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MIGNARD Margaux Mémoire de fin d'études Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écartelée à l'heure allemande (1940-1943) Institut d'Etudes Politiques de Lyon Séminaire d'Histoire politique Sous la Direction de Gilles VERGNON Soutenu le 6 septembre 2011 Membres du jury : Gilles VERGNON, Bruno BENOIT.

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MIGNARD MargauxMémoire de fin d'études

Quand la croix gammée empoisonnela fleur de lys : chronique d'une villebourbonnaise écartelée à l'heureallemande (1940-1943)

Institut d'Etudes Politiques de LyonSéminaire d'Histoire politique

Sous la Direction de Gilles VERGNONSoutenu le 6 septembre 2011

Membres du jury : Gilles VERGNON, Bruno BENOIT.

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Table des matièresRemerciements . . 5Abréviations . . 6Introduction . . 7Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande . . 10

Chapitre 1: L'état des lieux d'une ville-frontière de premier ordre . . 10Signalisation et contrôle à la ligne . . 11La réorganisation administrative, militaire et policière de la ville . . 12Deux symboles forts de Moulins tombent entre les mains des Allemands . . 14Quelle tradition politique ? . . 16

Chapitre 2 : 1940-1944 ou le temps des libertés bafouées. . . 17Le laissez-passer, un sésame délivré avec parcimonie par les Allemands. . . 17Une économie au ralenti . . 21Un huis-clos oppressant . . 25La ligne de démarcation, un observatoire de premier choix des relations entre Vichyet Berlin. . . 26La ligne de démarcation : instrument d'aide au ravitaillement ou pillage de la zonelibre ? . . 27

Chapitre 3 : Un creuset de sentiments multiples et contradictoires. . . 29Les attentistes : des frontaliers qui subissent en silence et attendent que l'oragepasse. . . 29Les zélés du nazisme : des relais de l'idéologie hitlérienne. . . 31Les dissidents : des insoumis du régime de Vichy qui luttent pour des idéauxrépublicains. . . 34

Partie II : Le monde des passeurs, un embryon de résistance aux mille visages . . 35Chapitre 1 : Au commencement, un phénomène spontané, épars et fruit d’individualités.. . 35

Portrait de ces soutiers de la gloire90 . . 36A la recherche d'une unité perdue ? Les raisons du passage . . 38Les dangers du passage clandestin : la répression allemande . . 40

Chapitre 2 : Moulins, plaque tournante du passage clandestin. . . 41Le pont Régemortes: le pont des soupirants au passage clandestin . . 42L’Allier : des torrents humains déversés chaque été . . 45Les cheminots : les soutiers du passage clandestin à Moulins. . . 46

Chapitre 3 : quand le passage devient source de profit : histoire du passage rétribué àMoulins. . . 48

Quand le passage consiste à faire son bonheur du malheur des autres. . . 48Les Juifs : les bouc-émissaires privilégiés d'une France qui souffre. . . 50La rémunération de la traversée clandestine : dissidence ou simple opportunisme ?. . 51

Partie III : Résister pour exister . . 54Chapitre 1 : un panorama des différents mouvements et réseaux actifs à Moulins. . . 55

Dans le drame, on se débat parce que l'on veut s'en sortir123 . . 55

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L'émotion et l'exaltation de la clandestinité : réalité ou légende populaire? . . 57Les réseaux, une communauté d'hommes et de femmes aux multiples facettes . . 57Les mouvements : une multitude au service d'un même idéal de liberté. . . 65

Chapitre 2 : Portraits de quelques grandes figures de la Résistance moulinoise . . 69Chapitre 3 : Le donjon de la Mal-Coifée, un catalyseur de solidarité et de dissidence . . 77

Conclusion . . 81Sources et bibliographie . . 83

Ouvrages Généraux . . 83Ouvrages Spécialisés . . 83Archives départementales de l'Allier . . 83Archives de Georges Rougeron . . 84

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Remerciements

Mignard Margaux - 2011 5

RemerciementsJe tiens à remercier chaleureusement toutes les personnes qui m'ont aidée dans la réalisation de cemémoire et plus particulièrement :

Monsieur Gilles VERGNON, Maître de conférence en histoire contemporaine à l’IEP de Lyonet Directeur de mon mémoire pour ses précieux conseils et recommandations bibliographiques,

Monsieur Bruno BENOIT, Professeur d’histoire à l’IEP de Lyon pour ses conseilsméthodologiques,

Monsieur François DAMAEGDT, Président de la Délégation Territoriale de l'AFMD,Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire et la Déportation, pour son aideindispensable et sa très grande disponibilité,

Monsieur, Emmanuel DUFOUR, Directeur du Service Départemental de l'ONAC, Office desAnciens Combattants de l'Allier, pour son aide et ses conseils,

Madame Rachel LELONG, ancienne résistante de la Madeleine, pour avoir accepté uneentrevue sur ses activités résistantes,

Madame FAUVERGUE, ancienne résistante de la Madeleine, pour s'être prêtée au jeu d'unentretien sur ses actions clandestines,

Leurs témoignages apportent à ce mémoire un côté humain et une approche concrète essentielspour le rendre le plus réaliste possible.

Monsieur Gilles DRIFFORT, fils et petit-fils de résistant, pour avoir accepté un entretien etfourni de nombreux documents rares et précieux,

Monsieur LAPLACETA, petit-fils de républicain espagnol, pour m'avoir envoyé desdocuments concernant l'activité résistante et l'arrestation de son grand-père,

Enfin, je remercie tout particulièrement le personnel des archives départementales de l'Allierpour leur très grande gentillesse et disponibilité.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

6 Mignard Margaux - 2011

Abréviations∙ ADA : Archives départementales de l'Allier.∙ AS : Armée Secréte.∙ BCRA : Bureau Central de Renseignements et d'Action.∙ CNR : Comité National de la Résistance.∙ FFI : Forces Françaises de l'Intérieur.∙ MSR : Mouvement Social Révolutionnaire.∙ MUR : Mouvements Unis de la Résistance.∙ NAP : Noyautage des Aministrations Publiques.∙ OCM : Organisation Civile et Militaire.∙ ONAC : Office National des Anciens Combattants de l'Allier.∙ RNP: Rassemblement National Populaire.

Parti collaborationniste créé par Marcel DEAT en février 1941. Se destinait à protéger la race età favoriser la collaboration avec l'Allemagne nazie.

∙ RAF : Royal Air Force.∙ SFIO : Section Française de l'Internationale Ouvrière.∙ SR : Service de Renseignements.∙ UFAC : Union française des Associations de Combattants et de Victimes de Guerre.

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Introduction

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Introduction

Le temps mûrit toute chose, il est le père de la vérité 1 avait pour habitude d'affirmer

Rabelais. Le temps a pour vertu d'apaiser les mémoires et de cicatriser les plaies ouvertes.La Seconde Guerre Mondiale ne fait pas exception à la règle. Si elle est toujours perçuecomme l'un des épisodes les plus noirs et les plus tragiques de l'Histoire de France, elle n'estplus un sujet tabou et fait l'objet de très nombreuses études. D'abondants travaux portentsur les différents aspects de ce drame mondial tels que le génocide juif, la Résistance ouencore la Collaboration. Cependant, un aspect de cette guerre a été, inconsciemment ounon, laissé de côté. Il s'agit de la ligne de démarcation.

Cette dernière semble avoir été davantage épargnée par les historiens. Or, le cinémapopulaire français a pris très tôt cet épisode à bras-le-corps. La Bataille du Rail deRené Clément (1946), Fortunat d'Alex Joffré (1960), La ligne de démarcation de ClaudeChabrol (1966), Laissez-passer de Jean Tavernier (2001) ou encore Les passeurs de DidierGrousset (2004) et Zone libre de Christophe Malavoy (2005) sont autant de films sur la lignede démarcation, qui plus est portés par les plus illustres réalisateurs du cinéma français.

Mais il faut attendre les vingt-deux volumes du Colonel Rémy 2 et l'historien Éric Alary 3

pour que cet aspect de la Seconde Guerre Mondiale fasse l'objet d'une thèse générale etapprofondie.

La ligne de démarcation, instaurée par l’article 2 de la Convention d'armistice franco-allemande du 22 juin 1940, coupe la France en deux, d'une part la zone dite libre, danslaquelle le gouvernement français exerce son autorité, et d'autre part la zone occupée parles Allemands. Véritable marqueur de l'Occupation, elle avilit la France, ennemi séculairede l'Allemagne et seul pays de l'Europe allemande à souffrir de la partition de son territoire.Sept départements ne recouvrent leur liberté de leur espace qu'en partie seulement. Parmieux, se trouve le département de l'Allier qui abrite la capitale de l’État français, Vichy.

Située à soixante kilomètres de Vichy, Moulins, préfecture de l'Allier et capitale du duchédu Bourbonnais dans un temps passé, est transpercée par la ligne. La majeure partie de laville qui se situe sur la rive droite, se retrouve en zone occupée tandis que le faubourg de laMadeleine, sur la rive gauche, est en zone libre. Le pont Régemortes, véritable fleuron dela ville avec ses treize arches et ses cent soixante-dix-sept années, est, malgré une archedétruite lors de la bataille de juin 1940, le point de passage officiel de la ligne.

Dès lors, toute la difficulté des Moulinois réside dans la capacité à s’adapter à cettenouvelle vie. L’Occupation montre une des faces les plus cruelles et injustes de la guerre.Cette ligne verte au tracé arbitraire morcelle la ville et rend ainsi la vie des Moulinois encoreplus chaotique.

Mai 1940. Les bombardements allemands et la débandade des soldats français faceà l'armée allemande poussent des millions de Français sur les routes. C'est le terribleexode de mai et juin 1940, symbolisé encore aujourd’hui par les corps mutilés, les chevaux

1 Citation de François Rabelais, Gargantua.2 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Paris, Librairie académique Perrin (22 volumes), 1964-1976.3 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003.

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éventrés, les ossatures de voitures brûlées et les enfants en larmes, perdus dans la fouleabasourdie. L’Allier, par sa situation géographique, se retrouve être le théâtre de va-et-vientincessants de réfugiés et de soldats déboussolés. Moulins, terre d'accueil du Ministère de

l'Information devient un véritable goulet d'étranglement 4 . L'entraide s'organise dans la

ville, notamment avec les auxiliaires de la défense passive du colonel de la Rocque, qui

distribuent des repas par milliers à ces exilés malgré eux 5 .22 juin 1940. L’armistice est demandé et signé. Les Moulinois apprennent, incrédules,

que Vichy, reine des villes d'eaux et phare du département, devient capitale de l’Étatfrançais. Puis la colère et la rancœur supplantent la surprise dès lors que la ligne dedémarcation, symbole de la défaite française, coupe la ville en deux et sépare arbitrairementles habitants.

La problématique de ce mémoire est la suivante: Comment l'existence de la ligne dedémarcation s'est-elle traduite dans le quotidien des Moulinois ? A-t-elle été un catalyseurd'insoumission et de rébellion ou, à l'inverse, un motif de résignation et d'obéissance ?

Je sais tout ce qui a été fait ici. Cela est d'autant plus méritoire que vous étiez ici enbordure du drame, sur cette blessure constituée à travers notre pays qu'on appelle ligne

de démarcation 6 . Par cette allocution prononcée le 18 avril 1959 à Moulins, le Général

de Gaulle résume avec la plus grande justesse le drame de ces frontaliers. Cette ligne,inquiétante et imposante de symbolisme, va influencer inéluctablement le comportementdes frontaliers. Mais laquelle de ces deux branches vont-ils emprunter ?

Le choix de ce mémoire est donc concentré sur la ville de Moulins entre le 22 juin 1940et le 7 mars 1943, dates respectives de la création et suppression officielles de la ligne.Les motivations de ce thème sont multiples. Il est intéressant d'étudier la réaction de ceshabitants, qui, toujours aussi fiers d'avoir donné huit rois au trône de France, se retrouventdans une cohabitation forcée avec l'ennemi. Par ailleurs, la présence de la préfecture,véritable mine d'or pour la Résistance, la gare de premier ordre de la ville, mais aussi ledonjon de la Mal-Coiffée, dernier vestige du château des Ducs de Bourbon et prison militaireallemande qui révèlera la face sordide de la guerre, sont autant de facteurs qui peuventallumer chez les Moulinois la flamme de la Résistance. La présence de la ligne confère à

Moulins le statut de ville-passage, de plaque tournante de la traversée clandestine 7 , qui

voit passer d'illustres noms, à commencer par le général Giraud 8 , Georges Bidault, EdgarFaure ou encore Jean Moulin.

La première partie de ce mémoire est une partie descriptive et humblementsociologique de la ville et de ses habitants pendant ces trois années. La deuxième partieporte sur l'étude du passage clandestin, phénomène inhérent à la présence de la ligne.Enfin, une troisième et dernière partie étudie de manière plus spécifique la Résistancemoulinoise à proprement parler.

4 Éric Alary, L'exode, un drame oublié, Paris, Perrin, 2010, p 205-2095 Ibidem, p253.6 Eric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 9.7 Eric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p1908 Ibidem, p 363.

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Introduction

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Dans un choix délibéré de produire un mémoire le plus objectif possible sur un sujetdouloureux et passionné, ce mémoire est le fruit d'une confrontation permanente entre desentretiens avec d'anciennes résistantes de la ville, des familles de résistants et des ouvragesspécialisés ainsi que les archives départementales et les musées. Enfin, concernant latroisième partie du mémoire qui traite de la Résistance de la ville, le choix a porté nonseulement sur les résistants moulinois mais aussi sur les résistants dits extérieurs maisagissant dans la ville. C'est le cas de certains cheminots et de chefs de réseaux, commeil le sera exposé.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heureallemande

La ligne de démarcation a pour but affiché de vassaliser l'ennemi qu'est la France, commele confirme un officier allemand dont l’identité demeure inconnue:

cette ligne est un mors que nous avons mis dans la bouche d'un cheval. Si laFrance se cabre, nous serrons la gourmette. Nous la détendrons dans la mesure

où la France sera gentille 9 .

Véritable vengeance infligée à la France par l'Allemagne nazie, elle est aussi une véritablearme de chantage utilisée sans retenue par Hitler durant l'Occupation. Cette ligne est encoreet injustement un véritable coup dur et une réelle blessure pour la population française,et notamment celle qui se trouve le plus près de celle-ci, les frontaliers. Sont considéréscomme tels par l’Occupant :

toute personne résidant dans une zone de dix kilomètres de part et d'autre de la

ligne 10 .

Les Moulinois acquièrent malgré-eux ce statut de frontaliers qui ne leur confère, comme ille sera montré, aucun privilège notoire. La ligne de démarcation fait brutalement voler enéclat leur existence paisible et sereine. Vivre autour de cette ligne requiert de leur part uneadaptation rapide à des gênes réelles, à commencer par le retour des exodiens selon leterme d’Éric Alary et par la réglementation contraignante des nazis concernant le passageinterzones.

Si la Demarkationslinie est pour les Allemands un puissant symbole d'aliénation, Vichycherche continuellement à faire de cette ligne un écran défensif dans le but d'asseoir sasouveraineté et légitimité. Or, aux premières loges, les frontaliers sont les spectateursprivilégiés des difficultés et des dysfonctionnements que rencontrent Vichy mais aussi desexactions dont est victime une France vaincue. Les Moulinois sont ainsi des témoins depremier ordre du déshonneur et du chantage dont est victime une France défaite et dominée.

Coupée en deux, la ville de Moulins fait partie de cette zone frontalière et doit de touteurgence se réorganiser, et en premier lieu d'un point de vue administratif.

Chapitre 1: L'état des lieux d'une ville-frontière depremier ordre

Dans un souci de clarté, un exposé de l'état des lieux s'avère crucial afin de mieuxcomprendre le cataclysme dont font l'objet ces citadins. La séparation de la ville et le

9 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Templus n°316, 2003, p 24.10 Musée d'interprétation de la ligne de démarcation, Gènelard (71), vignette n°17.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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nouveau statut de ville-frontière amènent avec eux leurs lots de changements et debouleversements.

Signalisation et contrôle à la ligneLa ligne de démarcation est d'autant plus difficile à accepter par les Moulinois qu'elleest volontairement rendue très visible en ville par l'Occupant. Véritable mise en scèneallemande, elle fait l'objet d'un important ensemble signalétique et d'une scénographieréfléchie et soignée. Sur le pont Régemortes, lieu de passage officiel de la ligne àMoulins, des guérites peintes à l'effigie du Troisième Reich précèdent des barrières mobilesactionnées par la force des bras, ainsi que des pancartes sur lesquelles on peut lire Halte !

Demarkationslinie 11 .Cette orchestration a pour but délibéré d'effrayer les passagers et de

les dissuader de tout comportement nuisible envers les Allemands.Née lors de la signature de l'armistice, la ligne de démarcation doit symboliser la

défaite française aux yeux d'Hitler et être installée dans les délais les plus brefs. Dans laprécipitation qui ne laisse que peu de place à la concertation et à la réflexion, la ligne dedémarcation, dessinée sur la carte de France d'un trait vert, est modifiée à plusieurs reprisespar les Allemands durant les premières semaines. Ces changements, qui, comme il le seramontré, permettent dans une certaine mesure un passage clandestin facilité, font naître unecertaine irritation de la part des préfets des départements coupés. La lettre datée du 21juillet 1940 du préfet Adam de l'Allier au Ministère de l'Intérieur confirme cet agacement :

la ligne de démarcation subit des changements tellement fréquents tant du côtéallemand que du côté français qu'il m'est impossible de savoir à quoi m'en tenir 12 .

Ces modifications nombreuses dans les premiers temps traduisent la volonté des Allemandsd'empiéter toujours plus sur le territoire laissé au gouvernement français mais aussi etsurtout de posséder les terres les plus fertiles pour l'agriculture et l'industrie. Considéréescomme de l’acharnement par les autorités françaises, elles transcrivent la quête d'un Hitlersoucieux de posséder toujours plus de terres et donc de richesses.

Surveillée dans un premier temps par les troupes, les Allemands envoient le 15février 1941 le Verstärkter Brenzaufsichtsdienst, c'est-à-dire les douaniers pour assurer lasurveillance de la ligne sur l'Allierbrücke, qui n'est autre que la traduction allemande du

pont Régemortes 13 . Le poste du pont est composé à l'automne 1941 d'un Oberinspektor,de quatre Inspektor, de cinq Obersekrär de six Sonderführer interprètes, de onze Sekretär

et enfin d'une vingtaine d'aides douaniers 14 . Le 28 avril 1941, ces derniers remplacent

désormais complètement l'armée pour le contrôle de la ligne 15 . L'arrivée de ces hommes,réputés intransigeants et méprisants, rend le passage des populations encore plus délicatet angoissant.

11 Photo du musée d'interprétation de la ligne de démarcation, Génelard (71).12 ADA, 996W, 119. Lettre du préfet de l'Allier au Ministère de l'Intérieur, 21 juillet 1940.

13 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, 2003, Chronologie, p 45214 Georges Rougeron, Mémoires d'autre temps en Allier, Montluçon, Typocentre, 1984, p 8.15 Ibidem, p 453

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12 Mignard Margaux - 2011

Cette ligne verte semble être une incontestable atteinte à la liberté des Moulinois. Ledroit de circuler librement est battu en brèche par les autorités allemandes qui soumettentle passage d'une zone à l'autre à des conditions drastiques. L'obtention du laissez-passer,qui fait l'objet d'une étude approfondie dans ce mémoire, en est l'emblème le plus éloquent.

La réorganisation administrative, militaire et policière de la villeLa zone occupée fait l'objet d'une surveillance toute particulière de la part de l'Allemagned'Hitler. Sous les ordres du Commandement militaire allemand siégeant à Paris, elleest divisée en trois régions à l'intérieur desquelles les départements, regroupés ou nonselon leur importance, accueillent une Feldkommandantur (structure de commandementdu département) dont dépendent des Kreiskommandantur d'arrondissement puis desOrtskommandantur de localité. La zone occupée fait ainsi l'objet d'un découpage minutieuxet hiérarchique de la part des autorités allemandes soucieuses d'assurer la mainmisedu Führer sur la France vassalisée. Le Bourbonnais, en grande partie rural, n'est pasperçu comme un territoire d'une importance cruciale pour accueillir une Feldkommandantur,échelon le plus haut du commandement militaire local. Le département de l'Allier est enconséquence rattaché dans un premier temps au département de Saône-et-Loire et dépend

ainsi de la Feldkommandantur 669 du Creusot 16 puis dépend du département de la Nièvre,

à la Feldkommandantur 568 de Nevers au début du mois de mai 1941 et ce jusqu'à laLibération.

S'il ne semble pas opportun pour les Allemands d'établir une Feldkommandantur àMoulins, la présence d'un commandement militaire d'arrondissement est jugé cependant

indispensable. Ainsi, s'établit la Kreiskommandantur 555 17 , d'abord à l'Hôtel de Ville, puisà la Chambre de Commerce. Les capitaines Eychmuller, Gebhart, Schliterzberger et le

lieutenant Bischoff se succèdent à sa tête de 1940 à la Libération 18 . Ces officiers deseconde catégorie recherchent une cohabitation apaisée avec les habitants et veulent évitertout affrontement direct qui ne ferait qu'envenimer une situation déjà très tendue. Ce n'estdonc pas ces officiers, pourtant à la tête de la Kreiskommandantur dont redoutent le plus lesMoulinois, mais plutôt le docteur Walter Maas, réputé brutal et cruel mais aussi et surtoutchef de Cabinet de cette structure militaire d'arrondissement pendant toute la durée de

l'Occupation 19 . La Kreiskommandantur a un rôle pivot dans cette organisation, comme lerésume remarquablement l'historien et ancien résistant Georges Rougeron :

Elle assumait les relations avec la préfecture, l'exécution des mesures décidéesaux échelons supérieurs, les tâches de police militaire, celles découlant de laligne de démarcation, les ordres de réquisition sur la zone, la censure de lapresse, le Commandement de la Feldgendarmerie, la solde des divers Services

d'Occupation 20 .

16 Georges Rougeron, Mémoires d'autre temps en Allier, Montluçon, Typocentre, 1984, p 10.17 Ibidem, p 10.18 Ibidem, p 11.19 Ibidem, p 11.

20 Ibidem, p 11.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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Véritable relais des décisions prises à Paris, la Kreiskommandantur 555 est un organemajeur et une étape obligatoire pour toutes les mesures affectant la ville de Moulins. Elleincarne ainsi, à l'échelle locale et aux yeux des habitants de la ville, le pouvoir et l'hégémonienazis.

Moulins est aussi la terre d'accueil d'une Feldgendarmerie, véritable bras droit de laKreiskommandantur et située au 10 rue de Bourgogne, à une proximité déconcertante d'undes hauts lieux de la Résistance moulinoise. Cette Feldgendarmerie est composée d'unequinzaine d'hommes vêtus d'un uniforme et arborant comme signe distinctif une plaque de

métal en forme de croissant 21 . Chargée de mission d'occupation de Moulins et de ses

environs, la Feldgendarmerie assure diverses fonctions, telles que le contrôle des trafics, lapoursuite et l'exécution de résistants et l'interception de tracts parachutés par les Alliés.

Non loin de la Feldgendarmerie se trouve le Bezirkszollkommissariat 345, c'est-à-

dire le Commissariat de district, siégeant boulevard Ledru-Rollin 22 . Il a pour tâcheprincipale la surveillance de la ligne de démarcation, et tout spécialement le contrôle de laligne matérialisée par la rivière l'Allier sur une cinquantaine de kilomètres. Les patrouillesde ce Commissariat, composées d'hommes accompagnés de chiens, traquent tout civilessayant de franchir la ligne sans laissez-passer. Ces patrouilles sont les menaces lesplus immédiates pour les passeurs et les passagers clandestins. Conscients de la porositéinéluctable de la ligne verte, les surveillants allemands redoublent de vigilance afin deréprimer au mieux ce phénomène, à défaut de pouvoir le supprimer complètement.

Dans cette logique de contrôle des flux, une Passierscheinstelle, qui n'est autre qu'unService des laissez-passer du Haut Commandement de l'Armée, est installée dans lefaubourg de la Madeleine et réglemente les transits de grand passage. Si la douane permetun service frontalier, elle n'assure pas le passage de la zone non occupée vers la zoneoccupée. Ce service des laissez-passer, composé de quarante-trois militaires, est habilitéà autoriser le passage des civils par Moulins afin de rejoindre des destinations extérieures.La Madeleine est donc un point de passage obligé et voit chaque jour plus de trois cent

cinquante personnes déposer une demande de passage 23 . Il est par ailleurs essentiel denoter que les membres du gouvernement de Vichy ne sont pas exempts de cette obligation.Seul Pierre Laval est autorisé à contourner Moulins par la route nationale lorsqu'il se rend

à Paris 24 . Cette anecdote, si elle peut faire sourire, montre l'intransigeance des soldatsallemands dès lors qu'il s'agit du passage interzones.

Les diverses installations évoquées ci-dessus traduisent l'importance que l'Allemagnedonne à la ville de Moulins. Cette dernière est d'autant plus stratégique qu'elle abrite à cetteépoque une gare importante en termes de fréquentation. Il n'est donc pas surprenant qu'unDeutsche Bahnhofsüberwachung, un service allemand de surveillance de gare, est mis en

place à Moulins 25 , sous la direction d'un inspecteur des chemins de fer du Reich. Il assure,avec une dizaine de cheminots, le contrôle du trafic ferroviaire de la gare.

21 Georges Rougeron, Mémoire d'autre temps en Allier, Montluçon, Typocentre, 1984, p 11.22 Ibidem, p 9.23 Ibidem, p 9.24 Ibidem, p 9.25 Georges Rougeron, Mémoires d'autre temps en Allier, Montluçon, Typocentre, 1984, p 9.

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14 Mignard Margaux - 2011

Enfin, une Briefprüfstelle, un Service de contrôle des correspondances est créé et établi

au 16 rue Gaston 26 . Les restrictions et réglementations allemandes permettent à celui-cide fonctionner du 26 septembre 1940 au 1er mars 1943.

Le faubourg de la Madeleine, séparé du reste de la ville, se retrouve en quelquesorte amputé d'un point de vue administratif. Pour palier ce désagrément et dans un soucid'assurer une liaison efficace et rapide avec le Moulins occupé, une mairie et une préfecture,en liaison permanente avec leurs homologues de la zone occupée, sont créées dans lefaubourg.

Avec la défaite et l'Occupation, Moulins devient la terre d'accueil de nombreux organesadministratif, militaire et policier allemands. Leur présence révèle le caractère stratégiquede cette ville mais aussi la volonté allemande d'un contrôle drastique et permanent des fluxinterzones. Qu'ils concernent des individus, des marchandises ou des valeurs, les transfertsd'une zone à l'autre sont étroitement surveillés. Aux organismes de contrôle allemandss'ajoutent les administrations locales françaises d’avant-guerre. La préfecture, symboledu pouvoir français, demeure à l'actuel boulevard Jean Jaurès. La mairie de Moulins faittoujours face à une autre fierté de la ville, la célèbre tour du Jacquemard vieille de prèsde trois cents ans. C'est donc une cohabitation forcée et parfois laborieuse à laquelle sontsoumises les administrations territoriales de l'État français. Les habitants de la ville vontaussi souffrir de ce dédoublement administratif qui rend leur quotidien très précaire.

Deux symboles forts de Moulins tombent entre les mains desAllemands

L'arrivée des Allemands à Moulins a aussi pour conséquence directe l'Occupation d'unsymbole de la ville, le lycée Théodore de Banville. Inauguré le 16 juin 1803 par NapoléonBonaparte, le lycée Banville est l'un des plus anciens lycées de France, si ce n'est leplus vieux. Protégé au titre de monument historique pour abriter le mausolée du duc deMontmorency mais aussi pour sa porte magistrale, le lycée public Théodore de Banville,occupe une place de choix dans le cœur des habitants de la ville. Le 10 juin 1940, les locauxdu lycée sont réquisitionnés par le Ministère de l’Information jusqu'au 16 du même mois.Dès le lendemain de l'arrivée des troupes allemandes, le lycée, dans lequel sont scolarisésles élèves du secondaire et du primaire est mobilisé. Il devient alors une caserne allemande

jusqu'à la Libération de la ville, le 6 septembre 1944 27 . Le proviseur du lycée de l'époque,monsieur Goché, résume la période sombre de 1941 à 1944 avec une colère volontairementnon dissimulée :

ce sont des orgies, beuveries et chants furieux, rixes, tirs d'amusement au

revolver, entraînement à la mitrailleuse lourde sur les avions de passage 28 .

Les examens de juillet 1940 sont, malgré la présence des Allemands, organisés au lycée.Le proviseur, peu enclin à se plier aux exigences allemandes, décide de la tenue de laréunion de fin d'année à la bibliothèque et s'assure du bon déroulement des épreuves

26 Ibidem, p 9.27 Brochure Déportés et fusillés du lycée Banville, Moulins, Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportationde l'Allier, 2006, p 20.28 Ibidem, p 22.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

Mignard Margaux - 2011 15

du baccalauréat de l'année 1940 29 . Mais cette occupation bouleverse inéluctablement larentrée des classes de septembre de cette même année. Le lycée réquisitionné, les élèvesdu primaire effectuent leur scolarité au Palais de Justice dès le 2 septembre tandis que ceux

du secondaire sont accueillis le 16 au Château de Bellevue 30 à Yzeure, ville limitrophe deMoulins. Deux endroits insolites qui répondent à une situation unique et exceptionnelle.

L'ennemi allemand n'a que peu d'égard pour les locaux qu'il occupe. Ainsi, lemobilier scolaire, abandonné devant l'arrivée des bottes allemandes, est systématiquementdétérioré. Les Allemands repoussent les limites de l'ignominie et passent outre les valeursérigées ordinairement par tout lycée. Durant les derniers temps de l'Occupation, le Banvilleincarne la barbarie poussée à l'extrême. Le proviseur, madame Oudot, lors d'un hommagerendu en 2006, prononce ces quelques vers pour dénoncer l'impensable :

En ces lieux où devait souffler l'esprit, Sévit la tyrannie. Votre sang a coulé. Votre

sang s'est figé 31 .

Le lycée est, le 4 et 5 septembre 1944, soit la veille de la Libération de la ville, le théâtrede trois exécutions sommaires. Torturés, abattus froidement d'une balle dans la tête puis

enterrés à toute hâte 32 , Alexandre Durand, Marcel Ferry et Martial Le Hen, morts pour laFrance sont des martyrs de la cruauté allemande. Le passage qui mène à l'infirmerie dulycée devient ainsi une fosse commune et ne fait que confirmer une fois de plus la barbarienazie. Si ce drame échappe à la période d'étude du mémoire, il est une suite tristementlogique de ce qu'a pu représenter le lycée, caserne militaire, aux yeux des Allemands.

Le deuxième symbole de la ville à souffrir de l'Occupation allemande est le donjonde la Mal-Coiffée, véritable curiosité moulinoise. Dernier vestige du château des ducsde Bourbon, elle devient durant les quatre années de l'Occupation une prison militaireallemande, rendue tristement célèbre pour les tortures qui y sont commises sur les détenuspolitiques. L'histoire de la Mal-Coiffée est atypique et mérite une attention particulière pourcomprendre tout l'attachement des Moulinois envers ce monument. L'histoire aime raconterqu'un sire de Bourbon construit, dans l'espoir de séduire une jeune fille, un pavillon dechasse. Celui-ci est érigé en château par la volonté et l'argent de Louis Ier (1280-1342) puisde Louis II (1337-1410). La tour carrée du Donjon, érigée entre la fin du XIVème et le débutdu XVème siècle, doit son appellation Mal-Coiffée au duc Louis II, surpris de voir une toiture

dépourvue de créneaux aussi atypique 33 . Ce surnom perdure à travers les siècles pourarriver jusqu'à nous. D'illustres visiteurs laissent leurs empreintes en y logeant. Du Guesclin,François Ier, Louis XIII, mais aussi Anne d'Autriche, Catherine de Médicis et Charles IXsont autant d'hôtes prestigieux dont la présence traduit le rayonnement important de la villedurant ces siècles. Louise de Lorraine, veuve d'Henri III, la choisit même pour finir sa vie, en1601. Abritant une bibliothèque de renom durant ces siècles, elle devient, au milieu du XVII,une prison. Le premier occupant de ce lieu est la très célèbre duchesse de Montmorency,pensionnaire du 18 novembre 1632 au 9 août 1634. En 1661, le château devient la propriété

29 Ibidem, p 20.30 Ibidem, p 20.31 Fascicule Déportés et fusillés du lycée Banville, Moulins, Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la

Déportation de l'Allier, 2006, p 3.32 Ibidem, p 18.

