Âmes et pierres de bretagne

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Page 1: Âmes et pierres de Bretagne
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AMES ET PIERRES DE BRETAGNE

Page 3: Âmes et pierres de Bretagne

DU MÊME AUTEUR

Histoire, Géographie et Art Henri Rivière, peintre et graveur, Floury. Anne de Bretagne, duchesse et reine, Floury. Du Guesclin, Clisson et la fin de la guerre de

Cent ans, Floury. Couronné par l'Académie Fran- çaise.

Ames et pierres de Bretagne, Floury. La Grèce au visage d'énigme, Berger-Levrault. Cou-

ronné par l'Académie Française. La Sicile, île d'or, île de jeu, Berger-Levrault. Gloires et drames de la mer, Berger-Levrault. La Défense des côtes de France de Dunkerque à Bayonne

au XVIIe siècle, Berger-Levrault. Couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

La Bataille de la Hougue, Berger-Levrault. Les Chercheurs d'espace, Berger-Levrault. Histoire de la Marine, Illustration. Les Equipages de la Marine Française, les Editions Militaires Illustrées. La Vie héroïque de l'Amiral Courbet, les Editions Militaires lliustréss. Le Sous-marin, roi de la mer, Lemerre. Couronné

par l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Le Livre de la mer, Larousse. Les Carrières maritimes, Larousse. La Conquête des mers, Schleicher. De M organe à Le Brix, Hachette. F'Yançois-Ier le Roi-Chevalier, Boivin. Le Théâtre, Hachette. La Grèce, Hachette. La Presqu'île de Crozon, Skridou Breizh (Brest). Gloires et souvenirs maritimes (avec Maurice Loir), Hachette. Les Grandes Manifestations de l'art grec, « Vie moderne ». Gabriel Toudouze, architecte et graveur, « Le Musée ». Rembrandt, Figuière. Rubens, Figuière. 1 Vélasquez, Figuière. Léonard de Vinci, Figuière. Pionniers Celtes, Editions 0 Lo Lé (Landerneau).

Romans La Sorcière du Vésuve, Hachette. La Dernière des Spartiates, Hachette. Le Renard de la Mer, Hachette. Le Voltigeur-Hollandais, Hachette. Une Mystérieuse Affaire, Hachette. - Le Secret de la trahison, Hachette. Le Trésor maudit du Palais-Rouge, Hachette. La Fille du proscrit, Hachette. Le Petit Roi d'Ys, Hachette. Couronné par l'Aca- démie Française.

Filleule de Merlin, Hachette. Les Sous-marins fantômes, Hachette. Pierrette la Téméraire, Hachette. Le Secret des trois rubis, Hachette. La Corsaire du Pacifique, Hachette. La Fiancée de Kerpen-Hir, Hachette. A nne et le mystère breton, Hachette. Le Mousse du Korrigan, Hachette. Maris sur l'eau, Marne. Couronné par l'Académie

Française. Carnaval en mer, Renaissance du Livre. Le Maître de la mort froide, Renaissance du Livre. Tanguy, homme de la mer, Tallandier. Le Secret de l'île d'acier, Tallandier. La Fianeée de Du Guesclin, Tallandier. G ait la mystérieuse, Tallandier. Mona, fille des îles, Tallandier. La Belle Catalane, Tallandier. Les Cavaliers de la reine Margot, Tallandier. Les Compagnons de la Tour dorée, Tallandier. L'Homme qui volait le Gulf-Stream, Gallimard. L'Eveilleur de volcans, Gallimard. Une Femme parmi les loups, Gallimard. Pour tout l'or de la mer, Gallimard. Le Sang d'Aréthuse, Cahiers bleus. Les Compagnons de l'iceberg en feu, Albin Michel. Faïk de Kerloc'h, pupille de l'Océan, Editions

0 Lo Lé. (Landerneau), Les derniers jours d'Ys la Maudite (sous presse).

Nouvelles Aux Feux tournants des Phares, Figuière. Laquelle ? Rouff. L'Inconnue du ras Djerba, Tallandier. L'Esprit qui flottait Sous les eaux, Tallandier. Le Seigneur du Temple englouti, Tallandier.

Théâtre Parmi les loups, 3 actes, Odéon, « Illustration ». Les Derniers fâcheux, Odéon, « Illustration ». Les Rayons du soleil, Odéon, « Revue Françajse ». Le Fait du Prince, « Illustration ». Bataille de Marraines, « Annales JI. La Parfaite Secrétaire, « Annales ». La Baronne a le mal de mer, « Annales Il. L'Impromptu de Versailles, « Annales ». < La Surprise de Silvia, « Lisez-Moi bleu ». * Et ce jour-là à Rouen, Molière avec Corneille, « Lisez-

Moi bleu ». Le Proscrit, 4 actes. Carnaval en Mer, 16 tableaux. A l'ombre du Volcan, 8 tableaux. -

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GEORGES G. -TOUDOUZE

AMES ET PIERRES DE BRETAGNE

J'ENTENDS, J'ENTENDS AU LOIN LES LANDES S'ÉVEILLER ! AU MURMURE DES FLOTS LASSES DE SOMMEILLER,

LES PAROISSES D'ARVOR VEULENT QUE JE LES NOMME... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Auguste BRIZEUX.

(Les Bretons.) I

PARIS 1 LIBRAIRIE FLOURY 14, Rue de l'Université

1943

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Copyright by Librairie Floury, 1943 Tous droits de reproduction, traduction, adaptatioa

réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. IMPRIMÉ EN FRANCE

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BRETAGNE ÉTERNELLE

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La Fille de l'Océan La Fille de l'Océan... Entre toutes les provinces dont notre France s'est formée,

c'est bien là, tant physiquement que moralement, ce qu'est la Bretagne. C'est bien là le sceau ineffaçable que, dès l'origine des âges, elle reçut pour jamais, marqué dans sa chair vive. C'est bien là l'impérieuse naissance qui, par prédestination d'origine, et de siècle en siècle, assura le régulier déroulement de ses destinées, — de toutes ses destinées...

