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Cycle d’Urbanisme de Sciences Po Paris Mémoire de fin d’études – Margaux NEBOUT Page 1 sur 12 Mémoire de fin détudes La ville temporaire en questions Quels usages et quelle gestion des espaces en attente dans les territoires de projet ? Les projets urbains se conçoivent aujourd’hui pour des mises en œuvr e à horizon de dix, quinze ou parfois vingt années. Si les politiques urbaines qui font nos villes cherchent à anticiper ce que celles-ci seront dans plusieurs années, la ville, en tant qu’espace vécu par ses usagers, est une donnée quotidienne : pour les usagers, les dynamiques urbaines à horizon de dix ans sont moins perceptibles que celles à horizon d’un ou quelques jours ou semaines, voire mois (évènement, investissement temporaire d’un lieu). Dans des métropoles toujours en mouvement, en croissance et en projet telle que la métropole parisienne, la gestion du provisoire dans les grands projets urbains se pose comme un défi à relever pour les politiques urbaines.

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Cycle d’Urbanisme de Sciences Po Paris – Mémoire de fin d’études – Margaux NEBOUT Page 1 sur 12

Mémoire de fin d’études

La ville temporaire en questions

Quels usages et quelle gestion des espaces en

attente dans les territoires de projet ?

Les projets urbains se conçoivent aujourd’hui pour des mises en œuvre à

horizon de dix, quinze ou parfois vingt années. Si les politiques urbaines qui font nos

villes cherchent à anticiper ce que celles-ci seront dans plusieurs années, la ville, en

tant qu’espace vécu par ses usagers, est une donnée quotidienne : pour les usagers,

les dynamiques urbaines à horizon de dix ans sont moins perceptibles que celles à

horizon d’un ou quelques jours ou semaines, voire mois (évènement, investissement

temporaire d’un lieu). Dans des métropoles toujours en mouvement, en croissance et

en projet telle que la métropole parisienne, la gestion du provisoire dans les grands

projets urbains se pose comme un défi à relever pour les politiques urbaines.

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« La politique, c’est le goût de l’avenir », Max Weber

Anticiper aujourd’hui ce que sera la « ville de demain » pour concevoir des

cadres adaptés à ses futurs habitants est le premier sens de l’action de l’aménageur.

Cette nécessité de proposer des projets urbains visionnaires provient notamment du

temps long propre à la fabrique de la ville. Entre la déclaration d’intérêt autour d’un

site par une collectivité, et le dossier de réalisation d’une Zone d’Aménagement

Concertée (ZAC), dix ans peuvent s’écouler. Les procédures de création et de

réalisation d’une ZAC ainsi que le choix éventuel d’un aménageur par la collectivité

aménageuse, mobilisent en moyenne trois ans avant le déclenchement d’un

chantier1. Après ce moment, trois à dix ans s’écoulent encore, en fonction de

l’ampleur de l’opération, avant de voir l’arrivée de premiers habitants sur ce site, et le

début de la « vie » pour celui-ci.

Les dynamiques urbaines des métropoles contemporaines sont telles que la

ville est sans cesse en recomposition et « en projet ». Les grandes villes sont

toujours en chantier. Des projets se finissent pour laisser place à d’autres. Le

temporaire y devient permanent et quotidien. Paris, accusée il y a quelques années

de devenir une « ville musée », s’ouvrira prochainement à sa proche périphérie avec

la création d’une métropole du « Grand Paris ». Ceci accentuera encore le

dynamisme immobilier constaté dans les départements limitrophes de la capitale.

Dans ce contexte, on assiste à la multiplication d’espaces « en attente »

d’urbanisation ou de réhabilitation. La croissance des délais des procédures

d’urbanisme, la complexité des projets de « renouvellement urbain » contemporains,

étendent le temps de la décision et de l’aménagement urbain contemporains. Ce

phénomène, considéré par certains, tel Alexandre Chemetov, comme le temps

souhaitable de la fabrique de la ville, et décrié par d’autres, tel Guillaume Poitrinal

dans Plus vite ! La France malade de son temps, semble en tout cas s’instaurer

comme une réalité durable dans le paysage de l’urbanisme français contemporain.