33 Jean Débordes, L'allier dans la guerre : paroles de résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 355.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

16 Mignard Margaux - 2011

du prince de Condé et seul le rez-de-chaussée abrite la prison, jusqu'en 1940. Les étagessupérieurs sont successivement réservés à des locataires jusqu'à la moitié du XIXème

siècle puis à la garde départementale jusqu'à l'arrivée des Allemands, le 18 juin 1940 34 . Lesoir même, des troupes allemandes entrent à la prison, dépossèdent le personnel de tousses biens -armes, bijoux, argent- libèrent les quelques prisonniers allemands et menacentau fusil la soixantaine de civils réfugiés. Le lendemain marque le début d'une mainmiseallemande sur la prison de la Mal-Coiffée. Désireux de se passer des gardiens français, lesAllemands, non sans habileté, commencent à supprimer les postes français au profit d'uneréorganisation allemande. Un interprète nommé Sheffer accompagné de soldats, avec àleur tête un adjudant, se substitue peu à peu au personnel français, impuissant. Le renvoi etla retraite forcée du chef Perrin, dernier rempart français, par le très redouté Docteur Maas,chef de cabinet de la Kreiskommandantur, fait disparaître toute illusion d'une surveillance

française du donjon 35 . La prison de la Mal-Coiffée est alors placée sous le contrôle exclusifde l’Occupant à partir du 22 janvier 1943 et devient la seule prison militaire allemande de

la zone occupée 36 .Personnification de la cruauté humaine, elle fait l'objet d'une attention toute particulière

dans ce mémoire. Nombreux sont les résistants qui perdent la vie dans cette prison oùrègnent les poux, la vermine, la faim et la torture.

L'occupation totale de ce lieu par les uniformes allemands peut être perçue, sansfantaisie, comme un emblème de domination d'une Allemagne totalitaire sur une Franceautrefois absolutiste et devenue depuis démocratique et républicaine.

Ainsi, l'organisation de la ville de Moulins est bouleversée par l'arrivée des Allemands.En l'espace de quelques semaines, cette ville de moins de vingt-trois mille habitants, querien ne laissait présager, devient un des hauts lieux du passage légal interzones. Terred'accueil de nombreux services de l'Occupant, Moulins assiste à l'installation d'une véritablefourmilière allemande et cherche à favoriser, pour le bien des habitants, une cohabitationsans heurt dans un contexte suffisamment dramatique. Mais les Moulinois, auxquels lequalificatif de frontaliers leur laisse augurer un statut privilégié, font l'amère expérience d'unecohabitation rude et asymétrique. La ligne de démarcation, symbole de l'arbitraire allemand,donne aux habitants l'impression d'un regrettable retour en arrière de cent cinquante ans,précédant l'accouchement des droits fondamentaux. Avec l'instauration de la ligne verte,ce sont les droits individuels de circulation mais aussi de communication qui sont fortementremis en cause. Cette régression est extrêmement cruelle et douloureuse pour ce peuplehéritier des valeurs des Lumières.

Quelle tradition politique ?Un dernier point essentiel dans ce tour d'horizon doit être mentionné. Il s'agit de la tendancepolitique de la ville de Moulins. L'existence d'une tradition politique peut expliquer dansune très large mesure les comportements adoptés par sa population. Vichy est notammentchoisie par le gouvernement français pour l'absence de tout héritage de ce type. La villede Moulins est-elle politiquement marquée par un bord plus que par l'autre ? A-t-elle une

34 Jean Débordes, L'allier dans la guerre : paroles de résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 356.35 Ibidem, p 359.36 Ibidem, p 360.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

Mignard Margaux - 2011 17

tradition de gauche ou, à l'inverse, est-elle ancrée à droite ? René Boudet, maire de Moulinslors de la déclaration de la Seconde Guerre Mondiale et de l'arrivée des Allemands dansla ville, occupe cette fonction depuis 1925. Il est et sera le seul et unique maire S.F.I.O de

Moulins 37 . Dès 1925, Boudet se dépense sans compter en faveur de la cause ouvrière etancre inéluctablement la ville à gauche. Si l'année 1940 marque l'arrivée des bottes naziesdans la ville et la partition de celle-ci, elle célèbre aussi quinze ans de pouvoir de la gauche.Si les Moulinois ne partagent évidemment pas tous les idéaux de la gauche portés par lemaire socialiste René Boudet, il n'est pas erroné de dire que Moulins a, en quelque sorte,une tradition politique de gauche. Enfin, le préfet de l'Allier, Adam, qui occupe ce prestigieuxposte depuis 1934 est connu des Moulinois pour être profondément républicain. Le Moulinsde 1940 reçoit un héritage d'une gauche au pouvoir depuis 1925. Cet héritage peut avoir uneinfluence non négligeable sur le comportement de certains Moulinois qui s'engagent dans laRésistance intérieure. Les idéaux de la gauche rejoignant à de nombreuses reprises ceuxde la Résistance, il n'est pas surprenant que nombre de Moulinois de gauche choisissentd'entrer en dissidence.

Chapitre 2 : 1940-1944 ou le temps des libertésbafouées.

La ligne de démarcation a fait naître un certain nombre de contraintes et d'obligations dansle quotidien des Moulinois. Ils se retrouvent du jour au lendemain à la merci de leur ennemipeu scrupuleux, devant justifier leurs moindres faits et gestes dans un climat délétère.Tels des prisonniers, les Moulinois de la zone occupée ne peuvent se rendre librement del'autre côté de la rive, en zone libre, et inversement. Cette interdiction de circulation estun drame humain pour de nombreuses familles moulinoises qui, dans la précipitation etl'affolement de mai 1940, se retrouvent séparées, après qu'une partie des membres aitfui vers le Sud. C'est aussi un véritable coup dur pour les exodiens qui, après avoir toutabandonné devant l'avancée allemande, souhaitent retourner chez eux, en zone occupée.Beaucoup se retrouvent ainsi bloqués à Moulins, après avoir franchi la Loire, ce fleuve royaldont beaucoup voyaient en lui une barrière protectrice. Ce surplus démographique se révèleêtre un défi logistique considérable pour une ville déjà en proie à de nombreuses autrespréoccupations.

Le laissez-passer, un sésame délivré avec parcimonie par lesAllemands.

L'instauration de la ligne sonne le glas de la libre circulation des habitants à travers laFrance. L’Occupant, soucieux de préserver sa maîtrise du territoire français, édicte uneréglementation extrêmement stricte pour le franchissement de la ligne. Les premièressemaines sont une angoissante épreuve pour les Moulinois qui veulent à tout prix éviter uneconfrontation directe et violente avec l'ennemi.

Le retour des réfugiés en zone occupée est très étroitement encadré par les Allemands,qui prennent le temps de s'installer tout au long de cette frontière durant le mois de juillet

37 Thomas Duret, mémoire René Boudet, Maire de Moulins, 1925-1944,IEP de Lyon, 2009.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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1940 pour éviter tout débordement nuisible pour eux. 38 De son côté, Vichy planifie au

mieux ce retour des réfugiés, rendu extrêmement complexe par l'existence de la zoneinterdite et des annexions allemandes. Certains bénéficient d'exemptions et peuvent rentreren zone occupée dès la fin du moi de juillet. C'est notamment le cas pour certainsfonctionnaires, militaires démobilisés ou encore certains travailleurs. Mais les Allemandssemblent s'acharner particulièrement dans l'Allier, comme le remarque Éric Alary :

dans l'Allier, le passage d'employés et d'ouvriers s'est heurté à l'intransigeanceallemande qui en limitait le nombre; pourtant, le 9 juillet, une partie des ouvriersdes usines Schneider du Creusot ont pu franchir la ligne. Le même jour, deux àtrois cents voitures belges sont autorisés à franchir la ligne aux ponts de Vierzon

(Cher) et de Saint-Aignan-sur-Cher (Loire et Cher) 39 .

A partir du 1er août 1940, les Allemands autorisent le retour des réfugiés français etétrangers vers la zone occupée et éditent à cette occasion un fascicule intitulé Ligne de

démarcation et dispositions générales 40 pour l'encadrer et le réguler. Quels que soient

les modes de transports utilisés, les rapatriés doivent fournir obligatoirement une pièced'identité, accompagnée en plus d'un certificat de rapatriement s'ils voyagent en train ou envoiture. Cette réglementation, qui suppose la vérification des identités de chaque passager,provoque des encombrements considérables au niveau des points de passage officiels, etnotamment sur le pont Régemortes. Près de cent cinquante mille réfugiés transitent parl'Allier. Moulins se retrouve noyée par une marée humaine désireuse de retourner chez elle.Des centaines de trains, réquisitionnés pour son transport, transitent vers la zone occupéevia des gares situées sur la ligne et ce, durant tout le mois d'août. Les Allemands fixentcomme date butoir la mi-septembre à ce retour, même si le passage de groupes vers la zone

occupée est encore possible jusqu'au 1er novembre 41 . A cette date, près de cinq millionsde réfugiés regagnent le domicile familial et les retardataires font l'objet d'une discussionâpre entre les autorités allemandes implacables et Vichy qui souhaite fermement leur retour.La gare de Moulins est, dans cette optique, le théâtre d'un ballet de trains orchestré avecla plus grande minutie dont fait preuve l'armée d'Occupation.

La date du 1er novembre est aussi celle qui marque la fermeture totale de la ligne àtous les hommes, qu'ils aient ou non le statut de réfugiés. Si cette traversée des exodiens,très encadrée par les Allemands, est malgré tout bien réelle, il n'en est pas de même pourles autres civils français. Ces derniers se heurtent dès le mois d'août 1940 à l'intransigeanceallemande. Le 8 de ce même mois, l'interdiction du franchissement des hommes, desmarchandises, des valeurs et du courrier -en réalité effective depuis le début du mois-

est officialisée 42 . Désormais, la libre circulation entre les deux zones des Français estexclusivement entre les mains des autorités allemandes. La ligne, comparable en tout pointà une frontière étatique, est complètement hermétique dans les premiers temps. Cetteinterdiction traduit la peur paranoïaque d'un Hitler qui voit dans chaque homme un ennemi

38 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 75.39 Ibidem, p 77.40 Ibidem, p 78.41 Ibidem, p 81.

42 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003,chronologie, p 449.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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potentiel, un espion à la solde des Alliés qui pourrait remettre en cause ses rêves degrandeur.

Elle répond aussi à une situation trouble et toujours périlleuse, celle du passage d'uncontexte de guerre à celui de paix relative. Un mot va dès lors à lui seul résumer le quotidien

des Moulinois durant l’Occupation : le laissez-passer 43 .

Le laissez-passer, ou Ausweiss en Allemand, instauré par l'Occupant en septembrepour permettre un franchissement réduit, voulu et contrôlé, suspend la vie des citadins à lavolonté allemande. L’Ausweiss, qui tire son origine du vocabulaire militaire, est un permisde circuler, entre la zone libre et la zone occupée. Il autorise un passage à durée limitéedans le temps :

la permission de franchir la frontière entre deux entités d'un même pays estdélivrée par l'autorité occupante, afin de séjourner un certain temps et de revenir

librement, sans crainte d'être arrêté au retour 44 .

Ce filtrage imposé par les Allemands doit permettre une nette amélioration de la sécuritéde l'armée d'occupation. Cet Ausweiss criminalise le passage sans autorisation qui peutentraîner la mort dans les cas les plus graves. Cet impératif préalable au franchissement dela ligne s'avère être une véritable contrainte pour tous les Français mais aussi et peut êtredavantage pour les frontaliers dont les lieux de résidence et de travail sont souvent de partet d'autre de la ligne. Né dans la confusion, le laissez-passer, est instauré progressivementpar l'Occupant sans que toutefois la population soit avertie des conditions d'obtention. Danscette optique, un guide pratique des relations interzones de vingt-trois pages est mis envente et de surcroît relativement tard -montrant peut-être une nouvelle fois la perversité

allemande- à l'automne 1941 45 . Ce guide apprend aux Moulinois qu'ils peuvent dorénavantobtenir un laissez-passer en cas d'inhumation ou d'exhumation d'un parent, d'une naissanceprématurée, de la maladie grave d'un familier, de la visite à un mari ou à un fils blessélors des combats, ou du mariage d'un enfant. Cette information est relayée et détaillée auxmaires du département de l'Allier par Le préfet dans une lettre datée du 19 juin 1941 :

sont considérés comme parents d'après l'ordonnance les époux, les parents, lesenfants, les petits-enfants, les frères et sœurs, les grands-parents. Par maladiegrave, on entend toute maladie présentant un danger de mort, ce danger de mort

sera prouvé par un certificat médical 46 .

Les conditions répertoriées traduisent des cas extrêmes et reflètent la froideur etl'indifférence des Allemands. Les motifs anodins sont encore totalement exclus du passage.Seuls ceux d'une gravité considérable sont acceptés par les autorités nazies.

Conscients que les frontaliers doivent faire l'objet d'un statut particulier, les Allemandsmettent en place deux types d’Ausweiss, ceux qualifiés de grande frontière et ceuxde petite frontière. Les laissez-passer de grande frontière, délivrés au compte-gouttesà partir de 1941, peuvent être demandés à Moulins dès le 28 avril. Les ministres deVichy, à l'exception de Pierre Laval, ne sont pas exempts de ces formalités et chaque

43 ADA, 996W, 115. Faux laissez-passer très ressemblant à l'original.44 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 82.45 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 83.46 ADA, 996W, 158 WS. Lettre du préfet de l'Allier aux maires du département, 19 juin 1941.

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passage des représentants de l'État français fait l'objet de laborieuses manœuvres surle pont Régemortes. Les laissez-passer de petite frontière sont réservés aux frontaliers,qui travaillent dans une zone et habitent dans l'autre. Les Moulinois doivent faire lesdémarches nécessaires au siège de la Kreiskommandantur 555 afin d'obtenir ce sésamejalousement convoité. Les formalités à remplir restent toutefois fastidieuses voire presquedécourageantes, comme le souligne Éric Alary :

le demandeur fournit au préalable une demande manuscrite, un certificat dumaire qui confirme le lieu de la résidence; ensuite les gendarmes transmettent lademande à un poste de surveillance français qui le fait suivre jusqu'à un poste

allemand interzone 47 .

A la veille de l'instauration de ces laissez-passer mais aussi durant les premiers temps,le préfet de l'Allier use à la fois de son influence et de sa légitimité auprès de laKreiskommandantur pour permettre le passage de certains Moulinois d'une zone à l'autre.Il appuie notamment la demande d'une sage-femme moulinoise qui, pour des raisons

professionnelles évidentes, a besoin de franchir la ligne fréquemment 48 . La lettre d'appui

de celui-ci, cette fois en vue de soutenir un épicier, montre délibérément les aberrations quepeut provoquer l'existence de la ligne :

j'appuie, en ce qui me concerne, d'un avis très favorable, la requête qui vousest soumise. En effet, le faubourg de la Madeleine fait partie du territoire de la

commune de Moulins et ne peut s’approvisionner que dans cette ville 49 .

Le temps semble cependant jouer pour les Français et a fortiori pour les Moulinois quiobtiennent certaines améliorations. A partir du 25 juillet 1942, les enfants de moins de dixans accompagnés d'un adulte peuvent désormais franchir la ligne de démarcation sansqu'il soit nécessaire de les faire inscrire sur les laissez-passer. Les enfants entre dix etquinze ans doivent toujours faire l'objet d'une inscription préalable tandis que les jeunes

gens âgés de plus de quinze ans disposent de leurs propres laissez-passer 50 . Ce léger

assouplissement permet aux parents d'enfants en bas-âge d'être dispensés de certainesformalités contraignantes.

Toutefois, cet adoucissement concernant les enfants de moins de dix ans arrive quatremois jour pour jour après une mesure alourdissant encore davantage les démarchesdes Moulinois et rendant par conséquent leur quotidien de plus en plus insupportable.Désormais, dans une lettre datée du 28 mars 1942, le préfet de l'Allier, Lucien Porte transmetles nouvelles directives allemandes. A partir de ce jour, les cartes d'identité établies après

le 10 octobre 1940 servent de pièce justificative à l'obtention d'un laissez-passer 51 . Cette

mesure a pour conséquence de rendre caduques les cartes réalisées à une date antérieureà celle énoncée. Cette décision des autorités allemandes, dernière à cette date d'une longuesérie d'exigences de leur part, oblige de nombreux Moulinois à se remettre en règle et à sesoumettre une fois de plus à de nouvelles formalités.

47 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 84.48 ADA 996W, 119. Lettre du préfet à la Kreiskommandantur.49 ADA 996W, 122.04. Lettre du préfet à la Kreiskommandantur.50 ADA 996W, 119. Lettre du préfet de l'Allier aux maires du département, lettre du 1er août 1942.

51 ADA 996W, 119. Lettre du préfet au Commissaire de police de Moulins.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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Ainsi, la liberté de circulation des citadins est très fortement remise en cause par lesAllemands qui semblent trouver dans cette restriction une vraie jubilation. Si la populationde la ville souffre de ces obstacles à leur liberté de circulation, qu'en est-il des Juifs ? Quelest la situation d'un Juif moulinois ? Après recommandation de l'état-major administratif dela Wehrmacht, tous les Juifs de la zone libre ont l'interdiction absolue de retourner en zone

occupée, et ce dès le 17 septembre 1940 52 . C'est un coup dur pour les quelques juifs deMoulins, piégés au faubourg de la Madeleine et désireux de se rendre dans le reste de laville situé en zone occupée.

L'atteinte à la liberté de circulation des hommes est une des conséquencesimmédiates et des plus visibles de l'instauration de cette frontière intérieure. Les Moulinois,qui bénéficient pourtant du statut de frontaliers, souffrent comme partout ailleurs del'intransigeance allemande. La réserve dont font preuve les autorités allemandes dans ladélivrance des laissez-passer montre un Occupant peu enclin à améliorer le quotidiendifficilement supportable des occupés. Si la liberté de circulation des hommes est bafouée,celles des marchandises, du courrier et des valeurs le sont aussi, menaçant la vieéconomique de la ville toute entière.

Une économie au ralentiLa ligne de démarcation, qui doit conduire, selon Hitler, à l'asphyxie économique de laFrance, est un véritable obstacle pour le passage des marchandises et des valeurs.Ces dernières, soumises, dès le 8 août 1940, au même régime que celui des hommes,ne peuvent officiellement plus franchir la ligne. Cette interdiction totale revêt pour lesmarchandises un caractère stratégique évident puisqu'elle doit empêcher le transport dematières premières et de produits finis en zone libre, au profit de cette dernière ou des Alliés.Le général Huntziger, secrétaire d’État à la guerre au gouvernement de Vichy, dénonce

dès le 26 août 1940 l'étranglement de la vie économique par la ligne de démarcation 53

. Quelques mois plus tard, le 8 novembre 1940, les Allemands font un premier geste enautorisant les passages interzones de certains types de marchandises de la zone occupée

vers la zone libre, tels que les produits pharmaceutiques 54 . Mais ce geste, jugé tropinsuffisant par le préfet de l'Allier, pousse ce dernier, dans une lettre du 24 mars 1941adressée à la Feldgendarmerie du Creusot, à soumettre un projet d'accord pour un traficfrontalier. Le préfet énonce sans détour l'ébauche de cet accord :

la réglementation proposée a pour but de permettre à la vie économique deMoulins de se maintenir malgré la ligne de démarcation. Il y aurait un intérêtprimordial à ce que les services français puissent organiser les échanges

interzones en collaboration avec la Kreiskommandantur 55 .

Mais les avancées sont laborieuses et parfois décourageantes pour les commerçants dela ville. Le préfet doit, à de très nombreuses reprises, appuyer les demandes de transportde marchandises, comme cette lettre du 5 avril 1941, qui fait écho à celle envoyée neuf

52 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, chronologie, p 450.53 Ibidem, p 449.54 Ibidem, chronologie p 451.55 ADA 996W, 263.12. Lettre du préfet de l'Allier à la Feldgendarmerie.

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jours plus tôt par une libraire moulinoise demandant l'autorisation de transporter des livresscolaires en zone libre. Les écoles ne font pas l'objet de dérogation. D'autre part, le proviseurdu lycée Banville sollicite l'appui du préfet pour le passage des bulletins trimestriels et

autres correspondances de la zone occupée vers la zone libre 56 . Un dernier exemple quirelève davantage de l'anecdote mais qui a le mérite malgré tout de montrer une fois de plusl'inclémence des Allemands. Dans une lettre datée du 9 juin 1941, le maire de Dompierre,petite ville située à une trentaine de kilomètres au nord de Moulins, interpelle le préfet ausujet de l'Abbaye de Sept-Fons qui se trouve sous sa commune. Celle-ci, victime d'unetempête, a besoin de matériaux situés de l'autre côté de Moulins, en zone libre, afin deréparer sa toiture.Mais contre toute attente, elle se heurte aux autorités allemandes du pontRégemortes. Le préfet, submergé par les demandes des commerçants de Moulins, doitainsi s'employer à résoudre les problèmes des communes qu'il a sous son autorité.

Cependant, le 20 mai 1941, semble apporter une bouffée d'air pour la population.L’Occupant autorise par décret la circulation des marchandises dans les deux sens.Malgré des améliorations, la vie économique de la ville durant les années d'Occupationest empoisonnée par les exigences allemandes ainsi que par la ligne, véritable frontièredouanière. L'existence de cette dernière ne peut être qu'un frein à la vie économique deces citadins, désorientés par ces restrictions.

Si les commerçants de Moulins souffrent de ne pouvoir exporter leurs marchandiseslibrement et sans droit de regard allemand, ils souffrent aussi d'une absence de libertéconcernant les mouvements de capitaux. Ce type de transfert est aussi victime del'intransigeance allemande. Suspendu dans le sens zone occupée-zone libre, au mêmetitre que le transfert des hommes et des marchandises le 8 août 1940, les mouvements decapitaux interzones font l'objet d'une réglementation plus souple à la fin de l'année 1940.Éric Alary décompose les trois années en quatre périodes :

de la fin juin jusqu'au 7 novembre 1940, les valeurs et les fonds peuvent êtreacheminés exclusivement vers la zone occupée; du 7 novembre jusqu'au 20 mai1941, les premiers transferts de fonds postaux sont autorisés vers la zone nonoccupée, avec l'agrément préalable des Allemands; la troisième période courtdu 20 mai jusqu'au mois de juillet 1941 pendant laquelle sont autorisés librementdes envois inférieurs à 2000 francs pour les mandats ordinaires, et à 5000 francspour les mandats de versement à compte courant postal, ce dans les deux sens;à partir de juillet 1941, le mouvement des fonds est devenu totalement libre sans

aucune limite entre les deux sens 57 .

Dès les premiers mois d'Occupation et toujours dans cette logique d'asphyxie économiquede la France, les Allemands bloquent volontairement tout mouvement de capitaux de lazone occupée vers la zone libre. La ligne devient ainsi une véritable frontière financièrequi doit permettre à l'Allemagne nazie dans sa lutte contre une Angleterre qui ne s'avouepas vaincue, d'amasser une quantité monétaire considérable. Cette interdiction traduit toutl'acharnement d'un Hitler qui a besoin de toujours plus d'argent dans cette guerre quis'éternise. Le pont de Régemortes se révèle être un véritable garrot pour le faubourg de laMadeleine, asphyxié par l'absence d'entrée de capitaux en provenance du reste de la ville.

56 ADA 996W, 115.01. Lettre du proviseur, 7 août 1941.57 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 334.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

Mignard Margaux - 2011 23

La date du 7 novembre 1940, qui autorise le transfert de fonds vers la zone libre, insuffleun parfum d'émancipation et d'espérance sur le faubourg de la Madeleine. Les transfertsde fonds privés inférieurs à deux mille francs et soumis à une autorisation préalableallemande sont autorisés vers la zone libre. La Kreiskommandantur 555 de Moulins voitainsi affluer durant la seconde période évoquée par Éric Alary de nombreuses demandesde commerçants moulinois ou limitrophes, désireux de bénéficier de cet assouplissement.Le commandant délivre ou non un certificat d'autorisation qui permet le passage desommes considérables au pont Régemortes, tels que ces certificats délivrés les 28 et 29avril 1941, par le commandant Gebhard à deux commerçants de Bessay, ville située à

quinze kilomètres au Sud de Moulins 58 . Cette permission reste très encadrée puisque lecommandant stipule le montant autorisé -ici cinquante mille et cent mille francs- l'usageexclusif de cet argent -l'achat de vin et de volailles destinés à l'importation en zone occupée-mais aussi la date limite de l'autorisation -31 mai 1941. Enfin, elle doit être obligatoirementaccompagnée d'un laissez-passer en règle. Cet assouplissement relatif, qui reste toutefoisassez contraignant d'un point de vue administratif, fait du pont Régemortes le théâtre detoutes les transactions financières des Moulinois et des habitants limitrophes.

Malgré des améliorations sensibles à noter, la ligne de démarcation reste un obstacleconcret à la bonne santé économique de la ville. Les citadins sont les spectateursd'avancées allemandes concernant la réglementation mais assistent impuissants à desretours en arrière de la part de ces mêmes autorités. Les progressions réalisées font naîtretrès souvent en contrepartie des régressions qui découragent et lassent les habitants. Lafrontière créée, entre le faubourg de la Madeleine et le reste de la ville, des inégalitésconsidérables qui peuvent conduire à des écarts non négligeables de développementéconomique. Ce risque est d'autant plus grand que les échanges de marchandises et defonds sont inféodés au courrier interzones, notamment commercial, très limité durant cesannées. Les opérations de transfert de fonds comprennent aussi bien les dépôts de créance,

lettres de crédit, transferts de comptes ou encore les envois de chèques 59 . Or l'année 1940marque un arrêt brutal de ces activités qui sont le poumon économique d'une ville. Si lesparticuliers font l'objet d'un assouplissement de la réglementation, les professionnels, avecen tête les banques et assurances, souffrent encore en 1941 des restrictions financièresimposées par l'Allemagne. Dans une lettre datée du 14 août 1941 et adressée à laKreiskommandantur 555, le directeur de la Caisse départementale des Assurances del'Allier fait part des difficultés qu'il rencontre et demande ainsi une autorisation écritepermettant à ses employés de porter des papiers et documents administratifs entre les deuxbureaux situés de part et d'autre du pont Régemortes :

je précise que nous sommes absolument obligés de porter des dossiersadministratifs au passage de la ligne car notre bureau pour la zone libre, situé àla Madeleine, est installé dans un local beaucoup trop petit pour que nous ayionspu y installer les archives et l'ensemble des services de la zone non occupée dudépartement. Ceci nous oblige à passer tant dans un sens que dans l'autre despapiers divers se rapportant exclusivement au service des assurances sociales :

feuilles de maladie et de maternité, dossiers de retraites, etc... 60 .

58 ADA 996W, 115.01. Certificat d'autorisation du passage d'une somme de 100 000 francs.59 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, p 335.

60 ADA 996W, 115.01. Lettre du directeur de la Caisse départementale des assurances de l'Allier. 14 août 1941.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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Ces contrôles systématiques des douaniers sur le pont sont autant de désagréments dontse font écho les banques et les assurances. Si les restrictions allemandes les touchentdurement, elles ont un effet domino sur leurs destinataires. Les problèmes rencontrés parles assurances notamment sont autant de prestations sociales auxquelles ne bénéficierontpas ou de manière très tardive les Moulinois.

Les transferts de marchandises et de fonds sont les véritables baromètres du servicepostal français, victime privilégiée du règlement allemand. Douanière, policière, militaire,et financière, la ligne de démarcation est de surcroît une frontière postale. L'interdiction,dès le 16 juillet 1940, du trafic postal de part et d'autre du pont empêche les entreprises etorganismes divers de la ville de fonctionner normalement. Deux jours plus tard, l'ordonnanceVon Braudisch autorise exclusivement un courrier administratif très réduit, acheminé en

zone occupée par des bureaux militaires allemands 61 . Cet arrêté, dans la mesure où iln'autorise qu'un service postal administratif limité et encadré de la Madeleine vers le reste dela ville, n'améliore que peu les conditions des habitants. La préfecture, le bureau principal dela Caisse départementale des Assurances de l'Allier ou encore l'Hôtel de ville étant dans lapartie occupée de la ville, sont dans l'impossibilité immédiate de correspondre par écrit avecla Madeleine. Au fil du temps, la ligne, rendue plus poreuse par les Allemands eux-mêmes,permet un trafic postal amélioré, comme en témoigne l'étude des transferts de marchandiseset de fonds ci-dessus, mais toujours autant surveillé. La lettre du 11 septembre 1941 desautorités allemandes adressée au préfet de l'Allier se veut froide et incisive :

malgré les recommandations précises qui ont été faites, différentes administrationsenvoient à la Préfecture du courrier cacheté. Les documents ainsi cachetés ne peuvent

être acheminés. Il est rappelé que toutes les lettres doivent être adressées ouvertes 62 .

Cette lettre est un rappel à l'ordre face à ce que Berlin considère comme de l’insolence.Selon l'Occupant, ce vent de liberté et d'arrogance qui souffle sur la ville ne doit en aucuncas se transformer en houle dévastatrice. Ce courrier permet à la Kreiskommandantur555 de rappeler les contreparties à l'assouplissement évoqué ci-dessus auxquelles doit seconformer l'Occupé, sous peine de graves sanctions. Elle est un moyen efficace, humiliantet désagréable de montrer au dominé qu'il reste suspendu aux décisions et à la volontéallemandes. Le 2 mars 1942, les autorités allemandes autorisent, à contrecœur et surdemande du Ministère de l'Intérieur, les préfets à transporter avec eux, lors de leurs

passages, des dossiers administratifs 63 . Ainsi, le préfet de l'Allier est désormais autorisé àtransporter des dossiers lors de ses déplacements à la Madeleine, jusqu'au mois de janvier1942, date à laquelle les Allemands font marche arrière.

Le courrier, interdit ou très encadré, est une des atteintes à la libre circulation les plusvexatoires pour les Moulinois. Son absence freine l'activité économique des entreprisesde la ville mais aussi les administrations qui ne peuvent garantir pleinement les servicesnécessaires au bon fonctionnement de l'État français. Cette mesure est d'autant plushumiliante qu'elle remet en cause une autre liberté à laquelle est très attachée la populationfrançaise : la liberté de communication. Le contrôle du trafic postal interzones, mais aussitélégraphique et téléphonique rend le quotidien des Moulinois morose et difficilementsupportable.

61 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, chronologie p 448.62 ADA, 996W, 119. Lettre de la Kreiskommandantur au préfet de l'Allier.63 ADA 996W, 119. Lettre du délégué du Ministère de l'Intérieur, 2 mars 1942.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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Un huis-clos oppressantLe silence, imposé par Berlin, sur les Moulinois est suffocant. Avec l'interdiction des lettres,le moyen de communication le plus utilisé de l'époque devient proscrit. L'ordonnance VonBrauchitsch, déjà énoncée plus haut, interdit le trafic interzones téléphonique, télégraphiqueet postal, qu'il soit commercial ou privé et menace de mort tout contrevenant dans les casles plus graves. Le caractère stratégique et puissant accordé au courrier traduit une peurprobablement déraisonnée de l'espionnage au compte de l'ennemi. La mesure prise le 12août 1940, qui ordonne l'interdiction absolue de la circulation des informations, cristallisela paranoïa d'Hitler. Le 29 septembre de cette même année, les liaisons postales sont ànouveau autorisées mais limitées à des cartes interzones pré-remplies, dans lesquelles ilfaut cocher les mentions les plus proches de la réalité. Dans cette perspective, un Moulinoisdésireux d'envoyer des nouvelles à un proche situé de l'autre côté de la ligne achète unecarte pré-remplie sur laquelle il peut cocher les informations les plus à même de traduiresont état d'esprit ou sa situation. En bonne santé, prisonnier, a été reçu et cetera sont autantde cases qu'il peut cocher en guise de nouvelles à donner. Selon Éric Alary, de toutes lesrestrictions nées de la défaite et de l'instauration de la ligne verte, cette dernière est la plusdifficile à vivre et à accepter. Il est aisé d'imaginer toute la frustration et la consternationdes Moulinois qui, à l'heure de cette douloureuse et inquiétante époque, ne peuvent donnerde nouvelles personnelles et détaillées. Ces cartes, au tarif unique de 0.90 franc l'unité,peuvent faire l'objet, à partir du 12 mai 1941, de précisions de la part de l'émetteur. Celles-ci ne doivent cependant pas dépasser les sept lignes et ne doivent porter sur des nouvellesexclusivement familiales. En cas de non respect de ces engagements, la carte ne serait en

aucune manière remise à son destinataire 64 . La communication des habitants est entre lesmains des Allemands qui exercent un contrôle drastique sur le courrier. Le parcours d'unelettre d'un habitant de la Madeleine, en zone libre, relève du combattant. La lettre fait l'objetd'un premier contrôle à la préfecture de la Madeleine, en présence d'un délégué des postes,télégraphes et téléphones. Puis, elle est acheminée au pont Régemortes où elle est prise encharge par un soldat allemand qui l'apporte au Service des contrôles de correspondancesinstallé au 16 rue Gaston, où elle subit un deuxième contrôle, cette fois-ci de la part d'unemployé de la Kreiskommandantur. C'est après avoir rempli avec succès cette formalitéqu'elle peut être transmise à la préfecture de Moulins et être acheminée, via les PTT, au

destinataire 65 . Le trajet d'une lettre, même qualifiée d'importance exceptionnelle, de la zoneoccupée vers la Madeleine fait l'objet de ces trois mêmes contrôles, le premier au siège de lapréfecture puis au 16 rue Gaston et enfin à la Madeleine. Le courrier, après ces inspections,peut être acheminé par la poste. Cette époque, durant laquelle les lettres des Moulinoissont lues, relues et examinées par l'autorité occupante, fait fi de l'intimité des habitants, tousconsidérés comme des ennemis potentiels.

