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( FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT suivi de PROPRIÉTÉ PRIVÉE par Caroline Quesnel mémoire présenté à la Faculté des études avancées et de la recherche dans le cadre de l'obtention du diplôme de Maîtrise es arts Département de langue et littérature françaises Université McGiII, Montréal juillet 1991 © Caroline Quesnel, 1991

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FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT

suivi de PROPRIÉTÉ PRIVÉE

par

Caroline Quesnel

mémoire présenté à la

Faculté des études avancées et de la recherche

dans le cadre de l'obtention

du diplôme de

Maîtrise es arts

Département de langue et littérature françaises

Université McGiII, Montréal

juillet 1991

© Caroline Quesnel, 1991

(

AÉSLMÉ

Ce mémoire d'écriture littéraire comporte deux parties distinctes. La première est un texte critique où sera abordé le problème de la perception de la folie par la raison à l'intérieur de certains contes et nouvelles de Guy de Maupassant. En analysant le discours des personnages qui sont les porte-parole de la raison, il sera possible de mettre en évidence des rapports stratégiques de force qui se tissent entre la folie et la raison.

Ce travail critique est ~uivi d'un texte de création. Ce récit est centré sur un personnage solitaire qui préfère la compagnie des objets à celle des hommes. Il doit cependant se plier aux visites répétées de sa "famille de fous".

-

ABSTRACT

This master's thesis on literary writing consists of two soparate parts. The first is a critique which discusses the problem of perceiving madness through reason in a selection ot Guy de Maupassant's short stories. An analysis of the dialogue of the characters who represent reason will reveal that there are strong, strategie ties linking madness and rsason.

This critique is followed by a creative work. The story focuses on a recluse who prefers the company of objects to that of people. He is, however, subjected to fraquent visits trom his "family of fools".

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Je suis très reconnaissante envers le professeur Yvon Rivard qui m'a encouragée et qui m'a prodigué de pr~cieux conseils durant toutes les étapes de ce mémoire.

TABLE DES MATIEBES

PREMIERE PARTIE: FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT

Introduction

Voir les fous

Parler des fous

Conclusion

Bibliographie

DEUXIEME PARTIE: PROPRIÉTÉ PRIVÉE

1

8

18

36

39

45

(

PREMIERE PARTIE:

FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT

(

INTRODUCTION

ccSa~-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie s'appeler génie? ..

Guy de Maupassant, "La Peur"

Folie et raison, voilà des antonymes hors du commun. Bien que par leur

nature ils soient diamétralement opposés, la doxa regorge de maximes qui les

confondent: "pas de sagesse sans folie", "le fou se croit sage, le sage se dit fou",

"il faut avoir l'air fou et être sage", "le fou enseigne aux sages", etc. Ce type

d'analogie se développe toutefois bien au-delà des sophismes, des calembours

et des dictons populaires. En outrEJ, des chercheurs tels que Michel Foucault ont

déjà affirmé qU'ccii n'y a de perception de la folie que par référence à l'ordre de

la raison 1.".

C'est dans ce~ ordre d'idées que nous avons opté pour l'étude du discours

de la raison chez Guy de Mêlupassant. Ses contes et nouvelles font état d'un

nombre considérable de fous. Ils circulent au milieu d'autres personnages qui

se disent, pour leur part, raisonnables : médecins, amis, époux, voisins, etc.

C'est exclusivement sur le témoignage de ces représentants de la raison que

s'appuiera notre recherche. Selon Jacques Derrida, l'examen du discours de la

raison nous réserve possiblement des surprises :

il s'agit là d'une expérience qui [ ... ] n'est peut-être pas moins aventureuse, périlleuse, énigmatique, nocturne et pathétique que celle de la folie, et qui lui est, je crois, beaucoup moins adverse et accusatrice, accusative, objectivante que Foucault ne semble le penser2.

1. Michel Foucau~, Histoire de la folie à l'âge classiQue, Paris, Gallimard, 1972, "collection Tel~" p. 198. 2. Jacques Derrida, L'écrjture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 55.

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(

2

Notre analyse sera fondée sur la lecture d'une vingtaine de récits de

Maupassant3. Ce corpus, sans prétendre être exhaustif, représente assez bien

l'ensemble de l'oeuvre. De plus, nous ferons appel à des concepts théoriques

avancés par "l'analyse du discours", un secteur de recherche interdisciplinaire

qui se propose ccd'étudier et d'expliquer ce qui se dit et s'écrit [ ... ] dans une

visée de compréhension englobante de la façon dont une société se connait et

se représente à travers toutes les formes de l'oral et de l'écrit4.".

Tout en respectant la perspective des représentants de la raison dans les

récits de Maupassant, nous chercherons à dégager deux moments précis où

folie et raison se rencontrent: dans un premier temps, nous verrons comment la

raison reconnaît la folie, c'est-à-dire comment jes porte-parole de la raison

prétendent identifier les fous sans se tromper. Dans un deuxième temps, nous

verrons comment la raison réagit face à cette même folie, quelles formes de

discours elle adopte. Mais avant de procéder à ce double examen, il serait bon

de clarifier les liens qui se tissent entre parole, folie et raison puisque notre

recherche. s'établit d'emblée sous le signe ou langage.

Quoi de plus banal, de plus journalier que l'ensemble des paroles qu'on

échange en société. Les mots, les phrases qui composent notre discours nous

semblent a priori bien inoffensifs. Toutefois Marc Angenot explique que

ce qui se dit n'est jamais aléatoire ni "innocent"; [ ... ] une querelle de ménage a ses "règles" et ses rô!as, sa topique, sa rhétorique, sa pragmatique et [ ... ] ces règles ne sont pas celles d'un mandement épiscopal, d'un éditorial politique ou de la profession de foi d'un candidat députéS,

3. La liste de ces textes se trouve dans la bibliographie sous le titre "corpus". 4. Marc Angenot, "L'analyse du discours: esquisse d'une problématique générale", Byllet;n de l'ACLAlBullet;n of the CAAL, XIII-l (printemps 1991), p. 9. 5. itlliL,. p. 16.

.., "

3

"L'analyse du discours" est une voie relativement nouvelle de la critique

contemporaine. Elle se charge d'étudier les rapports stratégiques des Torces qUi

sont véhiculées par eecet assemblage de mots composés en phrases ordonnées

qu'on appelle "discours"6". Cette théorie du discours emprunte ses méthodes

d'investigation tantôt à la linguistique ou à l'historiographie, tantôt à la

sociocritique ou aux sciences politiques, tantôt à la rhétorique ou aux études

littéraires. Dans le cadre de cet essai, nous n'avons pas l'intention d'incorporer

l'ensemble des diverses tendances d'analyse qui se sont multipliées dans ce

domaine interdisciplinaire depuis une Vingtaine d'années. Nous nous

contenterons simplement de nous rattacher à une certaine "école de pensée"

initiée par Michel Pêcheux qui regroupe des chercheurs tels que Marc Angenot,

Jacques Guilhaumou, Denise Maldidier, Régine Robin ou Georges Vignaux.

Nous tenons toutefois à préciser que l'objet de notre travail ne consiste

aucunement à vérifier les différentes thèses développées par ces spécialistes,

mais plutôt à utiliser au besoin certaines de leurs notions critiques pour mieux

dégager les propos de la raison dans les contes et les nouvelles de Guy de

Maupassant.

Les chercheurs que nous venons d'énumérer s'accordent pour fonder leurs

recherches respectives sur un postulat commun. Marc Angenot le présente

ainsi: ma démarche a été de rechercher des légitimations. des dominances et des récurrences de l'homogène dans la cacophonie apparente, des principes de cohésion, de contrainte et de coalescence qUi font que le discours social n'est pas une juxtaposition des formations discurSives autonomes, strictement renfermées sur leurs traditions propres, mais un espace d'interaction où des contraintes, des impositions de thèmes et de formes viennent incessamment colmater les brèches, contrecarrer les tendances centrifuges, [ ... ] fixer entropiquement les limites du pensable, de l'argumentable, du narrable, du scriptlble7.

6. Georges Vignaux, Le discours: acteur du monde, Paris, Ophrys, 1988, «L'homme dans la lanolle", p. 21. 7. Marc Angenot, "Hégémonie, dissidence et contre-discours", Discours soc;aVSoc;al Piscourse, 1-3 (hiver 1988), pp. 243-244.

4

Autrement dit, ce groupe de chercheurs veut dégager, à partir d'un

ensemble de discours donné et à travers l'apparente hétérogénéité des

argumentations et des narrations, une certaine unanimité discursive. Cette

unanimité peut apparaître sous la forme d'un mot, d'une maxime, d'une structure

syntaxique, d'une figure rhétorique, d'un idéologème, etc. C'est donc sous le

signe de la récurrence et de la régularité que s'oriente notre analystl du

discours des représentants de la raison chez Maupassant.

Mais avant de procéder à l'examen détaillé des propos de ces

personnages, il convient de se pencher sur la perception générale de la folie en

France, au XIXe siècle. A cette époque, autant il va de soi qu'on attribue un

discours à la raison, autant il semble difficile d'en dégager un qui soit propre à la

folie. A la fécondité verbale de la raison, on oppose très souvent le silence de la

folie. Ce mutisme est-il un mythe ou une réalité?

Dans une thèse intitulée Clinique et roman de la folie. 1860-19108,

Catherine Glaser a étudié le regard médical porté sur la maladie mentale dans

la seconde moitié du XIXe siècle. Elle rapporte entre autres que parole et folie

sont, à un niveau clinique, étroitement liées: cele docteur Labarthe suppose

dans la civilisation un rapport de cause à effet entre le langage et la folie [ ... ],

certes la folie vient avec les mots, mais parvenue à son dernier degré, elle

retourne au silence9.». Autrement dit, pour établir un diagnostic, les aliénistes du

XIXe siècle devaient se fier, du moins en partie, à la volubilité du patient.

Lorsque celui-ci se retranchait dans un mutisme complet, la maladie, selon eux,

était alors parvenue à sa phase terminale. A cette époque, le comble de la folie

résidait dans le silence: (Cun langage imparfait est pour l'aliéniste un signe de

folie [ ... ], il est aussi le signe d'un état pathologique moins grave que le mutisme

totapo.»

8. Catherine Glaser, CliniQue et roman de la folie. 1860-1910. Ph.D. Université McGiII (Littérature française), 1985, viii-403 p. 9.ibid.,.p.292. 10. i1lliL p. 293.

. ,.

5

Dans une telle perspective, la parole se présente comme un instrument de

promotion sociale de premier ordre au XIXe siècle : tantôt instrument de

discrimination pour ceux qui entretiennent un rapport difficile avec elle, tantôt

instrument de domination accordé à ceux qui savent l'exploiter efficacement En

vérité, le discours est synonyme de pouvoir:

Le discours [ ... ] ce n'est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir, c'est aussi ce qui est l'objet du désir; [ ... ] le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ~e pour qUOI, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer11 .

Si les autorités médicales du XIXe siècle considéraient que, parmi tous les

fous, seuls les plus malades étaient muets, alors cliniquement rien n'empêchait

tous les autres d'avoir libre accès à la parole. Pourtant, dans les faits,

l'expression du discours de la folie au XIXe siècle se bute à des obstacles de

taille. André Cellard précise que "le fou dérange, par ses cris, par sa

malpropreté, mais surtout parce qu'il proJette, en ce début du XIXe siècle,

l'image même du désordre12 )'. Ainsi pour rétablir l'ordre social, on enferme les

fous à l'asile, là où ils ne peuvent s'expnmer que devant une poignée de

spt.ciallstes qui ne les écoutent pas : cele médecin qui réduit au silence les

malades trop loquaces est apte à rendre éloquemment le mutisme de l'Idiot13 ".

On aurait tort cependant de ne voir dans l'enferme ment à l'asile qu'un geste

exclusivement ségrégationniste : cette institution est née au début du siècle

avec la ferme volonté de soigner la folie et même de la guérir.

Il n'empêche que, dans les faits, le monologue médical des aliénistes au

XIXe siècle a plongé la folie dans le silence. Pourquoi la raison s'acharne-t-elle

11. Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 12. 12. André Cellard, Histoire de la folie au Québec. de 1600 à 1850, Montréal, Boréal, 1991, p. 145. 13. Catherine Glaser, QP.cil.. p. 289 .

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sur un langage mineur qu'elle-même considère volontiers imparfait, balbutiant

et maladroit? Michel Foucault explique cette intolérance par le fait que la folie

posséderait ccd'étranges pouvoirs, celui de dire une vérité cachée, celui de

prononcer l'avenir, celui de voir en toute naïveté ce que la sagesse des autres

ne peut pas percevoir14.". Sous cette conception quelque peu idéaliste de la

folie se cache une idée fort intéressante: le discours de la folie se démarque

des autres par une certaine originalité. Avec des pensées incompréhensibles,

des associations surprenantes et des images insolites, les fous ont réussi à bâtir

à travers les siècles un langage que la raison doit se contenter de déchiffer, car

elle-même n'aurait jamais pu l'inventer. Depuis toujours cette profonde

singularité agace et inquiète les tenants de la raison. Théoriquement, si le

discours de la folie représente un danger, c'est parce qu'il échappe au contrôle

de la raison et qu'il menace ainsi son pouvoir hégémonique.

Cette menace dépasse le cadre de la simple contestation, car un langage

contestataire ccsuppose un "code commun", c'est-à-dire non seulement une

base linguistique commune, mais le partage des mêmes valeurs

fondamentales15" avec l'objet contesté. D'ailleurs dans les systèmes discursifs

hégémoniques, il n'est pas rare de voir le langage contestataire servir, bien

malgré lui, la cause du pouvoir contesté et ainsi en renforcer les assises.

Le discours de la folie n'est pas un langage contestataire, car il ne partage

aucune des valeurs fondamentales du discours de la raison. Bien au contraire, il

s'établit foncièrement en marge de la raison, en marge de tout un système

discursif pensé pour servir la raison. Par conséquent, la parole du fou dérange,

parce qu'elle est hors de portée, donc inaccessible au contrôle de la raison.

Anton Zijderveld illustre bien cette situation: ccThe fool [ ... ] is by definition never

14. Michel Foucault, L'ordre du discQurs, p. 13. 15. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, "Jalons dans l'histoire de l'analyse du discours en France ... " Discoyrs social/Social Djscoyrse, 11-3 (automne 1989), p. 8.

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part of the game and therefore in position to disturb it severely16." Pour

neutraliser ce faux joueur et s'assurer l'hégémonie du discours, la raison au

XIXe siècle a donc choisi d'enfermer les fous à l'asile.

Puisque la parole représente un enjeu déterminant dans le conflit qui

oppose la folie à la raison au XIXe siècle, le silence de la folie ne peut être un

simple accident. La raison rejette la folie non seulement parce qu'elle n'est pas

conforme à la norme établie, mais surtout parce qu'elle est étrangère à toute

norme. En ce sens, la folie est véritablement désordre. En examinant les

personnages des contes et des nouvelles de Guy de Maupassant, nous verrons

que la distribution des rôles, en termes de pouvoir et d'accès au langage, ne

reflète pas toujours les tendances observées à cette époque.

16. Anton Zijderveld, Reality in a Looking-Glass ; Rationality through an Analysjs of Tradjtjonal FOlly, London, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1982, p.29.

(

VOIR LES FOUS

«Les fous m'attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence ...

Guy de Maupassant, "Madame Hermet"

Le tout premier geste discriminatoire de la raison est posé bien avant

l'élaboration des stratégies et des discours, il consiste simplement à tracer une

ligne bien droite au milieu de tous les hommes. Cette ligne, elle sépare deux

camps : d'une pan celui des fous, de l'autre celui des hommes normaux. Une

telle démarcation est nettement perceptible à l'intérieur des contes et des

nouvelles de Guy de MaIJpassant. En effet, aux yeux des représentants de la

raison, l'état de santé mentale des autres personnages s'avère rarement

problématique : ou bien ils sont fous, ou bien il sont raisonnables.

Le verdict est souvent expéditif et toujours irrécusable. Par exemple dans

"L'Enfant", l'extraordinaire appétit sexuel de Mme Hélène lui vaut une réputation

peu enviable: «Dans le pays on la disait folle1.,). Les tenants de la raison font le

partage presque instinctivement. C'est également le cas de la bonne du docteur

Héraclius Gloss qui, lorsque son maître l'oblige à vénérer un singe, cese retira

dans sa cuisine, convaincue que le docteur Héraclius Gloss était décidément

fOUI, (l, 34-35). Dans l'esprit d'Honorine, comme de la majorité des

représentants de la raison, l'hésitation est de courte durée : la folie des autres

est une simple évidence.

1. Guy de Maupassant, Contes et nouyelles, Paris, Gallimard, 1974, «Bibliothèque de la Pléiaden , l, p. 983. Par commodité, nous indiquerons à la suite des prochaines citations le numéro du tome et de la page entre parenthèses.

9

Mais concrètement, au coeur des récits, comment s'y prend-on pour

reconnaître les fous? lorsqu'on les croise dans la rue, dans les cafés, lorsqu'on

les surprend dans leur intimité, existe-t-il un signe ou une marque infaillible qui

les distingue des autres? Et comment celui qui juge peut-il être vraiment certain

de n'être pas lui-même fou?

Un premier symptôme de la maladie mentale se déclare au niveau de

l'aspect physique de l'individu atteint. Pierre Jacerme souligne qu'aux yeux de

la médecine du XIXe siècle, cela maladie du fou, [ ... ] en tant que "maladie"

tombant sous le regard de la science, [ .] doit être visible dans l'organisme2 , •.

En effet, rien de plus commode pour les représentants de la raison que de

pouvoir lire la folie directement sur le corps du fou. Quels sont ces signes

distinctifs visibles chez les fous de Maupassant? Il serait vain de vouloir isoler

une marque universelle qui garantirait à coup sûr la présence de la folie chez un

individu. Puisque cette maladie est polymorphe, il faut donc s'attendre à ce que

les signes physiques qui l'accompagnent soient tout aussi diversifiés.

Prenons, par exemple, les textes suivants: "Apparition", "L'Auberge", "La

Chevelure". A l'intérieur de ces trois récits, la folie se trahit par un signe

physiologique bien particulier : les cheveux des trois aliénés ont blanchi

prématurément. Dans re premier cas, le marquis de La Tour-Samuel affirme au

sujet d'un ami d'enfance qu'ccii semblait vieilli d'un demi-siècle.