Faut-il dès lors se contenter de subir le temporaire comme une seule

contrainte ? N’est-il pas possible de tirer parti, au contraire, de ces espaces en

mutation pour créer de la valeur sociale (car génératrice de lien), urbaine (car

génératrice d’identité urbaine) et à terme économique (car génératrice de qualité

1 Délai habituellement constaté dans la majorité des opérations de ZAC.

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urbaine) ? Comment, demain, gérer le « temporaire » dans les chantiers urbains de

manière plus transversale et plus créative ? De nombreuses initiatives

d’investissement des espaces temporaires se développent, avec des montages

opérationnels divers. Dans ce contexte, pour faire vivre réellement les territoires de

projets urbains avant l’étape traditionnelle des « premières pierres » ou des

« premiers habitants », le développement d’une fonction de médiation culturelle et

sociale du projet urbain, serait souhaitable.

Le temps long dans les opérations d’aménagement

L’action d’aménager s’inscrit dans le temps long pour de nombreuses raisons,

qu’elles soient techniques ou culturelles. Plusieurs « temps » rythment ainsi une

opération d’aménagement.

Le temps de la décision est celui pendant lequel un territoire devient

territoire « de projet », attirant alors des questionnements nouveaux. Etudes de

faisabilité, diagnostics, projets urbains et concours… sont des préalables

nécessaires aux décisions des élus des collectivités aménageuses. Avant le choix

final quant au programme à donner à un terrain en friche, de nombreuses

incertitudes pèsent sur la décision. Aux incertitudes des projets de transports, dont

l’impact en termes de desserte est parfois décisif pour le choix programmatique fait

autour d’un territoire, s’ajoutent les injonctions politiques des calendriers électoraux

et de la vie politique. L’obtention d’un permis de construire peut être repoussée pour

des raisons politiques ou des jeux d’acteurs discordants. A l’approche de chaque

élection municipale, les orientations décisionnelles sont le plus souvent figées

jusqu’au prochain mandat, ce qui peut repousser encore la décision d’un projet

d’aménagement.

L’implantation du Campus Condorcet a Aubervilliers, ainsi que la réhabilitation

des anciens hangars de la SNCF à Saint-Denis, peuvent être donnés en exemple de

ce temps de la décision. Le projet d’implantation du Campus Condorcet a mis vingt

ans à naître. La structuration d’un projet de territoire en Seine-Saint-Denis, l’attente

de la confirmation de la prolongation de la ligne 12 jusqu’au futur Campus,

l’acceptation « mentale » du déplacement de la Sorbonne à Aubervilliers, ont été des

préalables nécessaires à cette décision2. Egalement, les anciens hangars de la

SNCF sont en friche depuis une vingtaine d’années. Situées au nord-ouest de la

porte de la Chapelle, ces hangars, classés au titre des monuments historiques,

appartiennent à la zone ferroviaire Landy-Wilson. Terrain de 35 hectares à l’ouest de

l’avenue du Président-Wilson et au sud de la rue du Landy, le site pourrait

prochainement accueillir une annexe de l’Ecole Nationale d’Architecture Paris La

2 DUTILLEUX Lisadie, La fabrique des moments, ou comment investir le temps d’attente du projet urbain du

Campus Condorcet, Projet de Fin d’Etudes de l’Ecole Nationale d’Architecture de Paris-Malaquais, juin 2012.

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Villette, un programme mixte de logement et de services à proximité3. Mais

aujourd’hui et depuis vingt ans, le site est « en attente » d’urbanisation.

