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Directeur de la publication : Edwy Plenel Samedi 29 Aout www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/70 Sommaire D'un PS à l'autre, Macron écartèle les socialistes LE VENDREDI 28 AOÛT 2015 | PAR MATHIEU MAGNAUDEIX ET STÉPHANE ALLIÈS p. 6 Pierre Joxe: « La gauche ne peut pas mourir » PAR MATHIEU MAGNAUDEIX p. 7 Placé et de Rugy quittent EELV : enfin une clarification ! PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 8 France Télévisions : des salariés secrètement fichés partout en France PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 10 L’embarras de la Cour de cassation, la joie de Bernard Tapie PAR LAURENT MAUDUIT p. 12 Contre l’euro avec l’extrême droite ? Sapir sans soutiens PAR DAN ISRAEL p. 14 A Lyon, le plus gros hôpital psychiatrique de France est sous tension PAR RACHIDA EL AZZOUZI ET MATHILDE GOANEC p. 20 Les prud'hommes renvoient le sort des «dames pipi» à un juge professionnel PAR RACHIDA EL AZZOUZI p. 22 Nabila Mounib: «Le Maroc fait du surplace mais le mur de la peur est tombé» PAR ILHEM RACHIDI p. 24 Elisabeth: «Moi aussi, je me suis sentie longtemps en exil!» PAR PATRICK ARTINIAN p. 24 Dans la famille Angot, je demande la mère PAR DOMINIQUE CONIL p. 25 Rentrée politique: la droite bégaye PAR ELLEN SALVI p. 28 Les enseignants du premier degré se plaignent du manque de formation continue PAR FERIEL ALOUTI p. 30 Le gouvernement autorise l'Avastin pour traiter la DMLA PAR MICHEL DE PRACONTAL p. 30 Un appel historique contre le crime climatique PAR JADE LINDGAARD p. 31 Pacte de responsabilité: Valls refuse de le réorienter comme le réclame le PS PAR MATHILDE GOANEC ET RACHIDA EL AZZOUZI p. 34 A l'Assemblée, une succession qui se passe en famille PAR MATHILDE MATHIEU p. 35 En Russie, des ultraorthodoxes sèment la consternation dans les milieux culturels PAR AGATHE DUPARC p. 38 Une « crise du nickel » secoue la Nouvelle- Calédonie PAR JULIEN SARTRE p. 39 Najat Vallaud-Belkacem, l'énigme du gouvernement PAR LUCIE DELAPORTE p. 42 Des autotests sur le sida: progrès ou folie? PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 44 Les gendarmes croient tenir leurs terroristes sur le plateau de Millevaches! PAR LOUISE FESSARD p. 46 Chez les écologistes, le parti se paralyse, Cécile Duflot s’organise PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 49 «Déradicalisation» des djihadistes: la France progresse à tâtons PAR FERIEL ALOUTI p. 52 Thalys: le suspect est passé à travers les mailles du renseignement européen PAR MICHEL DELÉAN ET LOUISE FESSARD p. 55 Il était une fois Motor city PAR CHRISTINE MARCANDIER p. 57 Après une éclipse en 2014, El Niño revient encore plus fort PAR MICHEL DE PRACONTAL p. 59 En Serbie, Preševo est débordé par l'afflux de milliers de réfugiés PAR BELGZIM KAMBERI ET VALON ARIFI p. 61 « Le policier a sorti sa lacrymo et gazé le jeune à 30 cm des yeux » PAR FERIEL ALOUTI p. 63 François Hollande, la vie en rose et le boomerang européen PAR FRANÇOIS BONNET

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Directeur de la publication : Edwy Plenel Samedi 29 Aout www.mediapart.fr

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Sommaire

D'un PS à l'autre, Macron écartèle les socialistesLE VENDREDI 28 AOÛT 2015 | PAR MATHIEU MAGNAUDEIX ET STÉPHANE ALLIÈS

p. 6

Pierre Joxe: « La gauche ne peut pas mourir » PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 7

Placé et de Rugy quittent EELV : enfin uneclarification ! PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 8

France Télévisions : des salariés secrètementfichés partout en France PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 10

L’embarras de la Cour de cassation, la joie deBernard Tapie PAR LAURENT MAUDUIT

p. 12

Contre l’euro avec l’extrême droite ? Sapir sanssoutiens PAR DAN ISRAEL

p. 14

A Lyon, le plus gros hôpital psychiatrique deFrance est sous tension PAR RACHIDA EL AZZOUZI ET MATHILDE GOANEC

p. 20

Les prud'hommes renvoient le sort des «damespipi» à un juge professionnel PAR RACHIDA EL AZZOUZI

p. 22

Nabila Mounib: «Le Maroc fait du surplace maisle mur de la peur est tombé» PAR ILHEM RACHIDI

p. 24

Elisabeth: «Moi aussi, je me suis sentielongtemps en exil!» PAR PATRICK ARTINIAN

p. 24

Dans la famille Angot, je demande la mère PAR DOMINIQUE CONIL

p. 25

Rentrée politique: la droite bégaye PAR ELLEN SALVI

p. 28

Les enseignants du premier degré se plaignent dumanque de formation continue PAR FERIEL ALOUTI

p. 30

Le gouvernement autorise l'Avastin pour traiter laDMLA PAR MICHEL DE PRACONTAL

p. 30

Un appel historique contre le crime climatique PAR JADE LINDGAARD

p. 31

Pacte de responsabilité: Valls refuse de leréorienter comme le réclame le PS PAR MATHILDE GOANEC ET RACHIDA EL AZZOUZI

p. 34

A l'Assemblée, une succession qui se passe enfamille PAR MATHILDE MATHIEU

p. 35

En Russie, des ultraorthodoxes sèment laconsternation dans les milieux culturels PAR AGATHE DUPARC

p. 38

Une « crise du nickel » secoue la Nouvelle-Calédonie PAR JULIEN SARTRE

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Najat Vallaud-Belkacem, l'énigme dugouvernement PAR LUCIE DELAPORTE

p. 42

Des autotests sur le sida: progrès ou folie? PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 44

Les gendarmes croient tenir leurs terroristes sur leplateau de Millevaches! PAR LOUISE FESSARD

p. 46

Chez les écologistes, le parti se paralyse, CécileDuflot s’organise PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 49

«Déradicalisation» des djihadistes: la Franceprogresse à tâtons PAR FERIEL ALOUTI

p. 52

Thalys: le suspect est passé à travers les maillesdu renseignement européen PAR MICHEL DELÉAN ET LOUISE FESSARD

p. 55

Il était une fois Motor city PAR CHRISTINE MARCANDIER

p. 57

Après une éclipse en 2014, El Niño revientencore plus fort PAR MICHEL DE PRACONTAL

p. 59

En Serbie, Preševo est débordé par l'afflux demilliers de réfugiés PAR BELGZIM KAMBERI ET VALON ARIFI

p. 61

« Le policier a sorti sa lacrymo et gazé le jeune à30 cm des yeux » PAR FERIEL ALOUTI

p. 63

François Hollande, la vie en rose et le boomerangeuropéen PAR FRANÇOIS BONNET

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Montebourg et Varoufakis plaident pour l'«euro-démocratie» contre l'austérité PAR JULIEN SARTRE

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1945-1975 : Baby-boom et rentes glorieuses PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS

D'un PS à l'autre, Macron écartèle lessocialistesLE VENDREDI 28 AOÛT 2015 | PAR MATHIEU MAGNAUDEIX ETSTÉPHANE ALLIÈS

Emmanuel Macron à Léognan, le 27 août 2015 © M.M

Rentrée atomisée au PS. Tandis que le parti ouvre ce vendredison université d’été à La Rochelle, les frondeurs et l’aile droiteont auparavant organisé des rendez-vous distincts. Ils défendentdes lignes désormais irréconciliables. Et Cambadélis se borne aumilieu à parler avenir stratégique. Reportage.

Léognan (Gironde), Marennes et La Rochelle (Charente-Maritime), de nos envoyés spéciaux.- Il s'est essayé àl'optimisme, l'espace de trente secondes. Lors de sa conférencede presse d'ouverture des universités d'été de La Rochelle, lepremier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis a estiméque « si l'on compare à l'année passée, la situation est, sice n'est meilleure, en tout cas positive ». Mais son naturelcrépusculaire, comme la réalité de la rentrée politique socialiste,l'ont vite rattrapé. « Cette rentrée est d'une extrême gravité »,a-t-il longuement développé, entre « le terrorisme qui va peserlourdement sur les années à venir » et « la pression migratoirejamais démentie qui va durer ».