Ses cheveux étaient tout blancs', (l, 781); dans le second, cela mère

constata que c'était Ulrich, bien que ses chaveux fussent blancs" (II, 796); et

dans le dernier, le narrateur raconte que le patient avait cedes cheveux presque

blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois" (II, 107). Contrai rement à

l'opinion courante, blanchir des cheveux n'est pas synonyme de sagesse, mais

plutôt signe d'un dérèglement dans le cas de ces trois personnages.

2. Pierre Jacerme, La "folie". de Sophocle à l'antipsychiatrie, Paris, Bordas, 1974, p. 103.

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Cependant, les fous de Maupassant ne souffrent pas tous de canitie

précoce. Chez d'autres personnages par exemple, la folie se présente sous la

forme d'une maigreur excessive. C'est le cas du patient du docteur Marrande

dans la première version du "Horla" : ccii était fort maigre, d'une maigreur de

cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une pensée" (II, 822). Le

même symptôme se répète chez l'astronome dans "L'Homme de Mars" : ccii avait

l'air d'un chétif maître d'étude à lunett3s, dont le corps fluet n'adhérait de nulle

part à ses v€'tements trop larges" (II, 1003).

Un autre trait qui dénote la folie est souvent perçu dans le regard de ceux

qui en sont atteints. On dit de Jacques Parent ("Un fou?") qu'il avait ccdes yeux

d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait pas la pupille, des yeux

mobiles, rôdeurs, malades, hantés" (11,308). Quant au héros de "La Chevelure"4

il «regardait d'un oeil fixe, vague et hanté" (II, 107).

Selon Catherine Glaser, ccle bavardage du corps remplit le silence verbal:

chez le monstre, le langage est incamé3". Bien que cette hypothèse soit vérifiée

chez Maupassant, elle ne permet pas d'identifier tous les personnages fous.

Pire encore, elle rend possible de fâcheuses méprises: par exemple, on dit que

le vieillard de "Mt'nuet" «était maigre fort maigre, anguleux, grimaçant et

souriant. Ses yeux vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des

paupières" (1,638). Cet homme, à lui seul, rencontre les trois critères de la folie

(blancheur des cheveux, maigreur et singularité du regard), et pourtant il n'a rien

d'un insensé.

Dans un traité de nosologie publié au XIXe siècle, le docteur Sauvages

révélait que C(quantité de personnes, pour ne pas dire toutes ne tombent dans la

folie que pour s'être trop occupées d'un objet4.". Pour ce spécialiste, ce n'est

3. Catherine Glaser, op.cit., p. 295. 4. Sauvages est cité par Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classigue, p.251.

1 1

pas tant le corps du malade que la relation que ce dernier entretient avec les

objets qui devient suspecte.

ccNous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés

d'Inconnu inexploré. Donc tout est incertain et appréciable de manières

différentes. Tout est faux, tout est possible, tout est douteux. [ ... ] Je suis

enveloppé de choses inconnues') (II, 463-464) s'exclame le rédacteur de la

"Lettre d'un fou". La relation qui se tisse entre le fou et les objets n'est jamais

tout à fait normale chez Maupassant: un homme tombe amoureux d'une

chevelure de femme, un mari s'entiche de toutes les variétés de fleurs ou un

amant se dit «jaloux du cheval ... jaloux du vent... jaloux des feuilles... des

gouttes de soleil... jaloux de la selle" (l, 525)5.

Pierre Cogny soutient pour sa part que, dans les contes et nouvelles de

Maupassant, celes choses exercent un pouvoir6". On remarque effectivement

qu'à l'intérieur de certains récits, les objets eux-mêmes paraissent s'animer de

façon inexplicable. Par exemple, le héros de "Qui sait?" est le témoin impuissant

de la fuite de son propre mobilier:

Je me glissai dans un massif [ ... ] contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis (II, 1229)

Dans la nouvelle intitulée "Un fou?", les objets les plus divers obéissent au

moindre geste des mains de Jacques Parent : (cje vis le couteau lui-même

tressaillir, puis il remua, puis il glissa doucement tout seul, sur le bois vers la

main arrêtée qui l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts." (11,313).

5. Il s'agit des personnages de "La Chevelure", "Un cas de divorce" et de "Fou?". 6. Pierre Cogny, Le Maupassant du Horla, Paris, Lettres modernes-Minard, 1970, ccAvant-siècle,), p. 44.

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(

12

ccAu lieu d'exercer sa puissance sur les objets, comme on s'y attendrait, le

personnage est agi par eux7.", remarque Louis Forestier. Dans notre corpus,

l'influence des choses sur le comportement humain s'avère invariablement

néfaste. C'est à cause d'un oeuf trouvé sur la neige que la femme du forgeron

devient possédée dans "Conte de Noël". Et si le docteur Héraclius Gloss n'avait

pas déniché le manuscrit métempsycosiste, il n'aurait certainement pas fini ses

jours à l'Asile des Aliénés. Chez Maupassant, l'objet est donc un facteur de

désordre qui peut même, à l'occasion, changer le cours d'une vie entière. Selon

Henri Faure, lorsque la relation aux objets se détraque, le malade mental ccn'a

plus [ ... ] la maîtrise du monde des formes, et c'est là sa blessures". Cette

blessure, bien qu'elle afflige plus d'un fou chez Maupassant, en épargne tout de

même plusieurs autres.

" existe un dernier indice qui permet de distinguer efficacement les fous

des hommes normaux. Ce signe s'avère d'ailleurs beaucoup plus sûr et plus

répandu à travers notre corpus que ne le sont la caractérisation physique et

l'interaction avec les objets. " s'agit de la "hantise des idées". Maupassant

considérait que la folie résultait directement de la domination exclusive d'une

seule idée dans l'esprit d'un individu. A l'intérieur de ses récits, l'auteur a voulu

illustrer cette hypothèse en créant toute une famille de "monomaniaques"9.

C'est cans "La Chevelure" que l'écrivain a exposé le mieux sa théorie :

On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. [ ... ] Elle,

7. introduction de louis Forestier dans Guy de Maupassant, COotes et nouyelles, Paris, Gallimard, 1974, cc Bibliothèque de la Pléiade", l, p. XLV 8. Henri Faure, Les objets dans la folie, Paris, PUF, 1966, ccBibliothèque de psychiatrie." p. 239. 9. «un homme "fou" sur un point, intelligent sur tous les autres, sera rangé par Esquirol parmi les "monomaniaques" .• , (Pierre Jacerme, op.cit.. p. 103.)

:,

-

l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe 1 (II, 107)

13

Ce que Maupassant appelle lui-même "~'obsession de l'idée fixe" dans

l'une de ses chroniques10 caractérise la presque totalité des fous de notre

corpus : Héraclius Gloss se prend pour Pythagore, fondateur de la

métempsycose; un juge est fasciné par le meurtre au point d'en commettre

plusieurs ("Un fou"); une mère est obsédée par la petite vérole qui a emporté

son fils unique ("Madame Hermet"); tandis qu'un cocher sombre dans la

démence à la suite de la mort qu'il a infligée lui-même à sa petite chienne

("Mademoiselle Cocotte"). D'autres encore sont persuadés de l'existence de

certains êtres totalement invisibles (les deux versions du "Horla", "Lettre d'un

fou", "Lui?"). La très grande variété de cas proposés par Maupassant et surtout

le peu de ressemblance clinique entre eux montre l'état précaire dans lequel se

trouve la médecine mentale en cette fin de XIXe siècle. Philippe Lejeune

souligne qu'ecentre le médecin et l'objet de son discours, il y a un abime11 ".

"L'obsession de l'idée fixe" n'est visible ni sur le corps ni dans les gestes

quotidiens du fou, il faut plutôt en chercher les signes parmi les mots balbutiants

et maladroits qu'il prononce. Ainsi, avant de déclarer un personnage fou, les

représentants de la raison n'ont d'autre choix que de se mettre à l'écoute de

l'aliéné, à l'écoute du discours de la folie. Il est à noter que par cette attitude

Maupassant se démarque radicalement de son époque. Nous avons vu

précédemment que le XIXe siècle était marqué par l'enfermement et le silence

forcé des aliénés; paradoxalement, les fous sont généralement bavards chez

Maupassant : eeun seul être connaît mon histoire. Le médecin d'ici. Je vais

10. Guy de Maupassant,"Un miracle", dans ChroniQues, Paris, Union générale d'Editions, 1980, cc 1 0/18", vol. III, p. 274. 11. Philippe Lejeune, "Maupassant et le fétichisme", dans Colloque de Cerisy, Maupassant : miroir de la nouyelle, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1988, p. 95.

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l'écrire. Je ne sais trop pourquoi? Pour m'en débarrasser" (II, 1225), explique le

héros de "Qui sait?" en guise d'introduction à son incroyable récit; ccje vais vous

dire bien franchement mon étrange état d'esprit" ( Il, 461), commence le

rédacteur de la "Lettre d'un fou"; ccdès que j'aurai commencé à vous parler, vous

allez me prendre pour un fou [ ... ] ce que je vais vous dire est bizarre" (II, 1003),

avertit l'astronome dans "L'Homme de Mars".

Est-ce à dire que Maupassant présente une race de porte-parole de la

raison plus sympathique à la cause des fous? Nous verrons bientôt que cette

tolérance nouvelle n'est pas purement gratuite, mais plutôt stratégique. Après

avoir prêté l'oreille au discours des fous, un des représentants de la raison (le

narrateur de "Madame Hermet") en vient à la conclusion que : ccleurs idées

bizarres ne sont, en somme, que des idées connues, étranges seulement parce

qu'elles ne sont plus enchaînées par la Raison." (II, 875). Ce sentiment est

partagé par la majorité des tenants de la raison : ecce toqué m'a paru moins bête

qu'un simple rentier" (II, 1010) avoue le voisin de l'astronome dans "L'Homme

de Mars". Autrement dit, les porte-parole de la raison ne perçoivent rien

d'insolite dans le discours de la folie; à leur avis, il ressemble beaucoup à celui

de la raison.

En cela, ils vont à l'encontre de la tradition qui veut que le fou parle un

langage original, à la limite du compréhensible. Ce qui caractérise les paroles

du fou chez Maupassant, c'est un simple décrochage au niveau du contexte,

des proportions, de la perception physique ou psychologique, etc. Par exemple,

il est fort louable d'apprécier les jolies fleurs, mais lorsqu'un individu les préfère

à sa propre épouse ("Un cas de divorce"), le contexte de cet attachement

végétal le rend subitement anormal. De même, souffrir de jalousie est un

sentiment bien humain, mais croire fermement que son plus féroce rival est un

cheval ("Fou?"), c'est définitivement sortir des limites de la norme acceptable.

Ou encore, des études dans le domaine de l'astronomie constituent une activité

enrichissante, mais lorsqu'un homme confesse avoir été témoin de l'atterrissage

-

15

de tout un convoi de Martiens ("L'Homme de Mars"), on peut légitimement

questionner sa santé mentale.

A première vue, les porte-parole de la raison chez Maupassant paraissent

être des philanthropes: d'une part ils écoutent les paroles des fous, de l'autre ils

ne déprécient pas ce langage, au contraire, ils le comparent au leur. Nous

avons toutefois des raisons de croire que cette indulgence cache des intentions

moins bienveillantes. Au chapitre précédent, nous avions insisté sur le fait que

la menace de la folie résidait dans sa marginalité et dans son originalité. Dire

que les idées des fous sont pareilles à celles de la raison, n'est-ce pas au fond

nier le caractère singulier de la folie? Les représentants de la raison chez

Maupassant ont donc adopté stratégiquement le parti de l'analogie pour

amputer ce caractère original et ainsi neutraliser la folie. En accordant la parole

aux fous, les tenants de la raison peuvent ainsi désamorcer la folie. Finalement,

cela vraie censure ne consiste pas à interdire [ ... J mais à nourrir indûment, à

maintenir, à retenir, à étouffer, à engluer dans les stéréotypes [ ... J. La censure

sociale [ ... ] est [ ... ] là où on contraint de parler12.»

Nous avons déjà souligné que le premier réflexe de la raison consistait à

démarquer le fou, à le distinguer des êtres normaux. Instinctivement, la raison

établit la règle suivante : je vois que cet homme est fou, mais je ne suis pas fou

moi-même. La folie est donc sentie, en premier lieu, comme différence. Le fou,

c'est l'Autre.

En revanche, vue sous l'angle de la raison, la folie chez Maupassant

présente toutes les caractéristiques du familier : les traits physiques (les

cheveux blancs, la maigreur, le regard), de même que les objets manipulés par

les fous (des fleurs, des livres, des meubles, des miroirs, etc.) n'ont rien

12. Roland Barthes, cité par Marc Angenot dans "Hégémonie, dissidence et contre-discours", Discours social/Social Discourse, 1-3 (hiver 1988) p. 247.

( 16

d'extraordinaire. On perçoit même les idées des fous comme pareilles à celles

de la raison. Selon Aristote, ccle monstre est un phénomène qui va à l'encontre

de la "généralité des cas" mais non pas à l'encontre de la nature envisagée

dans sa totalité13". La folie est donc considérée, en second lieu, comme

ressemblance. Le fou, c'est aussi l'Alter ego.

Marie-Claire Bancquart affirme que cette parenté, même lointaine, est une

source d'inquiétude grandissante au XIXe siècle : ((c'est en réalité de cet

"avant-siècle" que date l'idée que la folie n'est pas une , et qu'elle n'est pas

séparée par un abîme de la "santé morale"14". D'ailleurs, les personnages de

Maupassant ne sont pas nés fous. Avant d'être frappés par la maladie, ils étaient

des citoyens parfaitement normaux : ccje vivais comme tout le monde" (II, 461)

se rappelle le rédacteur de la "Lettre d'un fou"; ccautrefois, je n'éprouvais rien de

cela" (l, 871) assure le narrateur de "Lui?". L'insidieuse folie peut donc se

déclarer partout. De là à soupçonner tout homme normal (incluant sa propre

personne) d'être potentiellement fou, il n'y a qu'un pas.

Cette monstrueuse ressemblance offre tout de même un avantage de taille

pour la raison : elle prive le fou d'un caractère distinctif. La folie se trouve ainsi

complètement avalée par le système rationnel, incapable de s'en distinguer. Ce

«mystère banal de la démence" (II, 875), comme le dit si bien un tenant de la

raison dans "Madame Hermet", ne risque certainement pas d'affaiblir les assises

du pouvoir des porte-parole de la raison. Malgré les craintes qu'elle peut faire

naître, la parenté instituée entre folie et raison accorde à cette dernière un

contrôle permanent sur les fous.

Tout bien considéré, la statégie des porte-parole de la raison s'avère fort

astucieuse : loin de brutaliser les fous en leur imposant un silence forcé, elle

13. Aristote, cité par Claude Kappler dans Monstres, démons et merveilles à la fin du Mayen Age, Paris, payot, 1980, p. 207. 14. Marie-Claire Bancquart, Gyy de Maypassant "Le Ho ria" et aytres cQntes cruels et fantastiQyes, Paris, Garnier Frères, 1976, p. xx.

-

1 7

opère à la racine du problème en déniant l'originalité de leur discours. C'est

donc en se rapprochant du fou, même en l'écoutant parler que les représentants

de la raison parviennent à le minoriser, à l'opprimer, à l'étouffer. "La vraie

violence est muette, le bourreau ne prononce pas l'apologie de son acte 1S"

15. Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, Paris, Seuil, 1968, ccPoints~~, p. 94.

(

(

PARLER DES FOUS

Oui 1 vive la science, vive le génie humain ! gloire au travail de cette petite bête pensante qui lève un à un les voiles de la création !

Guy de Maupassant, "Adieu Mystères", ChroniQues

Après avoir escorté un moment le regard pénétrant des représentants de la

raison, il convient maintenant de se pencher sur leurs paroles. Dans ce chapitre,

nous procéderons à l'examen du contenu du discours de la raison. Qui sont les

représentants de la raison? Leur verdict est-il unanime? Quel impact peut avoir

leur discours? Voilà quelques questions parmi d'autres auxquelles nous

tenterons de répondre au cours des pages suivantes.

Selon Georges Vignaux, il faut tenir compte de la ccmédiation essentielle du

sujet énonciateur constituant, à chaque discours, son propre champ de

vérité/erreur1". Par conséquent, la facture du discours de la raison dans les

contes et nouvelles de Maupassant doit varier considérablement en fonction de

l'identité des porte-parole. D'ailleurs à l'intérieur de notre corpus, on découvre

des représentants de la raison de tous les âges, issus de toutes les couches

sociales et affichant des personnalités très diverses.

Commençons d'abord par les "spécialistes de la folie" : les aliénistes. On

les rencontre pratiquement dans tous les récits de Maupassant. Le XIXe siècle a

fait du personnage médical ni plus ni moins qu'un thaumaturge. cclII détient] son

1. Georges Vignaux, op.cit.. p. 43.

----_ .. _--

.. ' -, ..

--

1 9

pouvoir à l'asile non pas en vertu d'une science, puisqu'il ne saurait s'agir que

d'un discours sur la folie, mais d'une autorité morale2". Dans une telle

perspective, il n'est pas surprenant de voir que pour traiter les crises de Mme

Hermet, son médecin néglige à la fois les médicaments, les techniques

scientifiques et les thérapies de choc, au profit d'un simple pinceau

d'aquarelliste. Quelques coups suffisent à enrayer les pires séquelles de sa

vérole imaginaire: ccvous savez bien que je vous les enlève toutes les fois, ces

vilains trous, et qu'on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai soignés» (II,

876), assure-t-il juste avant de lui administrer sa cure.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, si la science a accompli des efforts

considérables dans la rationalisation de son approche de la folie, il subsiste

toutefois de grandes divergences d'opinions chez les spécialistes à propos de

la nature et du traitement de la maladie mentale. Nous verrons bientôt que le

discours des personnages médecins, dans les récits de Maupassant, reflète

bien cette disparité.

Parmi les représentants de la raison, il ne faut pas oublier d'inclure la foule.

Guy de Maupassant y fait allusion à l'intérieur d'au moins deux de ses textes .