Aux jours lointains où le Globe Terrestre poursuivant rythmiquement sa lente évolution, la plupart des continents à venir dormaient encore aux profondeurs de la mer diluvienne, — archipel étrange marquant la borne future d'une Europe encore inexis- tante, — la Bretagne dominait déjà de ses rouges rocs granitiques et de ses falaises de quartz gris les flots inviolés de l'Océan Primaire. Et les êtres, maintenant disparus, qui peuplaient ces eaux fécondes et bouillonnantes de vie, purent voir flamboyer, dans les nuits chaudes de ce lointain passé, les éruptions furieuses de ce volcan de Trégorrois, le plus ancien de la terre, dont les pourpres rochers de Ploumanac'h, à cette heure rongés, roulés et corrodés par l'air et la mer, marquent encore les géantes coulées. „

Quand, les uns après les autres, chacun faisant sa tâche, les siècles par dizaines de centaines se furent succédés, et que l'archipel de la mer silurienne fut devenu morceau d'un continent, la Bretagne conserva sa marque originelle. Fille de l'Océan pour toute l'immense Préhistoire, elle demeura Fille de l'Océan pour l'Histoire, celle de l'Europe primitive, celle de la Gaule des Celtes, celle des modernes. Et courbant mal le front devant Jules César, elle s'affirma la Terre de la Mer, envers et contre tous. Depuis vingt siècles chrétiens succédant à dix siècles druidiques, elle est restée l'enfant de l'Atlantique, tout uniment parce qu'il en est ainsi et qu'en vérité il ne saurait point du tout en être autrement.

Telle elle se présenta aux visiteurs carthaginois venus amicalement par la route, des cygnes et des albatros, puis aux envahisseurs romains arrivant au pas lourd des légions par les chemins terrestres, telle, malgré les chemins de fer, — le terrible « dragon rouge » prédit par Merlin l'Enchanteur et maudit par Brizeux, — qui ont pu la changer physiquement, mais n'ont point modifié sa nature, telle elle est restée aujourd'hui : Bretagne, Breiz, nom adouci pour les profanes, mais pour nous, là-bas, Ar-Mor, nom rude, nom intrépide, Ar-Mor, nom gaélique : le Pays de la Mer.

Car l'Océan est le maître de la Bretagne. Un maître singulier, d'ailleurs : inconstant et variable, souple et fort, faisant violem-

ment le bien et le mal sans mesure compréhensible et sans loi apparente, mêlant magni- fiquement les coups et les caresses, dominateur formidable aux passions fougueuses. Certes, jamais, autant que dans ce royaume particulier de son immense empire, le vieil irascible Poséidon ne mérita mieux l'épithète homérique si riche d'image et si lourde de force : « le Dieu qui ébranle la terre ». Et cependant, malgré ses fantaisies, parfois cruelles, jamais seigneur antique ou féodal ne fut, en aucun temps ni en aucun pays, servi plus dévotieusement, aimé plus exclusivement ni avec plus de justice : car, en pays breton, toute vie vient de Lui.

Triangle massif appuyant sa base aux collines du Maine et aux ondulations de la Touraine, mordu -profondément aux deux flancs par les ressacs marins dans la vaste

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conque du Mont-Saint-Michel et dans la large échancrure précédant la Loire, l'Armor présente aux flots rongeurs les deux longs remparts bastionnés de rochers des Côtes-du- Nord et du Morbihan, et jette en avant, pour un corps-à-corps prodigieux, la solide proue du Finistère creusé de deux profondes baies, hérissé de trois caps, et demi-vaincu par les eaux, demi-vainqueur de leur effort, faisant face à l'ouest mystérieux, à la grande vie du large, aux douceurs et aux colères du libre Atlantique déchaîné.

Solide ossature interne, deux chaînes parallèles, rudes, sauvages, — la « terre de granit recouverte de chênes » de Brizeux, — s'allongent dans la direction de l'Occident, Monts d'Arrée et Montagnes Noires, tenninées par le triple sommet du chauve Menez- Hom tout au bout du Finistère. Entre les deux, une faille où serpentent des eaux.

Au nord, un pays ondulé, tout crénelé de pointes rocailleuses, tout creusé de grèves immenses, pays assez bas, sans grandes falaises continues, mais infiniment déchiqueté, — Trégorrois, Lannionais, pays de Léon, — bon terroir à champs de sarrasin, à cultures diverses : blé, pommiers, légumes ; à pâturages pour chevaux ; à taillis, futaies et boqueteaux, restes des sombres forêts de la Légende.

Au sud, un pays entamé par l'immense et compliquée déchirure du Mor'bihan, la Petite Mer, terroir riche, avec des côtes basses, soit dénudées et formidablement armées de mâchoires d'écueils à Penmarc'h, soit merveilleusement chevelues de pins à la baie de la Forêt. '

A l'ouest, ce trident farouche par quoi se terminent, unis, le Léonois et la Cor- nouaille, extrémité de l'Europe, aboutissement du monde, Finis terres des géographes romains, presqu'île rocheuse faite en forme et en puissance d'acropole sur laquelle le vent de mer attaque, tord, brûle, rabougrit et réduit toute végétation forestière, tandis que l'âcre baiser des embruns stérilise, sur les lèvres des falaises aux allures de forte- resses démantelées, la mince couche de terre végétale laissée par la râpe des souffles accourus du suroît... Pointe de Saint-Mathieu-Fin-de-Terre, Loc-Mazé-Pen-ar-Bed, avec son avant-garde auréolée d'écumes, Ouessant, Enez-Heussa, l'île de l'Epouvante, Molène, Béniguet, archipel tragique contre lequel s'irrite le terrible courant Fromveur et qu'éclairent les phares du Four, du Creac'h, du Stiff, de Nividic, de Saint-Mathieu, de la Jument, des Pierres-Noires ; presqu'île de Crozon avec ses ports de refuge, Camaret et Morgat, ses donjons formidables des cinq écueils Tas de Pois, Ar Berniou Pez, sa meute grondante des roches Guest et Toulinguet, son long cap de la Chèvre, Beg ar C'haor ; pointe du Raz avec sa morne baie des Trépassés, grève au renom sinistre; sa pointe du Van, sa sentinelle redoutée l'île de Sein, la terre druidique des Sept-Sommeils, ses avant- gardes aiguës mi-sous-marines du Pont-des-Chats, avec aussi ce courant du Raz coulant comme un torrent sous les feux clignotants de Sein, de Tévennec et de Gorlébella-la- Vieille...

