre. Cette conception ne sera pas sans conséquences pour les problèmes étudiés dans cette note.

8. -Les lois impératives dans la jurisprudence de la Gour de cassation. L'arrêt du 2 mai 1946. L'arrêt du 2 mai 1946 (32) est le premier, à notre connaissance, qui a recouru à la notion de disposition légale impérative, au sens restreint que l'on donne aujourd'hui à cette expression en Bel­gique, par opposition aux lois d'ordre public.

Le moyen soumis à la cour invoquait la violation de l'arrêté n° 351 du 26 novembre 1940 (33) pris par les secrétaires généraux et réputé temporairement valable par l'arrêté-loi du 5 mai 1944. Les baux à ferme en cours, lors de l'entrée en vigueur de cet arrêté,. étaient prorogés par celui-ci jusqu'après l'expiration du temps de guerre. L'arrêté, qui se référait à la loi du 7 mars 1929 sur les baux à ferme, mentionnait dans son exposé des motifs les mêmes objectifs que ceux qui figuraient dans l'exposé des motifs du projet qui a abouti à la loi du 7 mars 1929 (34}, c'est-à-dire la sécurité du preneur et la stabilité de sa jouissance du bien loué, néces­saire à la production agricole. L'article 5 de l'arrêté prévoyait : <<Les dispositions du présent arrêté doivent être observées nonobstant toute clause ou convention contraire>>.

La décision attaquée avait ordonné le déguerpissement du demandeur en cassation (le preneur) sans égard aux dispositions prorogeant les baux.

Rejetant une fin de non-recevoir opposée au moyen par le défendeur, tirée de l'acquiescement au jugement, l'arrêt décide, d'une part, que le moyen pris de la violation de dispositions impératives peut être produit pour la première fois en instance de cassation et, d'autre part, que l'ac­quiescement donné au jugement par le demandeur est nul en tant qu'il aurait pour objet de couvrir les atteintes portées à des dispositions impé­ratives.

(31) Compl., vol. II, sur let. II, no 463ter, 1o. Dabin exprime la même pensée dans une de ses études ( << Individu et société. Les transformations du droit civil, du Code Napoléon à nos jours>>, Académie Royale de Belgique, Bulletin de la Classe des Lettres, 5e série, t. XLIV, 1958, p. 176 et suiv., à la page 191) : << ... il est deux manières de comprendre la référence au bien de la généralité dans l'élaboration du droit privé : il y a la manière négative qui était celle du droit classique; il y a la manière positive, vers laquelle tend le droit moderne, au moins dans certaines de ses réalisations >>.

(32) Pas., 1946, I, 168; J.T., 1946, p. 552 (suivant le sommaire de cette publication, l'arrêt aurait décidé que l'arrêté du 26 novembre 1940 était d'ordre public, mais cela ne ressort pas des termes de l'arrêt).

(33) Mon. belge., 28 novembre 1940 ; Pasin., 1940, p. 448. (34) Doc. parlem., Ch., session extraordinaire de 1925, n° 108, séance du 24 juillet

1925; voy., sur cette loi, BAETEMAN, loc. cit., n° 7.

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Quant au fondement du moyen, la cour décide que le juge, ayant constaté que le bail était en cours le 28 novembre 1940 et que le bien loué était un bien rural, <<avait, dès lors, le devoir de vérifier d'office si le demandeur à qui il reconnaissait le bénéfice des dispositions nouvelles de l'article 1775 du Code civil ne devait pas bénéficier de la prorogation octroyée, par l'arrêté du 26 novembre 1940, à tous les preneurs de biens ruraux>>.

L'importance de cet arrêt ne peut être méconnue et l'on s'étonne que presque aucun des auteurs cités dans la présente étude (De Page, de Harven, Baeteman, Renard, Vieujean et Hannequart, Van Ommeslaghe) n'en fasse mention, sauf erreur de notre part. Peut-être est-ce parce que, sous certains aspects, il présente des difficultés d'interprétation qui seront examinées plus loin, à propos de la recevabilité des moyens nouveaux en cassation.

Il est d'autant plus frappant de relever que M. le premier avocat général Mahaux, alors avocat général, dans les importantes conclusions qu'il a prises en 1953, où il expose la doctrine complète de la cour relative au moyen nouveau, fait un élément essentiel de sa démonstration de la décision de l'arrêt du 2 mai 1946 d'où il résulte que le juge est <<saisi par la loi >> du moyen << pris de la violation des dispositions légales qui, sans être d'ordre public, n'en sont pas moins impératives>> (35). La cour a suivi ces conclusions en accueillant une fin de non-recevoir déduite de la nouveauté du moyen, par le motif <<qu'aucune des dispositions légales invoquées au moyen n'étant d'ordre public ou impérative, le juge n'avait pas l'obligation de les appliquer d'office dans une décision rendue contra­dictoirement; que, dès lors, il n'était pas saisi par la loi du point actuelle­ment en discussion>>.

C'est cette doctrine que la Cour de cassation a suivie de manière con­stante jusqu'à présent.

9. -Les arrêts de la Gour de cassation des 9 décembre 1948. et 14 janvier 1954. Les arrêts du 9 décembre 1948 (36) et du 14 janvier 1954 (37) ont été rendus en matière de bail à ferme.

Dans la première affaire, la cour était saisie d'un moyen qui soutenait qu'en matière de bail de biens ruraux, les dispositions légales relatives à la forme du congé<< sont impératives et d'ordre public>>, que la nullité qui résulte de leur inobservation est absolue et qu'elle peut être invoquée par toute personne intéressée. En l'espèce, c'était le preneur qui, ayant donné un congé irrégulier et voulant ensuite se maintenir dans les lieux, invoquait la nullité de ce congé.

Pour rejeter le moyen, la cour définit d'abord l'ordre public dans les termes suivants : <<Attendu que n'est d'ordre public proprement dit (38)

(35) Conclusions avant cass., 24 septembre 1953, Pas., 1954, I, 36; l'arrêt du 2 mai 1946 est cité aussi dans la note de J\II. le procureur général Ganshof van der Meersch, sous l'arrêt du 25 juin 1971, Pas., 1971, I, 1028, note 1, spéc. à la p. 1029.

(36) Pas., 1948, I, 699. (37) Pas., 1954, I, 402. (38) C'est nous qui soulignons.

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que la loi qui touche aux intérêts essentiels de l'Etat ou de la collectivité ou qui fixe, dans le droit privé, les bases juridiques sur lesquelles repose l'ordre économique ou moral de la société>>.

Après avoir énoncé que la disposition légale invoquée <<n'a pas ce carac­tère; qu'elle ne protège que des intérêts privés>>, la cour ajoute que, cependant, le bail à ferme est réglé d'autorité par la loi (39) ; que le but de la disposition << étant de prémunir les deux contractants, bailleur et preneur, contre les conséquences de congés qui seraient donnés incon­sidérément, il s'ensuit que chacune des parties peut opposer la nullité d'un congé donné sans l'observation des formes prescrites>>. Elle décide que<< c'est donc à tort que le jugement attaqué admet que cette nullité, étant relative, ne peut être invoquée que par celui qui a reçu le congé et non par celui qui l'a donné>>.

Mais la cour rejette néanmoins le moyen, par le motif<< que l'exécu­tion volontaire d'un acte frappé d'une nullité qui n'est pas d'ordre public, proprement dit, entraîne confirmation tacite, lorsque celui qui exécute l'acte en connaissait le vice>> (40) et en décidant que le juge du fond a pu valablement déduire, des faits constatés par lui, l'existence de pareille confirmation.

On perçoit, dans l'arrêt, une hésitation sur deux points : le caractère de la loi sur les baux à ferme, qui n'est pas d'ordre public proprement dit, mais qui n'est pas qualifiée de loi impérative comme le faisait l'arrêt du 2 mai 1946, pour l'arrêté du 26 novembre 1940, et, d'autre part, le caractère de la nullité de l'acte accompli sans l'observation des formes prescrites, dont il est seulement précisé qu'elle n'est pas une nullité d'ordre public proprement dit, mais qui, en l'espèce, peut être mvoquée par les deux contractants.

L'arrêt du 14 janvier 1954 n'avait à se prononcer que sur le caractère de la nullité édictée par l'article 1775 du Code civil, modifié par la loi du 7mars 1929 sur le bail à ferme. L'arrêt décide q~e cette nullité n'a pour objet que d'assurer la protection d'intérêts privés et que, dès lors, par application de l'article 1338 du Code civil, l'engagement entaché de nullité était susceptible d'être valablement confirmé par l'exécution volontaire et en parfaite connaissance de cause qui en a été faite.

10. -La note de P. de Harven. Les deux arrêts ont fait l'objet d'une note approfondie du professeur DE liARVEN, sous le titre <<Contribution à l'étude de la notion d'ordre public>> (41).

(39) L'arrêt reprend ici une expression de DE PAGE (t. IV, pe éd., 1938, n° 802), auquel elle avait déjà emprunté la définition de l'ordre public (t. rer, l re éd., 1933, n° 91). On mesure ainsi l'autorité qu'avait acquise la pensée de celui-ci en ce qui concerne tant la théorie générale du droit, que le commentaire des lois relatives à certains contrats, notamment le bail à ferme.

(40) Sur la confirmation des actes nuls, voy. CouTURIER, La confirmation des actes nuls, Paris, 1972 ; V AN ÜMMESLAGRE, << Rechtsverwerking en afstand van recht 1>, T.P.R., 1980, p. 735 et suiv., n°8 7 et 18.

(41) R.O.J.B., 1954, p. 251.

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Les termes du premier arrêt permettent à de Harven de soutenir (n° 4) que la cour considère << que la notion d'ordre public admettrait des degrés : qu'il existe un ordre public << proprement dit >> et, par voie de conséquence, un autre qui ne serait pas << proprement dit >>, qui aurait une qualité moindre et un caractère impératif moins accentué>>. L'arrêt distingue, écrit-il (no 5) : <<ce qui est d'ordre public au degré maximum, et engendre, en cas d'infraction, des nullités absolues, et ce qui est d'ordre public à un degré moins accentué et n'engendre, en cas d'infraction, que des nullités relatives>>. de Harven remarque (n° 4) que dans l'espèce résolue par l'arrêt, le <<raisonnement demande à peine le secours de la notion d'ordre public, et qu'il n'ajoute guère à ce qui est communément admis par la théorie des nullités>>. Il note enfin (n° 5) qu'en adoptant l'expres­sion <<ordre public proprement dit>>, l'arrêt s'est visiblement écarté du système proposé par De Page, selon lequel les dispositions légales im­pératives, mais ne touchant pas à la structure fondamentale de la société, ne sont pas d'ordre public.

Cette interprétation trouve un appui certain dans les termes de l'arrêt, mais si la cour a axé son raisonnement sur le caractère des lois d'ordre public, c'était, semble-t-il, pour éviter de consacrer explicitement la notion de << loi impérative >> dont les contours étaient encore mal définis.

Dans une note, publiée en 1959, sous le titre : La requête civile for­mée d'office, en matière de divorce, par le ministère public>> (42), DE

IiARVEN trouve dans la jurisprudence de la Cour de cassation sur cette question une confirmation de la théorie << selon laquelle la notion d'ordre public admet des degrés et impose de distinguer entre un ordre public absolu, gouvernant les intérêts essentiels de la collectivité, et un ordre public relatif seulement à des intérêts privés>> (43).

1

11. - L'arrêt de la Gour de cassation du 6 décembre 1956, précédé des conclusions de M. le procu1·eur général Hayoit de Termicourt. L'arrêt du 6 décembre 1956, rendu sur les conclusions conformes de M. Hayoit de Termicourt ( 44), a définitivement consacré la notion de << disposition légale impérative>>.

Une disposition des lois coordonnées sur la contribution nationale de crise prévoyait que cette contribution ne pouvait être mise à charge des locataires, nonobstant toute convention contraire (45). Un locataire qui, en vertu d'une stipulation expresse de son bail, avait payé cette contri­bution pendant trois ans, agissait en répétition, de l'indu, en invoquant la nullité de la stipulation.

Le juge du fond avait rejeté la demande aux motifs, d'une part, que le demandeur n'établissait pas qu'il avait payé par erreur et, d'autre part,

(42) Note sous cass., 3 mai 1959, R.C.J.B., 1959, p. 229. (43) Il est remarquable de noter que cette conception est celle qui prévaut depuis

assez longtemps dans la doctrine et la jurisprudence françaises; voy., à ce sujet, le n° 16 et la note 51 ci-après.

(44) Pas., 1957, I, 361 avec les conclusions du ministère public. ( 45) Lois sur la contribution nationale de crise coordonnées par l'arrêté du Régent

du 16 janvier 1948, art. 4, §1er, dernier alinéa.

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qu'il avait exécuté l'obligation volontairement et en connaissance de cause. Le moyen produit devant la cour ne visait que le premier motif et soutenait que celui qui agit en répétition de sommes payées en exécution d'une convention illicite ne doit pas prouver que le paiement a été fait par erreur.

La cour ne se prononce pas sur ce moyen dont le fondement dépendait, suivant les conclusions du ministère public, du caractère absolu ou relatif de la nullité affectant la clause du bail, mais elle décide que le second motif donné par le juge du fond justifie légalement sa décision, parce que la nullité, n'étant que relative, pouvait faire l'objet d'une renonciation.

L'arrêt énonce que la disposition invoquée, bien qu'insérée dans une loi d'impôt, n'est pas relative <<à l'établissement ou aux modes de re­couvrement de celui-ci, et ne règle qu'une des conditions des baux d'immeubles; que cette disposition, si elle est impérative, a pour objet de protéger des intérêts privés, ceux du preneur, qui peut renoncer à cette protection, et partant renoncer à se prévaloir de la nullité de l'obligation qu'il a contractée, pourvu que cette renonciation ne soit pas antérieure . à l'exécution de l'obligation>>.

Les conclusions du ministère public précisent le caractère de la dispo­sition:<< Elle est impérative puisqu'elle exclut toute convention contraire; toutefois, elle ne protège pas un intérêt public; l'intérêt auquel elle assure protection n'est point l'intérêt général, mais un intérêt privé, celui du preneur que le législateur veut garantir contre toute contrainte. Il ne s'agit donc ni d'une disposition d'ordre public, ni d'une disposition commandée par les bonnes mœurs >>.

Une obligation contractée en opposition avec une disposition légale impérative est affectée d'une nullité relative, dit le ministère public, en ce sens què le débiteur peut renoncer à se prévaloir de la nullité et confir­mer l'acte, notamment par une exécution volontaire. Mais cette renoncia­tion ne peut avoir lieu par anticipation- c'est-à-dire avant l'exécution de l'obligation -, elle suppose la connaissance du vice de l'obligation, et c'est à la partie qui oppose la confirmation à prouver que l'exécution fut faite avec la connaissance de ce vice.

12. - La note de G. Baeteman. Dans une note très claire, publiée sous l'arrêt et intitulée <<Les effets des dispositions légales impératives proté­geant des intérêts privés>> (46), G. BAETEMAN approuve la distinction faite par la Cour de cassation entre les lois qu'il qualifie de manière heureuse : <<lois impératives d'ordre public>> et <<lois impératives de protection d'intérêts privés>>. Il fait l'historique de la doctrine et de la jurisprudence (47). Il souligne (n° 7) que les lois impératives de protection d'intérêts privés ne sont pas étrangères à <<une pensée d'intérêt social, et

(46) R.O.J.B., 1960, p. 156 et suiv., à la page 158. (47) Sans citer, toutefois, l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1946, comme nous

'avons déjà relevé (n° 8).

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partant d'intérêt général)), mais que, dans ces lois, le législateur est << essentiellement préoccupé de la protection des intérêts privés, personnels ou économiques)),

Pour lui, les conséquences de la distinction résident principalement dans la nature de la sanction : nullité absolue pour leslois d'ordre public, nullité relative pour les lois impératives (n° 9). Il précise notamment que la mùlité relative ne peut être soulevée d'office par le juge, mais i] ajoute que le juge du fond doit être extrêmement circonspect dans l'interprétation d'une exécution volontaire valant renonciation.

13. - La 1'urisprudence actuelle de la Gour de cassation. Depuis l'arrêt du 6 décembre 1956, la Cour de cassation a maintenu, de manière constante, la distinction entre les lois d'ordre public et les lois impératives, sans modifier la définition de celles-ci : les lois auxquelles il est interdit de déroger, mais qui ne sont pas d'ordre public, parce qu'elles ne protègent que des intérêts privés, qui n'entraînent pour cette raison que la nullité relative des conventions contraires et qui, dès lors, n'excluent pas une renonciation ou une confirmation, aux conditions du droit commun et, en outre, aux conditions particulières de temps et de forme précisées par chaque loi.

14. - Les grands axes de l'évolution de la iurisprudence et de la doct1·ine. L'évolution de la jurisprudence et de la doctrine au sujet de la notion de <<loi impérative)) s'est faite, ainsi qu'il résulte de l'exposé détaillé qu'il a paru utile de faire, autour de trois grandes questions :

1° la notion d'ordre public par rapport à laquelle seront définies les dispositions qui, tout en étant impératives, ne sont pas d'ordre public.

2° le principe de l'autonomie de là volonté et la mesure dans laquelle il est limité par les lois impératives.

3° la théorie des nullités des actes iuridiques et la distinction entre les nullités absolues et les nullités relatives.

15. - La notion d'01·dre public. La définition de l'ordre public a été reprise à De Page par l'arrêt de la Cour de cassation du 9 décembre 1948 cité au n° 9. Elle est toujours celle que la cour consacre (48). Cette notion est très exigeante et très restrictive puisqu'elle fait appel <<aux intérêts essentiels de l'Etat ou de la collectivité)) et <<aux bases juridiques sur lesquelles repose l'ordre économique et moral de la société)), A entendre ces termes, on pourrait croire que peu de lois répondent à cette notion. Mais les applications faites par la jurisprudence semblent parfois dépasser les termes restrictifs de la définition (49).

(48) Voy., notamment, cass., 24 janvier 1985, Pas., 1985, I, 606; 10 novembre 1978, Pas., 1979, I, 309.

(49) Voy., en matière d'accidents du travail, cass., 26 février 1975, Pas., 1975, I, 663, Ar1·. cass., 1975, p. 729, avec les conclusions de M. l'avocat général Lenaerts indi­quant les raisons qui permettent de douter de la solution jurisprudentielle ; en ce qui concerne les dispositions temporaires, en matière de baux, des lois d,es 30 mars 1976 et

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Par opposition à cette notion, les lois impératives, bien que l'on ne puisse pas plus y déroger qu'aux lois d'ordre public, n'ont pas le caractère de celles-ci, parce qu'elles ne protègent que des intérêts privés.

Cette distinction a le mérite de la clarté et de la simplicité, mais lors­qu'il s'agit d'en faire application à des lois déterminées, on s'aperçoit que les différences sont loin d'être aussi tranchées que la définition de ces notions pourrait le faire croire.

En particulier, il n'est manifestement pas exact de dire que les lois impératives n'ont pour but que de protéger des intérêts privés. Si le législateur organise une telle protection, c'est parce que l'intérêt général la commande pour des raisons d'équité, d'égalité entre les contractants, de paix sociale, de stabilité économique (50). Il serait plus exact de dire que la protection des intérêts privés est le but immédiat et principal du législateur, mais n'exclut pas les motifs d'intérêt général.

Si les frontières entre les deux notions sont imprécises, on conçoit que leurs effets et les sanctions qui y sont attachées ne puissent faire non plus l'objet de distinctions trop tranchées. Ainsi, les hésitations de la doctrine et de la jurisprudence, qui paraissent à première vue surprenantes, ne s'expliquent pas seulement par la difficulté de préciser des notions nouvelles, mais par la complexité de la matière elle-même.

16. - La notion d'ordre public dans la doctrine et la jurisprudence françaises. La distinction entre lois d'ordre public et lois impératives n'existe pas en France, où la doctrine et la jurisprudence ont adopté des positions beaucoup plus nuancées (51).

24 décembre 1976, voy. oass., 10 novembre 1978, Pas., 1979, I, 309, R. W., 1979-1980, col. 1479, et la note V AN ÜEVELEN; en matière de contrat d'emploi, voy. oass., 10 janvier 1983, Pas., 1983, I, 541, R. W., 1983-1984, col. 1200, avec les conclusions de M. l'avocat général Lenaarts, et l'étude critique de M. Rigaux et B. Mergits, à la col. ll69; l'arrêt décide que l'article 15, § 2, des anciennes lois coordonnées sur le contrat d'emploi, modifiées par la loi du 21 novembre 1969, est impératif pour toutes les parties en cause (donc aussi bien pour l'employeur que pour l'employé). Dans ses conclusions, le ministère public expose que cette disposition en tant qu'elle prévoit que le délai de préavis, à défaut de convention valable entre les parties, est fixé par le juge, touche à l'ordre publio et est impérative pour chaotm (<< ... raakt uiteraard de openbare orde en is dus dwingend voor iedereen l>). L'arrêt ne fait pas mention de l'ordre public et se borne à énoncer que la disposition est << impérative pour toutes les parties en cause ».

(50) Voy. en ce sens, DABIN, loc. cit., n° 26; BAETEMAN, loc. cit., n° 7; VANDEPUTTE (De overeenlcomst, 1977, p. 32 à 35) n'accepte la distinction qu'avec réticence et considère qu'il est dangereux de l'appliquer de manière trop systématique. Selon lui, la renoncia­tion à la sanction de la nullité attachée aux lois impératives est une question délicate et ne peut être admise qu'avec une grande prudence, en recherchant avant tout la volonté du législateur.

(51) CARBONNIER, Théorie des obligations, 1963, n° ll5, p. 46 et suiv. ; MALAURIE et AYNES, Cours de droit civil, Les obligations, nos 344 et suiv.; J. GHESTIN, Traité de droit civil, Les obligations, Le contrat, Paris, 1980, nos 96 et suiv.; J. GHESTIN, <<L'utile et le juste dans les contrats l>, Dalloz-Sirey, 1982, Chronique I, p. là 10; J. GHESTIN, <<L'ordre public, notion à contenu variable, en droit privé français ll, dans << Les notions à contenu variable en droit ll, Etudes publiées par PERELMAN et VANDER ELST, p. 77 et suiv.; DoRSNER-DOLIVET et BoNNEAu, <<L'ordre public, les moyens d'ordre public en procé­dure ll, Dalloz-Sirey, 1986, Chronique VIII, p. 59 à 66; Jurisclasseur civil, art. 1304 à 1314, par DANIEL VEAUX (1987), fascicules 2 et 3.

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On y admet, en effet, des degrés dans l'ordre public : à côté de l'ordre public classique, qui concerne 1 'Etat, la famille, l'individu, il y a un ordre public économique et social, où 1' on distingue un ordre public de direction et un ordre public de protection (52).

Pour Ghestin, la distinction entre l'ordre public de direction et l'ordre public de protection correspond à deux finalités différentes des lois et il appartient à l'interprète de rechercher, dans chaque cas, quelle est la finalité dominante (53) : l'ordre public économique de direction tend, comme l'ordre public politique et moral traditionnel, à imposer une certaine conception de l'intérêt général, tandis que l'ordre public écono­mique et social de protection vise à protéger l'une des parties à un contrat, afin d'assurer l'équilibre interne de celui-ci, et il peut être rapproché des vices du consentement, de la lésion et de l'absence de cause (54).

Ghestin ajoute qu'on a pu s'interroger sur l'opportunité de déduire de la distinction des conséquences pratiques importantes, en raison de la difficulté d'établir entre les deux finalités une séparation suffisamment nette, qui permette une répartition des règles concernées. Le caractère de la nullité attachée à la violation de la loi ne lui paraît pas non plus un critère satisfaisant car, écrit-il, l'opposition entre nullités absolues et relatives est loin d'avoir la rigueur qu'on lui attribue (55).

Le système de la doctrine et de la jurisprudence françaises, s'il apporte des nuances utiles, est finalement si compliqué qu'il est difficile pour un juriste étranger de le décrire avec précision. N'en prenons qu'un exemple: suivant DANIEL VEAUX (56), la sanction attachée en France à la loi sur les baux commerciaux serait plutôt la nullité relative, tandis que pour la loi sur les baux à ferme, ce serait plutôt la nullité absolue. Certains auteurs en viennent à écrire : <<l'ordre public ... ne constitue plus au­jourd'hui qu'une notion inconsistante et inutile)) (57).

17. - Le principe de l'autonomie de la volonté. L'évolution de la notion de loi impérative s'est faite à partir de ce principe et des limitations que ces lois y apportaient.

Ce point de départ apparaît explicitement dans la pensée de Dabin et de De Page et les amène, tous les deux, à caractériser les lois impératives par l'interdiction qu'elles emportent de déroger à leurs dispositions et par la sanction qui s'attache aux conventions dérogatoires.

(52) ÜARBONNIER, op. cit., n° 115; J. GHESTIN, Le contrat, nos 124 à 128. (53) Op. cit., no 124. (54) Op. cit., nos 126 à 128. (55) Op. cit., n° 97 ivoy., dans le même sens, DABIN, La technique de l'élaboration du

droit positif, spécialement en droit privé, 1935, p. 179 à 181 ; RENARD et VIEUJEAN, <<Nullité, inexistence et annulabilité en Droit civil belge 1), Ann. dr. Liège, 1962, p. 243 et suiv., spéc. p. 268 à 270.

(56) Loc. cit., f~;tscicule 2, nos 45 et 4(:!. (57) DoRSNER-DOLIVET et BoNNEAU, voy. note 51 ci-dessus; M. P. A. FoRIERs a.

raison d'écrire (loc. cit., note 219) <<qu'en France, la question reste très controversée 1>, c'est le moins qu'on puisse dire.

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Parce que le principe de l'autonomie de la volonté inspirait la démarche de leur pensée, ils ont été plus sensibles au fait que les lois impératives prohibaient les conventions contraires qu'au fait qu'elles inséraient dans certains contrats des obligations qui s'imposaient aux parties dans l'exécution du contrat. La doctrine subséquente restera dans cette ligne de pensée qui influencera la définition des lois impératives.

18. - La théorie de la nullité des actes 7'uridiques. Elle a constitué le troisième volet de l'évolution de la doctrine relative à la notion de loi impérative.

Dans la même optique qui caractérisait les lois impératives, au sens ancien de ces termes, par le fait qu'elles excluaient l'expression d'une volonté contraire, la doctrine récente a distingué les lois d'ordre public, caractérisées par la sanction de la nullité absolue attachée aux conventions contraires, des lois impératives, au sens restreint, marquées par la sanction de la nullité relative attachée aux conventions qui y dérogaient.

Autant la distinction entre ces deux catégories de lois est tranchée, en droit belge, malgré la complexité des réalités que recouvrent ces notions, autant la doctrine a consacré une distinction tranchée entre le caractère des nullités attachées aux dérogations à ces lois, sans rechercher si la volonté du législateur, telle qu'elle s'exprimait notamment par les conditions mises à la renonciation au bénéfice de la loi, n'imposait pas des solutions plus nuancées.

Pourtant, De Page constate que la théorie des nullités est une des plus obscures qui soient et ajoute que le fait est unanimement reconnu (58). Il souligne que le système des nullités est, dans notre droit, essentiellement souple et que la loi elle-même en donne des exemples. Ainsi, dans la matière du mariage, qui est d'ordre public, certaines nullités absolues peuvent être couvertes et certaines nullités ne sont que relatives (59). En matière d'emploi des langues en justice, qui est d'ordre public, la violation de la loi entraîne une nullité absolue, qui doit être soulevée d'office par le juge, mais si elle ne l'a pas été, elle est couverte par un jugement contradictoire qui n'est pas purement préparatoire (60). Il en est de même des nullités absolues des actes de procédure prévus par l'article 862, § 1er, du Code judiciaire, qui sont couvertes dans les condi­tions fixées à l'article 864, alinéa 1er. On voit que, comme Ghestin le relève, l'opposition entre nullités absolues et relatives n'a pas la rigueur qu'on lui attribue (61). Cet auteur, qui consacre de très longs développe­ments au régime des nullités en matière contractuelle (62), rejette, précisément en raison des difficultés qu'il rencontre en ce domaine, la distinction parmi les lois d'ordre public suivant le caractère de la nullité

(58) T. rer, 3e éd., no 96 et la note 2, p. 141. (59) T. rer, nos 650 et suiv., et n°8 660 et suiv. (60) Loi du 15 juin 1935 concernant l'emploi des langues en matière judiciaire,

art. 40, al. 1er et 2. (61) Op. cit., no 97. (62) Op. cit., p. 619 à 812.

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qui y est attachée. En Belgique, Wilfried Rauws a fait une étude appro­fondie des nullités, qui révèle la complexité de la matière (63).

Mais, même les auteurs les plus complets sur ce sujet, sont très peu explicites quant aux pouvoirs du juge en matière de nullités. Pour la nullité relative, ils se bornent à affirmer que seule la partie protégée peut l'invoquer et que le juge ne peut la soulever d'office, sans avoir égard à la nature et à l'importance de la règle dont elle est la sanction, ni aux caractéristiques de chaque régime légal particulier. Chose plus surprenante encore, ils ne font aucune mention de la jurisprudence de la Cour de cassation quant aux pouvoirs et aux devoirs du juge du fond dans l'appli­cation des lois impératives.

19. - La définition des lois impératives, en doctrine et en iurisprudence belges, est-elle complète et exacte? Les lois impératives peuvent être définies, suivant la jurisprudence (voy. n° 13 ci-dessus), comme étant celles auxquelles il n'est pas permis de déroger, mais qui ne sont pas d'ordre public, parce qu'elles ne protègent que des intérêts privés, et qui n'en­traînent, dès lors, que la nullité relative des conventions contraires et qui n'excluent pas une renonciation ou une confirmation, aux conditions du droit commun et à celles qui sont fixées, en outre, par chaque loi, notam­ment quant au temps et à la forme.

Cette définition, axée sur l'interdiction des conventions contraires et sur le caractère de la nullité qui affecte celles-ci, est incomplète car elle néglige un aspect de certaines lois impératives - de plus en plus nom­breuses d'ailleurs - qui est, dans la réalité, leur aspect le plus fonda­mental.

En effet, ces lois ne se bornent pas à interdire de déroger à leurs dispo­sitions et à prévoir la nullité relative des stipulations ou des actes qui ne sont pas conformes à ces dispositions- c'est leur aspect négatif- mais elles imposent, de manière impérative, aux parties à certains contrats des obligations qu'elles doivent exécuter- c'est leur aspect positif (64). Ces obligations s'incorporent au contrat, en vertu de la loi, et lient certains contractants, dans le but de protéger leurs cocontractants, et cela même en l'absence de toute clause du contrat qui les prévoirait et nonobstant toute clause qui y dérogerait. Ainsi, la loi règle d'autorité et de manière positive le contenu du contrat. En particulier, la loi impose à une partie des obligations déterminées à l'égard d'une autre partie dont le législateur entend protéger les intérêts.

On peut, dès lors, distinguer deux catégories de lois impératives.

D'une part, celles qui, en vue principalement de la protection d'intérêts privés, interviennent de manière négative pour interdire de déroger à certaines dispositions légales, mais qui n'assortissent cette interdiction

(63) Civielrechtelijke beëindiging van de arbeidsovereenkomst : nietigheid, ont­binding en overmacht, 1987, p. 41 à 460.

(64) On trouve dans De Page et Dabin des allusions à cet aspect positif, ainsi qu'il a été relevé au n ° 7, in fine, de cette étude et à la note 30.

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que d'une nullité relative. C'est le cas par exemple des dispositions qui protègent les intérêts de certains incapables, ou de certains associés (art. 1871 du Code civil) (65) ou qui, dans un but de protection, ne permettent pas de déroger à certaines formalités pour établir la lésion de plus des sept douzièmes (art. 1678 et 1680 C.e.) (66).

D'autre part, il y a les lois impératives de plus en plus nombreuses qui ont également en vue la protection d'intérêts privés, mais qui imposent, de manière positive à certaines parties à un contrat des obligations à l'égard de leurs cocontractants, même si le contrat ne prévoit pas ces obligations et sans qu'il puisse déroger à la loi sur ce point. C'est le cas des lois sur les baux à ferme, sur les baux commerciaux, sur les contrats de travail, etc.

Pour cette seconde catégorie de lois impératives, si l'on reprend la distinction importante de Dabin, indiquée au n° 5 ci-dessus, ne se pose pas seulement la question de la dérogation à la loi par des conventions contraires, mais celle de la violation de la loi par la méconnaissance des obligations que celle-ci impose.

Cette violation de la loi peut résulter d'un simple fait, action ou omis­sion, qui contrevient à une disposition légale, sans qu'il soit dérogé à celle-ci par une clause contractuelle, c'est-à-dire par un acte juridique.

La décision annotée en est un bon exemple. Elle relève que, suivant les constatations de l'arrêt attaqué, l'employeur a imposé au travailleur des changements fondamentaux de ses conditions de travail, qui constituaient un élément essentiel de son contrat de travail; elle admet, au moins implicitement, que l'employeur a ainsi manqué à l'obligation imposée par la disposition impérative de l'article 20, 1°, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail<< de faire travailler le travailleur dans les conditions, au temps et au lieu convenus >> et qu'il a, dès lors, mis fin, de façon illicite, au contrat de travail.

On le voit, dans ce cas concret 'de l'application d'une loi impérative, ne se pose en aucune façon le problème de la nullité d'un acte juridique, mais uniquement celui de la sanction d'un fait illicite (67). En l'absence de stipulation contraire, le principe de l'autonomie de la volonté et la distinction entre nullités absolues et relatives sont ici sans aucune inci-

(65) Voy. l'arrêt cité à la note 28. (66) Voy. la note 27. (67) La doctrine et la jurisprudence ont antérieurement admis que la modification

unilatérale d'un élément essentiel du contrat de travail constituait un congé tacite et s'analysait comme un acte juridique unilatéral. Dans cette jurisprudence, aurait pu se poser la question de la nullité relative de cet acte juridique. L'arrêt annoté et un second arrêt de la même date (Pas., ibid., J.T.T., 1986, p. 501, note DE KEYSER) reviennent sur cette jurisprudence et considèrent que l'intention de rompre le contrat n'est pas nécessaire, dans ce cas, pour qu'il y ait rupture de ce contrat. Cette solution a été critiquée (voy. CLESSE, Examen de jurisprudence L1982-1986], <1 Contrat de travail 1>,

R.O.J.B., 1988, p. 240, nos 51 à 53). On ne peut reprendre ici la discussion de ce point résolu par l'arrêt, mais il faut souligner que la thèse du congé tacite paraît être une construction juridique artificielle. En effet, la volonté de l'employeur qui modifie un élément essentiel du contrat n'est pas de rompre celui-ci, mais d'en poursuivre l'exécu­tion à d'autres conditions; la rupture peut en résulter, mais elle n'est pas voulue comme telle.