"Conte de Noël" où un village entier assiste à la guérison hypnotique d'une

possédée, ainsi que "Le Docteur Héraclius Gloss" où les résidants de Balançon

manifestent sous les fenêtres du célèbre métempsycosiste. Le thème de la foule

a déjà fait l'objet d'une chronique de Maupassant dans Le Gaulois. " y soutient

notamment que : cccette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif" et

qu'ccun dicton populaire affirme que "la foule ne raisonne pas"3".

Le reste des personnages raisonnables forme un ensemble plutôt

hétérogène. Il est possible, malgré tout, de les répartir en trois catégories

distinctes. La première regroupe les "proches" des fous, c'est-à-dire les

domestiques (dont Mlle Honorine, la bonne du docteur Glass et la vieille

2. André Cellard, QP.cit.. p. 133. 3. Guy de Maupassant,"Les Foules", ChroniQues, vol Il, p. 15.

( 20

servante dans "La Folle"), les amis (Louise Hauser dans "L'Auberge") ou encore

les voisins (Mathieu d'Endolin et le voisin de l'astronome dans "L'Homme de

Mars"). La seconde catégorie réunit les "notables" de la société. On compte

parmi leurs rangs un curé ("Conte de Noël"), un avocat ("Un cas de divorce"),

une baronne ("L'Enfant"), un officier allemand ("La Folle"), ainsi qu'un doyen et

un recteur d'université ("Le Docteur Héraclius Gloss"). Finalement, parmi les

observateurs anonymes, on retrouve des narrateurs. Il arrive parfois que ces

témoins soient des personnages qui connaissent personnellement le malade

("Un fou?") ou qui accompagnent les médecins dans leur tournée à l'asile ("La

CheveIL~re", "Madame Hermet", "Mademoiselle Cocotte").

Si la nature d'un discours est tributaire de la spécificité du sujet

énonciateur, force est de constater que chez Maupassant le discours de la

raison ne peut être que fort varié. Cependant, à l'intérieur des regroupements de

personnages que nous venons de former, il n'existe pas nécessairement

d'unanimité discursive. Il y a des médecins qui préfèrent employer la méthode

forte tandis que d'autres favorisent une approche plus humaine. Certains

notables souhaitent aider les fous, d'autres voudraient les éliminer. En somme,

à la variété des porte-parole correspond une grande variété de discours.

Théoriquement, la somme de tous les discours des représentants de la

raison chez Maupassant, aussi divergents soient-ils, constitue ce que Maldidier,

Guilhaumou et Robin appellent une "formation idéologique"4, c'est-à-dire une

«force confrontée à d'autres forcess., à l'intérieur d'une société donnée. Par

exemple au XIXe siècle, la "formation idéologique" constituée par le discours de

la raison s'inscrivait en opposition à beaucoup d'autres "formations

4. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, loc. cil" p. 5. 5. ibid.

-".

21

idéologiques", dont celles du discours de la folie, du discours artistique ou celle

du discours sur le spiritisme. En outre, Maldidier, Guilhaumou et Robin précisent

que

les formations idéologiques ainsi définies comportent nécessairement, comme une de leurs composantes, une ou plusieurs Formation Discursives interreliées qui déterminent ce qui peut et doit être dit [ ... ] à partir d'une position donnée dans une conjoncture donnée6,

A partir de notre corpus, il est possible de réduire les propos des divers

représentants du discours de la raison à quatre de ces "formations discursives" :

la domination, la fascination, la compassion et le doute. Ces quatre formations

discursives véhiculent les attitudes, les comportements ou les réflexes des

personnages lorsqu'ils sont directement confrontés à la folie.

Au lieu de "formation discursive", Michel Foucault parle plutôt en termes de

"conscience de la folie" pour catégoriser les différentes formes du discours de la

raison. Il en a dégagé quatre formes générales: critiqueJpratique, énonciative et

analytique7 qui correspondent globalement à notre typologie.

Notre première formation discursive, la domination, regroupe les propos

des porte-parole de la raison qui s'octroient une supériorité écrasante sur les

fous. Elle correspond à la conscience critique de la folie chez Michel Foucault,

une «conscience qui s'engage tout entière dans son jugement [ ... ]; conscience

qui ne définit pas, qui dénonce 8". D'emblée, le porteur de ce type de discours

s'établit comme autorité. Il occupe, de ce fait, une position de force: il domine le

fou.

Parmi les personnages qui se servent du discours de la domination on

citera, entre autres, l'officier allemand dans "La Folle" qui, agacé par le mutisme

6. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, loc. cil, 7. Michel Foucault. Histoire de la folie à l'âge classique, pp. 181-186. 8. ibkL p. 1 82.

1

( 22

de son hôtesse, dispose cavalièrement de sa vie en donnant l'ordre à ses

soldats de l'emmener faire une "promenade". Cependant, il faut noter que dans

la majorité des cas l'impact de la domination discursive n'est pas de nature

physique, mais psychologique. Ainsi, le lendemain de son premier traitement

thérapeutique à l'eau froide, le docteur Héraclius Gloss eequi n'avait pas oublié

son bain de la veille se montra fort tranquille et fort poli" (l, 46). La conscience

critique s'exprime souvent sur le mode impératif: ordre de doucher le malade,

ordre de "promener" une folle, ordre d'enfermer un individu, etc. C'est pourquoi

on retrouve dans cette catégorie un nombre considérable de médecins : leur

statut social leur confère une autorité qui n'est pas contestée.

L'autorité, médicale ou non, repose également sur le prestige du

vocabulaire savant. La terminologie érudite impose le respect, particulièrement

à ceux qui n'y ont pas accès. Dans notre corpus, les exemples sont fréquents :

«II est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile" (II,

107) explique l'aliéniste de "La Chevelure"; le narrateur du "Horla" précise que

les médecins eeont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion" (II, 933);

ou encore «J'appellerai ce cas: la folie poétique" (II, 777) expose l'avocat de

Mme Chassel dans "Un cas de divorce".

Foucault ajoute que pour la conscience critique, cela folie est éprouvée sur

le mode d'une opposition immédiatement ressentie9". Aux yeux des médecins,

la folie est effectivement une pure évidence : au premier coup d'oeil, celes

médecins constatèrent qu'[Ulrich] était fou" (II, 796) rapporte le narrateur de

"L'Auberge"; dans un autre cas, cetous les médecins de Balançon furent

convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l'unanimité que le docteur Héraclius

Gloss était fou" (l, 52).

Cette première formation discursive illustre la tendance oppressive du

discours de la raison : intimidation verbaie (sous forme de l'impératif et du

vocabulaire), violence physique et psychologique. C'est paradoxalement à

9. Michel Foucault, ~.

.......

23

travers un tel étalage de force que Ma'JPassant présente les représentants de la

raison les moins convaincants, les plus pâles. Ces bourreaux ne portent même

pas de nom : on parle sans donner plus de précisions d'un médecin dans "La

Chevelure", d'un monsieur noir dans "Le Docteur Héraclius Gloss" et d'un

officier dans "La Folle". Comme répliques, Maupassant leur met en bouche

quelques phrases brèves teintées de condescendance : ccA la salle des

douches» (l, 45), ordonne laconiquement le monsieLir noir; ccEcoutez-le [ ... J. Il

faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène') (II, 113), se moque l'aliéniste

dans "La Chevelure". Manifestement, ces matamores ne sont que des

caricatures.

Notre seconde formation discursive, la fascination, équivaut chez Michel

Foucault à la conscience pratique de la folie. Autant le dominateur semblait

inébranlable dans ses convictions, autant l'être fasciné paraîtra instable. En

effet, le discours de la fascination semble toujours partagé entre deux pôles

contraires: l'attraction et la répulsion. C'est le narrateur de "La Chevelure" qui

exprime le mieux ce tourment: ccje restai le coeur battant de dégoût et d'envie,

de dégoût comme au contact des objets traînés dans le crime, d'envie comme

devant la tentation d'une chose infâme et mystérieusen (II, 113).

La fascination s'articule chez d'autres personnages tantôt sur le mode de la

répulsion : ccje me sentis soudain tout tremblant d'une crainte confuse. J'avais

envie de partir, de me sauver, de ne plus le voirn (II, 309), déclare l'hôte de

Jacques Parent dans "Un fou?"; tantôt sur le mode de l'attraction: ccles fous

m'attirent toujours, et toujours je reviens vers eux appelé malgré main (II, 875),

avoue le narrateur dans "Madame Hermet".

A nouveau, on constate que la totalité des personnages associés à ce type

de discours sont des interlocuteurs anonymes : on retrouve d'une part les foules

de "Conte de Noll" et du "Docteur Héraclius Gloss" et de l'autre, les narrateurs

(

(

24

de "Madame Hermet", "La Chevelure" et "Un fou?". En revanche, Maupassant

accorde une crédibilité plus grande à leur propos qu'à ceux des dominateurs.

Cette crédibilité accrue est attribuable, dans le cas des foules, à la somme «de

toutes les idées accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de

tous les préjugés anciens, de toutes les opinions établies10" sur lesquels se

fonde naturellement leur discours. Quant aux narrateurs, Tzvetan Todorov

précise que si cele personnage peut mentir, le narrateur ne le devrait pas, [ ... ]

mais cette possibilité existe (puisqu'il est aussi personnage)11."

Que ce soit simplement au niveau du contenu ou bien au niveau des

interprètes, tout ce qui touche de près ou de loin le discours de la fascination

demeure particulièrement obscur et équivoque. L'emprise émotionnelle qu'a sur

lui la folie n'est certes pas étrangère à cette instabilité. Michel Foucault y voit

une ccconscience ambiguê - sereine, puisqu'elle est sûre de détenir la vérité,

mais inquiète de reconnaître les troubles pouvoirs de la folie12."

Notre troisième formation discursive, la compassion, se rapporte à la

conscience énonciative de Foucault. Michel Foucault affirme qu'elle ccest la plus

sereine des consciences oe la folie puisqu'elle n'est en somme qu'une simple

appréhension perceptive. Ne passant pas par le savoir, elle évite même les

inquiétudes du diagnostic13". Contrairement au discours dominateur qui

n'envisageait la folie que d'un oeil dur et sévère et contrairement au discours

fasciné qui l'envisageait avec une certaine peur, le discours compatissant

contemple l'aliéné avec une résignation empreinte de tendresse: «Après tout

1 O. Guy de Maupassant, ChroniQues, tome Il p. 17. 11. Tzvetan Todorov, Introduction à la littératyre fantastiQue, Paris, Seuil, 1970, p.90-91. 12. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classiQue, p.183. 13. itmL, p.184.

25

ce n'est pas sa faute à ce pauvre homme s'il est fou." (l, 41), soupire MUe

Honorine, la fidèle gouvernante du docteur Héraclius Gloss.

Michel Foucault associe la conscience énonciative à un certain lyrisme

discursif. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à examiner les propos de Mathieu

O'Endolin, le voisin de "La Folle" :

La pensée de cette femme perdue me hantait [ ... J. Personne ne s'occupait plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les bois' [ ... ] Rien ne venait alléger mes doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. (l, 671)

Les porte-parole de la compassion prennent un visage beaucoup plus

humain : la plupart d'entre eux porte un nom. Outre Mlle Honorine et Mathieu

O'Endolin, on retrouve la petite Louise Hauser qui faillit mourir de chagrin à la

suite de la folie d'Ulrich dans "L'Auberge", le docteur Bonenfant qui raconte

dans "Conte de Noël" rien de moins qu'un miracle et enfin M. le Doyen et M. le

Recteur qui ont secondé la première guérison du docteur Gloss.

1/ arrive aussi que dans les oeuvres étudiées les personnages

compatissants soient narrateurs. Oans ces récits, la folie acquiert un statut très

particulier car on l'insère dans le cadre d'une mise en scène narratoriale. En

effet, la folie n'y est pas vécue en direct, elle y est racontée. Le

personnage-narrateur reconstitue en tout ou en partie l'existence fascinante

d'un fou pour le bénéfice d'un auditoire quelconque. Ainsi, Mathieu O'Endolin

fait revivre les derniers jours de sa voisine au profit d'un groupe de compagnons

de chasse; le docteur Bonenfant évoque un souvenir de Noël pour satisfaire la

curiosité d'une assemblée de quelques dames; et dans "L'Enfant", le médecin

raconte aux convives de la Baronne une aventure récente dont il fut témoin.

Cependant, absolument rien ne garantit l'authenticité de ces narrations en

différé. Pour les besoins du spectacle, on peut comprendre que les orateurs

soient tentés de retoucher, à l'occasion, quelques passages moins percutants

ou carrément d'amputer des épisodes à leurs yeux inintéressants. Au même titre

(

(

26

qu'un fait divers ou qu'une bonne histoire de chasse, la folie n'est qu'un prétexte

pour raconter une anecdote propre à distraire un public qui réclame d'ailleurs sa

ration quotidienne d'émotions fortes: cc Dites-moi donc son histoire. Les choses

les plus simples, les plus humbles sont parfois celles qui nous mordent le plus

au coeur»» (1,758) implore le visiteur dans "Mademoiselle Cocotte".

Sous des airs de bienveillance fraternelle, de miséricorde et de pitié

humaines, tous ces narrateurs ne s'intéressent en réalité à la folie que sous un

angle purement anecdotique. Quant aux autres personnages compatissants,

mais non narrateurs (Louise Hauser, Mlle Honorine, la bonne de "La Folle"), leur

sympathie parait beaucoup plus sincère. Mais dans les deux cas, les velléités

charitables de la conscience énonciative s'épuisent justement là où commence

l'action concrète, le véritable engagement envers le fou et envers sa guérison.

Dernier élément de la classification de Michel Foucault, la conscience

analytique offre une approche nettement plus positive de la folie :

dans la conscience analytique de la folie, s'effectue l'apaisement du drame et se referme le silence du dialogue; il n'y a plus ni rituel ni lyrisme; les fantasmes prennent leur vérité [ ... ]. La conscience de la folie ne peut plus ici trouver son équilibre que dans la forme de la connaissance14.

Cette forme de conscience correspond à notre dernière formation

discursive : le doute. Dans notre corpus, un seul porte-parole adopte un tel style

discursif. La nature de ses propos est si éloignée de celle des autres

personnages qu'il mérite qu'on lui accorde une attention particulière.

/1 s'agit du docteur Marrande, ccle plus illustre et le plus éminent des

aliénistes»» (/l, 822), dans la première version du "Horla". Non seulemellt ce

personnage porte-t-il un nom, mais on souligne également qu'il est le plus

14. Michel Foucault, op.cjt., p. 186.

27

compétent dans son domaine. Cette accumulation d'épithètes, extrêmement

rare chez Maupassant, est le premier signe de la singularité du docteur

Marrande.

Qu'a donc de particulier la conscience analytique de la folie? De toutes les

formes de discours que nous avons examinées jusqu'à présent, elle est sans

contredit la plus humble, la plus ouverte et la plus modérée dans son approche

de la folie. «Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant

que j'aie jamais rencontré." (II, 822), propose le docteur Marrande à ses savants

COllègues. Alors que les dutres représentants de la raison se targuent d'une

compétence apparemment sans faille en matière de folie, ce grand spécialiste

avoue modestement son impuissance et son inquiétude.

Selon Marie-Claire Bancquart, «l'idée que le bizarre, ou le fou, étaient

peut-être ceux qui "avaient raison", c'est le thème de l'importante littérature

fantastique des années 1885-190015.". Ainsi, le docteur Marrande ne méprise

pas les propos de son patient, au contraire, il se donne la peine d'aller les

vérifier sur place: «après avoir longtemps douté, [il] se décida à faire, seul, un

voyage dans mon pays. Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je

l'étais. Est-ce vrai? Le médecin répondit: "C'est vrai IN"~ (11,828).

A la fin du récit, lorsque le docteur Marrande reprend la parole, il soumet

aux spécialistes les hypothèses suivantes: (cJe ne sais si cet homme est fou ou

si nous le sommes tous les deux ... , ou si. .. si notre successeur est réellement

arrivé" (II, 830). Marrande propose donc trois solutions différentes à la question

fondamentale, qui est fou? : ou bien le patient, ou bien le patient et l'aliéniste, ou

bien aucun des deux. Ce raisonnement s'apparente au dilemme «appelé aussi

argument cornu, où l'on oblige l'adversaire à choisir entre deux partis aussi

désavantageux pour lui l'un que l'autre16".

15. Marie-Claire Bancquart, op.c;t.. p. xxiii. .- 16. Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, Paris, Union générale

d'Editions, 1984, cc 10/18", p. 391.

(

(

28

A vrai dire, aucune des trois alternatives avancées par le médecin ne

semble praticable. Si l'on choisit la première, faudra-t-il enfermer la victime du

Horla? C'est déjà fait. Si l'on choisit la seconde, serait-il raisonnable d'interner,

à son tour, le plus illustre des aliénistes? Evidemment, non. Et si l'on choisit la

dernière, partira-t-on à la chasse au Horla? Cette dernière conséquence est

également absurde. D'ailleurs, le docteur Marrande n'ose lui-même se

prononcer en faveur de l'une ou l'autre des options. Louis Forestier en conclut

que cele récit de l'aliéné [ ... ] n'existe que pour aboutir à la seule certitude du

scepticisme : "je ne sais si... ou si... ou si...". Il enseigne les vertus du doute

global; il nie, mais il proclame17.)).

Contrairement aux formations discursives précédentes, l'approche de la

folie se veut ici purement cérébrale. L'agressivité de la domination, le vertige de

la fascination, la complaisance de la compassion, toute cette émotivité

incontrôlable a cédé la place à la patience et à la froide logique du docteur

Marrande. Dès lors, la folie est autre chose qu'un sujet de crainte, autre chose

qu'un monstre à supprimer : elle est devenue un questionnement existentiel. La

conscience analytique est un premier pas vers la connaissance scientifique :

ccc'est cette forme de conscience qui fonde la possibilité d'un savoir objectif de

la folie18".

Il semble maintenant clair que la variété provient autant de la nature des

interlocuteurs que du contenu de leurs discours. Puisqu'ccii n'est pas d'analyse

de discours sans prise en considération des argumentations, des tactiques

17. note de Louis Forestier dans Guy de Maupassant, Contes et Dguyelles, Paris, Gallimard, 1974, «Bibliothèque de la Pléiade", Il, p. 1618. 18. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classigue, p. 185.

29

persuasives19., nous examinerons à présent quelques stratégies déployées par

l'ensemble des porteurs du discours de la raison.