Par ailleurs, les Allemands, suspicieux envers la population, n'hésitent pas à ouvrirles sacs lors du passage au pont. Le 24 juin 1941 sonne la fin de ce huis-clos étouffant.Les seules restrictions qui demeurent concernent les horaires. Dans une lettre du 29 août1941, les autorités allemandes informent le préfet de l'Allier que le courrier devra êtredéposé à Moulins à 9h45 ou à 14h pour être distribué à la Madeleine une heure plus tard.Concernant, le sens zone libre-zone occupée, il devra être déposé à 11h15 ou à 16h pourêtre respectivement distribué dans le reste de la ville à 14h et 16h45. Cette rigueur, qui peut

64 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus, n°316, 2003, p 95.65 ADA 996W, 119. Organigramme

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faire sourire, montre aussi des Allemands vindicatifs et peu enclins à un retour à l'ordrenaturel d'avant-guerre.

Les communications téléphoniques revêtent elles-aussi un caractère stratégique auxyeux d'Hitler, puisqu’elles peuvent permettre une circulation facilitée de renseignementsmilitaires au profit des Anglais. Dans l'optique de porter un coup sévère au BureauCentral de Renseignements et d'Action de la France Libre, l'armée d'occupation suspendtoute communication téléphonique entre les deux zones. Moulins ne peut désormaisplus communiquer à haute-voix. Le 25 novembre 1940, les Allemands autorisent lacommunication téléphonique interzones, dans la mesure des lignes disponibles selonleurs termes. Toutefois, conscient du caractère immédiat et donc dangereux de ce typede communication, l'Occupant ne l'autorisera que de manière très limitée. La Directiondes Services d' Armistice, dans un rapport secret du mois d'avril 1942, souligne qu'enraison des mesures prises contre la transmission de renseignements militaires, les facilités

téléphoniques ne se sont que peu améliorées depuis 1940 66 . Le téléphone reste doncun moyen de correspondance jalousement écarté par les Allemands. Les Moulinois s'enremettent au courrier qui fait aussi l'objet de nombreuses restrictions évoquées ci-dessus.Cette situation est d'autant plus difficile à accepter pour ces frontaliers, qu'ils ne bénéficientpas de privilège pour correspondre avec le reste de la ville.

Cette lacune communicationnelle dont souffrent les habitants de la ville durantl'Occupation peut avoir de redoutables conséquences. La communication est un lienessentiel qui cimente les relations entre les hommes. Sa restriction peut conduire à desfissures difficilement réparables et entraîner une perte d'identité pourtant fondamentale à lacohésion de la ville. Cette frontière téléphonique et postale cristallise la volonté ferme desAllemands d'affecter la solidarité des habitants de la Madeleine avec ceux du reste de laville et d'éviter ainsi toute tentative de désobéissance collective.

Si la simple évocation de cette frontière intérieure ravive de douloureux souvenirsde soumission et d'exactions, elle est pour les historiens un formidable observatoire desrapports qu'entretient Vichy avec le Troisième Reich durant cette période. Voulue commeune arme de chantage et d'extorsion, la ligne de démarcation s'avère être un redoutable étaudont vont dépendre les Moulinois. Les quelques ruptures temporaires des relations Vichy-Berlin, perçues comme une humiliation par l'État français, sont surtout une véritable menacepour ces frontaliers qui assistent aux premières loges, impuissants, au resserrement del'étau.

La ligne de démarcation, un observatoire de premier choix desrelations entre Vichy et Berlin.

A chaque crise politique entre Berlin et Vichy, la procédure d'obtention des laissez-passer,notamment ceux de petite frontière, est renforcée voire suspendue temporairement. LesMoulinois sont ainsi les premières victimes de la détérioration des relations entres lesdeux pays. L'Occupation est jalonnée de rencontres entre hauts dirigeants des deuxpays. Lors de ces entrevues, de véritables luttes s'engagent entre un camp qui plaidepour un assouplissement de la réglementation au passage de la ligne et l'autre quitente d'enrayer les requêtes. La célèbre rencontre du 24 octobre 1940 à Montoire entrePétain et Hitler puis celle organisée à Paris entre Laval-Huntziger et Abetz-Stülpnagel,respectivement ambassadeur de l’Allemagne nazie à Paris et président de la Commission

66 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 97.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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d'Armistice franco-allemande, doivent permettre, en compensation d'une collaborationaffichée, d'assouplir les procédures à la ligne. Le trafic interzones des marchandises et lescommunications téléphoniques sont, dans une mesure certes limitée, les humbles gagnantsde ces rencontres. L'entrevue entre Darlan et le Führer du 11 mai 1941 au cours delaquelle il est une nouvelle fois question de l'allègement des interdictions, entraîne dèsle lendemain l'amélioration du trafic postal. Mais des tensions fragmentent ces entretienset ont pour conséquence immédiate un durcissement du règlement à la ligne. Le renvoide Laval, très apprécié de l'Occupant, le 13 décembre 1940 en est une des illustrationsles plus parlantes. Son éviction du gouvernement entraîne la venue d'Abetz, accompagnéd'hommes de la Waffen SS à Vichy, mais aussi et surtout la fermeture temporaire dela ligne et la rupture des pourparlers. Les tensions ont généralement pour conséquenceimmédiate le franchissement de la ligne par l'Occupant, humiliation suprême pour Vichydont la souveraineté est ostensiblement bafouée mais sont aussi et surtout un désagrémentimmense pour les Moulinoisqui se trouvent malgré eux aux premières loges.

Ces citadins sont les spectateurs privilégiés d'une tragédie en plusieurs actes qui sejoue sous leurs yeux. Désarmés, ils ne peuvent que faire le constat désolant d'une situationoù le terme de liberté ne veut plus rien dire. Spectateurs de premier ordre, ils sont aussides acteurs et victimes directes.

La ligne de démarcation : instrument d'aide au ravitaillement oupillage de la zone libre ?

L'instauration de la Demarkationslinie a pour but affiché d'asphyxier la France vaincue d'unpoint de vue économique. L’Allemagne nazie, qui s'aligne sur de multiples fronts, a desbesoins sans cesse croissants. Dans cette optique, la France, qui reste encore un pays àtrès grande majorité rural, est perçue par Hitler comme un grenier inespéré pour nourrir lesnombreuses bouches de ses soldats mais aussi pour fabriquer les armes nécessaires surles champs de bataille.

Les périodes de guerre sont inévitablement des périodes difficiles pour les populations.Les pénuries alimentaires et le rationnement sont généralement le lot quotidien de cesnations prises en otage dans ce tourbillon belliqueux. Les restrictions alimentaires sont dessoucis majeurs pour les Moulinois. Cette population frontalière est d'autant plus défavorisée

qu'elle est très souvent victime de problèmes d'approvisionnement 67 . L'économie locale de

la ville est désorganisée, comme il l'a été démontré ci-dessus. Bien souvent, les marchésde la zone occupée dépendent des productions de la zone libre qui ont toutes les peines

du monde à passer la ligne 68 . À ces difficultés empoisonnantes s'ajoutent les avantagesusurpés des officiers allemands. Disposant de priorités indéniables, de moyens d'achat sans

comparaison possible avec ceux des Moulinois, et d'un change injustement favorable 69

, les Allemands pillent les denrées alimentaires, financièrement hors-de-portée pour ceshabitants.

67 Centre d'Interprétation de la Ligne de démarcation, Génelard.68 Ibidem69 Henri Amouroux, La ligne de démarcation, Tome 1 Les années grises, Fayard, Paris, 1961. A la suite du décision du

commandement allemand, le mark vaut 20 francs, alors que sa valeur réelle ne dépasse pas 12 francs.

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La ligne de démarcation déséquilibre considérablement la répartition des richesseséconomiques au détriment de la zone non occupée. Le symbole de cet arbitraire est leravitaillement voulu par l'armée d'occupation et instauré le 2 février 1941. Dans une lettredatée du 5 février 1941, il est expliqué qu'à compter du 15 de ce mois:

aucune expédition de la zone occupée vers la zone non occupée, ou inversement,de marchandises, denrées, produits alimentaires ou animaux figurant sur laliste insérée dans cet arrêt ne doit être acceptée par les transporteurs sansêtre accompagnée d'une autorisation spéciale de transport.[...]Toutefois, sontdispensés de cette autorisation les envois en provenance uniquement de lazone non occupée à destination de la zone occupée, de colis postaux, petitscolis et colis express, ainsi que des expéditions de toute nature n'excédant pas

cinquante kilos 70 .

Parmi les marchandises concernées par le ravitaillement figurent des produits de base telsque le riz, les pâtes, le sucre et l'huile, mais pas seulement. Les fruits et légumes frais,

les poissons, volailles et viandes fraîches font l'objet du ravitaillement 71 . Cet inventaire

révèle la razzia qu'opèrent les officiers nazis. Madame Fauvergue, dont les parents tiennentune épicerie à la Madeleine, est sidérée par le pillage des officiers allemands, qui passentarbitrairement la ligne pour se ruer chaque jour dans l'échoppe. Le faubourg de la Madeleinese voit ainsi obligé de livrer au reste de la ville de nombreuses denrées qui font défaut à seshabitants. La ligne verte, frontière économique, est de surcroît un garrot dont les Allemandsn'hésitent pas à serrer l'étau.

La ligne de démarcation vassalise et étrangle une France humiliée par la victoirefoudroyante de l'ennemi. Les Moulinois, comme tout le reste de la population frontalière,voient leur quotidien profondément modifié. Contraints à une promiscuité forcée avecl'ennemi, ils doivent se soumettre à la volonté du vainqueur. La ligne et la présenceallemande qu'elle occasionne, rappellent quotidiennement aux habitants la défaite de laFrance mais aussi et surtout, les séparent durablement. Isolés du reste de Moulins, lesrésidants du faubourg de la Madeleine se retrouvent, dans une large mesure, abandonnésà leur sort. Cette réelle proximité avec l'ennemi a sans aucun doute des conséquencessur la perception qu'ils se font de l'Occupant, mais elles ne semblent cependant pas aussifrappantes que l'idée commune pourrait le suggérer. Comme le remarque justement ÉricAlary :

les frontaliers ne sont pas plus anti-allemands que les autres, mais ils le sont

sans doute plus tôt que dans nombre de régions de la zone occupée 72 .

Cette promiscuité avec l'ennemi fait naître un enchevêtrement de sentiments à son égard.Cet amalgame est dû à la personnalité de chacun, mais aussi à son histoire et à sasensibilité. Attentisme, Résistance ou Collaboration sont les principales réactions desMoulinois, similaires à la population française dans son ensemble.

70 ADA 996W, 119. Lettre du secrétaire d’État au Ravitaillement, 5 février 1941.71 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 100.72 Ibidem, p 102.

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Chapitre 3 : Un creuset de sentiments multiples etcontradictoires.

La présence des insignes nazies sur les bâtiments réquisitionnés par les Allemands, lesdéfilés des troupes allemandes au pas saccadé irréprochable mais aussi le dispositifimposant installé au pont Régemortes sont autant de facteurs qui peuvent impressionneret effrayer les Moulinois. La ville est un miroir des sentiments exprimés à l'échelle de laFrance. Attentistes, collaborateurs et résistants cohabitent dans la ville durant ces années.Les attentistes semblent être majoritaires à Moulins, tout comme à l'échelle nationale. Leszélés du nazisme et les résistants, certes moins nombreux, n'hésitent pas à donner de leurtemps, de leurs voix et même leurs vies pour les idéaux qu'ils défendent.

Les attentistes : des frontaliers qui subissent en silence et attendentque l'orage passe.

Qu'il soit une étape préalable à l'engagement, forme de phase d'observation de l'ennemi,ou phénomène entier durant l'Occupation, l'attentisme est une réaction que nombre deMoulinois partagent, ne serait-ce qu'au début :

a l'origine, la majorité des Français, les frontaliers ne font pas exception,approuve la signature de l'armistice et se raccroche à l'espoir que représente le

Maréchal Pétain 73 .

Dans leur très grande majorité, les habitants de cette ville font partie de ces quarante millionsde Pétainistes au lendemain de l'armistice. Persuadés que Pétain, le sauveur de Verdun,veut éviter à tout prix un bain de sang, les Moulinois subissent sans réagir l'établissementde la ligne de démarcation et des restrictions qu'elle occasionne. Certains se laissentconvaincre, à grand renfort de propagande, du caractère protecteur de cette ligne, perçue àcet égard comme un bouclier défensif. Mais si les Moulinois sont spontanément si dociles,c'est aussi et surtout parce qu'ils croient, comme beaucoup, au caractère provisoire de lasituation. La ligne est perçue comme une mesure momentanée pour aider à la transition dupays. Cette ligne verte n'est pas l'objet de rejet de la part des Moulinois dans leur globalité.Elle fait naître plutôt un sentiment de peur. Le flou qu'elle soulève durant les premiers tempsinquiète des habitants qui veulent éviter tout affrontement avec l'Occupant. L'apprivoisementde la ligne au fil du temps apaise les citadins dans leur quotidien. Selon Éric Alary, cettediscipline des frontaliers s'explique en partie dans la croyance qu'ils ont de pouvoir sedéplacer plus librement que le reste de la population grâce aux laissez-passer spéciaux.Persuadés qu'ils bénéficient d'un statut privilégié du fait de leur proximité avec la ligne,ces frontaliers, dans une grande majorité, acceptent sagement leur sort. D'autres élémentspeuvent expliquer l’écho important que rencontre l'attentisme durant la guerre. Selon Vichy,l'état de déliquescence dont souffre la France depuis plusieurs décennies serait la raisonde cette défaite cinglante. Les causes militaires de cette déroute ne comptent pas pourun Pétain qui ne prône à aucun moment l'usage des blindés comme arme de frappe. LaFrance est, selon le Maréchal tout-puissant, victime de ses erreurs politiques et moraleset doit les payer aux prix d'une Révolution nationale. Le sentiment de culpabilité que Vichyveut faire émerger chez l'ensemble des Français afin d'asseoir sa légitimité, conduit à unecertaine résignation chez les Moulinois. Empreints de fatalisme, ces derniers acceptent

73 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 102.

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le destin qui s'impose à eux. Enfin, un autre facteur explicatif peut aussi être évoqué. Laprésence des uniformes allemands dans toute la ville ranime en permanence chez eux ledanger auquel ils peuvent s'exposer en cas de désobéissance. Véritable piqûre quotidiennede rappel, le son des bottes nazies sur les pavés de la ville entretient ce fatalisme. C'estdavantage la combinaison de tous ces facteurs que ces derniers pris individuellement quiexpliquent la résignation de nombreux habitants. Ce sont des Moulinois assommés par lechoc d'une défaite humiliante dont Vichy les rend responsables qui acceptent, impuissants,la cohabitation avec l'ennemi.

Si l'attentisme est le comportement majoritaire des habitants de cette ville, il estégalement partagé par la plus grande partie de la population française. Le défaitisme quiplane chez les habitants exaspère les plus patriotes qui refusent la défaite française. Dansson journal de guerre, Simone Léveillé, jeune résistante moulinoise de la première heure,a ses mots envers une commerçante résignée, à la veille de l'arrivée des Allemands :

vous êtes une défaitiste et si les Allemands viennent jusqu'à Moulins, s'ilsenvahissent complètement notre pays, ce sera la faute de tous les Français qui

vous ressemblent. Vous avez l'air de vous réjouir de l'avancée allemande 74 .

D'autres témoins de cette époque confirment cet attentisme. Madame Fauvergue, anciennerésistante du faubourg de la Madeleine, rencontrée à l'occasion de ce mémoire, eststupéfaite de cette atmosphère de résignation et d'abdication.

Submergés par l'arrivée massive de réfugiés qu'il faut prendre en charge, très peu deMoulinois entendent l'appel du 18 juin du Général de Gaulle. Si cette date incarne encoreaujourd’hui le début de la Résistance, elle symbolise pour les Moulinois un dernier sursautd'orgueil. Ce même jour, à 14h10, une détonation d'une ampleur inouïe selon les témoinssecoue la ville : les troupes françaises, sous les ordres du colonel d'Humières qui refuse dese constituer prisonnier, font sauter une arche du pont Régemortes, provoquant de lourdespertes du côté allemand. Dès lors, une bataille longue de plusieurs heures s'engage entresles troupes françaises et allemandes, qui se solde toutefois par la défaite des premières.Les Moulinois assistent, en fin de journée, impuissants et désolés, au défilé des prisonniersfrançais dont une partie s'est vaillamment battue quelques heures auparavant. Le marchécouvert sert d'enclos pour enfermer tout soldat français retrouvé dans la ville. Dans la soirée,l'autorité d'occupation ordonne les représailles suivantes :

tout civil, gendarme, garde mobile ayant porté les armes contre l'armée

allemande sera fusillé 75 .

Une trentaine d'otages sont désignés par l'Occupant. Il faudra toute la diplomatie du préfetAdam et du maire de la ville René Boudet pour les faire épargner. Le 18 juin 1940 est unedate douloureuse et angoissante pour les habitants de la ville. En dépit de la cessationdes hostilités imposée par la demande d'armistice, des soldats continuent à se battre dansla ville. Moulins est le théâtre d'un combat extrêmement violent qui tourne à l'avantagedes Allemands, aidés d'une artillerie impressionnante. Cette bataille connue sous le nomde bataille de la Madeleine est un ultime sursaut patriotique français, avant l'entrée desAllemands dans la ville nouvellement conquise. L'appel du 18 juin est donc peu entendupar des habitants terrifiés par les combats qui se déroulent sous leurs yeux. L'appel à la

74 Jacqueline Débordes, La guerre secrète à bicyclette : Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 48.75 Fascicule Autour du 18 juin 1940, Moulins sur Allier..., Service départemental de l'Office des Anciens combattants et

victimes de guerre de l'Allier, Jacques Dieu, 2010, p 21.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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Résistance de de Gaulle est personnifié le jour même par ces soldats qui se battent surle pont Régemortes et donnent leurs vies. Si de Gaulle appelle les Français à préserverl'honneur de leur patrie en poursuivant la lutte, cette dernière bataille fait naître, malgré ladéfaite, une estime immense pour ces soldats.

Ces éléments exposés peuvent expliquer l'immobilisme patent d'une grande partiede la population moulinoise. Cette attitude ne peut faire l'objet d'un jugement dans uneFrance humiliée, amputée; dans un pays en proie au chaos et à la faim. Les habitants et enparticulier les mères de famille sont davantage préoccupés par les ventres de leurs enfantsque par la nécessité de réagir. Pour beaucoup, la priorité est l'adaptation dans une Francequi manque de tout. À l'opposé, certains habitants n'hésitent pas à donner du temps, del'argent ou de la voix pour les intérêts nazis. Que se soit par opportunisme, veulerie ou pasréelle adhésion idéologique, des Moulinois ne vont pas hésiter à servir la cause nazie.

Les zélés du nazisme : des relais de l'idéologie hitlérienne.La présence quotidienne de l'Occupant peut éveiller chez certains un désir profond debienveillance de la part de celui-ci. La Collaboration apparaît être un moyen efficacedans cette quête de considération, d'autant plus que le Maréchal Pétain utilise ce termedès sa rencontre avec Hitler le 24 Octobre 1940. Assoiffés de reconnaissance, certainsn'hésitent pas à entretenir une atmosphère délétère, étouffante de suspicion. MadameLelong, résistante de la Madeleine et fille d'un chef local de la Résistance, confirme cephénomène en attestant que son père échappe de justesse à la Gestapo, sur délation.Certains collaborateurs moulinois ont de réelles affinités idéologiques avec l'ennemi.Certains défendent ardemment la Révolution nationale incarnée par le Maréchal tandis qued'autres affichent un soutien explicite à Hitler. Deux Moulinois sont notamment décorés del'Ordre de la Francisque gallique. Le président de la Chambre des Métiers de l'Allier, Marcel

Allès, chef électricien de Moulins est l'un d'eux 76 . Décoré de la Francisque peu de tempsavant sa nomination à la tête de la Chambre des Métiers le 22 janvier 1942, Allès, ferventadmirateur du Maréchal Pétain, est un zélé de la Révolution nationale. Dans son discoursdu 25 avril 1942, il reprend les mots de Pétain à son compte devant ses collègues :

je fais don de ma personne au Maréchal comme il a fait don de la sienne à laFrance. Je m'engage à servir ses disciplines et à rester fidèle à sa personne et à

son œuvre 77 .

De fervents partisans de Pétain se retrouvent très logiquement à la tête des hautesadministrations territoriales de l'État. Le préfet, qui doit selon Vichy n'avoir qu'une opinion,celle du gouvernement du Maréchal et être un propagateur éclairé de la Révolutionnationale, est donc très logiquement un homme voué à la cause de Vichy. Lucien Porteremplace à l'automne 1940 Louis Adam, préfet de l'Allier depuis 1934 mais profondémentrépublicain et anti-allemand. Vouant une haine profonde au chef de la France libre, LucienPorte invite, dès juin 1941, les maires du département à combattre avec la plus granderudesse la propagande des Alliés. Il encourage la population à la délation, créant de faitun climat de suspicion étouffant. Impulsif, coléreux, autoritaire, Lucien Porte est nommépour révoquer les fonctionnaires explicitement voués à la cause républicaine ou membres

76 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 91.77 Ibidem, p 91.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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des sociétés secrètes 78 . Son arrivée à la préfecture coïncide avec la multiplication desarrestations et des internements politiques. Cet homme incarne, jusqu’à sa révocation audébut de l'année 1943, l'autoritarisme de Vichy.

L’arrivée de Philippe Pétain à la tête de l’État français, divine surprise selon la trèscélèbre formule de Charles Maurras, permet aux organisations politiques d'extrême-droitede trouver un écho non-négligeable au sein de la population française. Certaines formationspolitiques extrémistes, qui connaissent leur âge d'or véritablement à cette époque, sontprésentes à Moulins. Le Francisme, fondé par Marcel Bucard en 1933 revendique, dans lecourant de l'année 1943, une quarantaine d'adhérents bourbonnais. Le chef départemental

est, jusqu'en 1942, le Moulinois Grignon, résidant au faubourg de la Madeleine 79 . Beaucoupplus modeste, la Phalange africaine, crée en décembre 1942 en réponse au débarquementdes Alliés en Afrique du Nord et dédiée à la reconquête de l'Empire, possède son bureau

départemental d'engagement à Moulins, rue des Bouchers 80 . Cependant, le partageimposé des adhérents bourbonnais avec la Ligue des volontaires français fait qu'elle nerencontre qu'un succès mitigé. Mais au-delà de sa faible audience, le simple fait qu'elle aitpignon sur rue en dit long sur l'état d'esprit qui règne à cette époque. Un dernier exemplepouvant faire l'objet d'une évocation est le Mouvement Social Révolutionnaire (MSR) pourla Révolution nationale. Fondé en décembre 1940 en zone occupée par Eugène Deloncle,cofondateur de la Cagoule en 1935, le MSR est représenté dans le département par leMoulinois François Poloni, veilleur de l'Atelier de chargement avec le titre de chef desection de Moulins. Sous la pression des nazis, le MSR fusionne avec le RassemblementNational Populaire de Marcel Déat dès la formation de ce dernier, en février 1941. Ardentdéfenseur de la Révolution nationale et fervent admirateur du Déat harangueur de foule,Poloni entretient une intense propagande dans la ville. Mais sa naïveté et son ignorancepermettront à des résistants tels que Simone Léveillé, d'entrer dans le RNP pour y récolterde précieux renseignements pour la France libre.

Ainsi, deux des principaux partis collaborationnistes à l'échelle nationale, à savoir leFrancisme de Bucard et le RNP de Déat via le MSR sont présents dans la ville de Moulins.Même s'ils ne font pas l'objet d’adhésions réellement massives de la part des citadins, leurferveur et loyauté envers les idées totalitaires sont telles qu'ils n'hésitent pas à se jeter àcorps perdu dans cette lutte idéologique, quitte à mourir pour elle.

D'autre part, il ne serait pas complètement rigoureux de parler de la Collaboration àMoulins sans évoquer le cas, toujours très pénible et douloureux, de Buriot-Darsiles. Peusont les historiens de la région et les témoins qui évoquent cette sombre histoire, celled'un homme érudit et ardent défenseur du patrimoine littéraire français qui glisse au fil desannées d'occupation vers la complaisance avec l'ennemi, jusqu'à aboutir à la Collaboration.Pour les contemporains, s'il reste une épreuve, ce souvenir fait partie de l'histoire de laville durant ces années noires, et ne doit faire l'objet d'ostracisme, à l'image de madameFauvergue qui en parle sans véritable tabou. Affilié à aucun parti politique, Henri Buriot-

Darsiles 81 est une figure locale de la littérature avant que la Seconde Guerre Mondialen'éclate. Brillant, amoureux des lettres et des langues, il décroche l'agrégation d'allemand

78 Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 294.79 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 240.80 Ibidem, p 246.81 Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 284.

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Partie I : Moulins, ville écartelée à l'heure allemande

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en 1900 et est nommé professeur au lycée Banville un an plus tard. Rien ne prédestinecet homme, né en Franche-Comté à vouer une passion pour les lettres bourbonnaiseset à en devenir l'un des plus brillants ambassadeurs. Il destine ces années paisibles àl'écriture et à la traduction. Les Grands Courants de la pensée contemporaine d'Enckev,La Philosophie de la pratique de Jankélévitch et Croce, Les Souffrances du jeune Wertherde Goethe sont autant de traductions auxquelles il consacre une grande partie de sontemps. Avide d'écriture, il prend l'habitude de publier des chroniques dans les gazetteslocales Notre Bourbonnais ou encore le Bourbonnais littéraire. Refusant les honneurs de laCapitale durant ces années, il demeure à Moulins, sa ville d'adoption qu'il ne quitte que deuxannées (1920-1921) pour une mission au lycée français de Rome. L'arrivée des Allemandset l'Occupation de la ville sont un véritable affront pour cet érudit qui habite boulevardChambonnet, situé en zone occupée. Refusant tout rapport avec l'ennemi, il se mure dans lesilence. Mais inconsciemment, le comportement de Buriot-Darsiles évolue. En juillet 1941,une chambre est réquisitionnée à son domicile par l'Occupant, informé du bilinguisme de ceprofesseur. Le capitaine Reicher, responsable du grand bureau des laissez-passer, devientson hôte. Docteur ès lettres et assurément francophile, le capitaine allemand arrive, au filde longues discussions, à désarmer un professeur pourtant hostile et méfiant. Sa rancœurs'évapore, à tel point qu'il accepte d'assurer des conférences sur le Bourbonnais devant desofficiers nazis. Sans s'en rendre compte, Buriot-Darsiles déclenche lui-même l'engrenagequi le mènera à sa mort. Enchanté de pouvoir créer une communion entre ses deuxlangues de prédilection, il se lance tête baissée dans une relation amicale avec le DocteurMaas afin d’élaborer un rapprochement franco-allemand. Dès lors, les conférences et coursd'allemand au Deutsche Institut de Moulins se multiplient, provoquant de l'incompréhensionet de l'indignation chez de nombreux habitants de la ville. Sa fréquentation assidue avecl'ennemi le fait glisser doucement vers la Collaboration. Clamant tout haut sa certitudeen la victoire future de l'Allemagne nazie, il incarne pour les Moulinois la figure même duCollaborateur et de l'homme qui devra rendre des comptes. A l'heure de la Libération dela ville et des règlements de compte, Buriot-Darsiles est assassiné par des membres du

Maquis FTP de la région 82 . Sous la menace de mitraillettes, Buriot-Darsiles creuse, à l'aided'une pelle, un trou qui fera office de cercueil. Il est assassiné de deux rafales par desmaquisards érigés eux-mêmes en juges de la nation.

Enfin, il est nécessaire d'affirmer l'existence à Moulins d'une autre forme deCollaboration, horizontale comme aiment à la nommer certains historiens. CertainesMoulinoises, sans que leur nombre ne soit connu, se compromettent avec l'ennemi durantles années noires. Elles entretiennent, sans se cacher pour la plupart, des relations avecles officiers allemands présents dans la ville. A la Libération, le phénomène des tontes auralieu comme le souligne madame Fauvergue lors de l'entretien réalisé dans le cadre de ce

mémoire. 83

Les germanophiles et les collaborationnistes de Moulins, certes peu nombreux encomparaison des attentistes, usent toutefois de leurs réseaux, de leurs voix et de leurtemps pour servir un idéal incarné par le nazisme. Appuyés par le gouvernement de Vichyqui entre en Collaboration dès octobre 1940, les collaborationnistes sont galvanisés etconfortés dans leurs actions et cherchent continuellement à faire de nouveaux adeptes. Cescollaborationnistes sont d'autant plus dangereux qu'ils appartiennent pour certains à uneclasse socioprofessionnelle plutôt élevée, comme en atteste le Conseil municipal de la ville

82 Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 291.83 Voir en annexe l'entretien de madame Fauvergue.

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à cette époque 84 . Cepenandt, faute de documentation, les actions de ces élus ne ferontpas l'objet d'une étude dans ce mémoire.Que se soit par pleutrerie, réalisme ou sincérité,ils sont un relais réel de la doctrine nazie dans la ville. Les plus notoires d'entre-eux ferontl'objet de représailles lors de la Libération de la ville.

Les dissidents : des insoumis du régime de Vichy qui luttent pour desidéaux républicains.

Aux antipodes de ce comportement collaborationniste se trouve celui des dissidents quirefusent la soumission envers l'Occupant. Ces hommes et ces femmes, profondémentattachés à l'héritage des Lumières, refusent cet assujettissement qu'ils jugent injuste etintolérable. Ces Moulinois prennent rapidement conscience du fait que la proximité decette ligne peut se révéler avantageuse et propice à l'action. Si cette ligne occasionne desévères contraintes, elle peut néanmoins devenir un atout pour ces insoumis. Cette frontièreintérieure joue des tours à l'Occupant. Elle peut à juste titre être considérée comme uncatalyseur, un accélérateur de la Résistance moulinoise. Elle est sans conteste une desorigines intrinsèques à cette Résistance. Très attachés à leur patrimoine, histoire et terroir,certains Moulinois n'acceptent pas la domination de cet ennemi. La ligne semble, à plusieurségards, alimenter un terreau déjà favorable. L'image du 18 juin 1940 de Moulinois apportantnourriture et vêtements civils aux soldats prisonniers du marché couvert laisse augurer unesolidarité massive reprise et portée par la Résistance. Grâce à sa situation géographique,à sa gare de premier ordre, à la présence de la ligne, mais aussi de la préfecture et de laKreiskommandantur, Moulins devient durant les années d’Occupation un nœud stratégiquepour la Résistance intérieure. Les chefs de réseaux et de mouvements de la Résistanceséjournent régulièrement dans cette ville-étape, à l'image de Jean Moulin accueilli par le

Moulinois Camille Maitre, début 1943, au 20 rue de Refembre 85 .La deuxième partie de ce mémoire étudie de manière approfondie le monde des

passeurs. Ce passage clandestin, qui tire son origine de l'existence même de la ligne, estun phénomène important dans la ville. Il est au départ le fruit d'individualités et répondgénéralement à l'urgence de la situation : des réfugiés qui désirent rentrer au plus vitechez eux, en zone occupée après l'exode, des soldats français qui ne veulent pas seconstituer prisonniers et cetera.. Les motifs sont divers et variés. Le passage clandestintouche aussi les objets, et particulièrement les lettres. Des habitants, désireux de donnerdes nouvelles à leurs proches, n'hésitent pas à transgresser la réglementation allemande.Pour eux, l'envie de communiquer est parfois plus forte que l'obligation d'obéissance. Lesbesoins économiques poussent par ailleurs certains Moulinois à se mettre de la mêmemanière hors-la-loi. Petit à petit, l'affolement et la confusion passés, le passage clandestins'organise, se professionnalise. La Résistance intérieure élabore des filières spécialiséesdans le passage clandestin. Les filières de renseignement font passer durant ces troisannées, au nez et à la barbe des Allemands, un nombre incalculable de précieux documentspour les Alliés. Enfin, ce passage illégal se fait fréquemment et logiquement en dehors despoints de passage officiels. Toutefois, et malgré le danger, les plus téméraires se risquentsur le pont Régemortes et affichent une décontraction déconcertante, loin de refléter cequ'ils ressentent véritablement au plus profond d'eux.

