la vie errante, de guy de maupassant

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Guy de Maupassant L L a a v v i i e e e e r r r r a a n n t t e e BeQ

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roman de voyages

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  • Guy de Maupassant

    LLaa vviiee eerrrraannttee

    BeQ

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    Guy de Maupassant

    La vie errante

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 447 : version 1.01

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    Du mme auteur, la Bibliothque :

    Mademoiselle Fifi

    Contes de la bcasse Pierre et Jean

    Sur leau La maison Tellier La petite Roque

    Une vie Fort comme la mort

    Clair de lune Miss Harriet

    La main gauche Yvette

    Linutile beaut Monsieur Parent

    Le Horla Les soeurs Rondoli

    Le dorteur Hraclius Gloss et autres contes Les dimanches dun bourgeois de Paris

    Le rosier de Madame Husson Contes du jour et de la nuit

    Contes de la bcasse

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    La vie errante

    dition de rfrence : Paris, Paul Ollendorff, diteur, 1890.

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    I

    Lassitude Jai quitt Paris et mme la France, parce que

    la tour Eiffel finissait par mennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais

    on la trouvait partout, faite de toutes les matires connues, expose toutes les vitres, cauchemar invitable et torturant.

    Ce nest pas elle uniquement dailleurs qui ma donn une irrsistible envie de vivre seul pendant quelque temps, mais tout ce quon a fait autour delle, dedans, dessus, aux environs.

    Comment tous les journaux vraiment ont-ils os nous parler darchitecture nouvelle propos de cette carcasse mtallique, car larchitecture, le plus incompris et le plus oubli des arts aujourdhui, en est peut-tre aussi le plus esthtique, le plus mystrieux et le plus nourri

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    dides ? Il a eu ce privilge travers les sicles de

    symboliser pour ainsi dire chaque poque, de rsumer, par un trs petit nombre de monuments typiques, la manire de penser, de sentir et de rver dune race et dune civilisation.

    Quelques temples et quelques glises, quelques palais et quelques chteaux contiennent peu prs toute lhistoire de lart travers le monde, expriment nos yeux mieux que des livres, par lharmonie des lignes et le charme de lornementation, toute la grce et la grandeur dune poque.

    Mais je me demande ce quon conclura de notre gnration si quelque prochaine meute ne dboulonne pas cette haute et maigre pyramide dchelles de fer, squelette disgracieux et gant, dont la base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui avorte en un ridicule et mince profil de chemine dusine.

    Cest un problme rsolu, dit-on. Soit, mais il ne servait rien ! et je prfre alors cette

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    conception dmode de recommencer la nave tentative de la tour de Babel, celle queurent, ds le douzime sicle, les architectes du campanile de Pise.

    Lide de construire cette gentille tour huit tages de colonnes de marbre, penche comme si elle allait toujours tomber, de prouver la postrit stupfaite que le centre de gravit nest quun prjug inutile dingnieur et que les monuments peuvent sen passer, tre charmants tout de mme, et faire venir aprs sept sicles plus de visiteurs surpris que la tour Eiffel nen attirera dans sept mois, constitue, certes, un problme, puisque problme il y a, plus original que celui de cette gante chaudronnerie, badigeonne pour des yeux dIndiens.

    Je sais quune autre version veut que le campanile se soit pench tout seul. Qui le sait ? Le joli monument garde son secret toujours discut et impntrable.

    Peu mimporte, dailleurs, la tour Eiffel. Elle ne fut que le phare dune kermesse internationale, selon lexpression consacr dont le souvenir me

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    hantera comme le cauchemar, comme la vision ralise de lhorrible spectacle que peut donner un homme dgot la foule humaine qui samuse.

    Je me gardai bien de critiquer cette colossale entreprise politique, lExposition universelle, qui a montr au monde, juste au moment o il fallait le faire, la force, la vitalit, lactivit et la richesse inpuisable de ce pays surprenant : la France.

    On a donn un grand plaisir, un grand divertissement et un grand exemple aux peuples et aux bourgeoisies. Ils se sont amuss de tout leur cur. On a bien fait et ils ont bien fait.

    Jai seulement constat, ds le premier jour, que je ne suis pas cr pour ces plaisirs-l.

    Aprs avoir visit avec une admiration profonde la galerie des machines et les fantastiques dcouvertes de la science, de la mcanique, de la physique et de la chimie modernes ; aprs avoir constat que la danse du ventre nest amusante que dans les pays o on agite des ventres nus, et que les autres danses arabes nont de charme et de couleur que dans les

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    ksours blancs dAlgrie, je me suis dit quen dfinitive aller l de temps en temps serait une chose fatigante mais distrayante, dont on se reposerait ailleurs, chez soi ou chez ses amis.

    Mais je navais point song ce quallait devenir Paris envahi par lunivers.

    Ds le jour, les rues sont pleines, les trottoirs roulent des foules comme des torrents grossis. Tout cela descend vers lExposition, ou en revient, ou y retourne. Sur les chausses, les voitures se tiennent comme les wagons dun train sans fin. Pas une nest libre, pas un cocher ne consent vous conduire ailleurs qu lExposition, ou sa remise quand il va relayer. Pas de coups aux cercles. Ils travaillent maintenant pour le rastaquoure tranger ; pas une table aux restaurants, et pas un ami qui dne chez lui ou qui consente dner chez vous.

    Quand on linvite, il accepte la condition quon banquettera sur la tour Eiffel. Cest plus gai. Et tous, comme par suite dun mot dordre, ils vous y convient ainsi tous les jours de la semaine, soit pour djeuner, soit pour dner.

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    Dans cette chaleur, dans cette poussire, dans cette puanteur, dans cette foule de populaire en goguette et en transpiration, dans ces papiers gras tranant et voltigeant partout, dans cette odeur de charcuterie et de vin rpandu sur les bancs, dans ces haleines de trois cent mille bouches soufflant le relent de leurs nourritures, dans le coudoiement, dans le frlement, dans lemmlement de toute cette chair chauffe, dans cette sueur confondue de tous les peuples semant leurs puces sur les siges et par les chemins, je trouvais bien lgitime quon allt manger une fois ou deux, avec dgot et curiosit, la cuisine de cantine des gargotiers ariens, mais je jugeais stupfiant quon pt dner, tous les soirs, dans cette crasse et dans cette cohue, comme le faisait la bonne socit, la socit dlicate, la socit dlite, la socit fine et manire qui, dordinaire, a des nauses devant le peuple qui peine et sent la fatigue humaine.

    Cela prouve dailleurs, dune faon dfinitive, le triomphe complet de la dmocratie.

    Il ny a plus de castes, de races, dpidermes

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    aristocrates. Il ny a plus chez nous que des gens riches et des gens pauvres. Aucun autre classement ne peut diffrencier les degrs de la socit contemporaine.

    Une aristocratie dun autre ordre stablit qui vient de triompher lunanimit cette Exposition universelle, laristocratie de la science, ou plutt de lindustrie scientifique.

    Quant aux arts, ils disparaissent : le sens mme sen efface dans llite de la nation, qui a regard sans protester lhorripilante dcoration du dme central et de quelques btiments voisins.

    Le got italien moderne nous gagne, et la contagion est telle que les coins rservs aux artistes, dans ce grand bazar populaire et bourgeois quon vient de fermer, y prenaient aussi des aspects de rclame et dtalage forain.

    Je ne protesterais nullement dailleurs contre lavnement et le rgne des savants scientifiques, si la nature de leur uvre et de leurs dcouvertes ne me contraignait de constater que ce sont, avant tout, des savants de commerce.

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    Ce nest pas leur faute, peut-tre. Mais on dirait que le cours de lesprit humain sendigue entre deux murailles quon ne franchira plus : lindustrie et la vente.

    Au commencement des civilisations, lme de lhomme sest prcipite vers lart. On croirait qualors une divinit jalouse lui a dit : Je te dfends de penser davantage ces choses-l. Mais songe uniquement ta vie danimal, et je te laisserai faire des masses de dcouvertes.

    Voil, en effet, quaujourdhui lmotion sductrice et puissante des sicles artistes semble teinte, tandis que des esprits dun tout autre ordre sveillent qui inventent des machines de toutes sortes, des appareils surprenants, des mcaniques aussi compliques que des corps vivants, ou qui, combinant des substances, obtiennent des rsultats stupfiants et admirables. Tout cela pour servir aux besoins physiques de lhomme, ou pour le tuer.

    Les conceptions idales, ainsi que la science pure et dsintresse, celle de Galile, de Newton, de Pascal, nous semblent interdites,

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    tandis que notre imagination parat de plus en plus excitable par lenvie de spculer sur les dcouvertes utiles lexistence.

    Or, le gnie de celui qui, dun bond de sa pense, est all de la chute dune pomme la grande loi qui rgit les mondes, ne semble-t-il pas n dun germe plus divin que lesprit pntrant de linventeur amricain, du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et dappareils lumineux ?

    Nest-ce point l le vice secret de lme moderne, la marque de son infriorit dans un triomphe ?

    Jai peut-tre tort absolument. En tout cas, ces choses qui nous intressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la pense, nous autres, esclaves irritables dun rve de beaut dlicate, qui hante et gte notre vie.

    Jai senti quil me serait agrable de revoir Florence, et je suis parti.

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    II

    La nuit Sortis du port de Cannes trois heures du

    matin, nous avons pu recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent vers la mer pendant la nuit. Puis un lger souffle du large est venu, poussant le yacht couvert de toile vers la cte italienne.

    Cest un bateau de vingt tonneaux tout blanc, avec un imperceptible fil dor qui le contourne comme une mince cordelire sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil daot qui jette des flammes sur leau, ont lair dailes de soie argente dployes dans le firmament bleu. Ses trois focs senvolent en avant, triangles lgers quarrondit lhaleine du vent, et la grande misaine est molle, sous la flche aigu qui dresse, dix-huit mtres au-

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    dessus du pont, sa pointe clatante par le ciel. Tout larrire, la dernire voile, lartimon, semble dormir.

    Et tout le monde bientt sommeille sur le pont. Cest une aprs-midi dt, sur la Mditerrane. La dernire brise est tombe. Le soleil froce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleutre, sans mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant duvet de brume qui semble la sueur de leau.

    Malgr les tentes que jai fait tablir pour me mettre labri, la chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un divan.

    Il fait toujours frais dans lintrieur. Le bateau est profond, construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros temps. On peut vivre, un peu ltroit, quipage et passagers, six ou sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit convives autour de la table du salon.

    Lintrieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, clair par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les

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    cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts. Comme cest bizarre, ce changement, aprs la

    clameur de Paris ! Je nentends plus rien, mais rien, rien. De quart dheure en quart dheure, le matelot qui sassoupit la barre, toussote et crache. La petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.

    Et ce minuscule battement troublant seul limmense repos des lments me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimites o les murmures des mondes, touffs quelques mtres de leurs surfaces, demeurent imperceptibles dans le silence universel !

    Il semble que quelque chose de ce calme ternel de lespace descend et se rpand sur la mer immobile, par ce jour touffant dt. Cest quelque chose daccablant, dirrsistible, dendormeur, danantissant comme le contact du vide infini. Toute la volont dfaille, toute pense sarrte, le sommeil sempare du corps et de lme.

    Le soir venait quand je me rveillai. Quelques

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    souffles de brise crpusculaire, trs inesprs dailleurs, nous poussrent encore jusquau soleil couch.

    Nous tions assez prs des ctes, en face dune ville, San Remo, sans espoir de latteindre. Dautres villages ou petites cits, stalant au pied de la haute montagne grise, ressemblaient des tas de linge blanc mis scher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des Alpes, effaaient les valles en rampant vers les sommets dont les crtes dessinaient une immense ligne dentele dans un ciel rose et lilas.

    Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux sallumrent au ras de leau tout le long de la grande cte.

    Une bonne odeur de cuisine sortit de lintrieur du yacht, se mlant agrablement la bonne et franche odeur de lair marin.

    Lorsque jeus dn, je mtendis sur le pont. Ce jour tranquille de flottement avait nettoy mon esprit comme un coup dponge sur une vitre ternie ; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pense, des souvenirs sur la vie que je

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    venais de quitter, sur des gens connus, observs ou aims.

    tre seul, sur leau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager lesprit et vagabonder limagination. Je me sentais surexcit, vibrant, comme si javais bu des vins capiteux, respir de lther ou aim une femme.

    Une petite fracheur nocturne mouillait la peau dun imperceptible bain de brume sale. Le frisson savoureux de ce tide refroidissement de lair courait sur les membres, entrait dans les poumons, batifiait le corps et lesprit en leur immobilit.

    Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui reoivent leurs sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles ?

    Cest une facult rare et redoutable, peut-tre, que cette excitabilit nerveuse et maladive de lpiderme et de tous les organes qui fait une motion des moindres impressions physiques et qui, suivant les tempratures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour, impose des

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    souffrances, des tristesses et des joies. Ne pas pouvoir entrer dans une salle de

    thtre, parce que le contact des foules agite inexplicablement lorganisme entier, ne pas pouvoir pntrer dans une salle de bal parce que la gaiet banale et le mouvement tournoyant des valses irritent comme une insulte, se sentir lugubre pleurer ou joyeux sans raison suivant la dcoration, les tentures et la dcomposition de la lumire dans un logis, et rencontrer quelquefois par des combinaisons de perceptions, des satisfactions physiques que rien ne peut rvler aux gens dorganisme grossier, est-ce un bonheur ou un malheur ?

    Je lignore ; mais, si le systme nerveux nest pas sensible jusqu la douleur ou jusqu lextase, il ne nous communique que des commotions moyennes, et des satisfactions vulgaires.

    Cette brume de la mer me caressait comme un bonheur. Elle stendait sur le ciel, et je regardais avec dlices les toiles enveloppes douate, un peu plies dans le firmament sombre et

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    blanchtre. Les ctes avaient disparu derrire cette vapeur qui flottait sur leau et nimbait les astres.

    On et dit quune main surnaturelle venait dempaqueter le monde, en des nues fines de coton, pour quelque voyage inconnu.

    Et tout coup, travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine venue on ne sait do passa sur la mer. Je crus quun orchestre arien errait dans ltendue pour me donner un concert. Les sons affaiblis, mais clairs, dune sonorit charmante, jetaient par la nuit douce un murmure dopra.

    Une voix parla prs de moi. Tiens, disait un marin, cest aujourdhui

    dimanche et voil la musique de San Remo qui joue dans le jardin public.

    Jcoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet dun joli songe. Jcoutai longtemps, avec un ravissement infini, le chant nocturne envol travers lespace.

    Mais voil quau milieu dun morceau il

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    senfla, grandit, parut accourir vers nous. Ce fut dun effet si fantastique et si surprenant que je me dressai pour couter. Certes, il venait, plus distinct et plus fort de seconde en seconde. Il venait moi, mais comment ? Sur quel radeau fantme allait-il apparatre ? Il arrivait, si rapide, que, malgr moi, je regardai dans lombre avec des yeux mus ; et tout coup je fus noy dans un souffle chaud et parfum daromates sauvages qui spandait comme un flot plein de la senteur violente des myrtes, des menthes, des citronnelles, des immortelles, des lentisques, des lavandes, des thyms, brls sur la montagne par le soleil dt.

    Ctait le vent de terre qui se levait, charg des haleines de la cte et qui emportait ainsi vers le large, en la mlant lodeur des plantes alpestres, cette harmonie vagabonde.

    Je demeurais haletant, si gris de sensations, que le trouble de cette ivresse fit dlirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je respirais de la musique, ou si jentendais des parfums, ou si je dormais dans les toiles.

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    Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en svaporant par la nuit. La musique alors lentement saffaiblit, puis se tut, pendant que le bateau sloignait dans les brumes.

    Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais comment un pote moderniste, de lcole dite symboliste, aurait rendu la confuse vibration nerveuse dont je venais dtre saisi et qui me parat, en langage clair, intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la multiforme sensibilit artiste sen seraient tirs leur honneur, disant en vers euphoniques, pleins de sonorits intentionnelles, incomprhensibles et perceptibles cependant, ce mlange inexprimable de sons parfums, de brume toile et de brise marine, semant de la musique par la nuit.

    Un sonnet de leur grand patron Baudelaire me revint la mmoire :

    La nature est un temple o de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles. Lhomme y passe travers des forts de

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    symboles Qui lobservent avec des regards familiers. Comme de longs chos qui de loin se

    confondent Dans une tnbreuse et profonde unit Vaste comme la nuit et comme la clart Les parfums, les couleurs et les sons se

    rpondent. Il est des parfums frais comme des chairs

    denfants. Doux comme les hautbois, verts comme les

    prairies, Et dautres corrompus, riches et

    triomphants, Ayant lexpansion des choses infinies Comme lambre, le musc, le benjoin et

    lencens,

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    Qui chantent le transport de lesprit et des sens.

    Est-ce que je ne venais pas de sentir jusquaux

    moelles ce vers mystrieux : Les parfums, les couleurs et les sons se

    rpondent. Et non seulement ils se rpondent dans la

    nature, mais ils se rpondent en nous et se confondent quelquefois dans une tnbreuse et profonde unit , ainsi que le dit le pote, par des rpercussions dun organe sur lautre.

    Ce phnomne, dailleurs, est connu mdicalement. On a crit, cette anne mme, un grand nombre darticles en le dsignant par ces mots : lAudition colore.

    Il a t prouv que, chez les natures trs nerveuses et trs surexcites, quand un sens reoit un choc qui lmeut trop fortement, lbranlement de cette impression se

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    communique, comme une onde, aux sens voisins qui le traduisent leur manire. Ainsi, la musique, chez certains tres, veille des visions de couleurs. Cest donc une sorte de contagion de sensibilit, transforme suivant la fonction normale de chaque appareil crbral atteint.

    Par l, on peut expliquer le clbre sonnet dArthur Rimbaud, qui raconte les nuances des voyelles, vraie dclaration de foi, adopte par lcole symboliste.

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu,

    voyelles Je dirai quelque jour vos naissances latentes, A, noir corset velu des mouches clatantes Qui bourdonnent autour des puanteurs

    cruelles, Golfes dombre ; E, candeurs des vapeurs et

    des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons

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    dombrelles ; I, pourpre, sang crach, rire des lvres belles Dans la colre ou les ivresses pnitentes ; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des ptis sems danimaux, paix des

    rides Que lalchimie imprime aux grands fronts

    studieux ; O, suprme clairon, plein de strideurs

    tranges Silences traverss des mondes et des anges O, lOmga, rayon violet de ses yeux. A-t-il tort, a-t-il raison ? Pour le casseur de

    pierres des routes, mme pour beaucoup de nos grands hommes, ce pote est un fou ou un fumiste. Pour dautres, il a dcouvert et exprim une absolue vrit, bien que ces explorateurs

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    dinsaisissables perceptions doivent toujours diffrer un peu dopinion sur les nuances et les images que peuvent voquer en nous les vibrations mystrieuses des voyelles ou dun orchestre.

    Sil est reconnu par la science du jour que les notes de musique agissant sur certains organismes font apparatre des colorations, si sol peut tre rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mmes sons ne provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des senteurs dans lodorat ? Pourquoi les dlicats un peu hystriques ne goteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs sens en mme temps, et pourquoi aussi les symbolistes ne rvleraient-ils point des sensibilits dlicieuses aux tres de leur race, potes incurables et privilgis ? Cest l une simple question de pathologie artistique bien plus que de vritable esthtique.

    Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces crivains intressants, nvropathes par entranement, soient arrivs une telle excitabilit que chaque impression reue produise

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    en eux une sorte de concert de toutes les facults perceptrices ?

    Et nest-ce pas bien cela quexprime leur bizarre posie de sons qui, tout en ayant lair inintelligible, essaie de chanter en effet la gamme entire des sensations et de noter par les voisinages des mots, bien plus que par leur accord rationnel et leur signification connue, dintraduisibles sens, qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux ?

    Car les artistes sont bout de ressources, court dindit, dinconnu, dmotion, dimages, de tout. On a cueilli depuis lantiquit toutes les fleurs de leur champ. Et voil que, dans leur impuissance, ils sentent confusment quil pourrait y avoir peut-tre pour lhomme un largissement de lme et de la sensation. Mais lintelligence a cinq barrires entrouvertes et cadenasses quon appelle les cinq sens, et ce sont ces cinq barrires que les hommes pris dart nouveau secouent aujourdhui de toute leur force.

    LIntelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, ne peut rien savoir, rien comprendre,

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    rien dcouvrir que par les sens. Ils sont ses uniques pourvoyeurs, les seuls intermdiaires entre lUniverselle Nature et Elle. Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent eux-mmes les recueillir que suivant leurs qualits, leur sensibilit, leur force et leur finesse.