Et pour terminer, l'étrange architecture, enfant perdu de l'Armorique, guetteur isolé de la terre bretonne, loin, très loin, seul dans l'immensité, à quinze lieues au large, le pied fixé par prodige d'industrie humaine sur sa roche sous-marine et sentant sa haute colonne frémir sous l'enlacement des grandes boules de tempête, le phare d'Ar-Men élève dans la nuit sa haute tête de lumière.

Cette extrémité de la Presqu'île de Bretagne, ce' sauvage, lumineux et dramatique Finistère, ce trident prodigieux, image de celui -de l'antique Neptune et planté de flanc dans l'Atlantique, voilà certainement, de tout le pays d'Armor, ce qui frappe le plus notre cœur, ce qui saisit le plus notre imagination, ce qui bouleverse le plus intensément les puissances intimes de notre âme : car notre propre émotion se renforce, se grandit de toutes les émotions qu'avant nous ont ressenties et ont exprimées, depuis des âges et des âges, tous ceux qui se sont succédés sur cette même pointe triple... Le texte grec de Strabon

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et le texte latin de Pline reflètent ensemble la même stupeur ; ici, Pomponius Méla, la nuit du ier novembre, a entendu gémir les âmes innombrables des morts réclamant aux pêcheurs terrifiés passage à bord de leurs barques surchargées afin de gagner, grâce à eux, le pays mystérieux de l'Outre-Vie ; ici, le chevalier de Fréminville n'a pu trouver de mots suffisants pour traduire les sentiments dont il se sentait étreint, René de Chateau- briand, dans sa splendeur verbale, a ressuscité l'âme ardente et mystique des druidesses, tandis que Michelet a découvert ses accents les plus, beaux pour célébrer la grandeur solennelle de la fin de la terre... Seul, le dur, le sec, le froid, le surtout rancunier César qui manqua laisser ici sa fortune, sa gloire et sa vie, et qui, jamais, ne pardonna à l'Armorique d'y avoir connu double peur — la morale et la matérielle —, en passant par ces lieux a tout vu, mais n'a rien voulu ressentir...

Et pourtant que de grandeur architecturale en ces paysages bâtis comme des édifices rêvés par des Titans pour y faire vivre des géants et y adorer des dieux inacces- sibles ! Que de faiblesse humaine par contraste ! Avec ses roches hérissées, ses chausse- trapes de cailloux pointus mi-submergés, mi-émergeants, son abbaye en ruines solennelles, » son archipel d'îles et d'îlots, sa mer tumultueuse, le Loc-Mazé-Pen-ar-Bed n'est-il pas un lieu bouleversant ? Ici, du phare du Four au phare des Pierres-Noires, depuis les hourques aux voiles de peau des brenns vénètes partant pour les grandes aventures et les terres mystérieuses du nord et de l'ouest, jusqu'à la Cordelière, vaisseau chéri de notre Duchesse, entraînant- Portzmoguer, ses marins et ses ennemis dans le sacrifice suprême, jusqu'au sacrifice de la Surveillante et de son héroïque Du Couédic ; depuis les auges de pierre servant de. vaisseaux à tous nos saints de jadis, depuis Jean de Coetanlem et sa Barque de Morlaix jusqu'à Jean Charcot, son Français partant pour le Pôle Sud et son Pourquoi Pas ? partant pour l'Islande, combien de navires par milliers, combien de capitaines et d'équipages par centaines de milliers ici sont passés ! Parages sur lesquels plane encore l'ombre géante de ces cathédrales de toiles tendues aux quatre vents que Tourville, vingt fois, fit ici manœuvrer entre Bertheaume et Portz-Corven. Combien aussi ici ont péri, en guerre ou en tempête, en bataille ou en naufrage... « Qui voit Ouessant voit son sang », déclare le sombre proverbe des marins léonards.

Cependant qu'à l'opposite, malgré les feux, les balises, les amers, les sirènes de brume, les signaux phoniques, les lignes radiogoniométriques, toujours aussi redoutable qu'aux temps lointains des Gaules, s'effile l'aiguille acérée de la Pointe du Raz, celle devant qui le marin, sachant bien que « nul n'a passé le Raz sans peur ou sans malheur », ne croise jamais sans murmurer la prière des aïeux :

Va Doué va sicouret da tremen ar Raz : Rac valestr a zo bihan, ac ar mor ar so braz ! i

« Mon Dieu, secourez-moi dans le passage du Raz : ma barque est si petite et la mer est si grande !... » -

Et paraphrasant cette pensée de disproportion, cet humble aveu de la toute médio- crité humaine en face de l'infini, celui qui s'appela lui-même le Barde des Bretons, Auguste Brizeux, héritier des épouvantes ancestrales, a jeté ce grand cri d'angoisse au nom de tous les gens de chez nous :

...Devant ce cap du monde, Dont la crête s'élève à trois cents pieds sur l'onde,

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Dans ces mornes courants, par le temps le meilleur, Nul ne passa jamais sans mal ou sans frayeur. En face la voici l'effroi de l'Armorique, L'île des Sept Sommeils, Sein, l'île druidique, Si basse à l'horizon qu'elle semble un radeau Entouré d'un millier de récifs à fleur d'eau... Ah ! demain venez voir entre la pointe et l'île Les perfides courants briller comme de l'huile ; Venez voir bouillonner la mer ; et sur les rocs Ouvrez encor l'oreille au grand bruit de ses chocs. L'épouvante est partout sur ce haut promontoire Et chacun de ses noms dit assez son histoire ; A gauche ces rochers de la couleur du feu C'est l'Enfer de Plo-Goff ; sur la droite au milieu

CI De ces dunes à pic, c'est l'exécrable baie, La Baie aux Trépassés, blanche comme la craie : Son sable pâle est fait des ossements broyés Et les bruits de ses bords sont les cris des noyés...