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denee. Certes, comme la loi n'est pas d'ordre public, la partie protégée peut renoncer, expressément ou tacitement, à son bénéfice, mais cette renonciation est de stricte interprétation et n'est valable; d'une part, qu'aux conditions de droit commun, notamment la connaissance du vice d'illicéité, et d'autre part, aux conditions spéciales prévues par la loi applicable, notamment quant au temps et à la forme. La circonstance que la partie protégée n'a pas invoqué expressément la loi impérative qui la protège ne suffit évidemment pas, à elle seule, à établir pareille renonciation (68).

Il est évident et cela résulte de l'arrêt annoté que, dans ce cas, la loi impérative doit être appliquée par le juge du fond, sous la seule réserve qu'il ne soit pas établi qu'il y a eu une renonciation valable de la partie protégée ou que l'autre partie n'offre de prouver cette renonciation; la charge de la preuve de celle-ci incombe, en effet, en cas de contestation sur ce point, à la partie qui oppose la renonciation (69).

III. - LA THÉORIE DU MOYEN NOUVEAU

DEVANT LA CoUR DE CASSATION

ET LES LOIS IMPÉRATIVES.

20. - Le fondement de la doctrine du moyen nouveau devant la Gour de cassation. Avant de rappeler ce fondement, il faut relever que le premier exposé synthétique relatif à la théorie du moyen nouveau devant la Cour de cassation a été fait par M. le premier avocat général Mahaux, alors avocat général, dans ses conclusions avant l'arrêt du 24 novembre 1953 (70). M. le procureur général Dumon a exposé l'ensemble de la doctrine de la cour sur ce sujet dans ses conclusions précédant l'arrêt du 19 janvier 1978 (71) ; il est ericore revenu sur cette question dans son discours de rentrée du 1er septembre 1980 (72). Les remarques qui suivent s'inspirent principalement de ces exposés.

Si, en matière civile, un moyen nouveau n'est pas, en règle, recevable devant la Cour de cassation, cela tient à la nature de la mission de celle-ci, comme l'a montré le procureur général Paul Leclercq (73) : <<La nature même de la mission de la Cour de cassation fait qu'un moyen qui est nouveau ne peut être reçu. La Cour est, en effet, instituée pour apprécier si la solution que le juge du fond a donnée à la contestation jugée par lui

(68) L'arrêt annoté relève qu.'il ne résulte pas de la décision du juge du fond que le travailleur << aurait renoncé à se prévaloir de la rupture du contrat >>. Ce motif serait sans objet si la renonciation avait pu se déduire de ce que le moyen n'avait pas été invoqué devant le juge.

(69) Conclusions de M. le procureur général Hayoit de Termicourt, avant cass., 6 décembre 1956, Pas., 1957, I, 361, à la p. 364, pe col.

(70) Pas., 1954, I, 36. (71) Pas., 1978, I, 576. (72) <<Quo vadimus? >>, n° 26, et spécialement, en ce qui concerne le moyen fondé sur

une disposition légale impérative, la note 101 ; J.T., 1980, p. 501, 521 et 541, spéc., p. 529, note 101.

(73) Note sous cass., 29 octobre 1931, Pas., 1931, I, 271.

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est conforme à la loi ; il n'y a donc pas place pour l'intervention de la Cour, quand, la contestation n'ayant pas été soumise au juge de fond, celui-ci ne l'a pas résolue>>. Autrement dit, la Cour de cassation n'est pas un troisième degré de juridiction, donnant aux parties la possibilité de plaider à nouveau le litige en son entier.

Le procureur général Cornil a apporté à cette doctrine une précision importante (74) : <<En d'autres termes, si le moyen de cassation nouveau est non recevable, ce n'est pas en vertu d'une règle dont on chercherait vainement la trace dans nos lois et d'après laquelle les parties seraient tenues de défendre leurs droits devant la Cour de cassation comme elles l'ont fait devant le juge du fond, c'est parce que la procédure de cassation est dirigée contre la décision du juge du fond et que l'on ne peut reprocher au juge du fond d'avoir statué en méconnaissance d'un moyen étranger à l'ordre public que personne n'a produit devant lui, soit expressément, soit implicitement >>.

Cette précision est nécessaire, parce qu'elle seule peut expliquer pourquoi, malgré la règle qui exclut les moyens nouveaux, les parties peuvent, dans de nombreux cas, produire pour la première fois, en instance de cassation, des moyens qu'elles n'ont pas invoqués devant le juge du fond.

21. - La notion de moyen nouveau dans la procédure de cassation. Dans cette procédure, la notion de moyen nouveau a un sens technique, qui s'écarte du sens usuel des mots suivant lequel il s'agirait d'un moyen qui n'a pas été invoqué antérieurement par les parties.

La définition que la cour donne du moyen nouveau, dans ce sens technique, est la suivante:<< Est nouveau et, partant, irrecevable à l'appui d'un pourvoi en matière civile, le moyen fondé sur des dispositions légales ou un principe de droit qui ne sont ni d'ordre public ni impératifs, qui n'a pas été soumis au juge d'appel et dont celui-ci ne s'est pas saisi de sa propre initiative>> (75).

Suivant cette définition, on peut distinguer essentiellement trois cas où le moyen n'est pas nouveau :

1) le cas où le moyen a été soumis au juge du fond par une partie, qui ne doit pas être nécessairement le demandeur en cassation. Ce point a été mis en lumière par les conclusions précitées de M. l'avocat général Mahaux;

2) le cas où le juge s'est saisi du moyen de sa propre initiative. Dans ce cas, c'est la décision attaquée elle-même qui révèle l'existence du moyen.

Ce n'est là qu'une application d'un principe plus large : n'est pas nouveau le moyen qui invoque un grief qui naît de la décision attaquée,

(74) Note sous cass., 22 octobre 1942, Pas., 1942, I, 249, à la page 255, et spéc. p. 256, col. 1.

(75) Cass., 22 mai 1986, Pas., 1986, I, 1152 (sommaire).

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qu'il s'agisse de la violation par celle-ci d'une règle de procédure au sens large (organisation judiciaire, compétence ratione materiae, absence de motivation ou contradiction dans celle-ci) ou de la violation d'une règle de droit dont le juge a entendu faire application au fond du litige. On ne peut évidemment reprocher au demandeur en cassation de n'avoir pas fait état antérieurement d'un grief qui naît de la décision du juge ou qui est révélé par celle-ci.

3) le cas où le moyen est fondé sur la violation d'une loi d'ordre public ou impérative. Dans ce cas, suivant la jurisprudence de la Cour, le juge devait soulever d'office la contestation fondée sur ces dispositions légales. Il en est saisi par la loi, expose M. Mahaux.

Ce n'est là aussi que l'application d'un principe plus général :n'est pas nouveau le moyen qui critique le juge de n'avoir pas fait application d'une règle de droit qu'il devait appliquer en vertu des règles qui régissent son office. On peut dire que dans ce cas aussi il est saisi du moyen par la loi.

Les développements récents de la doctrine et de la jurisprudence en ce qui concerne l'office du juge ont mieux mis en lumière cette règle qui est ancienne, mais qui a donné lieu à des décisions plus précises et plus explicites de la cour. Il convient de distinguer clairement les deux hypothèses envisagées.

22. - Les moyens dont le J"uge est saisi par la loi. La doctrine et la jurisprudence récentes ont affirmé de manière de plus en plus explicite un principe, pourtant ancien, suivant lequel il appartient au juge, sans modifier ni l'objet ni la cause de la demande, et en respectant les droits de la défense, de déterminer la règle de droit qui régit la contestation qui lui est soumise et d'en faire application à celle-ci (76).

Cette doctrine a une portée générale, car elle est fondée sur la nature même de l'office du juge. Elle vaut donc pour l'application des lois supplétives aussi bien que pour celle des lois impératives et des lois d'ordre public. Seules, les modalités d'application de la règle varieront d'après la nature des dispositions légales; si elles sont supplétives, le juge ne pourra en faire application si celle-ci est exclue par les conclusions des parties; si elles sont impératives, le juge devra s'assurer, avant de les appliquer, qu'il n'y a pas eu de renonciation valable de la part de la partie protégée; si elles sont d'ordre public, le juge devra toujours les appliquer.

(76) Discours de M. le procureur général Krings à la séance de rentrée de la Cour de cassation du rer septembre 1983, <<L'office du juge dans la direction du procès l>, n°8 28 et suiv., et les références citées, J.T., 1983, p. 513; conclusions de M. Krings avant cass., 9 octobre 1980, Pas., 1981, I, 158, spéc. p. 177, col. 2; conclusions de M. Krings avant casa., 24 novembre 1978, Arr. cass., 1978-1979, 341, Pas., 1979, I, 352; procureur général Dumon, <<Quo vadimus l), 1980, no 26, 4o, J.T., 1980, à la p. 529; V AN CoMPER· NOLLE, note sous cass., 24 novembre 1978 et 9 octobre 1980, R.C.J.B., 1982, p. 5, à la p. 14; MoTULSKY, <<La cause de la demande dans la détermination de l'office du juge l), Dalloz, 1964, Chronique, XXXIV, p. 235; voy. aussi cass., 4 avril 1979, Pas., 1979, I, 919; 28 septembre 1979, Pas., 1980, I, 131. Sur le cas du pourvoi de l'intimé ou du défendeur défaillant, voy. les notes 2 et 3 signées E. K. sous casa., 16 janvier 1976, Pas., 1976, I, 555.

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La doctrine et la jurisprudence relatives à l'office du juge ont amené la Cour de cassation à formuler, de manière plus explicite, sa théorie du moyen nouveau. Un arrêt du 20 janvier 1983 affirme, suivant le sommaire de la Pasicrisie (77) : <<Le juge ayant l'obligation de déterminer, sans modifier la cause ni l'objet de la demande et en respectant les droits de la défense, les dispositions légales applicables à la contestation qui lui est soumise, n'est pas nouveau le moyen qui reproche à la décision attaquée d'avoir violé ces dispositions légales>>. Un arrêt du 14 septembre 1987 a confirmé cette jurisprudence (78).

Cette solution est conforme à une doctrine et à une jurisprudence anciennes qui qualifient un tel moyen de moyen de pur droit (79).

L'hypothèse qui vient d'être examinée, où le juge doit appliquer d'office à la contestation qui lui est soumise la loi qui la régit, doit être soigneusement distinguée de l'hypothèse où le juge doit élever d'office une contestation parce que celle-ci est fondée sur une loi d'ordre public ou impérative. Le juge ne pourra le faire que si cette contestation se déduit des faits qui lui sont régulièrement soumis par les parties et il ne le fera évidemment que si la contestation soulevée d'office a une incidence déterminante sur la solution de la contestation qui lui est soumise; ainsi il pourra se déclarer d'office incompétent ratione materiae pour statuer sur la demande qui lui est soumise ou prononcer la nullité d'une conven­tion contraire à l'ordre public dont les parties discutent l'exécution. Dans ce cas aussi, les modalités d'application de la règle seront différentes d'après la nature de la loi : si elle est impérative, le juge ne soulèvera la contestation d'office qu'après avoir vérifié si la partie protégée n'a pas renoncé au bénéfice de la loi; si elle est d'ordre public, il devra toujours soulever la contestation d'office (80).

23. - Les moyens qui sont produits pour la première fois en cassation et les faits sur lesquels ils se fondent. La doctrine récente sur les moyens qui peuvent être produits en cassation peut donner le sentiment que les moyens non recevables comme nouveaux ne doivent plus être très

(77) Cass., 20 janvier 1983, Pas., 1983, I, 592 (non reproduit). (78) Cass., 14 septembre 1987, Pas., 1988, I, 47. (79) Cass., 2 janvier 1868, Pas., 1868, I, 130, rendu sur les conclusions conformes du

procureur général Mathieu Leclercq; 19 avril 1963, Pas., 1963, I, 882; 17 mars 1971, Pas., 1971, I, 661; 1er avril 1974, Pas., 1974, I, 786; conclusions de M. le procureur général Dumon avant cass., 19 janvier 1978, Pas., 1978, I, 576, spéc. p. 577, 2 8 col. et p. 578, Jre col.; VAN CoMPERNOLLE,loc. cit., n° 25. En France, voy. FAYE, La Cour de cassation, 1903, n° 126; VoULET, «L'irrecevabilité des moyens nouveaux devant la Cour de cassation, en matière civile>>, La Semaine juridique, 1973, Doctrine, 2544, nos 19 à 21; BoRÉ, La cassation en matière civile, Paris, 1980, nos 2568 et suiv., ainsi que la juris­prudence citée par ces auteurs.

(80) Cass., 27 mai 1971, Pas., 1971, I, 886 et les conclusions de M. le procureur général Ganshof van der Meersch. La jurisprudence sur ce point peut être qualifiée de constante. Un arrêt isolé a cependant décidé, suivant le sommaire, :<<Un moyen déduit de ce que n'est pas prescrite une action que le demandeur n'a pas fondée sur une in­fraction, alors qu'il eût pu le faire, ne peut être invoqué pour la première fois en cassa­tion>>, cass., 30 décembre 1985, Pas., 1986, I, 535. Pourtant, le moyen semblait bien être d'ordre public.

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nombreux. Mais une autre règle restreint sérieusement la recevabilité des moyens produits pour la première fois en cassation. Le moyen ne peut, en effet, obliger la cour à procéder à un examen des faits pour lequel elle est sans compétence (81). On disait antérieurement que le moyen était, dans ce cas, mélangé de fait et de droit, mais cette expression était ambiguë car un moyen de cassation peut se fonder pour partie sur des faits, et c'est d'ailleurs généralement le cas, à la condition que ces faits ressortent de la décision attaquée. Il est certain, au contraire, que la cour ne peut jamais être amenée à constater elle-même des faits pour statuer sur le fondement d'un moyen; c'est ce qu'exprime mieux la formule utilisée actuellement par la cour. Il subsiste un problème délicat, qui ne peut être traité dans le cadre de cette note et qui est de déterminer quels sont les faits que la cour peut prendre en considération pour l'examen d'un moyen : faut-il qu'ils aient été constatés par le juge ou suffit-il qu'ils aient été invoqués devant le juge? Un problème analogue se pose en ce qui concerne les faits que le juge du fond peut prendre en considération pour la détermination de la norme applicable (82).

24. - La théorie du moyen nouveau et les lois impémtives. L'arrêt du 2 mai 1946 (voy. n° 8 ci-dessus) est le premier qui a décidé que le moyen pris de la violation d'une disposition légale impérative peut être produit pour la première fois en instance de cassation. L'arrêt affirme, en outre, que le juge du fond avait le devoir de vérifier d'office si le demandeur ne devait pas bénéficier de la disposition impérative. L'arrêt lie ainsi la recevabilité du moyen de cassation à l'obligation pour le juge du fond de soulever d'office le moyen. Enfin, l'arrêt décide que l'acquiescement au jugement est nul en tant qu'il aurait pour objet de couvrir les atteintes portées à des dispositions impératives.

L'interprétation de cet arrêt est délicate pour les raisons suivantes. Les notes sous l'arrêt, à la Pasicrisie, qui sont comme on le sait, l'œuvre du ministère public, renvoient d'une part à des arrêts de la cour relatifs à la recevabilité d'un moyen fondé sur des dispositions d'ordre public, et d'autre part, à la doctrine concernant l'acquiescement à un jugement en matière d'ordre public (83). De plus, la décision concernant l'acquiesce­ment paraît contestable dans la mesure où celui-ci peut valoir renonciation au bénéfice de la loi, ce qui est possible, au moins à certaines conditions, pour les lois impératives.

On peut se demander, dès lors, si par l'expression<< dispositions impé­ratives>>, la cour ne visait pas en réalité des dispositions d'ordre public. L'auteur du sommaire publié au Journal des Tribunaux l'a compris ainsi (84). Dans une note publiée dans le même journal, sous l'arrêt du 9 décembre 1948 (voy. no 9 ci-dessus), Paul GoURDET soutenait,

(81) Cass., 6 décembre 1983, Pas., 1984, I, 382. (82) Voy. VAN CoMPERNOLLE, loc. oit., n° 30; MoTULSKY, loc, oit., nos 12, 23, 26,

32 et 34. (83) Renvoi au Rép. prat. du droit belge, vo Pourvoi en cassation en matière civile,

n° 80. (84) J.T., 1946, p. 552.

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en critiquant ce dernier arrêt et l'opinion de De Page, que la loi du 7 mars 1929 sur le bail à ferme était d'ordre public et il invoquait à l'appui de cette opinion l'arrêt du 2 mai 1946 (85).

Mais il paraît inconcevable que la cour ait, sans aucune raison, em­ployé l'expression <<dispositions impératives>> alors qu'elle entendait désigner des dispositions d'ordre public, et que le ministère public, auteur des notes sous l'arrêt, ait à deux reprises mentionné dans le sommaire << dispositions légales impératives >> au lieu de dispositions d'ordre public. Lorsque l'arrêt a été rendu, il y avait huit ans que De Page avait publié, sur la loi du 7 mars 1929, un commentaire qui faisait autorité, où il affirmait catégoriquement que cette loi n'était pas d'ordre public, mais seulement impérative. D'autre part, la décision relative à la nullité de l'acquiescement peut s'expliquer par les hésitations qui ré­gnaient encore sur les effets des lois impératives (86).

Enfin, dans ses conclusions de principe avant l'arrêt du 24 septembre 1953 (87), M. Mahaux interprète l'arrêt du 2 mai 1946 comme visant les lois simplement impératives et l'on peut croire qu'il s'était entouré de toutes les informations disponibles au sujet de la portée exacte de cet arrêt, avant d'en faire un élément de sa démonstration. Pour lui, si l'on peut produire pour la première fois en cassation un moyen fondé sur une disposition légale d'ordre public ou impérative et critiquer la décision du juge du fond, bien que ce moyen ne lui ait pas été soumis, c'est parce que <<le juge est saisi par la loi, lorsque le moyen est d'ordre public ou lorsqu'il est pris de la violation de dispositions légales qui, sans être d'ordre public, n'en sont pas moins impératives >>. Et il ajoute : << Dans l'un et l'autre cas, le juge est tenu d'y statuer d'office, soit explicitement, soit implicitement. Il s'ensuit que, bien qu'il n'ait pas été soumis par une partie au juge du fond, un moyen peut être soulevé en instance de cassation s'il est d'ordre public ou s'il concerne des prescriptions légales impératives, du moment que les conditions de fait, nécessaires à son application, ont été constatées par le juge du fond ou résultent des autres éléments de la cause auxquels la Cour peut avoir égard>> (88).

Cet exposé établit, une fois de plus, un lien nécessaire entre la receva­bilité du moyen de cassation fondé sur une disposition impérative et l'obligation du juge de statuer d'office sur un tel moyen. Cette obligation est affirmée de manière implicite, mais certaine, par toute la jurisprudence de la cour relative à la recevabilité des moyens de cassation.

(85) J.T., 1949, p. 228. (86) Ainsi, François Rigaux écrira, plusieurs années après, en citant l'arrêt du 2 mai

1946, qu'on ne peut acquiescer à un jugement ayant fait application des dispositions impératives régissant le bail à ferme (Travaux de l'Association Capitant, t. XIII, 1959-1960, <c Les renonciations au bénéfice de la loi en droit privé belge>>, p. 385 et suiv., à la p. 438).

(87) Pas., 1954, I, 36. (88) C'est dans la ligne de la même théorie que la Cour de cassation décide: <c Lorsque

le juge statue sur une demande, il est présumé avoir statué d'office sur les exceptions d'ordre public que les parties n'ont pas soulevées devant lui>>, cass., 30 janvier 1981, Pas., 1981, I, 591. Un moyen, critiquant la décision implicite du juge sur une telle exception serait dès lors recevab'Ie.

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L'arrêt du 24 septembre 1953 applique explicitement les principes exposés par le ministère public, en énonçant : <<Attendu, d'autre part, qu'aucune des dispositions légales invoquées au moyen n'étant d'ordre public ou impératives, le juge n'avait pas l'obligation de les appliquer d'office dans une décision rendue contradictoirement>> (89).

25. - La furisprudence ultérieure de la Gour de cassation au sufet du moyen pris de la violation d'une loi impérative. Depuis les arrêts des 2 mai 1946 et 24 septembre 1953, la cour a maintenu fermement sa juris­prudence au sujet du moyen nouveau et énonce toujours la définition de celui-ci dans les termes reproduits au no 19 ci-dessus (89bis).

A la suite des arrêts des 20 janvier 1983 et 14 septembre 1987, cités au n° 22, relatifs aux dispositions légales que le juge doit appliquer à la contestation qui lui est soumise, on peut se demander si la cour ne devra pas compléter sa définition, en ajoutant aux mots<< dont celui-ci ne s'est pas saisi de sa propre initiative>>, les mots <<et n'était pas tenu de s'en saisir»?

IV. - LES LOIS IMPÉRATIVES

DEVANT LE JUGE DU FOND,

26. - L'office du fuge et les lois impératives. La jurisprudence de la Cour de cassation, telle qu'elle a été exposée dans la présente note, est formelle et constante : soit de manière explicite, soit de manière implicite, elle décide que le juge du fond doit appliquer d'office les dispositions légales impératives, parce qu'il en est saisi par la loi.

Suivant cette jurisprudence, la règle vaut non seulement lorsque la loi impérative régit la contestation dont le juge est saisi, mais aussi lorsqu'il s'agit pour le juge, sur la base des faits qui lui sont soumis, de soulever d'office une contestation qui déterminera la solution à donner au litige.

Les objections faites à cette jurisprudence sont de deux ordres : puis­que, d'une part, la partie protégée peut renoncer au bénéfice de la loi impérative et que, d'autre part, la nullité que celle-ci entraîne n'est que relative, le juge du fond peut-il appliquer d'office cette loi, alors que la partie qui y a intérêt ne l'invoque pas expressément ou n'oppose pas la nullité?

Dans le premier cas, cette partie ne doit-elle pas être censée renoncer au bénéfice de la loi qu'elle n'invoque pas, dans le second cas, le juge peut-il soulever d'office une nullité qui n'est que relative?

Les deux hypothèses doivent être soigneusement distinguées. Ainsi qu'il a été exposé au n° 19, la violation d'une disposition légale impérative peut résulter d'un simple fait, sans qu'il y ait une stipulation dérogeant à la loi. Dans ce cas, ne se pose aucun problème de nullité d'un acte

(89) Sur la décision rendue par défaut, voy. la note 76, ci-dessus, in fine. (89bis) Dans un arrêt du 12 septembre 1988 (R.G. 6218, Elka Pieterman s.p.r.l. o.

Erauw), la cour a précisé, ce qui paraît impliqué par la notion même de loi impérative, que seule la partie protégée par la loi - à l'exclusion de l'autre partie - peut en invoquer la violation pour la première fois en instance de cassation.

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juridique et seule la question de la renonciation au bénéfice de la loi peut se poser. Si, au contraire, il y a une stipulation qui déroge à la loi et qui est affectée de ce fait d'une nullité relative, se pose le problème du régime de cette nullité. Il en est de même si la loi impérative se borne à prévoir la nullité de certains actes et de certaines clauses (cas des incapables ou de l'article 1871 du Code civil) ou à imposer une formalité (mode de preuve de la lésion de plus de sept douzièmes}, sans imposer à une partie à un contrat une obligation à l'égard de l'autre partie. Nous examinerons successivement les deux questions.

27. - Les lois impératives et les renonciations au bénéfice de la loi. Il s'agit ici du cas où une disposition légale impérative impose à une partie à un contrat une obligation à l'égard d'une autre partie. Si, en l'absence de toute stipulation dérogatoire, cette obligation n'est pas respectée, ce manquement à une obligation légale est un fait illicite dont le juge doit ordonner la réparation, à moins que la partie protégée ait renoncé au bénéfice de la loi. Ainsi qu'il a été dit, ne se pose dans ce cas qu'une question de violation de la loi et non une question de dérogation à la loi entraînant une nullité relative.

Suivant la doctrine qui critique la jurisprudence de la Cour de cassation, même dans ce cas, la partie qui dans un litige n'invoquerait pas expressé­ment la disposition légale impérative serait censée renoncer au bénéfice de celle-ci et le juge ne pourrait l'appliquer d'office.

Cette opinion se heurte à des objections de fait et de droit qui paraissent déterminantes.

En fait, l'hypothèse est la suivante : une partie, à laquelle le législateur a entendu accorder une protection spéciale, est engagée dans un litige, elle fait valoir à l'appui de ses prétentions un ou plusieurs moyens, mais elle n'invoque pas la disposition qui la protège et qui lui permettrait d'obtenir gain de cause.

Peut-on croire, un seul instant, qu'elle ait entendu ainsi renoncer à la protection légale? N'est-il pas plutôt évident que si elle n'a pas invoqué celle-ci, c'est qu'elle l'ignorait ou qu'elle l'a perdue de vue.

Cette simple observation de bon sens mène tout naturellement aux objections de droit que soulève la thèse de la renonciation.

Il est, en effet, de doctrine et de jurisprudence constantes, que les renonciations sont de stricte interprétation et ne peuvent se déduire que de faits non susceptibles d'une autre interprétation (90). Il n'y a, de plus, de renonciation valable que si elle est faite en connaissance de cause, c'est-à-dire en connaissance du vice qui affecte l'obligation (91). En outre, les lois impératives soumettent parfois les renonciations à des conditions de temps ou de forme qui doivent être vérifiées.

(90) Cass., 20 novembre 1987, Pas., 1988, I, 337; 26 février 1987, Pas., 1987, I, 770; 27 mars 1981, Pas., 1981, I, 814; 4 novembre 1977, Pas., 1978, I, 270; 8 décembre 1976, Pas., 1976, I, 394.

(91) Cass., 6 décembre 1956, Pas., 1957, I, 361, avec les conclusions de M. le procureur général Hayoit de Termicourt, qui se réfère, sur ce point, à un arrêt du 10 avril 1841, Pas., 1841, I, 168.

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Il ne peut donc suffire qu'une partie n'ait pas invoqué une disposition légale impérative pour qu'elle puisse être censée, avec certitude, avoir renoncé au bénéfice de cette disposition. Cela résulte clairement de l'arrêt annoté qui, à l'égard d'une partie qui n'avait pas invoqué le texte qui assurait sa protection, souligne qu'il ne ressort pas de la décision du juge du fond qu'elle aurait renoncé à s'en prévaloir (voy. le n° 19 ci-dessus et la note 68).

Peut-on en conclure, sans plus, que le juge du fond doit, dans ce cas, appliquer d'office la loi impérative?

Une conclusion aussi absolue serait excessive. Elle ne tiendrait pas compte, en effet, de la notion même de loi impérative qui admet une renonciation de la partie protégée. Or la circonstance que celle-ci n'invo­que pas la disposition légale impérative peut constituer un indice de pareille renonciation, même si celle-ci paraît peu vraisemblable. Le juge doit donc au préalable vérifier ce point.

D'autre part, le respect du principe dispositif et celui des droits de la défense exigent que les parties puissent s'expliquer à cet égard.

Il faut donc nuancer, de manière importante, la règle relative à l'office du juge dans l'application des lois impératives, quand la seule question qui se pose est celle d'une renonciation au bénéfice de la loi : dans ce cas, le juge doit appliquer d'office la disposition légale impérative, mais à la condition de vérifier au préalable, à moins qu'il ne dispose déjà d'éléments suffisants à cet égard, si cette disposition ne fait pas l'objet d'une renon­ciation valable de la partie intéressée. C'est la règle que M. le procureur général Dumon a affirmée très fermement dans son discours du 1er sep­tembre 1980 (92).

Le respect des droits de la défense conduira normalement le juge à ordonner la réouverture des débats sur l'application de la disposition impérative et cela lui permettra en même temps d'inviter les parties à s'expliquer sur l'existence d'une renonciation éventuelle au bénéfice de la loi.

Il faut souligner, au surplus, que pour une bonne administration de la justice, il est de loin préférable que le moyen puisse être soulevé par le juge du fond plutôt que de le voir invoqué pour la première fois devant la Cour de cassation. En effet, celle-ci devra éventuellement renvoyer la

(92) Op. cit., note 101 : <<Je sais que l'on critique le jurisprudence de la Cour en tant qu'elle déclare recevable un moyen pris de la violation d'une disposition légale impém­tive qui n'a pas été invoquée par les parties devant le juge du fond et que celui-ci n'a pas appliquée ou invoquée d'office. On la critique parce que la partie dans l'intérêt de laquelle existe une telle disposition peut y renoncer, dans les conditions que la Cour ou des notes, publiées sous ses arrêts, ont précisées à maintes reprises.

Mais cette jurisprudence se justifie en raison des considérations, d'une part, qu'aussi longtemps que cette partie n'a pas renoncé au bénéfice d'une telle disposition, le juge doit en faire application, comme il doit le faire pour les dispositions d'ordre public et, d'autre part, que les renonciations ne se présument pas. Si toutefois le défendeur établit, d'une manière à laquelle la Courpeut avoir égard, qu'il y a eu une telle renoncia­tion ou si la Cour constate d'office que celle-ci se déduit de la décision attaquée, le moyen doit être déclaré irrecevable >>.

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cause devant une autre juridiction du fond qui sera obligée de reprendre l'examen de l'affaire.

28. - Les lois impératives et le régime des nullités relatives. Lorsqu'un contrat déroge à une loi impérative ou lorsqu'une interdiction édictée par une loi impérative est méconnue, la nullité qui en découle n'est que relative. Or la doctrine et la jurisprudence considèrent, en général, qu'une nullité relative ne peut être invoquée que par la partie pour la protection de laquelle cette nullité est prévue et que le juge ne peut la soulever d'office.

Le problème est donc différent de celui qui se pose lorsque seule l'exis­tence d'une renonciation au bénéfice de la loi doit être examinée.

Il convient ici, encore une fois, de distinguer le cas où une clause d'un contrat déroge à une disposition légale impérative qui impose une obliga­tion à une partie en vue de la protection des intérêts d'une autre partie, du cas où il n'y a que la méconnaissance d'une interdiction énoncée par une loi impérative ou l'absence d'une formalité imposée par une telle loi, de telle manière que l'acte ainsi accompli est affecté d'une nullité relative.

Dans le premier cas, si l'on considérait que le juge ne peut pas opposer d'office la nullité relative, il faudrait en déduire que la partie protégée qui ne soulève pas celle-ci, ne renonce pas seulement à obtenir l'annulation de la clause dérogatoire, mais renonce par le fait même à l'exécution de l'obligation imposée par la loi à l'autre partie. Or la preuve d'une telle renonciation ne résulte pas du simple fait que l'annulation de la clause dérogatoire n'est pas demandée : ce fait peut résulter de l'oubli ou de l'ignorance.

La situation n'est donc pas fondamentalement différente du cas où il y a violation de l'obligation imposée par la loi (voy. le n° 27). La cohérence du système juridique, la notion juridique de renonciation et le respect de la volonté du législateur requièrent que la solution soit la même dans les deux cas. Aucune raison de fond ne justifierait un régime différent.

Au surplus, lorsque l'on affirme que seule la partie protégée peut invoquer une nullité relative, on entend souligner, avant tout, que l'autre partie ne le peut pas, puisque c'est précisément pour éviter tout abus de sa part que la nullité est édictée. C'est donc le but du système légal lui-même qui justifie cette solution. Mais une telle règle ne justifie pas une limitation des pouvoirs du juge et elle va même à l'encontre du but de protection poursuivi par le législateur. De l'affirmation que seule la partie protégée peut invoquer la nullité relative n'a-t-on pas conclu trop vite à l'absence de tout pouvoir du juge de vérifier s'il y a eu renon­ciation valable à cette sanction et au bénéfice de la loi (93)?

(93) Les Novelles, op. cit., no 1259ter, considèrent aussi que dans l'hypothèse envi­sagée, le juge peut<< faire valoir la nullité et la prononcer d'office>>, mais qu'il n'y est pas tenu; il doit s'abstenir chaque fois que la nullité se retournerait contre la personne dont la loi a voulu la protection. Mais <<seront exclues du bénéfice de la nullité, les personnes contre lesquelles celle-ci est dirigée, sinon la sanction dépasserait son but >>.

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On doit, à notre avis, considérer que, dans cette hypothèse aussi, le juge doit appliquer la disposition légale impérative, mais après avoir vérifié d'office si celle-ci n'a pas fait l'objet d'une renonciation valable. Rien ne permet, en effet, de décider a priori que la partie qui n'oppose pas la nullité de la clause dérogatoire entend renoncer, en connaissance de cause, au bénéfice de la loi.

Plus délicat est le problème du régime des lois impératives qui ne contiennent qu'une interdiction (incapables; art. 1871 du Code civil) ou qui se bornent à imposer une formalité de preuve (art. 1678 du Code civil).

Dans ce cas, il semble y avoir une contradiction entre la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l'office du juge en ce qui concerne les lois impératives et la doctrine et la jurisprudence dominantes au sujet du régime des nullités relatives.

Sans écarter la règle suivant laquelle le juge doit, en principe, appliquer la loi impérative, sauf à vérifier s'il n'y a pas eu renonciation valable, on peut toutefois admettre que, dans certains cas, les circonstances de fait auront une incidence S"LIT la solution juridique (94).

Ainsi, en matière d'incapacités, si un contractant devenu majeur n'oppose pas la nullité d'un engagement pris alors qu'il était mineur, on pourra admettre qu'il renonce au bénéfice de la loi puisqu'il ne peut ignorer le vice de l'acte et que son incapacité a pris fin. Pour les vices du consentement, si une partie invoque les faits qui établissent ce vice, le juge pourra considérer qu'elle invoque ainsi, au moins implicitement, la nullité de l'acte; si elle ne fait pas mention de ces faits, le juge ne pourra soulever un moyen d'office puisque les faits d'où il pourrait se déduire ne seront pas soumis à son appréciation.

Mais, si les formalités prévues impérativement par l'article 1678 du Code civil pour établir la lésion n'ont pas été observées ou si une clause d'un contrat de société déroge à l'article 1871 de ce code, n'est-il pas conforme au but du législateur que le juge vérifie s'il y a eu une renoncia­tion valable à la protection légale? Dans ces deux cas, la Cour de cassation pourrait, suivant sa jurisprudence, être saisie pour la première fois d'un moyen fondé sur la violation de ces dispositions impératives.

Cette théorie remet en question certaines solutions admises par la jurisprudence en matière de nullités relatives, mais la règle suivant laquelle le juge est temu de vérifier d'office, au préalable, s'il n'y a pas eu de renonciation valable au bénéfice de la loi, n'est-elle pas de nature à rapprocher les opinions trop tranchées sur le caractère des différentes nullités et à concilier légitimement les oppositions entre la jurisprudence et la doctrine. Dans ce système, le but de protection spéciale poursuivi par le législateur, en ce qui concerne le fond du droit, serait mieux réalisé,

(94) Voy. en ce sens RENARD et VIEUJEAN, <<Nullité, inexistence et annulabilité en droit civil belge >>, Ann. dr. Liège, 1962, p. 243, aux p. 269 et 270 : << ... bon nombre de nullités ... ne présentent pas au même degré tous les caractères de la nullité absolue ou de la nullité relative, soit en raison du but précis qui leur est assigné, soit à cause du milieu de fait où elles opèrent >>.

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puisque cette protection serait prise en considération jusque dans la mise en œuvre des droits protégés devant le juge, et cela pour les raisons mêmes qui ont inspiré le législateur lorsqu'il a édicté la loi impérative.