    La valeur de la pense dpend donc videmment dune faon directe de la valeur des organes, et son tendue est limite par leur nombre.

    M. Taine, dailleurs, a magistralement trait et dvelopp cette ide.

    Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous rvlent, en les interprtant, quelques proprits de la matire environnante qui peut, qui doit recler un nombre illimit dautres phnomnes que nous sommes incapables de percevoir.

    Supposons que lhomme ait t cr sans oreilles ; il vivrait tout de mme peu prs de la mme faon, mais pour lui, lUnivers serait muet ; il naurait aucun soupon du bruit et de la

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    musique, qui sont des vibrations transformes. Mais sil avait reu en don dautres organes,

    puissants et dlicats, dous aussi de cette proprit de mtamorphoser en perceptions nerveuses les actions et les attributs de tout linexplor qui nous entoure, combien plus vari serait le domaine de notre savoir et de nos motions !

    Cest en ce domaine impntrable que chaque artiste essaie dentrer, en tourmentant, en violentant, en puisant le mcanisme de sa pense. Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron vagabond, la recherche de la mort, inconsolable du malheur dtre un grand pote, Musset, Jules de Goncourt et tant dautres, nont-ils pas t briss par le mme effort pour renverser cette barrire matrielle qui emprisonne lintelligence humaine ?

    Oui, nos organes sont les nourriciers et les matres du gnie artiste. Cest loreille qui engendre le musicien, lil qui fait natre le peintre. Tous concourent aux sensations du pote.

  • 31

    Chez le romancier, la vision, en gnral, domine. Elle domine tellement quil devient facile de reconnatre, la lecture de toute uvre travaille et sincre, les qualits et les proprits physiques du regard de lauteur. Le grossissement du dtail, son importance ou sa minutie, son empitement sur le plan et sa nature spciale indiquent dune faon certaine tous les degrs et les diffrences des myopies. La coordination de lensemble, la proportion des lignes et des perspectives prfres lobservation menue, loubli mme des petits renseignements qui sont souvent les caractristiques dune personne ou dun milieu, ne dnoncent-ils pas aussitt le regard tendu, mais lche, dun presbyte ?

  • 32

    III

    La cte italienne Tout le ciel est voil de nuages. Le jour

    naissant descend grisaille, travers ces brumes remontes dans la nuit, et qui tendent leur muraille sombre plus paisse par places, presque blanche en dautres, entre laurore et nous.

    On craint vaguement, avec un serrement de cur que, jusquau soir, elles nendeuillent lespace, et on lve sans cesse les yeux vers elles avec une angoisse dimpatience, une sorte de muette prire.

    Mais on devine, aux tranes claires qui sparent leurs masses plus opaques, que lastre au-dessus delles illumine le ciel bleu et leur neigeuse surface. On espre. On attend.

    Peu peu elles plissent, samincissent, semblent fondre. On sent que le soleil les brle,

  • 33

    les ronge, les crase de toutes ses ardeurs, et que limmense plafond de nues, trop faible, cde, plie, se fend et craque sous une norme pese de lumire.

    Un point sallume au milieu delles, une lueur y brille. Une brche est faite, un rayon glisse, oblique et long, et tombe en slargissant. On dirait que le feu prend ce trou du ciel. Cest une bouche qui souvre, grandit, sembrase, avec des lvres incendies, et crache sur les flots une cascade de clart dore.

    Alors, en mille endroits en mme temps, la vote des ombres se brise, seffondre, laisse par mille plaies passer des flches brillantes qui se rpandent en pluie sur leau, en semant par lhorizon la radieuse gaiet du soleil.

    Lair est rafrachi par la nuit ; un frisson de vent, rien quun frisson, caresse la mer, fait peine frmir, en la chatouillant, sa peau bleue et moire. Devant nous, sur un cne rocheux, large et haut qui semble sortir des flots et sappuie contre la cte, grimpe une ville pointue, peinte en rose par les hommes, comme lhorizon par

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    laurore victorieuse. Quelques maisons bleues y font des taches charmantes. On dirait le sjour choisi par une princesse des Mille et Une Nuits.

    Cest Port-Maurice. Quand on la vue ainsi, il ny faut point

    aborder. Jy suis descendu pourtant. Dedans, une ruine. Les maisons semblent

    miettes le long des rues. Tout un ct de la cit, croul vers la rive, peut-tre la suite du tremblement de terre, tage, du haut en bas du rocher qui les porte, des murs crts et fendus, des moitis de vieilles demeures pltreuses, ouvertes au vent du large. Et la peinture si jolie de loin, quand elle sharmonisait avec le jour naissant, nest plus sur ces dbris, sur ces taudis, quun affreux badigeonnage dteint, terni par le soleil et lav par les pluies.

    Et le long des ruelles, couloirs tortueux, pleins de pierres et de poussire, une odeur flotte, innommable, mais explicable par le pied des murs, si puissante, si tenace, si pntrante, que je

  • 35

    retourne bord du yacht, les yeux salis et le cur soulev.

    Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. On dirait, en mettant le pied sur cette terre italienne, un drapeau de misre.

    En face, de lautre ct du mme golfe, Oneglia, trs sale aussi, trs puante, bien que daspect moins sinistrement pauvre et plus vivant.

    Sous la porte cochre du collge royal, ouverte deux battants en ces jours de vacances, une vieille femme rapice un matelas sordide.

    Nous entrons dans le port de Savone. Un groupe dimmenses chemines dusines et

    de fonderies, qualimentent chaque jour quatre ou cinq grands vapeurs anglais chargs de charbon, projettent dans le ciel, par leurs bouches gantes, des vomissements tortueux de fume, retombs aussitt sur la ville en une pluie noire de suie, que

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    la brise dplace de quartier en quartier, comme une neige denfer.

    Nallez point dans ce port, canotiers-caboteurs qui aimez garder sans tache les voiles blanches de vos petits navires.

    Savone est gentille pourtant, bien italienne, avec des rues troites, amusantes, pleines de marchands agits, de fruits tals par terre, de tomates carlates, de courges rondes, de raisins noirs ou jaunes et transparents comme sils avaient bu de la lumire, de salades vertes pluches la hte et dont les feuilles semes foison sur les pavs ont lair dun envahissement de la ville par les jardins.

    En revenant bord du yacht japerois tout coup, le long du quai, dans une balancelle napolitaine, sur une immense table tenant tout le pont, quelque chose dtrange comme un festin dassassins.

    Sanglants, dun rouge de meurtre, couvrant le bateau entier dune couleur et, au premier coup dil, dune motion de tuerie, de massacre, de viande dchiquete, stalent devant trente

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    matelots aux figures brunes, soixante ou cent quartiers de pastques pourpres ventres.

    On dirait que ces hommes joyeux mangent pleines dents de la bte saignante comme les fauves dans les cages. Cest une fte. On a invit les quipages voisins. On est content. Les bonnets rouges sur les ttes sont moins rouges que la chair du fruit.

    Quand la nuit fut tout fait tombe, je retournai dans la ville.

    Un bruit de musique mattirant me la fit traverser tout entire. Je trouvai une avenue que suivaient par groupes la bourgeoisie et le peuple, lentement, allant vers ce concert du soir, que lui donne deux ou trois fois par semaine lorchestre municipal.

    Ces orchestres, sur cette terre musicienne, valent, mme dans les petites villes, ceux de nos bons thtres. Je me rappelai celui que javais entendu du pont de mon bateau lautre nuit, et dont le souvenir me restait comme celui dune des plus douces caresses quune sensation mait jamais donnes.

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    Lavenue aboutissait une place qui allait se perdre sur la plage, et l, dans lombre peine claire par les taches espaces et jaunes des becs de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop quoi, au bord des flots.

    Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large ft tout fait tomb, tranaient le long du rivage leur bruit monotone et rgulier qui rythmait le chant vif des instruments ; et le firmament violet, dun violet presque luisant, dor par une infinie poussire dastres, laissait tomber sur nous une nuit sombre et lgre. Elle couvrait de ses tnbres transparentes la foule silencieuse peine chuchotante, marchant pas lents autour du cercle des musiciens ou bien assise sur les bancs de la promenade, sur de grosses pierres abandonnes le long de la grve, sur dnormes poutres tales terre auprs de la haute carcasse de bois, aux ctes encore entrouvertes dun grand navire en construction.

    Je ne sais pas si les femmes de Savone sont jolies, mais je sais quelles se promnent presque toutes nu-tte, le soir, et quelles ont toutes un

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    ventail la main. Ctait charmant, ce muet battement dailes prisonnires, dailes blanches, tachetes ou noires, entrevues, frmissantes comme de gros papillons de nuit tenus entre des doigts. On retrouvait, chaque femme rencontre, dans chaque groupe errant ou repos, ce volettement captif, ce vague effort pour senvoler des feuilles balances qui semblaient rafrachir lair du soir, y mler quelque chose de coquet, de fminin, de doux respirer pour une poitrine dhomme.

    Et voil quau milieu de cette palpitation dventails et de toutes ces chevelures nues autour de moi, je me mis rver niaisement comme en des souvenirs de contes de fes, comme je faisais au collge, dans le dortoir glac, avant de mendormir, en songeant au roman dvor en cachette sous le couvercle du pupitre. Parfois ainsi, au fond de mon cur vieilli, empoisonn dincrdulit, se rveille pendant quelques instants, mon petit cur naf de jeune garon.

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    Une des plus belles choses quon puisse voir

    au monde : Gnes, de la haute mer. Au fond du golfe, la ville se soulve comme si

    elle sortait des flots, au pied de la montagne. Le long des deux ctes qui sarrondissent autour delle pour lenfermer, la protger et la caresser, dirait-on, quinze petites cits, des voisines, des vassales, des servantes, refltent et baignent dans leau leurs maisons claires. Ce sont, gauche de leur grande patronne, Cogoleto, Arenzano, Voltri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San Pier dArena ; et, droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi, Bogliasco, Sori, Recco, Camogli, dernire tache blanche sur le cap Porto-Fino, qui ferme le golfe au sud-est.

    Gnes au-dessus de son port immense se dresse sur les premiers mamelons des Alpes, qui slvent par-derrire, courbe et sallongeant en une muraille gante. Sur le mle une tour trs haute et carre, le phare appel la Lanterne , a lair dune chandelle dmesure.

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    On pntre dans lavant-port, norme bassin admirablement abrit o circulent, cherchant pratique, une flotte de remorqueurs, puis, aprs avoir contourn la jete est, cest le port lui-mme, plein dun peuple de navires, de ces jolis navires du Midi et de lOrient, aux nuances charmantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints, voils et mts avec une fantaisie imprvue, porteurs de madones bleues et dores, de saints debout sur la proue et danimaux bizarres, qui sont aussi des protecteurs sacrs.

