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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 1 Élisabeth Himber Docteur en littérature française, professeur de français langue étrangère à l’IEP de Paris Journée d’études de l’université d’Artois 26 octobre 2006 Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Présences du rideau dans l’œuvre maupassantienne Introduction Les écrivains réalistesnaturalistes, adeptes de la peinture « vraie » des milieux, des êtres et des choses, évoquent pourtant avec prédilection la dimension factice de ces mêmes milieux et de cette même société : fausseté des rêves et des sentiments : Madame Bovary de Flaubert ou Le rêve de Zola ; fausseté des bijoux : La Parure de Maupassant ; fausseté des façades : PotBouille de Zola ; fausseté des tableaux : La dame qui a perdu son peintre de Paul Bourget ; éloge systématique de l’artificiel et du factice pour Huysmans dans À rebours.

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 

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Élisabeth Himber Docteur en littérature française, professeur de français langue étrangère à l’IEP de Paris  Journée d’études  de l’université d’Artois 26 octobre 2006  

Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant

Présences du rideau dans l’œuvre maupassantienne  

Introduction Les  écrivains  réalistes‐naturalistes,  adeptes  de  la  peinture « vraie »  des  milieux,  des  êtres  et  des  choses,  évoquent pourtant avec prédilection  la dimension factice de ces mêmes milieux et de cette même société : 

‐  fausseté  des  rêves  et  des  sentiments :  Madame  Bovary  de Flaubert ou Le rêve de Zola ; 

‐  fausseté des bijoux : La Parure de Maupassant ; 

‐  fausseté des façades : Pot‐Bouille de Zola ; 

‐  fausseté des tableaux : La dame qui a perdu son peintre de Paul Bourget ; 

‐ éloge  systématique  de  l’artificiel  et  du  factice  pour Huysmans dans À rebours. 

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Élisabeth Himber 

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En  disant  indirectement  le  vrai  par  le  faux,  les  romanciers veulent aussi démontrer que la fiction fait partie de  la réalité, que la facticité et la fausseté sont aussi réelles que la matière la plus brute et la plus concrète.  

En ce sens, la thématique du théâtre prend toute sa place et sa signification au sein des œuvres des écrivains du XIXe siècle, et surtout ceux de la deuxième moitié du siècle.  

Si  le  théâtre  est  à  la  fois  un  lieu  concret  à  la  topographie soigneusement détaillée  (salle,  scène,  rideau,  coulisses,  loges, etc.), il est aussi un milieu social.  

Il apparaît dans de nombreux romans sur l’actrice, personnage qui  fascine,  et  comme moment  obligé dans  la  vie mondaine des  Parisiens.  Il  est  le  lieu  du  paraître  en  public,  le  lieu  de rencontre amoureuse, le lieu de réunion des personnages.  

Le  rideau,  élément  essentiel  de  l’espace  scénique,  frontière entre  la  salle  et  la  scène,  entre  le  vrai  et  le  faux,  joue  dans l’œuvre de Guy de Maupassant un  rôle  à  la  fois  essentiel  et singulier. L’écrivain  en  effet,  a  été  séduit par  le  théâtre :  il  a écrit  lui‐même  pas moins  de  sept  pièces  et,  contrairement  à Flaubert  ou  Balzac  que  le  théâtre  n’a  fasciné  qu’un  temps, Maupassant  imaginait  des  adaptations  de  ses  nouvelles jusqu’à  la  fin  de  sa  période  d’écriture1.  D’autres  également avaient pensé, du vivant de l’écrivain déjà, adapter ses romans ou  récits  courts  pour  les  planches :  c’est  que  le  texte  de Maupassant reste éminemment théâtral.  

Je  m’attacherai  ainsi  dans  un  premier  temps  à  recenser quelques‐unes des présences du rideau dans  les nouvelles de l’auteur.  Parfois  réel,  parfois  plus  symbolique,  nous  verrons 

1. Ainsi, Maupassant pensait à adapter sa nouvelle Yvette au théâtre. 

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 

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dans  un  deuxième  temps  que  cet  élément  revêt  plusieurs fonctions  narratives  qui  président  à  la  mise  en  scène  de l’écriture  des  récits  courts.  Enfin,  les métaphores  du  rideau renvoient  à une  conception  volontiers pessimiste  et  ironique de  la  vie  en  société,  où  tout  n’est  souvent  que  paraître, fausseté, facticité, décor ou imitation.  

Présences du rideau Le  récit  maupassantien  est  rythmé  par  une  succession  de scènes,  qui  s’ouvrent  par  un  effet  dramatique  de  lever  de rideau,  et  se  closent de  la même manière  par  un  tomber de rideau  qui  efface  définitivement  le  décor  aux  yeux  du spectateur.  