La métropole du Grand Paris qui vient d’être votée avec l’adoption du projet

de loi MAPAM en décembre 20134, va instaurer une dynamique de projet et des

mutations urbaines probablement sans précédent dans la première couronne

parisienne. Les départements de Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne et des

Yvelines, déjà traversés par de nombreux projets urbains, bénéficieront de l’impact

généré par la force institutionnelle de la métropole du Grand Paris. Les nouvelles

stations de métro du réseau de transport du Nouveau Grand Paris impulsent dès

aujourd’hui des projets dans les futurs « quartiers de gare » du Grand Paris. Ces

stations restent néanmoins « futures » et parfois hypothétiques (les gares sous

maîtrise d’ouvrage du STIF ne sont pas toutes décidées) et le développement urbain

des sites qui les entoure y est ainsi conditionné. La métropole se trouve prise dans

une situation paradoxale pour les dix ou vingt prochaines années : des territoires

« de projet » sont en attente d’urbanisation. Pour chaque site, chaque territoire, le

temps de la décision sera important.

Le temps des normes suit celui de la décision. La phase de création

(initiative du dossier de création, études préalables, concertation préalable,

consultations, rédaction du dossier de création5, approbation du dossier de création)

précède la phase de réalisation (articulation entre la ZAC et les règles d’urbanisme

communales et supra communales, élaboration du dossier de réalisation6 et

approbation). Ce temps dure en théorie dix-huit mois7 au minimum. En réalité, il

prend dans la plupart des cas une plus grande ampleur, du fait notamment d’un

nombre croissant de recours et de normes de marchés publics de plus en plus

contraignantes.

Ce temps très long des normes est-il propre à la France, et pourrait-il être

évité comme le souhaiteraient certains, comme Guillaume Poitrinal dans son essai

Plus vite ! La France malade de son temps8 ? L’auteur revient sur les délais

rencontrés dans l’opération d’aménagement de l’île Seguin, à Boulogne Billancourt.

L’opération de réhabilitation des usines de Renault, fermées en 1992, devait

initialement être portée par l’homme d’affaires français François Pinault, qui

proposait, en 1999, un projet urbain d’envergure mené par l’architecte japonais

3 Le Parisien, édition du 26 décembre 2013, « Enfin un avenir pour les cathédrales du rail ».

4 Loi pour la modernisation de l’action publique et l’affirmation des métropoles du 17 décembre 2013.

5 Conformément à l’article R.311-2 du Code de l’Urbanisme, le dossier de création contient un rapport de

présentation, un plan de situation, un plan de délimitation du ou des périmètres composant la zone, une étude d’impact. 6 Conformément à l’article R.311-7 du Code de l’Urbanisme, le dossier de création contient le projet de

programme des équipements publics, le projet global des constructions à réaliser dans la zone, les modalités prévisionnelles de financement de l’opération d’aménagement échelonnées dans le temps, un complément éventuel à l’étude d’impact. 7 Guides Réseau SCET, Guide juridique des ZAC, nouvelle édition de décembre 2013.

8 POITRINAL Guillaume, Plus vite ! La France malade de son temps, éditions Grasset, mai 2012.

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Tadao Ando, à la condition qu’il puisse déposer un permis de construire dans un

horizon de cinq ans. En 2004, un recours contre le PLU devant permettre la

réalisation de cet ouvrage a été posé par des associations de riverains. Ceci a ralenti

les procédures et mené à l’abandon du projet par François Pinault, qui signait son

désaccord avec la lenteur de l’administration française dans un article du Monde en

publié en mai 2005 et intitulé « Je renonce ». Il souhaitait ainsi dénoncer la lenteur

de l’administration française et les conséquences que celle-ci peut avoir sur des

projets d’envergure potentiellement positifs pour le développement territorial. Depuis

cet abandon, les projets de l’île Seguin sont encore en cours de conception et de

décision, et l’horizon 2016 semble un minimum pour l’ouverture d’une éventuelle cité

musicale.

Dans le reste de l’essai, l’auteur relève l’inflation des normes que connaît

l’urbanisme et analyse de manière critique l’intervention de trop nombreuses études

d’impact, architectes des bâtiments de France, recours de justice… bloquant des

projets pour des causes semblant parfois dérisoires voire contraires à l’intérêt

général (la protection d’espères rares au bord d’une autoroute, la conservation de

bâtiments à haute valeur patrimoniale). Ainsi, pour l’homme d’affaires, l’adage « le

temps, c’est de l’argent » résonne négativement, dans un contexte contraint par les

délais, les recours et les nombreuses procédures.