« La France va mieux sans aller tout à fait bien, mais elle ne s'enaperçoit pas car elle va mal politiquement », lâche Cambadélis,entre « droitisation de la droite et fragmentation de la gauche ».Celui qui ne se résout pas à abandonner son rôle de commentateurpermanent de la vie politique française se borne à souhaiter que« le PS soit en capacité d'ouvrir une perspective stratégiquede nouveau rassemblement », cette fameuse « belle alliancepopulaire » qu'il prêche dans le désert depuis le dernier congrès

de Poitiers, en juin dernier. Pourtant, même si celui-ci lui a permisd'être légitimé à la tête du parti socialiste, c'est comme si rienn'avait changé.

Jean-Christophe Cambadélis à La Rochelle, le 28 août 2015 © S.A

Le bureau national a beau avoir entériné à une large majorité unedemande de réorientation du pacte de responsabilité, le premierministre Manuel Valls, pourtant signataire de la motion A auxcôtés de Cambadélis et de Martine Aubry et de ses proches, leura indiqué une fin de non-recevoir dans une tribune aux Échos(lire notre article). « Ce sera au parlement de prendre sesresponsabilités, explique le député Jean-Marc Germain. La clé,c'est de voir si les parlementaires vont s'appuyer sur le parti pourobtenir un accord avec l'exécutif. Valls veut tenir ses engagementsvis-à-vis du Medef, mais les députés n'y sont pas tenus et n'ontpas été élus pour ça. »

Pour Cambadélis, « le gouvernement a déjà répondu à deux denos exigences, sur le pouvoir d'achat en annonçant des baissesd'impôt, et sur l'investissement public ». Mais sur le pacte deresponsabilité, dit-il, « l'exécutif ne trouve pas judicieux deremettre en cause son cap. Nous ne changeons pas le nôtrepour autant et espérons trouver un compromis, notamment eninstaurant à périmètre constant un ciblage des aides vers lesentreprises qui embauchent plutôt que vers celles qui ne jouentpas le jeu ».

Jean-Marc Germain paraît moins optimiste, mais la joue placide :« L'important, c'est que le parti imagine à nouveau, que legouvernement fasse des propositions, et que le parlement prenneses responsabilités. L'essentiel, c'est d'avoir un débat d'idées etd'expliquer les divergences en cas de désaccord. L'objectif, c'estd'arriver à un accord. Sinon, il existe des dispositifs comme le49-3… »

Si Cambadélis estime qu'il n'y a plus lieu de parler d'économielors de ces universités (quasi exclusivement consacrées à laconférence sur le climat de décembre – COP 2 – et à laRépublique), car « ce débat a été tranché par le congrès et il seraà nouveau à l'agenda lors des discussions budgétaires », son parti

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semble toujours aussi écartelé entre socialistes critiques et ailelibérale, qui se sont réunis la veille pour indiquer leur intention depoursuivre leurs chemins divergents d'une majorité en équilibre.

A Léognan, cocktail chic autour de MacronL’attraction de la rentrée tient gracieusement une grappe de raisindans la main. Il est bronzé, souriant, gendre idéal en costume bleu.Au domaine Carbonnieux de Léognan (Gironde), un grand cruclassé du vignoble bordelais, le ministre de l’économie EmmanuelMacron inaugure les vendanges sous les flashs. Lumière parfaite,séance photo minutée. Le chômage, la croissance triste ?«Nous avons semé, il faut attendre que ça pousse », badinele chouchou du président de la République et des enquêtesd’opinion. Emmanuel Macron était ce jeudi 27 août l’invitévedette de la rentrée des "Réformateurs", l’aile centriste du PS– le sénateur et maire de Lyon Gérard Collomb, le secrétaired’État vallsiste Jean-Marie Le Guen, le député de Paris ChristopheCaresche, etc.Il paraît que cette fin d’été est la sienne. Le Journaldu dimanche l’a dépeint en« dernière carte de Hollande ». LePoint lui consacre cette semaine un long portrait. On a parlé delui pour reprendre, en plus de son empire à Bercy, le portefeuilledu ministère du travail délaissé par François Rebsamen.

Emmanuel Macron à Léognan, le 27 août 2015 © M.M

Après la loi qui porte son nom, votée cet été à coups de 49-3,Emmanuel Macron, ancien collaborateur de François Hollande àl’Élysée, proposera à la fin de l’année une nouvelle réforme. Lebut affiché est toujours le même : réanimer l’économie, dénicherdes potentiels de croissance. Pour l’heure, le détail du texte resteflou. Tous les secteurs devraient être mis à contribution. Mais lecode du travail est dans le viseur : une partie des règles encadrantle travail pourrait être non plus réglée par la loi, mais directementdans les entreprises, comme devraient le proposer deux rapportsà venir, l’un signé par l’ancien directeur du travail Jean-Denis Combrexelle, l’autre de l’économiste Gilbert Cette à laFondation Terra Nova, think tank proche du PS.Bête noire denombreux socialistes, l’ancien banquier d’affaires, qui n’est plusmembre du parti, n’a pas été invité à La Rochelle – le PS estimequ’il n’a pas souhaité venir. Macron s’en offusque poliment, maisen réalité, il s’en réjouit : le héraut autoproclamé de la « réforme» adore se dépeindre à l'extérieur du système politique.« Je nesuis pas familier des jeux d’appareils et n’entend pas le devenir.La parole politique ne relève pas d’une profession réglementée.Elle n’a pas à être capturée par quelques-uns. Il ne faut pas direuniquement ce que le milieu accepte : nos concitoyens sont prêtsà entendre beaucoup. »

Devant 200 personnes à Léognan, Macron, qui fête ses un an àBercy, déroule sa« grammaire ». « Les réformes sont au cœur duprogressisme », dit-il. Docte, il invoque tour à tour la« disruption»de l’économie (la rapidité accélérée des changements, versioncontemporaine de la destruction créatrice du capitalisme, face àlaquelle mieux vaut s’adapter que se protéger), l’« Uberisationde la politique »(comme dans le cas de l’affaire UberPop :les politiques dépassés par des phénomènes économiques), les« insiders »du marché du travail (fonctionnaires, salariés enCDI) que la gauche a« surprotégés »en oubliant les« outsiders»(jeunes, chômeurs salariés des PME).« Je refuse le fatalismedu conservatisme, mais je refuse aussi le fatalisme de ceux quiveulent se ranger au modèle anglo-saxon. Nous ne ferons pas desmurs contre la mer. C’est à nous de redevenir des marins », ens’« adapt[ant] aux contraintes du monde ».Avant un week-end socialiste dont il sera l’invité fantôme,Macron agite sciemment les chiffons rouges.« Le compromis de1945 [qui instaura la Sécurité sociale] n’est plus adapté. » Ils’interroge sur les bienfaits de la « redistribution », qui ne « traitepas les causes des problèmes »et alourdit la« dépense publique ».Sur le code du travail, il appelle prudemment à un big-bang.« Jene suis pas obsédé par le code du travail, dit-il. S’il est gros, c’estparce qu’il y a une jurisprudence abondante qui l’a clarifié, etparce qu’on fait trop par la loi et pas assez par le contrat. Mais siça marchait, pourquoi avons-nous 10 % de chômage, un taux dechômage des jeunes supérieurs à 18 % depuis 30 ans, un jeune surdeux au chômage dans les quartiers, 90 % de contrats signés enCDD courts ou en intérim ? Il faut revisiter cela, pas par plaisirde tout chambouler, mais pour simplifier les règles. »Le matin même, le député qui l’accueille à Léognan, GillesSavary, a déclaré que le CDI« n’est ni un totem, ni un tabou ».Quelques heures plus tard, invité de l’université d’été du Medef,Macron s’en prendra à nouveau aux 35 heures. « La gauche acru que la France pouvait aller mieux en travaillant moins, c’étaitdes fausses idées. »Au cocktail de mi-journée, qui ressemble furieusement à unapéro chic de mariage, les "Réformateurs" félicitent leur nouveauchampion.« On a besoin d’un rapport de force idéologiqueglobal, dit le député PS et maire d’Argenteuil, Philippe Doucet.Les frondeurs, ils sont dans un autre monde. Je ne crois pas quel’avenir de la France, c’est les sovkhozes et les kolkhozes. »Unautre, plus subtil, s’inquiète pour la suite des événements : et sil’étoile montante Macron était déjà devenue un concurrent pourValls ? À La Rochelle, un conseiller ministériel se fait las. « C'esttout le temps le même manège, Hollande lâche son Macron surles 35 heures pour contraindre Valls à les défendre, soupire-t-il.C'est machiavéliquement génial, mais le résultat c'est qu'il fout lebordel dans son camp et dans sa rentrée… »

De son côté, Jean-Christophe Cambadélis n'a pas souhaitécommenter outre mesure la nouvelle sortie du ministre del'économie. « Le premier ministre a remis les pendules à l'heure,