Une telle doctrine assurerait la cohérence complète du régime des lois impératives devant le juge du fond et devant la Cour de cassation.

Il appartiendra à la doctrine et à la jurisprudence de se prononcer sur ce point, mais sans négliger, comme ce fut trop souvent le cas jusqu'à présent, la jurisprudence de la Cour de cassation sur la recevabilité des moyens fondés sur des lois impératives et parallèlement sur les pouvoirs et les devoirs du juge quant à l'application de ces lois.

29. - Conclusion. - Il existe une jurisprudence constante et formelle de la Cour de cassation qui affirme, soit explicitement, soit implicitement, que le juge du fond est saisi, par la loi, des dispositions légales impératives et qu'il doit donc les appliquer d'office.

Nous avons proposé de nuancer cette règle, en affirmant de manière expresse - ce qui était déjà contenu au moins implicitement dans la jurisprudence de la Cour- que le juge doit vérifier d'office, au préalable, s'il n'y a pas eu de renonciation valable au bénéfice de la loi impérative.

Les éléments d'une définition des lois impératives ont été indiqués aux numéros 13 et 19 ci-dessus. A la lumière des considérations contenues dans cette étude, nous proposons de compléter cette définition de la manière suivante :

Les lois impératives, soit qu'elles imposent une obligation ou une formalité, soit qu'elles édictent une interdiction, sont celles auxquelles il est interdit de déroger, mais qui ne sont pas d'ordre public parce qu'elles protègent principalement des intérêts privés, et qui, dès lors, n'entraînent que la nullité relative des clauses ou des actes qui y dérogent, sans exclure une renonciation ou une con:firmati9n dans les conditions fixées par le droit commun et, en outre, par chaque loi particulière. En raison du caractère impératif de leurs dispositions, le juge en est saisi par la loi et il doit, en principe, les appliquer d'office, sauf à vérifier, au préalable, si elles n'ont pas fait l'objet d'une renonciation ou d'une confirmation valables.

Revue Critique, 1988, 4 - 34

A. MEEÙS,

CONSEILLER ÉMÉRITE A

LA CoUR DE CASSATION,

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Cour de cassation, 1re chambre, 14 mai 1987.

Président: M. Stranard, président de section.

Rapporteur : Mme CHARLIER.

Conclusions conformes : M. VELU,

avocat général.

Plaidant: Mme DRAPS.

II. DROITS DE L'HOMME. - CoNVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

.ARTICLE 6, § 1er. -APPLICABILITÉ AUX PROCÉDURES DISCI­

PLINAIRES.- CONDITIONS. ·

III. DROITS DE L'HOMME. - CONVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

ARTICLE 6, § l er. -PROCÉDURES RELATIVES A DES DROITS ET

OBLIGATIONS DÉCOULANT DES RAPPORTS JURIDIQUES NON

CONTRACTUELS ENTRE L'ETAT ET SES ORGANES. - PROCÉDU­

RES N'AYANT PAS POUR OBJET UNE CONTESTATION SUR DES

DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTÈRE CIVIL AU SENS DE CETTE

DISPOSITION.

IV. DROITS CIVILS, DROITS POLITIQUES. - CoNVEN­

TioN DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS

FONDAMENTALES, ARTICLE 6, § l er. - PROCÉDURES RELATIVES

A DES DROITS ET OBLIGATIONS DÉCOULANT DES RAPPORTS

JURIDIQUES NON CONTRACTUELS ENTRE L'ETAT ET SES ORGA­

NES.- PROCÉDURES N'AYANT PAS POUR OBJET U'NE CONTESTA­

TION SUR DES DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTÈRE CIVIL

AU SENS DE CETTE DISPOSITION.

v. DROITS DE L'HOMME. - CONVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

ARTICLE 6, § 1er. - PROCÉDURES DISCIPLINA.ffiES SUIVIES

A CHARGE DE MEMBRES DE L'ORDRE JUDICIAIRE. - PROCÉDU-

Page 35: MM.que la rupture n'était pas établie à défaut de preuve d'une volonté de la défenderesse de rompre le contrat du demandeur (violation des articles 20, lü et 39, 1er, de la

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RES N'AYANT PAS POUR OBJET UNE CONTESTATION SUR DES

DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTÈRE CIVIL AU SENS DE CETTE

DISPOSITION.

VI. DROITS CIVILS, DROITS POLITIQUES. -CONVENTION

DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBER.TÉS

FONDAMENTALES, ARTICLE 6, § 1er. -PROCÉDUR-ES DISCIPLI­

NAIRES SUIVIES A CHARGE DE MEMBRES DE L'ÜRDRE JUDI­

CIAIRE.- PROCÉDURES N'AYANT PAS POUR OBJET UNE CONTES­

TATION SUR DES DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTÈRE CIVIL

AU SENS DE CETTE DISPOSITION.

VII. DISCIPLINE JUDICIAIRE. - CONVENTION DE SAUVE­

GARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMEN­

TALES, ARTICLE 6, § l er. - PROCÉDURES DISCIPLINAIRES

SUIVIES A CHARGE DE MEMBRES DE L'ORDRE JUDICIAIRE. -

PROCÉDURES N'AYANT PAS POUR OBJET UNE CONTESTATION SUR

DES DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTÈRE CIVIL AU SENS DE

CETTE DISPOSITION.

VIII. DROITS DE L'HOMME.- CONVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

ARTICLE 6, § 1er. -PROCÉDURES DISCIPLINAIRES APPELANT

UNE DÉCISION SUR LE BIEN-FONDÉ D'UNE ACCUSATION EN

MATIÈRE PÉNALE AU SENS DE CETTE DISPOSITION. -CRITÈRES.

IX. DROITS DE L'HOMME. - CONVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

ARTICLE 6, § l er. -PROCÉDURE DISCIPLINAIRE SUIVIE A CHARGE

D'UN MAGISTRAT DEVANT LE PREMIER PRÉSIDENT DE LA CouR

D'APPEL. - MANQUEMENT REPROCHÉ NON CONSTITUTIF

D'UNE INFRACTION PÉNALE ET NE POUVANT ENTRAÎNER D'AU­

TRE SANCTION DISCIPLINAIRE QUE L'AVERTISSEMENT, LA CEN­

SURE SIMPLE OU LA CENSURE AVEC RÉPRIMANDE. - PROCÉ­

DURE N'AYANT PAS POUR OBJET DE FAIRE STATUER SUR LE

BIEN-FONDÉ D'UNE ACCUSATION EN MATIÈRE PÉNALE, AU

SENS DE CETTE DISPOSITION.

X. DISCIPLINE JUDICIAIRE. - CoNVENTION DE SAUVE­

GARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FOND AMEN­

TALES, ARTICLE 6, § 1er.- PROCÉDURE DISCIPLINAIRE SUIVIE

A CHARGE D'UN MAGISTRAT DEVANT LE PREMIER PRÉSIDENT

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DE LA CouR n'APPEL.- MANQUEMENT REPROCHÉ NON coN­

STITUTIF D'UNE INFRACTION PÉNALE ET NE POUVANT ENTRAέ

NER D'AUTRE PEINE DISCIPLINAIRE QUE L'AVERTISSEMENT,

LA CENSURE SIMPLE OU LA CENSURE AVEC RÉPRIMANDE. -PRO­

CÉDURE N'AYANT PAS POUR OBJET DE FAIRE STATUER SUR LE

BIEN-FONDÉ D'UNE ACCUSATION EN MATIÈRE PÉNALE AU SENS

DE CETTE DISPOSITION.

XI, XII et XIII. PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT. -

DROIT A L'INDÉPENDANCE ET A L'IMPARTIALITÉ DU JUGE.­

NoTION.

XVIII. DROITS DE L'HOMME. - CONVENTION DE SAUVE­

GARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FOND AMEN­

TALES, ARTICLES 8, 9, 10 ET 11.- PROTOCOLE N° 1 A CETTE

CONVENTION, ARTICLE 1er. -PROTOCOLE No 4 A CETTE CON­

VENTION, ARTICLE 2. - TERME <<LOI>>. -NOTION.

XIX. LOIS, DÉCRETS ET ARRÊTÉS. - CONVENTION DE

SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FON­

DAMENTALES, ARTICLES 8, 9, 10 ET 11. - PROTOCOLE N° 1 A

CETTE CONVENTION, ARTICLE 1er. - PROTOCOLE No 4 A CETTE

CONVENTION, ARTICLE 2. - TERME <<LOI >>. - NOTION.

xx. DROITS DE L'HOMME. -CONVENTION DE SAUVEGARDE

DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES,

ARTICLE 10. :.__ LIBERTÉ D'EXPRESSION. - INTERDICTION

POUR LES MEMBRES DU Pouvom JUDICIAIRE DE SE LAISSER

INTERVIEWER PAR LA PRESSE ÉCRITE, A LA RADIO OU A LA

TÉLÉVISION SANS A VOIR REÇU L'AUTORISATION PRÉALABLE

DE LEURS CHEFS DE CORPS OU CHEFS HIÉRARCIDQUES.- POINT

DE VIOLATION DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION.

XXI. DISCIPLINEi JUDICIAIRE. - INTERDICTION POUR LES

MEMBRES DU POUVOIR JUDICIAmE DE SE LAISSER INTERVIEWER

PAR LA PRESSE ÉCRITE, A LA RADIO OU A LA TÉLÉVISION SANS

AVOlli REÇU L'AUTORISATION PRÉALABLE DE LEURS CHEFS

DE CORPS OU CHEFS HIÉRARCIDQUES. - POINT DE VIOLATION

DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION DE SAUVEGARDE DES

DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTÉS FONDAMENTALES.

XXII. LIBERTÉ D'ASSOCIATION. - CoNSTITUTION, ARTI­

CLE 20.- EXERCICE DE CETTE LIBERTÉ PAR LES TITULAIRES

D'UNE FONCTION PUBLIQUE.- LIMITES.

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II. Les procédures disciplinaires ne tombent dans le champ d' appli­cation de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que lorsque, excep­tionnellement, elles se rapportent à une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ou au bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens de cette disposition.

III et IV. Les procédures relatives à des droits et obligations décou­lant des rapports juridiques de nature non contractuelle que le droit public établit entre l'Etat et ses organes n'ont pas pour objet une contestation sur des droits et obligations de caractère civil au sens de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

V, VI et VII. Les procédures disciplinaires suivies à charge de mem­bres de l'Ordre judiciaire n'ont pas pour objet une contestation sur des droits et obligations de caractère civil au sens de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

VIII. Pour déte'i·miner si une procédure disciplinaire appelle une décision sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il y a lieu d'avoir égard à la qualification, en droit interne, de l'acte reproché à la personne poursuivie, à la nature de cet acte ainsi qu'à la sévérité de la sanction susceptible d'être infligée à l'auteur de celui-ci.

IX et X. Une procédure disciplinaire suivie devant le premier président de la Gour d'appel à charge d'un magistrat à qui est reproché un manquement aux devoirs de sa charge non constitutif d'une infraction pénale et ne pouvant entraîner d'autre peine disciplinaire que l'avertissement, la censure simple ou la censure avec réprimande ne saurait être considérée comme ayant pour objet de faire statuer sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

XI. La règle s~tivant lqauelle le juge doit être indépendant et impar­tial constitue un principe général du droit applicable à toutes les juridictions et notamment aux juridictions appelées à statuer sur une action disciplinaire.

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XII. Le principe général du droit consacrant le droit à l'impartialité du juge est m,éconnu notamment lorsque prend la décision ou participe à celle-ci un juge dont on peut légitimement redouter qu'il ne présente pas les qualités d'impartialité auxquelles le justi­ciable a droit ; tel est le cas lorsqu'un ou plusieurs des juges qui ont pris part à la sentence infligeant à une personne une sanction disciplinaire ont, antérieurement à la décision de faire compa­raître cette personne devant la juridiction appelée à statuer sur l'action disciplinaire, participé à l'instruction de la cause.

XIII. Des seules circonstances que le premier président d'une Cour d'appel a, avant de charger un magistrat de cette cour de procéder en matière disciplinaire à l'instruction de la cause, rassemblé des éléments destinés essentiellement à déterminer si une telle instruction s'imposait et, dans l'affirmative, sur quels faits elle porterait, et qu'après l'achèvement de cette instruction, il a com­muniqué le dossier au procureur général près la Cour d'appel pour lui permettre d'apprécier s'il estimait devoir prendre des conclusions écrites en application de l'article 420 du Code judiciaire, il ne saurait se déduire qu'on peut ou pouvait légitimement redouter que ledit premier président ne présentait pas les qualités d'impartialité requises pour statuer sur l'action disciplinaire.

XVIII et XIX. Pour l'application des articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fon­damentales 1er du Protocole n° 1 à cette Convention et 2 du Pro­tocole n° 4 à cette Convention, le terme<< loi>> désigne toute norme de droit interne écrite ou non, pour autant que celle-ci soit acecs­sible aux personnes concernées et soit énoncée de manière précise.

XX et XXI. Les mesures ayant pour objet d'interdire aux mem­bres du Pourvoir judiciaire de se laisser interviewer par la presse écrite, à la radio ou à la télévision sans avoir reçu l'autorisation préalable de leurs chefs de corps ou chefs hiérarchiques ne violent pas l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

XXII. Ne viole pas l' tlrticle 20 de la Constitution, qui garantit la liberté d'association, la décision qui considère que l'exercice

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de cette liberté par les titulaires d'une fonction publique doit se concilier avec le respect des mesures relevant de la discipline inhérente aux charges et devoirs de la fonction.

(P ... , C. PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR D'APPEL DE ... ET

PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D'APPEL DE ... )

ARRÊT (extrait).

II. En tant qu'en cette branche, le moyen invoque la violation de l'article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

Attendu que l'article 6, § 1er, de la Convention ne s'applique qu'à l'examen soit des<< contestations sur des droits et obligations de caractère civil>>, soit du <<bien-fondé de toute accusation en matière pénale >> ;

Attendu que les procédures disciplinaires ont pour objet de rechercher et de décider si la personne mise en cause dans celles-ci a enfreint les règles de la déontologie ou a porté atteinte à l'honneur ou à la dignité de la fonction ou de la profession et, dans l'affirmative, de lui infliger une sanction disciplinaire;

Qu'elles ne tombent dans le champ d'application dudit article que lorsque, exceptionnellement, elles se rapportent à une con­testation sur des droits et obligations de caractère civil ou au bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens de cette disposition ;

Attendu que les procédures disciplinaires suivies à charge de membres de l'Ordre judiciaire, étant relatives à des droits et obligations découlant des rapports juridiques de nature non contractuelle que le droit public établit entre l'Etat et ses organes, ne sauraient être considérées comme ayant pour objet une con­testation sur des droits et obligations de caractère civil au sens de l'article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales;

Attendu que, pour déterminer si une procédure disciplinaire appelle une décision sur le bien-fondé d'une accusation en ma­tière pénale au sens de la même disposition, il y a lieu d'avoir égard à la qualification, en droit interne, de l'acte reproché à la personne poursuivie, à la nature de cet acte ainsi qu'à la

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sévérité de la sanction susceptible d'être infligée à l'auteur de celui-ci; qu'en l'espèce, il était uniquement reproché au de­mandeur d'avoir, en violation de l'article 404 du Code judiciaire relatif aux mesures disciplinaires applicables aux membres de l'Ordre judiciaire, manqué aux devoirs de sa charge en s'étant refusé à solliciter l'autorisation de son chef de corps pour prendre part à une émission de radio et en ayant pris part à cette émission dans les conditions précisées par l'ordonnance ; que ce manque­ment n'est en aucune manière constitutif d'une infraction pénale; que le premier président de la Cour d'appel devant lequel le demandeur avait été invité à comparaître ne pouvait, en vertu des articles 405, 409 à 412 du Code judiciaire, infliger d'autre peine disciplinaire que l'avertissement, la censure simple ou la censure avec réprimande; qu'il s'en déduit que la procédure disciplinaire suivie à charge du demandeur ne saurait être con­sidérée comme ayant pour objet de faire statuer sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale;

Qu'à cet égard, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli;

III. En tant qu'en cette branche, le moyen invoque la violation du principe général du droit relatif à l'indépendance et à l'im­partialité du juge :

Attendu que la règle suivant laquelle le juge doit être indé­pendant et impartial constitue un principe général du droit applicable à toutes les juridictions et notamment aux juridictions appelées à statuer sur une action disciplinaire;

Attendu que le principe général du droit consacrant le droit à l'impartialité du juge est méconnu notamment lorsque prend la décision ou participe à celle-ci un juge dont on peut légitime­ment redouter qu'il ne présente pas les qualités d'impartialité auxquelles le justiciable a droit ; que tel est le cas lorsqu'un ou plusieurs des juges qui ont pris part à la sentence infligeant à une personne une sanction disciplinaire ont, antérieurement à la décision de faire comparaître cette personne devant la juri­diction appelée à statuer sur l'action disciplinaire, participé à l'instruction de la cause;

Que, toutefois, des seules circonstances que le premier président d'une Cour d'appel a, avant de charger un magistrat de cette cour de procéder en matière disciplinaire à l'instruction de la

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cause, rassemblé des éléments destinés essentiellement à déter­miner si une telle instruction s'imposait et, dans l'affirmative, sur quels faits elle porterait, et qu'après l'achèvement de cette instruction, il a communiqué le dossier au procureur général près la Cour d'appel pour lui permettre d'apprécier s'il estimait devoir prendre des conclusions écrites en application de l'article 420 du Code judiciaire, il ne saurait se déduire qu'on peut ou pouvait légitimement redouter que ledit premier président ne présentait pas les qualités d'impartialité requises pour ~tatuer sur l'action disciplinaire ;

Qu'à cet égard, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli;

Sur le deuxième moyen, pris de la violation du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense et des articles 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par l'acte législatif du 13 mai 1955, 423 du Code judiciaire et 97 de la Constitution,

en ce que l'ordonnance, pour appliquer au demandeur la peine disciplinaire de la censure simple, considère qu'il a manqué aux devoirs de sa charge en s'étant refusé à solliciter l'autorisa­tion de son chef de corps et en ayant pris part à l'émission à la radio le 23 septembre 1985 à 8 heures << dans les conditions ci-avant précisées>>; que, parmi ces dernières, l'ordonnance relève la phrase du speaker introduisant l'émission ainsi que certaines déclarations du demandeur, avant de considérer << que faire la critique d'une loi publiée au cours de la législature que les citoyens sont appelés à apprécier ne saurait être considéré comme ne constituant pas, pour un magistrat, un abus de la liberté d' expresssion d'opinions ; que tant la participation à ladite émission que les considérations y exprimées tendant à permettre ces appréciations, sont des manquements au devoir de réserve et de discrétion que tout magistrat doit respecter; qu'il en est de même quant aux critiques ou observations que (le demandeur) a cru pouvoir formuler au sujet d'opérations et d'enquêtes qualifiées par lui de << spectaculaires >> et selon lui non nécessaires et efficaces, qui furent ordonnées et exécutées par les autorités et agents légalement compétents, au cours des années, ayant fait l'objet de l'émission>>,

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alors que, dans ses conclusions régulièrement déposées, le de­mandeur faisait valoir, sous l'intitulé <<les faits reprochés au -concluant>> : <<qu'à défaut d'exposé des faits conformément à l'article 423 du Code judiciaire, dans le pli judiciaire convo­quant le (demandeur) devant la juridiction disciplinaire, les faits qui font l'objet de la poursuite ne peuvent être trouvés, à peine de violer les droits de la défense, que dans les seules conclusions de M. le procureur général auxquelles il est fait renvoi dans le pli judiciaire susmentionné qui invite le (demandeur) à répondre de la proposition de sanction de M. le procureur général, << pour les motifs qu'il y expose >> ; que lesdites conclusions font grief au (demandeur) 1° d'avoir, en faisant <<certaines déclarations à la radio dans le cadre d'une émission de la R.T.B.F., sans avoir demandé au préalable à son chef hiérarchique ( ... ) l'autorisation d'y participer>>, <<manqué à une obligation consacrée par une longue tradition et rappelée récemment aux magistrats du tribu­nal de première instance par une circulaire du 9 juillet 1984 dont il avait connaissance>>; 2° de n'avoir pas eu, compte tenu de la date de cette émission (23 septembre 1985) et de son objet (bilan de la législature écoulée et de l'activité juridique et judi­ciaire), l'attention attirée <<sur le caractère très regrettable de la participation d'un magistrat >>, ( ... ) <<toute opinion, favo­rable ou non, formulée à l'occasion de cette émission dev(ant) avoir nécessairement un caractère électoral qu'il ne pouvait ignorer>> et d'avoir, <<en acceptant néanmoins d'y paticiper, gravement manqué au devoir de réserve et de discrétion qui s'impose aux magistrats>>; qu'en retenant à charge du deman­deur des faits ne fondant pas la poursuite disciplinaire, en l'es­pèce la teneur des propos du demandeur lors de l'émission liti­gieuse, l'ordonnance attaquée méconnaît les limites de la saisine du premier président de la Cour d'appel, déterminée par l'exposé des faits contenu dans le pli judiciaire convoquant le demandeur, conformément à l'article 423 du Code judiciaire, et, partant, viole cette disposition ; qu'elle méconnaît en outre le droit du demandeur à un procès équitable garanti par l'article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que par le principe général du droit déduit du respect des droits de la défense (violation de cette disposition et de ce principe général); qu'à tout le moins, ne rencontrant pas les conclusions du demandeur, qui faisaient

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expressément valoir qu'à peine de violer les droits de la défense, les faits dont il avait à répondre ne pouvaient, à défaut d'exposé des faits dans la convocation elle-même, être trouvés que dans les seules conclusions du procureur général près la Cour d'appel, et en retenant néanmoins des faits autres que ceux-ci, l'ordon­nance n'est pas régulièrement motivée; qu'elle viole, partant, l'article 97 de la Constitution :

I. En tant que le moyen invoque la violation de l'article 6, § Jer, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

Attendu que, pour les raisons indiquées dans la réponse don­née au premier moyen, cette disposition est inapplicable en l'espèce;

Qu'à cet égard, le moyen ne peut être accueilli;

Sur le troisième moyen, pris de la violation des articles 1319, 1320, 1322 du Code civil, 14, 20, 97 de la Constitution, 404 du Code judiciaire et 10, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembré 1950 et approuvée par l'acte législatif du 13 mai 1955,

en ce que, pour appliquer au demandeur la peine disciplinaire de la censure simple, l'ordonnance, après avoir constaté que le demandeur n'avait pas sollicité l'accord ou l'autorisation du président du tribunal, avant de se soumettre à l'enregistre­ment de son intervention, considère : << qu'en vue d'éviter que des membres du Pouvoir judiciaire prennent part à certaines activités, notamment se laissent interviewer par la presse écrite, à la radio ou à la télévision, les chefs de corps ou chefs hiérar­chiques leur imposent, à tous, de recevoir leur autorisation à cet effet ; que cette mesure est d'application générale et ancienne, ainsi que (le demandeur) le reconnaît d'ailleurs en se prévalant des oppositions que le syndicat des magistrats a cru pouvoir préconiser à l'égard de cette mesure; qu'en ce sens, elle est tradi­tionnelle, comme la qualifie (le procureur général près la Cour d'appel) dans ses conclusions; que l'obligation résultant de ladite mesure est justifiée par la nécessité d'éviter que des magistrats nuisent aux fonctions qui sont les leurs, au fonctionnement constitutionnel et légal de l'administration de la justice et mé-

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connaissent les devoirs de réserve et de discrétion inhérents à leurs fonctions ; que le fait de ne pas se soumetttre à cette obligation constitue un manquement à la déontologie profes­sionnelle >>,

alors que, première branche, dans ses troisièmes conclusions, le demandeur faisait notamment valoir 1 °) que << la demande d'une autorisation préalable à toute participation d'un magistrat à une émission radio ou télédiffusée ne relève pas, ainsi que l'estime (le procureur général près la Cour d'appel) en ses con­clusions, d'une <<obligation consacrée par une longue tradition>> puisque aussi bien depuis plus de dix années, c'est-à-dire long­temps avant que le (demandeur) n'exerce des fonctions judiciaires des magistrats, tant du siège que du parquet, ont accepté de prendre part et pris part à de telles émissions sans avoir sollicité d'autorisation préalable de leur <<supérieur hiérarchique>> ou, plus exactement, s'agissant de magistrats du siège, de leur chef de corps>>, 2°) qu'il avait connaissance de la circulaire ministé­rielle du 15 juin 1984 adressée aux procureurs généraux et vantée par le procureur général près la Cour d'appel en ses conclusions, notamment par le débat qu'elle avait suscité dans la magistra­ture au sein de l'association syndicale des magistrats; que l'or­donnance attaquée ne pouvait considérer 1 °) ni que le demandeur reconnaissait que l'autorisation préalable du chef de corps était une mesure d'application générale et ancienne, 2°) ni qu'il se prévalait, pour y échapper, des oppositions que le syndicat des magistrats aurait préconisées à l'égard de cette mesure, alors que ces oppositions étaient, comme le demandeur l'indiquait précisément dans ses conclusions, dirigées contre une circulaire ministérielle dont l'ordonnance écarte à bon droit l'application, sans méconnaître le sens et la portée des troisièmes conclusions du demandeur et, partant, sans violer la foi qui est due à ces conclusions (violation des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil) ; que, par voie de conséquence, l'ordonnance ne rencontre par aucune considération le moyen déduit de ce que l'<< obligation de solliciter une autorisation>>, loin d'être consacrée par une longue tradition, était infirmée par une pratique remontant à plus de dix années; que l'ordonnance n'est, partant, pas régulièrement motivée (violation de l'article 97 de la Consti­tution);

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seconde branche, dans ses troisièmes conclusions, le demandeur faisait valoir qu'exiger du magistrat du siège l'obligation générale de solliciter l'autorisation de participer à une émision reviendrait à instaurer un régime restrictif et préventif à la liberté constitu­tionnelle de manifester ses opinions, un tel régime blessant le prescrit de l'article 14 de la Constitution qui, sauf une exception étrangère à l'espèce, consacre le principe du régime répressif a posteriori, et de l'article 10 de la Convention de sauvegarde visée au moyen qui garantit la liberté d'expression et n'autorise la soumission de son exercice à certaines formalités, conditions, restrictions et sanctions que dans la mesure où celles-ci sont prévues par la loi; que l'ordonnance, qui se borne à invoquer l'article 404 du Code judiciaire, aux termes duquel ceux qui manquent aux devoirs de leur charge ou qui, par leur conduite, portent atteinte à la dignité de son caractère, peuvent faire l'objet de sanctions disciplinaires, et des <<règles constitutionnelles>> non autrement précisées relatives au statut des membres du pouvoir judiciaire, pour en déduire que ces dispositions sont <<la loi>> que vise l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde visée au moyen, viole l'article 404 du Code judiciaire qui, loin d'organiser des mesures préventives, se borne à sanctionner les magistrats qui ont accompli les actes qu'il incrimine ; qu'en outre, en n'indiquant pas les <<règles constitutionnelles>> aux­quelle~ elle se réfère, l'ordonnance ne permet pas le contrôle de la Cour; qu'elle n'est, partant, pas régulièrement motivée (violation de l'article 97 de la Constitution) ; que, par voie de conséquence, l'ordonnance viole les articles 14 de la Constitution et 10 de la Convention de sauvegarde visés au moyen qui, hors les cas prévus par la loi, étrangers à la présente espèce, excluent toute mesure préventive, quelle que soit la qualité en laquelle intervient celui qui exerce la liberté d'expression qu'ils garan­tissent; qu'à tout le moins, aucun régime restrictif ne pourrait, en vertu de ces articles, s'appliquer, comme le demandeur le faisait valoir en conclusions, que si cette ingérence était énoncée par une loi dont la teneur soit suffisamment accessible et prévi­sible ; qu'en ne rencontrant pas ce moyen, l'ordonnance n'est pas régulièrement motivée (violation de l'article 97 de la Con~ stitution) ; o o o

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IV.- En tant qu'en cette branche, le moyen invoque la vio­lation de l'article 10, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

Attendu que la sanction disciplinaire infligée au demandeur, notamment pour avoir pris part à une émission de radio sans avoir sollicité l'autorisation de son chef de corps, représente une << ingérence >> dans l'exercice de sa liberté d'expression garan­tie par le paragraphe 1er de l'article 10 de la Convention; qu'elle ~!}}epar conséquent un contrôle sous l'angle du paragraphe 2;

Attendu que cette <<ingérence>> est prévue par la loi au sens de l'article 10 ; qu'en effet, pour l'application de cet article comme pour celle des articles 8, 9, 11 de la Convention, 1er du Protocole n° 1 à cette Convention et 2 du Protocole n° 4 à cette Convention, le terme<< loi>> désigne toute norme de droit interne, écrite ou non, pour autant que celle-ci soit accessible aux per­sonnes concernées et soit énoncée de manière précise ;

Qu'ainsi que le relève l'ordonnance, la mesure interdisant aux membres du Pouvoir judiciaire de se laisser interviewer par la presse écrite, à la radio ou à la télévision sans avoir obtenu l'au­torisation préalable de leurs chefs de corps ou chefs hiérarchiques, est une mesure d'application générale et ancienne s'appuyant sur les règles constitutionnelles et légales relatives au statut des membres du Pouvoir judiciaire; que la norme faisant l'objet de cette mesure est accessible aux membres du Pouvoir judiciaire et revêt un caractère précis ;

Attendu que, par ailleurs, en énonçant que <<l'obligation résultant de ladite mesure est justifiée par la nécessité d'éviter que des magistrats nuisent aux fonctions qui sont les leurs, au fonctionnement constitutionnel et légal de l'administration de la justice et méconnaissent les devoirs de réserve et de discré­tion inhérents à leurs fonctions>>, l'ordonnance indique de manière implicite mais certaine que l'ingérence incriminée répond aux autres conditions du paragraphe 2 de l'article 10;

Qu'ainsi l'ordonnance ne viole pas l'article 10 de la Conven­tion;

Qu'à cet égard, le moyen, en cette branche, ne peut être ac­cueilli;

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NOTE.

Droits de l'homme, discipline et liberté d'expression le droit du juge à un procès équitable.

1. - A la veille des élections d'octobre 1985, un magistrat participe à une émission radiodiffusée portant sur le bilan juridique et judiciaire de la législature qui s'achève. Au cours de l'émission, il formule diverses critiques à l'adresse du Code de la nationalité, qui vient d'être adopté, ainsi que de certaines opérations policières jugées plus spectaculaires qu'efficaces. Il encourt de ce fait la sanction disciplinaire de la censure simple, pour n'avoir pas préalablement sollicité l'autorisation de son chef de corps comme le requièrent les devoirs de sa charge, au moins tels que les précise la circulaire du ministre de la Justice du 15 juin 1984, et pour avoir, dans ses propos, manqué à la réserve et à la discrétion que ces devoirs lui imposent. Conformément à l'article 411 du Code judiciaire, cette sanction est prononcée par le premier président de la Cour d'appel.

Dans sa requête en cassation, le demandeur estime que cette décision méconnaît doublement la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (loi du 13 mai 1955). Il conteste d'abord avoir été jugé par le juge impartial auquel l'article 6 lui donne droit, dès l'instant où le premier président de la Cour d'appel a cumulé des fonctions d'instruction et de jugement; il estime ensuite que l'interdiction qui lui est faite d'accorder une interview sans autorisation préalable est contraire à l'article 10 qui garantit le droit à la liberté d'expression.

Par son arrêt du 14 mai 1987, rendu sur les conclusions de l'avocat général Velu (1}, la Cour de cassation a rejeté ces critiques. Substantielle­ment, elle a jugé en effet et que les garanties formulées à l'article 6 de la convention de Rome ne sont point applicables au contentieux disciplinaire de la fonction publique, et que l'autorisation à laquelle est subordonnée la participation d'un magistrat à une émission radiodiffusée n'enfreint pas la liberté d'expression garantie à son article 10 pour être conforme aux restrictions que le paragraphe 2 de cet article permet à l'autorité publique d'imposer.

L'une et l'autre conclusions ne sont pas pleinement convaincantes, ce qui expliquera les observations qui suivent. L'avocat général Velu ayant abonda:rmnent rendu compte de la jurisprudence de la Commission et de la Cour européenne des droits de l'homme à propos de l'applicabilité de la convention aux procédures disciplinaires, qu'il nous soit permis de ne plus en rapporter le détail, tout en renvoyant par ailleurs à l'abondante bibliographie mentionnée dans ses conclusions (2).

(1) Ces conclusions sont publiées in J.T., 1988, p. 59 et suiv. (2) Loc. cit., p. 59, note 3. Adde P. LAMBERT,<< La convention européenne des droits

de l'homme et le droit disciplinaire>>, J.T., 1988, p. 53 et suiv. ; A. KoHL, <<Implications de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme en procédure pénale>>, ibid., p. 433-434.

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I. -LE DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE.

2. - Toute liberté d'expression mise à part, le demandeur mettait en doute l'équité du procès qui avait été le sien, au motif que son juge avait préalablement participé à l'instruction de la cause; au moins soutenait-il qu'un tel cumul permettait légitimement de· douter de <<l'aptitude du premier président de la Cour d'appel à juger sa cause de manière im­partiale 1>.

On sait que ce cumul de fonctions judiciaires a été condamné par la Cour de Strasbourg dans son arrêt De Oubber (3) et que la Cour de cassa­tion s'est rapidement alignée sur cette jurisprudence, non sans faire apparemment preuve d'une certaine réserve dans les affaires discipli­naires (4). Elle n'estimera toutefois pas qu'en l'occurrence, il y a eu cumul prohibé : << ... des seules circonstances que le premier président d'une Cour d'appel a, avant de charger un magistrat de cette cour de procéder en matière disciplinaire à l'instruction de la cause, rassemblé des éléments destinés essentiellement à déterminer si une telle instruction s'imposait et, dans l'affirmative, sur quels faits elle porterait, et qu'après l'achèvement de cette instruction, il a communiqué le dossier au procureur général près la Cour d'appel pour lui permettre d'apprécier s'il estimait devoir prendre des conclusions écrites en application de l'article 420 du Code judiciaire, ii ne saurait se déduire qu'on peut ou pouvait légitimement redouter que ledit premier président ne présentait pas les qualités d'impartialité requises pour statuer sur l'action disciplinaire 1),

Autrement dit, la fonction de juger peut se cumuler, sans risque de partialité, avec une certaine <<information 1> préalable. S'ensuit-il quelque méconnaissance du droit fondamental à un procès équitable? Non point. Dans l'un et l'autre cas, le droit du justiciable à être jugé impartialement est en effet sauf, même si les conditions de la sanction de la partialité ne sont pas identiques : s'il y a eu instruction préalable, il suffit de relever que celle-ci est obJ"ectivement de nature à jeter un doute sur l'impartialité, alors que s'il y a eu information préalable, il demeure à établir que le juge n'était pas subJ"ectivement en mesure d'être impartial.