Une des tactiques discursives très répandue à l'intérieur de notre corpus

consiste à traiter le fou comme un simple objet. Catherine Glaser signale qu'à

l'asile le fou ccest destitué de son individualité par le médecin qui conceptualise

son propos, fait du "moi" une entité nosologique20.". Règle générale, les

représentants de la raison considèrent le fou, malgré l'inquiétude qu'il inspire,

comme un objet de divertissement. Le docteur Marrande n'échappe pas à la

règle: ne considère-t-il pas son "client" comme une simple curiosité médicale,

lorsqu'il le "montre" devant un jury formé de sept réputés savants? A l'occasion

le spectacle est plutôt réussi, c'est le cas de Mme Hermet : cctenez, je vais vous

montrer un cas intéressant', (II, 875), suggère le médecin traitant à un visiteur.

Mais dans d'autres cas, comme celui de "Mademoiselle Cocotte", le numéro

laisse tout à fait indifférent : ccOh 1 celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher

devenu fou après avoir noyé son chien.»» (1,758).

Michel Foucault explique qu'au XIXe siècle la folie ccdevient forme

regardée, chose investie par le langage, réalité qU'on connaît, elle devient objet

[ ... J. Cette chute dans l'objectivité, c'est elle qui maîtrise la folie21 ". En effet, rien

de plus rassurant pour la raison que d'avoir affaire à des "choses" plutôt qu'à

des êtres humains. S'il peut être fort intéressant, fascinant, repoussant ou même

effrayant, un objet par contre ne peut être incompréhensible, impalpable ou

inexplicable. Ainsi, à titre d'objet, le fou ne présente ni surprise ni danger: ses

pouvoirs mystérieux, son savoir original, sa sagesse insolite sont commodément

supprimés. Réifiée et désamorcée, la folie est entièrement soumise au contrôle

de la raison.

19. Marc Angenot, "Argumentation et discours", OisCQy rs sQcial 1 SQcial DiscoYrs9, 11-3 (fall 1989), p.67. 20. Catherine Glaser, QP.ciL p. 277. 21. Michel Foucault, HistQire de la folie à l'âge classiQye. p. 463

( 30

Le fou n'échappe pas un instant au regard de la raison, car son corps, son

comportement ou ses paroles sont porteurs de signes qui ne trompent pas.

Toutefois, la connaissance exacte de la folie en tant que maladie mentale

demeure moins certaine à l'intérieur des contes et nouvelles de Maupassant. Au

niveau du diagnostic, l'identification semble perdre de la vigueur. Aux yeux des

représentants de la raison, la folie devient en quelque sorte le mal universel qui

englobe tous les symptômes possibles: de la perception de l'invisible à

l'attraction involontaire des objets, en passant par le goût prononcé pour le

meurtre ou encore la conviction d'être Pythagore.

Dans le traitement, les nuances sont tout aussi rares. Pourtant à l'époque,

on ne manque pas d'idées ni de méthodes pour soignei les fous; André Cellard

signale la vogue des remèdes populaires cctels la saignée, les irritants, les

toniques, les diètes régénératrices [ ... ]. A peu près au même moment se

popularisent toutes sortes de machines et de moyens mécaniques destinés à la

guérison des patients.22". Dans notre corpus, il n'est question de traitement qu'à

trois reprises seulement. Tout d'abord, le médecin de Mme Hermet soigne sa

vérole imaginaire à l'aide de quelques coups de pinceau. Tandis que pour le

docteur Héraclius Gloss et le fou dans "La Chevelure", la thérapie se limite aux

douches froides qu'on leur fait subir régulièrement. Ces techniques s'inspirent

de la méthode pinélienne :

venir à bout [de la folie] par la ruse constitue l'un des éléments favons de la thérapie pinélienne puisqu'il s'agit de mettre le fou en face de ses contradictions. [ ... ] Cette thérapie choc comprend des bains froids inattendus, des émotions fortes et autras. Mais il importe par-dessus tout pour Pinel de bien savoir distraire la folie23.

Quant à la guérison du malade, elle consiste tout simplement à "avouer" sa folie.

Le docteur Héraclius Gloss ccse frappait la poitrine en reconnaissant son erreur

22. André Cellard, ~., pp. 162-163. 23. ibid., p. 164-165.

-

----- ----------------------------------------~

31

son erreur. Huit jours plus tard, les portes de l'hospice étaient ouvertes devant

lui" (l, 49).

Ce manque d'expertise dans le domaine de la folie ne semble nullement

affliger les porte-parole de la raison. Loin d'avouer candidement leur

incompétence, ils s'en tirent en évitant tout simplement de se poser des

questions dont ils ignorent la réponse. Le narrateur de "Madame Hermet"

apporte quelques précisions 0 ce sojet :

j'aime à me pencher sur [l']esprit vagabond [des fous], comme on se penche sur un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent inconnu [ ... ] mais rien ne sert de se pencher sur ces crevasses. car jamais on ne pourra savoir d'oÙ vient cette eau. oÙ va cette DU. (II, 874-875, nous soulignons)

A l'instar de ce personnage, l'ensemble des représentan+s de la raison ne

s'intéresse ni à l'origine physique ou psychologique de la folie, ni à ses

conséquences, ni à son développement et ni à la recherche d'un traitement

efficace. Ils limitent volontairement leur examen de la maladie à une description

laconique des componements qui s'offrent à eux dans l'immédiat. L'aliéniste de

"La Chevelure" explique la cas de son patient en disant simplement qU'CCII a de

terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'aie vus.)

(II, 107). Lorsque l'officier allemand s'informe de la santé de son hôtesse, ccon

répondit qu'[elle] était couchée depuis quinze ans par suite d'un violent

chagrin» (l, 670). Philippe Lejeune souligne qu'à cette époque cela science est

dans une phase encore purement descriptive : on inventorie minutieusement et

on classe toutes les conduites déviantes, en les condamnant24 ». Cette

condamnation morale se reflète dans le vocabulaire des tenants de la raison: le

dodeur Bonenfant explique que la femme du forgeron se débattait ccen des

24. Philippe Lejeune, QP.cit., p. 95.

(.

(

32

spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de

hideuses convulsions (l, 692).

Cette investigation volontai rement partielle de la folie s'insère dans le

cadre d'une stratégie discursive que nous avons déjà examinée à la fin du

dernier chapitre : les porte-parole de la raison entendent contrôler le discours de

la folie en niant son caractère proprement original. Ce qu'ils ignore de la folie

(son origine, ses conséquences, etc.), les tenants de la raison évitent tout

simplement d'en parler: on fait comme si cela n'existait pas. Comme nous

l'avons constaté lors du chapitre précédent et plus récemment au sujet de la

réification du fou, la raison oblitère stratégiquement toute référence à l'"inconnu"

ou à l'"originalité'' pour qualifier la folie. Jacques Neefs explique qu'aux yeux

des représentants de la raison, cele monde est plus que [leur] représentation,

mais ce "plus" est pensé dans les termes de [leur] représentation

(perceptibilité)25.". En aucun temps, les porte-parole de la raison chez

Maupassant n'envisagent la folie sous l'angle de l'inexplicable. Le fou n'ouvre

donc pas de portes nouvelles à la connaissance, il ne donne pas accès à des

champs inexplorés. Le fou ne nous apprend rien de neuf sur l'homme, voilà en

définitive ce que suggèrent les représentants de la raison.

Avant de clore ce chapitre, il convient de souligner une dernière stratégie

discursive de la raison. Elle se présente sous la forme de la citation. Nous avons

déjà fait allusion à ce problème en parlant des mises en scène narratoriales de

certains personnages compatissants, mais il n'est pas rare de voir, à l'intérieur

de notre corpus, les paroles des fous citées par d'autres représentants de la

raison. Par exemple dans "l'Homme de Mars", l'hôte reconstitue le témoignage

25. Jacques Neefs, "La représentation fantastique dans cele Horla" de Maupassant", Cahiers de l'Association Internationale des Etudes Française, XXXII, (mai 1980), p. 242.

-

33

de son voisin; tandis que dans "Un fou?", l'ami de Jacques Parent cIte leur

conversation tenue un soir d'orage. Gillian Lane-Mercier explique que «l'acte de

citer actoriel [ ... ] relève d'une tactique conversationnelle pnmordiale qUI s'inscrit

dans le système illocutoire et présuppositionnel de l'échange dyadique où Il

figure26.".

A première vue, la fonction de rapportage n'est pourtant qu'une sImple

formalité narratoriale, un artifice nécessaire pour encadrer le dialogue. Mais en

réalité, rien ne garantit l'authenticité de ces témoignages indirects. Au contraire,

Gillian Lane-Mercier soutient que cc"forme trompeuse", la citation enregistre

tantôt des propos inventés, tantôt des propos modifiés par le je-citant de sorte

que se trouve périmé tout critère de vérité, d'antériorité et d'objectivité conçu

comme absolu27.". Tout en ayant l'air de vouloir laisser la parole aux fous, la

raison devient propriétaire de la parole du fou.

Le discours du fou est l'objet de manipulations subtIles : en plus de la

censure imposée au niveau du contenu, des distorsions sont introduites par le

biais des commentaires qui complètent les citations : «Elle répondait :

"oui. .. oui. .. oui ... c'est cela ... " sans avoir l'air d'écouter" (nous soulignons,

"L'Enfant" l, 984); «Jacgues semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il

cria: "Mords-le, mords ton maître"» ( nous soulignons, "Un fou?" Il, 312); «Mwl bizarre visiteur s'écria avec une grande véhémence: "Erreur, monsieur! Erreur,

erreur absolue/"» (nous soulignons, "L'Homme de Mars" Il, 1006). Grâce à ces

ajouts, les représentants de la raison modifient à leur gré le sens des paroles

des fous, ils axiologisent leur discours : «le discours rapporté ressortit, en

26. Gillian Lane-Mercier, La parole romanesQue, Ottawa/Paris, Les Presses de l'Université d'Ottawa/Editions Klincksieck, 1989, p. 255. 27. Gillian Lane-Mercier, "Le discours rapporté: stratégie de reproduction, de construction ou de déconstruction?", Bulletin de l'ACLA/Bulletin of the CAAL, XIII-1 (printemps 1991), p. 25.

(

(

34

dernière instance, à une stratégie foncièrement totalitaire d'autant plus

insidieuse qu'elle est camouflée28".

Dans les récits de Maupassant, l'audace des porte-parole de la raison ira

même jusqu'à s'approprier les expériences et la vie privée des fous. Dans ces

cas, il ne suffit plus de contrôler le discours du fou, on s'attaque à son

comportement, à son passé, à son histoire. cc Laissez-moi vous dire une aventure

récente dont je fus témoin." (l, 982), propose le médecin à la Baronne dans

"L'Enfant" avant de raconter l'étrange destin de Mme Hélène. cc Voici l'histoire

atroce de cette malheureuse" (II, 8n), annonce le médecin de Mme Hermet. Ou

bien, dans "Mademoiselle Cocotte", le narrateur déclare: ccEt voici l'aventure de

cet homme qu'on avait sue tout entière par un palefrenier, son camarade" (l,

752). Dans ces trois récits ainsi que dans "Conte de Noil" et "La Folle", non

seulement les mots, mais les expériences des fous sont entièrement modulées

par les paroles des représentants de la raison.

Les porteurs du discours de la raison ont puisé là le meilleur moyen de

chasser l'originalité et de contrôler l'existence des aliénés. Il faut convenir à

l'instar de Régine Robin que

la langue n'est plus simplement pensée comme véhicule, communication et/ou interaction, mais comme acte. Parler, ce n'est plus seulement échanger de l'information, mais c'est surtout effectuer un acte de parole, agir sur le récepteur, maîtriser en fonction de règles précises la situation de communication29,

Le discours est synonyme de pouvoir. Parler au nom de leur folie, voilà

sans doute le pire sort qu'on puisse réserver aux fous. Selon Jacques Derrida,

Antonin Artaud était bien conscient de ce péril : ccArtaud a voulu interdire que sa

28. Gillian Lane-Mercier, ~ . .A p. 28. 29. Régine Robin, "Postface. L'analyse du discours entre la linguistique et les sciences humaines: l'éternel malentendu", Langages, 81 (mars 1986) p.122.

......

35

parole loin de son corps lui fût soufflée. [ ... ] Il savait que toute parole tombée du

corps, s'offrant à être entendue ou reçue, s'offrant en spectacle, devient aussitôt

parole volée30.".

30. Jacques Derrida, QP.cit. , p. 261 ,

CONCLUSION

-L'esprit de j'homme est capable de tout. ..

Guy de Maupassant, "La Chevelure-

Jacques Rivière écrivait à Artaud qu'ccon n'a peut-être pas encore assez

montré combien la pensée dite normale est le produit de mécanismes

aventureux 1.'" Au cours de cette étude, la pensée dite normal6' chez

Maupassant s'est révélée davantage inspirée par la rigueur et la précision que

par des mécanismes aventureux. Tel qu'il se présente dans les contes et les

nouvelles, le discours de la raison étonne en tout cas tant par la variété de ses

approches que par le finesse et l'ampleur de ses stratagèmes.

Vouloir dégager la perception de la folie à travers un si grand nombre de

récits comporte cependant des inconvénients : notamment, il est impossible de

rendre justice à chaque texte individuellement. Toutefois c'est grâce à ce type

de survol général que nous pouvons mettre en perspective les différentes

stratégies discursives mises en place pour réduire la folie, non pas au silence

complet, mais à la stricte censure.

Tant au niveau de la simple perception visuelle que de l'approche

discursive, le fou est considéré au mieux comme un animal de laboratoir4 et au

pire comme un hideux phénomène. En vérité, les représentants de la raison

voient dans la folie un péril, une menace ou un danger dont ils ne se libèrent

1. Jacques Rivière, cité par Antonin Artaud dans L'ombilic des limbes, Paris, Gallimard, 1968, p. 31.

.­t ,

37

qu'en faisant de leur ennemi une créature "normale", compréhensible, familière.

C'est ce que Nietzsche appelait la "loi de l'unanimité" :

Au-dessus de [la rationalité, plane] toujours comme son pire danger, la folie susceptible d'exploser - c'est-à-dire l'explosion de l'arbitraire dans la sensation, la vue, l'ouïe, la jouissance de l'anarchie cérébrale, le plaisir au non-sens, à la déraison humaine. Ce ne sont ni la vérité ni la certitude qui constituent la contrepartie du monde de la folie mais l'universalité et l'obligation universelle d'une croyance, en un mot [ ... ] la loi de l'unanimité2u.

Jacques Derrida a pu reprocher à Michel Foucault son parti pris

antipsychiatrique qui présente toujours la raison comme un tyran et la folie

comme un opprimé. On est toutefois contraint d'admettre que dans notre corpus

la raison adopte une conduite effectivement oppressive, accusatrice et

objectivante envers la folie.

It existe tout de même quelques rares exceptions : à cinq reprises,

Maupassant permet aux fous de s'exprimer en toute liberté, sans être l'objet

d'une citation narratoriale et sans qu'un seul représentant de la raison

n'intervienne, dans le cadre du récit, pour imposer son jugement. Il s'agit des

récits suivants : la deuxième version du "Horla", "Fou?", "Lui?", "Lettre d'un fou"

et "Qui sait?". Dans tous ces textes, les fous livrent leur version personnelle des

faits sous la forme d'un monologue intérieur.

Que disent les fous? En premier lieu, ils affirment tous, malgré les

protestations et les démentis de la raison, que l'inexplicable existe. Les meubles

se déplacent d'eux-mêmes, des êtres impalpables nous rendent visite : eeJe suis

enveloppé de choses inconnues" (II, 464) soutient le rédacteur de la "Lettre

d'un fou"; selon l'hôte du "Horla", celes Invisibles existent" (11,930).

En second lieu, il existe chez les fous une volonté étonnante d'être

rattachés à tout prix au monde de la raison: (ecertes je me croirais fou, [ ... ] si je

n'étais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais

2. Friedrich Wilhem Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1967, p. 94.

(

(

38

en l'analysant avec une complète lucidité" (11,928), explique le héros du "Horla";

ccJe ne suis pas fou. Je le jure, je ne suis pas fou" (l, 524), soutient le héros de

"Fou?"; cemon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant

régulièrement et logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du

cerveau" (l, 869), souligne pour sa part le narrateur de "Lui?"; et finalement

dans "Qui sait?", le narrateur affirme qU'ccii n'y a eu dans mes raisonnements

aucune défaillance, aucune erreur dans mes constatations" (II, 1225).

Ironiquement, c'est au coeur de la plus grande liberté d'expression, délivrée

enfin du harcèlement continuel de la raison, que la folie procède à sa propre

négation : elle se veut, elle aussi à son tour, raison. Selon Shoshana Felman ecce

qui caractérise la folie, ce n'est pas simplement un aveuglement, mais un

aveuglement aveuglé à lui-même, au point de nécessairement comporter une

illusion de raison3".

3. Shoshana Felman, La folie et la chose littéraire, Paris, Seuil, 1978, "Pierres vives", p. 37.

~

, Î ......

BIBLIOGRApHIE

1-CORPUS

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l, 780-787 Il, 784-796. Il, 107-113. 1,689-694. 1,9-53. l, 981-986 1,669-672. 1,522-526. Il, 1003-1010. Il, 822-830. Il, 913-938. Il, 461-466. 1,869-875. Il, 874-881. 1,758-763. Il, 1225-1237. Il, 777-783. Il, 540-547. Il, 308-313.

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40

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42

DEUXIEME PARTIE:

PROPRIÉTÉ PRIVÉE

-~'

(

-1-

Il faut dire que la journée avait vraiment mal commencé. Je ne sais rien de

plus désagréable que d'être tiré du lit par la sonnerie du téléphone. Dans ces

moments de détresse matinale, mon interlocuteur bénéficie d'une supériorité

déloyale et il en profite généralement pour escroquer mon consentement aux

projets les plus extravagants.

Par exemple, la semaine dernière, un neveu phytophage m'a initié durant

plus d'une heure aux bienfaits apparemment incomparables de la

plancto-thérapie. Il y a trois jours à peine, un dénommé Sam m'a vendu un

abonnement quinquennal au Journal des Affaires . Et ce matin encore, mon

propre frère a réussi à me convaincre de l'utilité de sa visite dans les prochains

jours.