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et je m'en tiendrai là. Je le dis d'ailleurs à l'ensemble dessocialistes : “Vous n'êtes pas obligés de tomber dans toutes lesprovocations et les pièges.” Il faut rester calme et serein. »

A Marennes, les frondeurs au centre culturel« Ce mec est une honte. » À 150 kilomètres de là, à Marennes(Charente-Maritime), Gérard Filoche, secrétaire national du PS,anime un atelier consacré au travail, sous une tente installée sur leparking du centre culturel. « C’est une tache d’avoir ce ministre del’économie. »« Il faut arrêter la politique spectacle, ces sloganssur la réforme, les 35 heures et le code du travail façonnés parEuroRSCG, commente, plus nuancé, le député Christian Paul,chef de file des frondeurs. La réalité, c’est que nous assistons àune surenchère libérale dans cette partie du gouvernement, sansbase électorale, sans soutien populaire, et d’ailleurs sans grandsoutien du Medef. »« Faut pas lâcher ! », lui glisse une militante. À deux pas desparcs ostréicoles, dans une zone rurale guère épargnée par lesrestructurations, les frondeurs, minoritaires à l’issue du derniercongrès du PS, organisent leurs premières rencontres d’été. Ici,c'est ambiance salle des fêtes vieillotte, moquette lie-de-vin aumur et gros lustres seventies. Ça bosse sur les « idées de laprochaine gauche » : démocratie, école, migrations, droit dutravail. En deux heures, le journaliste change de monde : ici, c’estdéjà l’opposition. Un autre PS. La fracture au sein du PS sembleirrémédiable, dans les mots et les têtes. « Eux » contre « nous »,et inversement.

Pierre Joxe, Christian Paul et Daniel Goldberg, à Marennes, le 27 août 2015 © M.M

« Il y a deux lignes, analyse la députée socialiste de Paris, FanélieCarrey-Conte : une ligne sociale-libérale, qui ne fonctionnepas, nous éloigne de nos idéaux, crée un fossé avec ceuxqui nous ont fait confiance, et une ligne qui souhaite porterune voie de renouvellement de notre projet en fidélité à nosvaleurs historiques. » Elle ajoute : « L’avenir n’est pas dans lerecyclage de Blair ou de Schröder », l’ex-chancelier allemanddont François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macronsaluent les réformes. Alors qu’à Léognan, Emmanuel Macronaffirmait que « les idéalistes sont des prosaïques » en citant lepoète Chesterton, le frondeur Daniel Goldberg, député en Seine-Saint-Denis, lui répond : « Le pragmatisme est de notre côté. Carla réalité, c’est un chômage de masse qui étouffe notre société,un pouvoir d’achat morose, une défiance générale à l’égard desinstitutions. »« C'est la rentrée de la dernière chance. Mais àMatignon, la parole morte a remplacé l'action », lance ChristianPaul.

À la tribune, la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann s’en prend aupremier ministre, « un problème pour la France, un problèmepour la gauche », et défend vigoureusement le code du travail.« N’en déplaise au camarade Savary, le CDI est un tabou ! »«Leur truc sur le marché du travail, ce sera un vrai chiffon rougeà l’Assemblée », prévient le député Pascal Cherki, qui se désolede l’absence de « mouvement social » sur lequel s’appuyer, etvoit se profiler la « rouste » aux régionales. L’ancien ministre del’intérieur Pierre Joxe, déjà très virulent contre la loi Macron,prononce un long plaidoyer juridique en défense du code dutravail. « Le docteur Le Guen considère que le CDI est devenurépulsif, mais il n’était pas contre lorsqu’il était salarié de la Mnef» – le secrétaire d’État aux relations avec le Parlement a été mis enexamen dans cette affaire et a bénéficié d’un non-lieu. En réponseà Emmanuel Macron, l’eurodéputé Édouard Martin rappelle quele temps de travail est souvent déconnecté de la compétitivité desentreprises. « À ArcelorMittal Dunkerque, un leader mondial, ontravaille 31 heures par semaine… »Pourtant, malgré les discours, les frondeurs sont à la peine. Lacrise grecque de l’été et sa résolution ont « sidéré » de nombreuxparticipants et déboussolé les partisans les plus convaincus del’intégration européenne. Jeudi, un long débat a d’ailleurs étéconsacré à l’Europe, en présence de cadres de Syriza et dePodemos (Mediapart y reviendra ce week-end). Et si le PS aappelé cet été à réorienter une partie du "pacte de responsabilité",il n’y aura pas le moindre changement de cap. Manuel Valls l’adit dans Les Échos, Emmanuel Macron l’a répété jeudi devant leMedef : « Le pacte de responsabilité et de solidarité et le CICEseront pleinement déployés, avec l’ampleur prévue, jusqu’en2017. » Mais les frondeurs veulent croire qu’ils sont, eux, fidèlesà leurs électeurs et à l’histoire du PS.« Je ne nous vois pas dans une impasse stratégique, nuancel’eurodéputé Emmanuel Maurel. C’est leur politique qui mèneà l’impasse politique et démocratique. C’est difficile, mais nousavons à poursuivre notre combat culturel et idéologique contre lapensée dominante. »« Nous sommes les éclaireurs de la nouvellegauche, des défricheurs, lance l’ex-député Jérôme Guedj. Ils nesont pas les réformateurs, mais les déconstructeurs de l’édificesocial et républicain dans ce pays. Les frondeurs, ils sontau gouvernement. » Déjà, la présidentielle est dans toutes lestêtes. Alors que les écologistes se déchirent, certains, commeEmmanuel Maurel, relancent déjà l’idée d’une « primaire ouverteà toute la gauche ».

[[lire_aussi]]

Christian Paul, lui, temporise. « Nous parlerons de tout ça un anavant l’élection. Nous sommes dans une période historique de lagauche où les solutions ne viennent pas toutes seules. Fortifionsd’abord le mouvement que nous sommes en train de lancer.Et ensuite, ce sera l’heure du bilan du quinquennat et d’uneéventuelle primaire. » L'ancien ministre Benoît Hamon évacueaussi le débat, juge prioritaire de « s'atteler à la construction d'unmouvement sublimant les multiples initiatives locales ».

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Mais à Marennes, malgré la rupture avec la ligne de l’exécutif,les élus croisés n’envisagent pas de quitter le parti. « Le PS, ilest ici », lance Mehdi Ouraoui, membre du conseil national. «Nous ne sommes pas dans cette optique-là, car nous ne sommespas minoritaires culturellement dans ce parti », défend le députéLaurent Baumel. « Le problème n’est pas de quitter le PS. Ça

peut venir un jour, mais la question cruciale est de savoir sinous, avec d’autres, seront en mesure de recomposer la gauchedans la durée », ajoute Christian Paul. « Nous ne pouvons paslaisser le parti de Léon Blum et de Jaurès à ceux qui ne sontplus socialistes, dit Emmanuel Maurel. Nous sommes la gaucheauthentique. On continuera de l’ouvrir. On sauve tout ce qu’onpeut, même l'honneur. »

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Pierre Joxe: « La gauche nepeut pas mourir »PAR MATHIEU MAGNAUDEIXLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Devant les frondeurs socialistes réunisà Marennes, Pierre Joxe, plusieurs foisministre de François Mitterrand, a défenduavec vigueur le code du travail, «accumulation de conquêtes juridiqueslentes », ironisant sur le patron du MedefPierre Gattaz, Emmanuel Macron oule secrétaire d'État vallsiste Jean-MarieLe Guen. « Si l'on veut entrer dansl'histoire, mieux vaut choisir la bonneporte. » Verbatim.

Invité de la rentrée des frondeurs duPS qu'il soutient ostensiblement, PierreJoxe, avocat et plusieurs fois ministre deFrançois Mitterrand et figure socialiste,a répondu à Emmanuel Macron etPierre Gattaz sur le droit du travail,un sujet qui lui tient à cœur. Nouspublions ici un verbatim de son discoursprononcé ce vendredi 28 août à Marennes(Charente-Maritime). Sur Mediapart, ilavait récemment tancé la politique dugouvernement et la loi Macron :

Pierre Joxe lors de notre émission

———« Édouard Martin [eurodéputé PS lui aussiprésent à la tribune] parlait ce matinde syndicalistes brésiliens qui lui disent"tenez bon! l’Europe est notre modèleen matière de droit social". C’est uneleçon très importante. Le droit social estune invention récente. Il n’existait pas au

XIXe siècle. Il est né au moment où lecapitalisme a développé le salariat et acréé des accidents du travail terribles. Lespremières lois de droit social sont des loisde sécurité physique.Ce droit social est aujourd'hui présentécomme ringard, ou pire, comme undanger. Aujourd’hui, avec les déclarations

récentes de Macron, vous êtes servis parles circonstances, on dirait que vous êtesintervenus auprès de lui ! Et quarante-huit heures après, c’est Gattaz! Le patrondu Medef a dit que le code du travailfait 3 500 pages. Ce sont des mensongesincroyables : la législation fiscale estinfiniment plus lourde et plus complexe,plus compliquée, plus changeante et plusillisible encore que le code du travail. Sousla reliure rouge des éditions Dalloz, avecle titre « Code du travail », est publiéchaque année un gros livre qui contient,outre le code du travail, toute une série denotes de jurisprudences, de commentaires.Monsieur Gattaz n’a donc jamais ouvert lecode du travail !