La distinction entre << informatio:r:t 1> et << instruction 1> est assurément ténue. Elle peut néanmoins se défendre, même si elle sera toujours d'application malaisée. On eût pu dès lors parfaitement concevoir que la conformité avec l'article 6 de la convention de sauvegarde fût, en l'espèce, assurée sur cette base. Ce ne sera cependant pas le jugement de la Cour de cassation. Tout en affirmant que << le principe général du droit relatif à l'indépendance et à l'impartialité du juge 1> est en l'occurrence respecté, la Cour écarte en effet toute violation du droit à un procès équitable devant un tribunal << indépendant et impartial 1> pour un motif bien plus radical : l'inapplicabilité de l'article 6 de la convention de Rome aux procédures disciplinaires suivies à charge de membres de l'ordre judiciaire.

(3) 26 octobre 1984, Série A, no 86. Voy. également les arrêts Piersaok, 1er octobre 1982, Série A, n° 53 et Pauwels, 26 mai 1988, ibid., n° 135.

(4) Voy. notre note<< L'impartialité du juge disciplinaire et les droits de l'homme 11,

sous cass., 23 mai 1984, Rev. orit. jur. b., 1987, p. 336 et suiv.

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a) L'interprétation autonome de l'article 6.

3. - Selon l'article 6 de la convention de sauvegarde,<< toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement ... par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contesta­tions sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle>>. La garantie du procès équitable n'est ainsi apparemment consentie que dans deux hypothèses particulières : la contestation sur des droits et obligations <<de caractère civil>> et l'accusation en matière pénale.

Comme le rappelle l'avocat général Velu dans ses conclusions (5), la Cour et la Commission européenne des droits de l'homme ont à diverses reprises souligné que ces notions devaient recevoir une portée autonome. Cette autonomie est aujourd'hui unanimement admise, nul n'en contes­tant, en doctrine ou en jurisprudence, la pertinence. Son intérêt premier est de commander une interprétation de l'article 6- et plus particulière­ment des notions de contestation civile ou d'accusation pénale- qui soit indépendante des qualifications propres au droit interne de chacune des parties contractantes. Cela se comprend, à dire vrai, aisément. Toute autre solution eût en effet indirectement subordonné le respect d'un droit fondamental aux catégorisations souverainement adoptées par les législateurs nationaux, tout en diversifiant en fonction de celles-ci les obligations qu'assume dans l'ordre international chacun des Etats contractants. L'une et l'autre conséquences sont a priori déraisonnables. On conçoit que l'accent ait dès lors été posé, pour y obvier, sur l'autonomie des catégories utilisées à l'article 6. Cela ne signifie sans doute pas qu'il eût été totalement absurde de faire purement et simplement un renvoi au droit interne des Etats intéressés pour déterminer ce qui est civil ou pénal au sens de cet article. Il n'empêche qu'en l'absence d'une disposition expresse imposant un tel renvoi, l'autonomie de l'interprétation ne se conteste pas. Elle n'est d'ailleurs pas spécifique à l'article 6: c'est toute la convention de sauvegarde qui, sauf dispositions contraires, doit recevoir une acception autonome, attentive à l'objet et au but d'un instrument protecteur de droits fondamentaux plutôt qu'à d'éventuelles catégorisa­tions nationales.

La conséquence d'une telle autonomie est tout simplement qu'un litige peut être qualifié de civil ou de pénal au sens de l'article 6 de la convention de Rome, alors même que le droit interne de l'Etat intéressé lui dénie l'un ou l'autre caractère pour lui conférer, par exemple, une nature purement disciplinaire. Il en résulte inévitablement une certaine incertitude, tant il peut être malaisé d'établir ce qui est civil ou pénal selon la convention tout en ne l'étant pas selon le droit interne. Ce n'est toutefois pas que les jugements soient devenus arbitraires; c'est seulement qu'il a fallu renoncer à la simplicité quelque peu mécaniste d'un propos formalisant pour emprunter les chemins singulièrement moins assurés d'une logique

(5) Loc. cit., p. 59.

Revue Critique, 1988, 4 - 35

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que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de <<floue)) sans en mettre en doute ni la cohérence, ni le bien-fondé (6).

4. - La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, aujourd'hui devenue abondante, témoigne à cet égard d'un souci de fixer des repères élémentaires, indispensables à une sécurité juridique minimale. Il s'en faut de beaucoup néanmoins que, ses décisions se multipliant, tout soit devenu parfaitement clair. Nombreux demeurent les domaines où les hésitations subsistent, comme en témoigne à sa façon l'arrêt du 14 mai 1987. C'est que chaque décision de la Cour n'a à ce jour généralement levé un doute que pour en susciter un autre. Nul ne s'en plaindra, le respect des droits de l'homme y gagnant au bout du compte ce que paraît y perdre la ~implicité du droit. Dans les limites que tracent les critères généraux, relativement vagues, qu'elle a initialement mis en lumière, la Cour a ainsi progressivement élaboré une notion << européenne )) de la contestation civile ou de l'accusation pénale. Il ne faut cependant pas exagérer la dérive qu'une fidélité à l'objet et au but de la convention entraîne par rapport aux solutions qu'aurait imposées un respect scrupuleux de qualifications nationales. Même s'il est vrai que la Cour et, à sa suite, la Commission ne s'estiment pas liées par les prescrits du droit interne de chacune des parties contractantes, elles demeurent attentives en l'occurrence à une manière de tradition commune des Etats européens. Cette tradition procure l'hu­mus où s'enracinent ses qualifications autonomes, quand bien même chaque Etat n'exprime pas à tous égards des points de vue identiques.

Il n'est plus contesté à ce propos que les procédures disciplinaires peuvent entrer dans le champ d'application de l'article 6 de la convention de Rome. Les décisions de la Cour de Strasbourg sont sans équivoque sur ce point et elles ne paraissent plus remises en cause, même si elles ont suscité de-ci de-là, notamment en Belgique (7), certains mouvements de rébellion, aussi spectaculaires que passagers (8). On ne saurait dès lors soustraire les procédures disciplinaires aux garanties du <<procès équi­table)), au seul motif qu'elles ne sont à proprement parler ni<< civiles)) ni <<pénales)), Que l'article 6 ne puisse être écarté ne signifie cependant pas qu'il doive nécessairement être appliqué à toutes ces procédures, naturelle­ment diversifiées. C'est en fonction des caractéristiques de chaque contentieux particulier qu'il convient de s'assurer de l'applicabilité de ses dispositions. L'intérêt majeur du pourvoi introduit en l'espèce contre

(6) Voy. Groupe de recherche Droits de l'homme et logiques juridiques,« La •matière pénale' au sens de la convention européenne des droits de l'homme, flou du droit pénal~. Rev. sc. crim. dr. pén. comp., 1987, p. 819 et suiv., 836.

(7) Voy. notre note <<A propos de l'autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et de la responsabilité internationale liée à leur observation t), sous casa., 21 janvier 1982, Rev. crit. iur. b., 1984, p. 275 et suiv.

(8) Alors que la Cour de cassation de France s'est alignée sur la jurisprudence de Strasbourg, le Conseil d'Etat de France persiste apparemment dans sa dénégation de l'applicabilité de l'article 6, § Jer, de la convention de Rome aux procédures discipli­naires (voy. la note GUINCHARD et MoussA sous cass., 22 janvier 1985, Gaz. Pal., 1985, Somm,, p. 179 ; dans le sens du Conseil d'Etat, voy. également Bordeaux, 27 mars 1987, Gaz. Pal., 11 juillet 1987, p. 401, note A. DAMIEN),

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l'ordonnance rendue le 3 mars 1986 par le premier président de la Cour d'appel de Bruxelles (9) était précisément de vérifier à cet égard dans quelle mesure les garanties formulées à l'article 6 de la convention de Rome s'appliquent aux procédures disciplinaires de la fonction publique. La question n'était sans doute pas absolument nouvelle en jurisprudence; jamais auparavant, la Cour de cassation ne l'avait toutefois clairement tranchée, même si certains de ses arrêts laissaient croire à une certaine applicabilité en l'occurrence de la convention de sauvegarde (10).

1) Procédure disciplinaire et<< accusation en matière pénale>>.

5. - Selon la Cour de cassation, << pour déterminer si une procédure disciplinaire appelle une décision sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens (de l'article 6), il y a lieu d'avoir égard à la qualifi­cation, en droit interne, de l'acte reproché à la personne poursuivie, à la nature de cet acte ainsi qu'à la sévérité de la sanction susceptible d'être infligée à l'auteur de celui-ci >>.

Les trois critères utilisés par la Cour de cassation sont ceux-là mêmes que la Cour de Strasbourg a formulés dans l'affaire Engel (11), lorsque, saisie de sanctions disciplinaires infligées à des militaires hollandais, elle s'est interrogée sur les caractéristiques de la<< matière pénale>> au sens de la convention. Ils ont depuis lors été confirmés à diverses reprises pour contrôler, sur le terrain des infractions disciplinaires (12) ou administra­tives (13), l'écart tolérable par rapport à des qualifications nationales. De ces trois critères, le dernier est sans doute le plus important, même s'il n'est pas à tous égards pleinement convaincant.

6. - La qualification nationale n'a guère d'importance pour les procédures disciplinaires. Au moins faut-il s'entendre.

Il est important pour les matières pénales que le droit interne les ait ainsi qualifiées, car cela entraîne en principe automatiquement le bénéfice de l'article 6, §1er. Même si la Cour insiste sur la <<valeur formelle et relative>> de<< l'indication>> que ce critère fournit (14), il ne semble pas en effet qu'elle soit prête à disqualifier sur la base des critères matériels spécifiques à la convention européenne le contentieux qui aurait été qualifié de pénal par le droit interne, c'est-à-dire en quelque sorte à le <<dépénaliser>>. Autrement dit, l'autonomie n'est pas réversible : si elle permet d'inclure dans le procès pénal, au sens européen, ce qui n'en relève pas dans un droit national, elle ne permet pas d'en exclure ce qui en relève

(9) Une ordonnance tout à fait comparable a été publiée in J~T., 1987, p. 9 sous la date du 27 janvier 1986.

(10) Voy. en particulier les arrêts des 16 janvier et 16 octobre 1986, cités par J. VELU, loc. cit., p. 61 ; voy. également P. LAMBERT, op. cit., J.T., 1988, p. 61.

(11) 8 juin 1976, Série A, n° 22, § 82. (12) Arrêt Campbell et Fell, 28 juin 1984, ibid., n° 80, §§ 67 et suiv. (13) Arrêts Oztürk, 21 février 1984, ibid., n° 73, §§ 68 et suiv., et Lutz, 25 août 1987,

ibid., n° 106, §§55 et suiv. (14) Arrêt Engel, loc. cit.

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manifestement selon celui-ci. Dès ce moment, la qualification, pour ce qui n'est pas pénal, importe peu ; ce n'est jamais en rappelant que ne sont pas <<pénales)) les procédures disciplinaires que l'on déterminera la mesure dans laquelle les exigences du procès équitable doivent y être respectées.

En dehors d,es matières dites pénales, la qualification est indicative d'un problème et non d'une solution.

7. - Ce que recouvrent les termes:<< la nature (même) de l'infraction>> est assurément plus mystérieux.

Le critère n'ajoute à l'évidence rien au précédent si l'on se contente d'y découvrir le produit d'une qualification : a la nature d'une infraction pénale la transgression d'une règle dont le respect est pénalement sanc­tionné. Est-ce cela que vise la Cour de cassation lorsqu'elle souligne qu'il était <<uniquement >>reproché au demandeur d'avoir<< manqué aux devoirs de sa charge >>en violation de l'article 404 du Code judiciaire? Il est difficile de le savoir. Sans être toujours parfaitement claire, la Cour em·opéenne des droits de l'homme vise apparemment des différenciations dans la fonction que remplit la règle dont la violation est incriminée. C'est ce qui ressort notamment de l'arrêt Oztürk, au moins implicitement (15). On retrouve en pareil cas des propos classiques sur la distinction entre infraction pénale et faute disciplinaire, où sont mises en lumière les particularités qu'engendrent l'objet et le but respectif de deux répres­sions (16). Les réticences que suscite habituellement une<< juridictionnali­sation >> de la fonction disciplinaire, depuis que le professeur Paul De Visscher la réclama en 1962 (17), paraîtront peut-être confirmer à cet égard que les infractions sont en l'occurrence totalement étrangères à la matière pénale, tant elles participent d'abord <<de l'ordre domestique, c'est-à-dire de ces interactions complexes et durables au sein d'un groupe restreint qui se prêtent mal à l'intervention judiciaire>> (18). L'argument est-il décisif? Il faut en douter. La << juridictionnalisation >> souhaitée entend sortir la répression des mains de l'administration; elle n'implique pas, bien au contraire, que. cette répression soit parfaitement étrangère aux affaires pénales. S'il est vrai que les pratiques nationales attestent de la souveraineté de chaque Etat dans les qualifications qu'il utilise, il n'y a pas à cet égard de distinction rigoureuse qui puisse être établie entre l'infraction pénale et l'infraction disciplinaire : <<l'analyse comparée des infractions disciplinaire et pénale montre, en définitive, que si les diffé­rences sont sensibles, elles ne sont pas accentuées ... )), Ces différences

(15) Voy. Groupe de recherche Droits de l'homme et logiques juridiques, op. cit., Rev. sc. c1·im. dr. pén. comp., 1987, p. 832.

(16) Voy. Y. CH.AFEL, in L'exercice de la fonction disciplinaire dans les administrations centrales des pays du Marché commun, Institut belge de sciences administratives, 1965, p. 26, 91.

(17) <<Faut-il juridictionnaliser la fonction disciplinaire? l), R.J.D.A., 1964, p. 121 et suiv.

(18) Y. DEzALAY, <<Des affaires disciplinaires au droit disciplinaire : la juridiction­nalisation des affaires disciplinaires comme enjeu social et professionnel», Ann. Vau­cresson, n° 23, 1985/2, p. 53.

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tiennent<< non à la nature du droit mis en œuvre, mais à la particularité du milieu auquel les répressions s'appliquent>> (19).

Il se comprend dès lors que l'on défende en pareille perspective l'unité du droit << répressif >>, quelles que soient les particularités de la répression pénale et de la répression disciplinaire (20). Cela n'exclut certes pas que la répression non pénale puisse être affranchie des contraintes imposées par la convention de sauvegarde. Dès l'instant où l'application de l'article 6, §1er, ne peut être totalement prisonnière de qualifications nationales, ce n'est jamais <<la nature de l'infraction>> qui pourra toutefois expliquer à elle seule que les garanties du procès équitable soient accordées ici et refusées là. La faute disciplinaire ne se confond assurément pas totalement avec l'infraction pénale. Leur unité <<répressive>> fondamentale devrait toutefois interdire que l'on établisse sur cette base des distinguos sans doute illusoires.

8. - Demeure enfin <<la sévérité de la sanction susceptible d'être infligée>>.

La Cour de cassation paraît à cet égard considérer que<< l'avertissement, la censure simple ou la censure avec réprimande>>, qui pouvaient en l'occurrence être infligés par le premier président de la Cour d'appel, ne constituent pas des sanctions suffisamment sévères pour transmuer en quelque sorte une procédure disciplinaire en accusation pénale au sens de la convention de Rome. Quel est le seuil de << sévérité >> requis? La Cour n'en dit rien, pas plus d'ailleurs que son avocat général. Tel semble bien pourtant le motif déterminant de sa décision.

L'importance du critère a été mise en lumière par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans l'affaire Engel, celle-ci a souligné que, << dans une société attachée à la prééminence du droit, ressortissent à la 'matière pénale' les privations de liberté susceptibles d'être infligées à titre ré­pressif, hormis celles qui par leur nature, leur durée ou leurs modalités d'exécution ne sauraient causer un préjudice important. Ainsi le veulent la gravité de l'enjeu, les traditions des Etats contractants et la valeur que la convention attribue au respect de la liberté physique des per­sonnes>> (21). Le motif laisse croire qu'il n'y a matière pénale que là où il y a mesure privative de liberté : celle-ci paraît nécessaire même si elle n'est pas toujours suffisante (<<hormis ... >>). La jurisprudence ultérieure de la Cour ne confirme toutefois pas cette conclusion. Dans ses arrêts Oztürk et Lutz, la Cour a en effet jugé qu'une infraction administrative, sanctionnée exclusivement d'amendes, pouvait être considérée comme <<pénale >>au sens de l'article 6, § 1er, de la convention de Rome. La nature de la sanction n'est dès lors pas, à elle seule, déterminante et on ne saurait partant écarter l'application de la convention aux procédures discipli-

(19) F. DELPÉRÉE, L'élaboration du droit disciplinaire de la fonction publique, 1969, p. 99.

(20) Voy. S. SALON, Délinquance et répression disciplinaire dans la fonction publique, 1969, p. 29 et suiv.

(21) Loc. cit., n° 22, § 82.

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naires au seul motif que celles-ci ne peuvent pas conduire à des peines privatives de liberté. Dans l'arrêt Oztürk, l'accent est mis sur l' << effet dissuasif>>, le caractère <<afflictif», le <<but à la fois préventif et répres­sif>> (22) de l'amende. Ces termes font écho aux caractéristiques habituelle­ment prêtées à la sanction pénale. On ne les contestera guère. Force est pourtant de constater que dissuasion, affliction, prévention ou répression ne font pas davantage défaut à la sanction disciplinaire. Que cherche celle-ci après tout, sinon prévenir en les réprimant les manquements à des devoirs professionnels? Et comment réprimer, sinon en infligeant un préjudice à ceux qui en sont les auteurs? A nouveau, cela ne signifie pas que sanction pénale et sanction disciplinaire se confondent totalement, fût-ce parce que les peines ne sont pas identiques (23). Il suffit toutefois, pour ce qui nous concerne, que le but poursuivi ou l'effet recherché par la sanction ne permettent pas plus que sa nature d'exclure les procédures disciplinaires de l'article 6 de la convention de Rome, dès l'instant où<< la matière pénale>> que vise l'article n'est pas exclusivement celle qui est ainsi qualifiée par le droit interne de l'Etat concerné.

Si ce n'est sa nature ou sa finalité, c'est dès lors la <<gravité>> de la sanction qui est seule décisive. Est-ce la sanction encourue ou la sanction effectivement subie? Dans son arrêt En gel, la Cour européenne a souligné que son contrôle serait<< en général illusoire s'il ne prenait pas également en considération le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l'intéressé>>. C'est la formule que reprend la Cour de cassation dans son arrêt du 14 mai 1987. Elle suggère que soit seule prise en considération la peine à laquelle est exposé l'auteur d'une infraction. Dans l'affaire Engel, la Cour de Strasbourg a pour cette raison admis que <<relevaient bien de la matière pénale>> des<< accusations>> passibles<< de lourdes peines privatives de liberté>>, alors même qu'une sanction non privative de liberté avait seule été infligée:<< le résultat final du recours ne saurait amoindrir l'enjeu initial>> (24). La jurisprudence ultérieure n'a pas remis véritablement en cause cette conclusion. Force est pourtant de constater qu'à diverses reprises la Cour a mis l'accent sur la sanction infligée autant, sinon plus, que sur la sanction encourue, en manière telle qu'il est difficile parfois de déterminer ce qui de la sévérité crainte ou de la sévérité exprimée doit être jugé prépondérant.

Sous cette légère réserve, le critère est d'application relativement simple : relève de la.<< matière pénale >> au sens de la convention de Rome toute << accusation >> disciplinaire qui peut conduire à l' << infliction de lour­des peines >>. Quand une peine est-elle suffisamment << lourde >> pour << pénaliser >> en quelque sorte une infraction qui ne l'est pas ? Ce n'est pas autrement précisé, la Cour se réservant apparemment de vérifier dans chaque cas d'espèce la gravité du préjudice subi ou encouru par le desti­nataire de la sanction. L'arbitraire d'un seuil quantitatif : X jours de prison ou X milliers de francs d'amende, ... est ainsi évité. Force est

(22) Loc. cit., no 73, § 53. (23) Voy. F. DELPÉRÉE, op. cit., p. 101 et suiv., 117. (24) Loc. cit., n° 22, § 85.

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néanmoins de constater que la distinction entre pénal et non pénal devient de plus en plus aléatoire. A la limite, elle pourrait, sans contradiction, dépendre davantage de la peine subjectivement ressentie que de la sanction objectivement imposée. Ce n'est sans doute pas ce que suggère la Cour de cassation. Soulignant qu'en l'occurrence avertissement, censure simple ou censure avec réprimande étaient les seules sanctions dont était passible le manquement reproché, elle se maintient apparemment sur un terrain strictement objectif. Cela prévient certes d'aventureuses recher­ches <<subjectives>>. Force est pourtant d'admettre que la raison pour laquelle une censure avec réprimande n'est pas suffisamment <<grave>> n'apparaît aucunement. Qui oserait d'ailleurs soutenir que la tache ainsi faite sur un honneur <<professionnel>> est toujours moins grave qu'une sanction pénale? Est-il besoin de souligner qu'il y aurait quelque paradoxe à soutenir que la répression d'une infraction au code de la route, même exclusivement passible d'une amende objectivement dérisoire, doit être en droit belge entourée de toutes les garanties d'un procès équitable, mais que la sanction disciplinaire, dont la gravité peut être très grande même si elle n'implique ni paiement, ni enfermement obligé, peut y être soustraite? Sans doute l'asymétrie est-elle inévitable dès l'instant où il est interdit de disqualifier en<< non pénal>> ce qu'un droit interne a qualifié de <<pénal>>. Il n'empêche qu'il demeurerait étrange que, sous couvert d' <<autonomie>> dans l'interprétation de droits fondamentaux, l'on en vienne à utiliser deux poids et deux mesures dans le contrôle de la mise en œuvre d'un système repressif.

2) Procédure disciplinaire et <<contestations sur des droits et obligations de caractère civil>>.

9. - Dans son arrêt du 14 mai 1987, la Cour de cassation a jugé que la procédure disciplinaire suivie à charge d'un magistrat ne peut avoir pour objet des droits et obligations de caractère civil, au sens de l'article 6, § 1er, dès lors qu'elle est<< relative à des droits et obligations découlant des rapports juridiques de nature non contractuelle que le droit public établit entre l'Etat et ses organes >>. Le motif est littéralement repris des conclu­sions de l'avocat général Velu. Celui-ci souligne d'ailleurs que le deman­deur lui-même ne conteste apparemment pas qu'il n'y a pas en l'occurrence contestation <<civile>> (25).

Que vise-t-on par <<contestations sur des droits et obligations de caractère civil>>? Chacun de ces termes a aujourd'hui fait l'objet d'une jurisprudence abondante, patiemment scrutée par la doctrine.

Ce qu'il faut entendre par << contestation >> est résumé comme suit par la Cour de Strasbourg dans l'arrêt Boden du 27 octobre 1987 :

<<a) L'esprit de la Convention commande de ne pas prendre le terme de •contestation' dans une acception trop technique et d'en donner une définition matérielle plutôt que formelle.

(25) J.T., 1988, p. 60. La Cour renvoie à l'arrêt Benthem du 23 octobre 1985 (Série A, no 97, § 32). .

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>> b) La "contestation' peut porter aussi bien sur l'existence même d'un droit que sur son étendue ou ses modalités d'exercice. Elle peut concerner tant des points de fait que des questions juridiques.

>> c) Elle doit être réelle et sérieuse.

>> d) Les mots •contestations sur (des) droits et obligations de caractère civil' couvrent toute procédure dont l'issue est déterminante pour de tels droits et obligations>> (26).

L'autonomie qu'appelle l'interprétation de la convention suffit à justifier ces conclusions. Si besoin est, on soulignera en outre que le texte anglais- également authentique- de l'article 6 ne porte pas le terme <<dispute>>, qui serait l'équivalent exact de <<contestation>> utilisé dans le texte français, mais bien <<determination>>, ce qui doit naturellement inciter l'interprète à plus de souplesse.

La notion de <<droits ou obligations>> n'a pas suscité de très grands commentaires. Il est vrai qu'a priori au moins, ces termes se comprennent sans guère de difficultés. Il faut signaler cependant que, malgré les réticences exprimées par certains juges (27), la Cour paraît exiger dans ses arrêts récents que celui qui revendique un droit puisse, << de manière défendable, (s'en) prétendre titulaire>> selon la législation nationale de l'Etat intéressé (28). Il est clair par ailleurs que l' <<autonomie>> qui doit caractériser l'interprétation de l'article 6 peut expliquer que certaines atténuations soient le cas échéant apportées aux exigences traditionnelles d'un droit subjectif. S'agissant du droit de visite d'un père et d'une mère, dépouillés de leurs droits parentaux, à leur enfant, la commission n'a pas hésité à affirmer qu'il importe peu << que des avantages soient ou non qualifiés de droits dans les systèmes juridiques nationaux ; il faut en effet, conformément à l'article 6, § 1er, donner au mot <<droit>> une interpré­tation autonome. Un recours peut être considéré comme entrant dans le champ d'application de l'article 6, § 1er, alors même que l'avantage qui en est l'objet est présenté plutôt comme une mesure discrétionnaire que comme un droit>> (29). La proposition n'a pas été explicitement confirmée par la Cour, celle-ci s'étant contentée d'établir qu'en l'occur­rence le demandeur pouvait, << de manière défendable >>, revendiquer un <<droit>> de visite (30). Elle n'en est pas moins fidèle à la logique qui domine la jurisprudence strasbourgeoise, quand bien même sa formulation paraîtrait quelque peu excessive.

Si l'on s'est ainsi entendu sans trop de peine sur les notions de<< contes­tation>> ou de<< droit>>, il n'en a pas été de même de la notion de<< caractère civil>>. C'est elle en effet qui a suscité, en doctrine comme en jurisprudence, les commentaires les plus nombreux, et les plus divergents. Une règle

(26) Ibid., n° 125-B, § 30. (27) Voy. l'opinion séparée du juge De Meyer dans l'affaire H. contre Belgique,

30 novembre 1987, Série A, n° 127. (28) Voy. l'affaire Baraona, 8 juillet 1987, Série A, n° 122, § 41. (29) Voy. l'affaire W.c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, Série A, n° 121-A, p. 48-49. (30) Ibid., §§ 72-76, p. 32-34.

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de principe paraît néanmoins plus ou moins clairement acceptée aujour­d'hui sur la base des décisions devenues de plus en plus nombreuses de la Cour européenne. Dans l'arrêt Pudas du 27 octobre 1987, ces<< principes pertinents )) sont exprimé comme suit :

<<Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de <<droits et obligations à caractère civil )) ne doit pas s'interpréter par simple référence au droit interne de l'Etat défendeur et l'article 6 s'applique indépendamment de la qualité des parties comme de la nature de la loi régissant la contestation et de l'autorité compétente pour trancher; il suffit que l'issue de la procédure soit déterminante pour des droits et obligations de caractère privé (voy. notamment les arrêts Deumeland du 29 mai 1986, Série A, n° 100, p. 22, § 60, et Baraona du 8 juillet 1987, Série A, n° 122, p. 17-18, § 42) )) (31).

L'<< autonomie)) de l'article 6, §1er, a ainsi permis à la Cour européenne de s'affranchir, comme en matière pénale, des qualifications du droit interne de l'Etat intéressé. Rien n'empêche qu'un droit soit qualifié de << civil )) au regard de la convention de Rome, alors même qu'une telle qualification lui est déniée dans l'ordre interne; il suffit qu'il revête un caractère<< privé)), Cela expliquera par exemple que soit tenu pour<< civil)) selon la convention ce qu'un droit national, par exemple belge, baptise commercial, social, intellectuel . . . Cela expliquera aussi que soit, le cas échéant, considérée comme comportant contestation d'un droit << de caractère civil)) la procédure disciplinaire qui n'exprimerait pas quelque accusation<< en matière pénale)), La Cour a notamment jugé à ce propos que met en cause un droit << civil )) le retrait par mesure disciplinaire d'une autorisation d'exercer la médecine (32) ou de diriger une clinique (33). Il s'en faut de beaucoup que toutes incertitudes aient depuis lors été levées. Nombreuses furent d'ailleurs initialement les réticences, même au sein de la Commission (34) ou de la Cour, devant une telle extension de la notion. Cela étant, il n'est plus contesté aujourd'hui que les exigences du procès équitable doivent être sauvegardées dans les procédures disci­plinaires, au moins lorsque celles-ci mettent en cause le droit d'une personne de continuer à exercer sa profession.

10. - Selon une formule constamment répétée depuis l'arrêt Rin­geisen (35), le critère décisif semble bien être le caractère déterminant ou non de l'issue de la procédure pour des droits et obligations de caractère <<privé)). L'épithète privé est ainsi substituée au qualificatif civil. Est-elle beaucoup plus claire ? On peut en douter, même si elle est assurément plus large. La Cour ne l'a jamais réellement explicitée; elle se garde d'ailleurs

(31) Série A, no 125-A, § 35. (32) Voy. l'arrêt Konig, 28 juin 1978, Série A, n° 27. (33) Voy. les arrêts Le Compte, Van Leuven et De Meyere, 23 juin 1981, Série A,

n° 43, et Albert et Le Compte, 10 février 1983, Série A, n° 58. (34) Voy. not. G. SPERDUTI, « Disciplinary Proceeclings and the European Convention

on Human Rights l), 7 I. Y.I.L., 1980-1981, p. 117-119. (35) 16 juillet 1971, Série A, n° 13.

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de s'aventurer dans des interprétations abstraites, naturellement hasar­dées.

Dira-t-on qu'est privé le droit ou l'obligation qui ressortit au droit <<privé>> ? (36) Ce n'est probablement que reculer le problème; cela paraît en outre prêter à des catégorisations internes un crédit que leur dénie en principe la Cour de Strasbourg. Dans son arrêt du 14 mai 1987, la Cour de cassation s'avance néanmoins en cette voie puisqu'elle considère que n'a pas un caractère civil, au sens de l'article 6, § 1er, la contestation relative à des droits ou obligations <<découlant des rapports juridiques de nature non contractuelle que le droit public établit entre l'Etat et ses organes >>.

La formule rappelle celle qui fut utilisée par la Cour de cassation dans ses arrêts du 30 juin 1983 pour écarter l'application de l'article 6, § 1er, de la convention de sauvegarde aux procédures devant la Cour des comptes (37). La Cour avait alors souligné que l'article était<< étranger aux droits et obligations qui découlent de rapports juridiques relevant du droit public >>, en manière telle que les garanties d'un procès équitable ne devaient pas être intégralement assurées dans l'examen et la liquidation des comptes d'un comptable envers le Trésor en application de la loi du 29 octobre 1846. Ce qui n'a d'ailleurs pas totalement convaincu la commission ad hoc de la Chambre des représentants à laquelle la cause avait été renvoyée ... (38). Dans l'arrêt du 14 mai 1987, la formule est devenue plus complexe. Trois éléments sont en effet mis en avant, sans que l'on sache cependant très bien quel poids leur revient respectivement : la nature non contractuelle du rapport juridique, le caractère public du droit qui l'a établi et, enfin, les personnes qu'il réunit.

L'avocat général Velu semble considérer que tout contentieux relatif aux droits et obligations des titulaires d'une fonction publique a néces­sairement un caractère << civil >> au sens de la convention de Rome lorsque l'intéressé n'est pas sous régime statutaire (39). Pourquoi ? Ce n'est, à dire vrai, pas autrement précisé. Il n'empêche que la mention dans l'arrêt de la nature<< non contractuelle>> du rapport litigieux semble avoir pour seule raison d'être d'exclure cette automaticité. S'ensuit-il que tout le contentieux << statutaire >> ne puisse être jugé << civil >> ? Non point, comme le précise la Cour par la suite.

Que faut-il entendre par droit <<public>> ? Ce que vise la Cour, c'est assurément le droit qui régit les rapports non contractuels entre l'Etat et ses organes. Le qualifier de <<public>> ajoute-t-il quelque chose ? Ap­paremment pas.

L'élément décisif paraît dès lors que la relation soit établie entre l'Etat et un de ses organes. Selon l'avocat général Velu, a qualité d'organe celui qui détient une parcelle, fût-elle minime, de la puissance publique, ce qu'il ne peut en principe détenir qu'en vertu d'un acte unilatéral de l'au-

(36) Voy. F. CASTBERG, The European Convention on Human Rights, 1974, p. 112. (37) J.T., 1983, p. 661, 662. (38) 29 mai 1986, J.T., 1987, p. 28,.note F. DELPÉRÉE.

(39) Loo. oit., p. 62.

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torité le plaçant sous régime statutaire (40). S'il en va bien ainsi, il eût suffi d'écrire : n'a pas pour objet une contestation sur des droits et obli-gations de caractère civil << les procédures disciplinaires ... relatives à des droits et obligations découlant des rapports juridiques ... que le droit ... établit entre l'Etat et ses organes>>. Est-ce à dire que ce soit pleinement convaincant ? On peut en douter.

11. - La Cour européenne des droits de l'homme a souligné à diverses reprises que la cause dont elle était saisie présentait << des aspects de droit public>> : ainsi dans l'affaire Deumeland relative au droit d'obtenir une pension complémentaire de veuve (41), dans l'affaire Pudas concernant le retrait d'une licence de transport interurbain (42) ou dans l'affaire H. contre Belgique portant sur le droit d'un avocat d'obtenir sa réinscrip­tion au tableau de l'Ordre (43). Ce que vise ce qualificatif<< public>> n'ap­paraît pas toujours très clairement. Quoi qu'il en soit, la Cour n'a encore jamais considéré que ces aspects <<de droit public>> lui interdisaient de s'assurer du respect des exigences d'un procès équitable; les aspects de droit privé lui ont à ce jour paru suffisants pour que la contestation soit jugée <<de caractère civil>> au sens de l'article 6 de la convention de sauve­garde. A l'évidence, cela ne saurait exclure que ces aspects <<publics>> soient dans d'autres affaires jugés prédominants et que la Cour s'abstienne en conséquence de contrôler le respect de ses dispositions. Peut-être le contentieux disciplinaire de la fonction publique lui en fournira-t-il de­main l'occasion. A ce jour, ce contentieux ne lui a toutefois jamais été soumis. Seule la Commission en fut incidemment saisie, sa juriprudence, ainsi que le rapporte l'avocat général Velu, ne témoignant guère d'une inclination à étendre en l'occurrence le bénéfice de l'article 6. Il n'est pas sûr toutefois que, même limité aux rapports entre l'Etat et ses organes selon la formule de la Cour de cassation, ce contentieux doive nécessaire­!!!,ent lui échapper.

Dans les affaires Konig ou Le Compte, la Cour a jugé qu'avait un ca­ractère << civil >> au sens de la convention le droit d'un médecin de continuer à exercer sa profession médicale. Nul doute qu'il n'y avait pas là un << droit >> au sens traditionnel du terme- ce qui est confirmé par le fait que la Cour, qui se réfère au droit du demandeur de continuer à exercer la médecine, se garde apparemment d'affirmer l'existence d'un droit originel d'exercer celle-ci (44) -,et que ce<< droit>> n'avait en l'occurrence aucun,e nature contractuelle. Pourquoi a-t-il été qualifié par la Cour de<< privé>> ? Ce n'est point que le droit qui l'instituait n'était pas<< public >>;c'est exclu­sivement en, apparence parce que c'est un droit de l'individu : le droit

( 40) Loc. cit., p. 62, note 45. (41) 29 mai 1986, Série A, n° 100. (42) 27 novembre 1987, Série A, n° 125-A. (43) 30 novembre 1987, Série A, n° 127. (44) Ce qui a d'ailleurs été abondamment critiqué. Voy. not. A. RASSON-ROLAND,

<< Les procédures disciplinaires devant les ordres professionnels sont-elles soumises à l'article 6, §1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme?>>, Adm. publ., 1983, p. 227.