Cette mer qui hurle et qui pleure, qui gronde et se lamente, qui tantôt douce et câline, tantôt rude et brutale, parfois chante une lente cantilène de berceuse ensorcelante, et parfois jette jusqu'aux cieux les baves écumantes de sa rage démoniaque, cette mer qui, dans l'éternel balancement rythmique de ses flux et de ses reflux, de Cancale en Saint-Michel, à Saint-Nazaire proche Vendée, sans trêve, sans repos, attaque à coups de bélier et ronge à force d'usure la vieille terre bretonne, c'est souvent l'épouvante,

„ soit, mais c'est aussi toujours, et surtout, la vie... La vie. Car tout ce qui pousse sur le sol breton, chênes ou sarrasins, pins ou pommes

de terre, blés, primeurs et fruits, ne pousse que parce que l'Océan veut qu'il en soit ainsi, parce que les bontés fertilisantes, les douceurs humides de son climat souverain pénètrent avec régularité les vallons les plus retirés de la Bretagne terrienne. Seules, les lisières marines sont si rudement balayées et de si dures haleines que les arbres, dont la ténacité et l'obstination ont maintenu troncs et couronnes sur la côte, se voient si violemment secoués, si furieusement tordus qu'ils se contournent et se ploient comme si, malgré l'accrochage griffu de leurs racines dans le sous-sol, ils voulaient s'arracher de leur place et s'enfuir à toute course devant le vent qui arrive du large. Mais le reste, le reste de la Bretagne, tout le reste du pays, de l'Océan ne reçoit que des bienfaits.

C'est la joie de la pluie. La joie ?... Comment ?... Mais oui, la grande, la supérieure joie de la précieuse, de la bienfaisante pluie bretonne, de la pluie à laquelle nous devons un hymne de gratitude... Braves, bonnes, excellentes et profitables pluies. Pluies fines, tièdes qui amollissent, pénètrent, percent et transperéent, fertilisent et fécondent le sol breton. La pluie bretonne : richesse que l'Océan fait tomber du ciel comme une manne.

, D'où viendraient en effet les deux récoltes annuelles d'artichauts et de choux- fleurs du pays de Léon ? comment vivrait ef prospérerait le plusieurs fois centenaire figuier de Roscoff si branchu et si monumental qu'il a fallu soutenir ses immenses bras avec des piliers de maçonnerie ? comment, un peu partout, vivraient et prospéreraient en pleine terre les camélias, les mimosas, les palmiers, les hortensias ? si cette terre bretonne n était pas, à longueur d'année, ensemencée d'eau par le don de l'Océan ! Car cette pluie de Bretagne est spéciale : ce ne sont point de ces averses massives, de ces ruées en cataractes et ravageant les sols comme charrues méchantes menées par des démons.

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Non..La pluie de Bretagne que l'on nomme — et le mot fait image — « crachin », est une vaporisation, une pulvérisation tout à fait régulière et pénétrante, comme par persuasion. Les violences sont très rares, mais les jours à grains nombreux, les courtes averses fréquentes, les changements rapides. Ce ruissellement menu de gouttelettes fines et tièdes maintient ainsi, sauf de rares périodes de sécheresse, une humidité permanente et légère dans le sous-sol. Cependant que la Bretagne ignore. les extrêmes du froid et du chaud dont se glacent ou se brûlent les régions soumises au climat continental. Une harmonie est, ainsi, dans le temps breton. vL'hi ver, les brumes ouatent la température : peu de grands refroidissements. L'été, les journées sont chaudes et les nuits rafraîchies. Saisons mal tranchées qui vont insensiblement de l'une à l'autre : grand bien en vérité.

De certains courants chauds, auxquels on avait jadis donné le nom de Gulf-Stream viennent caressef nos côtes bretonnes et le vent de suroît aide à distribuer cette chaleur en prenant les nuages chargés d'eaux que le soleil a pompés par prélèvement sur ce courant et les déverse en les répartissant chez nous... Quand il se met en rage, le suroît est un dévastateur, un maître des colères, un Esprit du Mal. Quand il reste modéré, il est un bienfaisant en apportant ces pluies tièdes, cadeau gracieux et utile que la Fée de la Mer, Morgane, offre à sa sœur Viviane, la Fée de la Terre. Ainsi, entre ses deux marraines, la Bretagne est heureuse, comme l'a dit Le Guyader :

La terre sommeillait sous les humus fertiles, Attendant l'heure lente où le semeur viendrait... C'était partout, depuis l'arbre jusqu'au brin d'herbe, Une sève de vie éclatante et superbe !

Démenti magnifique à la ridicule, voire odieuse légende de la Bretagne « pays pauvre »... Oui, je sais, tout le monde la répète, par habitude de mettre, d'autorité, un quàlificatif à côté des noms de pays, un adjectif qui fait bien et qui, comme le dit Figaro, « a l'air d'une pensée ». Ainsi la Beauce est « riche », la Touraine « molle », la Bresse « grasse », Paris « gai », la Normandie « plantureuse » et la Bretagne « pauvre ». Malgré sa valeur de grand géographe, Onésime Reclus lui-même s'y est trompé et a répété le leitmotiv dans son excellente France à vol d'oiseau : « Les Bretons sont pauvres et ce mot dit tout : pauvre le pêcheur de la côte, pauvre le terre-neuvien et l'islandais, pauvre le marin de l'Etat, pauvre le pâtre, et presque partout le paysan. Pauvres donc de tous temps... »

Est-ce pàrce que la force économique bretonne ne s'étale pas aux yeux, comme pour d'autres régions les ressources de même nature se déploient en champs de blé, troupeaux, vignes,, olivettes sous le regard admiratif du passant ? Il est possible. Mais ce racontar, en tout cas, est d'invention toute moderne ; car, 'au temps du Duc François II et de la Duchesse Anne, héritiers excellents du Duc jean V le Rénovateur, le poète jehan Meschinot de quatre vers, par avance, a fait justice de l'absurdité :

Riche païs, contrée très-heureuse, Amée de Dieu, se voit-on clèrement.; Duché sans' pair, Bretaigne plantureuse, De noblesse trésor et parement...

Riche... Très heureuse... Plantureuse... Si vous voulez à toute force des qualificatifs colorés, que vous faut-il de plus que ceux-là ?