Car si on ouvre un code du travail, ondécouvre ce que je vous dis, ce que tousles syndicalistes savent, ce que tous lesconseillers de prud’hommes savent, ce quetous ceux qui travaillent sérieusement ledroit savent. Publier des mensonges aussistupéfiants, c’est un comportement éhontéde la part d’un responsable professionnel.Pire ! Il a dit : « Je suis heureux deconstater qu'un certain consensus est entrain d'apparaître parmi les responsablespolitiques ainsi que d'éminents juristes,de droite comme de gauche, autour decette nécessaire évolution de notre modèlesocial vers un modèle économique etsocial adapté aux nouvelles contraintes dumonde d'aujourd'hui. »Quel « consensus historique »? Il estvrai que [Robert] Badinter a publiérécemment, hélas, un livre qui me stupéfied’autant plus qu’il n’a jamais été unspécialiste du droit du travail. « Consensushistorique » ? Ce n’est pas rien! Gattazajoute : « Le gouvernement qui réglerace problème entrera dans l’histoire. »Mais quel problème? Le problème dudroit du travail ? Mais le droit dutravail, le droit social en général, c’estune accumulation de conquêtes juridiqueslentes. La première loi fut la loi surl’indemnisation des accidents du travail de

la fin du XIXe siècle. Ensuite, il y eutle repos hebdomadaire, en 1906, l’annéede la création du ministère du travailsous le gouvernement Clemenceau, aprèsla catastrophe de Fourmies où il y eut

des centaines de morts. On a sorti 1 000cadavres, mais on ne saura jamais combienil y a de morts, car beaucoup d’enfantstravaillaient sans être déclarés.Le droit du travail est né d’une série desecousses, politiques, sociales, physiques,psychologiques, émotionnelles. 1 000morts ! À gauche comme à droite, lesgens sont secoués ! Lisez les rapports,les discussions à l’Assemblée nationale àl’époque. Et dans les jours suivants, ondécouvre encore des vivants, on sort vingt-cinq mineurs : la direction de la mine avaitarrêté les recherches parce qu’elle voulaitsauver les installations au lieu de sauverles derniers survivants.

L’histoire du droit social est faite d'uneprogression lente, et de reculs parfois,en France, en Angleterre, en Allemagne.Cette longue histoire n’est pas regardéeque par nous. Au Brésil, ils connaissentcette histoire. Je vous ai apporté un petitlivre, pas cher, la leçon inaugurale duprofesseur Alain Supiot au Collège deFrance. Le professeur Supiot écrit unephrase qui mérite d’être méditée : « L’étatsocial n’est pas un monument en péril (…)mais un projet d’avenir poursuivi sous desformes différentes dans tous les grandspays émergents. » Voilà la réalité du droitsocial ! (...) Monsieur Gattaz n’a pas l’airde regarder ce qui se passe dans ces pays,ça ne l’intéresse absolument pas.(…) Le droit qui protège la vie destravailleurs, la santé des travailleurs, leursconditions de vie, leur rémunération, leursconditions de travail : ce droit se construitsous nos yeux. En France, on va le détruiresous nos yeux.On ne peut pas laisser des gens plaisanteravec ces choses-là. Dire comme lefait [Jean-Marie] Le Guen, le docteurLe Guen, que « le code du travailest un puissant répulsif à l’emploi » !Répulsif, c’est un mot scientifique utilisépar les médecins, ou par les vétérinairesd'ailleurs, pour signer une substance qui,par son odeur, écarte les moustiques oules mouches. Pour le docteur Le Guen, quitardivement se met enfin à la médecine, lecode du travail est un répulsif à l’emploi.Mais quand il était salarié de la Mnef, iln'était pas contre le code du travail !

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De cette histoire, nous sommesdépositaires. Nous, la gauche française,tous ses mouvements qui s’entrelacentet parfois s’affrontent : socialistes,communistes, syndicalistes. Nous sommesgarants de cette histoire qui est cellede l’humanité. L’aspiration à la sécurité,le sentiment de solidarité, l’impressionde responsabilité, ce sont des sentimentshumains, qui se développent ou sontentravés par la vie sociale, l’économie, lesguerres.(…) Ne croyez pas que la gauche peutmourir. Non. La gauche ne peut pasmourir. Car les sentiments de solidarité,de compassion, de crainte sont humains ettranscendent les siècles.En France, ce n’est pas la première fois quela gauche traverse une phase de division,de dispersion. C’est ainsi depuis un siècle.Depuis la première unification de 1905,minée dès le départ par la faiblesse etla division du mouvement syndical avecla charte d’Amiens... depuis cette époquelointaine et reculée, la gauche passe pardes phases de division, d’affrontements,de réconciliations. Le socialisme s’étaitunifié en 1905 avec la fusion dedifférents courants : guesdistes, marxistes,blanquistes, proudhoniens, des syndicats,etc. Jaurès avait réussi ce miracle,mis en cause par quatre événementsinternationaux successifs, après sonassassinat : la guerre de 14, la révolutionde 1917, la montée des fascismes, et ladeuxième guerre mondiale.Chaque fois, l’organisation, l’actiondes forces de gauche, en Francecomme ailleurs, a été perturbée parces événements internationaux : divisionou union autour de la guerre de14 ; division ou union face auproblème du communisme installé par lesbolchéviques, avec la scission du partisocialiste au congrès de Tours ; dispersiondu Cartel des gauches après la victoireen 1924, quand le parti radical, grandparti de gauche historique, lui mêmedivisé, commençait à se morceler – et celane s’est pas amélioré depuis ; divisionet rassemblement avec la naissance etla mort du Front populaire ; divisionpour le choix ou le refus du régime

de Vichy, avec un grand nombre dedéputés de gauche qui ont voté pour lespleins pouvoirs à Pétain, heureusementque certains ont voté contre ; divisionou réconciliation à la Libération pour lamise en œuvre partielle ou totale, rapideou prolongée, du programme du Conseilnational de la Résistance, avec tout cequ’il contenait dans le domaine du droitsocial ; division évidemment au momentdes guerres coloniales et ces crimes qui ontconduit les forces de gauche, la SFIO enparticulier, à se diviser, à se subdiviser ;illusion avec Mendès France que la gaucheallait se rassembler, réussite du génietactique de Mitterrand qui parvient àrassembler la gauche sur un programme…Avec froideur, vu mon âge, maissans indifférence, vu mon passé,j’observe que la gauche n’a jamaisjoué son rôle progressiste que dansl’unité. En France, c’est particulièrementdifficile. Le rassemblement, quand ils’est fait, s’est fait sur une baseprogrammatique. Le programme esttoujours difficile à construire puis àmettre en œuvre. Le rassemblement atoujours été précédé, et accompagné, pardes scissions, des fusions, des novations– des clubs, des structures locales. Lerassemblement a toujours été facilité parl’existence de leaders plus ou moinsdoués. Le rassemblement, cet accordprogrammatique, a toujours été long àvenir, difficile à appliquer, et finalementcompliqué.(…) Mais en tout état de cause, ceuxqui entreront dans l’histoire ne sont pasceux qui tenteront de remettre en causedurablement, dans un pays comme laFrance, les acquis qui appartiennent ànotre histoire. Ceux qui entreront dansl’histoire seront ceux qui feront franchirde nouvelles étapes, soit dans leur pays,soit dans d’autres. Il faudrait le rappeler àMonsieur Gattaz : il y a plusieurs façonsd’entrer dans l’histoire. On peut entrerdans l’histoire comme Mitterrand qui acommencé à Vichy, est entré dans laRésistance – c’est nettement mieux – atraversé la Quatrième République – cen'était pas très long –, a vécu vingtans dans l’opposition sous la Cinquième

République, et a réussi à rassemblerla gauche sur la base d'un programmecommun, et à faire ce qu’on fait. Cela vautmieux que d’entrer dans l’histoire commeceux qui commencèrent par la SFIO, avantla guerre de 14, naviguèrent ensuite dansle Cartel des gauches, sabotèrent le Frontpopulaire, et finirent à Vichy, on saitcomment... Entrer dans l’histoire, ce n’estpas un but en soi, pas plus que devenirmilliardaire. Mais si l'on veut entrer dansl’histoire, mieux vaut choisir la bonneporte. »

Placé et de Rugy quittentEELV : enfin uneclarification !PAR STÉPHANE ALLIÈSLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

La situation est inédite sous la

Ve République. Deux présidents desgroupes parlementaires d’un même partidémissionnent. Ce pourrait être grotesqueet opportuniste, mais c’est peut-êtresalvateur pour la gauche française.