84 Thomas DURET, Mémoire de fin d'études, IEP Lyon, 2009.85 Archives fond Rougeron, Lettre sur la visite de Jean Moulin.

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Partie II : Le monde des passeurs, un embryon de résistance aux mille visages

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Partie II : Le monde des passeurs, unembryon de résistance aux mille visages

Les études consacrées à la France des années noires donnent que peu de place à cephénomène qu'est le passage clandestin. Pourtant, il est un phénomène à part entière,souvent vécu comme une première étape avant l'engagement dans la Résistance àproprement parler. Le monde des passeurs est un univers complexe dans lequel se mêlentdes sentiments contradictoires. L'altruisme et la charité sont généralement les principauxdéclencheurs de cette activité mais l'appât du gain est aussi, comme le mémoire l’exposera,un motif non négligeable qui ternit quelque peu l'image de cet univers clandestin.

Jamais dans son Histoire la France n'avait connu une telle humiliation. Habituée àconfisquer des terres à ses adversaires en lieu et place de paiements et réparations, laFrance se retrouve à son tour privée d'une partie de son territoire. La ligne de démarcation,véritable épée de Damoclès pour Vichy, est une atteinte importante à sa souveraineté.Dépossédé d'une partie de son territoire et n'ayant qu'une souveraineté apparente, l'Étatfrançais apparaît pour beaucoup comme un pâle avatar de la puissance européenne etcoloniale qu'est la France. Cette blessure d'amour propre que ressentent certains habitantsles pousse à agir et à transgresser les règles. L'activité clandestine sur la ligne entraîne unevéritable rupture dans la vie quotidienne de nombreux Moulinois, heureux de pouvoir aiderdes personnes en difficulté mais aussi de servir l'idéal qu'ils soutiennent.

Il s'agit dans cette partie d'éviter tout amalgame, la mémoire étant par nature sélective.Le travail ici présent s'appuie sur les archives départementales de l'Allier, sur des faitsavérés ainsi que sur des témoignages récoltés et confrontés à la réalité.

Chapitre 1 : Au commencement, un phénomènespontané, épars et fruit d’individualités.

Le passeur est, selon la définition approuvée à l'unanimité :tout Français qui traverse de manière clandestine la ligne de démarcation avec

des marchandises, des passagers ou des renseignements 86 .

Les passeurs solitaires ou organisés en filières représentent les deux grandes famillesdu passage clandestin durant l'Occupation. Le chapitre premier étudie plus en détail lepassage solitaire tandis que le chapitre deux se penche sur les filières de passage. Lepremier, prépondérant dans les débuts confus de la cessation des hostilités entre Françaiset Allemands, s'atrophie quelque peu au profit du passage en filières, mis sur pied par laRésistance. Mais qu'il soit individuel ou collectif, le passage illégal traduit un acte de refus,d'insoumission et de rébellion face à l'Occupation. Craignant durant les premières semaines

86 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2003, p 120. Rapports des préfets.

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le passage de renseignements pour les Alliés, une ordonnance allemande est publiée dèsle 29 juillet 1940 qui avertit les Français tentés par le passage clandestin d'informations etde courriers, des peines qu'ils encourent :

sera puni de travaux forcés ou de prison celui qui, en contravention àl'ordonnance présente, échange des informations, contribue à les transmettre.

Dans les cas particulièrement graves, un arrête de mort pourra être prononcé 87 .

Le passage clandestin est ainsi considéré comme un délit par les Allemands et est, de fait,passible de la peine capitale. Cependant, la légendaire insubordination française est connueoutre-Rhin et fait craindre à l’Occupant des passages clandestins d'informations mais aussid'hommes et de femmes. La Kreiskommandantur 555 confirme cette crainte dans une lettreadressée au préfet de l'Allier le 27 juin 1941 :

la saison des baignades amène avec elle le danger de la possibilité dupassage facile de la ligne des deux côtés de la rive. Je vous prie d'interdire auxbaigneurs de s'éloigner de plus d'un tiers de la rive de l'Allier. Les baigneurs quienfreindraient ce règlement s'exposeraient naturellement à essuyer des coups de

feu des sentinelles de la zone occupée 88 .

Cette interdiction valable pour les Moulinois aussi bien situés en zone libre qu'en zoneoccupée, traduit une crainte allemande mais est aussi une nouvelle désillusion pour cescitadins, qui détruit les espoirs d'un quotidien moins morose. Cette nouvelle déceptionqui empêche les Moulinois de profiter pleinement de la saison estivale, pousse le préfet,dans une lettre du 16 août 1941 adressée à la Feldkommandantur de Nevers, à demanderl'autorisation des plages situées à mille mètres en aval du pont Régemortes et celles situées

neuf cent mètres en amont du viaduc de l'Allier 89 . La demande datée du 9 juin 1942

du président du cercle nautique de la ville auprès de la Feldkommandantur de Neversautorisant les baignades à partir du pont de chemin de fer jusqu'à mille mètres en amont,demeure lettre morte. Le préfet tente une nouvelle fois d'apporter son soutien à cettedemande dans une lettre du 16 juillet à cette même Feldkommandantur. L'avis favorabledu maire de la ville et l'absence d'incident à cette date ne suffisent pas à obtenir cettepermission. Le 5 août, le préfet essuie un refus ferme du Feldkommandant peu disposé àrendre l'été des Moulinois moins maussade.

Portrait de ces soutiers de la gloire90

Dès 1940, certains Moulinois s'affranchissent de la tutelle allemande en rejetant cettefrontière germanique. Il n'existe pas de portrait-type du passeur clandestin mais certainsprofils sont toutefois redondants.

D'anciens poilus, dans une proportion impossible à évaluer selon Éric Alary,deviennent délibérément des passeurs. Ces anciens combattants des tranchées assistent,catastrophés, à la victoire d’un ennemi haineux et méprisant qu'ils ont vaincu, au prix de

87 Ibidem, p 120.88 ADA 996W, 115.01. Lettre de Gebhard au Préfet de l'Allier, 27 juin 1941.89 ADA, 996W, 115.01. Lettre du préfet à la Feldkommandantur de Nevers pour l'autorisation de baignades90 Expression de Pierre Brossolette pour désigner les passeurs.

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Partie II : Le monde des passeurs, un embryon de résistance aux mille visages

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lourdes pertes, trente-deux ans plus tôt. Ils sont les spectateurs hébétés de la débâcle d'unearmée française mise sur piédestal. Beaucoup n'hésitent donc pas à aider spontanémentde malheureux prisonniers de guerre en fuite. L'aide au passage de la part d'anciens poilusapparaît dès l'été 1940 et est destinée, dans une grande partie, aux soldats français évadés.Il est cependant nécessaire d'apporter un bémol afin de ne pas embellir déraisonnablementla réalité. Il est en effet important de noter que si des poilus aspirent à être passeurs,nombre d'entre eux ont une confiance aveugle dans le Sauveur de Verdun qu'est Pétainet, par conséquent, restent inertes durant les premières semaines de l'Occupation. Maisces poilus, en transgressant les règles de l'Occupant dès l'été, constituent un contingentnon-négligeable. Si l'attribut de premier passeur ne peut leur être exclusivement etraisonnablement attribué, ils entrent toutefois, au mêmetitre que d'autres, au Panthéon despremiers réfractaires de l'Occupation. Gustave Bathelet, ancien combattant de la GrandeGuerre, confirme au colonel Rémy son activité de passeur dès le mois d'août 1940. Sonhistoire ainsi que celles de ses compagnons sont relatées ultérieurement.

L'aggravation des contraintes sur la ligne exacerbe logiquement l'hostilité des Moulinoisenvers les Allemands. Le durcissement des restrictions est, pour certains, le détonateur deleur action clandestine. Cet accroissement du nombre de passeurs est le fruit d'un sentimentpatriotique et d'une volonté profonde de recouvrer l'unité perdue mais elle répond aussi àune réelle demande de passages clandestins. L'entrée de Vichy dans la Collaboration et lesmesures vexatoires prises à l'encontre des Juifs jettent sur les routes des Français toujoursplus nombreux.

Le passeur est, dans de multiples cas, un jeune homme, non marié et n'ayant pas

de profession encore bien établie 91 . La jeunesse, la masculinité et la non-sédentarisationprofessionnelle semblent être des facteurs propices à l'activité clandestine. Mais ce portrait-robot n'est pas généralisable à l'univers entier des passeurs. Certains, dans la force del'âge, mettent à profit leur vécu et expérience tandis que d'autres à l'inverse, profitent deleur déconcertante jeunesse et insouciance pour passer entre les mailles des contrôles.Ces tous jeunes passeurs qui n'éveillent pas la méfiance chez les vert-de-gris, permettent,comme il le sera exposé, un passage facilité de renseignements au point de passage officielde la ligne. Éric Alary souligne aussi nettement la présence de femmes dans ce monded'hommes :

cela ne signifie pas une exclusion féminine. Dans la majorité des cas, elles onthébergé des passagers et sont restées à la maison ou ont accompagné leurépoux et fiancé lors des passages de la ligne. Plus rarement, elles ont agi seules.Dans ce cas, il s'agit de célibataires, de veuves ou de jeunes filles qui vivent

encore chez leurs parents 92 .

Les deux résistantes de la Madeleine rencontrées pour ce mémoire profitent de leurjeunesse voire extrême jeunesse (dix-sept et huit ans) pour faire passer sur le pontRégemortes des renseignements à l'intérieur de leurs cahiers d'école. Madame Lelong qui,à l'époque, émerge à peine de l'enfance avec ses huit printemps, fait passer à quelquesreprises des documents précieux dont l'émetteur n'est autre que son père, figure locale de la

Résistance 93 . Les femmes, parce qu'elles attirent moins la suspicion des Allemands, ont un

91 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perris, Tempus n°316, 2010, p 143.92 Ibidem, p 146.93 Voir portrait dans la partie III.

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rôle essentiel dans l'aide au passage clandestin. L'homme a réellement besoin d'une femmepour le couvrir, effacer les traces, mais aussi pour trouver de la nourriture aux passagersclandestins. Elle a donc un rôle pivot et doit assurer en quelque sorte un soutien logistiqueindispensable au bon déroulement du passage. Dans ce monde masculin et dangereux, lesMoulinoises exécutent les directives des hommes et deviennent pour beaucoup de réelsbras-droits. La répartition coutumière des tâches entre les deux sexes perdure en temps deguerre, une façon peut-être de se rassurer au travers d'un ordre habituel des choses et dese persuader que tout ne change pas avec la défaite et l'Occupation.

Concernant l'origine socioprofessionnelle des passeurs, tous les milieux sontreprésentés, à de rares exceptions près. Les couches populaires et moyennes de la

population semblent fournir les plus gros contingents 94 pour des raisons évoquéesultérieurement. Toutefois, les professions libérales sont aussi représentées dans cetunivers hétéroclite. La présence de ce paysage socioprofessionnel riche et diversifié estintrinsèquement liée au recrutement. Éric Alary explique que le recrutement des passeursdoit répondre à des besoins précis et, par conséquent, se fait selon deux ensembles, celui dumilieu professionnel et celui des relations amicales et familiales. Le passage improvisé despremiers temps est une chaîne de solidarité restreinte, le plus souvent parentale et amicaletandis que le passage en filières s'appuie sur un socle de compétences solide provenantdes différentes professions représentées. Le passeur, solitaire ou aidé par un entourageproche assure la plupart du temps son activité clandestine dans sa région. Ces roturiers de

la Résistance, plus nombreux en 1940 que les Français libres 95 , prennent de considérablesrisques au lieu d'exercer leur seule activité ordinaire d'avant-guerre.

Les frontaliers, ou d'habitants-passeurs, perçus négativement par une population quileur reproche un statut particulier, incarnent, pour beaucoup d'entre-eux, un dévouementsans borne dans une France divisée et par conséquent moins solidaire. Ces passeurs offrentle gîte et le couvert à ces candidats au passage clandestin et un réconfort inespéré dansdes temps aussi noirs. Mais cette aventure humaine se révèle être parfois beaucoup plussombre lorsqu'il y a rétribution. Cette face sombre de l'histoire de l'Occupation sera à prendreen compte afin de dresser un tableau du monde des passeurs le plus proche de la réalité.

A la recherche d'une unité perdue ? Les raisons du passageLes raisons de cet engagement sont multiples et propres à chaque passeur. Elles sontcependant suffisamment importantes pour pousser des hommes à un tel sacrifice, passiblede la peine de mort. Pour certains Moulinois, devenir passeur est une façon radicale deprouver leur insoumission au Troisième Reich. Les nombreuses contraintes nées de laligne, avec en tête de celles-ci l'atteinte aux libertés de circulation, poussent beaucoup deces citadins à transgresser volontairement les ordres de l'Occupant. Le passage clandestincomme refus ferme d'aliénation anime une grande partie des passeurs de la ville. Danscette optique, le passage illégal de la ligne est un exutoire pour une population limitrophe endéfinitive plutôt satisfaite de se trouver sur la frontière et de pouvoir montrer ses valeurs. Lepassage clandestin est, dans cette approche, une opportunité inespérée pour ces frontalierssouvent en proie à la frustration, de transformer leur proximité avec la ligne en véritableatout. Cette promiscuité se révèle être en ces temps une véritable aubaine, à la fois

94 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2010, p 148.95 Ibidem, p 170.

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pour les candidats au passage qui trouvent un écho bouleversant chez ces frontaliers,mais aussi pour ces derniers, désireux de retrouver une certaine estime d'eux-mêmes.Pour une majorité de passeurs, l'opportunité de défier les nazis en transgressant les loisinterzones est un moyen de sortir de la routine et de la morosité ambiantes. Le passageclandestin se transforme en une véritable aventure qui apporte avec elle son lot d'adrénalineet d'émotions. Ce qui est souvent au départ une simple et unique occasion de faciliterla traversée d'une personne devient en quelque sorte un besoin, un engrenage. Cettedangereuse recherche de sensations fortes a une explication sociologique :

cela s'explique par une éducation qui, dans les années 1930, exalte le couragedes combattants de 1914-1918 et les aventures des Français engagés dans laconquête coloniale, ou encore par une nette volonté d’émancipation par rapport

au milieu familial et notamment de la banalité du quotidien 96 .

Pour certains habitants, devenir passeur permet de s'affranchir de l'autorité parentale etde rompre avec un quotidien ennuyeux. Cette activité illégale leur offre une double vie,professionnelle et clandestine. La situation exceptionnelle de cette France des annéesnoires qui n'a pas d’antécédent, oblige les passeurs à une discrétion auxquels ils ne sontpas habitués mais qui se révèle être pourtant vitale. Ils doivent par ailleurs apprendreà compter sur la prudence des voisins, à trouver de la nourriture pour leurs hôtes et àrivaliser d'imagination avec les patrouilles allemandes pour passer au travers de leurs filets.A toutes ces raisons s'ajoute un argument économique qui pousse des frontaliers à franchirle pas de la clandestinité. L'activité économique est gravement ralentie avec l'instaurationde la ligne et la délivrance des laissez-passer ne se fait qu'au compte-gouttes. Certainscommerçants, qui, malgré leurs relations personnelles et réseaux, refusent de voir leurentreprise péricliter, s'émancipent de la contrainte allemande pour faire passer par leurspropres moyens des colis de marchandises et de l'argent. Qu'elles soient idéologique,économique ou sociologique, les raisons qui poussent des hommes à devenir hors-la-loisont multiples et souvent combinées.

Les raisons diffèrent fondamentalement selon le sens du passage et suivent laconjoncture de l'époque. Concernant le passage clandestin de la zone occupée vers lazone libre, il s'agit dans un premiers temps, de la fuite de soldats évadés des camps deprisonniers à la recherche d'un refuge sûr en zone libre. D'autre part, la mise en place demesures raciales en zone occupée mais surtout les premières rafles poussent des milliersde Juifs sur les routes, contraints à un exil à leurs yeux salvateur. Des motifs politiquesaniment beaucoup d’aspirants au passage. Certains, désireux de rejoindre la France librede de Gaulle, cherchent à passer par Moulins pour parvenir en zone libre et rejoindre ainsil'Espagne puis l'Angleterre. D'autres, entrés dans la Résistance intérieure, doivent, pour lecompte du mouvement ou réseau, passer fréquemment la ligne. Concernant le passageillégal de la zone libre vers la zone occupée, les motifs familiaux nés de l'exode sont lesprincipales raisons des prétendants au passage, particulièrement dans les premiers temps.Ces hommes et ces femmes, poussés quelques semaines auparavant à l'exode, désirentardemment retrouver leurs biens et un semblant de retour à un ordre naturel des choses.Des raisons communes aux deux sens existent par ailleurs. Les raisons administratives etéconomiques, nées des formalités d'usage trop longues et trop laborieuses, poussent deshommes à franchir illégalement la ligne. Enfin, pour les plus téméraires, le simple désir debraver l'interdit semble suffir à les inciter au franchissement illégal de la ligne.

96 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n° 316, 2010, p 143.

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Cette liste non exhaustive des facteurs qui poussent des hommes et des femmesà se placer hors de la légalité transcrit cet univers enchevêtré qu'est le monde despasseurs. Cette communauté, au sein de laquelle les frontaliers sont logiquement sur-représentés, défie les autorités allemandes en s'émancipant des réglementations imposées.De nombreux Moulinois aspirent à tourner cette ligne lourde de contraintes en une véritableaubaine et à devenir les serviteurs des idéaux républicains. Cette attitude est d'autant pluslouable qu'elle les expose à de gros dangers.

Les passeurs de la ville ont, dans leur très grande majorité, un caractère très affirmé etune vraie idée de ce que symbolisent la nation et le patriotisme. Qu'ils soient pour certains,

bonapartistes 97 , patriotes ou simplement indisciplinés, les passeurs moulinois ont tous unsens profond de la patrie qui les pousse à entrer en dissidence.

Les dangers du passage clandestin : la répression allemandeLe sort du clandestin dépend largement de son statut, à savoir passeur ou passager,mais aussi du côté où il se trouve lors de l'arrestation. Pour les passeurs, la sévérité dela répression dépend surtout de l'évolution de la politique de répression menée sur laligne et de la durée de l'activité clandestine. Pour le passager, l'importance de la sanctiondépend beaucoup de la nationalité de celui-ci et de son statut (soldat évadé, Juif ou encorecommerçant par exemple). Les passagers étrangers, pour la plupart belges, hollandais etluxembourgeois, sont victimes d'une répression plus forte de la part de l'Occupant. Lesautorités françaises situées du côté libre font preuve d'un plus grand laxisme à l'égardde ces dissidents. Les sanctions pour les trafiquants excèdent rarement le procès verbalet quelques semaines de détention. La surveillance allemande côté zone occupée estincontestablement plus sévère. L'arrivée des douaniers allemands le 15 février 1941 puisl'instauration d'un glacis permanent de surveillance générale sur l'ensemble de la ligneentraînent un durcissement net des sanctions prises à l'encontre de ces insoumis.

les passages clandestins ont été de plus en plus nombreux près des régionsfrontalières et dans les départements divisés, notamment ceux qui possèdentdes gares importantes comme Moulins. Les Allemands ont rempli les prisons de

passagers et de passeurs clandestins 98 .

Les cas les plus graves, notamment le passage de renseignements, peuvent fairel'objet d'une détention carcérale plus longue. La peine capitale, si elle est évoquéepar les Allemands, n'est que peu appliquée durant ces années. De surcroît, devant larecrudescence de l'activité clandestine et des arrestations, les Allemands ne peuventappliquer les sanctions prévues. La durée des séjours en prison diminue, au bénéfice despasseurs.

La Mal-Coiffée est le théâtre de va-et-vient incessants de passeurs et de passagersclandestins arrêtés par les douaniers sur le pont ou par les sentinelles allemandes hors despoints de passage officiels lors d'une des rondes. Le donjon de la Mal-Coiffée incarne larépression allemande et rappelle à chaque instant aux passeurs moulinois les risques qu'ilsprennent.

97 À l'image de monsieur Bathelet.98 Eric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n° 316, 2010, p 225.

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Toutefois, l'envie de braver l'interdit et d'aider leurs compatriotes pousse certainshabitants à risquer un séjour dans la sinistre prison de la ville. La liberté est un enjeu quimérite, pour beaucoup, de prendre ce risque.

Chapitre 2 : Moulins, plaque tournante du passageclandestin.

Le passage clandestin est une aventure humaine qui lie les passeurs et leurs passagers, aumême titre qu'il exalte la notion d'entraide. Ces passeurs et passagers, que rien peut-êtren'aurait fait se rencontrer en temps de paix, s'engagent dans cette entreprise périlleuse maisgénéreuse. Le charme du passage clandestin est de transformer, en l'espace de quelquesheures, de parfaits inconnus en de véritables complices et compagnons de fortune. Cettecamaraderie naissante et déroutante s'explique par la gravité de la situation. Ces parfaitsétrangers doivent s'accorder, de manière spontanée, une confiance mutuelle. De cetteassurance réciproque naît la réussite de l'entreprise. Le passager est tributaire de la bonnefoi et de la loyauté de son passeur tandis que ce dernier dépend du silence de son passageren cas d'arrestation et d'interrogatoire. Cette histoire humaine est la rencontre d'individus enproie au doute, au désespoir mais fidèles à des idéaux et refusant le fatalisme. Le passageillustre par ailleurs la victoire de la communauté sur l'individu. Les Moulinois ont conscience,en ces temps de guerre, de la nécessité de se rassembler, de se regrouper pour être plusforts.

Le choix du passage traduit implicitement le caractère du passeur. Durant les annéesd'Occupation, trois principaux itinéraires sont empruntés par les passeurs de Moulins, àsavoir la rivière l'Allier, la gare de la ville et le pont Régemortes. La traversée de l'Allierrequiert à la fois des passeurs et clandestins peu farouches mais surtout en bonne conditionphysique. Le passage en train, à première vue plus paisible, semble fait davantage pour lesenfants et les femmes, mais aussi et surtout pour les groupes. Enfin, le passage au pont,qui implique une confrontation directe avec l'ennemi, est réservé aux plus téméraires et auxhommes les plus à même d'assurer une totale maîtrise de leurs émotions. Les deux derniersitinéraires cités sont les plus utilisés pour le passage clandestin. Contre toute attente, lepont Régemortes est le théâtre de flots quasi-continus de passagers clandestins qui défient,dans le silence, les uniformes nazis.

Les débuts du passage clandestin à Moulins sont largement favorisés par la fluctuationde la ligne de démarcation évoquée plus haut, comme le raconte un passeur moulinois aucolonel Rémy :

du fait des fluctuations de la ligne, il a été pendant quelques jours relativementassez facile de faire passer en zone libre des soldats, des prisonniers quivenaient de s'évader et les personnes qui avaient des raisons de ne pasdemeurer en contact avec l'ennemi. Ces gens-là, on les rencontrait dans la rue,

on ne les connaissait ni d’Eve ni d'Adam 99 .

Le passage clandestin est, pour de nombreux Moulinois, un moyen de défier l'Occupantqu'ils méprisent.

99 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 13.

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Le pont Régemortes: le pont des soupirants au passage clandestinLes guérites allemandes installées sur le pont ne suffisent pas à dissuader les passeursde lettres mais aussi de passagers clandestins. Cette signalétique mise en place pourimpressionner l'Occupé n'effraie pas les plus courageux qui osent prendre le risque dedéfendre leur liberté.

Les restrictions apportées au trafic postal sont, dès les premiers jours, dénoncées parles habitants. L'absence totale de courrier interzones pendant les premières semaines del'Occupation est perçue comme l'atteinte la plus grave portée aux Français. Les Moulinois,qui ne font pas exception, s'érigent contre cette mesure qu'ils estiment injuste et passentoutre la réglementation. Nombreuses sont les lettres qui passent de façon clandestine aupont Régemortes. Les autorités allemandes ne s'y trompent pas et font un rappel autoritaireau préfet Porte de l'ordonnance en vigueur. Dans une lettre sévère datée du 20 octobre1941 de ce dernier aux maires du département, il affirme :

on essaie d'envoyer des documents ou des papiers personnels en fraude en lesintroduisant en plus ou moins grande quantité dans des bagages ou des colis de

marchandises 100 .

En rappelant par ailleurs les risques encourus si l'individu fautif habite en zone occupée,le préfet approuve et confirme explicitement la rigidité allemande. Mais cette sévère miseen garde ne décourage pas les plus aventureux qui persistent à passer outre les ordresallemands. D'autre part, les employés des administrations de Moulins s'évertuent, malgrél'interdiction, à faire passer du courrier personnel par le biais du courrier bureaucratique.Le bureau allemand de contrôle du courrier administratif s'agace, dans une note de servicedu 31 mars 1942, de trouver continuellement des lettres à caractère privé dans les envoisofficiels. Il condamne une nouvelle fois les services extérieurs de la préfecture qui n'hésitentpas, contrairement aux instructions officielles, à transmettre les plis de leurs administrationscentrales. L'agacement du préfet Porte, voué à la cause des Allemands, et l'estime qu'iléprouve à leur égard se fait explicitement sentir dans les dernières lignes :

j'espère ne pas faire appel en vain à l'autorité et à la bonne volonté dont mes

collaborateurs ont jusqu'à présent témoigné 101 .

Son irritation traduit en réalité la répétition de ces transgressions. Parce qu'ellestouchent aussi bien les citadins que les employés des services administratifs, cesinfractions récurrentes constatées par l'Occupant aux différents postes de contrôle, irritentconsidérablement celui-ci. Ces courriers privés clandestins se révèlent pourtant souventanodins pour les nazis, étant donné qu'ils transmettent des nouvelles exclusivementfamiliales. Les lettres clandestines les plus recherchées par les Allemands sont celles de laRésistance. La correspondance des mouvements et des réseaux fait l'objet d'une véritabletraque par les nazis au niveau des points de passage de la ligne. Les agents de liaisonqui défient très souvent les vert-de-gris aux points de passage officiels de la frontière,rivalisent d'imagination pour livrer à bon port le précieux courrier. Cette cohabitation forcéeavec l'ennemi permet au génie inventif de certains de s'illustrer dans ces temps difficiles.Certains n'hésitent pas à passer le courrier compromettant dans des boites de lessiveou de produits pharmaceutiques; ces derniers étant autorisés à passer la ligne depuis le8 novembre 1940. D'autres vont encore plus loin, à l'image de madame Fauvergue, qui

100 ADA 996W, 263.10. Lettre du 20 octobre 1941.101 ADA 996W, 115.01. Lettre du préfet, 31 mars 1942.

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raconte encore aujourd’hui avec malice la manière dont elle fait passer à quelques reprises,du courrier de la Résistance. Forte de ses dix-sept années, elle passe la ligne au pontRégemortes avec des lettres compromettantes enroulées et cachées dans le tube de sabicyclette. Cette anecdote a aussi pour mérite de rappeler que le vélo demeure à cetteépoque le moyen de transport le plus utilisé par les quarante millions de Français dont fontévidemment partie les Moulinois. Plus amusant encore, une résistante moulinoise prendl'habitude de recopier des documents anti-allemands et de les transporter dans la poussette

de son bébé sans éveiller les soupçons 102 . Simone Léveillé, agent de liaison du chefdépartemental de Combat, est, comme il le sera évoqué de manière plus approfondie dansla dernière partie, une habituée du passage au pont Régemortes et ne compte plus sestraversées. Cependant, le livre consacré à son histoire durant la guerre fait aujourd'huidébat. Ce n'est pas tant son action, incontestable, qui est remise en cause mais la façondont elle a pu faire passer certaines informations sur le pont. Le livre explique qu'elle rouledes documents en billes qu'elle place au fond de sa bouche lors de l'inspection sur le pont.Certains, avec en tête madame Fauvergue, restent sceptiques à l'égard de cette techniquepeu réaliste, tout en affirmant son rôle essentiel en tant qu'agent de liaison de Maître Tinland.D'autre part, une technique largement utilisée par les résistants de Moulins permet de fairepasser du courrier compromettant sans risque : l'encre sympathique. Cette encre invisible,très prisée par l'espionnage, facilite le passage de la correspondance de la Résistanceintérieure et notamment régionale. Susanne Tariant, résistante et spécialiste des faussescartes d'identité, transporte de nombreuses lettres venant de Bourges (ville située en zoneoccupée) écrites avec cette encre. Dès lors, des recettes de cuisine à première vue anodinescontiennent en réalité de précieux renseignements au dos, indécelables par les autoritésallemandes. Enfin, certains passeurs choisissent, pour plus de sécurité, d'apprendre parcœur le contenu des lettres, et de le réécrire une fois passés de l'autre côté de la ligne.Madame Fauvergue utilise aussi cette méthode et ne s'en cache pas lors du contrôle.Lorsqu'un douanier lui demande si elle transporte des lettres, elle répond par l'affirmative,déclenchant la fureur de celui-ci, avant de lui préciser avec ironie qu'elles sont inscritesdans sa tête !

Le rôle des femmes est prépondérant dans le passage clandestin de lettres.Conscientes qu’elles éveillent moins la suspicion que les hommes, des femmes de la ville enprofitent et passent de nombreuses lettres, généralement sans éveiller la moindre méfiancechez les douaniers. Le passage clandestin du courrier sur le pont permet d'apprécierl'imagination de certains agents de liaison, qui utilisent tous les stratagèmes imaginablespour passer sans encombre. Les sourires des femmes passeuses est un subterfuge qui serévèle très payant durant ces années. Si le rôle des femmes est sans conteste essentiel,celui des hommes l'est tout autant, notamment pour les clandestins. Certains détenteurs depermis de conduire, à l'instar des femmes avec leurs landaus, se servent de leurs voituresou camionnettes pour faire passer des lettres et des hommes. Un Moulinois du nom deBathelet raconte au Colonel Rémy le subterfuge qu'il met en place durant un certain tempspour faire passer des documents clandestins. Il aménage avec beaucoup d'ingéniosité sacamionnette de façon à ce que celle-ci fonctionne sur batterie :

102 Jacqueline Débordes, La guerre secrète à bicyclette : Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 95. La Moulinoise en questionse prénomme madame Babouleine.

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j'avais arrangé ma camionnette pour qu'elle marche à l’électricité avec sixbatteries. Mais j'en avais une septième vide, où je mettais ce que les Allemands

n'avaient pas besoin de voir. Je la connectais aux autres et le tour était joué ! 103

S'il engendre parfois des situations qui font sourire, le passage clandestin au pont reste trèsrisqué pour ces hommes et ces femmes, dont certains, malgré leur imagination débordante,se font arrêter et interner à la Mal-Coiffée, lieu de toutes les atrocités. Dans cette insouciancequi n'est qu'apparente, les passeurs de lettres se battent pour un idéal et sont les véritablespivots d'une Résistance intérieure qui a un besoin vital de communiquer et d'informer.

Le pont est aussi le témoin figé d'un passage illégal et très important de clandestins.Ce passage au nez et à la barbe des Allemands, est le fait de passeurs et de clandestinstéméraires. Beaucoup de frontaliers voient dans ce passage le moyen le plus humiliantde défier l'ennemi. Ce passage clandestin, beaucoup plus périlleux et audacieux, obligeles passeurs à rivaliser eux-aussi d'imagination. Leur génie inventif concurrence celui despasseurs de lettres, à l'image de ce Moulinois nommé Molat. Ancien combattant de laGrande Guerre, il fait passer durant les premiers temps des prisonniers dans sa célèbre

Juvaquatre 104 . Cette voiture a la caractéristique de posséder un coffre qui ne s'ouvre que

de l'intérieur, après avoir enlevé la banquette arrière. Cette ruse lui permet de transportersans grand danger des soldats français d'une zone à l'autre. Grâce à son ausweiss et àses bonnes relations calculées avec les Allemands, il n'est jamais inquiété jusqu'au jouroù, probablement sur délation, sa ruse est démasquée. Chanceux, il n'écope que d'unavertissement. Le passage clandestin implique des corps de métiers entiers heureux depouvoir participer sans trop de risque à cette aventure. Ainsi, le personnel des Ponts etChaussées, chargé de la reconstruction de l'arche du pont après son explosion, habille les

passagers clandestins d'un bleu de travail afin de passer le pont incognito 105 . Un nombreimportant de civils et de prisonniers évadés s'échappe vers le sud de cette façon durantles premières semaines. Les éboueurs de la ville, chargés de récolter les immondices pourles stocker du côté de la Madeleine, assurent le transport de nombreux clandestins qui

voyagent 106 , certes dans des conditions peu plaisantes et pour le moins originales, mais

sans entrave ! Pour faciliter le passage de résidants de la Madeleine vers le reste de laville, la municipalité du faubourg entre elle-aussi en action. Ainsi, un délégué municipaldélivre de fausses cartes d'identité à des personnes qu'il indique comme travaillant dans desétablissements situés de l'autre côté du pont. En conséquence, l'interlocuteur du colonelRémy, qui emploie avant guerre huit personnes, se retrouve à la tête d'une cinquantaine de

travailleurs fictifs 107 ! Cette ruse administrative ne dure cependant qu'un temps et cessebrutalement après délation. A une autre échelle mais toujours dans cette optique de fairepasser les aspirants au passage clandestin, la mère de madame Lelong parvient à fairepasser des enfants juifs sur le pont à quelques reprises. Pour cela, elle utilise les documentsde sa propre fille lors du contrôle. Ce stratagème cesse rapidement devant des Allemandspas si dupes que cela. Elle subit quelque violence mais ne fait pas l'objet d'une arrestation,

103 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 24.104 Ibidem, p 20.105 Ibidem, p 13.106 Ibidem, p 13.107 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 21.