Pourtant, s’il est un domaine dans lequel la gestion du temps ne peut

exclusivement répondre à des logiques de rentabilité immédiate, c’est bien

l’urbanisme. En effet, la production de la ville ne peut être considérée comme une

« affaire » classique, dans la mesure où la ville, les quartiers, les logements, les

espaces et établissements publics ne sont pas des biens de consommation comme

les autres. Ils marquent les territoires et leurs usagers pour plusieurs décennies voire

plusieurs siècles. C’est pourquoi le temps de l’urbanisme ne peut se concevoir à

échelle humaine. La peur de répéter les erreurs passées d’une urbanisation trop

rapide, génératrice de « maux » urbains tels que ceux des grands ensembles urbains

de la Reconstruction, les préoccupations environnementales également, motivent les

précautions prises par le biais des normes d’urbanisme. La responsabilité collective

d’une urbanisation réussie légitime le déroulement d’un temps des normes long,

voire très long.

Le temps de l’aménagement est celui pendant lequel le chantier se met en

œuvre, de la première pierre aux premiers habitants. Dépollution, éventuelles

démolitions, constructions, travaux de voirie, de réseaux et de développement

(VRD)... sont les principales étapes de la phase opérationnelle d’un chantier. Les

aléas techniques et financiers, susceptibles de repousser l’achèvement d’un projet,

sont fréquents dans cette phase. Les contentieux juridiques concernant des recours

aux permis de construire sont constatés de manière croissante. Dès lors que le

temps de l’aménagement est lancé, le risque financier court, pour l’aménageur (et

donc indirectement la collectivité) et pour le promoteur.

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Une fois encore, l’observation quotidienne et l’histoire contemporaine des

projets urbains montrent que ce temps se trouve souvent allongé. Le renouvellement

urbain, forme de plus en plus courante des opérations d’aménagement, et légitimée

par la lutte contre l’étalement urbain, implique plusieurs problématiques susceptibles

de générer des latences : imbrication de différents propriétaires fonciers,

multiplication des acteurs institutionnels, préoccupations sociales de relogement. De

nombreux acteurs de l’urbanisme, maîtres d’ouvrage comme maîtres d’œuvre,

s’accordent à dire que ce temps long, s’il peut être dommageable d’un point de vue

financier, est difficilement évitable.

La gestion de ce facteur « temps » dans les projets urbains est le plus souvent

faite sous le critère du « planning » ou du « calendrier », dont est garant le chef de

projet, ou chargé d’opération, de la zone d’aménagement. Le rôle et l’expertise

opérationnelle de l’aménageur est de gérer le bon déroulement de son opération afin

de ne pas faire face à des aléas financiers dus à une mauvaise gestion du calendrier

(délais de livraison, mauvaise synchronisation des maîtres d’œuvre sur les

chantiers…).

Une fois ce constat fait du temps long de l’urbanisme contemporain, peut-on

envisager de transformer la contrainte apparente en opportunité ?

Face aux projets urbains du long-terme, l’émergence d’un

urbanisme du court-terme

Alexandre Chemetoff, dans l’opération de l’Ile de Nantes, a contribué à

révolutionner la méthodologie du projet urbain. Il propose de faire du temps du projet

un processus, plutôt qu’un temps d’attente et de latence pour le territoire à

aménager. En proposant un « plan guide » plutôt qu’un plan masse projetant la ville

finie à horizon de vingt ans, il souhaite permettre l’appropriation des sites de projet.

Le site devient lieu d’expérimentation au cours même de sa phase opérationnelle.

Dans Le plan guide, l’architecte-urbaniste propose ainsi d’introduire « des projets à

court terme qui permettent de vérifier et d’infléchir le programme et les hypothèses

prises au départ9 ».