    Toute cette flotte bonnes vierges et talismans est aligne le long des quais, tournant vers le centre des bassins leurs nez ingaux et pointus. Puis apparaissent, classs par compagnies, de puissants vapeurs en fer, troits et hauts, avec des formes colossales et fines. Il y a encore au milieu de ces plerins de la mer des navires tout blancs, de grands trois-mts ou des bricks, vtus comme les Arabes dune robe clatante sur qui glisse le soleil.

    Si rien nest plus joli que lentre de ce port, rien nest plus sale que lentre de cette ville. Le

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    boulevard du quai est un marais dordures, et les rues troites, originales, enfermes comme des corridors entre deux lignes tortueuses de maisons dmesurment hautes, soulvent incessamment le cur par leurs pestilentielles manations.

    On prouve Gnes ce quon prouve Florence et encore plus Venise, limpression dune trs aristocratique cit tombe au pouvoir dune populace.

    Ici surgit la pense des rudes seigneurs qui se battaient ou trafiquaient sur la mer, puis, avec largent de leurs conqutes, de leurs captures ou de leur commerce, se faisaient construire les tonnants palais de marbre dont les rues principales sont encore bordes.

    Quand on pntre dans ces demeures magnifiques, odieusement peinturlures par les descendants de ces grands citoyens de la plus fire des rpubliques, et quon en compare le style, les cours, les jardins, les portiques, les galeries intrieures, toute la dcorative et superbe ordonnance, avec lopulente barbarie des plus beaux htels du Paris moderne, avec ces palais de

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    millionnaires qui ne savent toucher qu largent, qui sont impuissants concevoir, dsirer une belle chose nouvelle et la faire natre avec leur or, on comprend alors que la vraie distinction de lintelligence, que le sens de la beaut rare des moindres formes, de la perfection des proportions et des lignes, ont disparu de notre socit dmocratise, mlange de riches financiers sans got et de parvenus sans traditions.

    Cest mme une observation curieuse faire, celle de la banalit de lhtel moderne. Entrez dans les vieux palais de Gnes, vous y verrez une succession de cours dhonneur galeries et colonnades et descaliers de marbre incroyablement beaux, tous diffremment dessins et conus par de vrais artistes, pour des hommes au regard instruit et difficile.

    Entrez dans les anciens chteaux de France, vous y trouverez les mmes efforts vers lincessante rnovation du style et de lornement.

    Entrez ensuite dans les plus riches demeures du Paris actuel, vous y admirerez de curieux objets anciens soigneusement catalogus,

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    tiquets, exposs sous verre suivant leur valeur connue, cote, affirme par des experts, mais pas une fois vous ne resterez surpris par loriginale et neuve invention des diffrentes parties de la demeure elle-mme.

    Larchitecte est charg de construire une belle maison de plusieurs millions, et touche cinq ou dix pour cent sur les dpenses, selon la quantit de travail artiste quil doit introduire dans son plan.

    Le tapissier, des conditions diffrentes, est charg de la dcorer. Comme ces industriels nignorent pas lincomptence native de leurs clients et ne se hasarderaient point leur proposer de linconnu, ils se contentent de recommencer peu prs ce quils ont dj fait pour dautres.

    Quand on a visit dans Gnes ces antiques et nobles demeures, admir quelques tableaux et surtout trois merveilles de ce chef-duvrier quon nomme Van Dyck, il ne reste plus voir que le Campo-Santo, cimetire moderne, muse de sculpture funbre le plus bizarre, le plus surprenant, le plus macabre et le plus comique

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    peut-tre, qui soit au monde. Tout le long dun immense quadrilatre de galerie, clotre gant ouvert sur un prau que les tombes des pauvres couvrent dune neige de plaques blanches, on dfile devant une procession de bourgeois de marbre qui pleurent leurs morts.

    Quel mystre ! Lexcution de ces personnages atteste un mtier remarquable, un vrai talent douvriers dart. La nature des robes, des vestes, des pantalons y apparat par des procds de facture stupfiants. Jy vis une toilette de moire, indique en cassures nettes de ltoffe dune incroyable vraisemblance ; et rien nest plus irrsistiblement grotesque, monstrueusement ordinaire, indignement commun, que ces gens qui pleurent des parents aims.

    qui la faute ? Au sculpteur qui na vu dans la physionomie de ses modles que la vulgarit du bourgeois moderne, qui ne sait plus y trouver ce reflet suprieur dhumanit entrevu si bien par les peintres flamands quand ils exprimaient en matres artistes les types les plus populaires et les

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    plus laids de leur race. Au bourgeois peut-tre que la basse civilisation dmocratique a roul comme le galet des mers en rongeant, en effaant son caractre distinctif et qui a perdu dans ce frottement les derniers signes doriginalit dont jadis chaque classe sociale semblait dote par la nature.

    Les Gnois paraissent trs fiers de ce muse surprenant qui dsoriente le jugement.

    Depuis le port de Gnes jusqu la pointe de

    Porto-Fino, cest un chapelet de villes, un grnement de maisons sur les plages, entre le bleu de la mer et le vert de la montagne. La brise du sud-est nous force louvoyer. Elle est faible, mais souffles brusques qui inclinent le yacht, le lancent tout coup en avant, ainsi quun cheval semporte, avec deux bourrelets dcume qui bouillonnent la proue comme une bave de bte marine. Puis le vent cesse et le bateau se calme,

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    reprend sa petite route tranquille qui, suivant les bordes, tantt lloigne, tantt le rapproche de la cte italienne. Vers deux heures, le patron qui consultait lhorizon avec les jumelles, pour reconnatre la voilure porte et aux amures prises par les btiments en vue, la force et la direction des courants dair, en ces parages o chaque golfe donne un vent temptueux ou lger, o les changements de temps sont rapides comme une attaque de nerfs de femme, me dit brusquement :

    Monsieur, faut amener la flche ; les deux bricks-golettes qui sont devant nous viennent de serrer leurs voiles hautes. a souffle dur l-bas.

    Lordre fut donn ; et la longue toile gonfle descendit du sommet du mt, glissa, pendante et flasque, palpitante encore comme un oiseau quon tue, le long de la misaine qui commenait pressentir la rafale annonce et proche.

    Il ny avait point de vagues. Quelques petits flots seulement moutonnaient de place en place ; mais soudain, au loin, devant nous, je vis leau toute blanche, blanche comme si on tendait un

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    drap par-dessus. Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette ligne cotonneuse ne fut plus qu quelques centaines de mtres de nous, toute la voilure du yacht reut brusquement une grande secousse du vent qui semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux, en lui plumant le flanc comme une main plumerait le ventre dun cygne. Et tout ce duvet arrach de leau, cet piderme dcume voltigeait, senvolait, sparpillait sous lattaque invisible et sifflante de la bourrasque. Nous aussi, couchs sur le ct, le bordage noy dans le flot clapoteux qui montait sur le pont, les haubans tendus, la mture craquant, nous partmes dune course affole, gagns par un vertige, par une furie de vitesse. Et cest vraiment une ivresse unique, inimaginablement exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses muscles tendus depuis le jarret jusquau cou, la longue barre de fer qui conduit travers les rafales cette bte emporte et inerte, docile et sans vie, faite de toile et de bois.

    Cette fureur de lair ne dura gure que trois quarts dheure ; et tout coup, lorsque la Mditerrane eut repris sa belle teinte bleue, il

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    me sembla, tant latmosphre devint douce subitement, que lhumeur du ciel sapaisait. Ctait une colre tombe, la fin dune matine revche ; et le rire joyeux du soleil se rpandit largement dans lespace.

    Nous approchions du cap o japerus, lextrmit, au pied de la cte escarpe, dans une troue apparue sans accs, une glise et trois maisons. Qui demeure l, bon Dieu ? que peuvent faire ces gens ? Comment communiquent-ils avec les autres vivants sinon par un des deux petits canots tirs sur leur plage troite ?

    Voici la pointe double. La cte continue jusqu Porto-Venere, lentre du golfe de la Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est incomparablement sduisante.

    Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.

    Le yacht ayant vir de bord glissait deux encablures des rochers, et voil quau bout de ce cap, que nous finissions peine de contourner, on dcouvre soudain une gorge o entre la mer, une

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    gorge cache, presque introuvable, pleine darbres, de sapins, doliviers, de chtaigniers. Un tout petit village, Porto-Fino, se dveloppe en demi-lune autour de ce calme bassin.

    Nous traversons lentement le passage troit qui relie la grande mer ce ravissant port naturel, et nous pntrons dans ce cirque de maisons couronn par un bois dun vert puissant et frais, reflts lun et lautre dans le miroir deau tranquille et rond o semblent dormir quelques barques de pche.

    Une delles vient nous monte par un vieil homme. Il nous salue, nous souhaite la bienvenue, indique le mouillage, prend une amarre pour la porter terre, revient offrir ses services, ses conseils, tout ce quil nous plaira de lui demander, nous fait enfin les honneurs de ce hameau de pche. Cest le matre de port.

    Jamais, peut-tre, je nai senti une impression de batitude comparable celle de lentre dans cette crique verte, et un sentiment de repos, dapaisement, darrt de lagitation vaine o se dbat la vie, plus fort et plus soulageant que celui

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    qui ma saisi quand le bruit de lancre tombant eut dit tout mon tre ravi que nous tions fixs l.

    Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure immobile au milieu de la rade minuscule et tranquille ; et moi je vais rder dans mon canot, le long des ctes, dans les grottes o grogne la mer au fond des trous invisibles, et autour des lots dcoups et bizarres quelle mouille de baisers sans fin chacun de ses soulvements, et sur les cueils fleur deau qui portent des crinires dherbes marines. Jaime voir flotter sous moi, dans les ondulations de la vague insensible, ces longues plantes rouges ou vertes o se mlent, o se cachent, o glissent les immenses familles peine closes des jeunes poissons. On dirait des semences daiguilles dargent qui viennent et qui nagent.

    Quand je relve les yeux sur les rochers du rivage, jy aperois des groupes de gamins nus, au corps bruni, tonns de ce rdeur. Ils sont innombrables aussi, comme une autre progniture de la mer, comme une tribu de jeunes tritons ns

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    dhier qui sbattent et grimpent aux rives de granit pour boire un peu lair de lespace. On en trouve cachs dans toutes les crevasses, on en aperoit debout sur les pointes, dessinant dans le ciel italien leurs formes jolies et frles de statuettes de bronze. Dautres, assis, les jambes pendantes, au bord des grosses pierres, se reposent entre deux plongeons.