Dans la perspective d'une telle rencontre, je me suis donné pour mission

aujourd'hui de requinquer mes richelieus de cuir noir. Mon frère ne manquera

pas, j'en suis certain, d'apprécier leur longévité phénoménale. C'est lui qui me

les avait offerts en cadeau, il y a de ça une bonne dizaine d'années, au retour

de son premier voyage d'affaires dans le sud-ouest de la ville: ccPalpe-moi donc

ce cuir, m'avait-t-il recommandé avec empressement, quelle souplesse hein? Tu

n'en trouveras jamais d'aussi fin par ici 1". En fait de godasses éculées, on peut

en effet difficilement trouver mieux de nos jours.

-

46

Je me suis dirigé à l'autre bout de l'appartement, là où se trouve ma

chambre à coucher. Sur les murs, des deux côtés du corridor, j'ai accroché ma

collection de tableaux. Je me spécialise depuis quelques semaines déjà dans

les natures mortes. Personnellement, je préfère les sujets comestibles (les

viandes, les produits laitiers, les confitures ... ), mais je possède également toute

une variété de pièces remarquables illustrant soit des bouilloires électriques,

soit des bouquets de tulipes artificielles ou encore des tables à pique-nique

toutes garnies. C'est à voir.

En entrant dans ma chambre, on tombe inévitablement sur une grande

commode avec des poignées et un plateau de jaspe. C'est le seul meuble qu'on

ait tiré indemne des cendres de l'incendie de la grande cathédrale. D'ailleurs

l'évêque ne me l'a cédé qu'à un prix fou. Le voleur! Je me suis penché pour en

ouvrir le tiroir inférieur. C'est dans ce tiroir que j'ai regroupé les objets de

couleur noire. J'y ai rangé notamment quelques rouleaux de film pour mes

prochaines vacances, un étui à lunettes vide, un peigne d'ébonite, des

élastiques à cheveux et une bonne douzaine de rondelles de hockey. Entre un

moulinet de canne à pêche et le fer à repasser, j'ai retrouvé ma vieille boite de

cirage.

Un petit souvenir de mes années de service. Ah ! trois belles années de

corvée de patates sous l'égide d'un immense sergent qu'on avait surnommé

(j'ignore encore pourquoi) "Dogman". Toute la journée il distribuait mollement

ses ordres avec un verre de café tiède et un bout de cigarette coincés entre ses

doigts tachés de cambouis. Tous les soldats du régiment connaissaient bien son

histoire: un beau soir du mois de mai, il y a de ça de très nombreuses années,

un officier à la retraite lui avait expliqué au fond d'une taverne et en face d'une

caisse de bière qu'une carrière avec les Forces. ça lui ferait voir du pays et

qu'en plus, ça plaisait aux femmes. Le lendemain, "Dogman" s'enrôlait dans la

marine. Trois mois plus tard, posté à bord de son destroyer et souffrant d'un

(

(

47

affreux mal de mer, il avait compris qu'au beau milieu de l'océan, les jolies filles

se font plutôt rares.

Lorsque son navire rentrait au port, le sergent aimait bien, entre deux petits

verres, se promener dans les parcs et jouer avec les enfants. Je me souviens

que tous les dimanches, il partait très tôt le matin en emportant dans ses

grandes poches kaki une poignée de bonbons rouges qu'il avait filoutés au

cuisinier de garde.

Un soir de novembre, "Dogman" est parti se promener tout seul dans le

parc. Avec ses doigts noirs, il s'était confectionné une toute petite balançoire

pour son cou. Il s'est balancé toute la nuit.

-2-

Lorsque je m'ennuie, et ça m'arrive à l'occasion, je vais me réfugier à la

salle de bains. Il faut voir comment des architectes ascétiques ont pu concevoir

les dimensions de cette pièce: faute d'espace, il a fallu sacrifier à la fois les

fenêtres, la baignoire, le porte-savon et le gant de crin. Néanmoins ce qui

rachète le dénuement extrême de ces lieux, c'est l'armoire à pharmacie. Le

miroir qui la recouvre est d'ailleurs le seul miroir de l'appartement. Je prends

toujours le temps de contempler les traits de mon visage avec un grand respect,

car on m'a souvent fait remarquer que je ressemblais à s'y méprendre au Pape.

C'est la vérité.

Pour ouvrir l'armoire, il faut tirer sur une aspirine géante. Je ne conserve

rien de frivole dans mon armoire à pharmacie, uniquement quelques menus

articles rigoureusement nécessaires ~ tempérer mon ennui, c'est-à-dire une clé

de l'appartement, un crayon de bois Prismacolor (n0921 Carmin), un rouleau de

ruban adhésif, un carnet de faux chèques, un hôtel et une maison du jeu de

Monopoly, une paire de ciseaux à ongles, ainsi qu'un calepin de notes. Par

souci d'équilibre, je tiens à ce qu'en tout temps deux objets soient assignés à

une rangée.

Lorsque je m'ennuie vraiment, j'approche un tabouret de bar juste en face

de l'armoire à pharmacie et j'y dépose avec précaution tous les objets. J'évite

de regarder trop longtemps l'armoire vide. Ça me dérange. Sans objet, la vie

prend une tout autre perspective. Dans un premier temps, je sors de

(

(

49

l'appartement et je vais mettre la clé dans la serrure de la porte d'entrée. C'est

w~e méthode préventive pour lutter contre la rouille. En revenant, je me signe un

faux chèque pour acheter à prix modique, il va sans dire, ma maison et mon petit

hôtel rouge. En découpant patiemment des morceaux de ruban adhésif, je fais

ensuite une belle mosaïque transparente sur le mur de la salle de bains.

Lorsque je me suis bien amusé, je replace tous les éléments dans l'armoire,

mais chaque fois dans un nouvel ordre: un jour, je dépose la clé à côté de

l'hôtel; un autre jour, à côté des ciseaux. J'ai remarqué que le crayon

Prismacolor, lui, s'harmonisait parfaitement avec les faux chèques, le calepin et

le ruban adhésif. Je célèbre en quelque sorte des mariages entre les étagères

et les objets. Les mariages, j'ai toujours trouvé ça émouvant.

Avant de refermer ln porte, je prends bien soin de noter dans le calepin

l'ordre du jour et naturellement je jette un coup d'oeil sur les autres inscriptions

pour éviter les répétitions. Tout juste ce matin, j'ai ajouté au bas de !a neuvième

page : hôtel/ciseaux - étagère vide - clé/ruban - calepin/maison -

chèques/crayon.

Ce qui m'embête un peu, c'est que j'anticipe qu'un jour les combinaisons

originales deviendront de plus en plus difficiles à imaginer et que les

vérifications à faire dans le calepin risquent de s'éterniser. Autrement dit, la

chose me parait assez claire: en vieillissant, je devrai consacrer des journées

entières à m'ennuyer.

........

......

-3-

A midi tapant, un camelot a discrètement glissé sous la porte d'entrée mon

premier exemplaire du Journal des Affaires. Sur la page couverture, une jeune

demoiselle pleine d'assurance posait modestement vêtue d'une belle paire de

gants de boxe rouges. On pouvait lire juste en-dessous: «Défendez-vous' 98

moyens pour combattre le fisc 1".

Les femmes, c'est bien connu, elles ont la bosse des affaires. C'est comme

ça depuis des siècles et des siècles. A titre d'exemple, je citerai le cas de ma

propre mère qui aurait bien voulu faire de moi un brave comptable. Je me

souviens parfaitement qu'elle s'ingéniait à me procurer, dès l'âge de sept ans,

de menus articles censés m'inculquer le goût de l'argent. Alors que moi je rêvais

de posséder, comme tous les enfants de cet âge, une belle plante carnivore, un

rotoculteur bien solide ou une petite souricière noire, elle m'infligeait d'affreuses

cravates en macramé, des calculatrices à piles solaires, des porte-documents à

fermeture éclair, ainsi que des "jeux éducatifs".

Elle voulait faire de moi un champion de Monopoly à l'échelle mondiale.

Pour y arriver, je devais m'astreindre quotidiennement à de rigoureux

entraînements sur la petite table ovale de la cuisine. Pour faciliter mon

apprentissage, ma mère avait fait disparaître toutes les cartes défavorables du

jeu. Malgré tous ses efforts, je me retrouvais contlnue"ement en prison à payer

l'amende. A bien y penser, je n'étais pas né pour le$ transactions immobilières .

(

(

51

Mais il est toujours possible que je développe une vocation tardive. Rien n'est

perdu.

Par chance, ma mère est décédée quelques mois avant mon admission à

la Faculté des Arts de l'Université régionale. Aujourd'hui, je suis certain qu'elle

serait particulièrement fière de me trouver ici, dans mon logis, avec le Journal

des Affaires entre les mains.

Avec tout ça, j'allais presque oublier la catastrophe 1 Je me suis rendu à ma

chambre pour y récupérer les mitaines et le foulard que m'a tricotés ma vieille

nourrice. Deuxième tiroir à partir du haut, le tiroir rouge de ma commode de

jaspe. J'estime que pour rester maître de sa destinée un homme doit se mesurer

périodiquement aux forces de la nature: blizzard, incendie, déluge, épidémie,

etc. Cette semaine, j'ai choisi de vivre un petit hiver nucléaire.

Après un arrêt à la salle de bains, je suis retourné au vestibule pour

calfeutrer la porte d'entrée avec des morceaux de ruban gommé. J'ai pris un

certain temps avant d'apercevoir sur la moquette une lettre qui m'était adressée.

D'habitude, je reçois très peu de courrier mis à part les grandes circulaires des

chaînes d'alimentation dans lesquelles je découpe soigneusement les plus

belles images pour ma collection de tableaux. Si je recevais d'autres lettres, je

pourrais peut-être commencer aussi une collection de timbres rares ...

A l'intérieur de l'enveloppe, j'ai trouvé un billet écrit à la main.

Ordinairement, la lecture ne fait pas partie de mes habitudes de vie. Si j'ai fait

une exception, c'est parce que la lettre était vraiment courte:

-, ;

......

Cher ami,

C'est avec beaucoup de chagrin et d'inquiétude que j'ai appris que ton état de santé s'était considérablement aggravé depuis quelques temps. On dit même que ta famille serait sur le point d'intervenir. Le cas échéant, tu auras sans doute besoin des conseils d'un expert. J'en connais justement un.

Pour te fournir toutes les informations à ce sujet et te convaincre de la pertinence de ma proposition, je me propose de te rendre visite dès que je serai en mesure de me libérer de mes occupations les plus pressantes, c'est-à-dire d'ici quelques semaines, tout au plus quelques mois.

A très bientôt.

Max

52

Il me semble que si mon état de santé s'était véritablement aggravé. je

l'aurais remarqué. Il est vrai que la semaine dernière, j'ai été victime d'une crise

de hoquet qui a duré presque deux heures. Max a tendance à tout dramatiser.

Je l'ai connu l'année où j'étais capitaine des Etoiles filantes, sans contredit

la pire équipe Pee-Wee C de l'histoire de toute la région. Durant la saison

précédente, les parents eux-mêmes refusaient de se présenter à la patinoire le

soir de nos matchs. Pour sauver l'honneur de notre ville, le père de Max qui

posait sa candidature à la mairie avait décidé de présenter son fils au camp

d'entraînement. Comme Max était le seul enfant à savoir patiner à reculons,

notre entraîneur m'a collé sur le banc pour le reste de la saison.

A cette époque. Max et moi nous nous étions spontanément liés d'amitié à

cause de ma cousine Kim. Ce n'est pourtant que bien des années plus tard, lors

de nos études communes à l'Université régionale, que nous sommes devenus

(

(

53

des amis tout à fait inséparables. Je crois que c'est en grande partie à cause de

ma femme. De mon ex-femme. Mais je ne suis sûr de rien. Au fond, c'est

peut-être à cause de moi que Max s'est tant attaché à ma femme.

......

-4-

Il est quatre heures et quart de l'après-midi, c'est l'heure du repassage.

Comme à chaque jour, j'ai tiré de l'armoire à balai une robuste planche à

repasser, le cadeau de noce d'une défunte grand-tante. Malgré son âge avancé,

le molleton à damiers est resté, lui, en parfait état. Quant au fer, il a ceci de

particulier que le régulateur thermique s'entête depuis quelques années déjà à

improviser l'intensité de sa radiation calorifique. On s'y fait à la longue, pourvu

qu'on accepte de sacrifier une ou deux chemises à tous les six mois.

J'ai acquis, à force de pratique, une dextérité remarquable que même les

fronces les plus capricieuses ne sauraient perturber. Lorsque je repasse, je me

sens vraiment en paix avec le monde entier. Ça sent bon, le linge est propre et

doux, la chaleur qui s'en dégage est agréable. La vapeur du fer monte et

s'imprègne dans mes cheveux. Ça me donne espoir qu'un jour peut-être j'aurai

les cheveux frisés. Tout est possible. Souvent, juste pour faire durer le plaisir, je

repasse les rideaux des fenêtres du salon et parfois même le paillasson de

l'entrée.

Dans le domaine du repassage, je suis un véritable autodidacte. Dans mon

enfance. ma famille habitait à côté d'une usine textile et le soir mon père

ramenait à la maison de grands rouleaux de tissu infroissable. Chez nous, ma

mère se servait de la planche à repasser comme table à cartes. Je la revois

encore, assise bien droite devant sa planche, vêtue de sa robe de chambre

infroissable. Une sorte de kimono bleu marin un peu raide avec de gros boutons

(

(

55

blancs en forme de marguerites. E"e portait aussi des petits chaussons de

ballerine et un ruban de satin dans ses longs cheveux bruns.

Je me souviens que mes tantes étaient jalouses du kimono de ma mère. Le

samedi soir, elles arrivaient chez nous par groupe de deux ou de trois,

supposément pour jouer une partie de scrabble. Mais moi, je voyais bien

qu'entre deux voyelles et trois consonnes, elles reluquaient toutes du côté de la

robe de chambre infroissable de ma mère.

Il faut dire que les membres de ma famille sont sujets depuis des siècles à

une hérédité pleine de petites et de grandes démences. Si j'ai été épargné, je le

dois au dévouement exemplaire de ma nourrice. On m'a raconté que deux

heures à peine après ma naissanc:e, elle se serait traînée à genoux de l'hôpital

jusqu'aux portes de la grande cathédrale. E"e y aurait fait brûler douze

douzaines de beaux cierges blancs dans le seul but de solliciter en ma faveur la

tutelle d'un saint spécialiste en la question. A ce jour, mon immunité ne m'a

jamais fait défaut. Quant à mon talent pour le repassage, je ne sais vraiment

d'où il me vient.

.......

-5-

Mes sommeils sont pleins de cauchemars. Et comble de malchance,

j'appartiens à la race des hommes totalement dépourvus d'imagination. Mes

rêves les plus extravagants ne sont que la reconstitution plus ou moins exacte

d'un épisode particulièrement déplaisant de la veille ou de ma vie antérieure.

Il Y a quelques semaines, par exemple, un de ces vilains rêves m'a fait

passer toute une nuit au chevet de mes dix ans. la scène se déroulait chez mon

grand-père maternel, où toute la parenté s'était réunie pour célébrer le réveillon

de Noël. J'ai revu, dans le fond de la pièce à côté du piano droit, ma tante Mia et

sa chaise berçante. Tous les enfants savaient d'instinct qu'il fallait jouer loin

d'elle. Elle n'était pas vraiment méchante, juste un peu insociable. Tante Mia

passait la moitié de la soirée à nettoyer son fauteuil avec un mouchoir de papier:

elle astiquait longuement les deux bras de chêne, elle secouait le vieux coussin

de percale, elle examinait interminablement toutes les coutures du dossier et, à

quatre pattes sur le plancher, elle inspectait les barreaux et les pieds de sa

chaise. Durant l'autre moitié de la soirée, elle s'appliquait à lisser très

soigneusement les longs plis de sa jupe infroissable tout en se berçant à un

rythme ahurissant.

(

(

57

Il était presque minuit et les adultes venaient de céder, non sans

résistance, aux demandes répétées des tout-petits: on allait enfin déballer les

cadeaux , Alors que la famille se pressait avec entrain autour de l'arbre, mon

père fit une entrée retentissante au salon. Coiffé d'un vaste sombrero

d'inspiration mexicaine, il brandissait avec exaltation un "ukulélé" tahitien que

lui avait offert jadis un brave pêCheur de requins. ccVeuillez noter, cher auditoire,

qua la caisse de cet admirable instrument est recouverte d'une véritable peau

de chien 1", précisa-t-jJ aussitôt tout en flattant gentiment la dépouille du petit

canin. Il se mit ensuite à entonner d'une voix singulièrement inspirée les plus

grands succès du King, Elvis Presley.

Dès les toutes premières mesures, mon cousin Léo se mit à courir comme

un fou d'un bout à l'autre de la pièce en poussant des cris suraigus. On aurait dit

qu'il était en transe : son corps était agité par des tremblements nerveux. Tantôt

il s'affaissait sur le sol, tantôt il tournoyait convulsivement. ccC'est la folie du rock

and roll" nous expliqua son père, l'air visiblement découragé.

Par ailleurs, la nuit dernière j'ai assisté aux préparatifs d'un Noêl beaucoup

plus récent. Mais curieusement, je serais bien embarrassé d'en préciser le lieu

ou l'année, et même d'identifier la jeune femme qui y figurait.

Elle m'avait traîné de force dans une de ces petites boutiques à la mode du

centre-ville. Je crois qu'elle désirait connaître mon opinion au sujet d'une robe

qu'elle rêvait de porter le soir de Noêl. Quand elle a momentanément disparu

dans une cabine d'essayage avec une pile de vêtements sous les bras, moi, j'ai

tout de suite présenté ma carte de crédit à la caissière. Lorsque la jeune femme

est revenue avec une robe de velours noir, la vendeuse s'est fait un plaisir de

nous rassurer sur la qualité de son choix: ccAhl mais quel excellent achat!