Dans nombre de nouvelles, cette fonction de rideau de théâtre est  tenue  par  des  éléments  tels  que  la  neige,  la  pluie  ou  le brouillard. 

Le rideau blanc de la neige, qui se lève et retombe sur le texte, marque trois récits de façon similaire : Le Mariage du lieutenant Laré,  Boule  de  Suif,  Mademoiselle  Fifi.  La  première  nouvelle prend place dans un décor enneigé : on lit au début « la neige commença de  tomber » ;  le deuxième  évoque  « un  rideau de flocons »,  tandis  que  le  troisième parle d’une pluie  « épaisse comme  un  rideau ».  Cette  évocation  de  la  neige  déclenche ainsi le récit pour le clore à la fin de l’histoire, tel un rideau de théâtre qui retomberait sur la scène.  

Dans la nouvelle Le Mariage du lieutenant Laré, la neige lance le début de l’action : 

Il  gelait  fortement  depuis  huit  jours.  À  deux  heures,  la  neige commença  de  tomber ;  le  soir,  la  terre  en  était  couverte,  et  d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. 

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Élisabeth Himber 

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À six heures, le détachement se mit en route2. 

La neige qui tombe donne le signe de départ à la narration qui met  l’action  en  mouvement.  Toute  la  nouvelle  raconte  la longue  marche  de  trois  cents  hommes  jusqu’à  Blainville, conduits par le lieutenant Laré. Elle se clôt sur le tableau final d’un dénouement heureux où le lieutenant sauve puis épouse la jeune fille d’un comte rencontrée en chemin. La narration du mouvement de troupe se clôt sur le rideau de neige : 

La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière  eux,  plus  haut,  d’innombrables  étoiles  scintillaient.  Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient3. 

Non seulement  la neige  fige  le mouvement de  l’action  tel un rideau qui  tombe pour  clore  le  spectacle, mais  elle  introduit encore  un  décor  immobile  prometteur  de  bonheur,  fait d’étoiles qui scintillent et de ciel rose. Le tableau final s’impose ainsi comme un épilogue à  la pièce, concentrant à  lui seul  le dénouement  heureux  et  la  promesse  d’un  avenir  rempli  de bonheur.  

De la même façon, dans la nouvelle Boule de Suif, le rideau de neige qui se met à tomber donne le branle à la narration : 

Depuis quelque  temps déjà  la gelée avait durci  la  terre, et  le  lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige, qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit. 

2. « Le Mariage du lieutenant Laré », Contes et nouvelles I, p. 65 ; in Contes et nouvelles, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1974. 3. Idem, p. 68. 

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À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture4. 

Le  prologue,  constitué  par  le  tableau  initial  des  troupes françaises en déroute et de  l’occupation prussienne à Rouen, cède donc  la place au  lever de  rideau mobile de  la neige qui tombe, et lance la narration du mouvement de diligence. 

Un  rideau  de  flocons  blancs  ininterrompu miroitait  sans  cesse  en descendant  vers  la  terre ;  il  effaçait  les  formes,  poudrait  les  choses d’une mousse de glace, et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de  la ville calme  et ensevelie  sous  l’hiver que ce  froissement vague, innommable  et  flottant de  la neige qui  tombe, plutôt  sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde5. 

Cette  description,  en  termes  proches  de  celle  qui  lance  le mouvement  dans  la  nouvelle  Le Mariage  du  lieutenant  Laré, sollicite les sens du lecteur : la vue, l’ouïe, le toucher. La neige, rideau, efface les formes réelles pour donner aux choses celles de l’illusion que l’on trouve sur une scène de théâtre. En effet, une fois le mouvement de la diligence lancé, la neige cesse de tomber : 

Ces  flocons  légers  qu’un  voyageur,  Rouennais  pur  sang,  avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus6. 

Le récit du voyage vers Dieppe,  interrompu par des  journées d’attente angoissée dans une auberge de Tôtes, se clôt sur un autre  rideau, celui des pleurs de Boule de Suif, sacrifiée puis rejetée. 

4. « Boule de suif », Contes et nouvelles I, p. 87. 5. Idem, p. 87‐88. 6. Idem, p. 88. 

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Elle  fit des  efforts  terribles,  se  raidit,  avala  ses  sanglots  comme  les enfants,  mais  les  pleurs  montaient,  luisaient  au  bord  de  ses paupières,  et  bientôt  deux  grosses  larmes  se  détachant  des  yeux roulèrent  lentement  sur  ses  joues.  D’autres  les  suivirent  plus rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant  régulièrement  sur  la  courbe  rebondie  de  sa  poitrine.  Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas7. 