    Nous avons quitt Porto-Fino pour un sjour

    Santa-Margherita. Ce nest point un port, mais un fond de golfe un peu abrit par un mle.

    Ici, la terre est tellement captivante, quelle fait presque oublier la mer. La ville est abrite par langle creux des deux montagnes. Un vallon les spare qui va vers Gnes. Sur ces deux ctes, dinnombrables petits chemins entre deux murs de pierres, hauts dun mtre environ, se croisent, montent et descendent, vont et viennent, troits, pierreux, en ravins et en escaliers, et sparent

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    dinnombrables champs ou plutt des jardins doliviers et de figuiers quenguirlandent des pampres rouges. travers les feuillages brls des vignes grimpes dans les arbres, on aperoit perte de vue la mer bleue, des caps rouges, des villages blancs, des bois de sapins sur les pentes, et les grands sommets de granit gris. Devant les maisons, rencontres de place en place, les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays, dailleurs, on naperoit gure une porte o ne soient assises deux ou trois de ces ouvrires, travaillant louvrage hrditaire, et maniant de leurs doigts lgers les nombreux fils blancs et noirs o pendent et dansent, dans un sautillement ternel, de courts morceaux de bois jaune. Elles sont souvent jolies, grandes et dallure fire, mais ngliges, sans toilette et sans coquetterie. Beaucoup conservent encore des traces du sang sarrasin.

    Un jour, au coin dune rue de hameau, une delles passa prs de moi qui me laissa lmotion de la plus surprenante beaut que jaie rencontre peut-tre.

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    Sous une hotte lourde de cheveux sombres qui senvolaient autour du front, dans un dsordre ddaigneux et htif, elle avait une figure ovale et brune dOrientale, de fille des Maures dont elle gardait lancestrale dmarche ; mais le soleil des Florentines lui avait fait une peau aux lueurs dor. Les yeux quels yeux ! longs et dun noir impntrable, semblaient glisser une caresse sans regard entre des cils tellement presss et grands que je nen ai jamais vu de pareils. Et la chair autour de ces yeux sassombrissait si trangement, que si on ne let aperue en pleine lumire on et souponn lartifice des mondaines.

    Lorsquon rencontre, vtues de haillons, des cratures semblables, que ne peut-on les saisir et les emporter, quand ce ne serait que pour les parer, leur dire quelles sont belles et les admirer ! Quimporte quelles ne comprennent pas le mystre de notre exaltation, brutes comme toutes les idoles, ensorcelantes comme elles, faites seulement pour tre aimes par des curs dlirants, et ftes par des mots dignes de leur beaut !

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    Si javais le choix cependant entre la plus

    belle des cratures vivantes et la femme peinte du Titien que, huit jours plus tard, je revoyais dans la salle de la tribune Florence, je prendrais la femme peinte du Titien.

    Florence, qui mappelle comme la ville o jaurais le plus aim vivre autrefois, qui a pour mes yeux et pour mon cur un charme inexprimable, mattire encore presque sensuellement par cette image de femme couche, rve prodigieux dattrait charnel. Quand je songe cette cit si pleine de merveilles quon rentre la fin des jours courbatur davoir vu comme un chasseur davoir march, mapparat soudain lumineuse, au milieu des souvenirs qui jaillissent, cette grande toile longue, o se repose cette grande femme au geste impudique, nue et blonde, veille et calme.

    Puis aprs elle, aprs cette vocation de toute

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    la puissance sductrice du corps humain, surgissent, douces et pudiques, des Vierges : celles de Raphal dabord. La Vierge au chardonneret, la Vierge du grand-duc, la Vierge la chaise, dautres encore, celles des primitifs, aux traits innocents, aux cheveux ples, idales et mystiques, et celles des matriels, pleines de sant.

    Quand on se promne non seulement dans cette ville unique, mais dans tout ce pays, la Toscane, o les hommes de la Renaissance ont jet des chefs-duvre pleines mains, on se demande avec stupeur ce que fut lme exalte et fconde, ivre de beaut, follement cratrice, de ces gnrations secoues par un dlire artiste. Dans les glises des petites villes, o lon va, cherchant voir des choses qui ne sont point indiques au commun des errants, on dcouvre sur les murs, au fond des churs, des peintures inestimables de ces grands matres modestes, qui ne vendaient point leurs toiles dans les Amriques encore inexplores, et sen allaient, pauvres, sans espoir de fortune, travaillant pour lart comme de pieux ouvriers.

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    Et cette race sans dfaillance na rien laiss dinfrieur. Le mme reflet dimprissable beaut, apparu sous le pinceau des peintres, sous le ciseau des sculpteurs, sagrandit en lignes de pierre sur la faade des monuments. Les glises et leurs chapelles sont pleines de sculptures de Lucca della Robbia, de Donatello, de Michel-Ange ; leurs portes de bronze sont par Bonannus ou Jean de Bologne.

    Lorsquon arrive sur la piazza della Signoria, en face de la loggia dei Lanzi, on aperoit ensemble, sous le mme portique, lenlvement des Sabines, et Hercule terrassant le centaure Nessus, de Jean de Bologne ; Perse avec la tte de Mduse de Benvenuto Cellini ; Judith et Holopherne de Donatello. Il abritait aussi, il y a quelques annes seulement, le David de Michel-Ange.

    Mais plus on est gris, plus on est conquis par la sduction de ce voyage dans une fort duvres dart, plus on se sent aussi envahi par un bizarre sentiment de malaise qui se mle bientt la joie de voir. Il provient de ltonnant

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    contraste de la foule moderne si banale, si ignorante de ce quelle regarde avec les lieux quelle habite. On sent que lme dlicate, hautaine et raffine du vieux peuple disparu qui couvrit ce sol de chefs-duvre, nagite plus les ttes chapeaux ronds couleur chocolat, nanime point les yeux indiffrents, nexalte plus les dsirs vulgaires de cette population sans rves.

    En revenant vers la cte, je me suis arrt dans

    Pise, pour revoir aussi la place du Dme. Qui pourra jamais expliquer le charme

    pntrant et triste de certaines villes presque dfuntes ?

    Pise est une de celles-l. peine entr dedans, on sy sent lme une langueur mlancolique, une envie impuissante de partir ou de rester, une nonchalante envie de fuir et de goter indfiniment la douceur morne de son air, de son ciel, de ses maisons, de ses rues quhabite la plus

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    calme, la plus morne, la plus silencieuse des populations.

    La vie semble sortie delle comme la mer qui sen est loigne, enterrant son port jadis souverain, tendant une plaine et faisant pousser une fort entre la rive nouvelle et la ville abandonne.

    LArno la traverse de son cours jaune qui glisse, doucement onduleux, entre deux hautes murailles supportant les deux principales promenades bordes de maisons, jauntres aussi, dhtels et de quelques palais modestes.

    Seule, btie sur le quai mme, coupant net sa ligne sinueuse, la petite chapelle de Santa-Maria della Spina, appartenant au style franais du XIIIe sicle, dresse juste au-dessus de leau son profil ouvrag de reliquaire. On dirait, la voir ainsi au bord du fleuve, le mignon lavoir gothique de la bonne Vierge, o les anges viennent laver la nuit tous les oripeaux frips des madones.

    Mais par la via Santa-Maria on va vers la place du Dme.

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    Pour les hommes que touchent encore la beaut et la puissance mystique des monuments, il nexiste assurment rien sur la terre de plus surprenant et de plus saisissant que cette vaste place herbeuse, cerne par de hauts remparts qui emprisonnent, en leurs attitudes si diverses, le Dme, le Campo-Santo, le Baptistre et la Tour penche.

    Quand on arrive au bord de ce champ dsert et sauvage, enferm par de vieilles murailles et o se dressent soudain devant les yeux ces quatre grands tres de marbre, si imprvus de profil, de couleur, de grce harmonieuse et superbe, on demeure interdit dtonnement et troubl dadmiration comme devant le plus rare et le plus grandiose spectacle que lart humain puisse offrir au regard.

    Mais cest le Dme bientt qui attire et garde toute lattention par son inexprimable harmonie, la puissance irrsistible de ses proportions et la magnificence de sa faade.

    Cest une basilique du XIe sicle de style toscan, toute en marbre blanc avec des

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    incrustations noires et de couleur. On nprouve point, en face de cette perfection de larchitecture romane italienne, la stupeur quimposent lme certaines cathdrales gothiques par leur lvation hardie, llgance de leurs tours et de leurs clochetons, toute la dentelle de pierre dont elles sont enveloppes, et cette disproportion gante de leur taille avec leur pied.

    Mais on demeure tellement surpris et captive par les irrprochables proportions, par le charme intraduisible des lignes, des formes et de la faade dcore, en bas, de pilastres relis par des arcades, en haut, de quatre galeries de colonnettes plus petites dtage en tage, que la sduction de ce monument reste en nous comme celle dun pome admirable, comme une motion trouve.

    Rien ne sert de dcrire ces choses, il faut les voir, et les voir sur leur ciel, sur ce ciel classique, dun bleu spcial, o les nuages lents et rouls lhorizon en masses argentes semblent copis par la nature sur les tableaux des peintres toscans. Car ces vieux artistes taient des ralistes, tout imprgns de latmosphre italienne ; et ceux-l

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    seulement demeurent de faux ouvriers dart qui les ont imits sous le soleil franais.

    Derrire la cathdrale, le Campanile, ternellement pench comme sil allait tomber, gne ironiquement le sens de lquilibre que nous portons en nous, et, en face delle, le Baptistre arrondit sa haute coupole conique devant la porte du Campo-Santo.

    En ce cimetire antique dont les fresques sont classes comme des peintures dun intrt capital, sallonge un clotre dlicieux, dune grce pntrante et triste, au milieu duquel deux antiques tilleuls cachent sous leur robe de verdure une telle quantit de bois mort quils font aux souffles du vent un bruit trange dossements heurts.

    Les jours passent. Lt touche sa fin. Je

    veux visiter encore un pays loign, o dautres hommes ont laiss des souvenirs plus effacs,

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    mais ternels aussi. Ceux-l vraiment sont les seuls qui ont su doter leur patrie dune Exposition universelle quon reviendra voir dans toute la suite des sicles.