Croyez-moi, mademoiselle Geneviève. Et vous verrez comme cette petite

--58

robe-là convient parfaitement à toutes les occasions : les cocktails, les

funérailles, les mariages (oh 1 mais je vois que vous êtes fiancée 1 félicitations 1),

les réceptions, les parties d'huîtres, ies cérémonies religieuses, les concerts

rock, les voyages organisés, les baptêmes de l'air, les lancements de livres, les

matchs de football, les enterrements de vie de garçon, les naissances ... "

Nous étions à peine arrivés à son appartement - je n'avais même pas eu le

temps de refermer la porte d'entrée - que mademoiselle Geneviève se

déshabillait dans le vestibule. En-dessous de sa jupe et de son chemisier de

coton, il y avait une autre jupe et un autre chemisier de couleur différente : en

tout dix autres jupes et dix autres chemisiers de coton qui convenaient vraiment

à toutes les occasions. Un grand strip-tease polychrome. Par pudeur, j'ai fermé

les yeux un moment.

Lorsque je les ai rouverts, mademoiselle Geneviève était rendue dans la

cuisine, affairée au beau milieu d'une douzaine de chaudrons bouillants. Ses

longs cheveux noirs trempaient dans la soupe. Elle paraissait assez jeune, au

début de la vingtaine assurément. Elle portait une bague de fiançailles à chacun

de ses dix doigts et par-dessus sa robe neuve, elle avait enfilé un magnifique

tablier brodé en or véritable. Ça brillait comme un coucher de soleil à l'automne

au chalet de mon oncle Joe.

Au milieu des préparatifs, elle semblait ignorer totalement ma présence. A

vrai dire, je regrettais déjà de lui avoir acheté cette petite robe de velours.

J'aurais peut-être dû attendre de mieux la connaître. Ma mère n'aurait pas

approuvé cela. Naturellement, lorsque j'ai voulu m'approcher d'elle pour lui

demander la permission de m'en aller, je me suis alors bêtement réveillé.

Sans cri, sans sueur, sans geste brusque: j'ai simplement ouvert les yeux.

C'est à peine si mon pouls trahissait une infime émotion. Juste la gorge un peu

(

(

59

sèche. Normal. Parfaitement normal. Il faisait noir mais je devinais la silhouette

rassurante de la commode de jaspe. Le tiroir des objets bleus était resté

entrouvert. Je me suis levé tranquillement, comme si rien n'était arrivé, comme si

j'avais simplement soif. Comme si je mourrais de soif. Je me suis dirigé sans

peine jusqu'au robinet parce que je connais l'emplacement exact de tous les

objets de ma chambre. C'est un parcours direct, sans embûche.

J'ai bu tant que j'ai pu. L'eau d'ici a un gôut très désagréable. Un goût de

soufre très prononcé. Curieusement, la nuit dernière elle était buvable. Je suis

revenu dans le lit m'enrouler dans les draps encore chauds. Je me suis retourné

sur le ventre et j'ai posé ma joue droite sur l'oreiller. Il me semble que ça faisait

longtemps que j'avais essayé cette position-là. D'habitude, je m'endors sur le

dos, les deux mains croisées sur le thorax, les deux index frôlant les clavicules,

et les pieds pointés, l'un vers le nord, l'autre vers l'ouest.

Quand j'étais petit, ma mère nous versait un grand verre de rhum pour

nous endormir. Des années plus tard, lorsque j'ai eu dix-sept ou dix-huit ans, je

m'endormais plutôt en serrant mon oreiller dans mes deux bras, après avoir pris

soin de pétrir le sac de plumes en le rétrécissant à peu près au centre, de telle

sorte qu'à la fin il me semblait que mon oreiller avait un cou. Alors pour

m'endormir, je calais ma tête un peu en bas du cou, c'est-à-dire entre les deux

seins chauds d'Isa, de Liz, de Sof ou d'Ana.

La nuit dernière, puisque je me trouvais déjà étendu sur le ventre, j'ai

entouré l'oreiller de mes deux bras, j'ai glissé ma tête contre sa poitrine et j'ai

murmuré, le plus doucement possible, «Geneviève ... ".

-"

-6-

J'ai commencé par défaire, oeillet par oeillet. les deux lacets de mes

richelieus. Lorsque je les chausse, j'ai beau me retenir, contrôler la tension, faire

les boucles les plus détendues possible, rien n'y fait : je me retrouve

continuellement avec des lacets tout boudinés entre les mains. C'est désolant.

Je les ai enlevés et en désespoir de cause, je les ai encore mis de côté pour le

repassage.

Je m'apprêtais à ouvrir ma boîte de cirage militaire lorsque J'ai entendu

frapper à la porte d'entrée. Et si c'était déjà mon frère? Il fallait absolument que

je fasse bonne impression. J'ai donc sauté nu-pieds dans mes richelieus et je

me suis traîné tant bien que mal jusqu'au vestibule.

A travers les carreaux vitrés de la porte, j'ai reconnu ma fille unique, Moe,

et Bob, son amant. J'ai éprouvé des difficultés inouïes à leur ouvrir la porte. Je

n'ai jamais vu un calfeutrage aussi étanche. Apparemment eux non plus, si j'en

juge par leur profonde stupéfaction exprimée au passage.

- Tu parles ! Il Y a des heures et des heures de travail là-dedans , s'est

exclamée Moe, pleine d'admiration.

Après un silence prudent, Bob s'est dirigé vers le salon:

- Comme ça, toujours rien de ne'uf?

Ils ont poliment refusé de s'asseoir, mais Bob est allé se chercher un grand

verre d'eau froide à la cuisine.

(

61

- Alors, tout va bien papa? m'a demandé Moe.

- Plut6t bien. Je suis très occupé ces temps-ci.

- Vraiment? Tant mieux. Tu sais, papa, j'aimerais beaucoup que tu

acceptes notre invitation à souper. D'abord, tu n'as jamais visité notre

appanement et puis ça vous donnerait la chance à tous les deux de faire plus

ample connaissance, non?

Bob se tenait dans l'embrasure de la porte de la cuisine, les yeux rivés sur

ma collection de natures mortes. Il s'est même approché de ma toute dernière

acquisition, une belle cuisse de poulet rôti. Il avait l'air d'apprécier. Bob est sans

aucun doute un fin connaisseur.

Pendant ce temps, Moe avait tiré d'un sac une petite chemise de canon

bleu pâle qu'elle m'a présentée timidement :

- C'est le manuscrit d'un roman, m'a-t-elle expliqué, tu pourrais peut-être y

jeter un coup d'oeil? Ça te rappellera sûrement tes propres textes. Et puis ça te

fera du bien de lire, j'en suis certaine.

Elle mentait. Je ne possédais pas la compétence requise pour apprécier ce

genre de travail. La preuve : lire le moindre mot, ça m'embêtait énormément.

Bien entendu, j'avais appris à lire à l'école primaire, mais je souffrais depuis

longtemps déjà d'une forte allergie à ce genre d'adivité. Peut-être avais-je trop

lu. Ou trop écrit. Peu importe.

Je lui ai fait iamarquer en souriant d'une façon que je souhaitais la plus

convaincante possible que je me dévouais exclusivement à la cause des objets.

A ces mots, Bob a calé son verre d'eau sulfureuse d'un trait. Quelle mauvaise

habitude, un beau jour il s'étouffera. Quant à Moe, elle n'a rien répondu, mais

visiblement mon refus lui avait causé beaucoup de chagrin.

Pour lui faire plaisir, et uniquement dans ce but, j'ai ouvert la chemise de

carton. A ma grande surprise, elle ne contenait qu'une dizaine de feuilles

couvenes par une écriture volontairement élargie. On aurait dit que pour arriver

62

à la fin de chaque page plus rapidement, les mots escamotaient les fins de

ligne, triplaient les interlignes et flottaient par paragraphes entiers sur une mer

de papier blanc.

Moe s'est empressée de me confier:

- J'ai commencé à écrire il y a environ quatre ans. Au début, j'avais le goût

d'inventer une brève histoire d'amour entre deux arbres fruitiers. Et puis un soir

dans l'autobus, il m'est venu un titre formidable: "Langage animal". C'est

poignant, non? Mais écoute bien, la semaine dernière en revenant de l'épicerie

avec Bob, j'ai compris que je devais absolument écrire une version moderne et

améliorée de l'arche de Noé ...

- Moe, a timidement ajouté Bob, il faudrait peut-être y aller maintenant si on

ne veut pas arriver en retard.

- Bon. Alors papa, je te confie toutes les premières pages des histoires que

je viens de te raconter. Mais tu verras, il y en a encore au moins six ou sept

autres. Le problème c'est que je n'arrive pas à choisir la meilleure. Mais je suis

certaine que tu sauras bien me conseiller. J'ai confiance en toi.

Elle s'est penchée pour reprendre son sac.

- Bob, fais donc un peu attention au ruban gommé !

" était déjà arrivé à la porte, Bob. Prêt à partir. " s'est tourné vers moi, il m'a

cordialement tendu la main et il m'a proposé :

- La prochaine fois, si vous le voulez bien, je vous apporterai une belle

paire de lacets neufs.

- Merci, mais ce ne sera pas nécessaire: je repasse les miens dès cet

après-midi.

En voyant son air dérouté, je me suis dit que j'aurais peut-être dû accepter

son offre, ne serait-ce que pour lui faire plaisir. Les gens sont parfois si

(

(

63

susceptibles 1 Pour me reprendre, je lui ai suggéré de m'envoyer des lettres

pour ma nouvelle collection de timbres. Il ne m'a rien promis, mais j'espère bien

qu'il s'en souviendra.

· "

-

-7-

J'habite dans un quartier de l'est assez difficile d'accès et très peu

fréquenté, sinon par des héros de bas de gamme (travailleurs sociaux,

infirmières, bénévoles, âmes charitables et philanthropes de tout acabit). C'est

un quartier où la vertu s'affiche. forçant les adeptes du vice à se livrer à leurs

multiples désordres exclusivement dans le privé. Personnellement, j'ignore tout

de l'existence de mes propres voisins. Il arrive parfois que j'entende une porte

claquer quelque part dans l'immeuble. C'est peut-être aussi le vent.

De bonne heure ce matin, comme j'inspectais les rideaux de la fenêtre du

salon, j'ai aperçu du coin de l'oeil une automobile virer à l'intersection de la rue

Brixton et de la rue Victoria. Elle est venue se garer juste en face d'une borne

fontaine située à moins de quinze mètres de chez moi. Un homme est sorti du

véhicule. Il portait une veste de ploutocrate. C'est seulement lorsqu'il s'est

approché à quelques pas de mon immeuble que j'ai pu l'identifier : c'était mon

frère Ric.

En attendant qu'il arrive, je me suis assis dans un fauteuil de cuirette gris

qui avait été abandonné par le dernier locataire de l'appartement. Le jour de

mon emménagement, je l'ai immédiatement accepté dans mon coeur et depuis

ce temps, j'en ai pris soin comme l'un des miens. En allongeant mes jambes sur

un pouf assorti, j'ai mib bien en évidence mes richelieus fraîchement cirés.

(

(

------------

65

Ensuite, pour avoir l'air véritablement occupé, j'ai allumé le téléviseur et j'ai

sélectionné le réseau T ~Ié-achats. Cette chaine met en vedette la plus belle

collection d'objets jamEl:s vue. Tout le jour, on voit défiler à l'écran des figurines

en porcelaine, des bijoux, des canifs suisses, des foulards ... C'est très

divertissant.

- Mais c'est vraiment tout petit chez toi 1 Et puis tellement sombre 1

Sérieusement, comment fais-tu pour vivre ici? Tu sais que je peux t'offrir

beaucoup mieux.

Ric était entré juste au moment où l'on présentait à la télévision un

splendide lion de plâtre. S'il a franchi la porte d'entrée sans effort apparent, c'est

qu'hier j'ai considérablement réduit le calfeutrage. Nous sommes jeudi, le risque

de contamination radioactive a beaucoup diminué. Ric avanç~it dans ma

direction, à petits pas, tout pimpant. A cet instant, j'ai réalisé pour la première

fois à quel point il ressemblait à notre père. Ric porte, avec le même orgueil, une

vilaine moustache en croc qu'il tortille et retrousse sans cesse, à un point tel que

ses deux index sont aujourd'hui complètement déformés.

- Ecoute, je n'ai pas l'intention de te déranger bien longtemps, m'a-t-il

annoncé. Je viens tout simplement prendre de tes nouvelles. Et d'ailleurs, je

constate avec plaisir que tu sembles déjà te porter beaucoup mieux. Je gagerais

que c'est le beau temps des derniers jours qui te revigore.

- Je ne quitte jamais l'appartement. Je suis très occupé ces temps-ci.

- Vraiment 1 Alors, explique-moi donc à quoi tu consacres tes grandes

journées? Tu ne travailles pas, tu ne lis plus et tu refuses même de sortir. Ne me

dis surtout pas que tu restes assis dans cet épouvantable fauteuil à écouter le

télé du matin au soir 1 Si au moins tu possédais un appareil couleur 1

- Tu serais surpris de voir comme la programmation s'est améliorée depuis

notre enfance, lui ai-je indiqué. Tiens, par exemple, prends le réseau

Télé-achats ...

66

- Le réseau Télé-achats? a-t-il répété. Tu sais, on me parle beaucoup de

toi. on s'inquiète à ton sujet et j'avoue sincèrement n'y rien comprendre. Ça ri","

à quoi cette nouvelle "passion pour les objets"? C'est pas sérieux!

- Au fait, Ric, n'as-tu rien remarqué? lui ai-je demandé en battant

légèrement des pieds sur le pouf.

Avant de continuer, Ric a poussé un long soupir.

- Ecoute, je te répète que depuis quelque temps ça jase beaucoup dans la

famille. On se pose des tas de questions, on émet toutes sortes d'hypothèses. Il

s'en trouve même quelques-uns qui te croient devenu complètement fou et qui

pensent qu'il serait grand temps de te placer en institution.

- Ne me mêlez surtout pas à vos histoires de famille, lui al-Je aussitôt

répliqué. Moi, j'ai eu la chance d'avoir une nourrice.

Cet argument semblait avoir décontenancé Ric. Sans perdre un instant, j'ai

enchaîné:

- Tu sais, on m'a proposé tout récemment les services d'un expert en

familles de fous qui sont en crise. Je t'avertis : je n'hésiterai pas à le contacter.

- Un expert des familles de fous? a-t-il répété. Où donc as-tu pêché ça?

Non, laisse faire, je préfère ne pas le savoir. Et puis je suis très pressé. Cette

semaine, ma femme a décidé de faire le grand ménage dans nos vieilleries. Tu

la connais: une fois décidée, pas moyen de l'arrêter. Dans le grenier. elle a

trouvé quelque chose qui pourrait peut-être t'intéresser.

Rie m'a tendu une grande enveloppe brune qu'il avait tirée de la poche

intérieure de son veston ploutocrate.

- Qu'est-ce qu'il ya là-dedans? lui ai-je demandé avec méfiance.

- Ne crains rien, il s'agit tout simplement de quelques vieilles photos de

famille. Tu verras, il y a un peu de tout. J'en ai même vu une qUi a été prise à

notre tout premier camp scout: on mangeait des sauterelles. Enfin, examine-les

( 67

tranquillement et puis tu mettras de côté celles qui ne te disent rien. Lorsque je

reviendrai, on en discutera ensemble si tu veux bien ...

1/ avait mis sa main droite sur la poignée de métal de la porte d'entrée. De

sa main gauche, il a tiré une dernière fois sur sa moustache en croc.

- Je suis vraiment pressé, il faut que je file. On se ~everra bientôt.

Je suis resté assis dans mon fauteuil adoptif pour examiner le contenu de

l'enveloppe. A l'intérieur, il y avait tout au plus une trentaine de clichés. Jusqu'à

l'heure du repassage, j'ai dévisagé attentivement chaque oncle, chaque

cousine et chaque nièce dans l'espoir de retrouver celui ou celle qui aurait

inventé et colporté la rumeur de ma folie.

Finalement, j'ai arrêté mon choix sur un petit homme chauve qui ressemble

à s'y méprendre au Pape. Sur cette photo, on dirait qu'il prie, mais en réalité il

s'est endormi en lisant dans une chaise de jardin de mauvaise qualité. Cet

inconnu avait l'air franchement coupable à cause du malheur qui se lisait sur

son visage. Tout le monde sait que les gens malheureux inventent et colportent

des rumeurs fausses. Pour le punir, je l'ai relégué au dernier tiroir de ma

commode de jaspe. Celui où j'enferme les objets de couleur noire. Là, il ne

risque plus de me nuire.

-

-8-

A bout de souffle, Moe s'était affalée dans le premier fauteuil disponible, en

l'occurrence ma précieuse bergère de moleskine pourpre qui aurait appartenu

jadis à un grand prince américain. Elle avait abandonné à ses pieds deux

grosses valises de toile beige ainsi qu'un sac d'épicerie à moitié rempli.

En bon père de famille, j'ai attendu avec indulgence que sa respiration se

soit rétablie avant de procéder à l'interrogatoire:

- Alors que se passe-t-il? Bob t'a chassée de ton appartement ou bien tu

prends des vacances?

- Ni l'un, ni l'autre. Je m'installe chez toi pour la fin de semaine, m'a-t-elle

annoncé sans ménagement. Je viens te tenir compagnie.

En se relevant. elle a simplement ajouté :

- Je couche dans le salon.

Et puis elle a disparu dans la cuisine en emportant avec elle le sac de

provisions.

A vrai dire, la perspective d'un weekend monoparental ne me réjouissait

guère. Il y a une dizaine d'années, je m'y astreignais à cause de la culpabilité

du divorce. La dernière fois, si je me souviens bien, nous nous étions disputés

tous les deux lorsque j'ai tenté d'illustrer un principe de physique quantique

avec les lames rotatives de ma tondeuse à gazon. J'ai tout fait pour lui expliquer

(

(

69

la vie des électrons, mais ça ne l'intéressait pas. C'est pas n'importe quel père

qui sacrifierait sa belle tondeuse neuve pour résoudre un simple problème

scolaire.

Je sais que j'aurais dû lancer les deux valises de toile à travers la fenêtre

du salon. Je me suis ravisé, à cause de l'hiver nucléaire.

Lorsque je me suis présenté à la cuisine, j'ai trouvé Moe tout absorbée

dans sa production culinaire. Sur le comptoir, un livre de recettes volumineux

servait d'égouttoir pour une grappe de raisins blancs. A droite de l'évier, un petit

oignon faisait tranquillement naufrage dans une livre de beurre fondu. On

pouvait voir des éclaboussures de pâte jusque sur le plafond. " y avait même du

jus d'orange dans mes flûtes à champagne.