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au grand soulagement de sa fille. Enfin, de nombreux commerçants et jardiniers moulinoisayant respectivement leurs entreprises et jardins sur la rive gauche, emploient de fauxapprentis afin de les faire passer d'une rive à l'autre.

Ce passage clandestin au pont Régemortes est un passage risqué, qui fait l'objet d'unetraque acharnée de la part des autorités allemandes. Cette traversée clandestine nécessitedans sa grande majorité de faux laissez-passer, sujets à une véritable chasse allemande.Les efforts de l'Occupant sont parfois payants et se traduisent pas l'arrestation et la détentionde clandestins. Courant mars 1941, une jeune femme est arrêtée sur le pont pour détention

d'un laissez-passer falsifié 108 . La contrefaçon est très réussie même si elle reste insuffisantepour duper les douaniers nouvellement arrivés sur le pont. La découverte de chaquesupercherie déclenche une enquête menée par le Kreiskommandant de Moulins afin dedémanteler tous les chaînons. La Kreiskommandantur demande le soutien et le concours dupréfet de l'Allier afin de débusquer les auteurs de ces faux documents. Lucien Porte assurevolontiers un soutien sincère et sans faille dans cette traque aux faux documents. Dans unelettre du 13 avril 1941, le secrétaire d’État à l'Intérieur s'alarme auprès du de celui-ci de laprolifération du passage clandestin d'étrangers :

j'ai été informé que de nombreux jeunes gens belges, hollandais ouluxembourgeois tentent de franchir clandestinement la ligne, le plus souventdans le but de s'engager dans l'Armée britannique. Il convient de prendre toutes

les dispositions utiles pour s'opposer au passage de ces intéressés 109 .

Les clandestins étrangers font l'objet d'une attention toute particulière de la part del'Occupant et sont soumis à de graves représailles s'ils sont démasqués. Fraudeurs etde surcroît étrangers, ils irritent des Allemands déjà fortement occupés par des Françaisindisciplinés. Car en effet, les arrestations pour laissez-passer falsifiés se multiplient sur lepont, à l'image de ce procès verbal dressé le 9 septembre 1941 à l'égard d'une Françaisede Haute-Savoie arrêtée du côté de la Madeleine avec de faux papiers et cinquante mille

francs 110 .Les arrestations au niveau du pont montrent des Allemands qui ne restent pas dans

un immobilisme résigné mais au contraire déploient une énergie considérable pour décelerles candidats au passage clandestin. Ces arrestations entraînent, dans leur très grandemajorité, des détentions à la Mal-Coiffée. Le donjon de celle-ci, saturé de détenus durantces années, atteste des coups de filets allemands.

Les passeurs font fréquemment le choix du passage par le pont pour les raisonsimplicitement illustrées par les exemples énoncés. Ce trajet ne nécessite pas de conditionphysique particulière. Ce détail a en réalité de l'importance aux yeux des femmes, qui, avecde grands sourires, pensent pouvoir passer sans encombre. Enfin, parce que le pont est leseul lieu de passage officiel pour les voitures, il est logiquement très utilisé par une majoritéde conducteurs-passeurs.

L’Allier : des torrents humains déversés chaque été

108 ADA 996W, 115. Faux laissez-passer au nom de Leroux Germaine.109 ADA 996W, 87.05. Lettre du Secrétaire d’État à l'Intérieur, au préfet de l'Allier Porte du 13 avril 1941.110 ADA 996W, 115. Procès verbal daté du 9 septembre 1941.

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L' Allier est la rivière qui sépare le faubourg de la Madeleine du reste de la ville. Dans leurmalheur, les Moulinois et les candidats au passage ont la chance de pouvoir exploiter unerivière qui, à l'été 1940, est à un niveau historiquement bas. Selon le passeur Bathelet,l'eau arrive cet été aux genoux, il suffit donc d'accepter de se mouiller un peu ! La chaleurde l'été 1942 fait aussi considérablement baisser le niveau de la rivière. Cette chaleur estune véritable aubaine pour de nombreux passagers qui la franchissent de jour comme denuit. Cette rivière sauvage bordée de nombreuses gravières, permet aux clandestins unpassage facilité au niveau de Moulins. Simone Léveillé se charge de nombreuses traverséesclandestines durant l'été 1942. C'est avec un sac rempli de vêtements secs et le plus souventavec un vélo, tous deux maintenus hors de l'eau à bout de bras, que les clandestins opèrentleur traversée interdite. Le passage de la rivière est toutefois non sans risque, puisque dessentinelles situées sur les ponts enjambant l'Allier ont pour mission de surveiller la rivière.Certains essuient des tirs lors de leur traversée. Mais la ruse des clandestins est telle qu'ilstentent de se confondre volontairement avec les baigneurs, évitant ainsi le feu ennemi.

Les cheminots : les soutiers du passage clandestin à Moulins.Enfin, la gare de la ville est aussi le théâtre d'allées et venues ininterrompues durant ces

années. La liaison ferroviaire, rétablie par l'Occupant le 2 août 1940 111 , permet un passageclandestin considérable entre les deux zones. Les Allemands, aidés de policiers spéciauxdès 1940, tentent de contenir ce flot illégal, mais beaucoup de clandestins réussissent àpasser entre les mailles du filet. Ce dispositif important permet toutefois des arrestations,à l'image d'un Parisien du nom de de Beaumont en août 1941 et de messieurs Collet et

Wampach, tous arrêtés en gare de Moulins pour franchissement illégal 112 .

Le passage clandestin par voie ferroviaire est grandement facilité par le concours decheminots qui acceptent gracieusement de prendre en charge des vagabonds. Parce qu'ilssont présents dans la gare de jour comme de nuit, les cheminots sont des pivots du passageclandestin. Ils ont un rôle primordial à Moulins, d'autant plus qu'ils agissent rapidement etspontanément pendant l'Occupation. Les cheminots de Moulins entament leur action dèsl'instauration de la ligne de démarcation. De juillet 1940 à novembre 1942, ils apportentune aide des plus précieuses à de nombreux clandestins. Le passeur moulinois Bathelet,reconnaissant de leur rôle-clé dans l'activité clandestine, ironise :

c'est fou ce qu'il y a pu avoir d'agents de la S.N.C.F en gare de Moulins pendantun temps: hommes d'équipage, facteurs, chefs de trains à casquette et àbrassard qui passaient au nez des Boches, et qui rendaient le brassard et la

casquette une fois en zone libre 113 .

Les cheminots usent de stratagèmes plus étonnants les uns que les autres. Leur imaginationsemble sans limite, pour le bonheur des clandestins. Certains de ces passagers s'affichentouvertement, déguisés en mécaniciens ou chauffeurs, au nez et à la barbe des douaniersallemands qui ne découvrent que rarement la duperie. La farce semble parfois supplanterla tragédie. D'autres sont camouflés par des cheminots débordant d'imagination, commes'amuse à le rappeler le journal Valmy du 12 octobre 1944. Les soufflets des voitures,

111 ADA 996W, 263.12. Lettre du préfet informant sur la reprise du trafic ferroviaire, 4 août 1940.112 ADA 996W, 115. Procès verbaux pour franchissement illégal de la ligne de démarcation à la gare de Moulins sur allier.113 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 19.

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les coffres des machines, les niches à chiens, les caisses et les stocks de charbondeviennent des caches sécurisées pour les passagers irréguliers. D'autres aspirants aupassage prennent le train en marche, guidés par un cheminot et aidés par un mécanicienqui ouvre distraitement les purgeurs de la locomotive afin de provoquer un brouillard artificieloccultant la montée. Cette technique périlleuse ne fait l'objet d'aucun accident alors qu'ellepermet parfois la montée de groupes entiers d'hommes et de femmes. Cependant, si lepassage clandestin auprès des cheminots est sécurisé grâce aux nombreuses cachettesque renferme une locomotive, les contrôles allemands existent et sont parfois, très minutieuxaprès délation. Ainsi, un mécanicien décide un jour de cacher un clandestin sous le capot

de sa voiture 114 . Mais un délateur rapporte cette ruse aux douaniers. L'autorail est alorsméticuleusement fouillé, en vain. Furieux, les douaniers font redémarrer le train pour le fairede nouveau arrêter quelques mètres plus loin. La nouvelle fouille est aussi infructueuse.Dans leur rage, ils oublient heureusement d'ouvrir le capot des voitures. La fantaisie descheminots semble avoir tout de même des limites !

Le passage clandestin par voie ferroviaire est très actif durant l'Occupation. Le concoursdes cheminots dans cette entreprise périlleuse est essentiel. Au mépris de leur propresécurité, ils acceptent gracieusement d'être le chaînon indispensable à cette aventurehumaine. Consciente du soutien indéfectible et indispensable des cheminots de la ville,la Résistance moulinoise se fait aider par ces derniers, désormais organisés et structurésen mouvements. Dans cette optique et devant les besoins croissants de la Résistancerégionale, les cheminots de la ville poursuivent les activités clandestines au sein dedeux groupes créés au début de l'année 1943 et en liaison constante avec les chefsdépartementaux de la Résistance, Résistance-Fer et S.N.C.F MUR.

Le passage clandestin est une réponse instinctive à une situation de chaos. Il meten place une extraordinaire chaîne de solidarité entre les Moulinois et les candidats à latraversée illégale. Ce passage clandestin est un lieu de mixité sociale admirable. Il est lerésultat d'une situation unique qui ne fait l'objet d'aucun précédent, celle de l'occupationde la ville. Les Moulinois, déboussolés, réagissent de manière instinctive et impulsive à cequ'ils estiment être une injustice et un affront. Le passage irrégulier est chronologiquementun des premiers gestes de dissidence et d'insoumission de la part de ces habitants.De nombreux Moulinois décident d'aider de nombreux Français à franchir illégalement lafrontière intérieure, au mépris de leur tranquillité. Le passage se révèle être pour certainsun moyen d'outrepasser l'humiliation quotidienne incarnée par la présence des uniformesnazis dont ils sont injustement les victimes. Le passage clandestin des premiers tempset son recrutement au sein du cercle d'amis et de la sphère familiale répond à unevolonté de minimiser les risques en évitant toute trahison ou délation. Au fil du temps età mesure que la politique de l'Occupant se durcit, les frontaliers voient arriver des vaguesde prétendants au passage clandestin. Mais c'est aussi et surtout la Résistance intérieureet les besoins qu'elle engendre qui sont à l'origine d'une véritable professionnalisation dupassage illégal. Le temps des individualités laisse ainsi place au temps de l'organisation. Devéritables filières de passages voient le jour. Les renseignements, les résistants, les armes,et par extension la majorité de l'activité Résistante sont soumis au passage clandestinvia ses filières. La correspondance et l'activité même de la Résistance intérieure dépendimpérativement de ces filières qui font passer, d'une main à l'autre, les outils nécessairespour son fonctionnement.

Afin de mettre toutes les chances de leurs côtés, les passeurs doivent recruter descompétences qui sont généralement inhérentes à la profession exercée. Ces facultés

114 Valmy, 12 octobre 1944.

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nécessaires pour un passage clandestin réussi poussent les recruteurs à enrôler dans leuraventure, au delà du cercle des connaissances, des hommes au savoir-faire utile. C'estgrâce à un besoin quasi vital d'hommes issus d'horizons différents qu'est née cette profusionde professions dans l'univers des passeurs. Ces derniers prennent conscience, devant ledanger bien réel, que la diversité sociale et professionnelle est une richesse, un atout pourmener à terme les passages clandestins en tout genre. Ces filières de passages, véritablesocle pour une Résistance active, font l'objet d'une étude dans la troisième et dernière partiedu mémoire. Mais avant d'en venir à cette ultime partie, il convient d'évoquer la face sombredu passage clandestin, à savoir le passage rétribué. Si la plupart des passeurs sont animésd'un altruisme sincère et très louable, certains frontaliers profitent de la détresse provoquéepar la défaite et l'Occupation et n'hésitent pas à demander une contrepartie financière. Cetteface sombre du trafic clandestin ne doit pas être occultée mais au contraire être présentéepour être ensuite expliquée. Il ne s'agit pas ici de juger ces actes mais de les dévoiler afind'offrir un panorama du monde des passeurs moulinois le plus objectif et réaliste possible.

Chapitre 3 : quand le passage devient source deprofit : histoire du passage rétribué à Moulins.

Les valeurs chrétiennes enracinées en France voudraient que tous les passeurs soientexclusivement animés d'un altruisme sincère et sans borne. Toutefois, Éric Alary rappellesans détour à ses lecteurs que chaque passeur est libre de faire payer ou non lespassagers qu'il prend sous son aile. Le passage rémunéré existe réellement dans cesannées d'Occupation. Mettre des œillères sur cette face cachée de la vie quotidienne desMoulinois durant les années noires n'aurait qu'un effet pernicieux, celui de diviser une partiede la population qui l'est déjà par les idéaux qu'elle défend. La guerre entraîne avec elleson lot de non-dits, de tabous et de troubles. Peu d'archives traitent de ce phénomène.Seules des lettres de délation témoignent d'un climat de défiance ambiant. Cependant, desexemples de ce phénomène à Moulins sont relayés dans des ouvrages spécialisés. Cetteattitude, qui apporte une note plus sombre au paysage édulcoré du passage clandestin, faitnaître à l'esprit de nombreuses questions. Ces passeurs agissent-ils par nécessité ou parsimple antipathie ? Existe-il des tarifs fixes et propres à chaque catégorie de clandestins ?Peut-on parler de dissidence et d'insubordination dès lors qu'il existe une contrepartiepécuniaire ? Ces questions, auxquelles s'ajoutent de nombreuses autres, témoignent dela complexité de ce phénomène mais aussi de la curiosité portée à cette attitude souventmal comprise.

Quand le passage consiste à faire son bonheur du malheur desautres.

La découverte après-guerre de ce phénomène choque une ville douloureusement réuniegrâce au mythe gaullien du Résistancialisme. La révélation de ce phénomène porte uncoup sévère à la dignité d’une commune bercée d'illusions à partir de 1945, d'autant plusque le passage rémunéré émerge très tôt durant l'Occupation. Des preuves incontestablesattestent de l'existence véritablement précoce de ce comportement. Dès 1940, desofficines de trafiquants s'organisent près de la gare de Moulins. Ces manœuvres attirent

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particulièrement l'attention des autorités allemandes qui veulent à tout prix les enrayer. Lesmoyens mis en place par l'Occupant permettent, en janvier 1941, l'arrestation de plusieursescrocs du passage. Ce coup d'éclat rendu possible grâce à la coopération des policiersallemands et français, paralyse brusquement l'activité de certains arnaqueurs, comme uncertain Bargouin qui avoue aux forces de l'ordre avoir fait passer plus de mille passagers

depuis le 15 juillet 1940 115 . Il estime ses revenus issus de ce trafic humain à dix millefrancs. Un rapide calcul montre qu'il exige de fait une somme de cent francs par passage.S'il n'y a pas de preuve écrite qui l'atteste, il est tout à fait logique de penser que cesarrestations provoquent chez une grande majorité de Moulinois de l'indignation mais aussiun certain malaise. Ce sentiment d’écœurement est probablement encore plus grand chezles honnêtes passeurs qui assistent, impuissants, à la souillure injuste de leur image. Cesentiment est aussi partagé, pour une toute autre raison, chez les sympathisants de Vichyet de Berlin, furieux non plus de constater une transgression au règlement, mais surtout unerémunération de celle-ci. Au delà du caractère financier du passage et de l'enrichissementconsidérable de ce passeur, les Allemands s'alarment du nombre de passagers clandestinsdu dénommé Bargouin. Le chiffre de 1000 clandestins pour un seul passeur est accablantet donne le vertige aux autorités allemandes qui prennent subitement conscience de laporosité de la ligne. Ayant commencé son activité le 15 juillet 1940 et étant arrêté en janvierde l'année suivante, Bargouin exerce son activité lucrative pendant six mois environ. Avecun total de mille clandestins passés et dans l'hypothèse d'un passage cadencé, Bargouinfait franchir illégalement la ligne à cinq ou six clandestins par jour. Le prix fixe et le nombreconsidérable de passages par jour laissent penser à une certaine professionnalisation decette activité chez ce passeur. Cinq ou six traversées clandestines par jour requièrent eneffet une organisation minutieuse et une préparation chronométrée mais aussi beaucoup detemps et d'énergie, ne laissant donc que peu de place à l'exercice d'un autre emploi. Cettestatistique très inquiétante pour l'Occupant participe probablement à l'arrivée des douaniersallemands réputés pour leur sévérité. La venue de ces derniers se veut être un message fort,un frein au passage clandestin dans son ensemble et particulièrement au franchissementrémunéré. La population frontalière peut légitimement voir ces passeurs-escrocs commeles déclencheurs du renforcement des contrôles allemands, et de ce fait manifester unecertaine amertume envers eux.

Les cas de passages rémunérés prouvés par une documentation officielle et complètesont suffisamment rares à l'ensemble du pays pour qu'ils fassent l'objet d'une descriptionapprofondie quand cela est possible. Le cas d'une jeune femme du nom d'Andrée Bidauttémoigne du peu d'égard dont fait preuve ce type de passeur vis-à-vis de son client.Cette jeune femme est arrêtée le 9 septembre 1941 par les douaniers allemands au pont

Régemortes pour détention d'un faux laissez-passer 116 . Son cas est traité avec beaucoup

de zèle du côté allemand. Remise le jour même à la Feldgendarmerie puis internée à laMal-Coiffée, ses déclarations lors de son interrogatoire sont accablantes pour le passeur.Habitant en temps normal à Neuilly-sur-Seine, elle désire se rendre à Annecy, en zonelibre. Elle se rend le 4 septembre 1941 à Vichy afin de connaître les procédures d'obtentiondes laissez-passer. Elle retrouve là-bas par hasard un homme qu'elle connaît depuis troisans, accompagné d'un inconnu du nom de Mouton. Au cours de leur conversation, elleleur fait part de son intention d'obtenir un laissez-passer pour retourner à Neuilly afin derésilier son contrat de location. Le dénommé Mouton propose de lui fournir ce précieuxsésame en échange d'un dédommagement, selon ses termes. Le rendez-vous est pris le

115 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2010, p 236.116 ADA 996W, 115. Procès verbal à l'intention de madame Bidaut, 9 septembre 1941.

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lendemain dans un café de la ville. La jeune femme apporte avec elle le certificat médical etla carte d'identité demandés par Mouton. Trois jours plus tard, ils se rencontrent à nouveauet l'homme lui donne le fameux laissez-passer en échange de quatre mille francs. Elle nedoute à aucun moment de l'authenticité de son laissez-passer, persuadée qu'il faut apporterune contribution financière pour en obtenir un. Quel n'est donc pas son choc lorsqu'elleapprend que son laissez-passer est en réalité une vulgaire copie qui lui ouvre non pas lafrontière mais la porte de la prison de Moulins. Cette jeune femme est la victime d'un passeurpeu scrupuleux qui n'hésite pas à demander un montant astronomique pour un faux laissez-passer. Inculpée pour détention de faux documents, la jeune femme se retrouve injustementincarcérée à la prison de Moulins, et ce pour une durée inconnue.

Le cas de cette jeune femme dévoile le prix exorbitant que certains passeursdemandent à leur clientèle. La plupart de ces passeurs, de surcroît frontaliers, profitentde l'ignorance des candidats concernant les formalités d'obtention des laissez-passer.Les aspirants au passage clandestin n'hésitent pas, devant l'urgence, à payer au prixfort leur traversée en zone libre. Il est tout à fait légitime de réfléchir sur les causes decette activité clandestine qui peut devenir très lucrative pour les moins scrupuleux d'entreeux. L'argent semble être une évidence. En ces temps de pénurie et de rationnementdominés par la dure loi du marché noir, les Moulinois sont pris à la gorge dans ce tourbillonspéculatif qui touche les produits alimentaires. Ces citadins qui, dans leur grande majorité nepossèdent pas de jardin, endurent les files d'attentes interminables devant des commercesquasiment vides et les prix déraisonnablement élevés. Devant cette misère grandissanteet insupportable, devant la vision d'enfants aux ventres vides, certains chefs de familledécident, au détriment de leur tranquillité, de développer une activité clandestine, certesdangereuse, mais rémunératrice. La conjoncture économique semble être la principalecause d'engagement de ces Moulinois dans le trafic rétribué. La guerre fait inéluctablementressortir tout ce qu'il y a de plus sombre dans la nature humaine, l’égoïsme et la lâchetéen tête. Le comportement adopté par ces hommes jusqu'ici très honnêtes peut traduire ladétresse engendrée par l'Occupation. Tout comme le marché noir, la délation ou les pillages,le passage clandestin rémunéré est une des faces obscures de l'Occupation. Il répond, dansune grande majorité, à une situation de détresse économique. Il ne s'agit évidemment pasici de le réhabiliter mais de tenter de comprendre ce qui pousse des hommes à faire fi dela détresse des autres.

Une autre question vient à l'esprit après avoir cherché à comprendre les raisons.Comme tout travail rémunéré, existe-t-il une certaine corrélation entre une offre et unedemande ? Cette activité rétribuée s'est-elle développée et est-elle devenue plus coûteuseau fil du temps pour les clandestins ? Le passage rémunéré est d'autant plus dur à accepterpar les Français, qu'il touche une frange précise de la population : les Juifs.

Les Juifs : les bouc-émissaires privilégiés d'une France qui souffre.La ligne de démarcation est un témoin figé de la persécution des Juifs de la zone occupée.Ils sont, dès les premiers jours qui suivent la défaite de la France, tiraillés entre le désir derester et celui de fuir. Beaucoup reviennent en zone occupée après l'exode, afin de retrouverleur patrimoine et famille. Mais les exactions sans cesse croissantes envers eux les fontréfléchir à un départ vers la zone libre. Ce sont les premières rafles, véritable traumatisme,qui mettent fin à leurs dernières illusions et poussent des familles entières à l'exil. Un flotcontinu de Juifs franchit clandestinement la ligne entre fin mai 1941 et juillet 1941 puisdécélère pour enfin mieux reprendre entre septembre et octobre de cette même année. La

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présence de candidats juifs au passage clandestin à Moulins est confirmée par le passeurBathelet dès l'été 1940 :

il y avait aussi des Juifs qui voulaient rentrer. Oui des juifs qui venaient se jeterdans la gueule du loup, c'est le cas de le dire et je me reproche d'avoir facilité lepassage à deux ou trois, qui ont dû aller finir dans les crématoires d'Auschwitz

ou d'ailleurs 117 .

Nombreux sont les Juifs qui, après être retournés à Paris, quittent la ville des lumièrespour fuir vers le sud. Ces flots humains arrivés en bordure de ligne sont une véritableaubaine pour certains habitants qui n'hésitent pas à proposer leur aide contre rétribution.La raison pour laquelle certains expriment de l'opportunisme envers eux est historique.L'arrivée de Pétain à la tête de l'État français est une divine surprise pour les antisémitesengagés, depuis l'Affaire Dreyfus, dans une campagne de calomnie permanente. Cettepropagande qui érige de manière systématique le Juif en capitaliste riche et sans scrupule,influence inconsciemment une population provinciale qui n'a pas forcément toutes les armesintellectuelles nécessaires pour s'en rendre compte. La référence au Juif errant fait aussipartie du raisonnement de la presse collaborationniste. La tentation est donc redoutablepour des provinciaux qui voient dans l'Occupation la possibilité unique de soutirer de l'argentà ces personnes au pouvoir d'achat souvent bien supérieur au leur. La méfiance est d'autantplus grande chez les Moulinois que la partie libre de l'Allier devient dès septembre 1941

une terre d'accueil à de nombreux juifs alors qu'elle n'en compte que peu avant guerre 118

. Ces Juifs qui souhaitent profondément entrer en zone libre pour fuir les rafles sont l'objetde propositions de la part de passeurs opportunistes. Traqués par Berlin, ils sont disposésà payer cher pour sauver leur vie, estimée alors entre cinq mille et cinquante mille francs119 . Si aucune archive ne prouve ce phénomène à Moulins, son existence est cependanttrès fortement probable, du fait de leur nombre important dans le département durant cesannées.

Une dernière question qui se trouve être davantage de l'ordre de la réflexion vientlégitimement à l'esprit. Le passage clandestin, perçu par beaucoup d'historiens comme l'undes prémisses à la Résistance, peut-il être considéré comme tel lorsqu'il y a rétribution ? Lespasseurs peuvent-ils être légitimement glorifiés du statut de dissidents lorsqu'ils demandentune contribution financière en retour de leurs services ? Ont-ils, à l'instar des honnêtespasseurs, la volonté première de nuire à l'Occupant ?

La rémunération de la traversée clandestine : dissidence ou simpleopportunisme ?

La Seconde Guerre Mondiale est un sujet qui suscite des débats passionnés entre leshistoriens. La Résistance n'échappe pas à aux discussions enflammées d'autant plusqu'elle est l'aspect le plus noble pour les Français. La Résistance intérieure est glorifiéepar une France qui tente de réprimer ses vieux démons. Humiliée par sa collaborationavec l'Allemagne hitlérienne, la France occulte plus délibérément qu'inconsciemment lesfaits collaborationnistes au profit des faits résistants. La glorification de la Résistance

117 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 13.118 Éric Alary, La ligne de démarcation, Paris, Perrin, Tempus n°316, 2010, p 282.119 Henri Amouroux, La vie des Français sous l'Occupation, Tome 1 Les années grises, Paris, Fayard, Livre Poche n°32421971, p 133.

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conduit l'opinion française à la résumer simplement comme un acte volontairement nuisibleà l'ennemi. Or, elle possède son lot de contrariétés et de complexités propre à toutphénomène. Il faut éviter tout amalgame et toute myopie qui conduiraientt à dresser unportrait erroné de la Résistance.

Pour pouvoir qualifier un geste de résistant, il faut avant tout définir dans les termes lesplus objectifs et les plus justes possibles la notion de Résistance. François Bédarida donnela définition suivante :

c'est l'action clandestine menée, au nom de la liberté de la nation et de la dignitéde la personne humaine, par des volontaires s'organisant pour lutter contre ladomination, et le plus souvent et contre l'Occupation, de leur pays par un régime

nazi ou fasciste ou satellite ou allié 120 .

Le passage clandestin rémunéré semble remettre en cause une des conditions de cettedéfinition, à savoir le respect de la dignité de la personne humaine. L'attitude qui consiste àdemander une contribution financière à des individus qui risquent leur vie en restant en zoneoccupée est peu louable. La rétribution semble apparenter les candidats au passage à destransactions financières et les réduits à de simples billets de banque. Par ailleurs, l'évolutionde la définition du concept de Résistance témoigne de la complexité de ce phénomène. Elleest dans un premier temps assimilée par tous comme une action contre l'Occupant. Or leshistoriens appellent depuis quelques années à ne pas dissocier l'action de la Résistance del'idée de celle-ci. En effet, si elle est incontestablement une action, elle dépasse celle-ci parl'idée qu'elle se fait de l'acte en lui-même. Autrement dit, l'action ne peut être dissociée de sasignification. Les actes résistants ne sont considérés comme tels que s'ils sont commis avecla conscience et la volonté de servir un objectif collectif au nom d'une cause transcendante.

Le passage rémunéré témoigne t-il d'une société rebelle, insoumise en réponse à lasociété voulue et façonnée par l'Occupant ? Ces passeurs ont-ils comme volonté premièrecelle de nuire à l'ennemi ? L'argent semble être la première cause de leur engagementdans cette activité. Les passeurs rémunérés agissent par nécessité et non par idéologie.Le passage rétribué ne peut être recensé dans les actes de la Résistance. Les auteursexercent cette activité à titre individuel et à des fins personnelles. Cet individualisme est entotal opposition avec l'essence même de la Résistance qui érige la solidarité et la fraternitéau rang de principes fondateurs.

Par extension, le passage honnête relève surtout, dans les premiers temps, d'un actede solidarité. C'est au fil du temps et grâce à l'établissement de filières de passage que cetteactivité illégale devient véritablement un acte de Résistance.

Les passeurs occupent encore aujourd'hui dans l'esprit des Moulinois une place à partau Panthéon des héros de la Seconde Guerre Mondiale, au même titre que les soldats.Les stratagèmes utilisés par les passeurs pour duper les Allemands symbolisent la malice,le génie humain et apportent une certaine légèreté dans ce sombre épisode de l'histoirede la ville. Ces ruses entretiennent dès la Libération la légende des passeurs, légende quis'assombrit petit à petit après la mise en lumière du passage rétribué. Situé aux antipodes dupasseur authentique et honnête, se trouve le passeur sans scrupule qui exploite la détressede certains Français poussés à fuir. Le monde des passeurs est un monde entremêlé danslequel tous les visages de la France des années d'Occupation sont représentés. La solidaritéet la sincérité côtoient la trahison dans un monde clandestin complexe. Ce dernier type de

120 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont,

Paris, 2006, p33.

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passage vient ternir quelque peu l'image dorée du passeur voué à la cause du passagerclandestin.

Le monde des passeurs, fruit d'individualités à ses débuts, s'organise et se hiérarchisepour répondre aux besoins d'une Résistance intérieure de plus en plus active. Les filièresde passage et de renseignement font du passage clandestin leur spécialité et deviennentainsi des clés de voûtes de la Résistance.

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Partie III : Résister pour exister

La guerre des blindés et des avions de 1940 se joue sur fond de guerre idéologique, aidéeà grand renfort de propagande. Elle cristallise deux mondes aux visions qui s'opposent.La Résistance se dresse face à la vision nazie de l'Europe. Ces réfractaires ont encommun de partager l'axiome du général de Gaulle : la guerre n'est pas finie, elle n'enest même qu'à son commencement. CertainsMoulinois entrent en résistance de manièrespontanée et naturelle. Ces frontaliers frustrés et gênés par cette cohabitation forcée avecles uniformes allemands, sont une aubaine pour une Résistance intérieure bien décidéeà réduire l'influence de Vichy telle une peau de chagrin. À l'échelon régional, Moulins estune ville-clé pour la Résistance qui a besoin de trouver un fort écho à l'intérieur de celle-ci. La présence de la préfecture, véritable mine d'or pour la Résistance, notamment pourles filières de renseignement, la proximité géographique avec la capitale de l’État françaismais aussi la présence de la Mal-Coiffée, lieu de toutes les infamies, font de Moulins un lieupropice, extrêmement judicieux et porteur pour la Résistance régionale. Ce sont autant defacteurs qui peuvent également allumer la flamme de la Résistance chez certains Moulinois.Cette ancienne capitale du Bourbonnais devient un lieu de rendez-vous privilégié et deséjour attitré pour certains réseaux et mouvements.

Quelques signes annonciateurs laissent augurer une désobéissance concrète deshabitants de la ville. Le cri du coeur de Simone Léveillé, âgée d'à peine plus de vingt ans,annonçant qu'elle pourrait donner sa vie pour la victoire finale de la France incarne à lui-seul l'esprit de la Résistance. Les Allemands sentent ce vent d'insubordination souffler surla ville. L'image de ces femmes apportant nourriture et vêtements aux soldats prisonnierslaisse présager une solidarité de surcroît alimentée au profit des détenus de la Mal-Coiffée.Les Moulinoises sont particulièrement sensibles aux situations des Français, à l'image decette châtelaine de la Madeleine qui inscrit le Moulinois Georges Bidault, tout juste rentré decaptivité, comme précepteur de ses enfants afin de lui faciliter le passage pour gagner Lyon121 . Enfin, l'amende attribuée à la ville de Moulins d'un montant exceptionnel de quatre centmille francs pour inscriptions injurieuses à l'égard de l'Occupant sur de nombreux bâtimentsdans la nuit du 24 au 25 août 1941 traduit un comportement patriote de certains habitants122 .