Et si la gauche française se renforçait ense clarifiant. Les démissions successivesde François de Rugy et Jean-VincentPlacé, respectivement président du groupeécologiste à l’Assemblée et au Sénat, onttout du mauvais feuilleton politicien.

Cela fait plus d’un an maintenant que lesdeux hommes, soutenus par une poignéede parlementaires et un cinquième desmilitants d’Europe Écologie-Les Verts(EELV), parasitent la vie interne de leurmouvement en ne cessant de réclamerde revenir au gouvernement. Plus d’unan qu’ils semblent prêts à renier leurconviction, ou du moins celles desmilitants qu’ils sont censés incarner, pourn’importe quel maroquin ministériel. Plusd’un an que, devant des micros qu’ilsaccaparent, ils tempêtent contre les «dérives gauchistes » de leur mouvement,et l’inconséquence à ne pas se comporter

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en « PRG de l’écologie », vassalisé parun pouvoir socialiste qui en échange lesservirait à hauteur de leur fidèle loyauté.

Jean-Vincent Placé et François de Rugy © Reuters

Plus d’un an qu’ils font entendre, à chaquedossier problématique pour une majoritéde gauche, une musique aussi contraireque minoritaire aux idéaux de l’écologiepolitique (sur la loi renseignement, sur letraitement des migrants, sur le manqued’ambition de la transition énergétique,sur le soutien aux zadistes de Notre-Dame-des Landes ou de Sivens). Plusd’un an passé à refuser d’acter unefracture à gauche pourtant provoquée parla politique toujours plus libérale et anti-écologique du gouvernement, quitte àtroubler davantage ceux qui espéraientvoir une opposition réformiste et crédibles’insurger avec la force suffisante, etavec d’autres réfractaires socialistes, pourcontraindre le pouvoir à revenir à sesobjectifs de transformation sociale, et nond’accompagnement du libéralisme.

Plus d’un an pour ça ? Pour unesortie désordonnée et manifestementimpréparée, juste bonne à faire parlerde soi, sans avoir imaginé unquelconque débouché politique autrequ’une éventuelle et hypothétiquenomination ministérielle. Tout juste l’uncomme l’autre (mais chacun de son côté)annoncent-ils leur volonté de rassembler« les forces de l’écologie responsable» (comprendre, proches de Hollande ou ducentre-droit), afin de pouvoir peut-être àterme apposer un logo supplémentaire surune affiche électorale. Même pas capablesde sortir groupés, Placé et de Rugy aurontjoué perso jusqu’au bout.

Il convient toutefois de distinguer leursdeux parcours.

François de Rugy a toujours étéminoritaire dans son parti, mais a toujoursaffirmé avec constance son point de vue,

prônant une alliance jusqu’au MoDem,se faisant élire député avec le soutiendu PS en 2007 (alors que les Vertsn’avaient pas fait d'accord national auxlégislatives) et voulant incarner l’aile“réaliste” de l’écologie politique française.Au sein d’EELV, il était l’un de ceuxqui incarnaient le large spectre dumouvement, et la capacité de celui-cià faire cohabiter environnementalistes etradicaux. Désormais, François de Rugy achoisi entre « écologie et gauchisme », titrede son dernier livre opportunément lancémédiatiquement le jour de sa démission.

Jean-Vincent Placé a longtemps étémajoritaire dans son parti. Historique « n°2 de Cécile Duflot », ils ont verrouilléensemble le parti au détriment des prochesde Dominique Voynet, sur une ligneplus à gauche et affirmant davantagele rapport de forces avec le partenairesocialiste. Mais au fil du temps, etd’accords électoraux avantageux, Placéa peu à peu délaissé l’inconfort desconvictions exigeantes pour se complairedans « l’écologie hôtelière » et des amitiésintrigantes, renouant avec l’origine deses engagements rad-soc. Bonhomme etaccort sur la forme, l’homme a enfindécidé d’assumer le fond de son êtrepolitique cynique, au service de sonambition individuelle. Fini les posturesentretenues pour complaire à une basemilitante qu’il a toujours considéréecomme trop à gauche. Fini le soutien inextremis à Eva Joly alors qu’il comptaitsoutenir Nicolas Hulot. Fini les appels àmanifester pour soutenir Leonarda. Finiles controverses avec un Dany Cohn-Bendit jugé alors trop libéral. Désormais,Jean-Vincent Placé peut entonner sansgêne ses odes amourachées à la gloired’Emmanuel Macron.

Derrière ce tableau un brin déprimant pourune écologie politique déjà pas loin d’êtreau point mort en France, il faut pourtantsaluer les deux hommes. Et les encouragerà faire preuve de plus de déterminationencore. Car par leur acte, ils donnent enfinle signal d’une nécessaire clarificationdont se sont montrés incapables jusqu’àprésent le reste des partis de la gauche

française, incapables de trancher desdivergences parfois rédhibitoires à lapoursuite d’un idéal si ce n’est collectif, aumoins unitaire.

Désormais, que mille de Rugy etPlacé s’épanouissent aux côtés d’unsocial-libéralisme enfin assumé, qui serecomposerait aux côtés d’un centrismerejetant la droitisation sarkozyste ! Et qu’àl’inverse, les socialistes fassent œuvreutile en acceptant de ne plus jouer lacomédie de congrès Potemkine commeil y a deux mois à Poitiers, où la seuleconservation de mandats électifs semblefaire socle commun. Que les frondeurs etles écolos restés à EELV se rapprochent duFront de gauche, qui aurait de son côté toutautant intérêt à se mettre au clair lui aussi.

Cela n’a guère de chance de se produire,il se pourrait même que les groupesécologistes continuent de fonctionner surle même périmètre qu’actuellement. Maisil faut remercier Jean-Vincent Placé etFrançois de Rugy d’avoir esquissé unmouvement.

France Télévisions : dessalariés secrètement fichéspartout en FrancePAR MICHAËL HAJDENBERGLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Dans les rédactions de France 3 régions,les salariés étaient secrètement fichés parleurs managers. Mediapart a eu accès àune quarantaine de fiches qui montrentles travers d'un système qui ne concernaitpas seulement les journalistes, et qui avaitvocation à être appliqué à l'ensemble dugroupe. La nouvelle direction minimise.

Le personnel de France Télévisions esten ébullition. Il y a quelques jours, lesyndicat FO révélait qu’une quarantainede fiches avaient été secrètement rédigéessur des journalistes de France 3. Mediaparta eu accès à ces évaluations, qui pointentles manques et les insuffisances desjournalistes de France 3 Auvergne. Maisce n’est pas tout. Le projet, qui a enréalité déjà été mis en œuvre dans ungrand nombre des antennes régionales de

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la chaîne, visait l’ensemble du personnel– pas seulement les journalistes. Et ildevait concerner à moyen terme tous lessalariés de France Télévisions.

L’affaire commence au printemps.La CNIL est destinataire d’uncourrier anonyme dénonçant des fichiersdiscriminatoires à France Télévisions. Lesyndicat FO s’inquiète, lance une petiteenquête en interne, et finit par découvrirqu’une revue des effectifs a été mise enœuvre, sans que cela concorde avec leséléments du courrier anonyme.

Voici le type de fiche, anonymisée, que lesmanagers locaux ont remplie.

Cliquez sur les images pour les agrandir

En dessous du logo France Télévisions,cinq critères donc, avec des notes allant de1 à 4. Une lettre qui traduit l’appréciationgénérale : I pour insuffisant. C pourconforme aux demandes. B pour va au-delà des demandes.

Et puis une colonne, intitulée « Élémentsobservés et commentaires », dans laquellefigurent des appréciations plus fines,parfois dévastatrices : « Rencontrerégulièrement des difficultés d’adaptation» ; « Irrégulière dans ses prestations »; « Manque de confiance en elle » ;« Très isolé » ; « de moins en moinsimpliquée » ; « pas de remise en question» ; « Très irrégulier dans ses prestations» ; « Manque parfois d’esprit d’équipe». Parfois, plus rarement, il est écrit «potentiel » ou « force de proposition ».