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qu'a tout professionnel de continuer à exercer sa profession, tant qu'il n'y est pas valablement mis fin. Si cela est vrai, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement dans la fonction publique, pourquoi le professionnel sous régime statutaire ne bénéficierait du droit de continuer à exercer sa profession dont bénéficie son collègue << privé >> ? Que change en pa­reille perspective la circonstance qu'il soit dit organe de l'Etat parce qu'il détient une parcelle de la puissance publique ? On ne l'aperçoit guère. Il n'y a assurément ni droit subjectif, ni droit civil, au sens traditionnel, en pareille hypothèse. Mais il en allait exactement de même pour MM. Konig ou Le Compte auxquels le << droit >> de continuer à pratiquer leur métier fut pourtant reconnu à Strasbourg. Sauf à revenir sur une juris­prudence bien établie, comment dès lors dénier à un juge, parce qu'il est juge, un droit << privé >> qui semble devoir appartenir à tout << profes­sionnel >> ? Que le métier soit << public >> n'implique pas que le droit de l'exercer cesse d'être <<privé>>.

Dans l'affaire qui est à l'origine de l'arrêt du 14 mai 1987, le requérant n'était cependant menacé d'aucune suspension ou déchéance. La censure avec réprimande était la sanction la plus grave à laquelle il était exposé. Faut-il en déduire que la peine était trop faible pour que soit mis en cause un droit dont le principe n'est pas contesté ? Dans son arrêt Le Com;pte, V an Leuven et De M eyere, la Cour a insisté sur le fait que << la suspension dont se plaignent les requérants constituait à n'en pas douter, à la diffé­rence de certaines autres sanctions disciplinaires qu'ils encouraient (avertissement, censure et réprimande ... ), une ingérence directe et sub­stantielle dans l'exercice du droit de continuer à pratiquer l'art médi­cal>> (45). Le motif peut a priori laisser croire qu'une procédure discipli­naire ne tombe sous l'empire de l'article 6 de la convention de sauvegarde, au titre de contestation <<civile>> (ou d'accusation <<pénale>>) (46), que lorsque la sanction encourue ou subie est suffisamment grave. La con­clusion laisse néanmoins hésitant. La jurisprudence de la cour n'a en effet jamais clairement confirmé que telle était la portée qu'il convenait d'accorder au motif précité de son arrêt Le Compte. Plusieurs commenta­teurs ont en outre souligné, non sans raison, que le droit à l'honneur ou à la réputation constituait en soi un droit privé aussi respectable que le droit à une rémunération (47). Rien ne peut logiquement expliquer enfin que seules les peines dont les conséquences sont patrimoniales puissent, au civil, être prises en compte pour assujettir les procédures disciplinaires aux exigences du procès équitable. Il n'y a pas de règle de minimis non curat praetor qui doive en l'occurrence être appliquée. Ce serait d'ailleurs singulièrement les méconnaître que réputer nécessairement << minimes » les peines disciplinaires qui ne sont pas patrimoniales.

Il est vrai que, dans ses arrêts Këmig ou Le Compte, Van Leuven et De M eyere, la Cour a mis en lumière le caractère traditionnellement libéral

(45) Loo. cit., vol. 43, p. 49. (46) Voy. supra, n° 8. (47) Voy. not. P. DUBOIS,<< Note pour l'arrêt Kêinig >>, Oah. dr. europ., 1979, p. 422;

A. RAssoN-ROLAND, op. cit., Adm. publ., 1983, p. 228; P. LAMBERT, op. cit., J.T., 1988, p. 56-57.

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d'une profession médicale qui s'exerce principalement au travers des relations contractuelles ou quasi contractuelles nouées entre le médecin et ses patients. La Commission a jugé la précision << prépondérante >> et paraît s'en réclamer pour expliquer a contrario que le contentieux disciplinaire de la fonction publique ne soit pas soumis à l'article 6 de la convention de sauvegarde (48). Quoi qu'ait pu croire la Commission, il est assurément aventureux d'établir l'importance exacte qu'une telle circonstance a présentée aux yeux de la Cour. On se gardera dès lors de s'y hasarder. Cela étant, il demeure qu'en toute hypothèse,<< l'on n'aperçoit pas la différence fondamentale entre les droits d'un salarié et ceux du titulaire d'un emploi public, en ce qui concerne le paiement de la rémunération et le droit à l'honneur>> (49).

12. -Il paraît difficile, pour ces motifs, d'expliquer pourquoi la fonc­tion publique ne devrait pas bénéficier, en matière disciplinaire, des ga­ranties élémentaires dont jouissent les autres <<travailleurs>>.

Même si l'on ne partage cette conclusion et que, pour des motifs quelque peu mystérieux, l'on réserve aux <<organes de l'Etat>> un traitement particulier, il reste une raison déterminante d'accorder au juge poursuivi dans l'affaire qui donna lieu à l'arrêt du 14 mai 1987 le bénéfice du procès équitable : c'est que le contentieux met directement en cause un droit fondamental garanti par le convention de sauvegarde, à savoir le droit à la liberté d'expresssion consacré à son article 10. On dira que tel n'est pas l'objet immédiat de la procédure disciplinaire, qui entend seulement faire vérifier le respect par un magistrat de l'obligation de réserve et de dis­crétion que lui imposent << les devoirs de sa charge >>, selon la formule de l'article 404 du Code judiciaire. Il n'empêche qu'il lui était clairement reproché d'avoir en l'occurrence manqué à pareille obligation en s'expri­mant en période électorale sur le droit et la justice sans autorisation préalable, c'est-à-dire en exerçant une liberté que lui garantissent les droits de l'homme. Sans doute peut-on diverger sur l'étendue des restric­tions dont ce droit peut être assorti aux termes du paragraphe 2 de l'arti­cle 10. Il n'empêche que la liberté d'expression est bien au centre de la procédure, même si elle n'en constitue pas la <<cause>> à proprement parler. Nul doute qu'elle soit à ce titre<< l'un des objets de la contestation>>, selon la formule utilisée par la Cour dans l'affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, quand bien même la répression disciplinaire a, en l'espèce, pour seule raison d'être immédiate de sanctionner le manquement allégué à un devoir de réserve. Cette obligation ne serait-elle pas plus jugée <<civile>> au sens de l'article 6, § 1er, que le droit de pratiquer une profes­sion, il demeurerait que la liberté d'expression ainsi mise en cause, dont l'exercice doit être concilié avec les exigences d'une charge publique, suffit à elle seule à conférer un caractère << civil >> à la contestation que soulève sa mise en œuvre, fût-ce indirectement. Il est clair en effet que

(48) Voy. la décision du 8 octobre 1980 en l'affaire n° 8496/79 rapportée par l'avocat général Velu, loc. cit., J.T., 1988, p. 60, note 28.

(49) P. LAMBERT, op. cit., J.T., 1988, p. 57.

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<< tous les droits de l'homme énumérés par la convention sont des droits individuels et, en ce sens, ils sont également des droits de caractère civil>> (50). Toute autre conclusion aboutirait à cette conséquence absurde que, dans certains cas, les contestations relatives à l'exercice de droits reconnus par la convention de Rome pourraient valablement être tran­chées sans que soit respecté le droit fondamental à un procès équitable. Même s'il était vrai que l'article 6 ne s'applique normalement pas aux procédures disciplinaires, ce principe devrait connaître une exception lorsque ces procédures portent indirectement sur l'exercice de droits fondamentaux reconnus par la convention de sauvegarde, telles la liberté d'expression ou la liberté d'association. Ce serait abuser du formalisme que soutenir, pour échapper à cette conclusion, qu'un contentieux disci­plinaire n'a jamais pour objet que la répression de manquements profes­sionnels. Au demeurant, l'article 6, § 1er, de la convention ne limite pas l'applicabilité de ses dispositions aux seules contestations qui sont<< déci­dées >> dans le dispositif d'une décision.

Cela suffit à infirmer sans équivoque la solution défendue par la Cour de cassation dans son arrêt du 14 mai 1987.

b) Une interprétation << restrictive >> de l'article 6 ?

13. -Les controverses qui entourent l'application de l'article 6 de la convention de Rome aux procédures disciplinaires témoignent à elles seules d'une lecture restrictive de ses dispositions :l'article ne s'applique­rait pas à tous les contentieux ; il ne s'appliquerait qu'aux contentieux -<<civil>> et <<pénal>> - qu'auraient visés ses auteurs. Les termes mêmes de l'article paraissent confirmer une telle analyse :pourquoi mentionner expressément les contestations sur des droits et obligations de caractère civil ou les accusations en matière pénale, si ce n'est point pour exclure l'application de l'article dans les procédures qui ne présentent pas l'un ou l'autre de ces caractères ? Tel est bien l'a priori qui, en doctrine comme en jurisprudence, paraît dès l'origine àvoir dominé la compréhension de l'article 6, et du<< procès équitable>> qu'il consacre. On doit néanmoins se demander s'il est justifié. Il n'est pas sûr en effet que telle ait bien été l'intention originelle des rédacteurs de la convention ; il est douteux en outre que, quelle qu'ait été l'intention originelle, une lecture restrictive garde un sens aujourd'hui, compte tenu de la jurisprudence suivie par la Cour européenne des droits de l'homme.

L'avant-projet de convention élaboré par le comité d'experts du Conseil de l'Europe se contentait initialement de reproduire l'article 10 de la déclaration universelle des droits de l'homme (51), du 10 décembre 1948, qui servit en quelque sorte de matrice pour toutes les conventions subsé­quentes. Cet article vise globalement, en dehors des accusations pénales, toute contestation relative à des droits et obligations, sans autre précision.

(50) Affaire W. contre Royaume-Uni, loc. cit., vol. 121, p. 55, opinion Schermers. (51) Doc. A 833, 15 février 1950. Voy. Recueil des travaux préparatoires de la conven­

tion européenne des droits de l'homme, vol. III, p. 237.

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Le délégué britannique avait demandé que soient ajoutés les mots : <<en matière civile)). La précision sera néanmoins rejetée. Comme en atteste l'intervention du délégué égyptien, la volonté semble bien avoir été de ne pas limiter le bénéfice du droit fondammental à un procès équi­table (52). L'amendement aura plus de chances auprès des négociateurs de la convention européenne puisque l'ajout (<<en matière civile)>) sera accepté par ceux-ci, sans qu'ils y accordent d'ailleurs, en apparence, grande importance (53). Le sens de la précision n'est pas très clair. Cela dit, l'intention est probablement de restreindre aux procédures de carac­tère juridictionnelle bénéfice des garanties formulées, et non pas d'exclure, parmi ces procédures, celles qui n'auraient pas un caractère ou civil ou pénal. C'est ce qui semble bien ressortir de la formulation initiale de l'amendement, qui était rédigé comme suit:<< ... his rights and obligations in a suit at law)), Ces termes ont laissé place à la formulation actuelle (<<determination of his civil rights and obligations)>) à la suite d'une correction de dernière minute, que l'on tente d'expliquer par le souci d'aligner le texte anglais sur le texte français alors même que celui-ci n'était à l'origine qu'une manière de traduction de celui-là (54).

L'intéressant est que cette expression: in a suit at law demeure utilisée par le pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966, alors même que la version française de l'article 14, § 1er, est identique à celle de l'arti­cle 6 de la convention européenne ( << droits et obligations de caractère civil)>). Le texte espagnol se rapproche du texte français en tant que l'accent est posé sur le caractère du droit litigieux, tandis que la version russe, à l'instar de la version anglaise, vise davantage l'instance où se conteste un droit. Dans une décision du 8 avril 1986, le Comité des droits de l'homme, établi en vertu de l'article 28 du pacte, a estimé que<< l'exa­men des <<travaux préparatoires)) ne permet pas de résoudre la contra­diction apparente entre les textes rédigés dans les différentes lan­gues)) (55). Il n'en a pas moins considéré que<< la notion de suit at law ou ses équivalents . . . est fondamentalement liée à la nature du droit en question et non au statut de l'une des parties (entité gouvernementale ou para-étatique ou entité officielle autonome), non plus qu'à l'organisme devant lequel les différents systèmes juridiques peuvent prévoir qu'il sera statué sur le droit en question, tout particulièrement dans les systèmes relevant de la common law, où il n'y a pas de différence intrinsèque entre le droit public et le droit privé ... )) (56).

(52) Voy. A. VERDOODT, Naissance et signification de la déclaration universelle des droits de l'homme, 1963, p. 125-129; Ph. DE LA CHAPELLE, La déclaration universelle des droits de l'homme et le catholicisme, 1967, p. 113-116.

(53). Doc. CM/WP I (50)2; A 915, Rec. tr., op. cit., vol. III, p. 285. (54) Voy. not. J.E.S. FAWCETT, The Application of the European Convention on

Human Rights, 1969, p. 121-122. {55) Adm. publ., 1987, p. 91, note P. LEMMENS. Sur ces travaux préparatoires, voy.

J. VELU, «Le problème de l'application aux juridictions administratives des règles de la convention européenne des droits de l'homme relatives à la publicité des audiences et des jugements *• R.D.I.D.O., 1961, p. 146-159.

{56) Ibid.

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L'expression ne se retrouve pas dans la convention américaine des droits de l'homme, signée à San José de Costa Rica, le 22 novembre 1969, ou dans la charte africaine des droits de l'homme et des peuples, signée à Banjul le 27 juin 1961. La première garantit en effet un procès équitable <<in the substantiation of any accusation of a criminal nature made against him or for the determination of his rights and obligations of a civil, labor, fiscal or any other nature>> (57), alors que la seconde se contente de prévoir que << toute personne a droit à ce que sa cause soit enten­due>> (58).

Ce droit comparé des instruments protecteurs des droits de l'homme ne permet sans doute pas d'orienter d'une manière déterminante l'in­terprétation de l'article 6, § 1er, de la convention de Rome. Force est pourtant de constater qu'il ne confirme pas qu'il faille a priori dispenser parcimonieusement le bénéfice du procès équitable. Autant qu'on puisse le savoir, les travaux préparatoires de la convention européenne ne le confirment pas davantage. Il est vrai qu'un amendement britannique est à l'origine de la modification apportée à la formule utilisée par la déclara­tion universelle. S'il met l'accent sur le caractère juridictionnel d'une procédure, l'amendement ne paraît a priori pas comporter d'autres exclu­sions. C'est aussi ce à quoi paraît bien aboutir aujourd'hui la jurispru­dence de la Cour de Strasbourg.

14.- La Cour européenne des droits de l'homme a manifestement la volonté d'ouvrir l'interprétation de l'article 6 de la convention de Rome, et de ne pas lésiner sur le bénéfice du procès équitable. Arguant de l'au­tonomie de la convention, elle se refuse en conséquence à être prisonnière des qualifications civiles ou pénales conférées par le droit interne. On ne saurait lui donner tort sur ce point. Cela explique notamment que l'article ait été jugé applicable à des procédures disciplinaires, qui sont consi­dérées comme véhiculant tantôt une accusation en matière pénale, tantôt une contestation sur des droits et obligations de caractère civil. Il va de soi que la conclusion n'est pas a p1·iori incontestable puisque le contentieux est, par hypothèse, étranger aux catégories civiles ou péna­les traditionnelles. Une cour qui a appris à se garder de propositions abs­traites hypothéquant dangereusement l'avenir ne montre d'ailleurs pas un souci exagéré de s'expliquer sur les raisons de son choix. Comme bien d'autres avant elle, elle navigue largement à vue dans de vastes espaces que lui ouvrent les repères assez vagues qu'elle s'est donnés.

Est-ce à dire que, près de vingt ans après l'arrêt Ringeisen, l'incer­titude soit toujours dévorante ? Il serait exagéré de l'affirmer. Malgré l'incohérence de certaines formulations, une logique fondamentale paraît bien se dégager aujourd'hui de la jurisprudence de la Cour euro­péenne. Cette logique est en son principe très simple : elle consiste à étendre les garanties du procès équitable à toutes les entreprises de carac­tère juridictionnel. Il n'en résulte pas que les précisions :<<contestation ...

(57) Article 8. (58) Article 7.

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de caractère civil>> ou <<accusation en matière pénale>>, fournies à l'ar­ticle 6, § Jer, soient désormais totalement négligées. Leur portée n'est toutefois plus identique. Initialement jugés révélateurs d'une volonté de restreindre le bénéfice du procès équitable, ces termes attestent implicitement aujourd'hui d'une intention d'étendre à tous procès, dont la contestation civile ou la répression pénale sont l'expression la plus habituelle, les garanties de la convention européenne. L'important n'est plus que le procès soit ou civil ou pénal; c'est seulement que la matière soit intrinsèquement juridictionnelle, compte tenu des critères autonomes formulés à Strasbourg dans le respect de la tradition commune des parties contractantes. Si l'on accepte ce préalable, il devient aisé de rétablir l'unité et la cohérence dans la jurisprudence de la Cour, alors que celle-ci demeure chaotique si l'on garde un a priori restrictif traditionnel.

Point n'est besoin de souligner que cette démarche étend considérable­ment le bénéfice d'une garantie fondamentale. On voit mal ce qui permettrait sérieusement de le contester. L'histoire de la convention ne confirme en effet pas que l'approche restrictive était initialement fondée, même s'il est vrai que nul n'a apparemment eu une compréhension très exacte de tous les termes utilisés à l'article 6. Il se comprend sans peine que l'on cherche par ailleurs à donner à un instrument protecteur de droits humains fondamentaux son plein et entier effet. Comme la Cour l'a rappelé dans son arrêt Wemhoff, il convient de rechercher ... l'inter­prétation la plus propre à atteindre le but et à réaliser l'objet de (la con­vention) ... et non celle qui donnerait l'étendue la plus limitée aux enga­gements des parties>> (59). Cette attention prêtée à des finalités ne saurait assurément méconnaître une volonté clairement exprimée. Il faut répéter cependant que la volonté de limiter à certains contentieux seulement le bénéfice du procès équitable ne ressort clairement ni de l'article 6 de la convention de Rome, ni des dispositions correspondantes des autres instruments internationaux protecteurs des droits de l'homme.

15. - En pareille perspective, il importe assez peu qu'il y ait contes­tation <<civile>> ou.accusation <<pénale>> : il suffit qu'il y ait procès. Sera réputé <<civil>> au sens de l'article 6, tout ce qui n'a pas un caractère << pénal >>, le << civil >> devenant en quelque sorte une catégorie résiduaire où est accueilli tout ce qui n'est pas manifestement pénal. C'est ce qu'ex­prime le juge De Meyer lorsqu'il écrit : <<De plus en plus, je me sens porté à penser que tel est bien, au sens de l'article 6, § 1er, de la conven­tion, le caractère de tous les droits et obligations qui ne se rapportent pas, plus particulièrement, à la détermination du bien-fondé d'une accusa­tion en matière pénale>> (60). S'il en va bien ainsi, il n'y a plus grand intérêt à déterminer si les procédures disciplinaires sont ou civiles ou pénales. Il suffit qu'elles emportent matériellement jugement. Logique­ment, on leur prêterait plutôt un caractère pénal, dans la mesure où leur

(59) 27 juin 1968, Série A, n° 7, § 8. (60) Affaire H. o. Belgique, loc. cit., n° 127, opinion séparée, § 4.

Revue Critique, 1988, 4 - 36

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objet spécifique est a pri01·i de réprimer une faute, fût-elle seulement pro­fessionnelle, à l'aide de sanctions. Dans les relations privées, où subsistent d'ailleurs de très grandes incertitudes (61), la difficulté est sans doute que cette répression repose exclusivement sur le droit << privé >>, né habituelle­ment d'un contrat, dont le maître dispose à l'endroit de son employé ou autre serviteur pour le<< punir>>. On pourrait dans cette mesure juger la matière plus civile que pénale, l'intérêt de la qualification demeurant en toute hypothèse académique si l'on partage l'interprétation esquissée ci-dessus. Il n'y a pas plus d'intérêt à ce titre à s'attarder sur les particu­larités éventuelles de la répression disciplinaire dans la fonction publique à ce propos. La situation paraît d'ailleurs fondamentalement obéir aux mêmes règles, la différence étant seulement que le maître est en l'occur­rence l'Etat qui pourrait prétendre n'exercer jamais un pouvoir<< privé>>.

Est-ce à dire que tout problème disparaisse en pareille perspective ? Non point. La difficulté n'est toutefois plus d'établir s'il y a droit civil ou droit pénal; c'est exclusivement de vérifier si l'intéressé peut faire valoir 1.m <<droit individuel>> (62). Faut-il préciser que ce peut n'être pas toujours simple, comme en témoignent par exemple certains arrêts de la Cour européenne concernant notamment le droit de continuer à exercer une professsion ? Sur ce point, il appartient toutefois à la Cour de se forger des critères autonomes, inspirés, sans en être prisonniers, des solutions suivies dans l'ordre interne des Etats parties à la convention de Rome. Le droit établi, il faut encore vérifier s'il est contesté <<de ma­nière réelle et sérieuse>>. Dans l'affirmative, les garanties formulées à l'article 6 de la convention de Rome doivent être sauvegardées par le tribunal qui est appelé à trancher la contestation. Encore faut-il assuré­ment qu'il y ait tribunal. On rappellera toutefois à ce propos que, dans son arrêt Golder, la Cour n'a pas hésité à affirmer que le droit au procès équitable comporte aussi le droit à ce que la contestation soit tranchée par un juge. Dans l'affaire P., qu'il y ait <<tribunal>> ne paraît cependant pas prêter à doutes. Comment pourrait-on en effet dénier un caractère juridictionnel à l'office du premier président de la Cour d'appel alors même que la Cour de cassation lui déclare applicable le principe général de l'indépendance et de l'impartialité du juge ?

c) Sur les principes généraux du d1·oit.

16. - Tout en déclarant l'article 6 de la convention de sauvegarde inapplicable en la cause, la Cour de cassation a pris soin de s'assurer du respect par le juge disciplinaire << du principe général du droit relatif à l'indépendance et à l'impartialité du juge>>.

La démarche, qui consiste à substituer des principes généraux à une convention estimée défaillante, est aujourd'hui très répandue. Elle l'est

(61) Voy. M.-E. BANnERET, <<Le droit disciplinaire : Etude comparative>>, Rev. int. trav., 1986, p. 293 et suiv. Voy. également J. PELISSIER, <<La définition des sanctions disciplinaires>>, Droit social, 1985, p. 545 et suiv.

(62) Voy. la citation Schermers rapportée supra, no 12.

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trop sans doute pour que la Cour de cassation y renonce dans un avenir proche. On ne saurait toutefois cacher le malaise qu'elle suscite. Les raisons qui l'expliquent ayant été précédemment exposées (63}, qu'il nous soit permis de n'y revenir que très brièvement.

Nul ne peut en principe que se réjouir du recours par la Cour de cassa­tion à des << principes généraux du droit >> pour imposer aux cours et tribunaux, en l'absence de loi particulière, le respect de garanties élé­mentaires comme l'impartialité de la justice. Sans doute demeure-t-on hésitant devant l'affirmation de l'existence d'une règle, dont il n'existe guère de traces en dehors des décisions du juge. Au moins est-il heureux que ces règles, que l'on dira souverainement constatées, mais non créées, par le juge, aient permis de sauvegarder des droits humains fondamentaux jugés compromis par l'incurie d'un législateur.

Ce que l'on conçoit moins en revanche, c'est qu'il soit fait appel à ces principes généraux pour s'accommoder en quelque sorte de l'inapplica­bilité de la convention européenne des droits de l'homme. A l'évidence, un tel recours ne soulève aucune difficulté lorsque la convention n'est pas <<raisonnablement>> applicable. Il n'en va plus de même en revanche lorsque ses règles peuvent sans scandale trouver matière à application. En pareille hypothèse, on ne peut pas ne pas ressentir l'impression détes­table que la fuite dans les principes généraux couvre un refus d'accepter le contrôle des organes mis en place par la convention de Rome, qui y est inséparable de l'affirmation d'un droit.

Telle n'est sans doute pas l'intention de la Cour de cassation. Comme cela fut maintes fois souligné à propos de l'impartialité du juge, il convient toutefois que les tribunaux belges ne donnent pas objectivement l'appa­rence de vouloir contourner un mécanisme de garanties, au moins lors­qu'ils n'entendent pas subjectivement s'y soustraire. Faute de quoi notre jurisprudence ressemblera un jour à ces généraux qui ratifiaient des conventions protectrices des droits de l'homme pour mieux les trans­gresser en toute impunité ....

Il. - LE DROIT À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION.

17.- Sur le fond, le demandeur en cassation arguait, dans l'affaire P., d'une atteinte à la liberté d'expression contraire tant à l'article 14 de la Constitution qu'à l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme. Il ne reprochait pas au premier président de la Cour d'appel d'avoir jugé incompatibles avec les devoirs de sa charge certaines critiques formulées à la radio en période électorale. Il lui faisait exclusivement grief de l'avoir sanctionné pour n'avoir pas sollicité de son chef de corps, avant de se prêter à l'interview litigieuse, l'autorisation que requiert la << loi >> belge.

(63) Voy. notre note:<< L'impartialité du juge disciplinaire et les droits de l'homme ll, sous cass., 23 mai 1985, Rev. crit. fur. b., 1987, p. 352-355.

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Après avoir déclaré conforme à la Constitution l'obligation ainsi imposée à un juge, la Cour de cassation a écarté toute contrariété avec la convention de Rome ; sans nier qu'il y avait là une ingérence de l'autorité publique dans l'exercice d'un droit fondamental, elle l'a jugée justifiée par les exigences d'une société démocratique au sens du paragraphe 2 de l'article 10.

La décision a suscité une vive protestation de l'Association syndicale des magistrats; celle-ci déplore que la liberté d'expression des magistrats soit ainsi placée sous <<haute surveillance>> (64). L'image est peut-être excessive; elle n'en exprime pas moins quelque malaise que ne dissipe pas totalement l'arrêt de la Cour de cassation. Sans doute, l'enjeu était-il, dans l'espèce tranchée, plus symbolique que réel. Ce n'est pas une raison toutefois pour négliger l'arrêt de la Cour de cassation.

a) Une restriction <<prévue par la loi>>.

18. - Nul ne conteste l'importance toute particulière que présente pour la démocratie le respect de la liberté d'expression. La Cour de Stras­bourg a d'ailleurs rappelé que<< (celle-ci) ... constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun>> (65). Il n'empêche que cette liberté peut être soumise<< à certaines formalités, conditions, restric­tions ou sanctions>>- selon les termes du paragraphe 2 de l'article 10 qui, paradoxalement, paraissent plus larges que la formule utilisée aux autres articles de la convention-, à la condition d'être conformes aux exigences qui y sont stipulées. La première d'entre elles est que la restriction soit << prévue par la loi >>.

Dans l'affaire P., le demandeur contestait que cette exigence fût rem­plie, l'autorisation à laquelle il eût dû se soumettre étant prescrite par une circulaire du ministre de la Justice du 15 juin 1984. Nul doute en effet qu'une circulaire, dont on sait qu'elle n'a pas de force normative propre, ne constitue pas une loi. Le moyen sera néanmoins écarté par la Cour. Considérant que << le terme << loi >> désigne toute norme de droit interne, écrite ou non, pour autant que celle-ci soit accessible aux personnes concernées et soit énoncée de manière précise >>, elle a en effet jugé qu'en l'occurrence, l'interdiction faite à un juge d'accorder une interview sans l'autorisation préalable de son chef de corps << est une mesure d'application générale et ancienne s'appuyant sur les règles constitutionnelles et légales relatives au statut des membres du pouvoir judiciaire (et) que la norme faisant l'objet de cette mesure est accessible aux membres du pouvoir judiciaire et revêt un caractère précis >>.

19. - Le motif est moins clair qu'il n'y paraît à première vue.

On ne contestera pas l'acception large donnée par la Cour de cassation de la<< loi>> visée au paragraphe 2 de l'article. Ainsi que le rappelle l'avocat

(64) Voy. l'éditorial no 21 reproduit in J.J.D., no 52, p. 9. (65) Arrêt Lingens, 8 juillet 1986, Série A, no 103, § 41.

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général Velu dans ses conclusions (66), la Cour de Strasbourg a admis que cette notion vise toute règle matérielle, fût-elle non écrite, dès l'instant où, comme elle l'a notamment souligné dans l'affaire du Sunday Times (67), cette règle est suffisamment <<accessible>> et <<précise>>, c'est-à-dire dès l'instant où ses destinataires peuvent savoir sans ambiguïté quelles obligations ou autres devoirs leur sont le cas échéant imposés. C'est assurément le prix minimum qu'il faut acquitter pour s'accommoder de la règle selon laquelle nul n'est censé ignorer la loi. La Cour de cassation ne prétend pas à cet égard qu'une circulaire ministérielle constitue une loi au sens de l'article 10 précité. Toute autre conclusion eût été difficile à défendre, même si la jurisprudence de Strasbourg semble particulièrement compréhensive en cette matière. Au moins faut-il exiger en effet, pour assurer le respect de la convention de sauvegarde, que, dans une société démocratique, la restriction apportée à la liberté d'expression émane de l'autorité- nationale, régionale ou locale -régulièrement investie du pouvoir de formuler des règles générales de conduite (68), cette autorité fût-elle le législateur diffus sur lequel repose l'autorité de la coutume.

Sans viser la circulaire du 15 juin 1984, la Cour de cassation se contente de relever que l'autorisation litigieuse est une mesure <<générale et an­cienne>>, qui s'appuie sur le statut légal des membres de la magistrature. Ce qui est décisif dans l'argument n'apparaît pas clairement.

Les termes peuvent, d'une part, signifier que la règle imposant aux juges d'obtenir une autorisation particulière a une nature coutumière. Nul doute que cela satisfasse au prescrit de la convention de Rome, puis­qu'il n'est pas re~uis que la règle soit nécessairement écrite. Encore faut-il qu'il y ait règle et non simplement usage, contrairement à ce que laisse apparemment croire l'avocat général Velu (69). En pareille perspec­tive, le seul problème sera le cas échéant d'établir l'existence d'une cou­tume qui repose, on le sait, sur une pratique générale et constante, recon­nue comme étant un droit. Un juge qui, par hypothèse, sait le droit n'a pas à s'expliquer particulièrement à ce propos. Il est difficile néanmoins de ne pas constater qu'en l'occurrence, l'existence d'une pratique généra­lisée, <<vécue>> comme obligatoire, n'est pas assurée, puisque les faits révèlent une vive opposition, que le demandeur prétend n'être pas nou­velle, à l'autorisation litigieuse.

Le motif peut, d'autre part, être lu comme enracinant l'exigence d'autorisation non dans une coutume mais dans des textes constitution­nels et législatifs dont le sens précis aurait été en quelque sorte révélé par une pratique <<générale et ancienne>>. L'intérêt de celle-ci n'est plus alors de fonder, au regard de la convention de Rome, une restriction à la liberté d'expression, qui repose sur des règles écrites. En l'absence de toute mention expresse, avant la circulaire du 15 juin 1984, de l'interdiction

(66) Loc. cit., p. 65. (67) 26 avril 1979, Série A, n° 30, § 49. Voy. égalt. arrêt Müller et autres, 24 mai

1988, Série A, no 133, § 29. (68) Voy. P. VAN DIJK et G. VAN RooF, Theory and Practice of the European Conven­

tion on Human Rights, 1984, p. 427. (69) Loc. cit., p. 65.

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pour un juge de se laisser interviewer sans autorisation préalable, l'im­portant est plutôt que cette pratique confère à des commandements très généraux concernant les devoirs d'une charge un sens précis dans une hypothèse particulière. Les juges savaient être tenus à la réserve et à la discrétion,; ils doivent savoir désormais que celles-ci leur interdisent de participer sans autorisation à des émissions radiodiffusées.

A nouveau, la démarche est en son principe pleinement acceptable. Il se comprendra sans peine néanmoins que l'on puisse diverger sur la << précision >> que des règles très générales - à ce point générales que la Cour se contente de viser << les règles constitutionnelles et légales relatives au statut des membres du pouvoir judiciaire>> - n'acquièrent qu'à l'intermédiaire d'une pratique discutable et discutée.

Dans une matière où la jurisprudence de Strasbourg ne paraît pas, curieusement parfois, faire preuve d'une grande exigence, la décision, il faut le répéter, paraîtra sans doute conforme à la convention européenne des droits de l'homme. On eût aimé néanmoins que la Cour demeurât moins ambiguë sur la manière dont la restriction était en l'occurrence <<prévue par la loi>>. On ne peut qu'être par ailleurs quelque peu déconcerté par le contraste qu'une compréhension particulièrement souple de l'article 10, § 2, présente sur ce point avec l'interprétation <<dure>> de l'article 6, § 1er,

b) Une restriction « nécessaire >> ?

20.- Dans l'affaire P., le demandeur ne contestait pas radicalement qu'une surveillance puisse ou doive être exercée sur les propos << publics >> des magistrats. Il lui paraissait toutefois contraire à l'article 10 de la convention de sauvegarde que l'exigence d'une autorisation préalable ait, à cette fin, été généralisée. L'exigence est, on le sait, largement controversée, d'aucuns l'estimant d'ailleurs anticonstitutionnelle (70).

La Cour a jugé le système conforme tant à la Constitution qu'à la convention de Rome. Pour écarter toute violation des dispositions de celle-ci, elle se contente de relever qu'<< en énonçant que <<l'obligation tésultant de ladite mesure est justifiée par la nécessité d'éviter que des magistrats nuisent aux fonctions qui sont les leurs, au fonctionnement constitutionnel et légal de la justice et méconnaissent les devoirs de réserve et de discrétion inhérents à leurs fonctions>>, l'ordonnance indique de manière implicite mais certaine que l'ingérence incriminée répond aux autres conditions du paragraphe 2 de l'article 10 >>.L'avocat général Velu n'est pas moins laconique. Tout au plus observe-t-il que<< ce paragraphe ne distingue pas entre (les restrictions) qui auraient un caractère préventif et celles qui n'auraient pas un tel caractère>>, des mesures préventives pouvant dès lors être adoptées lorsqu'elles <<n'excédent par les limites tracées par ce paragraphe>> (71).

(70) Voy. R. LALLEMAND, <<Indépendance et discipline>>, in Les pouvoirs du judi­ciaire, sous la direction de F. Ringelheim et Ch. Panier, 1987, p. 35-36.

(71) Ibid.

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Même si la justification est <<certaine>>, nul n'eût sans doute trouvé à redire à ce qu'elle soit moins<< implicite>>, au moins dans le chef de la Cour de cassation. Les droits de l'homme n'y auraient assurément rien perdu.