- Ça sent bon, lui ai-je avoué en m'approchant de la table.

- C'est vrai? Merci.

Comme je la regardais s'empêtrer dans ses derniers préparatifs, il m'est

soudain venu la nette impression que Moe me rappelait quelqu'un. Mais qui?

Probablement une autre femme affairée dans une autre cuisine. Pas ma mère.

Elle avait transformé la cuisine en salle de jeux. On devait prendre tous nos

repas dans le boudoir au deuxième étage. Ni mon ex-femme. Je pense que je

ne l'ai jamais vu cuisiner. Avec elle, on mangeait de la pizza ou du chinois. Je

me suis alors souvenu de la jeune femme à qui j'avais acheté une robe de

velours noir. Oui, c'est bien elle. Ma fille me faisait donc penser à mademoiselle

Geneviève. ,

J'ai attendu que Moe vienne s'asseoir à table avant de lui poser la

question:

-.....

70

- Dis, tu ne connaîtrais pas une fille qui s'appelle Geneviève?

- Ah 1 si, m'a-t-elle répondu entre deux bouchées, il y en a des tas à

l'université. Dans chaque cours, on en trouve facilement deux ou trois. Il faut

croire que les parents à cette époque ont tous lu le même roman ou vu le même

film. Enfin, moi je préfère Moe. J'aime bien les prénoms rares. Au fait, j'ai

toujours voulu savoir: est-ce que c'est toi ou bien maman qui l'a trouvé?

- C'est le coiffeur de ta grand-mère, lui ai-je avoué un peu sèchement et j'ai

tout de suite enchaîné: mais moi, la Geneviève dont je te parle, je l'al déjà

rencontrée, je suis même allé faire des achats au centre-ville avec elle.

Au début, Moe m'a semblé plutôt contrariée. J'ignore si c'est à cause de

l'origine un peu décevante de son prénom ou à cause de cette histoire de fille.

Quoi qu'il en sait, elle a pris le temps de se tailler un gros morceau de fromage

jaune et de l'étendre sur une biscotte de blé entier avant de me répondre. Elle

m'a fixé droit dans les yeux :

- Franchement, je ne vois vraiment pas à qui tu fais allusion. Je suis

désolée. Tiens, tu devrais goûter à mes brioches. Avec un peu de marmelade,

c'est un vrai délice.

Elle m'a tendu gentiment un panier rempli de pâtisseries. mais je ne

voulais pas démordre :

- Elle portait un tablier brodé d'or. Tu sais, le genre de chiffon que les

femmes portent autour de la taille pour cuisiner. Cette Geneviève-là avait mis un

tablier brodé d'or. Alors, tu es bien certaine maintenant de ne l'aVOir jamais

croisée?

- Ecoute papa, je te répète que je ne la connais absolument pas. En as-tu

parlé à l'oncle Rie lorsqu'il t'a rendu visite? Il pourrait sans doute mieux te

renseigner que moi. Et puis, qui te dit que ta Geneviève elle existe vraiment?

C'est peut-être l'héroïne d'un vieux film que tu auras tout simplement oublié, ou

(

(

71

bien une de tes anciennes élèves, une voisine, une vendeuse, la caissière du

supermarché ... Au fond, ça peut être n'importe qui . •

- Alors, si je comprends bien tu mets en doute la parole de ton propre père !

Tu me prends pour un amnésique, c'est ça? Eh bien! je te défie, Moe, de trouver

un événement, un seul, que je ne saurais reconstituer dans sa totalité 1 Allez,

choisis.

Tout de suite après avoir prononcé ces paroles, je les regrettais déjà.

D'abord parce que mes sautes d'humeur paternelles ne me montrent jamais

sous mon meilleur jour. J'ai nettement plus d'aptitudes pour le silence. Mais je

craignais surtout que Moe relève le défi. Qui sait ce qu'elle pourrait bien

inventer ... A mon grand soulagement, elle a plutôt essayé de me calmer.

- Voyons, papa, tu exagères. Et moi qui ne voulais que t'aider ... Avale plutôt

ton omelette avant qu'elle ne refroidisse.

Je n'ai pas osé insister. L'omelette était très réussie. A la fin du repas, Moe

s'est mise à faire des bulles dans son verre de lait. Depuis toujours, c'est sa

façon à elle de réclamer l'attention. A mon avis, c'est un peu exaspérant, mais à

l'époque, sa mère trouvait ça adorable ... Elle a fini par me dire:

- J'espérais que tu m'en parles le premier, mais puisque tu sembles vouloir

te taire, je suis prête à faire les premiers pas.

C'était bien ma chance ! Après le sermon de Ric, voilà que ma propre fille

allait plaider en faveur de "institutionnalisation précoce d'un bien-portant! Au

lieu de passer la journée d'hier dans la salle de bains, j'aurais dû essayer de

contacter Max pour son expert des familles de fous. Au pis aller, ça doit bien se

trouver quelque part dans l'annuaire téléphonique.

- Dis-moi franchement ce que tu penses de mes textes.

- Tes textes?

- Oui, mes textes, mes récits, mes histoires quoi!

72

- Je sais très bien de quoi tu parles, Moe. Je n'ai tout simplement pas eu le

temps de les regarder. Je te promets que j'y jetterai un coup d'oeil bientôt.

- Pourquoi pas .maintenant? " me semble que j'ai vu la chemise sur la table

du salon. Ne bouge pas, je reviens.

Au lieu de passer la journée d'hier dans la salle de bains, j'aurais dû faire

disparaître ses textes. Ça m'apprendra. Moe est revenue dans la cuisine, elle a

ouvert la chemise et l'a déposée sur la table, devant moi.

- Choisis un texte, m'a-t-elle ordonné.

J'ai tiré une feuille au hasard: «Langage animal". J'ai commencé à lire à

voix haute:

--/1 était une fois, dans un pays tranquille, une famille unie et leur chien

Mouton ... ". Ce n'est pas de la fiction, Moe, c'est une autobiographie. Le caniche

blanc qu'on t'avait offert le jour de tes cinq ans, tu l'avais baptisé "Mouton" parce

que tu étais persuadée qu'on t'avait apporté un petit agneau.

- Je me souviens que lorsqu'il s'est mis à japper au lieu de bêler, j'ai été

terriblement bouleversée. Il faut dire qu'à cette époque, j'écoutais le disque du

Petit Prince sans arrêt. J'en connaissais le texte par coeur: «Si quelqu'un aime

une fleur qui n'existe qu'à un exemplaire dans les millions et les millions

d'étoiles, ça suffit pour qu'il soit heureux quand il les regarde. Il se dit: "Ma fleur

est là quelque part ... ",).

Tous les soirs, lorsque je rentrais du travail, Moe m'entraînait de force dans

le salon, notre désert de service. Je devenais alors pilote d'une armoire en

panne et elle se changeait en petite princesse venue d'une pré-maternelle

lointaine.

- Continue à lire, papa. Le meilleur est à venir.

(

(

73

- ..... un caniche modèle. II obéissait toujours au moindre désir de ses

maÎtres qui le récompensaient par de tendres caresses et des friandises. ') Mais

c'est complètement faux 1 Il était drôlement engourdi ton Mouton. Même en

grandissant, il s'est avéré complètement inapte à faire les tours de chien les plus

simples. Incapable de faire le beau 1 Tu te souviens comme il a résisté à tous

nos efforts, à toutes nos menaces ! Mais pour aboyer, il était vraiment doué. On

aurait dit que ce caniche-là s'était donné une vocation de chien de garde.

- Ecoute, papa, j'écris de la fiction. Tout le monde sait que les chiens

dénaturés font de très mauvais romans.

- cc Malgré la bonté de ses maÎtres, Mouton s'ennuyait à mourir. Pour

remédier au spleen de son chien, le père décida d'emmener toute la famille au

cirque. Il espérait qu'au contact de ses semblables, Mouton serait ragaillardi."

Premièrement je te ferai remarquer que c'est le parc safari et non le cirque que

nous avons visité. Et deuxièmement, si nous y sommes allés en famille, c'était

uniquement pour te distraire, toi.

Je me souviens qu'il faisait une chaleur épouvantable. Le plus sage eut été

d'annuler l'excursion et de se rendre à la plage, mais je t'avais donné ma parole

d'honneur et c'est le genre d'engagement qu'il est malheureusement impossible

à un père de rompre.

Les banquettes de vinyle nous collaient aux fesses et nous brûlaient les

cuisses. Il a même fallu s'arrêter en chemin dans un petit snack-bar où on nous

a cédé à un prix exorbitant quatre nappes à carreaux pour recouvrir les sièges.

Ça sentait l'huile à patates et puis ta mère s'est mise à gueuler ...

- Je suis certaine qu'il s'agit bien du cirque parce que moi, je déteste le

parc safari. Continue.

- cc 1/ avait visé juste. Les animaux accueillirent Mouton comme l'un des

leurs. A la fin du spectacle, ils l'ont même invité à faire un tour de piste en

compagnie des tigres. Une soirée inoubliable ... " Là, tu exagères. Tu sais

--

74

pertinemment qu'au début de notre visite, nous avons été sauvagement

agressés par une bande de chimpanzés. les trois premiers ont grimpé sur le

capot, j'en ai vu au moins deux sur le coffre et les autres se sont agrippés au

porte-bagc:lges. Les invectives de Mouton et les hurlements de ta mère ne

faisaient qu'attiser la malveiilance de ces vilains quadrumanes. Pour nous punir,

ils se sont alors emparés du rétroviseur et des deux essuie-glace. Nous étions

sur le point de perdre notre antenne-radio lorsque j'ai enfoncé la pédale de

l'accélérateur.

- Papa ...

- Et veux-tu savoir comment tout s'est terminé? Non pas dans l'harmonie et

l'allégresse. Et fie-toi à moi, ils ne vécurent pas heureux jusQIJ'à la fin des temps.

Durant la nuit de jeudi, j'ai trouvé Mouton, seul dans le garage, en train de

s'exercer à faire le beau. Il y était à peu près parvenu, lorsque dans un élan un

peu trop vigoureux, il a perdu l'équilibre. Sa petite tête de caniche s'est

fracassée sur la dalle de béton sans faire de bruit.

- Vo~'ons papa, un chien ne meurt pas ainsi; c'est absurde.

- Et pourquoi donc?

- le crâne d'un animal, ça n'éclate pas sur du béton.

- On voit tout de suite qu'au niveau de l'imagination, tu tiens exclusivement

de ta mère, ma pauvre Moe.

Moe a souri.

- Tu sais, elle me dit exactement la même chose à ton sujet chaque fois

qu'elle me trouve un défaut.

J'ai pouffé de rire. Moe a rempli les tasses de café.

- Alors, que dis-tu de mon texte?

- Pas mal, mais ça manque un peu de réalisme. Franchement, tu aurais dû

donner des noms convenables à tes personnages. Et puis, à mon avis, il faudrait

(

(

75

mettre là-dedans des objets. Beaucoup d'objets. C'est bon, mais peut-être pas

assez biographique ...

- D'accord, mais tu ne me diras pas que ton dernier roman, lui, était

autobiographique!

- Mon dernier roman? Je ne m'en rappelle pas du tout, mais il devait

manquer d'objets lui aussi...

-

-9-

Pendant que Moe se savonnait tranquillement sous la douche, moi, je suis

passé au salon. Entre le canapé rose et ma longue table df5corative importée de

Taïwan, elle avait tout juste réussi à coincer un vieux sac de couchage de

l'armée qui avait appartenu à "Dogman". A sa mort, comme on ne lui connaissait

ni famille ni amis véritables, les soldats de notre régiment se sont naturellement

désignés colégataires de tous ses biens. Le matin de l'enterrement, nous nous

sommes donc entassés tous les trente dans la petite cabine du sergent. Le

partage s'est fait au prorata de la masse musculaire des héritiers. Pour ma part,

j'avais l'oeil sur une magnifique collection de bouchons de bière, mais je n'ai

finalement récolté qu'un vieux sac de couchage et une boîte de cirage.

Un peu plus loin, tout près des fenêtres, Moe avait laissé ses deux valises

de toile beige grandes ouvertes. Si je m'en suis approché, ce n'était

certainement pas pour les refermer. L'intimité des autres c'est quelque chose

que je respecte.

La première valise m'a permis d'apprécier, à sa juste valeur,

l'incompétence de ma fille en matière de gestion vestimentaire. Ainsi, en vue

d'un simple petit weekend en famille, elle s'était munie d'au moins cinq paires

de jeans, huit t-shirts blancs, quatre débardeurs de laine, une douzaine de slips

et autant de paires de chaussettes. Avait-elle réellement l'intention de rentrer

chez elle cet après-midi? N'avait-elle pas projeté plutôt de rester ici pour

toujours?

(

(

77

A l'intérieur de la seconde valise, il y avait vraiment de tout: des produits

de beauté hypo-allergènes au réveille-matin à affichage numérique, en passant

par une provision plus que suffisante de capsules vitaminées. Au fond de cette

valise, juste en-dessous d'une pile de partitions musicales pour violoncelle, j'ai

remarqué une grande serviette éponge de couleur noire. Je me suis dit que Moe

allait bientôt sortir de la douche. A tout moment, c'est certain, elle pouvait me

réclamer cette grande serviette. J'ai voulu prendre les devants, lui rendre un

petit service, mais j'ai eu la stupéfaction de repêcher, à la place d'une serviette

éponge, une robe de velours noir.

Par mesure de prudence, j'ai prêté l'oreille, juste un instant, en direction de

la salle de bains. l'eau continuait de couler sous la douche. Parfait. D'un geste

ferme, j'ai empoigné hl robe de Ge:neviève, je me suis relevé d'un bond et je me

suis approché de la fenêtre pour bénéficier d'un meilleur éclairage. C'était un

petit matin gris qui se collait sur mes rideaux de cretonne bien pressés.

J'ai porté la robe tout au bout de mes bras, en la soutenant bien solidement

par les épaulettes. A cause de la petite taille de Geneviève, 01. ~urait dit une

jolie robe de poupée. J'ai retrouvé sous mes doigts la douceur du velours et j'ai

reconnu la simplicité de sa coupe. C'était bien la robe que je lui avais achetée.

J'en aurais mis ma main au feu.

J'étais calme en dedans. Je me suis agenouillé en face de la valise. le

plancher et mes os ont craqué, simultanément. Avec mille précautions, j'ai

déposé la robe noire par-dessus la pile de partitions. Sans plus attendre, j'ai

repris mes fouilles.

En soulevant un couvercle, au hasard, j'ai trouvé les dix doigts de

Geneviève enveloppés dans du plastique et dissimulés à l'intérieur d'une boîte

de langue-de-chat. Juste un peu plus loin, camouflées parmi les fournitures et

, )

78

les dentelles d'un nécessaire de couture, je suis tombé sur une dizaine de

bobines de longs cheveux de femme. Finalement, en débouchant le tube de

comprimés d'aspirine, c'est avec horreur que j'ai vu choir dans ma main ses

trente-deux dents blanches.

Je n'ai pas insisté. J'en savais bien assez long. J'avais là toutes les

preuves nécessaires pour authentifier l'existence de mademOiselle Geneviève

et pour envoyer ma fille en prison pour les quinze prochaines années.

J'ai remarqué tout à coup que je ne percevais plus le chuintement des

robinets de la salle de bains. Sans perdre une seconde, J'ai traversé le salon et

je me suis dirigé à toute vitesse vers ma chambre. J'ai ouvert le dernier tiroir de

ma commode de jaspe et j'y ai enfoui le plus profondément possible la robe de

velours noir.

Juste au moment où je refermais le tiroir, Moe est sortie de la sall& de

bains.

- Ça fait du bien, a-t-elle déclaré en s'arrêtant juste devant ma porte.

J'ai essayé de lui sourire d'une façon naturelle et je l'ai suivie jusqu'au

salon. Pour détourner son attention des valises en désordre, Je me SUIS mis à

improviser:

- Ah oui! j'allais oublier ... Moe, pendant que tu étais sous la douche, tu as

reçu un appel téléphonique.

- Ici? Mais qui donc?

Pour me donner un peu de crédibilité, j':.i fait semblant de chercher un

message sur la table décorative importée de Taïwan, j'ai fouillé dans toutes mes

poches, j'ai même vidé les cendriers en terre cuite. Enfin, je lui ai expliqué:

- Euh ... tu sais moi et la mémoire des noms ... En tous cas, je sais que c'était

une de tes copines. Elle avait. si je me souviens bien, une voix particulièrement

aiguë.

79

Moe a d'abord froncé les sourcils, puis elle s'est assise en indien sur le

canapé rose comme pour mieux réfléchir. Je commençais à m'affoler, lorsque

finalement elle a déclaré :

- Ah ! ça ne peut être qu'Ida.

- Oui, c'était bien Ida, lui ai-je confirmé immédiatement. Ça me revient

maintenant. Elle a dit: «Vous lui direz que c'est de la part d'Ida".

Pour produire un effet maximum, j'ai cité les paroles de sa copine en

prenant ma plus belle voix de fausset. Moe a éclaté de rire. Elle a même dû

tJssuyer une larme avant de poursuivre la conversation :

- Eh bien, dis-moi papa, qu'est-ce qu'elle me voulait cette fille?

- Elle dé sire te rencontrer chez toi le plus tôt possible. Elle a ajouté que

c'était une affaire urgente, (ede la plus haute importance".

- Bon, je suppose qu'elle t'a laissé un numéro où je peux la rejoindre?

- Pas vraiment.

- Quoi?

- Elle a préféré fixer elle-même le rendez-vous. Elle m'a demandé de

t'annoncer qu'elle serait chez toi vers 11 h30.

Naturellement, Moe s'est penchée pour regarder sa montre. Aussitôt, elle

s'est exclamée :

- Mais tu n'y penses pas ! 11 h30 ! Il faudrait que je parte dans quelques

minutes ! Dieu que c'est bête ! Papa, es-tu bien certain de l'heure du

rendez-vous?

- Mais oui, je t'a~.sure que c'est exactement ce qu'elle m'a dit. Voyons, si tu

te dépêches un peu, tu auras tout le temps voulu. Va t'habiller, moi, je me

charge des bagages.