Un autre document synthétise cesdonnées : la « cartographie des potentielsdes équipes », avec des salariés classés

dans 9 catégories comme « décalés », «démobilisés », « contre-productifs », ou àl’inverse « talents émergents ».

Dans chacune des cases prévues à cet effet, le managerest tenu d'associer les noms des salariés

Pour les syndicats de France Télévisions,le problème n’est pas qu’une entrepriseévalue ses salariés. Mais bien que celaait été réalisé dans leur dos, alorsqu’un entretien individuel avec chacund’entre eux se tient chaque année,qu’ils contresignent et éventuellementamendent. En effet, selon l'article 1222-3du code du travail, « le salarié estexpressément informé, préalablement àleur mise en œuvre, des méthodes ettechniques d'évaluation professionnellemises en œuvre à son égard ».

René Thévenot, journaliste reporterd’image (JRI) de 62 ans, a accepté de nouslivrer cette évaluation annuelle que nousavons comparée à l’évaluation secrète,qu’il qualifie de « fiche de profilagediscriminatoire ». Les deux documentssont remplis par le même manager. Maisà la lecture, le contenu est radicalementdifférent.

Dans le premier, on loue sa « disponibilité», sa « force de proposition », ou encore sa« réactivité ». Dans le second, son profilde performance est jugé « insuffisant » ;

ses notes ne sont jamais supérieures à 1et 2. Il est jugé « très irrégulier dans sesprestations ».

René Thévenot s’excuse pour sa voixtroublée par l’émotion, mais a du mal àcontenir sa colère : « Je ne comprendspas. Le lendemain de mon évaluationannuelle, j’étais sur le pont à 3 h dumatin pour un incendie, puis de nouveaule lendemain matin. Quand on m’appellela nuit, j’y vais systématiquement. J’aiun bon entretien annuel. Et là j’apprendsdans une évaluation clandestine que jesuis en deçà des attentes de la société.C’est désespérant et assez insupportable.

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La direction a l’air d’estimer que parcequ'il n’y a pas de connotation politique,sexuelle ou syndicale, ce n’est pas grave.Mais les salariés ont des droits. Je suisvictime d’une pratique discriminatoire. »

« Le manager a carte blanche etbénéficie d’une sorte d’impunité»Une autre salariée, dont lesdeux évaluations sont égalementcontradictoires, estime, « très amère », que« le contrat de confiance est rompu. S’ilsont des reproches à me faire, qu’ils meles disent. Un chef est fait pour aider,guider. Si ces fiches circulent dans notredos, comment imaginer qu’elles n’aientpas de conséquences, sur les promotionset les évolutions de carrière ? Or, quandc’est dans le secret, tout est imaginable,notamment les règlements de comptes ».

Une autre salariée nous assure qu'elle neparticipera pas à son entretien individuelcette année, puisqu'« il s'agit d'unemascarade ».

Sur la quarantaine de fiches quenous avons consultées, plusieurs salariésproches de l’âge de la retraite sontmal notés. Une proportion importantede femmes également. Sans vouloir tirerde conclusions hâtives, les syndicatss’interrogent : « Avec cette opacité, onpeut tout imaginer », commente KamelTir, délégué CGT à France 3 Auvergne.

Car à quoi tout cela pouvait-il bien servir ?La nouvelle direction n’apporte pas deréponse claire à ce sujet. Elle reconnaîtun « défaut d'information », glisse que lesappréciations écrites à la main sont des« notes personnelles du manager », quece système a été pensé pour apporter lesréponses adéquates aux problématiquesdes salariés. Elle affirme surtout que tout

cela était prévu par un accord d'entreprisedatant de 2014, même si « cela n'a pas étésuffisamment expliqué, contextualisé ».

Dans une interview au Figaro, PatricePapet, ancien DRH du groupe devenuconseiller de la nouvelle présidenteDelphine Ernotte, s’attachait mardi à nier« toute remarque personnelle » dansces fiches, estimant que toute dérive nepouvait venir que de managers locaux.

Or pour Marc Chauvelot, secrétairegénéral du SNRT-CGT, « les critèresretenus, les thèmes, la structure mêmedu document sont ultra-dangereux etappellent à des jugement moraux. Cetri fait froid dans le dos car il sebase justement aussi sur des éléments depersonnalité, subjectifs et arbitraires. Vuque tout se fait dans le secret, le managera carte blanche et bénéficie d’une sorted’impunité ».

Pour la CGT comme pour FO, dans unclimat social tendu, les « salariés notéscomme insuffisants ont du souci à sefaire en vue de la prochaine charrette ».D’autant que selon Marc Chauvelot, « oncompte de plus en plus de licenciementspour "insuffisance professionnelle" nonfautive à France Télévisions ».

Or, bien qu’elle ait tenté jusqu’à présent deminimiser sa responsabilité, c’est bien ladirection qui a mis en place le système, quia envoyé des consignes et des explications,et qui a même dépêché un peu partout enFrance dans les antennes locales OliviaVennes, responsable du développementmanagérial pour former tous les managersà ces fiches d’évaluation.

Si c’est par l’antenne de Clermont-Ferrand que l’affaire est sortie, LaurenceCarpentier, de la CGT, rapporte que lefichage a déjà été intégralement réalisédans le pôle Nord-Ouest de France 3, etqu’il était en cours de réalisation dansles trois autres pôles. La direction nenie pas que cette revue de personnel avocation à être mise en œuvre pour tous lessalariés du groupe. Elle a prévu de recevoirles organisations syndicales la semaineprochaine pour « mettre les choses à plat ».Mais ce vendredi matin, la CGT exige que

l'ensemble des fiches soient transmisesindividuellement à chaque salarié qui enfait la demande. Afin d'obtenir gain decause, elle a déposé un préavis de grève àClermont-Ferrand pour le 3 septembre.

Boite noireCe vendredi matin, l'article a été actualiséavec le préavis de grève déposé par laCGT-Auvergne

L’embarras de la Courde cassation, la joie deBernard TapiePAR LAURENT MAUDUITLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Le premier président de la Cour decassation, Bertrand Louvel, a publiévendredi un communiqué démentant lesinformations de Mediapart sur l'évictiondu magistrat de la Cour d'appel de Parisayant annulé l'arbitrage Adidas-Créditlyonnais. Un communiqué qui a fait la joiede Bernard Tapie mais qui prend bien deslibertés avec les faits.

A la suite de la publication d’un articledu Journal du dimanche(l'article est ici)puis d’une enquête de Mediapart (LireLa justice est encore manipulée dansl’affaire Tapie), révélant la promotionexpress vers la Cour de cassation deJean-Noël Acquaviva, le magistrat qui aannulé le 17 février dernier le célèbrearbitrage Tapie et qui devait présider le29 septembre la Cour d’appel devantrejuger définitivement le litige Adidas-Crédit lyonnais, la Cour de cassation apublié vendredi 28 septembre un étrangecommuniqué, très inhabituel dans la formecomme sur le fond, qui se présentecomme un démenti mais qui, par leszones d’ombre qu’il laisse, et par ses non-dits, laisse transparaître l'embarras de lajuridiction.

Si la Cour de cassation a estimé nécessairede réagir, par la plume de son premierprésident, Bertrand Louvel, qui est aussile président de la formation du siègedu Conseil supérieur de la magistrature(CSM), c’est que les informations quenous avions révélées sont graves. Nous

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rappelions en effet que Bernard Tapieavait tout à craindre que la Courd’appel devant définitivement statuer le29 septembre sur le litige Adidas/Créditlyonnais soit de nouveau présidée parJean-Noël Acquaviva. Nous indiquionségalement que le magistrat avait certes faitacte de candidature pour accéder à la Courde cassation mais que l’usage voulait, dansle souci d’une bonne administration de lajustice et de la continuité du service public,qu’un magistrat ne soit installé dans sesnouvelles fonctions qu’après avoir achevéson office et refermé les plus gros dossiersdont il avait la charge. En bref, notreenquête pointait le fait que la promotionexpress de Jean-Noël Acquaviva était pourle moins étrange, sinon suspecte.