Le gros plan final centré sur les yeux de Boule de Suif, procédé plus  cinématographique  que  purement  théâtral,  porte pourtant  une  grande  intensité  dramatique.  En  effet, l’opposition  entre  le  mouvement  vertical  des  larmes  qui tombent  et  celui,  simultané,  des  couplets  de  Cornudet  qui montent,  réunit  les  deux  personnages  indésirables  de  la diligence  face  aux  « notables » qui,  eux,  se  laissent  emporter par  le  mouvement  horizontal  d’ensemble,  celui  de  leur hypocrisie réelle qui compose avec l’ennemi.  

Ce double mouvement vertical  ressemble  à  s’y méprendre  à un  rideau  qui  tombe  pour  effacer  les  personnages  centraux, face aux spectateurs, indifférents… 

Quant  à  la  nouvelle Mademoiselle  Fifi,  le  rideau  de  pluie  se manifeste  entre  chacune  des  séquences  du  texte  que  l’on pourrait  donc  ainsi  considérer  comme  autant  de  scènes.  En effet, le récit s’ouvre ainsi : 

La pluie  tombait à  flots, une pluie normande qu’on aurait dit  jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant  une  sorte  de  mur  à  raies  obliques,  une  pluie  cinglante, 

7. Idem, p. 120. 

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 

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éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France8. 

Le texte présente alors l’intérieur du château d’Uville, occupé par  les  soldats  prussiens,  et  les  dégâts  dont  s’amuse Mademoiselle  Fifi.  C’est  lorsque  les  personnages  ouvrent  la fenêtre, et que le décor extérieur est rendu sensible au lecteur à travers  le regard des Prussiens, que reparaît  l’évocation de  la pluie,  comme  si  le  rideau  intervenait  pour  signifier  un changement de scène dans ce nouveau décor. 

Le commandant ouvrit  la  fenêtre, et  tous  les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent. 

L’air  humide  s’engouffra  dans  la  pièce,  apportant  une  sorte  de poussière d’eau qui poudrait les barbes et une odeur d’inondation. Ils regardaient  les  grands  arbres  accablés  sous  l’averse,  la  large vallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante9. 

Puis, après le récit de la soirée d’orgie, qui se clôt sur la mort de Mademoiselle Fifi, poignardée par la prostituée Rachel qui s’enfuit  dans  la  nuit,  le  rideau  à  nouveau  intervient  pour ouvrir la dernière séquence, heureuse, du dénouement. 

L’averse  torrentielle  continuait. Un  clapotis  continu  emplissait  les ténèbres, un  flottant murmure d’eau  qui  tombe  et d’eau  qui  coule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit10. 

À  l’instar  d’un  rideau  de  scène,  l’averse  amène  les  ténèbres pour ne  laisser  entendre que  le  son de  la pluie ;  le  suspense 

8. « Mademoiselle Fifi », Contes et nouvelles I, p. 385. 9. Idem, p. 389‐390. 10. Idem, p. 396. 

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reste  ainsi maintenu  quant  au  dénouement  de  l’histoire. De plus,  la  répétition de  la  subordonnée  relative  associée  à  son antécédent  (eau  qui,  eau  qui,  eau  qui)  permet  au  lecteur d’envisager toutes les hypothèses concernant l’issue du drame. En  effet,  Rachel  peut  soit  « tomber »  sous  la  vengeance  des Prussiens, soit « rejaillir » en héroïne patriotique. 

Une autre pluie encore ouvre la nouvelle Regret : 

Il pleut. C’est un  triste  jour d’automne ;  les  feuilles  tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente.11  

La morosité du rideau qui s’ouvre introduit le lecteur dans la grisaille  quotidienne  de  l’existence  de  Saval,  seul  et  vieux garçon à soixante‐deux ans. Il se clôt plus tragiquement encore par les pleurs du personnage qui vient de comprendre qu’il est définitivement passé à côté du bonheur : 

Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. 

[…] 

Alors il s’assit sous les arbres dénudés, et il pleura12. 

Ce  tableau  final  clôt  le  récit  en  opérant  une  similitude  avec Boule de Suif, dans  la mesure où  la  focalisation sur  les  larmes du personnage  introduit un second rideau, dans la continuité tragique du premier. La nature déteint sur  les êtres humains, comme  le décor  finit par  se  confondre  avec  les personnages. Les  « arbres  dénudés »  reflètent  en  effet  le  désespoir irrémédiable de Saval, « atterré comme après un désastre ». 

11. « Regret », Contes et nouvelles I, p. 1047. 12. Idem, p. 1052. 

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Fonctions narratives du rideau En début et en fin de récit, l’évocation du rideau de neige, de pluie  ou  de  larmes  encadre  la  narration.  De  même,  de nombreux  récits  courts  de Maupassant  sont  enchâssés  dans des récits cadres, comme autant de « spectacles » encadrés par un lever et un tomber de rideau narratif.  