Des hommes de la ville désirent ardemment fédérer cette abondance de gestespatriotes et orienter le vent de cette dissidence. Tinland, Dufloux, Blanchet, Duperroux,ou encore Chevalier sont autant de noms qui traduisent à eux-seuls un engagement totald'hommes dans la Résistance régionale. Cette dernière est, à Moulins, le fruit d'hommes etde femmes aux horizons divers mais animés d'un désir commun de faire triompher la liberté.Étudiants, cheminots, policiers, avocats, huissiers, mères au foyer, mais aussi républicainsespagnols participent à cette grande aventure humaine, au péril de leur vie.

121 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 399.122 ADA 996W, 158. Lutte contre les inscriptions clandestines en zone occupée : amende de 400 000 fr à la ville de Moulins,

25 août 1941.

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Partie III : Résister pour exister

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L'ultime partie de ce mémoire traite de la Résistance intérieure à Moulins. Il s'agitd'exposer les principaux réseaux et mouvements actifs dans cette ville mais aussi d'apporterune approche sociologique à ce phénomène né d'une conjoncture sans précédent.

Enfin, avant d'entamer cette troisième et dernière partie, il importe de dresser, commeil l'a été amorcé en fin de deuxième partie, les éléments distinctifs de la Résistance. Unindividu est considéré comme résistant dès lors qu'il est animé d'une volonté de nuire àl'Occupant nazi. A cette première condition s'ajoute la conscience de participer à une actioncollective et préjudiciable, dans un but affiché d'atteindre les objectifs préalablement fixés.

Chapitre 1 : un panorama des différents mouvementset réseaux actifs à Moulins.

La beauté de la Résistance réside dans sa faculté à engager, au nom de valeurs communesplacées sur piédestal, des jeunes, des anciens combattants de la Grande Guerre, deshommes et des femmes, des commerçants, des ouvriers, des policiers ou encore desrépublicains espagnols. Elle incarne à elle-seule la diversité de la France qui en fait toutesa force. Tous ces réfractaires mettent leurs histoires, expériences, compétences et atoutsau service d'une seule et même cause portée en étendard par la Résistance.

Dans le drame, on se débat parce que l'on veut s'en sortir123

De Gaulle affirme sans détour que le concours de la France dans la victoire finale est unpréalable impératif pour défendre sa souveraineté. Mais qu'en pensent les Moulinois ? Sereconnaissent-ils dans les propos d'un général inconnu et de surcroît exilé à Londres ?Ces frontaliers qui côtoient continuellement la ligne de démarcation peuvent-ils croire que laguerre n'en est, en réalité, qu'à son commencement ? Jeunes et moins jeunes vont remplirles rangs de la Résistance moulinoise, pour des raisons quelque peu différentes. La majoritédes résistants de la ville sont des indignés de la défaite et de fervents patriotes. La jeunessefournit un contingent considérable pour la Résistance intérieure. Dans leur très grandemajorité, les jeunes moulinois réfractaires voient dans la Résistance le meilleur moyend'employer à bon escient leur énergie, courage et inconscience. Ces jeunes trouvent dansl'action la meilleure traduction de leurs pensées, repoussant ainsi l'idée d'une résistanceseulement verbale. Élevés pour une très grande majorité d'entre eux dans le culte ducourage, beaucoup de ces enfants de l'entre-deux-guerres acquièrent le patriotisme deleurs instituteurs. Madame Fauvergue regarde aujourd’hui avec beucoup de lucidité les

raisons qui la poussent à agir en 1940 124 . Elle insiste dès le début de l'entretien sur lefait qu’elle bénéficie d'un enseignement laïc dispensé par une institutrice patriote. Cetterésistante moulinoise est ainsi tout à fait consciente de l'influence de l'enseignement qu'ellereçoit durant les années d'avant-guerre. Son éducation forge son patriotisme et participeà son entrée dans la rébellion organisée. C'est aussi, comme il l'a été évoqué plus haut,une belle opportunité pour ces jeunes en mal de reconnaissance de s'affranchir de la tutelleparentale. Il faut par ailleurs opérer une distinction entre les jeunes hommes combattants de

123 Citation de Jean Anouilh, Antigone, 1942.124 Voir entretien de madame Fauvergue en annexe.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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juin 1940,souvent écœurés et furieux du dépérissement d'un haut commandement qui leurfait payer le prix de son incompétence. La Résistance est, pour de nombreux affamés derevanche, un moyen de prouver la hardiesse des combattants de la France. Ce sentimentde vengeance est logiquement plus fragile chez les moins de vingt ans, qui ne participentpas directement à la débâcle de juin 1940. Mais l'Occupation humiliante de la Francequi amène avec elle la ligne de démarcation, les drapeaux allemands à la funeste croixgammée et l'avilissement de tout un peuple indigne de nombreux jeunes gens éduqués dansl'idéal des Lumières. Or, l’assujettissement, les exactions, les pénuries laissent augurer unavenir sinistre pour cette jeune génération qui s'estime sacrifiée par ses pairs. Enfin, cesjeunes Moulinois, sont choqués par les mesures discriminatoires envers leurs camaradesjuifs. S'il est vrai que ces derniers demeurent peu nombreux à Moulins, ils sont tout demême présents et victimes des politiques de discrimination. Les exactions faites enverseux choquent cette jeunesse parce qu'elles sont l’œuvre d'un régime totalitaire qui bafouetoutes les libertés fondamentales issues de la Révolution française. La remise en cause desprincipes nés de 1789 est un véritable électrochoc pour cette génération élevée fièrementdans le respect de la devise républicaine. Toutes ces raisons amènent de nombreux jeunesmoulinois à venir peupler les rangs de la Résistance intérieure. Pendant ces annéesd'Occupation, des jeunes habitants de la ville distribuent des tracts, papillons et journauxclandestins, participent aux sabotages, prennent une place importante dans les filières depassage, de renseignement des réseaux et mouvements. Leur courage, l'inconscience deleur jeune âge et leur force physique sont de sérieux atouts pour la Résistance régionale.Beaucoup d'entre eux deviennent agents de liaison, véritable clé de voûte de la Résistancequi demande une énergie et un dévouement incroyables. Ces jeunes gens luttent, au périlde leur vie, pour des idéaux qu'ils veulent à tout prix voir de nouveau triompher sur les bancsde la République française.

Les adultes constituent aussi un fort contingent pour la Résistance moulinoise. Ilsmettent au service de l'activité clandestine et collective leurs expériences et compétences.Beaucoup d'entre eux sont horrifiés par la défaite d'une armée française mise sur piédestal.Ce traumatisme rappelle celui de 1870 effacé par la victoire française de 1918. Beaucouppleurent un fils, un mari ou un père mort au combat. Cette défaite fait redescendrebrutalement sur terre de nombreux Moulinois convaincus d'avoir la meilleure armée dumonde. Certains sont persuadés que la France a encore de sérieux atouts entre ses mains,sa flotte très convoitée et son immense empire colonial. Ils ne comprennent pas les partisansde l'armistice prêts à accepter à un prix déraisonnable la cessation des hostilités. C'est poursauver l'honneur de leur patrie que beaucoup décident de continuer la lutte au sein de laRésistance.

Privés de tout et réduits en esclaves par les Allemands, ces insoumis moulinoischerchent par tous les moyens à se raccrocher à un idéal pour tenter de survivre et desupporter les exactions quotidiennes. Cet idéal de liberté est l'oriflamme d'une Résistanceintérieure qui veut à tout prix mettre fin à l'affront dont est victime la France. Ces hommeset ces femmes se raccrochent à l’espoir fou incarné par lde Gaulle. La Résistance est unpari immense sur l'avenir mais aussi sur les richesses que la nature humaine peut offrirlorsqu'elle est poussée dans ses derniers retranchements. C'est bon pour les hommes

de croire aux idées et de mourir pour elles dira Jean Anouilh 125 pour résumer avec laplus grande justesse les raisons de l'engagement de ces résistants. Ces terroristes commeles appelle Vichy, souhaitent profondément voir les principes de la devise républicaine denouveau sacrés et imprescriptibles.

125 Citation de Jean Anouilh, Antigone (1942)

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Partie III : Résister pour exister

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L'émotion et l'exaltation de la clandestinité : réalité ou légendepopulaire?

Cet univers reste encore aujourd'hui un monde confus au regard des Moulinois. Le motRésistance fait naître à lui seul toutes sortes d'extravagances. Érigés en héros-sauveursde la Nation, les résistants sont fantasmés en agents secrets et redresseurs de torts.A mi-chemin entre les chevaliers du Moyen-Age et les super-héros du vingt-et-unièmesiècle, ils apparaissent comme les justiciers du siècle passé, luttant pour les idéaux qui lesaniment. Ces Don Quichotte de l'Occupation sont perçus par l'imaginaire collectif commede valeureux combattants qui, armes au poing, sabotent les installations ennemies. Or laréalité est toute différente. En proie à la peur et au doute, les résistants sont avant toutdes êtres humains, traînant avec eux leurs failles et leurs défauts. Ils ne sont pas pourautant des combattants ordinaires. Leur activité clandestine traduit durant ces années noiresle génie inventif dont est capable l'être humain. Les résistants moulinois de la premièreheure se rencontrent dans des lieux anodins pour éviter toute suspicion et avec la plusgrande vigilance. C'est de cette façon que certains employés de la préfecture de Moulins,dans un sang-froid surprenant, sondent les locaux dès les premières semaines afin dediscerner les intentions de chaque employé. La vie clandestine, dans laquelle de nombreuxMoulinois se lancent, est jalonnée de périls et d’embûches. Structurée et inventive, ellehiérarchise les réfractaires moulinois selon le degré d'implication. Les réseaux distinguentdans cette logique les citadins partiellement clandestins, qui conservent leurs activitésprofessionnelles d'avant-guerre et qui, par conséquent, éveillent moins les soupçons; descitadins qui le deviennent totalement après avoir volontairement decider de se consacreraux actions clandestines. Une autre idée reçue de la Résistance est intrinsèquement liéeà la première énoncée ci-dessus. Ce monde héroïque pensé par l'opinion laisse ainsi, neserait-ce par définition, que peu de place aux femmes. Il est pour beaucoup surprenantde voir des représentantes du sexe faible prendre part à la Résistance. Or les femmess'illustrent particulièrement à Moulins. Si Simone Léveillé est, pour beaucoup d'historiensde la région, un des porte-drapeaux de cette résistance féminine de Moulins, elle est suiviepar de nombreuses autres qui s'engagent seules, auprès d'un enfant, d'un père ou d'unmari. Ces femmes refusent le carcan du foyer familial avec les tâches qu'il incombe, pourporter en action les idées qu'elles se font de leur patrie. La Résistance moulinoise n'estpas seulement cet univers d'hommes. Elle incorpore dans ses rangs des jeunes filles,des épouses et des vmères de famille qui entendent lutter auprès des hommes pour laliberté. Elles occupent très souvent un rôle de soutien et d'appui. Parce qu'elles symbolisentla douceur, la générosité et l'innocence, elles sont un rouage essentiel de la Résistancemoulinoise qui les transforme souvent en agents de liaison. A titre illustratif, l'agent de liaisondu chef départemental de Combat n'est autre qu'une femme...du nom de Simone Léveillé.Leur rôle dans Moulins durant l'Occupation est telle que Valmy leur rend hommage dansun vibrant article daté du 1er novembre 1944. Le concours des femmes dans la Résistanceapporte un brin d'humanité et de douceur dans ce monde par essence agité.

Les réseaux, une communauté d'hommes et de femmes aux multiplesfacettes

Parmi les diverses formes de la Résistance qui émergent dès 1940 en réponse àl'Occupation allemande, apparaissent les réseaux. Ces derniers sont de véritablesorganisations militaires créées pour répondre à des objectifs précis. Ils sont notamment

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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formés pour assurer l'évasion de soldats alliés et de prisonniers de guerre mais aussi pourdévelopper les activités de renseignement ou de sabotage, indispensables aux Alliés. Lesréseaux diffèrent ainsi des mouvements dans l'orientation et l'organisation. Formés dansleur grande majorité par la France libre, les services de renseignements britanniques, maisaussi par les services spéciaux de l'armée d'Armistice, ils sont étroitement liés à l'état-major des forces pour lequel ils œuvrent. Certains réseaux émergent enfin par l'actionde volontaires affiliés à de grands mouvements de Résistance intérieure. Les servicesde renseignements nécessitent une organisation structurée, doublée d'une coordinationexemplaire. Dans cette perspective, les membres moulinois sont répertoriés dans trois

catégories principales 126 : l'agent occasionnel et bénévole qui fait office d'indicateurest qualifié de P0, l'agent régulier, jonglant entre son activité clandestine et son travailest désigné comme P1 tandis que celui qui accepte d’être pleinement disponible pourl'engagement militaire est désigné comme agent P2. Il existe donc une hiérarchieindispensable au bon déroulement de cette activité clandestine périlleuse. La force desréseaux réside dans leur mobilité et adaptabilité, qualités essentielles pour développer lesactions et contribuer à la victoire finale des Alliés en 1945.

De nombreux réseaux sont actifs à Moulins, pour des raisons déjà évoquées. Lenombre de résistants moulinois dans ces réseaux est toutefois très difficile à estimerde manière précise. Pour tenter de l'évaluer, les dossiers constitués après la Libération,et plus particulièrement les attestations d'affiliation sont les sources les plus solides.Pour des raisons évidentes de sécurité, les résistants ne possèdent pas durant lesannées d'Occupation de cartes d'appartenance. Les documents d'époque et les certificatsd'adhésion sont donc les outils de travail privilégiés. Dans le cadre de sa thèse surle département de l'Allier durant les années noires, Georges Rougeron énumère lesréseaux actifs dans la capitale du Bourbonnais. Les filières de passage clandestin et derenseignement, intrinsèquement liées à la présence à la fois de la ligne, de la préfectureet de la prison, sont logiquement très actives à Moulins. Deux réseaux bénéficient d'un fortécho : le réseau Gallia et le réseau Mithridate. Le premier est, en zone sud, l'un des plus

importants réseaux de renseignement français libre crée avec l'appui des mouvements 127 .Il est important d'évoquer en deux mots l'envergure de ce réseau pour comprendre la portéed'une telle présence à Moulins. Henri Gorce, membre du BCRA, est envoyé par la Francelibre afin de convaincre les trois grands mouvements fusionnés au sein des Mouvementsunis de la Résistance (Combat, Franc-tireur et Libération) de rassembler leurs propresservices de renseignements. Il est principalement constitué à Moulins de deux groupes auxnoms éloquents, Sans peur et Sans pitié. Gallia opère toutefois à Moulins assez tardivementpuisque ses deux groupes sont créés juste avant la disparition officielle de la ligne dedémarcation. Sans peur a pour chef le moulinois Chevalier, secondé par deux adjoints dunom de Larbaud et Bel et à la tête de quarante-huit Moulinois. De son côté, Sans pitiéest commandé par le moulinois Bouthenet assisté par Roseau et Béchon et à la tête detrente-quatre membres. Le réseau Gallia a pour chef départemental le moulinois Dufloux. Leréseau Mithridate est aussi représenté dans l'ancienne capitale du duché du Bourbonnais.Ce grand réseau de renseignement militaire, fondé par l'ingénieur Jean Herbinger dès juin1940, est en contact durant ces années d'Occupation avec le chef de division à la préfecture,

126 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris, 2006, p 110127 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris,

2006, p 151.

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Chagnoux 128 . De son côté et indépendamment de ces deux réseaux, Henri Dieu, bouchermoulinois, affirme animer durant l'Occupation une organisation de résistance dans la régionen qualité de chef de secteur dans l'ensemble de la zone occupée du département de l'Allier.Il assure être un agent P2 du contre-espionnage au titre de chef de la centralisation des

renseignements et des documents secrets 129 . Toutefois, s'estimant être tenu au secret dela défense nationale, il refuse jusqu'à sa mort de rendre publics les nombreux dossiers qu'ildétient au sujet des mouvements de la Résistance. Son fils, contacté dans le cadre de cemémoire, refuse encore aujourd’hui de montrer à quiconque les documents de son père.Enfin, d'autres réseaux bénéficient d'un relais à Moulins, notamment le réseau Goélettedirigé par le Vichyssois Serge Morizot avec pour correspondant à Moulins les sous-réseaux

Yatagan et Couperet 130 . Si peu de choses sont connues concernant ce dernier, la liste

du personnel de Yatagan confirme l'implication d'agents Moulinois PO, P1 et P2 131 .Les services de renseignements de l'armée de l'Armistice ne sont pas absents de

Moulins. Ils trouvent un écho dès août 1940 à la Madeleine, en la personne de Charles

Ximenès 132 . Celui-ci est en liaison, pour la zone occupée, avec le représentant en vinsHenri Ducros, habitant au 14 rue de Bourgogne, arrêté puis relâché en juin 1941. Ce dernierreprendra courageusement son travail avec le successeur de Ximenès, Schneider, au débutde 1942.

Dans cette logique de collecte de précieux renseignements pour la Résistance,le Noyautage des Administrations Publiques, héritier du Noyautage Administratif etProfessionnel, voit le jour dans le courant de l'été 1942. Né de la créativité d'AndréPlaisantin, responsable lyonnais de Combat et repris par les MUR, le NAP est implantédans les endroits les plus stratégiques, à savoir au sein de la préfecture de l'Allier, à lapolice, aux PTT et à la SNCF. Destiné à ralentir et à enrayer de manière astucieuse lefonctionnement de celles-ci, le NAP joue un rôle clé pour la Résistance durant ces annéesd'Occupation. La préfecture est ainsi infiltrée par des hommes voués à la cause de laRésistance. La révocation du préfet Adam pour son hostilité déclarée envers les Allemandslaisse augurer la présence en son sein d'une fraction d'ardents républicains. Après Adam,c'est au tour de Baer, chef de division et secrétaire général, d'être destitué de ses fonctions

pour son républicanisme sincère 133 . Des fonctionnaires choisissent, malgré le risque qu'ilsencourent, d'aider des Français avec les outils dont ils disposent. Le noyautage de lapréfecture ne peut être évoqué sans parler de l'action du chef de division René Robert.Ancien combattant de la Grande Guerre, de surcroît mutilé, Robert est horrifié par la défaiteet l'arrivée des Allemands à Moulins. Refusant de sombrer dans le fatalisme et le désespoir,Robert cherche habilement des soutiens au sein de la préfecture. Il rencontre au début del'année 1941 Serge Dodinet avec qui il noue une amitié solide et sincère durant ces annéesd'épreuves. Nommé en 1942 au deuxième bureau de la première division, Robert a sous sesordres les services de la carte d'identité et de la police générale et voit ainsi passer entre ses

128 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 448.129 Archive du Fond Rougeron, lettre de monsieur Henri Dieu à Georges Rougeron, 19 septembre 1968.130 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 447.131 ADA 996W, 238.02. Liste du personnel de l'Allier du sous Réseau Yatagan.132 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 449.133 Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 294.

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mains des papiers inestimables pour la Résistance régionale. Robert devient à ce momentprécis une pièce maîtresse pour celle-ci. Il décide de se mettre au service des Français dansle besoin. Dans cette optique, il établit de fausses cartes d'identité destinées aux passagers

de la ligne de démarcation mais aussi aux officiers inquiétés par Vichy 134 . Le service dutravail obligatoire instauré par Vichy sous la pression allemande le 16 février 1943 est unarrêt de mort pour ce chef de division qui promet aux jeunes de la ville un subterfuge pouréviter un départ forcé. Au mépris de sa propre sécurité, il décide d'aider une jeunesse qu'ilestime être déjà sacrifiée. Son stratagème est élémentaire mais redoutablement efficace :en modifiant les dates de naissance des classes destinées au STO, Robert permet à denombreux jeunes de prendre le maquis dans les nombreuses forêts avoisinant Moulins.Enfin, vouant une aversion totale à la sinistre prison de la ville, Robert prend l'habitudede détruire les listes des détenus de la Mal-Coiffée destinés à voyager vers les bagnes

allemands 135 . Il permet ainsi à un nombre inconnu mais certes bien réel de prisonniersd'éviter un voyage éreintant et souvent fatal vers les camps nazis. D'autres fonctionnairess'illustrent et secondent le chef de division. Serge Dodinet, adjoint et véritable homme deconfiance de Robert, est perçu comme le premier résistant de la préfecture. Altruiste etdévoué, il est le chef de cabinet de l'ancien préfet Adam et l'une des cibles privilégiéesdu préfet Porte, qui cherche par tous les moyens à l'évincer. Durant ces années, il est unsoutien sans faille et de surcroît extrêmement discret pour Robert. Un troisième hommepeut être nommé dans ce noyautage. Il s'agit de Bardot, directeur du STO à la préfecture.Il s'emploie, aidé de Robert, à faire passer entre les mailles du filet de nombreux jeunesmoulinois réfractaires. Le noyautage de la préfecture de l'Allier est un rouage essentielpour la Résistance. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour certains, il y a bien desrésistants au sein de cette administration, qui, par essence, est le reflet de la politique dugouvernement français. D'autres fonctionnaires de cette administration territoriale apportentune aide précieuse à la Résistance. Toutefois, par manque de documentation à leur sujet,il est impossible d'exposer de manière claire et précise leurs actions durant l'Occupation.

Le noyautage touche par ailleurs la police moulinoise qui peut se prévaloir d'avoirdes éléments de choix dans les Forces françaises de l'Intérieur. Selon Valmy, la police

moulinoise est solidement représentée dès avril 1942 au sein de la Résistance 136 . Elleest incarnée dans les premiers temps par un petit groupe voué entièrement à la causede de Gaulle, Sidi Brahim. Cependant, ce dernier étant une des branches du mouvementCombat dirigé par Tinland, il fait l'objet d'une description approfondie un peu plus loin dansce mémoire.

La préfecture et la police noyautée, c'est au tour de la SNCF d'apporter un soufflenouveau capable de gonfler les voiles d'une Résistance de plus en plus active. Lescheminots, portés en héros dans la Bataille du Rail de Clément en 1946, sont perçusdans la mémoire collective comme de précieux participants à la Résistance moulinoise.Leur activité professionnelle qui offre des opportunités considérables dans le domaine durenseignement, du passage clandestin de masse et du sabotage, confère aux cheminotsun statut de maillon-clé dans le chaînon de la Résistance régionale. Galvanisés par lesmouvements et les réseaux qui voient en eux un appui indispensable, les cheminotss'organisent au sein de trois groupes principaux qui fusionnent au tout début de l'année

134 Valmy, 30 octobre 1944.135 Ibidem.136 Archive du fond Rougeron, article Valmy 18 septembre 1944.

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1943 dans la dynamique d'union impulsée par Jean Moulin, pour donner le groupe SNCFMUR. La mission de ce groupe dirigé par Henri Laville montre à quel point les réseaux et

mouvements actifs dans la ville dépendent de celui-ci 137 . Espionnage, transmission de

renseignements militaires, mais aussi sabotage du matériel roulant militaire, destruction desconvois, interception de ligne et la garantie de liaisons diverses sont autant de missionsqui font des agents de la SNCF de véritables pivots de la Résistance moulinoise. Fort dequarante-un membres, SNCF MUR s'illustre notamment dans le transport et la dissimulationd'armes et d'explosifs. L'abri trouvé par ces résistants pour cacher les précieuses munitionsmet en lumière l'action d'un des conseillers municipaux de la ville, monsieur Branchard. Lamaison de celui-ci, située à une proximité stratégique de la gare de Moulins, offre à cetélu une merveilleuse opportunité de servir une Résistance qu'il espère et encourage detous ses vœux. Dès 1940, il profite des prérogatives que lui octroient ses fonctions pouraider les passages à travers la ligne. Bien que mutilé de la Grande Guerre, Branchard entrevéritablement en résistance à partir de mai 1942 et se livre à corps perdu dans le transportd'armes. Il se révèle être une aide précieuse pour les cheminots moulinois en accueillantdans son hangar toutes les armes interceptées par ces derniers. D'autres noms incarnent laRésistance des cheminots de la ville, à l'image de monsieur Chambon, décoré de la Croixde guerre avec palmes et de la Croix de chevalier de la Légion d'honneur. Son départ enretraite est l'occasion pour le Journal du Centre de rappeler son action durant l'Occupation.

Prenant le chemin de la retraite, je pars avec la satisfaction du devoir accompli le

plus humainement possible en bon agent SNCF et en bon Français 138 .

Si ces quelques mots soulignent la pudeur et la discrétion de cet homme, ils ne traduisentpas en revanche toute l'étendue de son action. Affilié au poste d'entretien des wagonsde Moulins, et de surcroît responsable de la région, il s'acquitte avec honneur, forceet abnégation des tâches qui lui sont conférées. Il se met au service d'une Résistanceconstante, intense et féconde contre les Allemands. Dans cette optique, il participeactivement aux sabotages, passages de civils, de soldats britanniques, mais aussi auxpassages de renseignements militaires. Devenu au début de l'année 1943 le responsablede la région Centre après l'arrestation de son prédécesseur, son action acharnée auprèsde la Résistance lui vaut d'être arrêté par la Gestapo au cours d'une mission à Paris, le15 janvier 1944. Il reviendra vivant mais émacié de son séjour à Auschwitz et reprendraavec beaucoup de courage son poste de cheminot en 1946. Enfin, sans vouloir dresser uneliste exhaustive des grandes figures résistantes de la SNCF à Moulins, il convient d'évoquer

l'action d'un homme voué à cette cause, celle de monsieur Mosnat dit le chauffeur 139 .

Chef de mission au détachement FTP des cheminots moulinois, Mosnat, homme robusteau regard franc assure dès 1942, avec les membres de son groupe, la pose de nombreusesaffiches, tracts et papillons dans la ville. Il assure en parallèle le passage de nombreuxclandestins et de courrier interdit avant d'être regroupé au sein de SNCF MUR et de sespécialiser dans l'action directe de sabotages. Railleur envers l'ennemi, Mosnat donne àses compagnons des noms de guerre empruntés dans leur très grande majorité au champlexical du chemin de fer. Il n'est donc pas surprenant de rencontrer des cheminots aux nomssuggestifs tels que le tendeur ou encore la goupille. Dans ces heures sombres de l'Histoire,les cheminots ne perdent pas cet humour salvateur qui permet à la Résistance de bénéficier

137 Valmy, 12 octobre 1944.138 Extrait du discours de monsieur Chambon, Journal du Centre, 9 décembre 1970.139 Valmy, 10 octobre 1940.

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de toute l'affection de la population. Les cheminots de Moulins ont, durant l'Occupation, lediable au corps quand il s'agit de défendre la fierté et la dignité des Français. Un cheminotmoulinois sous les ordres de Mosnat va payer de sa vie son altruisme sans limite. MonsieurDriffort, chef de train à Moulins, participe à la rédaction, au transport, à la diffusion de tractsanti-allemands ainsi qu'au collage nocturne d'affiches appelant les Français à résister. Ilprend part au sabotage des convois militaires allemands de passage dans la ville et facilite

l’évasion des prisonniers de guerre et de patriotes traqués par les Allemands 140 . Arrêtédès décembre 1942 par la Gestapo pour faits de résistance, Jean-Marie Driffort est interné,torturé puis déporté en Allemagne où il meurt à la suite de mauvais traitements infligés parl'ennemi. Décoré de la Croix de guerre avec étoile de vermeil, ce chef de train est cité selonces termes élogieux :

magnifique patriote, membre de la Résistance intérieure française. Arrêté pourfaits de résistance le 2 décembre 1942, a été interné jusqu'au 10 avril 1943, puisdéporté le 21 avril 1943 dans un camp de concentration où il meurt glorieusement

pour la France le 30 novembre 1943 141 .

La Résistance régionale bénéficie d'un soutien sans faille des cheminots moulinoisrassemblés au sein de SNCF MUR. Des dignitaires issus de leurs rangs canalisent par leurprestance toute cette énergie afin de la rendre la plus efficace possible. Ces agents de laSNCF personnifient le patriotisme qui anime les Résistants.

La Résistance moulinoise est un lieu de mixité sociale exemplaire. Avocats, hautsfonctionnaires, cheminots ou encore commerçants peuplent les rangs de celle-ci. Labataille des idées transcende les clivages sociaux pour ne retenir que les intentions et lessentiments. Mais la Résistance ne peut être réduite à cette mixité socioprofessionnelle. Sabeauté réside aussi dans le fait qu'elle est un creuset de nationalités. Belges, Hollandais etLuxembourgeois, qui ne peuvent retourner chez eux, décident, dans un élan de solidaritéincroyable, d'entrer en dissidence. Ils internationalisent en quelque sorte la Résistanceintérieure. Les Espagnols sont aussi actifs et la Résistance moulinoise peut se prévaloirde compter dans ses rangs des guérilleros espagnols. Ces combattants sont issus pourla plupart du mythique XIVème corps de guérilleros de l'armée républicaine espagnole etagissent dans les lieux les plus propices à l'action clandestine de part leur environnement

naturel, comme les exploitations forestières 142 . L’Allier étant un département à majoritérural, il n'est pas surprenant de rencontrer quelques unités de ces guérilleros républicains,notamment dans une ville encerclée de forêts telle que Moulins. En 1971, Louis Canier,directeur du service départemental de l'ONAC, remet à Monsieur Dominique Serra, ancienchef de la vingt-deuxième brigade de guérilleros espagnols de l'Allier ainsi qu'à ses vingt-et-un compagnons d'armes, la carte d'anciens combattants. Cette gratification traduit lareconnaissance du préfet envers ces guérilleros espagnols qui se sont battus aux côtés deshabitants du département. L'action de ces combattants hispaniques est d'autant plus louablequ'elle arrive tôt dans l'Occupation. Quatre d'entre eux sont arrêtés et déportés : ParralIgnacio, Radal Lledos Enrique, Delgado Garcia Orencio Noe et Rojo Raboso Esteban. Lestrois derniers espagnols cités sont arrêtés à Moulins pour faits de résistance, en 1941,dans le cadre de l'opération Porto menée par les services du contre-espionnage militaire

140 Attestation d'appartenance à la Résistance signée par Emmanuel Mosnat, 4 mai 1948.141 Extraits de l'attestation pour la médaille militaire.

142 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris,2006, p192.

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Partie III : Résister pour exister

Mignard Margaux - 2011 63

allemand, l'Abwehr 143 . Arrêtés pour sabotage et activité contre les troupes allemandes, ces

trois résistants ibériques sont déportés en décembre 1941 vers l'Allemagne puis la Pologneoù ils sont transférés tour à tour dans les camps de Wiesbaden, Wittlich, Breslau et Gross-Rosen. Enrique Radal Lledos et Orencio Noé Delgado Garcia seront libérés à la Libérationet rentreront en France en 1945. Esteban Rojo Rabaso n'aura pas la même chance queses compagnons de fortune puisqu'il mourra en déportation, comme l'atteste le certificatd'appartenance à la Résistance intérieure, signé le 6 juillet 1949 par le secrétariat d’État

aux forces armées et délivré à titre posthume à sa famille 144 .Espagnols, Belges, commerçants, cheminots, hommes et femmes sont autant

d'affluents, qui, malgré des sources différentes, convergent tous vers un même fleuve, celuide la Résistance moulinoise. Cette dernière, à l'état de petit ruisseau dans les premièressemaines, se transforme en véritable torrent sous l'action des réseaux et des mouvements.

L'action de ces réseaux est florissante à Moulins grâce à l'action combinée du NAP, descheminots mais aussi des agents PO, PI et P2. Le transport d'armes, autre visage essentieldu réseau, est aussi considérable dans cette petite ville à première vue paisible. Contretoute attente, le pont Régemortes est le spectateur de nombreux passages d'armes. Quipourrait suspecter cette jeune femme ou cet honorable commerçant de dissimuler dans sesbagages ou dans sa voiture des pistolets ou autres armes à feu destinés aux sabotagesou aux maquisards ? Gustave Bathelet, électricien à Moulins, raconte au colonel Rémy queles armes qu'il transporte à quelques reprises sur le pont Régemortes sont destinées à unmaquis proche de la ville. Lors de l'un des ses passages en compagnie de sa femme, lesAllemands perquisitionnent sa voiture tout en la mettant à l'écart pour la fouiller également.

Les Allemands ne trouvent rien, au grand soulagement de Bathelet 145 . Ce dernier n'est

pas le seul de la ville à transporter des armes. S'il ne fait jamais l'usage de celles-cidurant toute la période de l'Occupation (il en possède une par simple sécurité) d'autres lesmanipulent avec sang-froid. Ainsi, Madame Lelong, alors âgée de huit ans, assiste chezses parents à des manipulations de plastic. Fille d'une des grandes figures résistantes dela ville, elle regarde attentivement les camarades de son père manier avec dextérité lesexplosifs. Portant un regard tendre et bienveillant sur ces activités clandestines, elle raconteaujourd’hui que la Résistance est restée pour elle une formidable école de la vie, au seinde laquelle les connaissances acquises ont la qualité d'être concrètes et utiles, à défautde celles enseignées à l'école ! Les femmes ne sont pas absentes du transport d'armes.Simone Léveillé passe, à plusieurs reprises, des explosifs sur le porte-bagages de son vélo,

au niveau du pont Régemortes et ce, sans éveiller les moindres soupçons allemands 146 .Cette jeune résistance défie avec un large sourire les autorités allemandes qui ne pensentpas un seul moment que cette plaisante jeune fille puisse cacher des explosifs dans soncartable.