21.- Il est vrai que la convention européenne ne se soucie a priori pas du caractère préventif de la restriction apportée à la liberté d'expression. Seule la convention américaine des droits de l'homme dispose expressé­ment à cet égard, en son article 13, que<< the exercise of the right (freedom of thought and expression) ... shall not be subject to prior censorship but shall be subject to subsequent imposition of liability >>, non sans ad­mettre que << public entertainments may be subject by law to prior censorship for the sole purpose of regula ting access to them for the moral protection of childhood and adolescence>> (72). Une disposition correspon­dante n'existe, à notre connaissance, dans aucun autre instrument inter­national de protection des droits de l'homme. Est-ce à dire qu'elle soit intrinsèquement << extraordinaire >>, en ce sens que la censure préventive devrait être jugée parfaitement normale en dehors de la convention américaine ? C'est probablement excessif. Tout au contraire, l'article confirmera sans doute les réserves que suscite naturellement toute censure préventive, même si la convention américaine seule la bannit expressé­ment de manière radicale.

Selon la convention de sauvegarde, une restriction à la liberté d'expreFI­sion est admissible lorsque, prévue par la loi, elle est nécessaire, << dans une société démocratique>>, à l'une des fins visées à l'article 10, § 2, à savoir : << à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'au­trui, pour empêcher les divulgations d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire>>.

La Cour de cassation ne précise pas quelle est, parmi ces fins, celle qui peut expliquer que, dans une société démocratique, il soit interdit à un juge de se prêter à une interview sans l'autorisation de son chef de corps. On voit mal cependant quelle autre justification pourrait être avancée que celle qui est tirée de la nécessité de sauvegarder l'<< autorité >> du pou­voir judiciaire. C'est apparemment ce que vise une ordonnance insistant sur les exigences du bon fonctionnement de l'administration de la justice. Nul ne contestera qu'il y ait là une responsabilité fondamentale. Doit-elle aller jusqu'à imposer le silence, sauf autorisation en sens contraire, à des magistrats ? On peut hésiter à l'admettre, <<la question même du silence (étant) inévitablement dominée, comme l'a écrit P. Gothot, par celle de savoir si la loi doit imposer silence aux magistrats ou s'il vaut mieux leur laisser le soin de se l'imposer à eux-mêmes>> (73). Il est vrai que les juges ont <<des <<devoirs>> et <<responsabilités>> spécifiques>> qui peuvent expli­quer que des règles particulières leur soient imposées, ainsi que la Cour de

{72) §§ 2 et 4. {73) Les pouvoirs du judiciaire, op. cit., Avant-propos, p. 11.

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Strasbourg l'a souligné dans son arrêt Engel à propos des militaires (74). On ne voit pas cependant pourquoi le seul fait d'exercer une fonction publique devrait à lui seul justifier que la liberté d'expression soit réduite. Elle ne peut jamais l'être que s'il se justifie qu'elle le soit<< spécialement>>, compte tenu notamment des missions imparties, des propos exprimés ou des instruments utilisés pour les répandre (75). Force est de reconnaître que, de ce point de vue, la circulaire du 15 juin 1984laisse songeur, même si elle se revendique d'une pratique dite<< générale et ancienne>>.

Cela étant, il est clair, tout réticent que l'on puisse être devant la généralisation d'une manière de censure, qu'il y a là matière à apprécia­tions divergentes, sinon franchement contradictoires. Cela n'exclut certes pas que le respect de droits fondamentaux soit vérifié. Il n'empêche que le doute doit en quelque sorte profiter à l'autorité nationale, la Cour européenne elle-même se refusant à méconnaître la << marge (discrétion­naire) d'appréciation>> (76) dont celle-ci dispose dans ses jugements sur les exigences d'1.me société démocratique. Cette marge couvre-t-elle en l'espèce l'autorisation litigieuse ? On peut en douter. Il serait bon en tous les cas que la Cour européenne puisse un jour en décider.

III. - CoNCLUSIONs.

Deux questions étaient fondamentalement posées à la Cour de cas­sation, sur le terrain de la convention européenne des droits de l'homme, dans l'affaire qui aboutit à l'arrêt du 14 mai 1987. Il est difficile de ne pas demeurer hésitant devant les réponses qui leur furent apportées. ·

Cette réponse demeure quelque peu évasive s'agissant de la légalité d'une généralisation de l'exigence d'autorisation à laquelle sont soumis, dans leurs propos <<publics>>, les magistrats. Sans doute la Cour a-t-elle nié qu'il y ait là quelque violation de l'article 10 de la convention de Rome. Il s'en faut de beaucoup toutefois que les motifs qui sous-tendent sa décision soient parfaitement clairs. On peut le déplorer. Paradoxalement, une obscurité relative laisse toutefois plus de place à d'éventuelles évolu­tions qu'une grande clarté, ne fût-elle même pas solaire.

S'agissant de l'article 6, l'arrêt est en revanche singulièrement plus ferme : l'article n'est pas appJicable aux procédures disciplinaires de la fonction publique parce que celles-ci ne ressortissent ni à des contesta­tions civiles, ni à des accusations pénales. La conclusion reflète une com­préhension a priori restrictive du droit à un procès équitable, dont le principe doit être radicalement remis en cause. Il est vrai que la formu­lation de l'article, par cela même qu'elle semble viser certains conten­tieux particuliers, suggère apparemment que d'autres soient laissés en dehors. Les termes demeurent cependant trop mystérieux pour qu'une telle conclusion soit littéralement évidente. Force est par ailleurs de

(74) Loc. cit., n° 22, § 100. (75) Voy. P. VAN DrJK et G. VAN RooF, op. cit., p. 316. (76) Voy. P. SrEGHART, The International Law of Human Rights, 1983, p. 99-102.

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constater que la jurisprudence de Strasbourg, arguant avec raison de l'autonomie de la convention, a étendu le bénéfice d'un droit fondamental, à des << procès.>> qui ne relevaient pas formellement des affaires civiles ou pénales, au sens traditionnel. La logique est alors de s'assurer du respect des exigences du procès équitable dans tout processus juridictionnel, quel qu'il soit. Pourquoi ? Parce que tout jugement est intrinsèquement un acte trop grave pour que les droits élémentaires du justiciable ne soient pas scrupuleusement sauvegardés. Il importe peu en pareille hypothèse que le jugement soit le cas échéant purement disciplinaire, singulièrement lorsque, comme dans l'affaire P., il met indirectement en cause l'exercice d'une liberté fondamentale garantie par la convention de Rome. La con­clusion est admise de longue date dans le secteur << privé >> ; on ne voit pas pourquoi il devrait en aller autrement dans la fonction publique.

Il serait exagéré de soutenir que cette construction méconnaît les termes exprès de l'article 6, même s'il est vrai qu'elle ne coïncide pas avec la lecture quelque peu instinctive qu'en firent ses premiers interprètes. Au demeurant, ni l'histoire de la convention de Rome, ni le droit comparé des instruments protecteurs des droits de l'homme ne confirment le bien­fondé d'une vision réductrice des bénéficiaires du procès équitable. Si la convention n'est pas applicable, il faut sans doute se réjouir du recours qui est subsidiairement fait à des principes généraux du droit pour garan­tir aux justiciables une protection élémentaire. On n'en voit toutefois pas l'intérêt lorsque, comme en l'occurrence, rien n'empêche raisonna­blement d'appliquer les dispositions de la convention européenne. Il ne faudrait par ailleurs pas que l'enthousiasme professé à l'endroit de prin­cipes fondamentaux conduisît à écarter une surveillance européenne, virtuellement dérangeante, tant, en matière de droits de l'homme, l'affir­mation d'un droit est inséparable de quelque contrôle <<supranational>>.

Joe VERHOEVEN,

PROFESSEUR ORDINAIRE A

L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN

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Cour de justice Benelux, 22 mai 1987.

Président : M. JANSSENS, président.

Conclusions partiellement conformes : M. BERGER, avocat général.

Plaidants : MM. DE WrJKERSLOOTH et HuYDECOPER.

I. LOI UNIFORME BENELUX SUR LES DESSINS ET MODÈLES (L.B.D.M.), ARTICLE 21. - D~SSINS ET MO­DÈLES À CARACTÈRE ARTISTIQUE MARQUÉ. - PROTECTION PAR LE DROIT D'AUTEUR. -CRITÈRE. -CONSÉQUENCES.

II. APPLICABILITÉ DE L'ARTICLE 21. - DÉPÔT NON REQUIS.

I. Pour qu'un dessin ou modèle bénéficie de la protection en vertu des lois relatives au droit d'auteur, prévue à l'article 21, il est requis que le dessin ou modèle puisse être considéré comme une œuvre - c'est-à-dire comme un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur - dans le domaine de l'art (appliqué).

A cet égard, si le dessin ou modèle doit être tenu pour une œuvre dans le sens visé ci-dessus, il est également satisfait à la condi­tion qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), sauf le cas où le caractère propre et original concerne uniquement ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique.

Des exigences plus rigoureuses seraient contraires aux prin­cipes communs admis par les Etats contractants en ce qui con­cerne les conditions requises pour la protection des dessins et modèles en vertu du droit d'auteur.

II. Les dispositions de l'article 21 de la L.B.D.M. s'appliquent aussi aux dessins ou modèles non déposés.

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Le droit national en vigueur à l'époque reste applicable aux dessins ou modèles créés avant l'entrée en vigueur de la L.B.D.M.

(SCREENOPRINTS LTD. C. CITROËN NEDERLAND B.V.}

ARRÊT (traduction).

(1} Vu la lettre du 4 décembre 1985 du greffier du Hoge Raad der Nederlanden, portant en annexe une copie certifiée conforme de l'arrêt dudit Hoge Raad du 29 novembre 1985, dans la cause n° 12.544 de Screenoprints (Vacuum Formers) Limited dont le siège est à Hawkwell (Essex, Angleterre), contre Citroën Neder­land B.V. dont le siège est à Amsterdam, arrêt soumettant à la Cour, conformément à l'article 6 du Traité relatif à l'institu­tion et au statut d'une Cour de justice Benelux, des questions d'interprétation de l'article 21 de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles (L.B.D.M.);

Quant aux faits :

(2) Attendu que la procédure qui a conduit à l'arrêt précité peut se résumer comme suit :

(3) Par exploit du 3 février 1981 Screenoprints a assigné Citroën devant le tribunal d'Amsterdam aux fins de l'entendre condamner, suivant la demande modifiée par des conclusions additionnelles :

I. à cesser définitivement, à partir de la date du jugement à intervenir, tout acte contraire aux droits d'auteur appartenant à Screenoprints sur les sunvisors Autoplas, sous peine d'encourir une astreinte de fi. 10.000,- à payer à Screenoprints, pour chaque contra ven ti on à l'interdiction prononcée;

à titre subsidiaire

II. à cesser définitivement, à partir de la date du jugement à intervenir, l'imitation servile des produits de Screenoprints, sous peine d'encourir une astreinte de fi. 10.000,- à payer à Screenoprints, pour chaque contravention à l'interdiction pro­noncée.

Après que Citroën se fut défendue contre ces demandes, et qu'elle eut, de son côté, demandé reconventionnellement de

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déclarer illicite la saisie-revendication pratiquée par Screeno­prints, de condamner Screenoprints à réparer son dommage, à déterminer par état, à liquider selon la loi et à augmenter des intérêts légaux, demande qu'elle a modifiée par conclusions additionnelles en invoquant la nullité du dépôt de modèle Bene­lux effectué par Screenoprints le 30 juin 1976 sous le n° 0195700, au motif qu'en vertu de l'article 4, alinéa 1er, sous a, de la L.B.D.M., ce dépôt n'est pas attributif du droit au modèle, et en demandant au tribunal de prononcer la radiation d'office du dépôt, Screenoprints ne s'étant pas opposée à l'annulation de son dépôt de modèle, le tribunal a, par jugement du 14 juillet 1982, sur l'action principale, rejeté les demandes, et a, sur la demande reconventionnelle, condamné Screenoprints à réparer le dommage- à déterminer par état, à liquider selon la loi et à augmenter des intérêts légaux à partir du 8 juillet 1981 jus­qu'au paiement - dommage que Citroën a subi à la suite de la saisie pratiquée le 26 janvier 1981, a annulé le dépôt Benelux effectué par Screenoprints le 30 juin 1976, sous le numéro 0195700, auprès du Bureau Benelux des Dessins ou Modèles, et a ordonné la radiation de l'enregistrement de ce dépôt.

Screenoprints a interjeté appel de ce jugement, tant sur l'action principale que sur la demande reconventionnelle, devant la Cour d'appel d'Amsterdam.

Par arrêt du 24 février 1984, la Cour d'appel a confirmé le jugement du tribunal.

Screenoprints s'est pourvue en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel d'Amsterdam. L'arrêt prémentionné du Hoge Raad a été rendu sur ce pourvoi.

(4) Dans son arrêt, le Hoge Raad a énoncé comme suit les faits pertinents de la cause :

<< a. Le litige porte sur la contrefaçon ou l'imitation alléguées de (sun)visors ou stores pour voitures de la marque Autoplas, pour les Citroën CX, GSA et Visa, fabriqués et mis sur le marché néerlandais par Screenoprints.

>>b. Screenoprints ne peut tirer de la L.B.D.M. aucun droit à la protection de ses modèles contre l'imitation, parce que le dépôt d'un estore pour voiture non spécifié' qu'elle a effectué le 30 juin 1976 a été annulé pour n'être pas nouveau, et qu'il

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n'est pas apparu qu'elle a déposé, après le Jer janvier 1975, d'autres modèles de stores pour voitures auprès du Bureau Benelux.

>> c. Il n'est pas établi si les modèles litigieux ont été créés avant ou après l'entrée en vigueur de la L.B.D.M. >>.

(5) A l'exposé des faits, le Hoge Raad a ajouté ce qui suit :

<< Screenoprints a invoqué le droit d'auteur en se fondant sur l'article 10, alinéa 1er, sous 10° (à présent Il o) de la loi sur le droit d'auteur. Cette disposition mentionne les ~œuvres de l'art appliqué et les dessins et modèles industriels' comme ressortis­sant aux œuvres littéraires, scientifiques ou artistiques, dont les droits exclusifs à la publication et à la reproduction appar­tiennent à l'auteur en vertu de l'article Jer de la loi précitée, sauf les restrictions prévues par la loi. Il faut par ailleurs consi­dérer - chose communément admise - que le membre de phrase ~dessins et modèles industriels' n'est qu'une spécification des œuvres comprises sous le libellé ~œuvres de l'art appliqué'.

>>Il n'y a pas unanimité, dans la jurisprudence et la doctrine néerlandaises, quant au critère à appliquer pour apprécier s'il s'agit d'une ~œuvre de l'art appliqué' au sens de la disposition susvisée. La condition nécessaire (et suffisante) que l'on retrouve dans une partie des décisions judiciaires et dans la majorité de la doctrine - encore que non formulée en termes identiques -est constituée par le caractère original propre de l'œuvre, l'em­preinte personnelle que lui a donnée son auteur (conception A); quelques cmnmentateurs et certaines décisions judiciaires y ajoutent la condition que l'œuvre doit présenter ~une certaine valeur artistique' ou, selon une autre formule parfois utilisée, exprimer ~une certaine recherche artistique de l'auteur' (con­ception B). On admet communément que, même dans la concep­tion B, il suffit que l'œuvre ait une valeur artistique relative­ment faible >>.

Quant à la procédure :

(6) Attendu que le Hoge Raad invite la Cour de justice Bene­lux à répondre aux questions suivantes concernant l'interpré­tation de l'article 21 de la L.B.D.M. :

<< 1. Pour qu'un (dessin ou) modèle bénéficie de la protection

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en vertu des lois relatives au droit d'auteur, prévue à l'ar­ticle 21, est-il requis :

>>(a) que le modèle soit une œuvre dotée d'un caractère ori­ginal propre portant l'empreinte personnelle de l'auteur;

>> (b) que le modèle ait en outre une certaine valeur artistique, une valeur artistique relativement faible étant suffisante;

>> ( c) que le modèle ait en outre une valeur artistique plus grande que simplement faible 1

>> 2. S'il est répondu par l'affirmative à la question 1 sous c, quel critère faut-il appliquer pour établir la valeur artistique que doit avoir le modèle 1

>> 3. Les dispositions de l'article 21, plus spécialement la dis­position du deuxième alinéa, s'appliquent-elles aussi aux mo­dèles non déposés 1

>> 4. La réponse à la question 3 diffère-t-elle selon que le mo­dèle non déposé a été créé avant ou après l'entrée en vigueur de la L.B.D.M. 1 >>

(7) Attendu que, conformément à l'article 6, alinéa 5, du Traité relatif à l'institution et au statut d'une Cour de justice Benelux, la Cour a fait parvenir aux ministres de la Justice de Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg, une copie de l'arrêt du Ho ge Raad, certifiée conforme par le greffier;

(8) Attendu que la Cour a donné aux parties et aux ministres de la Justice la possibilité de présenter par écrit des observations concernant les questions posées par le Hoge Raad, ce dont Screenoprints a fait usage en déposant un mémoire;

(9) Attendu que M. l'avocat général W. J. M. Berger a donné ses conclusions par écrit le 16 décembre 1986;

Quant au droit :

(10) Attendu que les questions du Hoge Raad concernent toutes l'article 21 de la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles (L.B.D.M.), laquelle fait partie de la Con­vention Benelux en matière de dessins ou modèles conclue le 25 octobre 1966 (la Convention);

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(11) Que ladite disposition fait partie du chapitre II de la L.B.D.M. qui régit le cumul de la protection garantie par cette loi et de celle assurée par les différentes législations nationales sur le droit d'auteur des trois pays du Benelux;

(12) Attendu que la Convention, aux termes de son préambule, tend à réaliser l'uniformité du droit en matière de dessins ou modèles dans les trois pays du Benelux;

(13) Attendu que suivant l'exposé des motifs relatif à la Con­vention et à la loi uniforme Benelux en matière de dessins ou modèles (Bulletin Benelux, 1966-6, auquel il est fait référence ici par les termes<< exposé des motifs>>, suivis du numéro de la page), la décision des Etats contractants de régler, dans le cadre de l'unification du droit des modèles, le cumul de la protection conférée par ce dernier droit -objet de l'uniformisation- et de celle garantie par le droit d'auteur- échappant en principe à cette uniformisation - est motivée par<< certaines particula­rités de la protection des dessins ou modèles et de la manière dont celle-ci a été réalisée jusqu'à présent dans les trois Etats>> (exposé des motifs, p. 22);

(14) Attendu qu'il y a lieu de faire observer au sujet de l'inter­prétation de l'article 21 L.B.D.M. que les Etats contractants ont énoncé comme suit la<< particularité>> visée dans ce contexte (exposé des motifs, p. 23, passages soulignés par la Cour) :

<<De plus, il faut tenir compte du fait que, dans certains cas, le modèle peut être un objet d'art appliqué. En cette occurrence, le modèle jouira également de la protection du droit d'auteur. Dans ce cas il y a un cumul des propriétés industrielles et artistiques >> ;

(15) Que pour l'interprétation de l'article 21 il importe encore d'avoir égard à la conception des Etats contractants et à leur appréciation de la manière dont la protection des dessins ou modèles était réglée à l'époque en Belgique, d'une part, au Luxembourg et aux Pays-Bas, d'autre part;

(16) Que, sur le premier point, l'exposé des motifs indique que

<<en Belgique tous les dessins ou modèles, même ceux qui n'ont pas un caractère artistique, jouissent de la protection en vertu de la loi sur le droit d'auteur, tandis qu'au Luxembourg et aux

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Pays-Bas, seuls sont protégés les objets de l'art appliqué, c'est­à-dire en l'occurrence les modèles artistiques>> (exposé des motifs, p. 31, passages soulignés par la Cour);

(17) Que, sur le second point, il ressort de l'exposé des motifs qu'en exigeant que les dessins ou modèles soient des<< objets de l'art appliqué>> pour pouvoir bénéficier de la protection du droit d'auteur, les législations luxembourgeoise et néerlandaise sont, dans l'opinion des Etats contractants, en concordance avec<< les principes fondamentaux du droit d'auteur qui visent à protéger les œuvres artistiques>> (exposé des motifs, p. 31), opinion qui implique qu'en faisant bénéficier aussi de la protection du droit d'auteur des modèles dépourvus de caractère artistique, le sys­tème belge de l'époque n'était pas, à cet égard, conforme à ces principes fondamentaux;

(18) Attendu que ce dernier élément, auquel s'ajoute la cir­constance qu'<< il n'est pas souhaitable qu'après l'entrée en vigueur de la loi uniforme, des modèles dépourvus de caractère nettement artistique soient protégés en Belgique, en vertu du droit d'auteur, et non dans les deux autres pays>> (exposé des motifs, p. 31), a conduit les Etats contractants, bien qu'ils aient admis le principe qu'il n'était pas souhaitable <<que la loi sur les modèles introduise des modifications importantes dans le droit d'auteur existant>> (exposé des motifs, p. 24), <<à également uniformiser sur ce point>> le droit d'auteur en disposant à l'ali­néa 2 de l'article 21 que les dessins ou modèles qui<< n'ont pas un caractère artistique marqué>> sont exclus de la protection de la loi relative au droit d'auteur (exposé des motifs, p. 31; cfr. aussi p. 23 et 24);

(19) Que l'on peut noter d'emblée à cet égard qu'il ressort des passages cités plus haut comme de divers autres passages de l'exposé des motifs (comp. par exemple exposé des motifs, p. 23, quatrième alinéa et p. 24, sixième alinéa) que dans la conception des Etats contractants les termes << ( ... ) dessin ou modèle qui ( ... ) a ( ... ) un caractère artistique ( ... ) >>, << modèles artistiques>> et <<objets de l'art appliqué>> sont équivalents et désignent tous : des dessins ou modèles qui jouissaient de la protection du droit d'auteur en vertu des législations luxem­bourgeoise et néerlandaise (le sens du mot << marqué >> sera ana­lysé aux numéros [25] et [26];

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(20) Qu'il est compréhensible dans ces conditions que l'expres­sion << dessin ou modèle qui a un caractère artistique marqué >> a été employée non seulement, à la forme négative, au deuxième alinéa de l'article 21, lequel vise en premier lieu à aligner, en matière de dessins ou modèles, le droit d'auteur belge sur celui du Luxembourg et des Pays-Bas et en second lieu à éviter qu'à l'avenir, le législateur ou le juge accorde dans un des trois Etats la protection du droit d'auteur à des dessins ou modèles qui, d'après les principes généralement admis du droit d'auteur, ne peuvent être raisonnablement considérés comme des <<objets d'art>> (exposé des motifs, p. 24), mais aussi, à la forme affir­mative, au premier alinéa de la disposition citée qui consacre le système de double protection admis en principe dans la L.B.D.M. : en effet, après la modification que l'alinéa 2 apporte exclusivement au droit d'auteur belge, les législations des trois Etats sur le droit d'auteur concordent sur le principe que seuls bénéficient de la protection du droit d'auteur les dessins ou modèles qui sont à considérer comme des objets de l'art appliqué, c'est-à-dire, dans la terminologie de la L.B.D.M., ceux qui ont un caractère artistique (marqué);

(21) Attendu que la L.B.D.M. ne précise pas quelles sont les conditions requises pour qu'un dessin ou modèle puisse être considéré comme un dessin ou modèle présentant un caractère artistique (marqué) et que l'exposé des motifs ne s'étend pas da van tage sur cette question ;

(22) Qu'il ressort toutefois de divers passages de l'exposé des motifs que les rédacteurs de cet exposé ont considéré sans plus que l'élément décisif en la matière est de savoir si l'on est en présence <<d'une création artistique>> (cfr. exposé des motifs, p. 30), d'un<< objet d'art>> qui <<se reconnaît comme tel et de ce fait, comme objet de la protection du droit d'auteur>> (exposé des motifs, p. 24), tandis qu'il faut relever que, lors des débats au Conseil interparlementaire consultatif de Benelux, les experts gouvernementaux ont émis l'opinion que les <<créations artis­tiques >> se caractérisent par la << marque personnelle qui ( ... ) indique( ... ) l'auteur>> (no 46-2, p. 17) et par l'originalité (no 46-2, p. 21); .

(23) Que compte tenu de la réserve qui s'impose à la Cour Revue Critique, 1988, 4 - 37

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en raison du degré limité de l'uniformisation du droit d'auteur, signalé sous le n° 18, il peut se déduire de ce qui précède :

(a) que les Etats contractants ont considéré que, après la modification apportée au droit belge par l'article 21, alinéa 2, les trois législations nationales sur le droit d'auteur concor­deraient quant aux conditions d'admission d'un dessin ou modèle au bénéfice de la protection du droit d'auteur, en ce sens qu'il est requis qu'il y ait une œuvre - c'est-à-dire un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur - dans le domaine de l'art (appliqué); et

(b) que ces Etats ont admis, s'agissant, pour un dessin ou un modèle pris comme tel, de la forme qu'il revêt, que si pareil dessin ou modèle est à considérer comme une œuvre, il est égale­ment satisfait à la condition qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), sauf le cas où le caractère propre et original concerne uniquement ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique;

(24) Qu'en outre les Etats contractants ont donné des indi­cations en vue de l'application de ce critère afin d'éviter, dans la mesure du possible, une appréciation différente du même dessin ou du même modèle dans les différents pays du Benelux;

(25) Que parmi ces indications se trouvent non seulement celle que << pour juger de son caractère artistique >> - c'est-à-dire pour déterminer s'il s'agit d'un objet de l'art appliqué -il faut envisager le modèle dans son ensemble (exposé des motifs, p. 49), mais aussi celle que le caractère artistique doit être << marqué >>;

(26) Que suivant notamment le commentaire donné à cet égard (exposé des motifs, p. 24, qui se réfère aussi au passage cité sous (25) où il est clairement question d'une appréciation in concreto), le mot<< marqué>> à l'article 21 n'a pas d'autre por­tée que celle d'indiquer au juge que si, en appliquant le critère visé sous (23), il arrive à la conclusion qu'il subsiste un doute raisonnable quant à la qualité d'œuvre au sens de la loi sur le droit d'auteur, il doit refuser au dessin ou au modèle concerné la protection du droit d'auteur;

(27) Attendu que ce qui précède implique que, dans la mesure où la condition visée à la première question du Hoge Raad, à

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savoir que<< le modèle doit avoir une certaine valeur artistique>>, est plus rigoureuse que celle qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), l'exigence de pareille con­dition plus rigoureuse est contraire aux principes communs admis par les Etats contractants en matière de protection du droit d'auteur dans le cadre du régime de cumul réglé à l'ar­ticle 21 L.B.D.M.;

(28) Attendu qu'il résulte de l'ensemble des considérants qui précèdent qu'il y a lieu de répondre comme suit à la première question du Hoge Raad :

1) pour qu'un dessin ou modèle bénéficie de la protection en vertu des lois relatives au droit d'auteur, prévue à l'article 21, il est requis que le dessin ou modèle puisse être considéré comme une œuvre- c'est-à-dire comme un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur - dans le domaine de l'art (appliqué);

2) qu'à cet égard, si le dessin ou modèle doit être tenu pour une œuvre dans le sens prémentionné, il est également satisfait à la condition qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le doma~ne de l'art (appliqué), sauf le cas où le caractère propre et original concerne uniquement ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique;

3) que des exigences plus rigoureuses seraient contraires aux principes communs admis par les Etats contractants en ce qui concerne les conditions requises pour la protection des dessins et modèles en vertu du droit d'auteur;

(29) Attendu que cette réponse rend la question 2 sans objet;

(30) Attendu que ni les termes ni le commentaire de l'ar­ticle 21 L.B.D.M. ne justifient une réponse négative à la ques­tion 3;

(31) Qu'au contraire, les attendus (15) à (18) appellent la conclusion que, plus spécialement, la disposition du deuxième alinéa de cet article s'applique aussi aux modèles non déposés;

(32) Que, en outre, en ce qui concerne le premier alinéa de cet article, il ne peut être admis que les Etats contractants aient voulu, en ce qui concerne la. protection des dessins ou modèles

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en vertu du droit d'auteur, désavantager l'auteur qui a déposé son dessin ou modèle conformément à la L.B.D.M., par rapport à l'auteur qui renonce à pareil dépôt;

(33) Qu'il convient dès lors de répondre à la troisième ques­tion du Hoge Raad que les dispositions de l'article 21, plus spécialement la disposition du deuxième alinéa, s'appliquent aussi aux dessins ou modèles non déposés;

(34) Attendu qu'à la question 4, il doit être répondu que, ainsi qu'il suit de l'article 25 L.B.D.M., le droit national en vigueur à l'époque reste applicable aux dessins et modèles créés avant l'entrée en vigueur de la loi uniforme;

Quant aux dépens :

(35) Attendu qu'en vertu de l'article 13 du Traité relatif à l'institution et au statut d'une Cour de justice Benelux, la Cour doit fixer le montant des frais exposés devant elle, frais qui comprennent les honoraires des conseils des parties pour autant que cela soit conforme à la législation du pays où le procès est pendant;

(36) Que, selon la législation néerlandaise, les honoraires des conseils des parties sont inclus dans les frais qui sont mis à charge de la partie succombante;

(37) Que, vu ce qui précède, les frais exposés devant la Cour doivent être fixés comme suit : pour Screenoprints : 1.000,­fiorins (hors T.V.A.) et pour Citroën : néant;

La Cour de justice Benelux,

(38) Vu les conclusions de M. l'avocat général W. J. M. Berger,

(39) Statuant sur les questions posées par le Hoge Raad der Nederlanden par arrêt du 29 novembre 1985,

Dit pour droit :

(40) Pour qu'un dessin ou modèle bénéficie de la protection en vertu des lois relatives au droit d'auteur, prévue à l'article 21, il est requis que le dessin ou modèle puisse être considéré comme une œuvre- c'est-à-dire comme un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur - dans le domaine de l'art (appliqué);

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(41) A cet égard, si le dessin ou modèle doit être tenu pour une œuvre dans le sens visé sous (40), il est également satisfait à la condition qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), sauf le cas où le caractère propre et original concerne uniquement ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique;

( 42) Des exigences plus rigoureuses seraient contraires aux principes communs admis par les Etats contractants en ce qui concerne les conditions requises pour la protection des dessins ou modèles en vertu du droit d'auteur.

( 43) Les dispositions de l'article 21 L.B.D.M. s'appliquent aussi aux dessins ou modèles non déposés.

(44) Le droit national en vigueur à l'époque reste applicable aux dessins ou modèles créés avant l'entrée en vigueur de la L.B.D.M.

NOTE.

La notion de dessin ou modèle à caractère artistique marqué :

une interprétation très prétorienne.

1. - La loi uniforme Benelux sur les dessins et modèles - ci-après mentionnée, en abrégé, la L.B.D.M. - est entrée en vigueur le 1er jan­vier 1975 et s'est substituée au régime institué dans notre pays par l'arrêté-loi n° 91 du 29 janvier 1935 sur la protection des dessins et modèles industriels.

Du fait de son origine internationale - elle forme l'annexe d'un Traité entre les trois Etats du Benelux - et de sa portée transnationale, cette loi uniforme échappe au sort des lois internes ordinaires : elle ne peut, en effet, être ni modifiée par les législateurs nationaux, ni altérée indirectement par eux. Tant en vertu du Protocole du 29 avril 1969 que sur base de l'article 10 de la Convention même, c'est la Cour de justice Benelux qui assure seule l'unité d'interprétation que la L.B.D.M. peut susciter, à l'occasion des questions qui lui sont soumises ( 1).

(1) La Cour Benelux, formée de magistrats issus des cours suprêmes des trois pays, ne tient pas ses assises en permanence, mais seulement selon les nécessités de son rôle. Elle a son siège à Bruxelles où se trouve situé son greffe. Mais elle peut aussi tenir audience à La Haye ou à Luxembourg si l'affaire à traiter intéresse plus spécialement des plaideurs néerlandais ou luxembourgeois.

Sur la Cour de justice Benelux, le livre de référence est celui de F. DuMoN, La Gour de justice Benelux, Bruylant, 1980, 458 p. Sa version néerlandaise s'intitule : Het Benelux Gerechtshof, Gent, Story Scientia, 1984, 290 p.; voy. également W. L. HAARDT,

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Appelée, pour la deuxième fois (2), à interpréter des dispositions de cette loi Benelux en réponse à des questions posées à titre préjudiciel par le Hoge Raad des Pays-Bas (3), la haute juridiction a rendu, en date du 22 mai 1987, un arrêt de si grande portée que l'on a pu se demander, quelque peu irrévérencieusement, << ... si les hauts magistrats la compo­sant ont été parfaitement conscients de ses implications>> (4).

Qu'elle ait été consciente ou non de sa portée, il n'est pas douteux que l'interprétation que la Cour a donnée de la L.B.D.M. est venue s'incor­porer à la règle de droit elle-même, toute décision préjudicielle ayant un effet voisin de l'interprétation authentique (5).

Le litige qui fut à l'origine des questions posées.

2. - Le litige originaire opposait une firme anglaise << Screenoprints >> à la société<< Citroën Nederland >>.

Screenoprints, depuis 1971, fabrique et fait négoce de stores pourvoi­tures(<< autojaloezieën >>)qu'elle a, pendant un temps, fourni à Citroën NL. qui' en équipait les voitures CX, GSA et Visa. Mais Citroën NL. n'est pas restée fidèle à Screenoprints et s'est approvisionnée, après un temps, auprès d'une firme italienne Autoclima SPA à Turin. Les stores d'Auto­elima ne se distinguaient guère, si ce n'est pas leur prix, de ceux de Screenoprints, qui réagit par une action en contrefaçon dirigée contre son ex-client.

La citation se fondait tant sur la loi Benelux sur les dessins et modèles que sur la loi (néerlandaise) sur le droit d'auteur. En tant que basée sur la L.B.D.M., l'action ne pouvait réussir, étant donné que le dépôt

<<Het Benelux Gerechtshof,>, article paru dans B.I.E., 1981, 93; en ce qui concerne la supériorité d'une loi uniforme commune par rapport aux lois nationales des Etats contractants, voy. A. BRAUN et J. J. EvRARD, Droit des dessins et modèles au Benelux, Larcier, 1975, n° 311 et réf. citées.

(2) La Cour Benelux avait déjà été amenée à interpréter la L.B.D.M. à la demande de notre Cour de cassation dans l'affaire du pavé<< Blanc de Bierges l) (arrêt du 22 no­vembre 1985, Ing. Cons., 1985, 426).

(3) Hoge Raad, 20 novembre 1985, B.I.E., 1986, n° 15, p. 55. (4) Observ. A. BRAUN sous l'arrêt, J.T., 1987, p. 570, spécialement p. 574, col. 2;

l'arrêt a également été publié dans le B.I E, 1987, n° 49, p. 196 avec une note signée STE. et dans la revue Injormatie Recht, 1987, n° 4, p. 78 à 82 avec note J. H. SPOOR. On le retrouvera aussi reproduit avec les conclusions de l'avocat général BERGER, dans le R. W., 1987-1988, col. 14 et dans l'Ing. Cons., 1987, p. 139, sans les conclusions de l'avocat général.