Sans me répondre, elle a filé tout droit ver:; la salle de bains en emportant

sous le bras un paquet de vêtements propres. Parfait. Pendant ce temps-là, je

-

80

m'étais approché du sac de couchage. Je l'ai roulé exactement comme le grand

Lou me l'avait montré autrefois chez les scouts. On commençait par rabattre les

extrémités du sac l'une sur l'autre, pour ensuite enrouler le tout progressivement

des pieds vers la tête. Je n'ai rien oublié. Et pas moins débrouillard qu'un

louveteau, j'ai arraché le fil électrique du séchoir à cheveux de Moe pour

attacher le rouleau.

Après avoir bouclé les deux valises de toile, je les ai transportées jusqu'au

vestibule où j'ai attendu Moe, la main droite solidement appuyée sur la poignée

de la porte d'entrée. Presque aussitôt elle est apparue en grommelant:

- Tu parles d'une histoire! Je prévoyais justement t'emmener voir un match

dg football cet après-midi. Toi qui as toujours aimé le sport, tu dois être déçu.

Elle mentait. Je n'ai jamais aimé les sports.

- Mais qu'est-ce que je vais faire des billets maintenant?

- Tu peux certainement inviter quelqu'un d'autre à ma pltice. Tiens, et

pourquoi pas ton amie Ana, lui ai-je suggéré en ouvrant la porte. Nous deux, on

se reprendra.

- Ana, quelle Ana?

- Je veux dire Ida 1 Tu sais, moi et la mémoire des noms ...

- Bon, ce sera pour une autre fois. Salut papa!

Elle est sortie. De ma fenêtre, je l'ai vu traverser la rue Brixton. Au coin de

Victoria, elle a attendu l'autobus p~?S de quinze minutes. Je me disais qu'à tout

moment, elle s'impatienterait. J'étais certain qu'elle reviendrait chez moi en me

disant: cc Tant pis pour Ana, je préfère assister au match de football avec toi. De

toute façon, je n'arriverai jamais à temps. Il

( 81

Au moment où l'autobus s'est finalement présenté, j'ai pensé que j'aurais

dû lui demander de rappeler à Bob de m'envoyer une lettre. Je n'ai encore rien

reçu. Je suis resté encore longtemps debout à la fenêtre du salon. Je craignais

de la voir revenir. J'aime beaucoup ma fille, mais il faut qu'elle apprenne à se

détacher de son père.

Quand j'étais gamin, moi aussi je devais prendre l'autobus à tous les

matins pour me rendre à l'école. Mais il arrivait souvent qu'à l'arrêt suivant je

descende avec tous les ouvriers de l'usine de cartonnage, J'allais les

reconduire jusqu'à la porte de leur chantier et je continuais en frôlant les briques

des duplex de la rue Prince. Je retoumais chez moi espionner ma mère. J'étais

persuadé qu'elle menait une vie secrète : dès que son petit dernier avait franchi

la porte du 3460 Dupuis, ma mère devenait quelqu'un d'autre. C'était certain.

Je la surveillais à travers la moustiquaire d'une petite fenêtre de la cuisine.

Elle aurait pu me voir, mais elle ne regardait jamais de ce côté. Je la retrouvais

assise dans la cuisine, accoudée à sa planche à repasser. Elle avalait des

petites gorgées dans une grande tasse de céramique. Sur la tasse, il y avait un

paysage de montagne avec des skieurs et des chèvres. C'était sa tasse

préférée. Elle y dégustait son café espagnol. Elle regardait toujours par terre, les

yeux dans le vague.

En étirant le bras, elle arrivait à toucher la poignée métallique d'un tiroir du

buffet. Elle allait chercher au fond un vieux paquet de cartes avec une photo de

la Reine en maillot de bain. Toute la journée, elle s'adonnait à des jeux de

patience. Entre deux gorgées de café espagnol, elle battait les cartes, les étalait,

puis les retournait une par une: le cinq de coeur, le valet de trèfle, l'as de pique,

le dix de carreau ... Moi, j'ai toujours eu un faible pour le roi de coeur. " avait l'air

impuissant et c'était le seul qui ne portait pas de moustache en croc.

82

A midi, ma mère ne mangeait pas, elle buvait. SI le téléphone sonnait, elle

approchait l'appareil de la table et elle continuait son jeu tout en parlant. Si le

carillon à la porte d'entrée tintait, elle n'allait jamais OUVrir.

A quatre heures moins quart, je n'avais toujours rien mangé et j'avais des

fourmis dans les jambes. J'espérais encore qu'il arnve quelque chose.

N'importe quoi. Soudain ma mère rangeait toutes les cartes au fond du tiroir.

Elle se levait sans se presser, puis secouait un peu ses longues Jambes

fatiguées en s'appuyant sur le molleton de la planche à repasser. Quelquefois,

je la voyais rire. Ensuite, elle titubait jusque dans sa chambre à coucher d'où

elle ressortait tout habillée, maquillée et bien coiffée.

Lorsque je la voyais se poster derrière les rideaux du salon, je me

précipitais vers l'arrêt d'autobus de l'usine de cartonnage. Les travailleurs, eux,

ne sortaient pas de leur grosse boite de béton avant cinq heures. En arrivant,

elle m'embrassait affectueusement sur la joue avant de m'entrainer sur la table

ovale de la cuisine pour ma leçon de Monopoly.

J'étais à peu près certain que Moe ne reviendrait pas. Je me SUIS alors calé

bien confortablement dans mon fauteuil de cuir.;ae gris et j'ai allumé le

téléviseur noir et blanc. Pour avoir l'air sérieux, j'ai mis mes lunettes à monture

d'écaille. Je suis tombé sur un mobilier de cuisine en noyer comprenant une

table, trois chaises droites et un vaissei:er. Style Louis XV. Le tout en très bon

état. On en demande 8000$. Ça m'a paru un bon achat.

A la fin de l'après-midi, quand j'ai revu passer à l'écran exactement le

même mobilier, j'ai décidé de faire un tour dans ma chambre. J'ai retiré la robe

de velours noir du dernier tiroir et j'ai constaté qu'elle était froissée. J'ai donc

sorti le fer et la planche à repasser. Je les ai installés dans la cuisine, le long du

(

(

83

comptoir où il y a une prise électrique sur le mur. J'ai retourné la robe à l'envers

parce qu'autrement, je risquais de brûler l'étoffe. Si Geneviève veut la porter à

Noël, il faut que j'y fasse attention.

-10-

Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien faire là, tous les deux, devant la porte de

mon appartement, un lundi matin de grande lavasse? On aurait dit deux

éponges géantes, des hommes-éponges avec de grosses boulettes de doigts

suspendues au bout de chaque bras. Ça sentait le ver de terre à plein nez.

J'aurais donc dû rester couché.

Tout à coup j'ai entendu un bruit inquiétant, c'était comme le glouglou

d'une baignoire qui se vide. Max venait de se moucher. Il m'a demandé en

toisant mon pyjama de flanelle :

- Alors vieux, tu nous laisses entrer?

En avais-je seulement le choix? Max et l'inconnu se sont alors traînés

jusqu'au milieu du salon. L'inconnu a tiré un joli calepin noir de la poche droite

de son manteau. C'était un modèle de luxe, ce qui se fait de mieux dans le

genre avec couverture cartonnée et papier ligné. S'il revient une autre fois, Je lui

proposerai de l'échanger contre celui de la salle de bains. Du regard, il a

rapidement fait le tour de la pièce tout en ponctuant sa petite inspection de

quelques "ouais" pas très flatteurs. Il a pris des notes.

Max s'est mis à fouiller, à son tour, dans une des poches de son

imperméable où apparemment une quantité d'eau de pluie assez considérable

s'était accumulée. Il en a extrait une poignée de petits papiers mouillés qu'il a

asséchés sommairement en soufflant dessus.

(

(

85

- Tu veux une gomme? m'a-t-il demandé en me tendant un bâtonnet à peu

près méconnaissable. Rien de tel pour enrayer la mauvaise haleine du matin,

hein?

Il est brusquement parti d'un rire méchant. De tous mes petits camarades

de classe d'autrefois, Max était celui que les institutrices préféraient. Je me

souviens que durant la récréation elles trouvaient toujours un excellent prétexte

pour le retenir en classe, pour le garder auprès d'elles. Sacré Max 1 Pas

surprenant que par la suite il ait développé un penchant pour les femmes plus

âgées que lui. Un soir, je l'avais invité à souper pour lui présenter ma femme;

après la salade au riz, je crois qu'ils ont senti mutuellement qu'ils étaient faits

pour s'entendre.

Non pas qu'elle soit beaucoup plus vieille que lui, non, je pense même

qu'elle est sa cadette de quelques mois. Mais en revanche, pour une femme de

vingt-cinq ans, elle affichait déjà à cetta époque des manies de vieux, des idées

particulièrement démodées et des valeurs complètement anachroniques.

Qu'est-ce que ce doit être aujourd'hui ,

- Quel temps de chien! s'est exclamé Max pour briser le silence. Tu sais

qu'on prévoit des averses pour toute la semaine? Un vrai cauchemar. Si tu veux

mon avis ...

- Je n'attendais pas ta visite avant plusieurs semaines, lui ai-je fait

remarquer en lui coupant la parole. C'est lui ton expert?

A vrai dire, il avait l'air un peu contrarié que je l'aie interrompu. Pour

retrouver son équilibre, il s'est approché de la fenêtre. L'inconnu continuait à

prendre des notes.

- L'expert? C'est lui, bien sûr. Nous avons rendez-vous avec un gars de la

22e rue, m'a-t-il précisé en pointant du doigt un quartier qu'on ne voyait même

86

pas. Alors j'en ai profité pour venir te saluer. D'ailleurs, tu le connais ce gars-là.

C'est le propriétaire du bar "top Jess" sur le boulevard Janvier. Après ton divorce,

tu passais tes fins de semaine en compagnie de ses plus belles filles' On

racontait même que tu étais tombé amoureux de la plus jeune et qu'elle t'avait

complètement ruiné. C'est pas vrai? Ah 1 le bon vieux temps ! Dis, t'aurais pas

par hasard quelque chose de fort? Un petit verre de gin, par exemple. Moi, je

meurs de soif.

Et pour preuve de ce qu'il avançait. il m'a montré sa grosse langue noirâtre

pleine d'ulcères. L'expert prenait tout en note. Je me SUIS immédiatement rendu

à la cuisine et je lui ai versé un grand verre de vinaigre blanc. C'est ce que

j'avais de plus fort à lui offrir. Il n'en a avalé qu'une seule gorgée, le reste s'est

déversé sur la moquette du salon.

Il est devenu tout pâle. Il m'a regardé fixement comme pour me jeter un

sort. " a tiré son expert par la manche de son manteau et il est sorti en beuglant:

- res complètement fou ! res complètement fou! Va falloir t'enfermer ...

Moi, j'ai éclaté d'un grand rire méchant.

(

( ' ..

- 11-

D'abord il Y a eu un grand éclair et durant une fraction de seconde il a fait

clair comme en plein jour. Presque simultanément, on a ressenti une secousse

terrible. Mes tableaux, accrochés dans le corridor, ont dégringolé un à un sur la

moquette. Une perte totale. La foudre était tombée, encore une fois, sur le toit de

notre immeuble. C'est la faute du nouveau concierge. Cette idée aussi de

vouloir se doter du plus long paratonnerre du quartier 1

Et pour finir, bien sûr, une panne d'électricité. A ce moment-là, je me

trouvais dans le vestibule. Je venais d'ouvrir la porte d'entrée au petit camelot

du Journal des Affaires. Il m'a dit qu'il était venu réclamer des sous. Je ne sais

pas s'il avait dix ans. C'était un petit garçon avec la peau et les os fragiles. Il

portait une magnifique casquette de base bail rouge qui aurait vraiment fait belle

figure dans mon second tiroir d'objets, juste à côté du foulard et des mitaines de

ma nourrice.

A son âge, c'est normal, j'étais terrifié par la foudre. Peut-être qu'il avait

encore un peu peur. Pour le rassurer, je l'ai invité à s'asseoir dans ma bergère

de moleskine pourpre.

- Ne bouge pas de là, champion, je reviens avec des chandelles dans deux

minutes.

88

Il Y a deux semaines environ, j'avais justement simulé une longue panne

d'électricité. Quelle chance inouïe ! Par conséquent, je me souvenais

parfaitement où j'avais entreposé mes trente bougies de secours et mes trois

grosses boîtes d'allumettes. Au fond de la grosse casserole de cuivre, il ne

restait plus que deux petits bouts de chandelle et une seule allumette. Je n'avais

pas prévu qu'un jour j'en aurais vraiment besoin.

A mon retour, l'enfant m'a demandé:

- Monsieur, veux-tu me payer tout de suite. Il faut que je rentre chez nous.

Je me suis rendu à la salle de bains chercher mon carnet de faux chèques.

En ouvrant la porte de l'armoire à pharmacie, j'ai été bien surpris de trouver sur

une étagère un tube de dentifrice. Un énorme tube neuf qui prenait l'espace de

toute une rangée. Qu'est-ce qu'il pouvait bien faire là? Un tube de dentifrice

dans mon armoire à pharmacie ! Et pourquoi pas un rasoir électrique tant qu'à y

être , Impossible de trouver quoi que ce soit dans ce fouillis total. J'ai fait preuve

d'un courage extraordinaire pour retrouver mon carnet de faux chèques.

De retour au salon, j'ai voulu engager la conversation avec mon jeune

camelot:

- Tu dois avoir beaucoup de clients. Le journal que tu livres est très bien

imprimé.

- J'ai beaucoup de travail, presque tout le quartier est abonné.

- Dis, tu n'aurais pas parmi tes clients une jeune fille qui s'appelle

mademoiselle Geneviève?

- Tu parles de la fille qui habite dans l'appartement juste de l'autre côté de

la rue? Tu la connais? E"e me doit de l'argent. C'est embêtant. Toi, tu inscris

43.50$ sur ton chèque. Quarante-trois et cinquante. Merci monsieur.

(

(

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- Juste en face? ai-je répété en lui tendant un faux chèque.

- Oui. C'est ça. Et puis quand tu vas lui parler monsieur, dis-lui donc de me

rembourser, hein?

- Tu sais, ce n'est pas grave: elle a tout simplement oublié. Elle est toujours

comme ça. Elle te doit combien d'argent mademoiselle Geneviève?

L'enfant a tiré une feuille de la poche droite de son manteau. Il a consulté

ses notes:

- 107.20$

- C'est beaucoup d'argent!

Pour la forme, j'ai rouspété contre les femmes et leur manque de sens des

affaires. J'ai failli lui donner l'exemple de ma nourrice qui est morte dans

l'incendie de la grande cathédrale. J'ai plutôt libellé un second faux chèque

pour couvrir les frais d'abonnement de ma voisine.

J'ai poussé le petit camelot en direction de la porte. Il est sorti juste au

moment où s'éteignait mon dernier bout de chandelle. Je me suis approché de

la fenêtre du salon. Dehors, il faisait aussi noir qu'en dedans. En face, dans

l'immeuble de Geneviève, on devinait des silhouettes de femmes derrière les

rideaux de chaque fenêtre. J'aurais bien voulu savoir quelle fenêtre regarder au

juste. Si seulement je pouvais voir d'ici sa cuisine, elle est peut-être affairée au

milieu de ses chaudrons bouillants ... Est-ce qu'elle sait que j'ai remisé sa robe

de velours noir dans le dernier tiroir de ma commode de jaspe pour Noël

prochain? J'ai collé mon visage contre la vitre du salon pour qu'elle me voie,

pour qu'elle sache que je suis là. Est-ce qu'elle danse encore dans le bar de la

rue Janvier?

Elle sera bien touchée d'apprendre que j'ai réglé son abonnement. Un

beau geste de ma part ... Et si elle était soudoyée par ma famille de fous pour me

surveiller? On voit ça couramment dans les films américains. On ne me fera pas

-f

~! ! ,

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croire que c'est par un pur hasard qu'elle a choisi d'habiter l'appartement situé

en face du mien 1

Lorsque le courant a été rétabli, j'ai juste eu le temps de tirer tous les

rideaux du salon. Avec les années, Geneviève arrivera peut-être à m'oublier.

Dorénavant, je repasserai les rideaux un peu moins souvent.

-12-

Cette semaine, j'ai décidé de simuler une éclipse solaire totale et

permanente. Mes besoins' en vitamine D, je les comblerai facilement en

doublant ma ration quotidienne d'huile de foie de morue. Avec de la crème

glacée au chocolat, c'est tout simplement délicieux.

J'ai reçu deux appels téléphoniques ce matin. Premièrement, un message

enregistré m'a avisé que j'étais l'heureux gagnant d'un voyage pour deux

personnes, toutes dépenses payées, à Orlando en Floride. J'essaierai de le

troquer contre le mobilier de cuisine en noyer que j'ai remarqué au réseau

Télé-achats. Deuxièmement, mon frère Ric m'a convaincu de l'urgence de sa

visite dans les prochains jours.

Dans la perspective d'une telle rencontre, j'ai été fouiller dans le dernier

tiroir de ma commode de jaspe. J'ai retrouvé là une vieille paire de richelieus de

cuir noir qui ont appartenu à mon père du temps où il était portier à l'Auberge. Ils

ont grand besoin d'être cirés. J'ai donc pris aussi une boite de cirage. C'est un

souvenir de mes années au Jardin de l'enfance. La directrice, soeur Annette, a

elle-même autographié l'intérieur du couvercle de bois.

Je me suis rendu au salon pour m'installer dans ma bergère de moleskine

jaune citron. J'ai allumé la lampe de chevet parce qu'il fait noir dans cette pièce

depuis que j'ai tiré les rideaux. Je n'aurais pas dû laisser les fenêtres ouvertes.

(

92

L'humidité s'est logée partout dans la maison. Debout ou assis, on se sent très

mal, sans compter une vilaine odeur de vinaigre qui persiste depuis quelque

temps. Je crois que c'est à cause du nouveau concierge qui préfère utiliser tes

produits naturels aux détergents commerciaux pour nettoyer les tapis. Ça coûte

moins cher. Mais ça ne sent pas bon.

Ma fille unique m'a suggéré de rédiger un conte ou une nouvelle. Je ne

sais pas si j'ai vraimf:lnt du talent pour ce genre. Je pense que je vais plutôt

écrire une autobiographie. J'ai déjà trouvé le sujet de mon premier chapitre :

une visite à l'aquarium municipal avec Mouton.