Les réseaux accordent par ailleurs une importance capitale à l'information de lapopulation. Une population informée, c'est autant de chance de trouver de nouvelles recruespartageant le même idéal. Dans cette logique, des ballons distributeurs de tracts sont

143 Document de l'association des amis de la Fondation pour la Mémoire de la déportation. Républicains espagnols.144 Certificat d'appartenance à la Résistance intérieure française, 6 juillet 1949.145 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Paris, Perrin, 1966, p 24.146 Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants, Romagnat, De Borée, 2003, p 154.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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retrouvés à plusieurs reprises à la Madeleine par l'Occupant 147 . Le rapport de police donne

un descriptif précis de ces dispositifs utilisés par les Alliés et les résistants :Cette sphère de toile caoutchoutée de couleur mastic est large de trois mètresde diamètre. Sur la partie inférieure est fixé, au moyen d’un mousqueton brun,un manchon de toile caoutchoutée avec chapiteau, d'un diamètre de quarantecentimètres, destiné à abriter un dispositif distributeur de tracts fonctionnant parmèche à combustion lente placée sur un rectangle de carton ondulé percé de

trous 148 .

Un appareil semblable à cette description est retrouvé dans le jardin de madame Nicolaux,résidant à la Madeleine, le 5 février 1943. Interrogée le jour même par les autorités, cetteMoulinoise affirme avoir entendu la veille au soir un bruit suspect dans son jardin sanstoutefois s'être donné la peine d'aller voir. L'enquête réalisée par la police de la sûreté révèleune origine britannique à ce ballon, retrouvé en partie brûlé.

Ces ballons distributeurs de tracts sont une nouvelle preuve de la créativité et del'ingéniosité à la fois des résistants et des Alliés dans la lutte idéologique qu'ils mènentcontre les Allemands. Ils sont aussi l'ultime maillon d'une chaîne de parachutage de tractscommencée quelques années auparavant. En effet, devant le renforcement des moyensde lutte de l'Occupant, les Alliés décident de franchir un nouveau palier avec ces ballonscensés larguer des tracts tout au long de leurs périples. Ils font écho aux actions alliéesrelevées plus tôt par le préfet Porte qui s'en alarme. Dans une lettre du 20 novembre 1941,le préfet de l'Allier s'offusque auprès du commissaire de la présence de tracts lancés parles avions de la Royal Air Force qui passent allègrement sous le manteau selon ses dires,

et demande par conséquent une enquête approfondie sur ce phénomène 149 .

j'attacherais du prix à recevoir votre réponse au plus tôt 150 .

Cette dernière phrase transcrit tout l'agacement du préfet à l'égard de ce phénomène qu'iljuge redoutable dans une guerre dont l'idéologie est le cœur. Les tracts alliés, qui exhortentles Moulinois à la rébellion contre l'Occupant, sont de sérieuses armes doctrinales. Cesderniers, très présents dans la ville, invitent la population moulinoise à suivre les hommesaux cœurs libres, à se dresser contre l'ennemi, à le ralentir en sabotant ses outils et àentrer dans la lutte armée pour grandir les rangs de la Résistance régionale. Ces tractsviennent compléter la propagande idéologique de la Résistance réalisée par des journaux

clandestins -le MUR Bourbonnais, Combat ou encore Valmy- mais aussi des papillons 151

. Ces derniers, signés dans le cas présent de la Jeunesse Combattante, sont collés sur lesmurs ou réverbères de la ville pour encourager la population à fêter de la plus digne desmanières le 14 juillet de chaque année.

Les réseaux participent grandement à la bataille doctrinale que se livrent d'un côté lesautorités d'Occupation aidées des collaborationnistes de la ville et de l'autre les dissidents,épaulés par les Alliés, voués au retour en grâce de la République. Ces réseaux sont

147 ADA 996W, 252. Ballon distributeur de tract, 5 février 1943.148 Ibidem

149 ADA 996W, 87.05. Lettre du préfet Porte, 20 novembre150 Ibidem151 Archive fond Rougeron. Papillon de la Jeunesse Combattante.

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bien présents dans l'ancienne capitale du Duché du Bourbonnais et mènent une activitéconsidérable pour la Résistance régionale. Les filières de renseignement, de passage maisaussi de transport d'arme cohabitent dans cette petite ville-frontière à seulement soixantekilomètres de la capitale de l’État français. S'ils représentent un des confluents du grandfleuve qu'est la Résistance intérieure, l'autre est sans conteste celui des mouvements. Trèsprésents dans la ville, ils bénéficient durant ces années d'un large soutien de la part de lapopulation.

Les mouvements : une multitude au service d'un même idéal deliberté.

Ces mouvements sont créés à l'intérieur d'un pays qui perd pied, dans un système normatifqui s'écroule. Ils sont le fruit d'hommes qui, refusant le fatalisme et méprisant la résignation,sentent un vent de rébellion chez certains de leurs compatriotes et décident de canalisercette envie d'action. Malgré le chaos indescriptible des premiers temps, des hommes tententde trouver des interlocuteurs sur la même ligne de pensée qu'eux afin de les associer à leursrêves d'action. Ces hommes sont animés d'une envie irrépressible de prendre la populationfrançaise à témoin pour l'encourager à défier l'Occupant. Les petits noyaux qui émergentdans les premiers instants de l'Occupation essaient de rallier des individus à leur cause parle biais de tracts, journaux clandestins et papillons. Ces groupuscules de la première heurese heurtent à de nombreuses difficultés, avec en tête celle de recruter des individus sincèreset courageux, mais aussi et surtout dignes de confiance. La présence de mouvements àMoulins, située majoritairement en zone occupée, traduit une volonté forte d'obtenir desrésultats concrets contre l'Occupant omniprésent. L'action de ces groupes dans le faubourgde la Madeleine revêt une connotation politique mais aussi la solidarité de ces habitantsenvers le reste de la ville occupée. Grâce à un savant mélange de chance, de hasard,de belles rencontres et de talents individuels, un des trois principaux mouvements de laRésistance intérieure bénéficie d'une antenne à Moulins, Combat.

Né de la fusion en décembre 1941 des groupes Liberté et Libération nationale, le

Mouvement de Libération française se fait connaître sous le nom éloquent de Combat 152

. La présence de ce mouvement à Moulins est d'autant plus révélatrice de l'importanceaccordée à la ville qu'il est, selon les historiens, le plus efficace des mouvements de laRésistance non-communiste. La zone sud étant découpée en six régions, la partie libre deMoulins est rattachée à la R6 de Clermont-Ferrand, aux mains d'Alfred Coste-Floret puis

d'Henry Ingrand 153 . L'activité de Combat à tous les niveaux est divisée en trois secteurs, à

savoir les services généraux, les affaires politiques et les affaires militaires 154 . Les premiersassurent le soutien qui pourrait être qualifié de logistique, notamment la fabrication des fauxpapiers, la recherche de logements ou encore la maîtrise des liaisons. Les affaires politiquesconsolident le mouvement par le recrutement, la propagande, le renseignement et le NAPévoqué plus haut. Enfin, le dernier service est composé de groupes tels que Résistance-Fer,du maquis ou encore du service des opérations aériennes. Ces trois services sont présents

152 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris,2006, p 117.

153 Ibidem, p 118.154 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris,

2006, p 118.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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dans la ville, même si le secteur militaire est chronologiquement plus tardif et davantageprésent dans les forêts avoisinantes. Combat est, à Moulins, le fruit de la fusion de troisgroupes, à savoir Jean-Pierre, Liberté et Sidi-Brahim. Né en janvier 1941, le groupe Jean-Pierre est composé de cinq fonctionnaires de la préfecture, sept cheminots, un ingénieurdes Ponts et Chaussées, trois gaziers et électriciens, quatre gendarmes et sept hommes

de professions diverses 155 . Cette unité illustre une fois de plus cette mixité sociale tantadmirée aujourd'hui de la Résistance intérieure. Le groupe se spécialise durant les premierstemps dans la fabrication de fausses pièces d'identité. Jean-Pierre bénéficie durant sonâge d'or de vingt-huit membres, avec à sa tête le greffier de paix François Prélot secondépar le chef de bureau de préfecture Robert et Marcel Forestier, ingénieur des Pont et

Chaussées et interlocuteur du colonel Rémy 156 . Constitué en mars 1943, soit à la veillede la disparition de la ligne de démarcation, Liberté comprend vingt-cinq membres issusde professions diverses avec à sa tête l'entrepreneur de travaux public Gilbert Blanchet

suppléé de l'industriel forain François Roux 157 . Si la majorité des membres habitent Yzeure,l'activité de ce groupe peut sans aucun doute possible être rallié à Moulins, tant cette petiteville limitrophe est habituellement rattachée à Moulins. Enfin, le groupe Sidi-Brahim, né ennovembre 1942, a pour chef l'huissier de justice moulinois Paul Duperroux et les adjoints

René Martin et Georges Augrandenis, tous deux brigadiers de police 158 . Ce dernier groupecompte dans ses rangs vingt-neuf moulinois pour la plupart agents de police de la ville.Jean-Pierre, Liberté et Sidi-Brahim sont, au niveau départemental, sous les ordres du chefde Combat, l'avocat moulinois Maître Maurice Tinland dit Dupuis et suppléé par Dufloux,commerçant de la ville.L'action remarquable et le dévouement sans borne de MauriceTinland lui valent un paragraphe entièrement consacré à son activité durant ces sombresannées.

Les dirigeants départementaux de Combat accordent une importance primordiale àla puissance du Verbe. Très tôt, des Moulinois réfractaires sont recrutés pour la diffusionde tracts antigouvernementaux mais aussi de journaux clandestins tels que Combat. Ladistribution des tracts anti-allemands est notamment assurée par une Moulinoise du nomde Babouleine. La rédaction et la diffusion de journaux interdits par l'Occupant, notammentles Cahiers du Témoignage Chrétien, sont garanties par Charles Ximénès, frère du chef

du réseau SR Kléber 159 tandis que ceux de Francs-tireur, Combat et Libération sont

assurées par Simone Léveillé. En ces temps difficiles et malgré l'attachement des dirigeantsà leurs propres mouvements, la solidarité est de mise. La collecte de renseignementsporte rapidement ses fruits notamment grâce à Simone Léveillé qui prend l'habitude d'épierdiscrètement le poste allemand du pont Régemortes. Les services généraux sont aussi trèsprésents dans la ville, notamment le service de faux papiers. L'évocation de ce serviceindispensable à la Résistance régionale est intrinsèquement liée à celle d'un lieu, d'unnom de famille. Devant la volonté impétueuse des résistants d'aider leurs compatriotes etcompagnons dans le besoin, des ateliers de fabrication de fausses pièces d'identité sontinstallés dans le plus grand secret à Moulins. Ainsi, le 15 rue de Bourgogne, propriété de

155 Archive fond Rougeron.156 Colonel Rémy, La ligne de démarcation, Volume 4, Chapitre Le visiteur, Paris, Perrin, 1966.157 Archive fond Rougeron, lettre de Robert à Rougeron, 1968.158 Ibidem159 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 117.

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la famille Ducros, devient l'un des principaux laboratoires de la ville en matière de fauxdocuments. Pendant trois années, cette petite maison aux abords paisibles située en facede la Feldgendarmerie est en réalité un des hauts lieux de la Résistance moulinoise. Refugepour les passagers clandestins, elle est aussi le lieu privilégié de rendez-vous pour les chefsde réseaux et de mouvements. Tinland, Léveillé, Duperroux ou encore Ximénès pour neciter qu'eux, prennent l'habitude de se retrouver dans ce chaleureux foyer afin d'organiserleurs futures actions. Cette maison fait aussi office de tanière pour les résistants moulinoistraqués qui doivent laisser passer l'orage. Avec les besoins croissants de la Résistance, le15 rue de Bourgogne devient un atelier de fabrication de faux papiers mais aussi un refugepour les réfractaires au STO. Le propriétaire, monsieur Ducros, supervise cette confectionclandestine tandis que sa femme accueille et chérit ces résistants qu'elle considère commeses propres enfants. Il est très facile d'imaginer toute la bravoure et toute l'audace dont faitpreuve cet homme, qui met en péril sa vie et celle de sa femme pour les idées portées par laRésistance. Malgré l'intense activité clandestine qui règne sous ce toit, la Feldgendarmeriene soupçonne rien, au grand soulagement des résistants et des propriétaires. Une autrerésistante de la ville dont le nom est cité se spécialise dans la fabrication de faux documents

et soulage ainsi Ducros dans cette lourde tâche : Suzanne Tariant 160 . Cette dernière, amie

de Simone Léveillé et membre de Combat, se révèle être une spécialiste des faux tamponset une aide précieuse pour les résistants de la ville, notamment pour ses dirigeants.

Combat est ainsi très actif à Moulins. Il incarne l'alternative idéologique de l'Occupanten privilégiant la diffusion des valeurs de la Résistance, au moyen de journaux clandestins,de tracts et de papillons. Tinland a conscience que ces écrits préparent le terreau àune Résistance fertile et sont aussi et à la fois la vitrine et le recruteur du mouvement.La responsabilité de Combat dans la Résistance intérieure et dans la victoire des Alliésest grande. C'est pourquoi ce mouvement occupe une place de choix dans le cœur deshabitants de la ville et tout particulièrement son chef départemental, Maurice Tinland, quisera élu maire de la ville en 1947 et ce pour douze ans.

Si Combat est le mouvement le plus important et le plus illustre qui trouve un échodans la ville, il n'est cependant pas le seul. D'origine maçonnique, le mouvement PatriamRecuperare fondé à la fin de l'année 1940 a pour correspondant à Moulins le professeur

Charles Rispal 161 . Né en 1893 dans le Cantal de parents agriculteurs, Charles Rispal

devient en 1931 professeur d'enseignement théorique au lycée Banville 162 . Affilié à l'Unionlocale CGT de Moulins, franc-maçon dignitaire de la Loge Equerre à Moulins et de la LogeLa Cosmopolite à Vichy, il fait partie, tout comme Buriot-Darsiles, du cercle intellectuel dela ville. Mais la comparaison s'arrête là. Si les deux hommes connaissent une destinéetragique, les raisons se trouvent aux antipodes. Charles Rispal, qui ne cherche pas àdissimuler son appartenance à la Franc-maçonnerie, est très rapidement mis à la retraite.Ce franc-maçon qui, se voit conférer avant-guerre le trentième degré correspondant à un

grade très élevé au sein de cette société secrète 163 , entre très rapidement en résistance

160 Ibidem, p 100.161 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 406.162 Fascicule Déportés et fusillés du lycée Banville, Moulins, Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la

Déportation de l'Allier, 2006, p 15.163 ADA 996W, 115. Journal Officiel de l'Etat français, 26 septembre 1941.

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164 . En 1941, il devient le correspondant à Moulins de Patriam Recuperare, mouvementspécialisé dans la collecte de renseignements. Il sera arrêté à la fin du mois de février1943, interné à la Mal-Coiffée, envoyé vers Compiègne puis à Mauthausen le 16 avril 1943.Il sera gazé le 31 juillet 1944. Certains historiens débattent sur ces activités résistantes.Certains affirment qu'en plus d'être affilié à Patriam Recuparare, Chjarles Rispal appartientau Groupe Sud-Est de la Résistance-Fer tandis que d'autres prétendent qu'il est membredu réseau Gallia, spécialisé lui-aussi dans le renseignement. Les raisons de son arrestationsont cependant connues et indiscutables : Charles Rispal est arrêté pour faits de résistanceet pour son appartenance à la Franc-maçonnerie. Sa mort vient grossir la longue liste desMoulinois morts pour la France durant l'Occupation.

Les mouvements de la Résistance intérieure, relais de la voie d'un de Gaulle exiléà Londres, jouissent d'un fort écho dans la ville de Moulins. Combat est probablement lemouvement qui bénéficie de la plus ferme résonance au sein de la population moulinoise.Ces membres qui érigent la solidarité et la fraternité en principes fondamentaux, luttent touspour voir à nouveau l'étendard de la République remplacer celui de la croix gammée surles bâtiments officiels de Moulins.

Les réseaux et mouvements enrôlent dans leurs rêves de liberté tous les Moulinoissouhaitant combattre l'ennemi et la cruauté qu'il incarne. Le temps des réseauxet mouvements supplante celui des individualités. Le passage de l'un à l'autre estfondamentalement rendu possible par le charisme propre aux dirigeants. Ximénès, Tinlandou encore Dufloux bénéficient d'un extraordinaire dévouement doublé d'une fidélité sansborne de la part de leurs camarades. Cette allégeance est rendue possible grâce àl'admiration unanime qu'ils suscitent chez ces derniers. Les réseaux et mouvementsincarnent la résistance face à l'oppression, la liberté et l'égalité des hommes. S'ils sesituent aux antipodes du nazisme et revendiquent la démocratie, peuvent-ils se prévaloir del'exercer pleinement en leur sein ? Les individus qu'ils ont sous leurs ordres semblent eneffet se plier docilement et gracieusement aux volontés des chefs.

Les réseaux et mouvements sont organisés avec beaucoup d'ingéniosité pour passerle plus longtemps entre les mailles des filets nazis. Cette organisation complexe nécessitepar sécurité une certaine hiérarchie qui semble au premier abord en contradiction avecl'idée même de démocratie. Cette hiérarchie, qui place sur un piédestal les dirigeantsmoulinois tels que Tinland, Ximénès et Dufloux, résulte de deux coordonnées, d'une partleur ancienneté et d'autre part leur très grande disponibilité. Les chefs de réseaux et demouvements doivent leur incontestabilité à la précocité de leurs actions clandestines. Lestrois chefs cités ci-dessus s'engagent très tôt, dès l'été 1940 pour Ximénès, l'été suivant

pour Dufloux et Tinland 165 . D'autre part, leur total dévouement pour la Résistance régionaleet leur entière disponibilité les dépossèdent d'une vie paisible. Voués à la clandestinité laplus complète, ces dirigeants forcent le respect parmi leurs camarades. Traqués comme devéritables trophées de guerre par l'Occupant, ils vivent dans une totale précarité, jonglantentre les refuges pour échapper aux pièges tendus par l'ennemi. Cependant, s'il existe bienune hiérarchie au sein de cette organisation clandestine, le chef ne dispose cependantpas d'un pouvoir de commandement exclusif. Si leurs membres acceptent implicitement lerisque de mourir en entrant dans ces organisations, Ximénès, Tinland et Dufloux, pour neciter qu'eux, n'ont toutefois pas un pouvoir de vie ou de mort sur eux. Les décisions prises au

164 ADA 996W, 115. Journal Officiel de l’État Français, 26 septembre 1941, p 4131.165 Marie-Elisabeth Rat, Maurice Tinland, un résistant Moulinois, Moulins, Direction départementale de l'Office National des

Anciens Combattants et Victimes de Guerre de l'Allier, 1999, p 6.

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sein de ces organisations sont d'une gravité trop grande pour qu’elles ne soient la volontéque d'un seul homme.

Les dirigeants départementaux des grands mouvements et réseaux de la Résistancemoulinoise sont placés sur piédestal durant l'Occupation. L'arrestation de Tinland en 1944est une véritable tragédie pour ses compagnons.

La fusion des mouvements obtenue par Jean Moulin en 1943 met en avant un anciencombattant et chef de cabinet du Ministre de l'Agriculture sous le Front Populaire. Chefdépartemental des MUR, Nebout dit Nozière s'emploie à intensifier la dynamique desolidarité entre les résistants et à peupler les rangs des mouvements. Cet homme a toutlogiquement un rôle clé dans l'efficacité des actions des réseaux et mouvements présentsà Moulins.

Enfin, parler de la Résistance sans évoquer les Forces Françaises libres seraitincomplet. Des Moulinois reconnaissent très tôt en de Gaulle le seul chef légitime de laFrance et décident de peupler les rangs de la France libre, à l'image de monsieur Driffort.Ce Moulinois résidant à la Madeleine décide de partir à Londres pour rejoindre les FFI. CeMoulinois, profondément acquis à la cause de la République, n'hésite pas à tout abandonnerpour répondre à l'appel du général de Gaulle. Entraîné en Angleterre, il participera au

débarquement allié de Provence 166 .

Chapitre 2 : Portraits de quelques grandes figures dela Résistance moulinoise

L'imaginaire collectif résume très souvent, et de manière inconsciente, les périodeshistoriques à un ou plusieurs noms, personnages ou symboles. De Gaulle et Pétainsemblent incarner à eux seuls les années noires de la France. La mémoire collective,parce qu'elle est limitée, procède délibérément ou non, à des raccourcis par essenceréducteurs. L'histoire régionale n'échappe pas à cette règle. Dans cette logique, laRésistance moulinoise demeure dans les mémoires des habitants un phénomène réel, maisfruit de seulement quelques hommes.

Par nature sélective et subjective, la mémoire retient généralement les résistants lesplus illustres et oublient le socle même de celle-ci qui fait sa force et sa réussite. Cessoutiers de la gloire, qui tombent dans l'oubli, sont pour ces illustres résistants une aideindispensable mais aussi des compagnons de fortune. Si quelques célèbres résistants fontl'objet d’un portrait succinct dans le cadre de ce mémoire, c'est avant tout pour montrerleur total dévouement mais aussi et indirectement pour mettre une fois de plus en lumièrel'action des résistants de l'ombre, pierre angulaire de la Résistance.

C'est très souvent par l'accueil dans la postérité que l'on juge l'action d'un homme.Tinland en est le symbole même. Élu le 20 octobre 1945 vice-président du bureau desanciens combattants de l'U.F.A.C de Moulins, nommé secrétaire général de l'association,Maurice Tinland devient un homme public le 19 octobre 1947 lorsqu'il devient, à seulementtrente-deux ans, le plus jeune maire de Moulins. Cette élection traduit, deux ans après lafin de la guerre, toute la reconnaissance et l'affection d'une population envers cet illustre

166 Entretien avec son fils, monsieur Driffort.

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Moulinois. L'image de cette foule d'anonymes se pressant pour rendre un dernier hommagele 29 mars 1963 à cet homme libre est le meilleur témoignage de toute l'estime portée à cechef de la Résistance moulinoise.

Né dans la Drôme en 1915 d'un père colonel d'artillerie de confession protestante,

Maurice Tinland est le premier d'une fratrie de trois 167 . Au lendemain de la Première GuerreMondiale, la famille Tinland décide de s'installer dans la ville de Moulins. Maurice Tinlandeffectue à partir de 1931 sa scolarité au lycée Banville, qu'il quitte pour étudier le droit àla faculté de Paris. Le 2 juillet 1938, presque trois mois avant la conférence de Munich, ilobtient sa licence et s'inscrit comme avocat stagiaire auprès du bâtonnier moulinois GuyCoquille. Mobilisé en 1939 dans l'armée de l'air avec le grade de sous-lieutenant, Tinlands'illustre lors de ses missions de mai 1940 et obtient en récompense la Croix de guerre. Sacitation à l'ordre de la brigade est très élogieuse :

Splendide officier d'une magnifique bravoure, doué, d'un remarquable sang-froid.A accompli avec un calme parfait plusieurs missions particulièrement délicates,au cours desquelles il a bravé les attaques de la chasse et de la DCA pour rechercher et rapporter, en vol rasant et sans protection des renseignementsprécis et de la plus haute importance. Est rentré notamment le 14 mai avec son

avion criblé de balles, à la suite d'une attaque de dix-huit chasseurs 168 .

Cet héroïsme et cette bravoure exceptionnels transcrivent le caractère extrêmementcombatif de Tinland et augurent un dessein à part à cet homme d'exception et au courageremarquable. Au lendemain de la signature de l'armistice par les autorités françaises,Tinland tente de rallier l'Angleterre par avion. Mais en ces temps difficiles, il se heurte à unepénurie de carburant, le contraignant à abandonner son projet d'échappée belle. Démobiliséle 13 août, il tente, en vain, de rallier une nouvelle fois la terre d'exil du Général de Gaulle.Revenu à Moulins, il est un spectateur ahuri des restrictions imposées par les Allemandsaux Français et tout particulièrement aux frontaliers. Tinland entre en résistance durant l'été1941 au sein de l'O.C.M dirigée par Courvoisier. Très rapidement, il s'émancipe de la tutellede ce réseau pour rejoindre le mouvement Combat en qualité de chef départemental de

l'arrondissement de Moulins 169 . Tour à tour Jean-Pierre, Berthier puis Dupuis, Tinland apour mission de vérifier les régions en cours d'organisation dans la zone Sud et d'espionner

les ministères à Vichy 170 . En 1942, Tinland forme le groupe de résistance qui porte

son nom 171 . Il a sous ses ordres des hommes et des femmes voués à la cause de laRésistance et, de surcroît, extrêmement loyaux envers leur chef. Célestin Bottone, HenriDucros, Simone Léveillé, Georges Pineau sont autant de résistants moulinois anonymesqui apportent une aide précieuse et une amitié sans faille à cet avocat. Le 5 novembre 1942,en réaction à l'appel de la radio anglaise, le groupe Jean-Pierre de Prélot rejoint celui de

167 Marie-Elisabeth Rat, Maurice Tinland, un résistant Moulinois, Moulins, Direction départementale de l'Office National desAnciens Combattants et Victimes de Guerre de l'Allier, 1999, p 5. Jean Débordes, L' Allier dans la guerre, paroles de Résistants,Romagnat, De Borée, 2003, p 331.168 Marie-Elisabeth Rat, Maurice Tinland, un résistant Moulinois, Moulins, Direction départementale de l'Office National

des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de l'Allier, 1999, p 5.169 Ibidem, p 5.170 Ibidem, p 6.171 Ibidem, p 6.

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l'avocat moulinois, suivi par les groupes Sidi Brahim et Liberté, respectivement aux mains deDuperroux et de Blanchet en mars 1943. À partir du début de l'année 1943 et suite à la fusiondes trois grands mouvements de la Résistance intérieure -Combat, Libération et Franc-Tireur- Tinland exerce ses activités aux côtés de Nebout dit Nozière, chef départementaldes M.U.R, qui s'emploie à unifier tous les mouvements de la région. En qualité de chefdépartemental de Combat, Tinland assure durant ces années de multiples actions, toutesplus périlleuses les unes que les autres. Pierre angulaire de la Résistance moulinoise, ilexerce à la fois les activités de renseignement et d'espionnage mais aussi de fabrication defaux-papiers. Il assure par ailleurs les liaisons nord-sud, l'organisation des maquis autour de

Moulins, les parachutages et enfin les transports d'armes et d'explosifs 172 . Afin de menerà bien ces diverses missions sensibles et ô combien primordiales, Tinland sait s'entourer,comme il l'a déjà été évoqué, d'hommes et de femmes dignes de confiance. Le docteur de laville André Sourice, le commerçant en vin Ducros ainsi que mesdemoiselles Marie-ThérèseCombaret et Suzanne Tariant sont chargés de fabriquer ces sésames falsifiés pour couvrirles résistants et réfractaires. Il s'entoure aussi de Jean Mathonnière et de Simone Léveillépour la collecte de renseignements mais aussi pour le transport de containers, depuis son

domicile vers les fermes avoisinant la ville 173 . Parallèlement à cela, Tinland, secondé par lesMoulinois Bottone, Fugier et Pineau, réceptionne les très convoités parachutages d'armesenvoyés par les avions de la RAF. Enfin, l'avocat moulinois organise la distribution de tractset de journaux clandestins tels que Franc-tireur, Combat ou Défense de la France, répartisdans Moulins par Simone Léveillé et Georges Thomas.

Cet homme, qui ne compte ni les heures ni les risques, devient l'un des ennemisprincipaux des Allemands qui en font une de leur cible privilégiée. Tinland devient durantces mois l'homme qui incarne le mieux la Résistance de la ville et l'homme qu'il fautarrêter. La Résistance moulinoise subit en 1943 de nombreuses arrestations, fruit dutravail acharné de la Gestapo. Mathonnière arrêté, c'est tout le mouvement qui retient sonsouffle. L'électrochoc arrivera cependant l'année suivante, avec l'arrestation de Tinland.Appréhendé le 28 janvier 1944 devant son domicile par sept agents de la Gestapo de Vichy,il est très rapidement conduit à la Mal-Coiffée. Interrogé, battu et torturé, Tinland refusera deparler et de livrer les noms de ses compagnons à des interlocuteurs persuadés qu'il est lechef local des M.U.R. Questionné à de multiples reprises sous la menace d'un nerf de bœuf,Tinland subira toute la haine des nazis qui ont eu vent de ses exploits en 1940. Son courageet sa détermination, il la doit à sa foi irrépressible en la victoire alliée. Il dira à ce sujet :

mon horizon, c'était la défaite certaine de ces brutes, leur châtiment à venir,c'était l'action des camarades qu'il fallait protéger pour qu'elle triomphe bientôt 174 .

Cette capacité à percevoir une lueur d'espoir, aussi infime soit-elle, dans des moments aussisombres est digne des plus grands hommes. Tinland essuiera les coups de ses ennemis, deplus en plus soutenus au fil de sa détention à la Mal-Coiffée. Le 6 juin 1944, Maurice Tinlandapprendra avec ses camarades de fortune le débarquement allié. La Libération n'est alorsplus très loin pense-t-il. Mais l'attente sera très longue. Tinland fera encore parti, le 24 août,

172 Ibidem, p 7.173 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 132.174 Marie-Elisabeth Rat, Maurice Tinland, un résistant Moulinois, Moulins, Direction départementale de l'Office National

des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de l'Allier, 1999, p 14.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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des soixante-huit prisonniers de la sordide prison de Moulins 175 . Le soir de ce même jour,il subira un ultime interrogatoire puis sera libéré. Il échappera de justesse au dernier convoi

de soixante-six des prisonniers restants pour le camp de Buchenwald 176 .La Résistance durcit incontestablement les hommes. Tinland, à l'image de Jean Moulin,

parvient à garder le silence sous la torture infligée par les nazis. Durant ces longs mois où letemps semble suspendu, Tinland puise dans sa foi, celle en la victoire alliée pour dépasserla douleur et les humiliations. Qui aurait pu imaginer que cet homme qui se destinait aubarreau de la ville allait devenir l'un des chefs de la Résistance régionale et endurer detelles ignominies ? Ces années noires poussent les Moulinois dans leurs retranchements.Tinland incarne l'homme libre capable de mourir pour les causes qui l'animent.

Tinland gardera à vie des séquelles de cette détention. Il est fait chevalier de la Légiond'Honneur à titre militaire et titulaire de la Médaille de la Résistance et de la Croix de guerre.Le 11 octobre 1949, il est élu bâtonnier du barreau de Moulins. Il meurt brutalement le 29mars 1963 et est inhumé au cimetière de la ville devant de nombreuses autorités civileset militaires accompagnées d'une foule d'anonymes désirant rendre un ultime hommage àcet homme libre.

Une autre figure de la Résistance moulinoise mérite une attention toute particulière. Ils'agit de Simone Léveillé, citée à de nombreuses reprises dans ce mémoire et immatriculéeà Londres dès 1941 à seulement vingt-deux ans. Le portrait de cette résistance estnécessaire et pertinent car son action permet de personnifier l'engagement de la jeunessemoulinoise mais aussi et surtout celle de la Résistance féminine, trop souvent mise decôté et sous-estimée. Son décès le 7 mai 1984 est l'occasion pour le Journal du Centre

de rappeler les exploits de cette très jeune femme durant l'Occupation 177 . Lieutenant desForces Françaises Libres, Simone Léveillé assure durant ces trois années de nombreuseset périlleuses missions au nom de la Résistance. Née le 11 septembre 1919 à Moulins,Simone Léveillé est élevée par son père, pâtissier, et sa grand-mère, suite au décès de samère, Marguerite, en 1923. Simone est la dernière d'une fratrie de trois filles. Elle reçoitune éducation stricte qui érige les Intellectuels français de l'époque tels que Briand etBergson en héros de la nation. Ce culte de la patrie est relayé par l'école, où Simonereçoit un enseignement dispensé par des maîtresses profondément patriotes. Avec sesyeux d'enfants, Simone observe les ravages de la Grande Guerre au travers des mutilés dela ville. A quinze ans, son besoin d'être utile aux autres et son âme pieuse l'amènent à entrerlogiquement aux Guides. Sa foi chrétienne, qui, développe chez Simone son altruisme etdévouement envers les autres, est une des sources de son engagement dans la Résistance.Son certificat d'études en poche, Simone abandonne rapidement ses études pour travaillerdans une mercerie à Moulins. L'année 1940 sonne comme la fin de l'insouciance pour cettejeune fille. La France, qui vient de déclarer la guerre à l'Allemagne nazie d'Hitler, entre dansla drôle de guerre. Le 10 mai 1940, véritable début des hostilités entre les belligérants,soulève un espoir fou chez la jeune fille comme en témoigne son journal intime :

175 Ibidem, p 14.176 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 14.

177 Journal du Centre, 10 mai 1984.

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La drôle de guerre prenait fin. Nous allions enfin pouvoir nous mesurer avec cetennemi qu'on nous dit tant affaibli. Les affiches l'annonçaient: nous vaincrons

parce que nous sommes les plus forts 178 .