La Bretagne « pauvre » ? Légende. Mauvaise légende. Entre deux hauteurs, descendez donc dans un de ces vallons si gracieux en leur taille harmonieuse... penchez- vous... regardez, regardez beaucoup... et vous sentirez monter et palpiter tout alentour -

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de vous l'âme chaude et ardente de la Bretagne rurale. La Bretagne rurale qui n'est pas seulement celle des cultures et des fruits de la terre, la Bretagne des géorgiques et des pastorales, la Bretagne des cultures, des défrichements, des assolements et des ensemencements, mais aussi la Bretagne des richesses du sous-sol, des produits naturels, des matières premières, la Bretagne de l'étain du plomb, du fer, du kaolin, la Bretagne des tourbières, des mines, des carrières, la Bretagne à la fois du blé noir et du granit, du cidre, du muscadet et des ardoisières.

Cependant qu'à longueur de « trêves » et de communes, sous la lumière d'un ciel qu'illuminent plus de soleils et de clartés que ne l'assombrissent les brumes et les nuées, se dressent les vaisseaux de centaines d'églises, de chapelles, les aiguilles de centaines de clochers à jour, les courbes de centaines de porches, d'arcs de triomphes, les carrures de centaines de calvaires historiés et ciselés alternant avec les masses de centaines de menhirs, 4e dolmens, de cromlec'hs, et les silhouettes épaisses de centaines de tours, de donjons, de remparts, restes formidables de toutes les grandes croyances, de toutes les grandes passions, de tous les grands embrasements et de toutes les grandes palpitations dont, depuis trente siècles, vit, frissonne et frémit le cœur innombrable de la race celtique.

De la race celtique, comme la Celtie elle-même, formée, modelée par l'Océan. Par l'Océan qui, pour être mieux assuré de porter ses ordres et ses bienfaits jusqu'au

centre de la Bretagne, partout où il s'en peut ouvrir le chemin, pénètre dans les flancs ouverts de la péninsule aussi avant qu'il lui est loisible. Car les fleuves bretons : Rance, Légué, Trieux, Guer, Jarlot, Queuffleut, Penfeld, Elorn, Aulne, Odet, Aven, ou Vilaine sont d'immenses fjords serpentant à travers les hautes terres, deux fois par vingt-quatre heures démesurément gonflés par le flot de marée et, à plus de dix, vingt, trente, qua- rante kilomètres de la côte, portant les gros bateaux jusqu'aux villes de l'intérieur trans- formées en ports actifs : Dinan, Saint-Brieuc, Pontrieux, Tréguier, Lannion, Morlaix, Landerneau, Châteaulin, Quimper, Auray, ou Vannes. Admirables situations qui, sauf surprises comme à Lannion en 1336, à Morlaix en 1522, donnant aux villes bretonnes tous les avantages, tous les privilèges, tous les bénéfices des cités. maritimes, cependant, en protection contre l'ennemi, leur offrit les bénéfices, privilèges et avantages des cités terriennes.

Prodigieux enfantement de forces et de richesses : en pays breton, agriculture, industrie, commerce aussi bien que pêche et navigation, — toute vie dépend uniquement, exclusivement et dévotieusement de la Mer. ,

Toute vie, en vérité... Et ainsi l'Océan est le Maître de la Bretagne...

Ceux de chez nous Participant de son sol millénaire et de sa mer impérieuse, la Race Bretonne est forte,

— de granit comme la terre, de mystère comme la mer. Et l'Ame Bretonne est double, héroïque et mystique ; comme le pays lui-même)

elle n'a jamais changé : elle était ainsi aux âges lointains 'de la Celtie, et depuis trois mille ans elle est restée la même.

Tous ceux qui, nés de la terre bretonne, se sont penchés vers cette âme tendre et 1 raffinée, vers cette âme que se sont de tous temps partagée l'Épopée et le Rêve, ont dit

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leur amour filial et l'émoi prodigieux dont les saisissait le génie de leur pays et de leur race.

C'est Renan qui, composant avec ferveur sa miraculeuse Prière sur l'Acropole, de son verbe poétique a salué, fils enthousiaste, sa terre natale, en termes ayant contribué peut-être un peu trop à établir en article de foi la prétendue (( tristesse bretonne » :

« Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil : les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d'eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines, où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le cieL,»

C'est le Virgile breton, poètê délicieux qui a, du grand Latin, le rythme large et fier, l'adjectif coloré, la langue divinement souple et la passion profonde pour l'immortelle nature, Auguste Brizeux, qui a peint sa patrie de mots inoubliables :

0 landes, ô forêts ! pierres sombres et hautes, Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes, Villages où les morts errent avec les vents, Bretagne d'où te vient l'amour de tes enfants ? .................................................... Mais dès que je sentis, ô ma terre natale, L'odeur qui des genêts et des landes s'exhale, Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer Et les sombres sapins se balancer dans l'air, Adieu les orangers, les marbres de Carrare !...

Les esprits sèchement didactiques qui subordonnent la rectitude scientifique à la pauvreté indigente de toute faculté d'imagination, s'étonneront que je demande à des poètes le secret psychologique d'une race, alors que tant d'anthropologues ont disserté sur sa formation. Mais aucun savant n'est aussi près de la vérité qu'un poète lorsqu'il s'agit du pays qui a trouvé dans la poésie sa plus complète expression. A ces esprits-là Brizeux d'ailleurs a répondu par avance — leur pardonnant même, car ce n'est pas leur faute si leurs yeux sont insuffisants — lorsqu'il disait :

La fleur de poésie éclôt sous tous nos pas : Mais la divine fleur, plus d'un ne la voit pas !...

Poésie héroïque et poésie mystique, toute l'histoire de Bretagne s'enferme en ces deux cycles ; poésie dont bien des passages ont été exprimés en prose car poète et rimeur ne sont point synonymes ; poésie qui est tout à la fois de la légende et de l'histoire...

Dès le plus lointain passé, c'étaient des hommes les aïeux légendaires, de rudes gars solides sentant couler en leurs artères le bon sang bouillonnant de la race celtique. Quand César arriva, précédé à travers les forêts gauloises par le renom que propageait sa froide cruauté, ils ne s'émurent pas, eux, les Armoricains. En vain le Proconsul avait-il fait dire et répéter que si son glaive était lourd aux vaincus, son amitié se montrait profitable à ceux qui faisaient de bon gré entière soumission... Les Vénètes sentirent que le Romain si hautain perdait son assurance en pénétrant dans cette Armorique où, unies aux forces des hommes, les forces mystérieuses des Druides attendaient le superstitieux Quirite, envahi malgré lui par une crainte du surnaturel, par une terreur panique de ces dieux

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inconnus, de cette mer farouche que bouleversaient devant lui les vierges de Sein éxcitant les guerriers au combat comme les a évoquées Brizeux :

César, char de terreur, c'est toi qui sur la terre Le premier fis rouler tes machines de guerre ; Et le sol labouré depuis ces deux mille ans N'a pas encore perdu les lignes de tes camps ! La race chevelue humilia sa tête Devant toi, dur vainqueur de la cité vénète ; Mais l'effort fut pénible, et tu mis tes deux bras Pour plier sous le joug ces enfants d'Hu-ar-Braz. Fils de Vénus, en vain tu criais vers ta mère !