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    IV

    La Sicile On est convaincu, en France, que la Sicile est

    un pays sauvage, difficile et mme dangereux visiter. De temps en temps, un voyageur qui passe pour un audacieux, saventure jusqu Palerme, et il revient en dclarant que cest une ville trs intressante. Et voil tout. En quoi Palerme et la Sicile tout entire sont-elles intressantes ? On ne le sait pas au juste chez nous. la vrit, il ny a l quune question de mode. Cette le, perle de la Mditerrane, nest point au nombre des contres quil est dusage de parcourir, quil est de bon got de connatre, qui font partie, comme lItalie, de lducation dun homme bien lev.

    deux points de vue cependant, la Sicile devrait attirer les voyageurs, car ses beauts

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    naturelles et ses beauts artistiques sont aussi particulires que remarquables. On sait combien est fertile et mouvemente cette terre, qui fut appele le grenier de lItalie, que tous les peuples envahirent et possdrent lun aprs lautre, tant fut violente leur envie de la possder, qui fit se battre et mourir tant dhommes, comme une belle fille ardemment dsire. Cest, autant que lEspagne, le pays des oranges, le sol fleuri dont lair, au printemps, nest quun parfum ; et elle allume, chaque soir, au-dessus des mers, le fanal monstrueux de lEtna, le plus grand volcan dEurope. Mais ce qui fait delle, avant tout, une terre indispensable voir et unique au monde, cest quelle est, dun bout lautre, un trange et divin muse darchitecture.

    Larchitecture est morte aujourdhui, en ce sicle encore artiste, pourtant, mais qui semble avoir perdu le don de faire de la beaut avec des pierres, le mystrieux secret de la sduction par les lignes, le sens de la grce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre, ne plus savoir que la seule proportion dun mur peut donner lesprit la

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    mme sensation de joie artistique, la mme motion secrte et profonde quun chef-duvre de Rembrandt, de Vlasquez ou de Vronse.

    La Sicile a eu le bonheur dtre possde, tour tour, par des peuples fconds, venus tantt du Nord et tantt du Sud, qui ont couvert son territoire duvres infiniment diverses, o se mlent, dune faon inattendue et charmante, les influences les plus contraires. De l est n un art spcial, inconnu ailleurs, o domine linfluence arabe, au milieu des souvenirs grecs et mme gyptiens, o les svrits du style gothique, apport par les Normands, sont tempres par la science admirable de lornementation et de la dcoration byzantines.

    Et cest un bonheur dlicieux de rechercher dans ces exquis monuments, la marque spciale de chaque art, de discerner tantt le dtail venu dgypte, comme logive lancole quapportrent les Arabes, les votes en relief, ou plutt en pendentifs, qui ressemblent aux stalactites des grottes marines, tantt le pur ornement byzantin, ou les belles frises gothiques

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    qui veillent soudain le souvenir des hautes cathdrales des pays froids, dans ces glises un peu basses, construites aussi par des princes normands.

    Quand on a vu tous ces monuments qui ont, bien quappartenant des poques et des genres diffrents, un mme caractre, une mme nature, on peut dire quils ne sont ni gothiques, ni arabes, ni byzantins, mais siciliens, on peut affirmer quil existe un art sicilien et un style sicilien, toujours reconnaissable, et qui est assurment le plus charmant, le plus vari, le plus color et le plus rempli dimagination de tous les styles darchitecture.

    Cest galement en Sicile quon retrouve les plus magnifiques et les plus complets chantillons de larchitecture grecque antique, au milieu de paysages incomparablement beaux.

    La traverse la plus facile est celle de Naples Palerme. On demeure surpris, en quittant le bateau, par le mouvement et la gaiet de cette grande ville de 250 000 habitants, pleine de boutiques et de bruit, moins agite que Naples,

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    bien que tout aussi vivante. Et dabord, on sarrte devant la premire charrette aperue. Ces charrettes, de petites botes carres haut perches sur des roues jaunes, sont dcores de peintures naves et bizarres qui reprsentent des faits historiques ou particuliers, des aventures de toute espce, des combats, des rencontres de souverains, mais surtout, les batailles de Napolon Ier et des Croisades. Une singulire dcoupure de bois et de fer les soutient sur lessieu ; et les rayons de leurs roues sont ouvrags aussi. La bte qui les trane porte un pompon sur la tte et un autre au milieu du dos, et elle est vtue dun harnachement coquet et color, chaque morceau de cuir tant garni dune sorte de laine rouge et de menus grelots. Ces voitures peintes passent par les rues, drles et diffrentes, attirent lil et lesprit, se promnent comme des rbus quon cherche toujours deviner.

    La forme de Palerme est trs particulire. La ville, couche au milieu dun vaste cirque de montagnes nues, dun gris bleu nuanc parfois de rouge, est divise en quatre parties par deux

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    grandes rues droites qui se coupent en croix au milieu. De ce carrefour, on aperoit par trois cts, la montagne, l-bas, au bout de ces immenses corridors de maisons, et, par le quatrime, on voit la mer, une tache bleue, dun bleu cru, qui semble tout prs, comme si la ville tait tombe dedans !

    Un dsir hantait mon esprit en ce jour darrive. Je voulus voir la chapelle Palatine, quon mavait dit tre la merveille des merveilles.

    La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au monde, le plus surprenant bijou religieux rv par la pense humaine et excut par des mains dartiste, est enferme dans la lourde construction du Palais-Royal, ancienne forteresse construite par les Normands.

    Cette chapelle na point de dehors. On entre dans le palais, o lon est frapp tout dabord par llgance de la cour intrieure entoure de colonnes. Un bel escalier retours droits fait une perspective dun grand effet inattendu. En face de la porte dentre, une autre porte, crevant le mur du Palais et donnant sur la campagne lointaine,

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    ouvre, soudain, un horizon troit et profond, semble jeter lesprit dans des pays infinis et dans des songes illimits, par ce trou cintr qui prend lil et lemporte irrsistiblement vers la cime bleue du mont aperu l-bas, si loin, si loin, au-dessus dune immense plaine dorangers.

    Quand on pntre dans la chapelle, on demeure dabord saisi comme en face dune chose surprenante dont on subit la puissance avant de lavoir comprise. La beaut colore et calme, pntrante et irrsistible de cette petite glise qui est le plus absolu chef-duvre imaginable, vous laisse immobile devant ces murs couverts dimmenses mosaques fond dor, luisant dune clart douce et clairant le monument entier dune lumire sombre, entranant aussitt la pense en des paysages bibliques et divins o lon voit, debout dans un ciel de feu, tous ceux qui furent mls la vie de lHomme-Dieu.

    Ce qui fait si violente limpression produite par ces monuments siciliens, cest que lart de la dcoration y est plus saisissant au premier coup

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    dil que lart de larchitecture. Lharmonie des lignes et des proportions nest

    quun cadre lharmonie des nuances. On prouve, en entrant dans nos cathdrales

    gothiques, une sensation svre, presque triste. Leur grandeur est imposante, leur majest frappe, mais ne sduit pas. Ici, on est conquis, mu, par ce quelque chose de presque sensuel que la couleur ajoute la beaut des formes.

    Les hommes qui conurent et excutrent ces glises lumineuses et sombres pourtant, avaient certes une ide tout autre du sentiment religieux que les architectes des cathdrales allemandes ou franaises ; et leur gnie spcial sinquita surtout de faire entrer le jour dans ces nefs si merveilleusement dcores, de faon quon ne le sentit pas, quon ne le vit point, quil sy glisst, quil effleurt seulement les murs, quil y produist des effets mystrieux et charmants, et que la lumire semblt venir des murailles elles-mmes, des grands ciels dor peupls daptres.

    La chapelle Palatine, construite en 1132 par le roi Roger II, dans le style gothique normand, est

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    une petite basilique trois nefs. Elle na que trente-trois mtres de long et treize mtres de large, cest donc un joujou, un bijou de basilique.

    Deux lignes dadorables colonnes de marbre, toutes diffrentes de couleur, conduisent sous la coupole, do vous regarde un Christ colossal, entour danges aux ailes dployes. La mosaque, qui forme le fond de la chapelle latrale de gauche, est un saisissant tableau. Elle reprsente saint Jean prchant dans le dsert. On dirait un Puvis de Chavannes plus color, plus puissant, plus naf, moins voulu, fait dans des temps de foi violente par un artiste inspir. Laptre parle quelques personnes. Derrire lui, le dsert, et, tout au fond, quelques montagnes bleutres, de ces montagnes aux lignes douces et perdues dans une brume, que connaissent bien tous ceux qui ont parcouru lOrient. Au-dessus du saint, autour du saint, derrire le saint, un ciel dor, un vrai ciel de miracle o Dieu semble prsent.

    En revenant vers la porte de sortie, on sarrte sous la chaire, un simple carr de marbre roux,

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    entour dune frise de marbre blanc incruste de menues mosaques, et port sur quatre colonnes finement ouvrages. Et on smerveille de ce que peut faire le got, le got pur dun artiste, avec si peu de chose.

    Tout leffet admirable de ces glises vient, dailleurs, du mlange et de lopposition des marbres et des mosaques. Cest l leur marque caractristique. Tout le bas des murs, blanc et orn seulement de petits dessins, de fines broderies de pierre, fait ressortir puissamment, par le parti pris de simplicit, la richesse colore des larges sujets qui couvrent le dessus.

    Mais on dcouvre mme dans ces menues broderies qui courent comme des dentelles de couleur sur la muraille infrieure, des choses dlicieuses, grandes comme le fond de la main : ainsi deux paons qui, croisant leurs becs, portent une croix.

    On retrouve dans plusieurs glises de Palerme ce mme genre de dcoration. Les mosaques de la Martorana sont mme, peut-tre, dune excution plus remarquable que celle de la

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    chapelle Palatine, mais on ne peut rencontrer, dans aucun mouvement, lensemble merveilleux qui rend unique ce chef-duvre divin.

    Je reviens lentement lhtel des Palmes, qui possde un des plus beaux jardins de la ville, un de ces jardins de pays chauds, remplis de plantes normes et bizarres. Un voyageur, assis sur un banc, me raconte en quelques instants les aventures de lanne, puis il remonte aux histoires des annes passes, et il dit, dans une phrase : Ctait au moment o Wagner habitait ici.

    Je mtonne : Comment ici, dans cet htel ? Mais oui. Cest ici quil a crit les dernires notes de Parsifal et quil en a corrig les preuves.

    Et japprends que lillustre matre allemand a pass Palerme un hiver tout entier, et quil a quitt cette ville quelques mois seulement avant sa mort. Comme partout, il a montr ici son caractre intolrable, son invraisemblable orgueil, et il a laiss le souvenir du plus insociable des hommes.