L’exemple pertinent de la nouvelle Le Bonheur le confirme. Le récit s’ouvre sur le tableau de la Corse au loin, véritable décor de scène : 

C’était l’heure du thé, avant l’entrée des lampes. La villa dominait la mer ;  le  soleil  disparu  avait  laissé  le  ciel  tout  rose  de  son  passage, frotté  de  poudre  d’or ;  et  la Méditerranée,  sans  une  ride,  sans  un frisson,  lisse,  luisante  encore  sous  le  jour  mourant,  semblait  une plaque de métal polie et démesurée13. 

Cette  description  complète  figure  ainsi  non  seulement l’ensemble du décor d’arrière‐plan, un  tableau  rose  et or qui rappelle  le  décor  final  du  Mariage  du  lieutenant  Laré,  mais encore la scène sur laquelle le spectateur attend le personnage principal,  la  Corse :  « une  plaque  de  métal  polie ». L’introduction  de  l’île  sauvage  s’apparente  à  une  véritable ouverture de rideau par son apparition brusque dans le décor de la Méditerranée : 

Alors un vieux monsieur, qui n’avait pas encore parlé, prononça : 

« Tenez, j’ai connu dans cette île, qui se dresse devant nous, comme pour  répondre  elle‐même  à  ce  que  nous  disions  et me  rappeler  un singulier  souvenir,  j’ai  connu  un  exemple  admirable  d’un  amour constant, d’un amour invraisemblablement heureux. 

13. « Le Bonheur », Contes et nouvelles I, p. 1239. 

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Élisabeth Himber 

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Le voici. 14 » 

L’acte  de  narration  se  déclenche  ainsi  à  partir  du  lever  de rideau  (texte  cadre)  sur  le  personnage  principal,  la  Corse, introduisant par  là même  l’action centrale  (texte encadré). Le texte cadre, tel un rideau final, clôt le spectacle de la narration sur la disparition du personnage principal : 

Et  là‐bas,  au  fond  de  l’horizon,  la Corse  s’enfonçait  dans  la  nuit, rentrait  lentement  dans  la mer,  effaçait  sa  grande  ombre  apparue comme pour raconter elle‐même  l’histoire des deux humbles amants qu’abritait son rivage15. 

Ainsi,  comme  dans  la  plupart  des  récits,  le  rideau  se  baisse lentement dans un dégradé de lumière en introduisant la nuit, laissant  la  pensée  des  spectateurs  errer  sur  le  souvenir immédiat du conte d’amour qu’il vient d’entendre. 

Une autre nouvelle, Rouerie, présente un prologue, suivi d’une ouverture de rideau sur le spectacle du récit encadré, pour se clore enfin par la fermeture de ce rideau et l’épilogue.  

L’avant‐scène  où  se  déroule  le  prologue  introduit  une conversation  en  cours,  parmi  des  hommes  du  monde  qui débattent de  la  ruse des  femmes. Théâtre dans  le  théâtre, cet épilogue  amène  une  image  qui  perdure,  celle  de  la  femme comédienne,  dont  la  seule  occupation  consiste  à  jouer  et tromper  les hommes, éternels spectateurs crédules et abusés : « J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une  façon comique  et magistrale.  Je vais vous dire  la  chose pour votre instruction16. » 

14. Idem, p. 1240. 15. Idem, p. 1245. 16. « Rouerie », Contes et nouvelles I, p. 673. 

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 

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Puis,  un  blanc  typographique  fait  passer  le  texte  par  une seconde  étape,  celle  du  rideau  qui  se  lève  sur  le  récit  de  la rouerie elle‐même, rythmée çà et  là par de brèves  indications de  jeu théâtral : « elle simula fort bien l’étonnement » (p. 674), « cette comédie » (p. 677).  

Le spectacle se clôt ainsi sur la sortie de scène du personnage principal, la jeune femme : « Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sans plus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini17. » 

C’est alors que le blanc typographique figure pour le lecteur le noir du rideau qui tombe sur le spectacle alors que les feux de la  rampe  s’éteignent,  tandis que  l’épilogue  rend  la parole au narrateur : 

Et  le  comte  de L…  ajouta,  comme morale :  « Fiez‐vous  donc  à  ces oiseaux‐là18 ! » 

Cette  construction  narrative  des  récits  courts  se  retrouve fréquemment dans  la  littérature du XIXe siècle. Mais, de façon plus  singulière  et  originale,  Maupassant  parvient  aussi  à mettre  en  scène  ses  personnages,  qui  font  dans  le  texte  des entrées et sorties dignes des plus grands comédiens.  

L’héroïne d’Une Vie,  Jeanne, entre en scène dans  le roman de façon tout à fait emblématique : « Jeanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas19 ». 