A cette théorie urbaine du « projet comme processus », s’ajoute une

mouvance dans l’urbanisme qui promeut l’usage éphémère des sites laissés

libres ou en attente dans les projets, et qui milite plus généralement pour une plus

grande exploitation des espaces publics : l’urbanisme tactique. Cette expression,

proposée par le groupe Chronos10, regroupe un ensemble de pensée qui vise à

9 CHEMETOFF Alexandre, Le plan guide, archibooks, 2010, page 85.

10 Cabinet d'études sociologiques et de conseil en innovation.

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repenser l’urbanisme pour laisser une plus grande place à l’échelle de l’individu et de

l’usager dans les politiques urbaines. Ce « nouvel urbanisme » repose sur une vision

plus ascendante du projet urbain, dans laquelle on met en avant l’expertise des

usagers, et le pouvoir des évènements ponctuels survenant dans l’espace urbain.

Certains parlent également d’urbanisme évènementiel, dans lequel la ville se forge

autour de rendez-vous et d’évènements dans l’espace public. Cette vision invite à se

séparer d’une conception ascendante de la fabrique de la ville, dans la mesure où

l’on incite la participation des usagers, par le biais de la construction de bâtiments

éphémères de l’invitation à des usages temporaires et festifs. Si le socle théorique de

ce mouvement est relativement peu développé, on peut cependant relever un

ensemble d’expressions forgées par les promoteurs de cette vision : l’urbanisme

tactique, par le Groupe Chronos ; la « ville agile » et les « tiers lieux », par Philippe

Gargov (fondateur du cabinet de tendances et de conseil en prospective urbaine Pop

Up Urbain) ; la micro architecture et l’architecture éphémère, par l’association

ActLab, fondatrice du festival Bellastock.

Cet ensemble de penseurs urbains se caractérise par une vision

particulièrement expérimentale et empirique de la ville. La ville est perçue comme un

espace de jeu, une opportunité, une chance également car une zone de gratuité pour

chacun de ses usagers potentiels. On retrouve, en motivation essentielle de ce

courant, le « droit à la ville » invoqué par Henri Lefebvre en 196811. On assiste à une

forme d’institutionnalisation et de légitimation de cette mouvance, dont la première

forme est sa commercialisation : plusieurs agences se réclament aujourd’hui d’une

vision « tactique » de l’urbanisme. L’agence Coloco, le collectif ETC, les fondateurs

du Festival d’architecture Bellastock et du laboratoire ActLab, le collectif Exyst, le

collectif Cochenko, le collectif Quatorze… Certains de ces collectifs se voient

aujourd’hui confier des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage dans le cadre de

projets urbains portés des collectivités, et connaissent une notoriété croissante,

quand il y a encore quelques années, ce mouvement était marginal et peu légitimé

par l’urbanisme « officiel », celui de l’aménagement du territoire et de la planification

urbaine. La valeur commerciale créée correspond probablement à l’apport d’une

forme de légèreté, de spontanéité apportée aux opérations d’aménagement, face à

la lourdeur de la machine juridique et opérationnelle des Zones d’Aménagement

Concerté.

La « programmation temporaire » est également une façon d’occuper un

terrain laissé disponible pendant plusieurs années pour une future affectation.

Pendant le temps « de la décision », les collectivités ou les entreprises peuvent

laisser des locaux de leur propriété à disposition d’artistes ou d’associations, en

échange d’un loyer faible, par le biais d’une convention d’occupation précaire.

L’espace du 6B à Saint-Denis accueille, dans l’ancien siège social de l’entreprise

11

LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville, 1968.

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Alstom, 150 résidents sur 700 m2. Julien Beller, architecte et président de

l’association du 6B (membre du collectif Exyst), a développé cet espace de création

en partenariat avec le groupe Brémond. L’initiative, qui devait être temporaire, a eu

un tel succès qu’elle pourrait devenir permanente.