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    Jai voulu voir lappartement occup par ce musicien gnial, car il me semblait quil avait d y mettre quelque chose de lui, et que je retrouverais un objet quil aimait, un sige prfr, la table o il travaillait, un signe quelconque indiquant son passage, la trace dune manie ou la marque dune habitude.

    Je ne vis rien dabord quun bel appartement dhtel. On mindiqua les changements quil y avait apports, on me montra, juste au milieu de la chambre, la place du grand divan o il entassait les tapis brillants et brods dor.

    Mais jouvris la porte de larmoire glace. Un parfum dlicieux et puissant senvola

    comme la caresse dune brise qui aurait pass sur un champ de rosiers.

    Le matre de lhtel qui me guidait me dit : Cest l-dedans quil serrait son linge aprs lavoir mouill dessence de roses. Cette odeur ne sen ira jamais maintenant.

    Je respirais cette haleine de fleurs, enferme en ce meuble, oublie l, captive ; et il me

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    semblait y retrouver, en effet, quelque chose de Wagner, dans ce souffle quil aimait, un peu de lui, un peu de son dsir, un peu de son me, dans ce rien des habitudes secrtes et chres qui font la vie intime dun homme.

    Puis je sortis pour errer par la ville. Personne ne ressemble moins un Napolitain

    quun Sicilien. Dans le Napolitain du peuple on trouve toujours trois quarts de polichinelle. Il gesticule, sagite, sanime sans cause, sexprime par les gestes autant que par les paroles, mime tout ce quil dit, se montre toujours aimable par intrt, gracieux par ruse autant que par nature, et il rpond par des gentillesses aux compliments dsagrables.

    Mais, dans le Sicilien, on trouve dj beaucoup de lArabe. Il en a la gravit dallure, bien quil tienne de lItalien une grande vivacit desprit. Son orgueil natal, son amour des titres, la nature de sa fiert et la physionomie mme de son visage le rapprochent aussi davantage de lEspagnol que de lItalien. Mais, ce qui donne sans cesse, ds quon pose le pied en Sicile,

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    limpression profonde de lOrient, cest le timbre de voix, lintonation nasale des crieurs des rues. On la retrouve partout, la note aigu de lArabe, cette note qui semble descendre du front dans la gorge, tandis que, dans le Nord, elle monte de la poitrine la bouche. Et la chanson tranante, monotone et douce, entendue en passant par la porte ouverte dune maison, est bien la mme, par le rythme et laccent, que celle chante par le cavalier vtu de blanc qui guide les voyageurs travers les grands espaces nus du dsert.

    Au thtre, par exemple, le Sicilien redevient tout fait Italien et il est fort curieux pour nous dassister, Rome, Naples ou Palerme, quelque reprsentation dopra.

    Toutes les impressions du public clatent, aussitt quil les prouve. Nerveuse lexcs, doue dune oreille aussi dlicate que sensible, aimant la folie la musique, la foule entire devient une sorte de bte vibrante, qui sent et qui ne raisonne pas. En cinq minutes, elle applaudit avec enthousiasme et siffle avec frnsie le mme acteur ; elle trpigne de joie ou de colre, et si

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    quelque note fausse schappe de la gorge du chanteur, un cri trange, exaspr, suraigu, sort de toutes les bouches en mme temps. Quand les avis sont partags, les chut et les applaudissements se mlent. Rien ne passe inaperu de la salle attentive et frmissante qui tmoigne, tout instant, son sentiment, et qui parfois, saisie dune colre soudaine, se met hurler comme ferait une mnagerie de btes froces.

    Carmen, en ce moment, passionne le peuple sicilien, et on entend, du matin au soir, fredonner par les rues le fameux Torador .

    La rue, Palerme, na rien de particulier. Elle est large et belle dans les quartiers riches, et ressemble, dans les quartiers pauvres, toutes les ruelles troites, tortueuses et colores des villes dOrient.

    Les femmes, enveloppes de loques de couleurs clatantes, rouges, bleues ou jaunes, causent devant leurs portes et vous regardent passer avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la fort de leurs cheveux sombres.

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    Parfois, devant le bureau de la loterie officielle qui fonctionne en permanence comme un service religieux et rapporte ltat de gros revenus, on assiste une petite scne drle et typique.

    En face est la madone, dans sa niche, accroche au mur, avec la lanterne qui brille ses pieds. Un homme sort du bureau, son billet de loterie la main, met un sou dans le tronc sacr qui ouvre sa petite bouche noire devant la statue, puis il se signe avec le papier numrot quil vient de recommander la Vierge, en lappuyant dune aumne.

    On sarrte, de place en place, devant les marchands des vues de Sicile, et lil tombe sur une trange photographie qui reprsente un souterrain plein de morts, de squelettes grimaants bizarrement vtus. On lit dessous : Cimetire des Capucins .

    Quest-ce que cela ? Si on le demande un habitant de Palerme, il rpond avec dgot : Nallez pas voir cette horreur. Cest une chose affreuse, sauvage, qui ne tardera pas disparatre, heureusement. Dailleurs on nenterre plus l-

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    dedans depuis plusieurs annes. Il est difficile dobtenir des renseignements

    plus dtaills et plus prcis, tant la plupart des Siciliens semblent prouver dhorreur pour ces extraordinaires catacombes.

    Voici pourtant ce que je finis par apprendre. La terre, sur laquelle est bti le couvent des Capucins, possde la singulire proprit dactiver si fort la dcomposition de la chair morte, quen un an, il ne reste plus rien sur les os, quun peu de peau noire, sche, colle, et qui garde, parfois, les poils de la barbe et des joues.

    On enferme donc les cercueils en de petits caveaux latraux qui contiennent chacun huit ou dix trpasss, et, lanne finie, on ouvre la bire do lon en retire la momie, momie effroyable, barbue, convulse, qui semble hurler, qui semble travaille par dhorribles douleurs. Puis on la suspend dans une des galeries principales, o la famille vient la visiter de temps en temps. Les gens qui voulaient tre conservs par cette mthode de schage le demandaient avant leur mort, et ils resteront ternellement aligns sous

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    ces votes sombres, la faon des objets quon garde dans les muses, moyennant une rtribution annuelle verse par les parents. Si les parents cessent de payer, on enfouit tout simplement le dfunt, la manire ordinaire.

    Jai voulu visiter aussitt cette sinistre collection de trpasss.

    la porte dun petit couvent daspect modeste, un vieux capucin, en robe brune, me reoit et il me prcde sans dire un mot, sachant bien ce que veulent voir les trangers qui viennent en ce lieu.

    Nous traversons une pauvre chapelle et nous descendons lentement un large escalier de pierre. Et tout coup, japerois devant nous une immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple de squelettes habills dune faon bizarre et grotesque. Les uns sont pendus en lair cte cte, les autres couchs sur cinq tablettes de pierre, superposes depuis le sol jusquau plafond. Une ligne de morts est debout par terre, une ligne compacte, dont les ttes affreuses semblent parler. Les unes sont ronges

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    par des vgtations hideuses qui dforment davantage encore les mchoires et les os, les autres ont gard leurs cheveux, dautres un bout de moustache, dautres une mche de barbe.

    Celles-ci regardent en lair de leurs yeux vides, celles-l en bas ; en voici qui semblent rire atrocement, en voil qui sont tordues par la douleur, toutes paraissent affoles par une pouvante surhumaine.

    Et ils sont vtus, ces morts, ces pauvres morts hideux et ridicules, vtus par leur famille qui les a tirs du cercueil pour leur faire prendre place dans cette effroyable assemble. Ils ont, presque tous, des espces de robes noires dont le capuchon parfois est ramen sur la tte. Mais il en est quon a voulu habiller plus somptueusement ; et le misrable squelette, coiff dun bonnet grec broderies et envelopp dune robe de chambre de rentier riche, tendu sur le dos, semble dormir dun sommeil terrifiant et comique.

    Une pancarte daveugle, pendue leur cou, porte leur nom et la date de leur mort. Ces dates

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    font passer des frissons dans les os. On lit : 1880-1881-1882.

    Voici donc un homme, ce qui tait un homme, il y a huit ans ? Cela vivait, riait, parlait, mangeait, buvait, tait plein de joie et despoir. Et le voil ! Devant cette double ligne dtres innommables, des cercueils et des caisses sont entasses, des cercueils de luxe en bois noir, avec des ornements de cuivre et de petits carreaux pour voir dedans. On croirait que ce sont des malles, des valises de sauvages achetes en quelque bazar par ceux qui partent pour le grand voyage, comme on aurait dit autrefois.

    Mais dautres galeries souvrent droite et gauche, prolongeant indfiniment cet immense cimetire souterrain.

    Voici les femmes plus burlesques encore que les hommes, car on les a pares avec coquetterie. Les ttes vous regardent, serres en des bonnets dentelles et rubans, dune blancheur de neige autour de ces visages noirs, pourris, rongs par ltrange travail de la terre. Les mains, pareilles des racines darbres coupes, sortent des manches

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    de la robe neuve, et les bas semblent vides qui enferment les os des jambes. Quelquefois le mort ne porte que des souliers, de grands, grands souliers pour ces pauvres pieds secs.

    Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes filles, en leur parure blanche, portant autour du front une couronne de mtal, symbole de linnocence. On dirait des vieilles, trs vieilles, tant elles grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans, vingt ans. Quelle horreur !

    Mais nous arrivons dans une galerie pleine de petits cercueils de verre ce sont les enfants. Les os, peine durs, nont pas pu rsister. Et on ne sait pas bien ce quon voit, tant ils sont dforms, crass et affreux, les misrables gamins. Mais les larmes vous montent aux yeux, car les mres les ont vtus avec les petits costumes quils portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles viennent les revoir ainsi, leurs enfants !

    Souvent, ct du cadavre, est suspendue une photographie, qui le montre tel quil tait, et rien nest plus saisissant, plus terrifiant que ce contraste, que ce rapprochement, que les ides

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    veilles en nous par cette comparaison. Nous traversons une galerie plus sombre, plus

    basse, qui semble rserve aux pauvres. Dans un coin noir, ils sont une vingtaine ensemble, suspendus sous une lucarne, qui leur jette lair du dehors par grands souffles brusques. Ils sont vtus dune sorte de toile noire noue aux pieds et au cou, et penchs les uns sur les autres. On dirait quils grelottent, quils veulent se sauver, quils crient : Au secours ! On croirait lquipage noy de quelque navire, battu encore par le vent, envelopp de la toile brune et goudronne que les matelots portent dans les temptes, et toujours secous par la terreur du dernier instant quand la mer les a saisis.