(5) Voy. Traité du 31 mars 1975 instituant la Cour, article 7 qui dispose que les juges nationaux sont liés par ses réponses, ce qui vaut aussi pour les juges nationaux saisis d'un autre litige. La situation, en droit Benelux, est tout à fait comparable à celle du droit communautaire où, suivant la formule de MM. P. Foriers et L. Simont, le dispositif de l'arrêt d'interprétation<< équivaut à une nouvelle formulation de la règle débarrassée de son ambiguïté ou de son équivocité 1>, de sorte que l'interprétation de la Cour << s'incorpore dans la règle interprétée pour ne plus former avec elle qu'un tout. 1> (P. FoRIERS et L. SrMONT, note, Cah. dr. europ., 1968, p. 445 et suiv., spéc. p. 457). Sur l'autorité des arrêts préjudiciels d'interprétation en droit communautaire, voy. aussi G. V ANDERSANDEN, note sous cass., 24 décembre 1970, cette Revue, 1972, 508, spéc. p. 521 et 522; TRABUCCHI, <<L'effet erga omnes des décisions préjudicielles rendues par la Cour de justice des C.E. 1>, R. Tr. Dr. Eur., 1975, p. 56.

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sur lequel Screenoprints se fondait, avait été effectué tardivement, le 30 juin 1976, après que les stores en question eurent déjà été commer­cialisés.

Restait l'autre fondement de l'action : la loi sur le droit d'auteur. Screenoprints avait visé, en effet, l'article 10, alinéa Jer, 10° (devenu no) de l'Auteurswet du 23 septembre 1912, modifiée le 27 octobre 1972.

Cette disposition mentionne, parmi les œuvres littéraires, scientifiques et artistiques dont l'auteur a l'exclusivité de reproduction, ... <<les œuvres d'art appliquées à l'industrie, et les dessins et modèles industriels>>.

Cette dernière phrase, ajoutée en 1972, n'était pas, de l'avis unanime des commentateurs, autre chose qu'une manière de préciser ce qu'il fallait comprendre par la formule : <<œuvres des arts appliqués>>.

A la question de savoir si Screenoprints pouvait se réclamer de l'Au­teurswet, la Cour d'appel d'Amsterdam, par un arrêt du 24 février 1984, avait répondu négativement, en se basant sur la considération suivante (ici librement traduite) :

<< ... la protection par la loi sur le droit d'auteur n'est pas exclue pour les modèles, si le modèle litigieux présente un caractère artistique mar­qué. Ce qui est l'objet de la protection n'est pas la fonction utilitaire du modèle, mais la valeur artistique qui y est incorporée. Au sujet du carac­tère artistique ou non des stores Autoplas, les parties ont versé au débat des rapports d'expertise contradictoires. La Cour est d'avis que les stores d'autos exhibés ne sont pas à ce point marqués d'une empreinte person­nelle que leur forme puisse être tenue pour de l'art. Screenoprints ne peut, en conséquence, faire appel à la protection par le droit d'auteur>>.

A ce soutènement, le pourvoi reprochait essentiellement d'avoir inter­prété les termes : << duidelijk kunstzinnig karakter >> (caractère artistique marqué) comme s'ils impliquaient que l'objet possède une valeur artis­tique, quelque chose qui puisse être tenu pour de l'art, ce qui, en tout cas, selon le moyen du pourvoi, ne pouvait valoir que pour les modèles non déposés.

Le Hoge Raad (6) se rendit compte que le moyen critiquant la manière dont l'arrêt attaqué avait compris la notion de <<caractère artistique marqué>>, visé à l'article 21, alinéa 1er, de la L.B.D.M., impliquait une interprétation de ladite loi uniforme relevant de la compétence exclusive de la Cour Benelux.

Le Hoge Raad, dans sa motivation, relève à l'intention de la Cour Benelux, qu'il y a controverse aux Pays-Bas quant au point de savoir si le critère de l'œuvre d'art appliqué dont il est question dans l'article 10, alinéa 10, de la loi néerlandaise sur le droit d'auteur et celui de l'œuvre à caractère artistique marqué dont question à l'article 21 sont équi­valents.

Il existe, dit-elle, une partie de la jurisprudence et une majorité d'au­teurs qui pensent qu'il suffit pour qu'il y ait une protection par le droit

(6) Hoge Raad, 29 novembre 1985, B.I.E., 1986, n° 15 précédé des conclusions de l'avocat général M. A. M. BIEGMAN-H.ARTOGH.

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d'auteur que l'œuvre revête un caractère propre et original, c'est-à-dire l'empreinte personnelle de son auteur (opinion A). En revanche, un seul auteur exige davantage, c'est-à-dire une certaine valeur artistique, ce qui est également exprimé par la phrase : << une certaine recherche artis· tique de l'auteur>> (kunstzinnig streven). C'est l'opinion B. En toute hypothèse, même dans l'opinion B on est d'accord qu'il suffit d'un con­tenu artistique relativement réduit ... >>.

Voilà ce qui l'a amené à poser à la Cour Benelux les questions ici commentées.

I. - LA NOTION DE CARACTÈRE ARTISTIQUE MARQUÉ

LES DEUX THÈSES DÉFENDUES AUX PAYS-BAS.

3. - La première question du Hoge Raad invitait la Cour Benelux à se prononcer sur le point de savoir si, pour qu'un dessin ou modèle bénéficie de la protection en vertu des lois relatives au droit d'auteur, il était requis :

- qu'il soit simplement un modèle<< artistique>> c'est-à-dire une œuvre dotée d'un caractère original propre portant l'empreinte personnelle de son auteur;

- ou qu'il ait en outre une certaine valeur artistique, la Cour étant en ce cas invitée à dire si cette valeur artistique devait être relativement faible ou << plus grande que simplement faible >>.

La question était opportune : aux Pays-Bas, la doctrine était depuis longtemps divisée au sujet du rapport existant entre ce qui relevait du droit spécifique des dessins et modèles (loi uniforme) et ce qui ressortait du domaine du droit d'auteur dont question à l'article 21.

Et en Belgique aussi, sans qu'on puisse parler d'une<< division>> de la doctrine, l'on était curieux de savoir comment la Cour Benelux inter­préterait la notion et quel critère de <<l'art>> elle fournirait.

Aux Pays-Bas, les mots << à caractère artistique marqué >> suscitaient, pour l'essentiel, deux interprétations : une majorité d'auteurs était d'avis que les Etats contractants n'avaient pas voulu, par ces termes, viser autre chose que la condition classique d'originalité (7).

(7) Cette majorité est mentionnée dans l'ouvrage de D. W. VERKADE, Bescherming van het uiterlijk van produkten, Kluwer, 1985, p. 147 et suiv. Le premier auteur à avoir pris parti en faveur de la thèse la plus extensive était M. PHAF, << Nogmaals bescherming van werken van 'op nijverheid toegepaste kunst' )), N.J.B., 1968, p. 385; dans le même sens, PFEFFER GERBRANDY, Kort commentaar op de Auteurswet, 1912, 2de druk, 1973, p. 55; VAN DYcK, Modellenrecht in de Beneluxlanden, 1975, p. 77-80; CoHEN JEHORAM, N.J.B., 1974, p. 183, et N.J.B., 1981, p. 701. Se rangèrent ensuite dans le même camp: V AN NIEUWENHOVEN HELBACH, Indust1·iële eigendom en mededingingsrecht, Arnhem, 1983, p. 227-228; DRUCKER-BoDENHAUSEN, revu par WIOHERS HoETH, Kort begrip van het recht betreffende de intellectuele eigendom, 1984, p. 64 et enfin M. VERKADE lui­même, voy. notamment son article B.I.E., 1979, p. 195 et op. cit., n° Ill (<<eigen stand­punt )>).

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Cette thèse, s'appuyant sur le principe de l'unité de l'art et de l'égalité de traitement de toutes les œuvres en droit d'auteur, faisait valoir essen· tiellement qu'il serait déraisonnable d'assujettir à des exigences plus sévères certaines œuvres (celles des arts appliqués) en raison de leur affectation à des fins fonctionnelles, alors qu'on se contenterait du critère d'originalité lorsqu'il s'agit d'œuvres relevant des beaux-arts.

D'ailleurs, ajoutait-on, quelle est la définition juridique de << l'art >> et de l'objet <<esthétique>>? L'art est-il davantage que le caractère per­sonnel? A ces questions, ceux qui croient à l'exigence d'un supplément <<d'art>> ne peuvent donner de réponse satisfaisante. Restons-en donc, disaient les tenants de la thèse majoritaire, à une condition tout à fait sûre : le caractère d'originalité et le cachet personnel, sans plus.

L'autre opinion estimait, au contraire, que ce n'était pas pour rien qu'il y avait eu adjonction du mot << duidelijk >> (marqué) et qu'il fallait en déduire qu'un dessin ou modèle, pour être protégé par le droit d'auteur, devait répondre à des critères artistiques plus frappants que d'autres œuvres traditionnellement protégées par le droit d'auteur.

Cette opinion n'avait guère trouvé de soutien dans la doctrine néer­landaise que chez M. Van Oven (8) mais elle était davantage accueillie par la jurisprudence et le fut notamment par l'arrêt attaqué de la Cour d'Amsterdam. En tout cas, tous les auteurs s'accordaient à reconnaître que le choix entre les deux thèses relevait finalement de l'interprétation à donner à la volonté du législateur Benelux, certains partisans de la thèse majoritaire reconnaissant qu'il était probable qu'en fait, le légis­lateur Benelux ait voulu << ... retirer quelque chose de la protection par le droit d'auteur par rapport à ce qu'il était précédemment d'usage d'accorder (aux Pays-Bas) aux dessins et modèles>> (9).

Mais, refoulant cette crainte, l'un d'entre eux s'empressait d'ajouter que le législateur Benelux n'avait voulu viser que le droit belge << ... où les modèles sans caractère personnel marqué, donc sans art, étaient pro­tégés par le droit d'auteur. Pour le droit néerlandais, par contre, il n'y a rien à changer ... >> (10).

Et ce point de vue, manifestement erroné, fut assez curieusement repris en chœur par la plupart des auteurs néerlandais. Ainsi, M. Cohen J ehoram, ordinairement mieux informé, qui écrit<< ... son système (de la Belgique) est extrêmement cumulatif parce que cette réglementation spécifique sur les dessins et modèles, promulguée par un arrêté royal de 1935, se référait tout simplement à la loi sur le droit d'auteur avec une seule adjonction : un système d'enregistrement facultatif. Les tribunaux belges

(8) V AN ÜVEN, Handelsrecht, Zwolle, 1981, p. 391. (9) Voy. CoHEN JEHORAM, N.J.B., 1981, cité par VERKADE, op. cit., n° 109, note 92;

voy. également du même auteur,« Lettre des Pays-Bas», D.A., 1988, p. 27, spécialement p. 33, 2e col. où l'auteur écrit : <<la nouvelle loi paraissait suivre davantage dans son orientation, les lois de l'Allemagne et des pays scandinaves, qui prévoient l'application de critères artistiques plus rigoureux >>.

(10) PHAF, loc. cit., note 7, N.J.B., 1968, p. 385.

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semblent avoir protégé les dessins et modèles, sans se soucier d'appliquer le moindre critère d'originalité; en fait, tout était protégé ... >> (11).

De même, M. Verkade n'a pas évité de tomber dans la même erreur: << ... l'exposé des motifs de la L.B.D.M., écrit-il, repousse le système de protection par le droit d'auteur qui était accordé en Belgique à tous les modèles (nouveaux), même à ceux démunis de toute empreinte personnelle. Cela, on ne le voulait plus, en accord d'ailleurs avec les principes géné­raux du droit d'auteur ... >> (12).

Cette image affligeante du droit belge d'avant 1975 ne correspond évi­demment pas à la réalité, ce qui nous amène à examiner quelle était l'opinion dominante en Belgique sur la question.

Le point de vue de la doctrine belge sur la notion de dessins et modèles à caractère artistique marqué.

4. - En Belgique, la question ne se posait pas dans les mêmes termes qu'aux Pays-Bas puisque, dans notre pays, existait déjà une protection spécifique des modèles industriels. Dès lors, le caractère <<nettement>> artistique ou artistique << marqué >> du modèle était compris, dans le texte de la loi uniforme, comme s'opposant au .. caractère <<industriel>> du modèle. Il apparaissait qu'à l'occasion du vote de la loi uniforme, les Etats con­tractants, à commencer par l'Etat belge, avaient entendu se distancer du système antérieur à 1935, où l'on connaissait un chevauchement de protections en matière de dessins et modèles artistiques et de dessins et modèles industriels, mais où pratiquement, l'on en était venu à protéger tous les modèles, sans distinction, puisqu'on la faisait jouer en faveur de tout objet utilitaire qui recèle en lui une parcelle d'art,<< ... si chétive soit-elle >>.

Pour les juristes belges, il était clair que c'est pal'ce que le législateur Benelux ne voulait pas en revenir à cette assimilation de fait des modèles industriels et artistiques, qu'il avait posé l'exigence du caractère artis­tique << marqué >>. Ce caractère << marqué >> ne voulait pas dire qu'il fallait un contenu artistique supplémentaire et encore moins un mérite artistique quelconque, quel que soit le modèle, industriel ou artistique. Ce qu'il conv!'lnait d'éviter, c'est que la catégorie des modèles ordinaires ou <<industriels>> soit à l'excès réduite, du fait de l'admission, au titre<< artis­tique>>, de tout aspect extérieur plus ou moins caractéristique, en sorte que l'on serait revenu finalement à la situation d'avant 1935 ...

L'opinion de MM. Braun et Evrard, dans leur ouvrage datant de 1975, reflète, croyons-nous, tout à fait correctement l'opinion qui prévalait parmi les juristes belges. L'existence d'un caractère artistique marqué signifiait qu'il fallait quelque chose de plus qu'un aspect nouveau quel­conque. Et les auteurs cités expriment bien cette idée lorsqu'ils émettent

(11) COHEN JEHORAM, <<La protection des dessins et modèles industriels entre la législation sur le droit d'auteur et celle sur les dessins et modèles, étude comparative Il, P.I., 1983, p. 313, spécialement p. 319, Jre col.

(12) VERKADE, Bescherming van het uiterZijk, p. 146.

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l'opinion que si l'originalité est une condition nécessaire faute de quoi il n'y a pas matière à œuvre d'art, elle n'est pas pour autant une condi­tion suffisante à faire reconnaître le caractère artistique << marqué >> du modèle (13).

MM. Braun et Evrard proposaient trois critères pour qu'un objet satisfasse à la condition de caractère artistique marqué : 1° l'originalité; 2° la nouveauté; 3° le caractère artistique, envisagé comme condition indépendante de celle d'originalité.

Mais ces excellents auteurs, comme les autres, restaient perplexes à propos de cette condition << artistique >> et révélaient le même embarras que la doctrine néerlandaise.

Ce rappel de la situation en Belgique fait évidemment justice de l'opinion erronée ayant cours dans la doctrine des Pays-Bas qui donne de la législation de 1935 l'image d'un système <<sous-développé>>, en désaccord avec les principes généraux du droit d'auteur ...

Dans notre pays, il a toujours été exigé tout autant d'originalité pour les modèles dits << industriels >> que pour les modèles dits << artistiques >> et il est absolument faux de dire qu'en droit belge, avant la loi Benelux, un modèle ou un dessin aurait pu trouver protection, même s'il était démuni de toute empreinte personnelle.

Si nos amis néerlandais avaient lu plus attentivement l'arrêté-loi de 1935, ils auraient d'ailleurs constaté que la définition des dessins et modèles figurant à l'article 1er incluait explicitement cette condition d'originalité : on y parlait en effet << ... d'un aspect nouveau ou une forme originale >> valable pour << tous dessins et modèles >>, donc en y com­prenant aussi les modèles industriels (14).

Et s'ils avaient consulté notre jurisprudence, ils auraient relevé que notre Cour de cassation, à propos d'un modèle industriel déposé en appli­cation de la loi de 1806, avait consacré l'exigence d'originalité, jointe à celle de nouveauté déduite, en l'espèce, de ce que le juge du fond avait constaté que l'objet litigieux présentait <<une individualité propre>> (15).

A cette époque, en droit belge, la protection des dessins et modèles exigeait, non seulement une manifestation de personnalité, mais aussi que cet effort personnel aboutisse à la naissance d'un objet suffisamment différencié par rapport aux productions antérieures que pour pouvoir être qualifié de << nouveau >>.

Concédons cependant que la distinction entre originalité, notion sub­jective, et nouveauté, concept objectif, n'était pas toujours perceptible et que beaucoup de décisions avaient tendance à les confondre, n'envi-

(13) Op. cit., p. 241. (14) Bien que le texte de l'article 1er de l'arrêté-loi emploie la conjonction disjonctive

<<ou>>, il était généralement admis qu'on ne pouvait dissocier les deux conditions de nouveauté et d'originalité et qu'il fallait les cumuler. Voy. à ce sujet J. DASSESSE, <<La protection des arts appliqués à l'industrie en droit belge», Rev. de dr. intern. et de dr. comparé, 1962, n° 15, p. 239; L. DE GRYSE, << Modellenbescherming in ontwikkeling? >>, T.P.R., 1969, n° 27, p. 371.

(15) Cass., 27 mai 1935, Pas., 1935, I, 257, cité par DASSESSE, loc. cit., n° 14.

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sageant que la << création >>, considérée comme << ... le creuset où se fondent l'originalité et la nouveauté>> (16).

La position des Etats contractants lors de la préparation de la loi.

5. - Ce n'est certainement pas, nous venons de le voir, à une con­ception déficiente du droit belge antérieur, par rapport à celui des deux autres Etats, que le législateur Benelux s'en est pris, mais bien à la situation qui résultait de l'assimilation complète, consacrée par le légis­lateur belge de 1935, des dessins et modèles industriels et des dessins et modèles artistiques, laquelle était, à l'époque, justifiée comme suit : << ... le projet d'arrêté royal ... repose sur le principe ... qu'une seule et même loi, celle du 22 mars 1886 (sur le droit d'auteur), doit dès lors assurer la protection de toutes les productions de la forme, depuis les plus humbles jusqu'aux plus sublimes, c'est-à-dire des dessins et modèles artistiques comme des dessins et modèles industriels ... >>.

Le législateur Benelux - dans le cadre d'une loi uniforme qui est nécessairement une œuvre de compromis - a répudié cette conception unitaire, cumulative à l'extrême, à qui l'on reprochait certains incon­vénients pratiques (17).

Le but recherché était donc, manifestement, de rétablir l'importance numérique de la catégorie des dessins et modèles << ordinaires >>, << non artistiques >>, - à protection courte - pour lesquels le dépôt serait requis et les tiers avertis de leur protection par la publication de ce dépôt- et de ne laisser subsister la protection, longue et non formaliste par le droit d'auteur, inconfortable pour les tiers, qu'en faveur d'une catégorie quan­titativement moindre ayant droit à l'étiquette : << dessins et modèles à caractère artistique marqué >>.

L'exigence du caractère artistique <<marqué>> ne signifiait donc pas qu'il fallait davantage d'originalité pour qu'un dessin ou modèle soit tenu pour artistique, mais qu'il fallait davantage <<d'art>>, à l'opposé du système consacré en 1935 où la protection était admise sans plus tenir compte de l'art et à l'opposé du système d'avant 1935 où pratiquement tout était artistique.

On peut dire que le législateur Benelux avait, en fait, cherché à se rapprocher du système allemand en exigeant que ce soit de << l'art >> qui soit appliqué.

(16) Suivant la formule de J. DASSESSE (loc. cit., p. 240) qui cite Bruxelles, 3 mai 1939, R. Dr. Pénal, 1939, 1334.

(17) Le plus fréquemment signalé était la longueur de la protection par le droit d'auteur. Bien que cette longueur de la protection ait rarement été ressentie comme une gêne grave, dans la pratique, on aurait pu, comme le fait remarquer M. VERKADE

(Bescherming ... , n° 3, p. 6), réduire cette durée de protection à 25 ans selon ce qu'auto­rise la Convention de Berne.

Un autre inconvénient mis en avant était l'impossibilité pour les tiers, de savoir si tel modèle était ou non revendiqué par quelqu'un, faute de dépôt obligatoire. Mais cette situation est inévitable dès lors qu'une fraction des modèles est protégée sans formalité (voy. également sur cette question les considérations de VERKADE, loc. cit., p. 6).

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Mais il n'est pas parvenu à définir ce supplément d'art qu'il aurait souhaité par rapport au système belge de 1935, se bornant, dans les considérations générales de l'exposé des motifs, à affirmer que << ... un objet d'art se reconnaît comme tel et, de ce fait, comme objet de la protection du droit d'auteur>>. L'on faisait donc d'avance confiance au juge et c'est pourquoi l'arrêt de la Cour Benelux apparaît si important.

En tout cas, contrairement à ce qu'ont pensé divers auteurs néerlan­dais, l'exposé des motifs montre que les Etats contractants ne parta­geaient pas leur erreur d'appréciation.

Ainsi, si l'on relit le passage de l'exposé des motifs intitulé : << Consi­dérations générales>>. 5. <<Rapports avec le droit d'auteur>>, l'on y voit que le législateur Benelux part de la constatation qu'en Belgique, jouis­sent d'une protection tous les dessins ou modèles << ... même ceux qui n'ont pas un caractère artistique>> (18). Mais cet exposé des motifs se garde d'affirmer qu'en Belgique( ... << seul pays qui possédait une loi spé­ciale sur les dessins et modèles, alors qu'au Luxembourg et aux Pays-Bas, il n'y a de protection que pour les objets considérés comme produits de l'art appliqué>> [19]), une protection existerait pour des modèles dépour­vus d'originalité et de tout cachet personnel.

C'est donc en déformer le texte que d'y trouver une condamnation de la conception belge de 1935 parce qu'elle accordait, contrairement aux principes élémentaires du droit d'auteur, une protection à des modèles << démunis de toute empreinte personnelle >>.

En réalité, le législateur Benelux a repoussé le système belge de 1935 consistant à appliquer à tous les dessins et modèles la loi sur le droit d'auteur, mais a voulu éviter également que l'on revienne à la situation d'avant 1935 où la distinction n'était plus que théorique entre modèle artistique et industriel et où pratiquement tout était devenu artistique. De là, la formule : dessins et modèles à caractère artistique marqué.

<< ... Comme il n'est pas souhaitable qu'après l'entrée en vigueur de la loi uniforme, des modèles dépourvus de caractère nettement artistique (uitgesproken kunstzinnig) soient protégés en Belgique en vertu de la loi sur le droit d'auteur et non dans les deux autres pays, 1~ droit d'auteur est également uniformisé sur ce point par une disposition expresse : les modèles qui n'ont pas un caractère artistique marqué sont exclus de la protection du droit d'auteur ... >> (20).

Le législateur Benelux se figurait même que, désormais, la catégorie des dessins et modèles non artistiques, ou du moins qui ne sont pas nette­ment artistiques, constituerait le plus grand nombre, comme en témoigne le passage suivant de l'exposé des motifs, à notre sens peu remarqué :

<< ... Dans les trois pays, on ne peut donc connaître tous les droits exclusifs existants que par la pratique du marché. Si pour des dessins et modèles à caractère nettement artistique ( duidelijk kunstzinnig) cette

(18) Bulletin Benelux, 1966, 6, p. 31. ( 19) .Ibidem, p. 22. (20) Loa. ait., p. 31.

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situation n'est guère fâcheuse, elle présente, par contre, pour les modèles dépourvus de ce caractère, et qui constituent la majorité, un grave in­convénient.

>>Pour cette raison, le public a le droit de pouvoir s'informer des modèles qui sont protégés par la loi uniforme. Ceci n'est réalisable que s'il existe un registre contenant tous ces modèles ... >> (21).

Compte tenu de l'interprétation choisie par la Cour Benelux, le résultat devient exactement inverse : c'est l'immense majorité des dessins et modèles mis en circulation qui sont à considérer comme à caractère <<nettement artistique>> et ce n'est qu'avec la plus grande difficulté que l'on cherchera des exemples de modèles ordinaires ...

Le choix de la Gour Benelux.

6. - Les questions posées par le Hoge Raad mettaient la Cour Benelux devant un choix délicat :

- Ou bien elle acceptait ce qu'on pourrait appeler, pour simplifier, la thèse néerlandaise consistant à soutenir, on l'a vu, que les dessins et modèles à caractère artistique<< marqué>> protégeables par le droit d'au­teur, n'étaient rien d'autre que tous les dessins et modèles originaux (et par hypothèse nouveaux) marqués de l'empreinte personnelle de leur auteur et par voie de conséquence, tenus pour artistiques.

L'immense avantage de cette thèse était qu'elle supprimait le pro­blème de la définition de l'art, des nuances et des degrés qu'il convenait d'exiger pour qu'il y ait <<art>> et du critère séparant les créations -originales par hypothèse- artistiques et les créations<< non artistiques>>. Le choix de la thèse néerlandaise permettait, ipso facto, à la Cour Benelux, de se dispenser de répondre aux sous-questions du Hoge Raad relatives à la valeur artistique.

L'inconvénient de cette opinion était qu'elle violentait manifestement l'intention du législateur Benelux qui avait voulu écarter la solution belge de 1935 (aboutissant à une assimilation complète des dessins et modèles artistiques et non artistiques pourvu qu'ils soient nouveaux et originaux) tout comme celle d'avant 1935 (cumul partiel des dessins et modèles dits artistiques et industriels, avec la conséquence que la catégorie artistique avait pratiquement absorbé l'autre).

A cela s'ajoutait que le législateur Benelux avait voulu faire de la catégorie des modèles non artistiques une <<majorité>> (22).

- Ou bien elle accueillait ce qu'on pourrait appeler en gros la thèse belge, telle qu'elle avait été exprimée par MM. Braun et Evrard- appa­remment la plus proche de l'intention du législateur Benelux - mais elle s'engageait alors au cœur d'un débat sans fin relatif à la notion d'art, de niveau artistique à exiger pour qu'un objet utilitaire par définition soit admis à accéder au statut de la propriété artistique.

(21) Loc. oit., p. 28. (22) Voy. à ce sujet le passage très significatif de l'exposé des motifs Bull. Benelux,

1966, 6, p. 28.

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Inextricable discussion, car rien n'est plus insaisissable que cette notion de caractère artistique, mobile, variable, subjective, que la dualité du système de protection voulue par le législateur Benelux semblait pour­tant rendre inévitable.

Il n'est donc pas tellement étonnant qu'interrogé par la plus haute juridiction néerlandaise, guidée par un avocat général néerlandais sen­sible surtout au débat ouvert dans son pays, la Cour Benelux ait choisi de se ranger à la thèse néerlandaise, en la suivant jusqu'en ses déficiences, notamment quant à l'appréciation de la situation du droit belge antérieur à 1975.

C'est ce qui ressort de l'attendu n° 17 ainsi libellé :

<< ... Qu'en exigeant que les dessins et modèles soient des objets de l'art appliqué pour pouvoir bénéficier de la protection du droit d'auteur, les législateurs luxembourgeois et néerlandais sont, dans l'opinion des Etats contractants, en concordance avec 'les principes fondamentaux du droit d'auteur qui visent à protéger les œuvres artistiques' (exposé des motifs, p. 31), opinion qui implique qu'en faisant bénéficier aussi de la protection du droit d'auteur des modèles dépourvus de caractère artistique, le système belge de l'époque n'était pas, à cet égard, con­J'orme à ces principes fondamentaux ... >>.

Seul ce désaveu du système belge antérieur (notre amour propre natio­nal dût-il en souffrir) ouvrait la voie à l'équation : originalité = carac­tère artistique, exprimée dans l'attendu n° 23, à nos yeux, capital :

<< ••• Que les Etats contractants ont considéré que, après la modifica-tion apportée au droit belge par l'article 21, alinéa 2, les trois législations nationales sur le droit d'auteur concorderaient quant aux conditions d'admission d'un dessin ou modèle au bénéfice de la protection du droit d'auteur, en ce sens qu'il est requis qu'il y ait une œuvre- c'est-à-dire un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur- dans le domaine de l'art (appliqué), et que ces Etats ont admis, s'agissant, pour un dessin ou un modèle pris comme tel, de la forme qu'il revêt, que si pareil dessin ou modèle est à considérer comme une œuvre, il est également satisfait à la condition qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), sauf le cas où le carac­tère propre et original concerne uniquement ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique>>.

Ce parti une fois choisi, il restait à la Cour Benelux à attribuer un sens à l'exigence suivant laquelle le caractère devait être << marqué >>. Elle l'a fait dans les attendus n°8 26 et 27, ainsi libellés :

<< ••• 26. - Que suivant notamment le commentaire donné à cet égard (exposé des motifs, p. 24, qui se réfère aussi au passage cité sous [25] où il est clairement question d'une appréciation in concreto), le mot 'marqué' à l'article 21 n'a pas d'autre portée que celle d'indiquer au juge que si, en appliquant le critère visé sous (23), il arrive à la conclusion qu'il subsiste un doute raisonnable quant à la qualité d'œuvre au sens de

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la loi sur le droit d'auteur, il doit refuser au dessin ou au modèle concer­né la protection du droit d'auteur;

>> 27. - Attendu que ce qui précède implique que, dans la mesure où la condition visée à la première question du Hoge Raad, à savoir que •1e modèle doit avoir une certaine valeur artistique', est plus rigoureuse que celle qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art (appliqué), l'exigence de pareille condition plus rigoureuse est contraire aux principes communs admis par les Etats contractants en matière de protection du droit d'auteur dans le cadre du régime de cumul réglé à l'article 21 L.B.D.M. >>.

La recommandation faite aux juges du fond les invite donc à distinguer soigneusement la valeur artistique - qui est sans relevance et à laquelle ils ne doivent pas attacher d'importance - et le caractère artistique, qui ne dépend, lui, que de l'originalité.

C'est à cette distinction que nous voudrions à présent nous attacher car son examen nous amènera à conclure que l'on en est revenu à la situation qui prévalait en Belgique avant 1935, à savoir l'absorption par la catégorie dite << artistique >> de la catégorie << non artistique >>.

Originalité et vale~tr artistique.

7. - Tout le monde s'accorde à dire que le caractère artistique d'un dessin ou d'un modèle doit être soigneusement distingué de sa valeur ou de son mérite artistique. Une œuvre ne cesse pas d'en être une parce qu'elle est, à nos yeux, mauvaise ou bonne, réussie ou manquée.

<< ... Il ne s'agit pas de la valeur artistique, écrit M. Haardt (23). Il suffit que le créateur ait démontré un effet artistique, qu'il ait voulu flatter le sens de la beauté, créer un objet satisfaisant le sens esthétique, quelque chose d'harmonieux ... >>.

<< Il faut, mais il suffit, écrivent MM. Braun et Evrard (24), que le modèle présente un réel caractère artistique, mais nullement une grande valeur artistique. Le système allemand qui établit des degrés dans l'œuvre artistique ne doit donc pas être suivi>>.

Telle est la théorie, mais lorsqu'il s'agit de l'appliquer, l'on relève les divergences. Alors que M. Haardt cite, pour l'approuver, la jurisprudence néerlandaise qui a admis la protection par le droit d'auteur pour de la verrerie, des chaises, des chaussures, des aspirateurs de poussière, MM. Braun et Evrard réagissent en écrivant qu'il leur paraît difficile << ... d'admettre à l'avenir un caractère artistique marqué à un aspirateur de poussière, une pipe, un briquet, quoique cela ne soit pas impos­sible>> (25).

A la vérité, si l'on regarde les choses de près, aucune forme appliquée à un objet utilitaire n'est, par nature, réfractaire à <<l'art>>. Lorsque le

(23) W. L. HAARDT, <<La protection des dessins et modèles aux Pays-Bas & dans Pierre et François GREFFE, op. cit., p. 667.

(24) A. BRAUN et J. J. EvRARD, Le droit des dessins et modèles au Bendux, p. 231. (25) BRAUN et EVRARD, op. cit., p. 242.

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tribunal de Zutphen (26) refuse la protection à un capuchon à vis pour bouteilles, faute de caractère d'art, n'est-ce pas en réalité parce que ce capuchon, servant de bouchon hermétique à une bouteille, avait essen­tiellement une fonction technique étrangère à toute esthétique? Il n'est en réalité pratiquement pas d'objets qui ne puissent, par quelque côté, présenter un aspect esthétique, leur but fonctionnel, leur rôle d'instru­ment ou d'outil ne les disqualifient pas à cet égard.

L'affaire du <<panier à salade 1> qui s'est plaidée en France, mais qui pourrait demain être débattue dans le Benelux, le démontre.

Le litige portait sur un panier en matière plastique fait de deux parties, de forme bi-tronconique. L'imitateur prétendait que cet objet ménager, dépourvu de toute décoration, ne pouvait bénéficier de la protection de la loi française sur la propriété artistique et que, d'autre part, la loi française de 1909 sur les dessins et modèles n'était pas davantage appli­cable, faute de renouvellement du dépôt.

La Cour de Paris donna raison au contrefacteur, notamment au motif << ... qu'avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de découvrir la moindre apparence artistique à des objets en plastique, purement utilitaires, dénués de tout ornement et qui n'ont été conçus, de toute évidence, qu'en vue de leur fonction propre 1> (27).

Mais cette motivation déplut à la Cour de cassation de France (28) qui cassa l'arrêt en se fondant sur les considérations suivantes :

<< Attendu que pour écarter l'application de la loi de 1793, la Cour d'appel constate que les objets contrefaits lui ont été représentés et qu'il est impossible de découvrir la moindre apparence artistique à ces objets qui sont purement utilitaires; mais attendu que la Cour d'appel en statuant ainsi, sans avoir procédé à un examen descriptif des éléments caractéristiques des modèles en cause, recherché s'ils étaient originaux et nouveaux et contrôlé l'argumentation du prévenu sur le défaut de validité desdits modèles, n'a pas justifié sa décision; que la loi protège toutes les créations originales de formes, quel qu'en soit le mérite esthé­tique ou la valeur artistique l>.

Depuis lors, la possibilité du cumul de la protection par le droit d'au­teur est la règle en France, sous la seule réserve de la condition de nou­veauté, et, éventuellement, du caractère strictement technique de la forme choisie.

Ainsi donc, les juridictions du Benelux, dès lors que sera en jeu la protection de l'aspect d'un objet à fonction utilitaire (29), ne se trouveront pas érigées en <<jurys d'art 1> en ce sens qu'elles n'auront pas à décider

(26) Prés. trib. Zutphen, 12 janvier 1971, B.I.E., 1971, n° 99, p. 320. (27) Cour de Paris, 25 juin 1960, J.O.P., 1960, II, 11.709. (28) Cass. fr. crim., 2 mai 1961, J.O.P., 1961, II, 12.242 note AYMOND.

(29) Sur la notion de fonction utilitaire, voy. notamment A. BRAUN et J. J. EVRARD,

op. cit., p. 37; la notion d'utilité doit être conçue très largement et inclut notamment les objets à usage mixte, c'est-à-dire à la fois décoratif et utile, comme le papier peint, les cartes postales, etc.