Cet incipit fait entrer l’héroïne en scène dès le premier mot, le rideau étant une fois de plus figuré par la pluie incessante. Le lecteur‐spectateur  la  voit  ainsi  comme  dans  le  cadre  d’un 

17. Idem, p. 678. 18. Idem, p. 678. 19. « Une Vie », Romans, p. 3. 

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plateau  de  scène,  au  travers  des  carreaux,  prisonnière  des conventions.  L’ironie  du  texte  veut  qu’elle  soit  « libre  enfin pour  toujours, prête à saisir  tous  les bonheurs de  la vie dont elle  rêvait  depuis  si  longtemps20 ».  Nous  savons  tous, naturellement, ce qu’il en sera. 

Cependant, sa première apparition, dès la première phrase du roman,  nous  la  montre  derrière  les  carreaux  d’une  vitre ruisselante,  comme  emprisonnée  dans  le  cadre  d’un  espace scénique, celui que  les écrivains  réalistes appellent  la société. De surcroît, quelques  lignes plus  loin,  le portrait qu’en  fait  le narrateur la réduit à un personnage de tableau : 

Elle  semblait un portrait de Véronèse  avec  ses  cheveux d’un  blond luisant  qu’on  aurait  dit  avoir  déteint  sur  sa  chair,  une  chair d’aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d’un léger duvet, d’une sorte  de  velours  pâle  qu’on  apercevait  un  peu  quand  le  soleil  la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu’ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande21.  

Le personnage s’assimile donc à un type, celui de l’aristocrate, à un art de peindre, celui de Véronèse, et rappelle un objet à la mode,  les  faïences  de  Hollande.  Le  décor  dans  lequel  elle apparaît est une scène de  théâtre. Quoi de plus  factice, donc, que cet univers où règnent les conventions, la mode, les types sociaux ? L’écriture de Maupassant nous  interroge,  ici, sur  la définition même de l’écriture réaliste…  

D’autres  « cadrages »  viennent  confirmer  cette  première impression d’écriture mise en scène. Dans le roman Fort comme la  mort,  le  peintre  Olivier  Bertin,  dévasté  par  l’amour  qu’il 

20. Idem, p. 3. 21. Idem, p. 4. 

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porte  à  la  jeune  Annette,  la  fille  de  sa  maîtresse,  assiste  à l’Opéra à la représentation de Faust.  

De  la  loge  sur  la  scène qu’occupaient déjà  la duchesse, Annette,  le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les  coulisses  où  des  hommes  causaient,  couraient,  criaient :  des machinistes  en  blouse,  des  messieurs  en  habit,  des  acteurs  en costume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait le bruit profond  de  la  foule,  on  sentait  la  présence  d’une  masse  d’êtres remuants  et  surexcités,  dont  l’agitation  semblait  traverser  la  toile pour se répandre jusqu’aux décors.  

On allait jouer Faust22.  

Le personnage, contre toute attente, se trouve placé de façon à voir parfaitement les coulisses et l’arrière du rideau. En réalité, cette  soirée  à  l’Opéra  va  révéler  au  personnage  toute  la douleur de son amour impossible, et préfigurer sur la scène sa propre issue tragique, la mort.  

Le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteur Faust méditant. 

[…] 

Alors  il écouta, comme  les autres, et derrière  les paroles banales du livret,  à  travers  la  musique  qui  éveille  au  fond  des  âmes  des perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le cœur de Faust.  

Il avait  lu autrefois  le poème, qu’il estimait très beau, sans en avoir été  fort  ému,  et  voilà  que,  soudain,  il  en  pressentit  l’insondable 

22. « Fort comme la mort », Romans, p. 1000. 

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profondeur, car il lui semblait que, ce soir‐là, il devenait lui‐même un Faust23. 

Non  seulement  le  lieu  du  théâtre  marque  une  sorte  de révélation  cathartique  pour  le  personnage,  mais  encore  la présence du rideau qui lui permet de passer de l’autre côté de la  scène,  le  révèle  à  lui‐même  comme  le  créateur,  comme l’artiste maître  tout‐puissant de  son  art qu’il  aurait pu  être... S’il  sent  alors  son  amour  pour  la  jeune  fille  sans  espoir,  il prend également conscience qu’il demeure le seul représentant d’un  art  désormais  dépassé,  celui  du  portrait,  face  à l’impressionnisme naissant.  

Maintenant, il écoutait au fond de lui‐même l’écho des lamentations de Faust ; et  le désir de  la mort surgissait en  lui,  le désir d’en  finir aussi  avec  ses  chagrins,  avec  toute  la misère  de  sa  tendresse  sans issue. (…) Il se sentait vieux, fini, perdu24 ! 

Aux douleurs de l’amant malheureux se superposent celles de l’artiste qui a échoué, et l’écriture revient alors naturellement à la peinture, dans le cadrage de la loge où il aperçoit Annette.  

Il  se  rassit,  et  la  phrase  qu’il  venait  d’entendre  lui  revint  à  la mémoire : 

Je veux un trésor qui les contient tous, 

Je veux la jeunesse. 

Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d’Annette 

23. Idem p. 1000‐1001. 24. Idem p. 1002‐1003. 

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qui  surgissait dans  la  baie  carrée de  la  loge,  il  sentait  en  lui  toute l’amertume de cet irréalisable désir25. 

Le  rappel  du  cadre  projette  le  personnage  du  roman  dans l’univers du  théâtre. La  société parisienne n’est que  fausseté, factice  et  éclat  artificiel.  Les  véritables  sentiments  sont  à rechercher en coulisses, derrière  le  rideau. Le personnage du peintre se sent désormais isolé par rapport à une société qui ne le  comprend  pas.  La  représentation  à  l’Opéra  ne  sert  qu’à accentuer  le  divorce  entre  le  factice  d’une  société  sur  son déclin  et  la  sincérité des  sentiments vrais dont  sont porteurs les  véritables  artistes.  Le  rideau  permet  dans  cette  scène  de matérialiser cette rupture. La scène est le lieu de vérité, la salle celui du mensonge.  

Fonction métaphorique du rideau : un enjeu de l’écriture maupassantienne C’est ainsi que  l’on  ressent pleinement  l’une des missions de l’écriture réaliste : lever le voile sur l’hypocrisie du quotidien, de la société, du monde tout entier.  

Or,  le  théâtre  permet  à  l’auteur  de  « métaphoriser »  son message :  la  réalité  n’est  pas  dans  ce  que  l’on  voit ;  elle  est derrière, dans les coulisses. Ce qui s’offre à notre vue tous les jours  n’est  que  comédie.  Le  théâtre  seul  offre  cette  double possibilité de dire sans dénoncer, de révéler sans  juger. C’est ainsi  que Maupassant  joue  sur  le  cadrage de  ses  récits pour mieux faire sentir à son lecteur que sa perception de la réalité est  totalement  aléatoire  et  dépend  uniquement  de  sa sensibilité. 

25. Idem p. 1002‐1003. 

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[…]  les  Réalistes  de  talent  devraient  plutôt  s’appeler  des Illusionnistes. 

Quel  enfantillage,  d’ailleurs,  de  croire  à  la  réalité  puisque  nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, nos goûts différents créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur  la terre. Et nos esprits qui reçoivent les  instructions  de  ces  organes,  diversement  impressionnés, comprennent,  analysent  et  jugent  comme  si  chacun  de  nous appartenait à une autre race.  

Chacun  de  nous  se  fait  donc  simplement  une  illusion  du monde, illusion  poétique,  sentimentale,  joyeuse,  mélancolique,  sale  ou lugubre suivant sa nature. Et  l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. 

Illusion du beau qui  est une convention humaine !  Illusion du  laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l’ignoble qui attire tant d’êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière26. 

Le  cadrage des  scènes  qui  séduit  tant Maupassant  répond  à cette volonté de sensibiliser  tous  les  lecteurs à  la relativité de leur interprétation, aux nuances qu’ils doivent apporter à leurs jugements sur la réalité. 

La nouvelle La Fenêtre raconte ainsi la méprise du narrateur au sujet  de  l’identité  d’une  jeune  femme  dont  il  n’a  vu  qu’une moitié  car  elle  était  penchée  à  la  fenêtre. Alors  qu’il  croyait surprendre  Césarine,  une  petite  bonne  dont  il  avait  fait  sa maîtresse, il se trouvait face à Mme de Jadelle, la femme dont il avait demandé la main. 

26. « Le Roman », Romans, p. 709. 

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Je m’avançais  sans  bruit,  les pieds  en mes pantoufles de maroquin aux  semelles  ouatées,  pour  gravir  les  premières  marches,  quand j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant au‐dehors. 

Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement une moitié de Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autant cette moitié‐là. De Mme  de  Jadelle  j’eusse  préféré  peut‐être  la  première.  Elle  était charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’un petit jupon blanc, cette moitié qui s’offrait à moi.  

Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien. Je me mis à genoux ;  je pris avec mille précautions  les deux bords du  fin jupon,  et,  brusquement,  je  relevai.  Je  la  reconnus  aussitôt,  pleine, fraîche, grasse et douce,  la  face secrète de ma maîtresse, et  j’y  jetai, pardon, Madame,  j’y  jetai un  tendre baiser, un baiser d’amant qui peut tout oser.  

Je  fus surpris. Cela sentait  la verveine ! Mais  je n’eus pas  le  temps d’y réfléchir. Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la figure qui faillit me briser le nez. J’entendis un cri qui me fit dresser les cheveux. La personne s’était retournée – c’était Mme de Jadelle27 ! 