    Voici le quartier des prtres. Une grande galerie dhonneur ! Au premier regard, ils semblent plus terribles voir que les autres, couverts ainsi de leurs ornements sacrs, noirs, rouges et violets. Mais en les considrant lun aprs lautre, un rire nerveux et irrsistible vous saisit devant leurs attitudes bizarres et sinistrement comiques. En voici qui chantent ; en

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    voil qui prient. On leur a lev la tte et crois les mains. Ils sont coiffs de la barrette de lofficiant qui, pose au sommet de leur front dcharn, tantt se penche sur loreille dune faon badine, tantt leur tombe jusquau nez. Cest le carnaval de la mort, que rend plus burlesque la richesse dore des costumes sacerdotaux.

    De temps en temps, parat-il, une tte roule terre, les attaches du cou ayant t ronges par les souris. Des milliers de souris vivent dans ce charnier humain.

    On me montre un homme mort en 1882. Quelques mois auparavant gai et bien portant, il tait venu choisir sa place, accompagn dun ami : Je serai l , disait-il, et il riait.

    Lami revient seul maintenant et regarde pendant des heures entires le squelette immobile, debout lendroit indiqu.

    En certains jours de fte, les catacombes des Capucins sont ouvertes la foule. Un ivrogne sendormit une fois en ce lieu et se rveilla au milieu de la nuit, il appela, hurla, perdu dpouvante, courut de tous les cts, cherchant

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    fuir. Mais personne ne lentendit. On le trouva au matin, tellement cramponn aux barreaux de la grille dentre, quil fallut de longs efforts pour len dtacher.

    Il tait fou. Depuis ce jour, on a suspendu une grosse

    cloche prs de la porte. Aprs cette sinistre visite, jprouvai le dsir

    de voir des fleurs et je me fis conduire la villa Tasca, dont les jardins, situs au milieu dun bois dorangers, sont pleins dadmirables plantes tropicales.

    En revenant vers Palerme, je regardais, ma gauche, une petite ville vers le milieu dun mont, et, sur le sommet, une ruine. Cette ville, cest Monreale, et cette ruine, Castellaccio, le dernier refuge o se cachrent les brigands siciliens, ma-t-on dit.

    Le matre pote Thodore de Banville a crit un trait de prosodie franaise, que devraient savoir par cur tous ceux qui ont la prtention de faire rimer deux mots ensemble. Un des chapitres

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    de ce livre excellent est intitul : Des licences potiques ; on tourne la page et on lit :

    Il ny en a pas. Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande

    tantt avec curiosit, et tantt avec inquitude : O sont les brigands ? et tout le monde vous rpond : Il ny en a plus.

    Il ny en a plus, en effet, depuis cinq ou six ans. Grce la complicit cache de quelques grands propritaires dont ils servaient souvent les intrts et quils ranonnaient souvent aussi, ils ont pu se maintenir dans les montagnes de Sicile jusqu larrive du gnral Palavicini, qui commande encore Palerme. Mais cet officier les a pourchasss et traits avec tant dnergie que les derniers ont disparu en peu de temps.

    Il y a souvent, il est vrai, des attaques main arme et des assassinats dans ce pays ; mais ce sont l des crimes communs, provenant de malfaiteurs isols et non de bandes organises comme jadis.

    En somme, la Sicile est aussi sre pour le

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    voyageur que lAngleterre, la France, lAllemagne ou lItalie, et ceux qui dsirent des aventures la Fra Diavolo devront aller les chercher ailleurs.

    En vrit, lhomme est presque en sret partout, except dans les grandes villes. Si on comptait les voyageurs arrts et dpouills par les bandits dans les contres sauvages, ceux assassins par les tribus errantes du dsert, et si on comparait les accidents arrivs dans les pays rputs dangereux avec ceux qui ont lieu, en un mois, Londres, Paris ou New York, on verrait combien sont innocentes les rgions redoutes.

    Moralit : si vous recherchez les coups de couteau et les arrestations, allez Paris ou Londres, mais ne venez pas en Sicile. On peut, en ce pays, courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et sans armes ; on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour ltranger, lexception de certains employs des postes et des tlgraphes. Je dis cela seulement pour ceux de Catane, dailleurs.

    Donc, une des montagnes qui dominent

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    Palerme porte mi-hauteur une petite ville clbre par ses monuments anciens, Monreale : et cest aux environs de cette cit haut perche quopraient les derniers malfaiteurs de lle. On a conserv lusage de placer des sentinelles tout le long de la route qui y conduit. Veut-on par l rassurer ou effrayer les voyageurs ? Je lignore.

    Les soldats, espacs tous les dtours du chemin, font penser la sentinelle lgendaire du Ministre de la guerre, en France. Depuis dix ans, sans quon st pourquoi, on plaait chaque jour un soldat en faction dans le corridor qui conduisait aux appartements du ministre, avec mission dloigner du mur tous les passants. Or, un nouveau ministre, desprit inquisiteur, succdant cinquante autres qui avaient pass sans tonnement devant le factionnaire, demanda la cause de cette surveillance.

    Personne ne put la lui dire, ni le chef de cabinet, ni les chefs de bureau colls leur fauteuil depuis un demi-sicle. Mais un huissier, homme de souvenir, qui crivait peut-tre ses mmoires, se rappela quon avait mis l un soldat

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    autrefois, parce quon venait de repeindre la muraille et que la femme du ministre, non prvenue, y avait tach sa robe. La peinture avait sch, mais la sentinelle tait reste.

    Ainsi les brigands ont disparu, mais les factionnaires demeurent sur la route de Monreale. Elle tourne le long de la montagne, cette route, et arrive enfin dans la ville fort originale, fort colore et fort malpropre. Les rues en escaliers semblent paves avec des dents pointues. Les hommes ont la tte enveloppe dun mouchoir rouge la manire espagnole.

    Voici la cathdrale, grand monument, long de plus de cent mtres, en forme de croix latine, avec trois absides et trois nefs, spares par dix-huit colonnes de granit oriental qui sappuient sur une base en marbre blanc et sur un socle carr en marbre gris. Le portail, vraiment admirable, encadre de magnifiques portes de bronze, faites par Bonannus, civis Pisanus.

    Lintrieur de ce monument montre ce quon peut voir de plus complet, de plus riche et de plus saisissant, comme dcoration en mosaque fond

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    dor. Ces mosaques, les plus grandes de Sicile,

    couvrent entirement les murs sur une surface de six mille quatre cents mtres. Quon se figure ces immenses et superbes dcorations mettant, en toute cette glise, lhistoire fabuleuse de lAncien Testament, du Messie et des Aptres. Sur le ciel dor qui ouvre, tout autour des nefs, un horizon fantastique, on voit se dtacher, plus grands que nature, les prophtes annonant Dieu, et le Christ venu, et ceux qui vcurent autour de lui.

    Au fond du chur, une figure immense de jsus, qui ressemble Franois Ier, domine lglise entire, semble lemplir et lcraser, tant est norme et puissante cette trange image.

    Il est regretter que le plafond, dtruit par un incendie, soit refait de la faon la plus maladroite. Le ton criard des dorures et des couleurs trop vives est des plus dsagrables lil.

    Tout prs de la cathdrale, on entre dans le vieux clotre des Bndictins.

    Que ceux qui aiment les clotres aillent se

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    promener dans celui-l et ils oublieront presque tous les autres avant lui.

    Comment peut-on ne pas adorer les clotres, ces lieux tranquilles, ferms et frais, invents, semble-t-il, pour faire natre la pense qui coule des lvres, profonde et claire, pendant quon va pas lents sous les longues arcades mlancoliques ?

    Comme elles paraissent bien cres pour engendrer la songerie, ces alles de pierre, ces alles de menues colonnes enfermant un petit jardin qui repose lil sans lgarer, sans lentraner, sans le distraire !

    Mais les clotres de nos pays ont parfois une svrit un peu trop monacale, un peu trop triste, mme les plus jolis, comme celui de Saint-Wandrille, en Normandie. Ils serrent le cur et assombrissent lme.

    Quon aille visiter le clotre dsol de la chartreuse de la Verne, dans les sauvages montagnes des Maures. Il donne froid jusque dans les moelles.

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    Le merveilleux clotre de Monreale jette, au contraire, dans lesprit une telle sensation de grce quon y voudrait rester presque indfiniment. Il est trs grand, tout fait carr, dune lgance dlicate et jolie ; et qui ne la point vu ne peut pas deviner ce quest lharmonie dune colonnade. Lexquise proportion, lincroyable sveltesse de toutes ces lgres colonnes, allant deux par deux, cte cte, toutes diffrentes, les unes vtues de mosaques, les autres nues ; celles-ci couvertes de sculptures dune finesse incomparable, celles-l ornes dun simple dessin de pierre qui monte autour delles en senroulant comme grimpe une plante, tonnent le regard, puis le charment, lenchantent, y engendrent cette joie artiste que les choses dun got absolu font entrer dans lme par les yeux.

    Ainsi que tous ces mignons couples de colonnettes, tous les chapiteaux, dun travail charmant, sont diffrents. Et on smerveille en mme temps, chose bien rare, de leffet admirable de lensemble et de la perfection du dtail.

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    On ne peut regarder ce vrai chef-duvre de beaut gracieuse sans songer aux vers de Victor Hugo sur lartiste grec qui sut mettre

    Quelque chose de beau comme un sourire

    humain Sur le profil des Propyles.

    Ce divin promenoir est enclos en de hautes

    murailles, trs vieilles, arcades ogivales ; cest l tout ce qui reste aujourdhui du couvent.

    La Sicile est la patrie, la vraie, la seule patrie des colonnades. Toutes les cours intrieures des vieux palais et des vieilles maisons de Palerme en renferment dadmirables, qui seraient clbres ailleurs que dans cette le si riche en monuments.

    Le petit clotre de lglise San Giovanni degli Eremiti, une des plus anciennes glises normandes de caractre oriental, bien que moins remarquable que celui de Monreale, est encore bien suprieur tout ce que je connais de comparable.

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    En sortant du couvent, on pntre dans le jardin, do lon domine toute la valle pleine dorangers en fleur. Un souffle continu monte de la fort embaume, un souffle qui grise lesprit et trouble les sens. Le dsir indcis et potique qui hante toujours lme humaine, qui rde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de s