Dans certaines opérations d’aménagement et de renouvellement urbain, la

collectivité allie aménagement et politique de la ville dans une optique de

développement social : c’est le cas par exemple du quartier de la Goutte d’Or, en

pleine rénovation urbaine. Plusieurs espaces en attente sont proposés à des

associations chargées de les animer. Cela passe également par des conventions

d’occupation ou des partenariats. Par exemple, l’association « Art-Exprim » a créé,

en lieu et place de la friche de la démolition d’un immeuble situé au 19, rue Affre, une

œuvre d’art temporaire intitulée « Les Tilleuls renversés » :

L’association a travaillé avec les équipes de développement local de la Ville

de Paris, qui sont les équipes de la politique de la ville. Quelques rues plus loin, un

jardin et espace partagé s’est également installé sur l’emprise d’un ancien immeuble

De haut en bas et de gauche à

droite : ancien immeuble du 19, rue

Affre, 2012, source : Google maps ;

installation artistique « Les Tilleuls

renversés » par l’association Art

Exprim, à la place de l’immeuble du

19, rue Affre démoli.

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démoli, sur lequel seront reconstruits des logements sociaux. Ceci a été permis par

la mobilisation des associations, et rendu possible par la volonté de la municipalité.

La Ville de Paris est très volontaire sur la question des espaces partagés et met à

profit de nombreux espaces en attente. L’investissement humain des associations

mais aussi la présence d’une équipe de développement local permettent la mise en

œuvre de tels projets.

A Saint Denis, le Maire Michel Bourgain a développé un partenariat avec

l’association des fondateurs du festival Bellastock et du laboratoire ActLab, dont

Grégoire Sorel, architecte-créateur, est le président. Ces derniers sont chargés de

concevoir et d’animer des opérations de médiation culturelle sur le lieu même du

chantier de l’éco quartier fluvial de l’île-Saint-Denis. La thématique du réemploi est

utilisée lors d’évènement de création de micro architecture, auxquels les habitants

sont appelés à participer.

Un nombre croissant d’initiatives concernant l’usage temporaire des espaces

peut ainsi être recensé. Les projets ici évoqués montrent que la volonté politique et

l’investissement des municipalités peuvent permettre la mise en œuvre de tels

projets d’investissement d’espaces en cours d’aménagement. Cependant, si les

projets qui aboutissent sont souvent mis en avant et fortement médiatisés, nombres

d’initiatives se heurtent à des barrières juridiques et culturelles. Comment

décloisonner ces barrières pour permettre une gestion plus innovante et créative des

territoires en attente d’urbanisation ?

Aller plus loin en dépassant les barrières juridiques

et mentales

La palette d’outils mobilisés pour la mise en œuvre de projets ou d’usages

temporaires est finalement assez limitée : en dehors de la convention d’occupation

précaire ou temporaire et des baux d’habitation ou commerciaux, il existe peu de

possibilités de montage. A l’inverse, les limites sont nombreuses : étant situés sur

des terrains en attente ou en friche, la plupart des sites concernés sont régulés par

de nombreuses normes juridiques et de sécurité, qui sont rarement surmontées par

les porteurs de projet, faute de moyens humains.

En effet, pour mener à bien des projets associatifs d’évènements festifs,

créatifs ou artistiques dans le cadre de chantiers d’opérations urbaines, de nombreux

moyens humains sont nécessaires pour surmonter la complexité administrative d’une

zone d’aménagement. De ce fait, les initiatives visant à l’investissement de lieux en

attente d’urbanisation trouvent plus difficilement leur place. Ceci représente une

perte de potentiel pour la qualité urbaine des quartiers à venir, et un déficit pour une

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gestion plus démocratique des territoires. Aujourd’hui, on constate d’ailleurs qu’une

des voies privilégiées de la création artistique reste le squat illégal de lieux en friches

ou d’espaces abandonnés. Pour de nombreux collectifs d’artistes, le squat est un

acte militant et leur légalisation est l’objectif à terme de leurs occupants. C’est le cas

pour le collectif de collectifs de l’Est Parisien « Curry Vavart », à l’origine d’un

documentaire sur la question12.