En réplique à nos informations, voici lelong communiqué de Bertrand Louvel(que l’on peut aussi consulter ici, surle site Internet de la juridication) :« Comme Premier président de la Courde cassation et président de la formationdu siège du Conseil supérieur de laMagistrature (CSM), j’ai lu avec surprise,dans des organes de presse, les proposprêtés à M. Acquaviva, président dechambre à la cour d’appel de Paris,laissant entendre qu’il serait dessaisimalgré lui du jugement de « l’affaireTapie » par sa nomination à l’initiativedu CSM comme conseiller à la Courde cassation. Je rappelle que le pouvoirexécutif n’intervient d’aucune manièredans le processus préparatoire à lanomination des magistrats du siège dela Cour de cassation et qu’un magistratdu siège ne peut recevoir une nouvelleaffectation, non seulement sans sonconsentement, mais même, qu’il ne peutla recevoir qu’à sa demande expriméedans un écrit personnel. M. Acquavivaa donc lui-même demandé à être nomméconseiller à la Cour de cassation (jeprécise que la durée de trois ans defonction comme président de chambre deCour d’appel à l’issue de laquelle le CSMest susceptible de donner suite à une telledemande n’a rien d’anormal). »

Le communique ajoute : « Selon laprocédure habituelle, le CSM a examinéles candidatures dont il a été saisiet déterminé les auditions auxquelles ilprocéderait. M. Acquaviva a été retenu etil a donc été convoqué par le secrétairegénéral et entendu par le CSM le 8 juillet2015, ainsi que d’autres candidats. Al’issue de cette audition, la candidaturede M. Acquaviva a été retenue avecquinze autres, et il m’a lui-même confirméqu’il n’avait fait état à aucun momentdu processus d’une difficulté de servicequelconque dans ses attributions actuellesjustifiant que son entrée en fonction àla Cour de cassation soit retardée (jeprécise que les différentes phases de laprocédure préparatoire à la nominationd’un conseiller à la Cour de cassationse déroulent sous la présidence dusuppléant du Premier président de la Courqui ne peut participer personnellementau recrutement des membres de lajuridiction qu’il dirige). J’ai moi-mêmereçu M. Acquaviva le 20 juillet, commeil est d’usage, en ma qualité dePremier président, après que le CSMeut arrêté son choix, afin de fairesa connaissance et de l’interroger surses souhaits d’affectation à la Courde cassation. Là encore, M. Acquavivane m’a fait part d’aucune difficultéconcernant l’achèvement éventuel d’unservice à la cour d’appel. J’ai donc prévude l’installer à la Cour de cassation le31 août 2015, comme les quarante-cinqautres magistrats qui le seront avec lui. »

Et le premier président de la Courde cassation conclut : « J’indique quej’ai dérogé à cette date pour deuxmagistrats seulement, nommés dans lemême mouvement, et qui m’ont fait part,quant à eux, de leurs souhaits d’acheverle service général qu’ils ont en cours dansleurs fonctions actuelles : l’un, nomméconseiller à la Cour de cassation commepremier président d’une cour d’appel,qui souhaite achever sa mission enadministration centrale, l’autre, présidentde chambre à la cour d’appel de Paris, quidoit présider une cour d’assises après le31 août. M. Acquaviva sera donc installéà la date prévue à la Cour de cassation

et les affaires du service qu’il laisse àla cour d’appel de Paris seront jugées,selon la règle habituelle, sous une autreprésidence, sans qu’il y ait lieu de faireun sort particulier à un justiciable ou à unautre : c’est cela aussi l’impartialité de laJustice et l’égalité des justiciables. »

Pour catégorique qu’il soit, cecommuniqué laisse pourtant transparaîtreun grand embarras et ne répond pas àtoutes les questions que l’histoire soulève.

D’abord, Bertrand Louvel évoque des« propos prêtés à M. Acquaviva » maisne dit pas qu’il ne les a pas prononcésvoire même qu’il dément les avoir tenus.Or, ces propos que le JDD rapportaitsont pour le moins lourds de sens. Voiciexactement ce qu’écrivait ce quotidienet les citations qu’il faisait de Jean-NoëlAcquaviva : « ”Oui, c'est une promotion,qui était dans l'ordre des choses, mais delà à dire que je m'y attendais…" Jean-NoëlAcquaviva, le président de la chambrecivile de la cour d'appel de Paris chargéedes arbitrages, a eu la bonne surprise,au début du mois, d'être nommé à laCour de cassation. Une belle promotionpour ce magistrat spécialisé qui a annulél'arbitrage Tapie-Adidas en février. Le29 septembre, Jean-Yves Acquaviva devaitpourtant présider l'audience sur le fond.Malgré ce changement d'affectation, ilaurait pu rester quelques mois, le temps definir ce dossier qu'il connaît bien. "Maispersonne ne m'a rien demandé, je ne seraidonc plus là au 1er septembre", confie-t-ilau JDD, apparemment surpris lui aussi. ».

Nous sommes donc en présence dedeux versions des faits, présentéespubliquement par deux hauts magistrats– ce qui est pour le moins inhabituel :celle du premier président de la Courde cassation, selon lequel Jean-NoëlAcquaviva n’a en rien été surpris d’unesi prompte promotion ; et celle dumême Jean-Noël Acquaviva, placé sousl’autorité hiérarchique de Bertrand Louvelet astreint à l'obligation de réserve, quisuggére strictement le contraire.

Nous signalions d’ailleurs dans notreprécédent article que dès le début dumois de juillet de premières informations

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nous étaient parvenues mais dont nousn’avions pas fait alors état, suggérant quedes manœuvres étaient en gestation pourtenter de changer le président de la Courd’appel chargée de statuer le 29 septembresur le volet civil de l’affaire Tapie.

L’embarras de la Cour de cassation estaussi transparent sur un autre point.Car le premier président veut accréditerl’idée que le changement de présidentd’une chambre de Cour d’appel est choseparfaitement banale, et que l’audience du29 septembre que devait présider Jean-Noël Acquaviva sera présidée par sonsuccesseur sans la moindre difficulté.Pour justifier cela, il invoque même…« l’impartialité de la Justice et l’égalitédes justiciables. » !

Ce que ne dit pas le magistrat, c’est quece changement de président va pourtantêtre d’une immense importance. D’abord,Bernard Tapie est ainsi débarrasséd’un magistrat qu’il redoutait toutparticulièrement – pour la petite histoire,ce communiqué, c’est Bernard Tapie lui-même qui nous en a le premier signalél’existence, et qui nous l’a fait suivre parmail, avec un plaisir non dissimulé.

Deuxio, qui sera le nouveau magistratqui succédera à Jean-Noël Acquaviva etprésidera l’audience décisive de l’affaireTapie ? Peut-être comprendra-t-on mieuxtout cet obscur épisode lorsque l’onconnaîtra son identité. Quoiqu’il en soit,ce nouveau président n’aura naturellementpas le temps de s’immerger dans cetteaffaire Tapie, si complexe, d’ici l’audiencedu 29 septembre. De deux choses l’une,donc : soit l’audience sera maintenueau 29 septembre, et le président de laCour d’appel sera largement ignorant del’affaire qu’il aura pourtant à juger ;soit l’audience sera reportée, et danscette hypothèse, les conséquences seraientgraves. D’abord, cela fait de longs mois,pour les raisons que nous expliquions dansnotre précédent article, que Bernard Tapieespère un report de cette audience. Et puisce serait la preuve que dans le cas présent,le premier souci de la hiérarchie judiciairen’aura pas été une… bonne administrationde la justice et une transition ordonnée.

Selon nos informations, les deuxjuridictions concernées, la juridiction dedépart (la Cour d’appel) et la juridictiond’arrivée (la Cour de cassation) se sontinquiété des échos de l'affaire dans lapresse et ont échangé encore jusqu’à cejeudi pour savoir si elles n’allaient pasdemander à Jean-Noël Acquaviva de resterencore dans ses anciennes fonctions, letemps de refermer ses plus gros dossiers.Et puis, finalement, il a été décidé de nemodifier en rien la date d’installation dumagistrat à la Cour de cassation, fixéedonc au 31 août. Pas de délai de grâce : unepromotion à la hussarde !

D’où ce communiqué étrange du premierprésident de la Cour de cassation, danslequel il souligne que le magistrat transféréne lui a tout bonnement pas fait part dufait qu’il avait sur les bras le volet civilde l’un des plus graves scandales politico-financiers de ces dernières décennies. Etquand bien même ce serait exact; quandbien même Jean-Noël Acquaviva auraitomis de signaler à son interlocuteur -on croit rêver!- qu'il avait en charge ledossier Tapie, le premier président de laCour de cassation ignorait-il de son côtél’existence de cette affaire Adidas-Créditlyonnais - dont la Cour de cassation estelle-même saisie ? Et si tel était le cas,ce qui serait stupéfiant, n’était-il pas dansle rôle du plus haut magistrat françaisd’inviter son futur subordonné à finir sonoffice, dans le souci de la bonne continuitédu service public de la justice ?