* Pour briser,tes vaisseaux vers cette-plage amère Ils invoquaient aussi l'esprit de Dianà Et les enchantements de Sein et de. Monà. Chaque soir, fermentaient, sur la pierre cubique, Les herbages mêlés dans le vase mystique, Et les vierges de Kêd dans les flots, chaque soir, Renversaient en hurlant le Vase-du-Savoir : La mer houlait, le vent coupait, hachait tes voiles Comme d'une araignée il emporte les toiles : Maléfices puissants ! rites mystérieux ! Ignorés de ta plume, inconnus de tes yeux !

Et quand hésitante, mal assurée en cette mer qui n'était pas faite pour ses bateaux étroits à quille haute, la flotte de Brutus parut à l'entrée du Mor'bihan, les Vénètes hardi- ment tendirent au vent les voiles de peaux de leurs lourdes barques à quille arrondie. Ils devaient vaincre : mais, par un calme de trahison, la mer, maîtresse de la Bretagne, livra insidieusement ces marins de tradition aux Romains, marins d'occasion.

Nul n'a raconté cette guerre frénétique, le sacrifice suprême du peuple des marins, la stratégie méthodique des légions, l'égorgement sauvage et l'affreux carnage par lequel le Proconsul, vainqueur ici par hasard, fit payer aux vaincus sa rage inexprimable, la peur qu'il avait eue de la défaite menaçante un instant entrevue ! La grande et sanglante épopée bretonne n'arracha même pas un mot d'admiration au dur et sec Romain ; et, dans ses Commentaires où il ne parle de lui-même qu'à la troisième personne, César écrivit cette courte phrase, si tragique dans la brutalité frigide de sa concision cherchée avec soin : « César fit mourir tout le Sénat, et vendit le reste du peuple à l'encan... »

César conquit l'Armor, tenta de faire plier la race, sauvagement, en dressant comme un exemple de sa iorce cet anéantissement d'un de ses peuples condamné, exécuté, rayé de la vie : la race est toujours debout... Et les Francs de Charlemagne et de son fils, Louis, les Vikings-Northmen, d'autres, tant d'autres encore durant des âges entiers acharnés après elle, y ont usé des armées et des flottes.

Cherchez bien : depuis Nominoé-le-Libérateur jusqu'à nos jours présents en passant par Du Guesclin, par Portzmoguer, par Duguay-Trouin, Surcouf, La Tour d'Auvergne, Comic, vous verrez qu'à toutes les grandes heures de l'histoire de France, sur terre comme sur mer, pas une génération n'a coulé sans que des héros soient nés de la terre bretonne et n'aient surchargé, ou les lys, ou les trois couleurs, des hermines ancestrales... Des héros, soit célébrés nommément par les fastes historiques, soit plus ou moins inconnus : car pour ceux dont on parle très peu ou pas du tout, il y aurait à en énumérer des cohortes entières,— et l'on en oublierait... Caj, dans les nuits furieuses des tempêtes, les sauveteurs de nos canots

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de sauvetage à la coque peinte de vert et de blanc, continuent la tradition d'héroïsme, ne s'étonnant que d'une seule chose, c'est qu'on aie l'idée de les féliciter pour ce qu'ils considè- rent, eux, comme l'acte le plus simple et le plus naturel du monde : toute-puissance des atavismes séculaires !

Ce même atavisme les fait mystiques, les gens de chez nous, tout ainsi qu'il les fait " braves. Et c'est encore l'Océan qui, comme il a trempé ancestralement leurs courages,

a forgé ancestralement leurs rêves. Car, sous les apparentes divergences locales, l'unité intellectuelle est aussi profonde

en Bretagne que l'unité matérielle. Oh ! je connais l'objection, je connais le proverbe tant soit peu ironique :

Kant bro, kant giz ; Kant parrez, kant iliz... !

« Cent pays, cent guises ; cent paroisses, cent églises... » Oui, mais cent pays bretons, cent guises bretonnes, cent paroisses bretonnes, cent

églises bretonnes : contrastes, soit ! oppositions, non ! Disons : variétés, visages, aspects, physionomies, profils... le mot que vous voudrez ; il ne fait rien à la chose. Et cette chose est l'unité ; unité absolue malgré ces semblants, unité de composition géologique, unité de dessin géographique, unité d'influences climatologiques, unité de bienfaisantes servitudes maritimes, unité de mentalité humaine, unité de sens et de sentiment artistiques.

Et cette unité se marque intensément dans tous les monuments : les littéraires et les architecturaux.

Chose bizarre, et un peu bien irritante ; ceux-là qui, si volontiers, et même quand ils l'ignorent absolument, manifestent une admiration enthousiaste pour la langue et la litté- rature provençales, se sont souvent montrés d'une injustice flagrante vis-à-vis de la litté- rature celtique. Et il fut un temps où les pouvoirs publics accordaient d'enthousiasme leur patronage aux fêtes consacrant la grâce et l'éclat de la langue provençale, et, par une bizarre contradiction et une totale incompréhension,, montraient une hostilité affirmée contre la langue bretonne.

Deux poids et deux mesures : fait absolument inadmissible. La langue bretonne n'est-elle pourtant pas vénérable au premier chef ? N'est-elle

pas la langue primitive, la vieille langue des Gaules refoulée par la conquête latine au pays d'Armor ? Le grand, le logique, le sensitif Michelet, toujours si épris de justice, n'a-t-il pas en tennes enflammés, en phrases vibrantes, réclamé pour la langue bretonne les honneurs que tout esprit probe doit au vieux parler des aïeux primitifs ? Et dans son Ere bretonne, Frédéric Le Guyader n'a-t-il pas splendidement revendiqué les droits de la langue celtique ?