Sa confiance aveugle dans l'armée de son pays témoigne de son patriotisme sans borne.A l'heure où les jeunes filles sont davantage préoccupées par des tâches plus terre-à-terre,Simone se passionne pour la politique. Sa foi en la victoire française laisse peu à peu placeau doute mais en aucun cas à la résignation. Devant l'exode, Simone est la spectatriced'arrivées massives de femmes et enfants effrayés et tourmentés par les sirènes et le bruitdes avions. Alors que beaucoup de Moulinois perdent espoir et cèdent à la panique, Simonecroit encore à une riposte de ses soldats et écrit :

Non, ce n'est pas possible. Il y aura une résistance sur la Loire. Tout n'est pasperdu. Et puis, il y a les colonies. Jamais, non jamais la France ne sera vaincue 179 .

Sa lucidité et sa foi dans l'armée française sont inamovibles. En parlant pour la premièrefois de Résistance, Simone semble avoir scellé son destin. Comment ne pourrait-elle pasadhérer quelques semaines plus tard aux idées d'un général français qui porte tout hautses espoirs ? Simone s'érige contre le fatalisme de certaines commerçantes moulinoises.Exaspérée par tant de résignation, elle s'écrit :

vous avez l'air de vous réjouir de la défaite de la France. Heureusement, tous lesFrançais ne sont pas comme vous ! La France ne sera jamais vaincue, car sesenfants sauront la défendre. Je vous jure que si les Allemands pénètrent dans

Moulins, même s'il devait m'en coûter la vie, je ferai tout pour les combattre ! 180 .

Sous l'émotion et la colère mais avec toute sa franchise, Simone semble prendre à témoinson auditoire de ses futures intentions. Sous les traits d'un serment, Simone avec toutel'innocence de son jeune âge, s'engage à servir son pays jusqu'à son dernier souffle. Elleincarne inconsciemment cette jeunesse, élevée durant l'entre-deux-guerres dans le cultedes poilus, héros de la patrie. L'armistice demandé par Pétain plonge dans la stupeur lajeune femme qui reprend espoir en apprenant qu'un général exilé à Londres appelle àpoursuivre la lutte. Dès lors, Simone reconnaîtra uniquement ce dernier comme chef de laFrance.

L'entrée de Simone Léveillé en résistance commence un jour d'automne 1940.Habituée du passage au pont Régemortes, elle se lie d'amitié avec les soldats français

présents et accepte volontiers de faire passer en zone occupée leur courrier 181 . C'est

le début d'un engrenage qui conduit cette jeune femme dans l'activité clandestine. Cejour marque le début d'une vie pleine d'incertitudes, d'émois, de frayeurs, de faits d'armeset d'inconscience. Lors d'un autre passage, le chef de ce même poste, l'officier Walter,demande à Simone quelques renseignements sur les Allemands présents dans la ville.Très douée pour l'observation, Simone entre dans les services de renseignements et serisque à questionner directement des collaborateurs de la ville ou des femmes de ménages

178 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 44.179 Ibidem, p 47.180 Ibidem, p 48.

181 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 87.

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travaillant chez les Allemands. Conscient que la jeune fille peut se révéler être une aideprécieuse pour la Résistance, Walter en informe Ximénès, chef du SR de l'armée del'Armistice, qui l'engage en vue de collecter des renseignements sur l'industrie. Simonedevient le 1er mai 1941 membre du SR Kléber avec le statut de militaire et subordonnée

de Ximénès 182 . Durant cette période, l'observation devient un automatisme pour Simonequi note et enregistre chaque changement, même anodin. Elle reçoit des renseignementsvenant de Bourges, les réécrit en les complétant sur du papier à cigarettes à l'encre invisibleet les fait passer clandestinement sur le pont Régemortes. Cette vie clandestine qui présentebien des dangers, est pour la jeune femme, une formidable opportunité de servir ce paysqu'elle chérit tant et d'occuper sa vie morose. Le 3 janvier 1942, et suite au départ précipitéde Ximénès, elle pénètre, pour la première fois d'une longue série, chez les Ducros, ruede Bourgogne. Les mois passent et Simone Léveillé continue son travail de renseignementtout en nouant une amitié indéfectible avec ces derniers. Le successeur de Ximénès,Schneider confie des missions toujours plus importantes à la jeune femme. En parallèle àses activités de renseignement, Simone entretient des contacts avec le frère de Ximénès,Charles, qui met en place les premiers maquis autour de la ville. Mais le renseignementreste l'essentiel de sa mission dans la Résistance moulinoise à cette époque. La jeunefille rivalise d'imagination pour faire passer ses précieux documents sur le pont, tour à tourdans des boites de lessive et dans des produits pharmaceutiques. Avec la constitution despremiers maquis et un nombre toujours plus croissant de candidats au passage clandestin,Simone aide ses concitoyens à passer la ligne en fraude à travers l'Allier. Grâce à un sang-froid remarquable, elle parvient à faire passer nombre de documents et de clandestins aunez et à la barbe des Allemands.

Mais Simone veut toujours plus d'action. Ce travail, quoique périlleux et débordant decontretemps, pèse sur la jeune femme. Par l'intermédiaire de Jean Mathonnière, neveudes Ducros, elle fait la connaissance, en août 1942, de maître Maurice Tinland, chefdépartemental de Combat. Stupéfait par le courage et la volonté sans borne de la jeunefemme, Tinland décide de faire de Simone son agent de liaison, au grand bonheur de cette

dernière 183 . Consciente du prestige de cette mission, elle consacre tout son temps à cettetâche. Chaque jour, elle se rend au domicile de Tinland pour prendre les instructions etconsignes. Il lui faut désormais porter des plis chez tous les chefs de groupe de Moulins etdes alentours. Elle prend cette mission à bras-le-corps et l'effectue avec les honneurs, sanscompter les kilomètres qu'elle avale chaque jour avec sa bicyclette. Elle fait la connaissancede nombreux autres résistants moulinois, tels que Georges Thomas à qui elle apporte degros paquets de journaux clandestins. A vingt-trois ans seulement, Claire, de son nom deguerre, devient un maillon essentiel dans l'entourage de Tinland.

Cependant, les arrestations de nombreux résistants de la ville dissipent l'insouciancede la jeune femme. L'arrestation de Tinland est un véritable traumatisme pour Simone quiprend subitement conscience des réels dangers de la clandestinité mais aussi des réelscoups de filet allemands. Anéantie, Simone trouve les ressources intérieures pour dépasserce choc et poursuivre la lutte. A aucun prix cette arrestation ne doit ralentir le combat pourla liberté. Une réunion d'urgence se tient chez les Ducros entre les membres du groupepour décider de l'avenir sans Tinland. Consciente que son activité serait inéluctablementréduite, Simone décide de se détacher du groupe pour se consacrer pleinement au servicede renseignements des Forces Françaises libres. Ne reniant à aucun moment son action

182 Journal du Centre, 10 mai 1984.183 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 142.

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à Combat, Simone Léveillé s'imagine plus efficace dans le renseignement après cettedouloureuse arrestation. C'est pour voir de nouveau la liberté souffler sur la France queSimone décide de s'éloigner de Combat. Sous le nouveau pseudonyme d’Anne-Marie, elleeffectue ses missions de renseignement dans toute la région. Les arrestations continuentdans Moulins mais ne découragent pas Simone Léveillé. Dénoncée à la Gestapo, Simoneévite de justesse l'arrestation et part se réfugier à Bourges où elle poursuit ses activitésjusqu'à la Libération .

La Libération et le retour à la paix permettent à Simone de retrouver une vie calme etpaisible auprès de son père. En mars 1947, Simone Léveillé entre sans surprise en politique,sur la liste MRP de Marie Bidault lors des élections municipales. En 1953, elle se présente ànouveau mais cette fois sur la liste du maire sortant, Maurice Tinland et devient conseillèremunicipale de Moulins. A la mort de Maître Tinland, elle hérite de tous les documents de cedernier, ultime cadeau de ce grand chef de la Résistance à son agent de liaison. Simones'éteint à l'âge de soixante-quatre ans, victime d'un cancer.

Simone Léveillé est, à vingt-cinq ans, lieutenant des FFI. A la Libération, elle reçoit laCroix de guerre avec étoile d'argent ainsi que la Médaille de la Résistance. Le Général deGaulle la cite à l'ordre de la division des FFCI. Maurice Tinland lui rend un vibrant hommagele 11 novembre 1948 lors de la remise des décorations :

jeune française, modèle de courage et de patriotisme, s'est mise, dès 1941,à la disposition des services de renseignements clandestins. A effectuéde nombreuses missions à travers les lignes ennemies, transportant desdocuments de la plus haute importance. En février 1943, après l'arrestation deson chef, s'est rattachée à un autre organisme de résistance et a pris une part

active à la Libération du pays 184 .

Enfin, elle est inscrite comme résistante à Londres le 1er mai 1941 au sein du réseauSR Kléber en qualité d'agent P2, sous le matricule 103.710. Personne modeste, SimoneLéveillé ne parlera jamais de ses faits d'armes et de son extrême bravoure durant cesannées noires. Elle est le symbole de cette jeunesse patriote, élevée dans le respect desvaleurs républicaines et dans l'amour de la patrie. Elle incarne par ailleurs cette catégoriede femmes qui ont un besoin vital de s'émanciper du carcan familial pour vivre pleinement.

Henri Ximénès, chef du SR de l'armée de l'Armistice, joue un rôle des plus actifs dans laRésistance de la ville. Né à Alger d'un père gérant d'une société pétrolière, il suit des étudesde médecine à Paris. Lors de la déclaration de la guerre, Henri Ximénès est affecté au 92eRI de Clermont-Ferrand. Fervent patriote, tout comme son frère Charles diplômé depuis peude l’École Normale Supérieure de Paris, Henri est nommé adjoint au commandant d'armes

de Moulins 185 . Il loge à de très nombreuses reprises chez les Ducros, ardents patriotes,et prend l'habitude, lorsqu'il est pris de colère, de monter dans le grenier de ces dernierspour jouer du cor de chasse alors que tout instrument en cuivre est banni et la maison...enface de la Feldgendarmerie ! Durant l'Occupation, Henri Ximénès est constamment aidépar les cheminots de la ville dans sa recherche permanente de nouvelles caches pouréviter toute arrestation. A la Madeleine, Henri Ximénès a pour commandant d'armes letrès loyal capitaine Duchesne. Il est par ailleurs en relation avec le colonel Ducret qu'il al'habitude de retrouver dans un petit pavillon. Afin d'entretenir le moral des Moulinois dansleur cohabitation permanente avec les nazis, Ximénès reproduit de nombreux documents

184 Jacqueline Débordes, La Guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, Paris, de Borée, 2003, p 309.185 Ibidem, p 92.

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anti-allemands sur la ronéo du préfet Porte. Il bénéficie d'un soutien sans faille de nombreuxMoulinois, à l'image de Simone Léveillé ou encore de Madame Babouleine qui assure ladistribution des papiers subversifs dans la poussette de son bébé. Désireux de poursuivrele combat armé, Henri Ximénès fait part à ses compagnons de son souhait de partir,avec son frère, en Afrique du Nord. Mais à la mi-janvier 1943, les Ducros reçoivent untélégramme codé et alarmant. La fiancée d’Henri leur apprend qu'il est malade, autrementdit dans une situation très critique. En réalité, Henri Ximénès est arrêté sur dénonciationle 18 janvier 1943. Interrogé par les Allemands, incarcéré à Fresnes pendant six moispuis transféré tour à tour à Luxembourg, Francfort-sur-le-Main et Fuda, Henri Ximénès seretrouve pensionnaire des camps de Barth, Klutzow, Kallier, Drogen, Neuengamme et enfindu sinistrement célèbre Ravensbruck. Délivré par l'Armée rouge il regagnera la France à laLibération mais conservera des séquelles de ses séjours dans les camps.

Le père de madame Lelong, figure de la Résistance moulinoise mérite aussi quelqueslignes pour avoir été à l'origine d'un des grands faits d'armes. Membre de Gallia, monsieurLéger sent flotter un vent de résignation dans la ville après l'arrestation de nombreuxrésistants. Décidé à sortir les Moulinois de cette morosité ambiante, Léger, aidé de son vieilami Duffaut dit Sapin, arrive à hisser le drapeau tricolore sur le pont Régemortes, en lieu etplace du drapeau nazi. Cette manœuvre porte ses fruits puisque la population moulinoise

croit en la présence d'une puissante force clandestine 186 . Monsieur Léger se jettera ensuiteà corps perdu dans les Maquis et échappera de justesse par deux fois à la Gestapo.

Enfin, un dernier portrait peut être dressé, il s'agit du futur préfet de l'Allier, Fleury. Il esten effet important de comprendre pourquoi son arrivée à la tête de la préfecture provoquel'unanimité à la fois au sein de la population et surtout chez les résistants de la ville. A laveille de la guerre, Robert Fleury est mobilisé dans le train des équipages puis démobilisé

après la signature de l'armistice 187 . Très haut fonctionnaire, il reprend alors ses fonctionsau Ministère de l'Agriculture qui vient de s'installer à Vichy. Résistant de la première heure,il infuse dès juin 1940 dans ses services l'esprit de la Résistance. En 1941, il prend le nomde guerre de Montigny, met sur pied un service de renseignements à Vichy et noue desrelations avec l'organisation de l'A.S sur Clermont-Ferrand. Puis il étend ses actions ausecteur de Moulins. Au cours du mois d'août 1941, Fleury est nommé chef départemental

de l'A.S 188 . Sans ménager ses efforts, il assure au fil de ces années, la transmission deprécieux messages et obtient les premiers parachutages sur la région. Arrêté le 20 janvier1944 par la police française qui le remet aux mains de la milice puis de la Gestapo, internéà la Mal-Coiffée, il devient le compagnon de fortune de Tinland et est à son tour l'objet detoutes les ignominies des temps de guerre. Cependant, l'ennemi n'ayant pu rassembler depreuves tangibles, Fleury sera libéré au mois d'août 1944.

La très célèbre photo qui immortalise l'arrivée de Fleury à la préfecture 189 symbolise àelle-seule la Libération et la Résistance de la ville. Titulaire de la médaille de la Résistanceen récompense de sa brillante conduite durant l'Occupation, il devient Commissaire de la

186 Entretien de Madame Lelong. Valmy, 14 décembre 1944, article la vie du camarade Léger durant l'Occupation.187 La Voix du Centre, 14 février 1948.188 Ibidem.189 ADA 996W. Photo du nouveau préfet Fleury le jour de la Libération, 6 septembre 1944.

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République à Vichy 190 . Le 6 septembre 1944, jour de la Libération de Moulins, Fleury estnommé préfet de l'Allier, poste qu'il occupera jusqu'en 1949. Homme d'autorité sans être

autoritaire 191 , juste et franc, Fleury témoignera en toute sérénité et impartialité devant la

Cour de Justice de Moulins contre les responsables de son arrestation.Ces quelques portraits de résistants de la ville ne peuvent en aucun cas constituer un

tableau d'honneur de la Résistance moulinoise. Ces représentations symbolisent la diversitéde la sphère résistante et des Français libres. La Résistance moulinoise est un creusetau sein duquel se rencontrent des hommes et des femmes aux origines sociales et auxparcours fort différents, mais animés d'un même désir de se battre au nom de la liberté.Ces portraits incarnent à eux-seuls un niveau de responsabilité, un modèle d'action ouencore un type d'engagement. Tinland, Léveillé, Ximénès, Léger et Fleury incarnent l'espritde la Résistance durant l'Occupation. Cependant, ils ne demeurent que la face émergéede l'iceberg de la Résistance de la ville. Il ne faut oublier sous aucun prétexte la foulede résistants anonymes qui se bat durant ces années pour faire triompher à nouveau laRépublique française.

Chapitre 3 : Le donjon de la Mal-Coifée, un catalyseurde solidarité et de dissidence

Lieu de toutes les infamies, la prison de la Mal-Coiffée incarne la barbarie humaine destemps de guerre. La présence de ce lieu sordide à Moulins, la vision de fourgons amenantdes résistants ou des candidats au passage clandestin est insupportable pour nombred'habitants. Ce sinistre donjon se révèle être durant ces années un authentique catalyseurde solidarité. Cette dernière est véritablement au cœur des rapports entre résistants. Lasolidarité est une des grandes valeurs portées par la Résistance, encouragée par lesconditions de vie, la répression et les choix faits par ces hommes et ces femmes. Elle estune réalité matérielle mais aussi et avant tout une relation intense qui se noue aux heures

cruciales de la vie de cette communauté 192 . La solitude, les doutes, la peur et parfois ledésespoir qui animent les résistants font de la solidarité un lien essentiel et inestimable, unebranche vitale sur laquelle se raccrocher dans les moments les plus noirs.

Cette entraide morale et matérielle est d'abord le fruit d'individualités. Au fil du temps etdevant la montée sans cesse plus élevée des besoins, la solidarité s'organise. Nombreuxsont les Moulinois qui décident, au péril de leur vie, d'aider ces hommes et ces femmes.Ils apportent, comme il l'a été évoqué plus haut, un toit, un refuge, de la nourriture à cesclandestins épuisés par cette lutte sans pitié que se livrent les deux camps. La solidaritéde la ville s'incarne aussi dans les colis qu'elle apporte quotidiennement aux prisonniersdétenus à la Mal-Coiffée. La solidarité envers les détenus est, dans les premiers temps,grandement facilitée et encouragée par les gardiens français. Ces derniers sont, jusqu'à leuréviction par les Allemands, les complices des prisonniers. Obligés de déclarer l'argent qu'ils

190 La Voix du Centre, 14 février 1948.191 Ibidem

192 Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (dir) François Marcot, Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris, 2006,p 982.

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Quand la croix gammée empoisonne la fleur de lys : chronique d'une ville bourbonnaise écarteléeà l'heure allemande (1940-1943)

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disposent sur eux, les détenus le dissimulent avec le concours des gardiens. C'est ainsiqu'une Américaine remet à madame Pasquereau la gardienne une somme considérableen dollars dissimulée dans une boîte de pharmacie. La gardienne française garde chez

elle ce précieux butin qu'elle remet à la jeune femme à sa libération 193 . Le gardienPerrin, mis à la retraite par les Allemdans le 30 septembre 1941, affirme qu'en l'espace dequelques mois seulement, près de cinq cent bouteilles de champagne passées en fraudesont dégustées par les détenus ! Par delà l'alcool, le désir des détenus de communiqueravec le monde extérieur étant un moyen de supporter l'insupportable, le courrier passemassivement en fraude, comme le souligne l'ancienne détenue Yvonne -Henri Monceau,épouse d'un chirurgien réputé de Moulins :

tous les moyens étaient bons pour correspondre : des lettres sur papier fin,mises dans des tubes d'aspirine, étaient dissimulées dans la soupe. Ce qui

facilitait cela, c'était le régime des paniers qui venaient du dehors 194 .

L'ancienne détenue met le doigt sur une autre réalité de la prison, le régime despaniers approuvé par les gardiens français devant la répugnance de la nourriture servie.Les prisonniers non moulinois qui ont les moyens se voient livrer des paniers par lesrestaurateurs de la ville. Ces détenus, regroupés dans une même pièce pour faciliter leservice, sont surnommés les petit-bourgeois. Les Moulinois quant à eux, se font servir desrepas venant de chez eux. Mais l'éviction progressive des gardiens français entraîne undurcissement des conditions de vie à l'intérieur de la prison. Conscients des liens existantsentre les gardiens français et les détenus, les Allemands instaurent une surveillance accruedes gardiens français, n'hésitant pas à les mettre en prison, comme le gardien Pasquereauet sa femme, mis en cellule le 9 novembre 1942 pendant vingt-deux jours pour avoir fait

passer des lettres aux prisonniers 195 .Il est difficile de peindre la vie des prisonniers de la Mal-Coiffée. Yvonne Henri-Monceau

tente une description :tant qu'il y eut des gardiens français, elle était plus tolérable, les lettrespassaient, les repas arrivant du dehors étaient pour les prisonniers le moment le

plus important de la journée 196 .

L'évincement des gardiens français est une très mauvaise nouvelle pour les prisonniers, quidemeurent ainsi aux mains d'hommes sans scrupules et désireux de faire de la détentionun véritable calvaire. Le régime des paniers est désormais un lointain souvenir et le mitarddevient un lieu d'immondice où le pullulement des parasites et le manque de nourrituredeviennent une réalité quotidienne. La mainmise allemande sur la prison devient totalele 22 janvier 1943, conférant à la Mal-coiffée le peu envié statut d'unique prison militaireallemande de France.

Devant l'arrivée massive de nouveaux détenus et suite à l'influence sans cessegrandissante des Allemands, la Résistance, aidée par la Croix-Rouge, s'organise. Lesarrestations, emprisonnements, déportations et meurtres de patriotes laissent dans le plusgrand désarroi de nombreuses familles moulinoises. La solidarité résistante, au sein de

193 Yvonne Henri-Monceau, Une prison militaire allemande à Moulins, Crépin-Leblond, Moulins, 1945, p 20.194 Ibidem, p 24.195 Ibidem, p 26.196 Ibidem, p 27.

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Partie III : Résister pour exister

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laquelle de nombreuses femmes de la ville s'illustrent, voit le jour dès 1942 197 . Les tâches deses femmes s'avèrent primordiales et articulent l'entraide entre la Résistance et les famillesvictimes de la répression. Ces femmes dévouées rendent visite aux familles en détresseaprès l'arrestation du chef de famille, vérifient leurs besoins et distribuent de l'argent etdes provisions pour survivre en ces temps difficiles. Elles tentent, par ailleurs, de se rendreutiles aux prisonniers eux-mêmes. Ces filières de solidarités sont très actives à Moulins. Laprésence de la prison rend leurs actions encore plus nécessaires mais aussi beaucoup plusdifficiles. Le Service des Internés Civils de la Croix-Rouge Française est une pierre angulairede la solidarité moulinoise. Dirigé par madame l'Orsa dès mars 1942, la Croix-Rouge dela ville se fait l'intermédiaire entre les œuvres sociales de la Résistance, les donateurs

privés et les détenus de la Mal-Coiffée 198 . Cet organisme officiel a pour but affiché devenir en aide aux détenus politiques, à une période où le donjon ne cesse d'accueillir desdangereux, indésirables et suspects selon les termes de la Gestapo. Madame l'Orsa, qui faitfigure de fée dévouée envers les détenus, bataille inlassablement contre les Allemands pourremettre chaque semaine des colis de nourriture, de linge et de médicaments pour trois àquatre cents personnes. Animée d'un profond désir de rendre le quotidien pénitentiaire plussoutenable, Madame l'Orsa use de tous les stratagèmes pour faire entrer de la viande pourles détenus. Durant toute l'Occupation, quelques douze mille colis et cinquante-quatre mille

portions sont livrés à la prison 199 . Malgré les pénuries alimentaires et le rationnement destemps de guerre, l'activité de la Croix-Rouge est rendue possible grâce à la générosité descommerçants de la ville mais aussi par la magnanimité de nombreux habitants qui n'hésitent

pas, malgré les temps difficiles, à faire des dons 200 . Inlassablement agenouillée au chevetde ces patriotes, madame l'Orsa incarne à elle-seule la solidarité moulinoise.

D'autres filières de solidarité sont présentes dans la ville, à l'image du groupeCoopérative, relié aux Amicales chrétiennes et animé à Moulins par madame Babouleine.Enfin, avec la fusion des mouvements de la Résistance intérieure, est créé le ServiceSocial des M.U.R épaulé par le Secours populaire français. Les divers services seront, enfévrier 1944 et sur décision du C.N.R, regroupés au sein du Comité des Œuvres Socialesde la Résistance avec pour Secrétaire Générale mademoiselle Marie Bidault et Déléguée

départementale de l'Allier madame Gourd-Capelin 201 .La solidarité est, au même titre que la liberté, élevée au rang de principes fondateurs de

la Résistance. La solidarité apporte ce souffle nouveau qui manque parfois à des résistants,qui, pour des raisons diverses (arrestation d'un camarade, détention) se retrouvent aubord du gouffre. La fraternité est ce ciment indéfectible qui leur permet, malgré la solitudeétouffante, de se sentir membre d'une communauté qui partage les mêmes desseins. Cetteentraide sans borne, ces relations personnelles exceptionnelles fondées sur les risquesencourus par chacun, perdurent généralement après la guerre et font naître des amitiésinébranlables. Cette complicité durant les temps les plus sombres de l'Histoire de Francelient des hommes et des femmes au-delà des clivages traditionnels, politiques et religieuxnotamment, pour ne garder que la foi indéfectible qu'ils partagent dans la nature humaine.

197 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 452.198 Valmy, 16 novembre 1944.199 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 443.200 Valmy, 16 novembre 1944.201 Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale, 1940-1944, Le Coteau, Horvath, 1983, p 452.

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La présence de la Mal-Coiffée est indiscutablement un catalyseur de solidarité. La visionde cette sinistre tour et des atrocités qui se déroulent entre ses murs poussent des femmesà agir, à apporter aide et réconfort à ces hommes aux esprits libres mais aux corpsemprisonnés dans ces sinistres cachots.

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Conclusion

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Conclusion

La défaite française de juin 1940 est une double humiliation pour les Moulinois. Enplus de voir leurs enfants partis en guerre abdiquer si rapidement devant l'avancée desblindés nazis, les habitants assistent, impuissants, à la scission de leur ville. La lignede démarcation se révèle être durant l'Occupation une puissante frontière économique,financière, postale, militaire et administrative. Les Moulinois en zone occupée vivent dansune cohabitation forcée avec les Allemands tandis que les Moulinois du faubourg dela Madeleine sont économiquement asphyxiés par cette séparation. Les restrictions etexactions commises par l'armée d'occupation suscitent des sentiments contradictoires ausein de la population. Peur, indignation et complaisance sont les principales réactionsqui expliquent les comportements adoptés par les habitants, à savoir la Collaboration,l'attentisme ou la Résistance. La présence très importante des officiers nazis dans laville peut encourager de nombreux habitants à un certain zèle envers eux. Les Moulinoissont, à une échelle locale, le miroir de la population française dans son ensemble. Si laprésence d'un certain nombre de collaborationnistes moulinois est indiscutable, la majoritédes habitants demeure attentiste. Les Résistants représentent la dernière tranche de cepanorama. Ces derniers frontaliers ne peuvent accepter la division territoriale de leur payset encore moins celle de leur ville. Si la présence de la ligne de démarcation entraîneun flot considérable de bottes nazies dans la ville, elle est aussi et surtout un formidablecatalyseur de dissidence. Les passages clandestins, inhérents à la présence de la ligne,sont très fréquents à Moulins et sont généralement une étape préalable à l'engagementvéritable dans la Résistance. La présence de la préfecture est une mine d'or pour laRésistance régionale qui pratique le NAP de manière intensive. Enfin, la prison de la Mal-Coiffée accélère et encourage le phénomène de solidarité entre les résistants qui nouentdes liens inaltérables entre eux. Moulins devient une ville-étape, une fenêtre de libertéouvrant sur la zone libre mais aussi une capitale administrative indispensable aux servicesde renseignements locaux. Ces résistants arrivent, durant les années noires, à transformerces obstacles en véritables atouts et à faire de la ville un lieu judicieux pour la Résistanceintérieure.

Le 6 septembre est une date historique pour les Moulinois et pour les résistantsde la ville qui se battent depuis trois ans. Aidés par les maquisards du Bourbonnais,les FFI pénètrent triomphalement dans l'ancienne capitale des ducs de Bourbon, sousles acclamations des Moulinois. Les drapeaux de la France flottent à nouveau sur lesmonuments à mesure qu'ils avancent dans la ville. Conscients que l'Histoire s'écrit sousleurs yeux, les Moulinois descendent dans les rues et participent à la liesse populaire. Lesjours qui suivent la Libération de la ville sont vécus dans une excitation pleine d'allégresse.Le départ des troupes allemandes et la réunification de la ville est une joie et une immenserevanche pour ces habitants.

L'heure de la Libération et le temps des réjouissances laissent peu à peu place àl’heure des règlements de compte. Moulins n'est pas épargnée par l'épuration sauvage quiaccompagne la Libération du pays. Les menaces de châtiments à l'encontre des traîtres,proférées par les milieux résistants de la ville dès les débuts de l'Occupation, sont mises enœuvre dans l'agitation et l'anarchie de ces temps libres. Des collaborationnistes moulinoissont inquiétés, voire assassinés par des maquisards. Le phénomène des tontes est aussi

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présent dans la ville durant ces premiers jours de la Libération. Certains Moulinois payentde l'honneur ou de la vie leur zèle à l'encontre de l'Occupant. Les blessures des habitantssont profondes et risquent de diviser une population déjà séparée pendant trois ans. Laréunification soudaine de la ville demande à ces citadins de réapprendre à vivre ensemble,malgré les divergences qui les éloignent. Les lois d'amnistie tentent de panser les plaiesouvertes de ces habitants et encouragent la reprise normale du cours de la vie.

Que deviennent les résistants moulinois après la guerre ? La Libération sonne le glasde cette formidable aventure humaine qu'est la Résistance. Ces résistants, qui luttent corpset âmes pendant ces années pour la Libération de leur pays, font face à une vie désormaisvide. La cueillaison de ce rêve fou que fut la victoire alliée pendant ces années laisseplace à des heures entières de vacuité qu'ils n'avaient pas connue depuis le début deleur engagement dans la Résistance. Désormais, à quoi s'employer ? Certains doiventguérir d'un séjour à la Mal-Coiffée, surmonter les séquelles laissées par cette douloureusedétention, alors que d'autres tentent de retrouver une existence familiale paisible et apaisée,rêvée dans les moments de doute et de désespoir.

Que reste-t-il de la Résistance moulinoise aujourd'hui? L'anniversaire de la Libérationde la ville le 6 septembre 1944 est l'occasion de célébrer chaque année l'action deces hommes libres. Ces commémorations donnent généralement lieu à des réunionsémouvantes des anciens chefs de la Résistance. De manière plus tragique, les décèsdes résistants de la ville sont aussi une occasion de rappeler leurs passés au sein del'action clandestine et de glorifier une dernière fois leur refus de se soumettre à l'ennemi.Les associations présentes à Moulins sont les relais de la voix des résistants moulinois etpermettent de transmettre aux nouvelles générations leur héritage et leurs pensées.

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Sources et bibliographie

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Sources et bibliographie

Ouvrages Généraux

ALARY Éric. La ligne de démarcation, Paris, Perrin, 2003.

ALARY Éric. L'exode, un drame oublié, Perrin, Paris, 2010.

AMOUROUX Henri. La vie des Français sous l'Occupation, Tome 1 Les années grises,Fayard, Paris, 1961.

François MARCOT (dir.). Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, Paris, 2006.

Rémy. La ligne de démarcation, Tome 4, Chapitre Le visiteur, Perrin, Paris, 1966.

Ouvrages Spécialisés

Association des Amis de la Fondation pour la mémoire de la Déportation de l’Allier.Déportés et fusillés du Lycée Banville, ONAC, 2005.

Jacqueline. La guerre secrète à bicyclette, Simone Léveillé, De Borée, Paris, 2003.

DEBORDES Jean. L’Allier dans la guerre, paroles de résistants, De Borée, Paris, 2003.

DIEU, Jacques. Autour du 18 juin 1940 à Moulins sur Allier, ONAC, Moulins, 2010.

HENRI-MONCEAU Yvonne. Une prison militaire allemande à Moulins, Crépin-Leblond,Moulins, 1945.

RAT Marie-Elisabeth. Maurice Tinland, un résistant moulinois, ONAC, Moulins, 1999.

RAT Marie-Elisabeth. Moulins à la Libération, 6 septembre 1944, ONAC, 2001.

ROUGERON Georges. Quand Vichy était capitale 1940-1944. Horwath, Le Coteau,1983.

Archives départementales de l'Allier

Dossier 996W :

Réglementation à la ligne : 119/ 65.06/122.04.

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Transit de marchandises et d'argent : 115.01/ 263.12.

Laissez-passer : 115/158WS/87.05/238.02.

Passage clandestin : 252/158.

Carte de Moulins : Société d'Emulation du Bourbonnais, 03000 Moulins.

Archives de Georges Rougeron

dossiers avec la mention Résistance.