La méprise, qui se nourrit de  la ressemblance physique entre les  deux  personnages  féminins,  permet  une  description  de moitié de  femme  truffée d’ambiguïtés  et d’ironie  envers  lui‐même de la part d’un narrateur qui se souvient (« De Mme de Jadelle, j’eusse préféré peut‐être la première » ; « Je la reconnus aussitôt »). La  fenêtre,  cadre  par  lequel  notre  regard  s’ouvre sur  une  réalité  délimitée,  remplit  une  fonction  bien particulière, comme  la porte ou  le rideau dans d’autres récits courts : elle trace la frontière entre  le réel et  le factice, dans  la mesure  où  elle montre  la  coulisse  et  dévoile  les  personnes dans toute leur réalité, ayant délaissé leur rôle quotidien.   27. « La Fenêtre », Contes et nouvelles I, p. 900‐901. 

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À  ce  propos,  il  faut  noter  que  la  fenêtre  est  un  élément particulièrement présent dans la littérature réaliste à partir des Goncourt  et  de  Flaubert. Mettre  un  personnage  à  la  fenêtre permet  à  l’auteur  de  justifier  la  vraisemblance  de  la description panoramique qui va  suivre, de  la « cadrer »,  tout en déléguant  l’exposition des  lieux  et des milieux  à  l’œil du personnage accoudé. Si elle est traditionnellement le lieu de la transition entre le public et le privé, elle peut aussi donner lieu à une rêverie (Emma Bovary) ou à une révélation, comme c’est souvent  le  cas  chez Maupassant. Quoi  qu’il  en  soit,  elle  est frontière entre  le  réel et  le  factice, elle se donne volontiers  la mission  de  révéler  le  non‐dit  d’une  réalité  insoupçonnée. Maupassant se plaît ainsi à resserrer le cadre de son texte, par un rideau, une fenêtre, une porte, créant de  la sorte une mise en abyme de cadrage. Ce procédé a pour effet de permettre au lecteur  de  nuancer  ce  qu’il  voit.  S’il  se  reconnaît  dans  le narrateur qui, comme  le spectateur d’une pièce de  théâtre ne voit  que  ce  qui  se  passe  sur  scène,  c’est‐à‐dire  une  réalité choisie  en  vue  de  la  représentation,  pourtant  le  lecteur  de Maupassant sait quelque chose d’essentiel qui échappe à tout spectateur  au  théâtre :  il  prend  davantage  conscience  de  la présence  des  coulisses,  de  l’existence  d’une  réalité  « hors‐cadre ». Cette  notion de  cadrage  prend donc une dimension bien  différente  de  celle  d’un  simple  enjeu  esthétique,  dès l’instant où elle vient bouleverser la vision de la réalité pour le lecteur, en  lui  imposant une  conception  chère à Maupassant, celle de l’illusion. Or, si ce n’est qu’en franchissant la limite du rideau  scénique  pour  passer  derrière  que  l’on  entrevoit  la réalité vraie, ce n’est donc qu’en ouvrant un livre que l’on peut accéder  à  la  vie.  Rideaux,  portes,  fenêtres  sont  autant  de frontières  à  traverser  pour  accéder  à  ce  qui  nous  échappe d’ordinaire ;  ouvrir  un  livre,  c’est  sauter  de  l’autre  côté  du 

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miroir et pénétrer dans  l’univers de  la réalité, celui que nous met sous les yeux Maupassant, pour peu que l’on veuille bien ouvrir  le  livre  et  franchir  le  pas. C’est  dans  l’artifice  que  se révèle la vérité, qu’elle trouve sa meilleure expression.  

Conclusion Qu’est‐ce donc qui soutient l’homme ? Qui le fait aimer la vie, rire, s’amuser,  être  heureux ?  L’illusion.  Elle  nous  enveloppe  et  nous berce, nous trompant et nous charmant toujours ! Elle nous fait voir bleu, elle nous fait voir rose, elle tombe sur nous avec les rayons du soleil, flotte autour de nous dans la pâle clarté de la lune28 ! 

Maupassant  écrit  dans  une  période  où  le  roman  s’efforce d’être le genre qui démasque, qui va sous les apparences, afin de décomposer et de percer à jour les mécanismes secrets de la vie  sociale.  Il  se  trouve  donc  tiraillé  entre  deux  tendances : celle  du  roman  qui  dévoile,  et  celle  du  théâtre  qui  crée l’illusion.  Il opère  ainsi un mélange des genres,  après Victor Hugo (dans sa préface de Cromwell), Baudelaire et ses poèmes en prose, avant Mallarmé et sa Crise de Vers, qui emprunte à la fois  au  théâtre  et  au  roman.  Pour  lui,  la  vérité  ne  peut  se dévoiler que dans l’illusion, puisque le romancier doit être à la fois  acteur  et  spectateur,  comédien  et  homme.  Il  participe d’abord  à  la  vie,  puis  s’en  distancie  pour mieux  la  recréer selon sa propre nature. 