Le celte se parlait, dans sa beauté première, Sous le ciel d'Orient d'où vient toute lumière. Il a couru le monde avec les conquérants ; Il a suivi le flot des vieux peuples errants. Et fier, libre, invaincu, farouche et solitaire, S'est fait une patrie aux confins de la terre. Nul dialecte humain n'est plus noble que lui. -Vieux comme l'homme, il est encor jeune aujourd'hui. Aussi quelle vigueur, quelle force est la sienne ! Dans ses virilités on sent la sève ancienne. On croit entendre comme un écho souverain Des peuples qui, naguère, ont vu l'âge d'airain.

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Il n'a point la douceur des langues éphémères, Mais l'accent guttural et dur des langues mères. Ceux qui l'ont enfanté dans leur cerveau puissant Etaient d'âpres guerriers et des hommes de sang. Non, ce n'est point le chant cadencé de « Mireille », Ce chant sonore et doux qui caresse l'oreille, Patois charmant des bruns félibres chevelus Qui, demain, sans Mistral, ne se parlerait plus. ; Le celte, dédaigneux de toute fioriture, Est rude, honnête, franc, brutal, il est nature... ..................................................... Ah ! cette langue-là ne doit rien à personne ! Depuis quelque mille ans, son dur accent résonne. Durant cinq siècles, Rome avec, elle a compté, Et s'est heurtée en vain à son rythme indompté. Les conquérants romains, leur orgueil, leur victoire, Dorment dans le linceul qu'a recousu l'Histoire. Les Césars ne sont plus et le latin est mort. Mais le breton' se parle encor aux rives de l'Armor. Caprice singulier des fortunes humaines : Oui, l'écho foudroyant de ces gloires romaines, La langue des Césars, des Brutus, des Catons

- Est morte, — et nous parlons le celte, nous, Bretons... Nous le parlons, nous le chantons aussi ; et ils sont bien beaux, bien révélateurs, ces

vieux chants de l'Armor où Wagner a puisé jusqu'à son Parsifal... Graves gwerz aux belli- queuses sonorités, sônes vibrants, nobles légendes et grandes complaintes aux vers desquels tout le long des siècles, l'Armor a versé le trésor précieux de son cœur attendri et l'enthou- siasme réfléchi de son âme exaltée. Chant guerrier d'Alain Barbetorte-le-Renard, hymne de bataille de la Marche d'Arthur, complainte tragique de la ville d'Ys, ballade mélancolique du Seigneur Nann et de la Fée, pieuse légende de Saint-Efflam et du dragon, nobles réci- tatifs de Merlin au- berceau et de la Conversion de Merlin, sône héroïque du Tribut de Nominoé que George Sand plaçait au même plan que la Chanson de Roland: c'est toute une littéra- ture où se mêlent, se combinent inextricablement l'histoire et la légende, le rêve et l'épo- pée, le mysticisme et l'héroïsme.

Et ce n'est pas une raison parce que le temps des paladins et le temps des rêveurs paraît passé, pour méconnaître de parti pris la grandeur littéraire de la Bretagne. Car, dans la France moderne, si le paysan breton, tenace, dur à la besogne, robuste et convaincu s'est mis énergiquement au travail pour transformer l'Armorique et en faire une des plus productrices provinces agricoles, — si le pêcheur breton, hardi jusque dans les témérités les plus réfléchies, renouvelle les méthodes de labourage de la mer au point de transformer entièrement la pêche française,—c'est que l'un et l'autre sont, dans leur tranquille vaillance, les dignes descendants de ces aïeux dont, trop souvent, l'histoire générale méconnaît malencontreusement ce que furent, jadis, et la force, de leur existence matérielle, et la conti- nuité solide de leur vie intellectuelle.

Entre les Bretons d'autrefois et les Bretons d'aujourd'hui l'unité de mentalité est absolue. Et cette unité se traduit dans les milliers de monuments, églises, clochers à jour,

calvaires, chapelles, fontaines qui disent si bien le développement personnel de la pensée

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bretonne. Art de force et de grâce, essentiellement sculptural et qui poursuit son dévelop- pement propre, en dehors et à côté du reste de 'l'art général. Si bien que ses maîtres d'œu- vre, en plein XVIIe siècle classique, taillent le quartz et le granit à larges coups d'outils avec toutes les forces, toutes les grâces, toutes les naïvetés savoureuses et toutes les puis- sances d'évocation de l'ogival naïf, franc, vigoureux, de l'ogival partout ailleurs disparu devant le classicisme du Grand Siècle. Ainsi en pleine époque moderne, l'art breton continue de découvrir, non par enséignement extérieur, mais par la vertu du cœur, les forces médié- vales et renaissance, et leur donne, jusqu'au fond des plus humbles hameaux, un essor enthousiaste.

Aussi ne faut-il point envisager l'art breton à travers les sécheresses des manuels classificateurs ; mais, au contraire, doit-on débrouiller son sens profond en l'étudiant à travers le peuple lui-même, le peuple dont il est la poignante et miraculeuse traduction.

Et, pour cela, il n'est qu'une méthode : vivre avec ce peuple d'une manière intime, rechercher toutes les expressions de son activité, en particulier se joindre à lui dans ces Pardons qui sont une des manifestations les plus spontanées, les plus instinctives de son âme.

C'est là, en ces fêtes ardentes et solennelles, que se montre réellement le caractère réfléchi et enthousiaste, enjoué et mélancolique tout ensemble de la race bretonne, ce caractère qui est expliqué par le pays lui-même et qui explique à son tour cet art rude, majestueux, puissant et un peu isolé dans le mouvement général de l'esthétique française.