La communication et la concertation, aujourd’hui intégrées à l’ensemble des

procédures nécessaires dans une opération d’aménagement, constituent la

principale forme institutionnalisée d’occupation des espaces en chantier. Celles-ci

font maintenant partie de l’infrastructure des projets et l’importance de la fonction de

« communication urbaine » s’est développée depuis plusieurs années dans le métier

d’aménageur. Les services de communication se sont formalisés, les équipes sont

croissantes et se professionnalisent. Le recrutement de diplômés en urbanisme est

souvent privilégié. L’importance donnée à la communication et à la concertation dans

le métier d’aménageur se matérialise par la création de maisons du projet ou de

stands d’information dans les opérations. Aujourd’hui en France, dans les opérations

d’aménagement, la gestion du temporaire dans les chantiers passe le plus souvent

par la communication et les processus de « concertation », dans lesquels les

habitants et usagers sont invités à découvrir le projet, à s’y promener éventuellement

et à poser leurs questions lors de moments privilégiés (rencontres publiques,

débats…). Si la légitimation de la communication et de la concertation urbaine sont

un progrès pour la démocratisation des projets urbains, il serait possible d’aller

encore aller plus loin dans la volonté d’appropriation des territoires de projet, en

mobilisant de plus grands moyens humains à cet effet, au sein des collectivités ou

des sociétés aménageuses.

L’intégration de moyens humains – concrètement la création de nouveaux

types de postes dédiés à la médiation culturelle et sociale des grands projets

d’aménagement – serait une piste à explorer. Il existe déjà des chargés de mission

« développement social et urbain » dans les projets inscrits en politique de la ville. Le

succès des jardins et espaces partagés promus par la municipalité parisienne

actuelle laissent à penser que la gestion de lieux ouverts à des usagers réguliers

d’une part (habitants et associations locales) et aux passants d’autre part est

aisément envisageable lorsqu’un cadre est donné entre les gestionnaires locaux des

lieux et les administrations locales. En généralisant largement la présence de

médiateurs culturels, associatifs et sociaux dans les sociétés d’économie mixte, on

pourrait rendre l’action d’aménager mieux connue des usagers, et ainsi œuvrer pour

un urbanisme moins technocratique. Il s’agirait, ainsi, de développer une valeur

12

Collectif Curry Vavart, documentaire « Zone d’Aménagement Conventionnée », diffusé en octobre 2013 au sein du Shakirail, espace artistique temporaire en convention d’occupation précaire sur des anciens vestiaires de la SNCF, situé au 72, rue Riquet (http://shakirail.blogspot.fr/).

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d’usage des sites en cours d’aménagement. Cette valeur serait, à terme, créatrice de

valeur économique pour les futurs lieux d’habitation.

Le rôle de ces médiateurs et gestionnaires de projet serait d’être des « portes

d’entrée » aux associations et aux habitants souhaitant porter des projets pour les

territoires en cours d’urbanisation. Maîtrisant les procédures à conduire et les normes

juridiques à respecter, ils contribueraient à faire aboutir plus de projets dans le

respect de la législation.

Le temps court, aménageur du temps long

A travers notre étude, nous avons étudié le phénomène d’allongement de la

durée des projets urbains et l’émergence de nombreuses initiatives et projets se

réclamant d’une forme de « droit à la ville »13. Nous avons ensuite proposé des

pistes pour le développement d’un plus grand nombre de ces projets, et le

développement de leur légitimité au sein des politiques urbaines. Avec le vote de la

métropole du Grand Paris, il y a fort à espérer que l’impulsion d’un lien entre

dynamiques culturelles et sociales et mutations urbaines, entrera à l’agenda des

politiques publiques de la métropole du Grand Paris.

13

LEFEBVRE Henri, Op. cit.

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Cycle d’Urbanisme de Sciences Po Paris – Mémoire de fin d’études – Margaux NEBOUT Page 12 sur 12

Bibliographie

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DUTILLEUX Lisadie, La fabrique des moments, ou comment investir le temps

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