L’écrivain  regarde,  tâche  de  pénétrer  les  âmes  et  les  cœurs,  de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi, suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être  consciencieux  et  artiste,  s’il  s’efforce  systématiquement  de 

28. « Causerie triste », Chroniques II, p. 353. 

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glorifier  l’humanité, de  la  farder, d’atténuer  les passions  qu’il  juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes29. 

L’écrivain est donc monté sur la scène du monde, il a percé à jour  l’illusion et en est  revenu, afin de  recréer  la vérité,  sous forme d’une autre illusion, l’écriture. Maupassant use ainsi des ressources des deux modes : son œuvre se revendique comme une  création  à  la  fois  littéraire  et  dramatique.  La  prose emprunte  au  théâtre  sa  structure  et  ses  outils :  le  narrateur, principe même  de  la  différenciation  entre  théâtre  et  roman, revêt  l’habit  et  les  fonctions  d’un  metteur  en  scène,  les personnages  figurent  quant  à  eux une  immense  pantomime, manipulés  par  une  société  de  conventions  et  de  faux‐semblants.  Le  rideau  trouve  ainsi  toute  sa  place  dans  cette mise  en  scène de  la narration :  frontière  entre  réel  et  factice, miroir  révélateur  d’une  vérité  insoupçonnée  et insoupçonnable,  il  figure  le  point  au‐delà  duquel  les  limites s’évanouissent entre vrai et faux, vérité et mensonge. Toujours une vérité semble se cacher derrière une autre, manipulations et  dissimulations  incessantes  miment  les  rapports  de  force constants  qui  priment  dans  un  univers  qui  a  perdu  toute rationalité, et où sont exacerbés le plaisir du jeu, la fascination pour  l’artifice qui transfigure  le réel, et  la mise en abyme des apparences.  

Par  ailleurs,  la  nature  de  l’écrivain  « acteur  et  spectateur  de lui‐même  et  des  autres30 »  révèle  un  dilemme  fondamental dans  l’œuvre  de  Maupassant :  faut‐il  agir  ou  regarder ? L’auteur  semble  favoriser  les  spectateurs  de  l’existence exclusivement,  comme  le  fera Bergson  quelques  années plus tard :  29. «  Les Audacieux », Chroniques II, p. 280‐281. 30. Sur l’eau, Cannes, Saint‐Raphaël, Saint‐Tropez, Complexe, 1993, p. 65. 

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 

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Détachez‐vous  maintenant,  assistez  à  la  vie  en  spectateur indifférent :  bien  des  drames  tourneront  à  la  comédie.  Il  suffit  que nous bouchions nos oreilles au son de  la musique dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules31. 

Seuls  les spectateurs échappent au drame de  l’existence dont nous sommes tous dupes. L’immense farce que nous jouent la Nature  et  la  Société  ne  peuvent  nous  atteindre  si  nous  les regardons de  loin. C’est donc  la  leçon du maître Flaubert qui l’emporte : 

Le  seul moyen  de  vivre  en  paix,  c’est  de  se  placer  d’un  bond  au‐dessus  de  l’humanité  tout  entière  et  de  n’avoir  avec  elle  rien  de commun, qu’un rapport d’œil32. 

Le  rideau,  élément dramatique par  excellence, nous  rappelle ainsi  à  chaque détour de  l’œuvre que  l’art ne montre pas  la vraie  vie,  et  que  le  lecteur  que  nous  sommes  ne doit pas  se laisser piéger par l’illusion romanesque… C’est la raison pour laquelle  le  théâtre  a  tant  séduit  Maupassant :  il  n’est qu’illusion de la réalité, mais une illusion qui se présente sous les traits d’un miroir qu’on ne soupçonne d’aucun mensonge. 

Bibliographie BERGSON Henri, Le Rire, Alcan, 1927. 

FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853. 

MAUPASSANT  Guy,  Contes  et  nouvelles  I,  Gallimard, collection  « La  Pléiade »,  texte  établi  et  annoté  par  Louis Forestier, 1974.  31. BERGSON H., Le Rire, Alcan, 1927, p. 5. 32. FLAUBERT G., Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853. 

Page 22: Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant · Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant 1 ... renvoient à une conception volontiers pessimiste et ironique

Élisabeth Himber 

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MAUPASSANT  Guy,  Contes  et  nouvelles  II,  Gallimard, collection  « La  Pléiade »,  texte  établi  et  annoté  par  Louis Forestier, 1979. 

MAUPASSANT  Guy,  Romans,  Gallimard,  collection  « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1987. 

MAUPASSANT  Guy,  Sur  l’eau,  Cannes,  Saint‐Raphaël,  Saint‐Tropez, éditions Complexe, 1993. 

MAUPASSANT Guy, Chroniques, tome 2, éditions 10/18, 1980.