Le goût du mystère est d'ailleurs au fond de tout cœur breton ; et l'âme bretonne aime à la passion légendes, contes ou récits portant cette marque particulière. C'est là un héritage ancestral plusieurs fois millénaire. En Armorique, en effet, étaient les lieux saints du druidisme : forêts sacrées à l'ombre terrifiante pour les profanes, landes désertes han- tées des Invisibles, cercles magiques de pierres consacrées, soit en groupe, soit isolées, collèges des druides, séminaires de ces druidesses dont, avec un incomparable esprit d'évo- cation, en ses Martyrs, Chateaubriand a fixé pour jamais l'âme hautaine sous les traits charmants et majestueux de Velléda, prêtresse de Tarann et de Teutatès, sœur douloureuse de celles dont Brizeux, avec un frémissement de crainte, évoquait les tragiques mystères :

Filles de Kêd la blanche, est-il vrai qu'autrefois Moins sourde, la Nature entendait votre voix ? A vos commandements, magiques souveraines, Dans leurs bassins troublés bouillonnaient les fontaines ; De la lune tombait le mystique cresson, La pierre vacillait, le grès rendait un son ; Secouant à deux mains vos robes dénouées Vous en faisiez sortir les vents et les nuées, Ou votre amour livrait aux marins de l'Arvor Les ouragans captifs au nœud d'un lacet d'or...

Le même mystère, le même caractère, le même drame intime ont présidé au chan- gement de religion, lorsque, au moment où fut prêché le christianisme primitif, la religion des druides, luttant pied à pied, dût enfin disparaître devant les prêches nouveaux.

En vain, frénétiquement, comme avaient combattu les Vénètes contre César, les prêtres de celui qu'on appelait « le Dieu dont la majesté réside dans les chênes », firent-ils l'impossible.

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...Mais le Très-Inconnu Fut vaincu par l'Esprit nouvellement venu : La hache fit tomber les vieux bosquets de chênes ; Son brasier s'éteignit ; les blanches Gallicènes, Pour la dernière fois montant sur le Gador, Se coupèrent' la gorge avec la serpe d'or.

A la religion tombée survécut le goût du mystère, des belles légendes : mystère géographique de la ville d'Ys dormant sous les flots de la baie de Douarnenez, comme dort Tolente en la grève de Goulven ; mystère lyrique de Myrrdhin, Merlin l'Enchanteur, le grand mystérieux de l'épopée bretonne ; mystère de Viviane, dont l'union avec Merlin symbolise le lien étroit qui unit la Bretagne au Breton...

Peut-être est-ce à toutes, ces luttes mal connues contre la nature et contre les hommes aux temps .héroïques que la Bretagne doit ce caractère réservé, cette méfiance instinctive des nouveautés et de l'étranger, méfiance que beaucoup ont constatée, que certains ont violemment critiquée, sans se donner le loisir de chercher a la comprendre, et qui cependant s'explique si bien, si simplement. ̂ Il est vrai : le pays et la race sont l'un et l'autre spéciaux, particuliers plus que

particularistes, l'un et l'autre volontiers fermés aux influences étrangères. Mais il faut retenir ce fait que depuis trois mille ans,— Romains, Franks, Normands, Anglais, Espagnols, Hollandais — les Bretons n'ont jamais vu venir de l'extérieur que des conquérants. Et même l'influence du pouvoir central construisant, au milieu de tant de traverses — aussi bien au temps de Charlemagne et de Nominoé, qu'au temps de Charles V, avec Du Guesclin et Clisson, qu'au temps de Charles VIII, avec le mariage d'Anne de Bretagne, aussi bien au temps de Louis XIV, avec la Révolte du Timbre, qu'au temps de Louis XV, avec l'affaire Le Chalotais — l'unité française, ne s'est trop souvent établie que par des moyens de force. Aussi, façonné par trois mille ans de luttes contre l'étranger, par mille ans de controverses avec le pouvoir central, le caractère celte — cœurs chauds et aimants, têtes froides et raisonnantes — a gardé un fond de méfiance que justifie l'histoire. Mais ce fond de méfiance n'est qu'une armure masquant un calme, sérieux, tenace esprit dont la loyauté, le dévouement et l'héroïsme sont les principales et éclatantes marques carac- téristiques. -

Voilà les qualités essentielles de la race, qualités qui, à cent reprises, se sont incar- nées en tous ceux dont s'enorgueillissent les annales bretonnes : vaillance intrépide, énergie froide et raisonnée, ténacité sans bornes, dévouement frénétique à une idée, esprit d'aventures d'un caractère réfléchi particulier, amour démesuré de l'indépendance, fidélité sans défaillance à la parole donnée, et jusqu'à ce mal du pays, cette passion frénétique de la terre natale que Gustave Flaubert, en sa Salammbô, a peinte de dix mots: «Les Celtes regrettaient trois pierres brutes sous un ciel pluvieux au fond d'un golfe plein d'îlots ».

Le mal du pays, mal sacré de la race bretonne, ils l'eurent tous, les grands Bretons du temps passé ; ils l'eurent, ces Armoricains que le hasard des guerres avaient rangés dans l'armée de Carthage révoltée sous Matho et Spendius ; ils l'eurent, ces Vénètes vendus comme bétail par César pour avoir osé tenir tête au conquérant des Gaules ; ils l'eurent, ces combattants de Nominoé qui réclamaient leur indépendance contre les héritiers déconsidérés de Charlemagne ; ils l'eurent tous, ces marins, ces soldats, ces explo- rateurs qui, d̂epuis l'an mille, ont porté les hermines de. Bretagne écartelées sur le pavillon de France à travers le monde. Et s'ils regrettaient tous, ainsi, leur Bretagne absente, c'est que, tous ils entendaient murmurer en eux l'hymne d'amour auquel - Brizeux devait donner sa forme littéraire.

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Cette nostalgie poignante — ce mal du pays — résultat direct de cet amour filial, et de cette passion qui incendient le sang et brûlent le cerveau du Breton lorsque, entraîné loin de sa terre bretonne, il se voit privé de sa communion incessante avec son sol natal, avec l'air, les eaux, la lumière, les souvenirs mystiques, légendaires, historiques de Bretagne, avec tout ce qui flotte invisible et présent dans l'atmosphère du pays breton, — cette nostalgie, ils l'ont tous subie, ceux de chez nous qui, entraînés aux glaces du Pôle ou aux brûlures des Tropiques, dans le silence des nuits ou torrides ou glacées, ont senti se pencher sur eux invisible et présente, l'âme ardente de l'Armor, apportant avec elle en viatique suprême le parfum de ses landes, le sourire de ses eaux, la douceur de son ciel et l'héroïque souvenir des épopées anciennes.

Basse Bretagne. D'après une eau-forte de Gabriel Toudouze (1849).

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