Revue Critique, 1988, 4 - 38

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si la forme donnée à l'objet litigieux revêt un niveau artistique suffisant pour pouvoir se réclamer de la protection des lois nationales sur le droit d'auteur, à l'instar des juges allemands.

Mais la Cour Benelux les invite à juger si l'aspect en cause porte la marque d'une création personnelle, généralement manifestée par un effort vers le beau, une préoccupation esthétique.

Comme il s'agit là d'un trait que l'on retrouve dans la plupart des objets qui aspirent à la protection des dessins et modèles, il est à prévoir que la quasi-totalité de ceux-ci pourront se réclamer de la protection cumulative de la L.B.D.M. et des lois sur le droit d'auteur de chacun des Etats contractants.

Cette orientation prévisible de la jurisprudence dans le Benelux, ne fera sans doute que répéter le mouvement<< unitaire>> qui s'était produit entre 1880 et 1935 en Belgique et à la même époque en France et qui, dans ce dernier pays, aboutit, avec la loi du Il mars 1902 consacrant la théorie dite de l'unité de l'art (30).

Le législateur Benelux avait cru renforcer la dualité des systèmes de protection, grâce à la formule du caractère artistique << marqué >> ou <<nettement artistique>>, s'opposant aux modèles ordinaires. Ce dualisme a buté sur la réalité des choses et l'on assiste à un retour à l'assimilation de fait entre dessins et modèles << ordinaires >> et ceux que l'on qualifie d'<< artistiques>>.

Où trouver désormais un exemple de dessin ou modèle ordinaire?

8. - << ... Si un dessin ou modèle est à considérer comme une œuvre -c'est-à-dire comme un produit à caractère propre et original portant l'empreinte personnelle de l'auteur - il est également satisfait à la condition qui exige qu'il s'agisse d'un produit dans le domaine de l'art {appliqué) ... >>.

Par cette formule, l'arrêt de la Cour Benelux est indéniablement revenu à la théorie de l'unité de l'art ou, pour mieux dire, de l'art sans frontières (31).

Il n'y a donc pas de ligne de démarcation à tracer entre l'œuvre ressor­tissant au domaine de<< l'industrie>>, c'est-à-dire du pratique et celle qui relève de<< l'art>>. Dès qu'il y a cachet personnel, il y a nécessairement art (appliqué). La seule limite est l'hypothèse où la forme donnée à l'objet coïncide avec ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique.

(30) Cette loi ajoutait à la loi du 9 juillet 1793 une disposition suivant laquelle le droit d'auteur appartiendrait désormais << aux dessinateurs d'ornement, quel que soit le mérite et la destination de l'œuvre ,, ; sur les origines de cette loi et de la théorie de l'unité de l'art, voy. notamment l'ouvrage, Les dessins et modèles en question, sous la direction de A. FRANCON et M. A. PERROT-MOREL, Paris, Librairies techniques, 1986, p. 28-29 et les références citées.

(31) « •.• Où est-ce que commence le beau? Où est-ce qu'il finit? ... L'art, il faut le dire, n'a pas de limite; il n'a ni commencement, ni fin ... ,,, s'exclame E. PoUILLET, Traité théorique et pratique des dessins et modèles de fabrique, 3e éd., Paris, 1889, p. VIU

et suiv. considéré comme le père de la théorie de l'unité de l'art.

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On peut dès lors légitimement se demander si la catégorie des dessins et modèles <<ordinaires>>, c'est-à-dire non artistiques, n'est pas devenue un sous-ensemble vide, tristement dépeuplé. En effet, dès que l'on a affaire à une forme qui n'est ni banale, ni déjà appropriée par un tiers,­quelle que soit la destination utilitaire à laquelle elle s'applique, article ménager, outil professionnel, etc. -, elle est nécessairement une << œuvr~ >>, donc du domaine de l'art appliqué.

Par ailleurs, si la forme de l'objet est banale, ou si elle n'est pas neuve, toute protection doit lui être refusée et la distinction entre ce qui est artistique ou ordinaire devient sans intérêt.

Que pourrait-on dès lors imaginer comme dessin ou modèle non artis­tique, ne pouvant pas revendiquer la protection du droit d'auteur, mais qui serait néanmoins protégeable, moyennant dépôt, par la L.B.D.M.?

Dans sa note du Journal des tribunaux (32), M. Braun cite la table de -laboratoire considérée, à tort selon lui, par la Cour d'Amsterdam comme protégée au titre du droit d'auteur, alors qu'il s'agit, écrit-il, << ... d'un simple modèle industriel n'ayant pas de caractère artistique>>.

Le cas cité n'est pas convaincant. Si la forme de la table de laboratoire dont il s'agit n'obéissait qu'à des impératifs techniques indispensables à l'obtention de l'effet technique recherché, elle aurait dû être écartée de la protection pour cette raison. Si, par contre, cette forme n'était pas <<indispensable>> et qu'en outre, elle n'était ni banale, ni connue, elle était nécessairement une <<œuvre>>, relevant donc de l'art appliqué.

On peut en dire autant d'autres exemples cités par M. Braun, qu'il s'agisse de panneaux de signalisation ou d'un tabouret (33) dès lors que ces objets ne sont pas réfractaires à l'expression d'une personnalité.

Quant à l'exemple de la tête de graisseur, il nous paraît fort ma1 choisi car il a précisément été jugé dans l'affaire Tecalemit (34) qu'était protégea ble << ... la configuration (hexagonale) des graisseurs Tecalemit qui leur donne un aspect extérieur propre, absolument indépendant des conditions exigées par leur emploi, qui peut se concevoir et être réalisé sous une forme différente; qu'en effet, il peut y avoir des têtes de grais­seur de huit, six, quatre pans et même rond, triangulaire et ovale>>.

Et la Cour de cassation de France a rejeté le pourvoi contre cet arrêt, au motif << ... que la forme hexagonale et les particularités apparentes du modèle de Tecalemit ne sont pas imposées pour assurer le serrage du grais­seur ... résultat qui peut être obtenu par d'autres moyens que le système à six pans>>.

D'où elle a déduit que << ... les modèles litigieux n'étaient pas insépa­rables des brevets d'invention invoqués ... >>.

Si l'on avait à rejuger, au Benelux, l'affaire Tecalemit à la lumière de la récente jurisprudence de la Cour Benelux, l'on dirait sans doute que

(32) Loc. cit., J.T., 1987, p. 574, col. 2, note 21. (33) Voy. pour ces divers exemples note BRAUN, loc. cit., p. 574, 3e col. (34) Paris, 8 mars 1939, Ann., 1957, p. 397, et Cass., 27 février 1957, Ann., 1957, 411.

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la forme hexagonale donnait à la tête de graisseur un caractère propre et original, par hypothèse nouveau et non indispensable pour assurer l'effet de serrage; qu'il s'agissait donc bien d'une <<œuvre>>, avec pour conséquence que cette tête de graisseur relevait automatiquement du domaine de l'art appliqué. Elle aurait donc pu être protégée sans dépôt.

Et l'on en revient à notre question : si tout dessin ou modèle original a nécessairement un caractère artistique, où dès lors trouver un dessin ou modèle simplement ordinaire, c'est-à-dire qui soit à la fois protégeable et en dehors du domaine de l'art?

L'on peut, pensons-nous, songer à la forme d'un objet utilitaire, adoptée exclusivement pour des raisons d'ordre pratique, et qui serait étrangère à toute recherche d'apparence et d'attirance. L'objet en ques­tion relèverait donc de la catégorie des objets à fonction technique exclusive tels un marteau, un vilebrequin ou une pièce mécanique d'automobile.

Mais il faut supposer simultanément que la forme en question n'est pas <<indispensable>> à l'obtention de l'effet technique recherché. Cela pourra se produire lorsque cette forme n'est qu'un moyen, parmi d'autres, destiné à obtenir le résultat souhaité. En effet, l'exception de l'ar­ticle 2 (35) n'écarte du champ d'application de la loi que ce qui, dans la forme, est << indispensable >>. La multiplicité des formes techniques peut donc être la démonstration de l'absence de nécessité de la forme en ques­tion puisqu'elle est remplaçable.

9. - Mais ce que nous suggérons ici dépend de l'interprétation que la Cour Benelux serait amenée à donner au terme << indispensable >> et de l'accueil que pourrait accorder - ou ne pas accorder - cette haute juridiction à la théorie de la multiplicité des formes.

Cette théorie, qui vient de France (36), ne paraît pas avoir été adoptée par le législateur belge de 1935.

A cette époque, il était admis en Belgique que lorsqu'une particularité de forme avait un effet utile et participait à l'effet technique, seul un brevet pouvait la protéger, en tant que moyen d'obtenir cette utilité.

Le rapport au Roi précédant l'arrêté le confirme : << ... il est à peine besoin de noter que si la forme donnée à un objet comportait par elle-même un résultat technique, on se trouvera en présence d'un objet tombant sous l'application de la loi sur les brevets>>.

Cela excluait que puissent être protégées comme modèles toutes for­mes, non seulement indispensables ou nécessaires à l'obtention d'un effet technique, mais aussi simplement liées à un tel effet technique. Il n'y

{35) <<Est exclu de la protection prévue par la présente loi ce qui est 'indispensable' ('noodzakelijk') à l'obtention d'un effet technique)),

{36) Voy. pour un exposé complet l'ouvrage de MM. P. et Fr. GREFFE, Traité des dessins et modèles, éd. 1974, p. 56 à 60; cette théorie n'a cependant pas fait l'unanimité en France et elle a été rejetée notamment par le doyen RouBIER (Traité de la prop1·iété industrielle) qui faisait valoir << ... qu'il y a de nombreuses variantes pouvant ainsi aboutir à de multiples formes différentes )),

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avait pas de réserve pour le cas où un résultat identique eût pu être atteint par une autre forme car alors chacune de ces formes, comportant par elle-même un effet technique, eût dû être rejetée, à ce titre, de la protection par modèle.

Pour écarter la théorie de la multiplicité des formes, on faisait valoir que, si la protection par modèle devait rester ouverte chaque fois qu'une forme obtient un effet technique pouvant aussi être obtenu par une autre forme, cela permettrait, au cas où tel résultat dépend d'un nombre limité de formes, de protéger ledit résultat par le recours aux: diverses formes capables de le produire; il suffirait alors de couvrir par plusieurs dépôts de modèle ce qui en réalité tombe dans le champ de la loi sur les brevets. C'est pourquoi l'exclusion totale était préconisée (37).

Dans le dernier état de la jurisprudence belge précédant la loi Benelux, se manifestait une tendance à exclure la protection par modèle aussitôt que la création de forme présentait également des aspects fonctionnels et n'était pas uniquement décorative.

On voulait éviter que des configurations qui constituent de simples variantes d'exécution d'une même idée technique ne soient appréhendées par le régime des dessins et modèles (38).

La jurisprudence Benelux suivra-t-elle la même voie que la juris­prudence belge d'avant 1975?

Les avis divergent sur la portée de l'article 2, alinéa 1er, de la L.B.D.M. Des auteurs autorisés se montrent disposés à accueillir, en droit Benelux, la théorie de la multiplicité des formes (39).

L'emploi, dans le texte de la loi, du mot<< indispensable>> (en lieu et place d'<< utile>>) donne du poids à ce point de vue.

Cependant, certains auteurs, comme M. Verkade, paraissent assez peu disposés à accueillir telle quelle la théorie de la multiplicité des formes ( 40).

Tout dépend du sens que l'on donnera au mot << indispensable >> et il y aura tme incertitude à ce sujet, en droit Benelux, tant que la Cour Benelux ne se sera pas prononcée.

La recherche d'un lien <<indispensable>> à l'obtention d'un effet tech­nique - par opposition à une simple participation à l'effet technique -

(37) Voy. en ce sens notamment A. VANDER HAEGHEN, note d'observations, Ing. Cons., 1950, p. 225.

(38) Au sujet de cette tendance, voy. A. BRAUN, Lettre de Belgique, P.1, 1968, n° 7, p. 232. A titre d'exemples, voy. Bruxelles, 26 octobre 1966, Ing. Cons., 1969, 241 (rayonnage avec échelles verticales) et civ. Nivelles, 5 janvier 1967, Ing. Cons., 1967, 194 (coussin repose-tête de voiture).

(39) Outre MM. BRAUN et EVRARD, op. cit., n° 59, p. 59, il y a lieu de citer, dans le même sens, aux Pays-Bas, CoHEN JEHORAM qui approuve l'opinion de MM. BRAUN et EVRARD dans une recension de leur ouvrage parue au R.M.T.H., 1976, p. 185. A ajouter LIMPERG, Praktijkgids voor de bescherming van de vorm. Voy. en jurisprudence : Prés. trib. La Haye, 2 mars 1979, B.I.E., 1980, p. 82.

(40) Voy. VERKADE, Bescherming van het uiterlijk, n°8 28 et suiv., qui donne l'exem­ple de différents dessins de pneus d'autos.

Pour plus de détails sur les difficultés de l'emploi du critère, voy. Y. GAUBIAO, in Les dessins et modèles en question, ouvr. collectif, Librairies techniques, 1986, p. 66 à 79.

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implique la mise en œuvre d'un moyen, d'un instrmnent, pour reconnaître et mesurer ce lien indispensable. Le critère de la multiplicité des formes est le seul instrument proposé mais il est controversé. Si la Cour Benelux devait le rejeter, il ne resterait assurément plus rien dans la catégorie des dessins et modèles ordinaires, désertée définitivement ...

II. -LA LOI UNIFORME s'APPLIQUE

AUSSI AUX MODÈLES NON DÉPOSÉS.

10. - Non moins importante pour les praticiens est la réponse don­née par la Cour Benelux à la troisième question du Hoge Raad qui demandait si << ... les dispositions de l'article 21, plus spécialement la disposition du 2e alinéa, s'appliquent aussi aux modèles non déposés>>.

Prenant le contrepied de la réponse négative proposée par l'avocat général Berger, lequel, à la suite de Haardt (41), estimait que les modèles non déposés se situent en dehors du champ d'application de la loi uni­forme, faute de répondre à la condition essentielle de dépôt préalable, la Cour affirme (attendu n° 30) tout d'abord que ni le texte, ni le commen­taire de l'article 21 de la L.B.D.M., dans l'exposé des motifs, ne justifient pareille réponse négative et par conséquent une distinction entre modèles déposés et non déposés ( 42).

Par ailleurs, énonce-t-elle dans l'attendu n° 31 renvoyant à l'attendu n° 18, l'uniformisation sur ce point du droit d'auteur dans les trois pays, voulue par le deuxième alinéa de l'article 21 (<<sont exclus de la protec­tion résultant de la législation sur le droit d'auteur, les dessins ou modèles qui n'ont pas un caractère artistique marqué>>) justifie l'assimilation de tous les modèles, déposés ou non.

Enfin, ajoute la haute juridiction dans le considérant 32, il n'est pas concevable que les Etats contractants aient envisagé de défavoriser l'auteur d'un modèle artistique qui a opéré un dépôt par rapport à celui qui a choisi de ne point le faire.

Cette prise de position de la Cour mérite une totale approbation : s'il est vrai, comme le dit l'avocat général, qu'une protection cmnulative suppose, aux termes de l'alinéa 1er de l'article 21, que le modèle, par ailleurs digne de la protection du droit d'auteur, soit déposé, la portée de l'alinéa 2- qui doit s'interpréter indépendamment de l'alinéa 1er­est très différente : comme le donne à entendre la Cour, ce texte tend à unifier sur un point précis le droit d'auteur en matière de modèles.

(41) HAARDT,<< Het recht op een tekening of model en het auteursrecht ll, N.J.B., 1974, p. 1177 : << ... Pour les dessins et modèles non déposés, écrit-il, les articles 21 et 24 ne s'appliquent aucunement car, à leur égard, il n'est pas satisfait aux conditions d'application de ces deux législations ll. La protection, aux termes de la L.B.D.M., exige en effet le dépôt. Celui qui ne dépose pas le modèle - avec tous les risques qui s'attachent à cette abstention - ne se voit donc d'aucune manière atteint dans son droit d'auteur éventuel l), L'avocat général cite également V AN DYcK, Modellenrecht in de Benelux landen, p. 74.

(42) C'est là, nous semble-t-il, une application classique de la règle d'interprétation des lois exprimée dans l'adage : Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus.

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Dès lors, il serait illogique que cette uniformisation voulue dépende de l'accomplissement par l'auteur du modèle en cause d'une formalité contingente et qu'un régime différent s'applique à un même modèle en fonction de l'existence ou non d'une mesure de pure opportunité.

Conséquences quant aux modèles artistiques créés sous contrat d'emploi.

11. - Si l'article 21, qui s'inscrit dans le chapitre II de la loi uniforme intitulé : << Des dessins et modèles ayant un caractère artistique marqué 1)

s'applique à tous modèles artistiques, déposés ou non, il s'ensuit que s'applique également aux: modèles artistiques non déposés l'article 23 de la L.B.D.M. énonçant ce qui suit: <<Lorsqu'un dessin ou modèle, ayant un caractère artistique marqué, est créé dans les conditions visées à l'article 6, le droit d'auteur relatif à ce dessin ou modèle appartient à celui qui est considéré comme créateur, conformément aux dispositions de cet article 1).

Cet article 23, dans le but d'éviter la dissociation du droit d'auteur et du droit des modèles ordinaires, a adopté, quant au droit d'auteur sur les œuvres d'art créées par un employé, le même régime que celui adopté à l'article 6 pour le droit de modèle<< ordinaire 1).

Que cette extension vaille aussi, selon l'interprétation de la Cour Benelux, pour les modèles artistiques non déposés constitue, pour les praticiens belges, une précision importante. En effet, les articles 23 et 6 combinés de la L.B.D.M. énoncent une règle qui, à plusieurs égards, était, pour eux:, incertaine et controversée.

Dans le cas des œuvres créées dans le cadre d'un contrat de travail, il n'existait pas, en effet, en Belgique de texte équivalent à l'article 7 de l' Auteurswet néerlandais qui considère, sauf convention contraire, l' em­ployeur comme créateur des œuvres littéraires, scientifiques et artistiques élaborées à son service (43).

Sans doute l'article 2 de l'arrêté royal n° 91 du 29 janvier 1935 sur la protection des dessins et modèles industriels avait-il prévu que << ... la durée de la protection est de 50 ans à dater de la création pour les œuvres créées pour compte d'une personne morale 1).

Ce texte était interprété, en vertu même du rapport au Roi, comme signifiant que, si le dessin ou modèle est l'œuvre d'un ou de plusieurs salariés, œuvre exécutée pour compte d'une société << ... qui doit en être considérée comme la créatrice et la propriétaire originaire 1>, la protection s'étend sur une période de cinquante ans à dater de la création, et non à dater du décès du ou des auteurs.

(43) Le texte de cet article 7 énonce ce qui suit : <<Indien de arbeid, in dienst van een ander verricht, bestaat in het vervaardigen van bepaalde werken van letterkunde, wetenschap of kunst, dan wordt tenzij tussen partijen anders is overeengekomen als de maker van die werken aangemerkt degene in wiens dienst de werken zijn vervaar­digd li; cette disposition vaut évidemment aussi pour les œuvres des arts appliqués; voy. VERKADE, Bescherming ... , n° 49, p. 71; PFEFFER-GERBRANDY, Kort commentaar op de Auteurswet, 1972, Haarlem, 1973, p. 35 à 40.

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Mais l'arrêté royal de 1935 ayant été abrogé, il n'était.pas certain que cette solution demeurait valable, d'autant qu'en Belgique, la jurispru­dence avait tendance, pour les créations relevant du droit d'auteur, à interpréter restrictivement ce qui était attribué à l'employeur et à dis­tinguer les utilisations de l'œuvre clairement envisagées par les parties au moment de leur contrat et les autres, pour lesquelles l'auteur-employé conservait tous ses droits.

Désormais, étant admis que l'article 23 s'applique à tous les modèles artistiques, déposés ou non, c'est l'employeur - personne morale ou personne physique - qui est considéré comme créateur et qui, sauf stipulation contraire, se trouve nanti, ex lege, du droit au modèle en son entier ( 44).

n faut cependant souligner que la règle de l'article 6, alinéa Jer, doit s'interpréter restrictivement : elle n'est d'~pplication que si la réalisation du dessin ou du modèle ressortit de la tâche - créative - de l'em­ployé (45).

La fiction légale, transférant à l'employeur la qualité de créateur, ne vaut que pour les applications du dessin ou du modèle qui avaient été envisagées lors du contrat, à l'exclusion des applications nouvelles -dans une autre branche du commerce ou de l'industrie - pour lesquelles le ou les créateurs salariés seraient en principe fondés à exiger que l'on obtienne leur consentement et qu'on leur offre une rétribution parti­culière.

Cette fiction légale vaut-elle également pour les droits moraux, notam­ment le droit à la signature ? La réponse à cette question sera certaine­ment influencée par les données de chaque espèce : le dessin ou modèle a-t-il été élaboré par différentes personnes physiques? En ce cas, on sera tenté d'investir le seul patron du droit à la signature par analogie avec ce qui est admis en cas d'œuvre collective.

Si l'œuvre est, au contraire, le fait d'une seule personne physique, à qui elle doit son originalité - un dessinateur par exemple - on sera

(44) La justesse de la solution Benelux en matière d'œuvres créées sous contrat de travail ressort, a contrario, de l'exemple français où le législateur de 1957 a consacré­en théorie -la solution opposée. Bien que le texte légal français porte que << l'exécution ou la conclusion d'un contrat de louage de services par l'auteur d'une œuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit ... >> lequel comporte << ••• des attributions d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributions d'ordre patrimo­nial ... >>, la jurisprudence française a, très généralement, décidé que le contrat de travail conclu avec un employé, auteur ou créateur appointé, entraînait ipso facto la cession des droits patrimoniaux (voy. Aix-en-Provence, 21 octobre 1965, J.O.P., 1966, II, 14.657, note Bou:asmoT; civ. Paris, 3 juillet 1969, Dalloz, 1969, 702; T. et F. GREFFE, op. cit., p. 156 et 157). Très souvent, l'employeur, personne morale, bénéficiera d'une cession de la personne physique créatrice, ce qui est la voie la plus sûre (Paris, 27 mai 1975, D., 1976, p. 104, note DESBOis), cette cession devant normalement être forma­lisée dans un acte écrit (crim., 11 avril 1975, T., 1975, p. 759, note DESBOis).

L'on s'aperçoit donc que la propriété intellectuelle reconnue en principe à l'employé n'est pas appliquée dans les faits.

(45) Voy. à ce sujet BRAUN et EVRARD, Dessins et modèles, no 148; VAN NrnuwEN­HOVEN HELBACH, n° 935; VERKADE, Bescherming van het uiterlifk ... , n° 50.

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enclin à considérer que le droit à la signature, bien que l'œuvre ait été créée sous contrat d'emploi, demeure au dessinateur-employé (46).

Application de ces mêmes principes aux modèles artistiques créés sur commande.

12. - Plus subversive, si l'on ose ainsi parler, apparaît la règle de l'article 6, alinéa 2, de la L.B.D.M., lorsqu'elle s'applique à la création d'un dessin ou modèle, artistique ou non, sur commande, c'est-à-dire dans le cadre d'un louage d'ouvrage soumis à l'article 1787 du Code civil.

Ce texte dispose que, sauf convention contraire - qui, dans la pra­tique, se rencontre rarement - la commande d'un dessin ou modèle confère la qualité de créateur à celui qui a passé la commande, pourvu que celle-ci l'ait été<< en vue d'une utilisation commerciale ou industrielle du produit dans lequel le dessin ou modèle est incorporé)),

L'exposé des motifs précise, au sujet de cet article 6, alinéa 2, qu'il ne trouvera pas application à la commande à un artisan d'un objet destiné à des fins privées. Par ailleurs, la règle ne jouera que pour l'emploi du dessin ou du modèle spécifiquement envisagé et non s'il y a un emploi différent, portant sur un autre objet, de ce même dessin ou modèle.

Pareille réglementation ne figurait dans aucune des législations anté­rieures des Etats contractants. Ni la loi belge ni la loi luxembourgeoise, ni même la loi néerlandaise sur le droit d'auteur ne contenaient de dispositions équivalentes (47).

Cette innovation, dès lors qu'on consent à l'appliquer aux créations à caractère artistique marqué, apparaît judicieuse et opportune, la pra­tique révélant que c'est surtout en matière de dessins et modèles - de création à des fins utilitaires - que d'irritants conflits peuvent surgir entre le créateur et son client.

Ainsi, telle entreprise commande à un agent de publicité une affiche ou un présentoir publicitaire, comportant un certain nombre de dessins originaux. Selon les règles du droit d'auteur, l'agent de publicité, créa­teur, pourrait exiger que la réédition de ce même présentoir ne puisse avoir lieu sans passer par lui, c'est-à-dire à son gré et selon ses conditions financières.

Sur base de l'article 6 au contraire, et sauf convention lors de la com­mande, c'est l'annonceur qui a pris l'initiative de la commande qui est attributaire initial du droit d'auteur, étant considéré, par une fiction légale, comme seul créateur. C'est donc l'auteur de la commande qui détient, notamment, le droit de reproduction et qui peut, à sa guise, en cas de réédition, choisir son cocontractant.

( 46) Sur la question de la renonciation définitive au droit à la signature, voy. notre Chronique, cette Revue, 1978, p. 550, n° 21.

(47) Comme le souligne M. VERKADE, Bescherming van het uiterlijk van produkt, n° 51, p. 72, et n° 121, p. 161.

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C'est aussi l'auteur de la commande qui se voit investi des droits moraux: (48).

Le prix: que l'entreprise a payé pour la commande justifie ce transfert ab initio du droit tout entier et, en cas de succès du modèle, c'est cette commande qui affranchit l'entrepreneur des e:x:igences, éventuellement e:x:cessives, que risquerait de lui imposer le créateur si celui-ci avait conservé son droit ( 49).

III. - CONCLUSION.

13. - Le bilan de l'arrêt interprétatif annoté s'avère, pour reprendre une formule célèbre, << globalement positif>>.

Au prix: d'un certain gauchissement des intentions e:x:primées par les Etats contractants, la Cour Benelux: a pris le parti d'élargir la catégorie des dessins et modèles dits artistiques en assimilant hardiment la con­dition de caractère artistique à la condition d'originalité.

Par cette équation : originalité = art, elle a réduit à presque rien la catégorie des dessins et modèles ordinaires, c'est-à-dire dépourvus de ce caractère artistique, pour lesquels le dépôt demeure requis. Ce qui aura pour conséquence prévisible l'effondrement du nombre, déjà faible, des dépôts Benelux: (50).

Plus précisément, le dépôt Benelux: se transformera, pour le plus grand nombre des dessins et modèles, en une formalité non pas acquisitive mais simplement déclarative de droits, un moyen pour le déposant de démon-

(48) C'est en effet au<< créateur>> de l'œuvre d'art appliqué, fût-ce en raison d'une fiction, que reviennent les attributs du droit moral, notamment le droit de paternité, c'est-à-dire celui de faire connaître au public le dessin ou modèle sous un nom ou seule­ment anonymement; voy. en ce sens, VERKADE, Bescherming ... , n° 105.

Il faudra vérifier si l'œuvre est réellement<< de commande>>; pour un cas d'applica­tion antérieur à la L.B.D.M., voy. civ. Bruxelles, 19 juin 1974, I.C., 1974, 193.

(49) En France, la loi du Il mars 1957 (art. 1er) en disposant que <<l'existence ou la conclusion d'un contrat de louage d'ouvrage ou de services par l'auteur d'une œuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l'ar­ticle 1er >>, aboutit apparemment, en cas de contrat de commande, à une solution dia­métralement opposée à celle de la loi Benelux et contraire aussi à celle qui était géné­ralement admise en France, avant la loi de 1957. MM. Pierre et François GREFFE

(Traité des dessins et modèles, p. 152) illustrent cette règle par l'exemple pour, ensuite, la déplorer : << ... Ainsi, écrivent-ils, une agence de publicité qui commande un dessin d'affiche à un dessinateur indépendant n'aurait pas le droit de faire reproduire le des­sin commandé, livré et payé, et cependant destiné à être reproduit : elle ne sera pro­priétaire (et pourquoi en faire?) que du dessin original. Ce qui paraît admissible dans le domaine de l'art dit pur, dont les œuvres - bonnes ou mauvaises - n'existent d'habitude qu'à l'état original, prend figure d'anomalie sur le terrain des affaires qui est celui du commerce ou de l'industrie ... >>.

Cette opinion autorisée est de nature à conforter la conviction de ceux qui trouvent la solution de la loi Benelux plus sage.

(50) M. BRAUN (obs. J.T., 1987, p. 574 infime) n'a pas tort d'envisager l'éventualité d'un bureau Benelux des modèles << ... bientôt moribond, comme l'est à Londres le bureau des Designs à la suite de la modification de la législation anglaise le 20 octobre 1968, qui, par un mouvement semblable, a étendu aux dessins et modèles industriels enregistrés ou non, la protection du droit d'auteur ... >>.

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trer de façon incontestable son appropriation et la priorité de son droit par rapport à celle du contrefacteur présumé.

La prise de position de la Cour Benelux a eu, en l'espèce, un premier résultat : c'est d'entraîner la cassation par le Hoge Raad de l'arrêt attaqué de la Cour d'Amsterdam du 24 février 1984, arrêt à qui il était à bon droit reproché d'avoir refusé aux stores litigieux toute protection par le droit d'auteur en imposant des exigences plus grandes que celles que permettait l'article 21, alinéa 1er de la L.B.D.M., suivant l'inter­prétation qu'en a donnée la Cour Benelux (51).

De manière plus générale, cette prise de position a également pour effet de faire rentrer les pays du Benelux parmi les systèmes qui appli­quent un régime totalement cumulatif (52).

Le système Benelux ressemblera ainsi, paradoxalement, à celui qu'avait instauré le législateur belge de 1935, qui était marqué de la forme la plus extrême du cumul : la fusion des deux régimes (53).

Si l'interprétation de la Cour a pour effet de rendre au dépôt un carac­tère largement facultatif, ce qui accroît l'incertitude des tiers quant à l'existence de la protection, il n'y a pas lieu de trop le déplorer.

Le législateur Benelux avait d'ailleurs prévu la chose et s'en était accommodé pour les modèles à caractère artistique (54).

(51) L'arrêt final du Hoge Raad du 15 janvier 1988 a été publié dans Rechtspraak van de week, n° 14, p. 58, et nous en extrayons l'attendu suivant dans .sa version origi­nale : « Door zijn oordeel dat aan de onderhavige autojaloezieën geen auteursrechtelijke bescherming toekomt daarop te baseren dat die autojaloezieën ... niet in die mate een persoonlijke stempel dragen dat de vorm daarvan als kunst kan worden beschouwd, heeft het Hof- zoals het middel terecht betoogt - een onjuiste maatstaf gehanteerd, immers zwaardere eisen gesteld dan blijkens de uitspraak van het Ben. GH krachtens artikel 21, lid 1 voor auteursrechtelijke bescherming van een (tekening of) mode! gesteld mogen worden >>.

(52) On sait qu'il existe de sensibles différences entre pays quant au rapport entre le droit d'auteur et la protection des dessins et modèles. La France et, depuis le Design Copyright Act de 1968, la Grande-Bretagne, sont connues par leur système fondé sur le principe de la protection cumulative. L'Italie et les Etats-Unis excluent les dessins et modèles de la protection cumulative et n'admettent qu'une protection spécifique moyennant dépôt. L'Allemagne et les pays scandinaves occupent une position inter­médiaire : les dessins et modèles dans ces pays doivent présenter des qualités artistiques particulières pour pouvoir être protégés par un droit d'auteur; sur ce sujet de droit comparé qui revêt un grand intérêt lorsqu'il y a lieu d'appliquer à un créateur étranger la règle de réciprocité (art. 2, al. 5, de la Convention de Berne et art. 38 de notre loi sur le droit d'auteur de 1886), on consultera : H. CoHEN JEHORAM, <<La protection des dessins et modèles industriels entre la législation sur le droit d'auteur et celle sur les dessins et modèles industriels. Etude comparative>>, D.A., 1983, 313 et suiv.; A. FRANCON et M. A. PEROT-MOREL, Les dessins et modèles en question, Librairies tech­niques, Paris, 1986, 440 p.

(53) <<Le principe de l'unité de l'art se trouve ici poussé jusqu'en ses conséquences les plus extrêmes : il n'aboutit plus seulement, comme en France à une dualité de régime, mais à la fusion pure et simple des systèmes de protection au sein de la légis­lation la plus généreuse et la moins formaliste c'est-à-dire celle de la propriété artis­tique >> (M. A. PEROT-MOREL, Les principes de protection des dessins et modèles dans les pays du Marché commun, Mouton, 1968, p. ll4.

(54) Bulletin Benelux, 66, 6, p. 28 : << ... Dans les trois pays du Benelux on ne peut connaître tous les droits exclusifs existants que par la pratique du marché . . . Pour les modèles à caractère nettement artistique, cette situation n'est guère fâcheuse ... >>.

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A ceux qui se plaindraient de ce que la consultation des registres ne les guidera plus, on rétorquera que la connaissance du marché, de ce qui se fait dans une branche industrielle donnée, a toujours été le moyen d'information par excellence. On l'admet depuis toujours en matière de dénomination sociale et de propriété littéraire.

D'autre part, la Cour Benelux, en déclarant l'article 21 de la L.B.D.M. contenant la règle du cumul, applicable aux dessins et modèles non dé­posés, a permis d'intégrer dans le domaine des arts appliqués, les règles de l'article 6 : pour l'immense catégorie des dessins et modèles relevant de la loi sur le droit d'auteur se trouve confirmé un régime qui comble, à l'égard des œuvres créées sous contrat d'emploi ou en vertu d'une commande, les lacunes de notre loi de 1886.

Il eût été dommage en effet, pour cette catégorie de créations de caractère principalement commercial, que l'on maintienne la situation juridique incertaine de l'employeur qui, dans le régime belge du droit d'auteur, peut toujours se voir disputer par son employé-artiste, en cas de succès commercial de son œuvre, une partie des profits attachés à la création. De la même manière, la propriété de l'œuvre de commande se trouve plus justement dévolue à l'entrepreneur, sans que ces règles soient d'ailleurs intangibles, puisqu'elles ne sont que supplétives.

Ainsi donc, ce récent arrêt de la Cour Benelux est générateur de multiples effets dont la Cour n'a peut-être pas entièrement mesuré l'ampleur.

Elle n'est d'ailleurs pas au bout de ses travaux et l'on peut pronos­tiquer, sans être grand prophète, qu'elle aura bientôt à pénétrer le sens à donner à l'article 2 de la L.B.D.M. excluant de la protection<< ce qui est indispensable à l'obtention d'un effet technique>>.

Ce sera pour une autre fois, car à chaque arrêt suffit sa peine ...

LOUIS v AN BUNNEN'

CHARGÉ DE COURS À L'UNIVERSITÉ

CATHOLIQUE DE LouvAIN