Le communiqué du premier président dela Cour de cassation est donc, en vérité,stupéfiant. Car il passe aussi sous silenceun fait majeur: il se trouve quelque part enFrance un magistrat qui ne sait pas encorequ'il sera choisi ce week-end ou lundi pourprésider dès mardi prochain après-midi lesaudiences de la chambre de la Cour d'appelde Paris et qui n'aura que quelques pauvressemaines pour se jeter dans l'immensitéet la complexité du dossier Tapie d'ici au29 septembre. Car le fait est là, accablantpour Bertrand Louvel. Il a beau assurerque tout s'est passé le plus normalement dumonde, un fait majeur vient le démentier:s'il a ordonné à Jean-Noël Acquaviva de

le rejoindre à la Cour de cassation sansdélai, le 31 août, son successeur à la Courd'appel, dont les audiences reprennent cemardi, n'a toujours pas été désigné. Et celafait assurément désordre. Si cela ne signepas le coup fourré...

En tout cas, ce vendredi après-midi,Bernard Tapie était fou de joie. Aprèsnous avoir transféré le communiqué de laCour de cassation, il nous a téléphoné pournous en lire avec gourmandise de longsextraits…

Contre l’euro avecl’extrême droite ? Sapirsans soutiensPAR DAN ISRAELLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

En appelant, « à terme », les partisansd’une sortie de l’euro à se poser la questiond’une alliance avec le FN, l’économisteJacques Sapir a déclenché une levée deboucliers au sein de la gauche de lagauche. L'occasion pour celle-ci d'uneclarification.

Le 21 août, Jacques Sapir, directeur derecherche à l’EHESS passe le Rubicon.L’économiste, identifié de longue date àla gauche radicale et à l’opposition enversl’euro, écrit sur son blog (dans la versionlongue d’une interview accordée au siteFigaro Vox) que dans la lutte contre l’euro,il lui paraît évident que la gauche doit serapprocher des souverainistes, et surtoutconsidérer une alliance avec le Frontnational. Quelques mots qui cristallisentles tensions et les désaccords stratégiquesqui couvent au sein de la gauche de lagauche depuis des mois : sortir ou non del’euro ? subvertir de l’intérieur la logiquede l’Union européenne ? Avec quellesalliances ?

Dans son texte, Sapir reprend à son comptel’appel de Stefano Fassina, ancien députéitalien, vice-ministre de l'économie en2013 du gouvernement Letta. Ce membrede l’aile gauche du parti démocrate aquitté sa formation en raison de sesdésaccords avec Matteo Renzi et appelledans son texte à la création de « fronts de

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libération nationaux » visant à démantelerla monnaie unique européenne, aprèsl’échec du gouvernement grec de Syriza àréorienter l’Union européenne. L’appel aété repris sur son blog par l’ex-ministredes finances grec Yanis Varoufakis,qui se déclare toutefois opposé à une« désintégration contrôlée de la zoneeuro ».

Et Sapir de commenter : « À partirdu moment où l’on se donne commeobjectif prioritaire un démantèlement dela zone Euro, une stratégie de largeunion, y compris avec des forces dedroite, apparaît non seulement commelogique mais aussi nécessaire. (…) Laprésence de Jean-Pierre Chevènementaux côtés de Nicolas Dupont-Aignanlors de l’Université d’été de Debout laFrance est l’un des premiers signes danscette direction. Mais, ce geste – quihonore ces deux hommes politiques –reste insuffisant. À terme, la question desrelations avec le Front National, ou avecle parti issu de ce dernier, sera posée. »

Car pour l’économiste, l’heure est àl’union sacrée, quels que soient lespartenaires : « Il faut comprendre quetrès clairement, l’heure n’est plus ausectarisme et aux interdictions de séjoursprononcées par les uns comme parles autres. (…) Il faudra un minimumde coordination pour que l’on puissecertes marcher séparément mais frapperensemble. C’est la condition sine qua nonde futurs succès. »

Cette position, Jacques Sapir l’amaintenue dans plusieurs médias. Parexemple sur France Inter jeudi 27 août,même s’il prend un peu de distancerhétorique quant à une alliance possibleavec le FN : « J’ai dit à terme, et c’est unepossibilité, et pas une probabilité, parceque nous ne savons pas quelles seront lesévolutions que pourra connaître ce parti,ou un parti qui pourrait en être issu. »

Vidéo disponible sur mediapart.fr

Cette prudence nouvelle dans les termes,qu’il développe aussi lors de son passagece vendredi sur le site Arrêt sur images,s’explique par la levée de boucliers queson interview a déclenchée. Sous desplumes peu connues pour leur tendressepour l’extrême gauche, bien sûr. Ainsi,le directeur de Libération Laurent Joffrinestimait dès le 23 août que « lesmasques tombent ». « Une alliance desextrêmes ?C’est la logique arithmétique etpolitique de la posture anti-euro », écritJoffrin.

Mais les coups viennent aussi despartisans d’une sortie de l’euro au seinmême de la gauche de la gauche.Parmi les économistes de ce camp, laposition de Sapir est depuis longtempscompliquée. Il ne cache pas son attraitpour le souverainisme, et l’un de sesproches, l’économiste Philippe Murer, estconseiller économique du Front nationaldepuis plus d’un an (une décision qu'ilqualifie d’« erreur »). Mais d’autresne se retrouvent aucunement dans cettetentation du rapprochement. Parmi eux,l’économiste Frédéric Lordon, qui serajustement invité le 3 septembre dans leprochain « live » de Mediapart pourdébattre de ces questions, ne pardonnepas l’appel à s’unir avec la droite etl’extrême droite. Sur son blog, il déploreque « quelqu’un comme Jacques Sapir,qui connaît bien l’histoire, ait à ce pointperdu tout sens de l’histoire » et affirmeque « la période est à coup sûr historique,et l’histoire nous jugera ».

Pour Lordon, c’est « le mono-idéisme »de Sapir qui l’égare : « Puisque la Cause,c’est la sortie de l’euro, et que rien d’autren’existe vraiment. On envisagera doncl’âme claire de faire cause commune avecun parti raciste parce que "raciste" est

une qualité qui n’est pas perçue, et quine compte pas, du point de vue de laCause. » L’économiste Cédric Durand,partisan déclaré d’une sortie de l’euro « degauche » (voir ici et là son analyse sur le« Grexit », et lire ici le compte-rendu del’ouvrage qu’il a dirigé sur la question),est sur la même ligne, alors même qu’ila contribué en 2013 à une étude signéepar Sapir et Murer sur les « scenarii dedissolution de l’euro », pour la fondationRes Publica.

Sapir se déclare finalementcontre la préférence nationaleLa prise de distance est tout aussi nettedu côté du Front de gauche. DansLeMonde, Éric Coquerel, coordinateurnational du Parti de gauche, dénonce une« aberration », alors que l’économiste stardu parti, Jacques Généreux, estime que« Jacques Sapir est victime de sa fixationsur le seul problème de l’euro ». Sur leplateau d'Arrêt sur images, Coquerel esttrès incisif face à Sapir, lui reprochantde « faire marquer un point » au FN,« dans un contexte où Marine Le Pen peutgagner » et de faire croire que le FN serésume à la sortie de l'euro.

Il est vrai que dans le camp deJean-Luc Mélenchon, les déclarationsde Sapir pourraient poser un problèmede brouillage, puisque le parti comptefaire monter en puissance, notammentà l’occasion de son université d’étéce week-end, l’idée d’un « plan B ».C’est-à-dire la sortie de la zone eurosi les tentatives d’infléchir sa politiqueéconomique échouent, avec des argumentsqui rejoignent en partie ceux de Sapir, maissans aucune référence aux souverainistesou au FN. Mélenchon et Coquerelappellent désormais à l’organisation d’un« sommet internationaliste du plan B »pour la fin de l’année, qui « réuniraittoutes les forces de l’autre gauche del’UE acceptant de travailler et de réfléchirconcrètement à ce scénario ».

Dans une interview à La Dépêche le27 août, Mélenchon appelle de ses vœux« des solutions internationalistes quirapprochent les peuples ». Il relaie aussi

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sur son blog un appel en ce senssigné Oscar Lafontaine, le fondateur dupartie allemand Die Linke. Dans le mêmetemps, il se revendique tout de mêmed’un « nouvel indépendantisme français »et répond sans détour au Journal dudimanche le 23 août : « S’il faut choisirentre l’indépendance de la France etl’euro, je choisis l’indépendance. S’il fautchoisir entre l’euro et la souveraineténationale, je choisis la souveraineténationale. »

Sans modifier sa ligne sur le fond, JacquesSapir semble comprendre que ses motslui ferment bien des portes dans sonpropre camp, et qu’il lui faut nuancerses déclarations. Il y a quelques jours,il estimait encore que la préférencenationale voulue par le FN n’était pasvraiment un problème, puisqu’« il ya déjà toute une série de professionsqui sont interdites aux non-Français ».Dans son dernier billet de blog, datédu 27 août, il change franchement deposition. Même s’il martèle qu’« on nefait pas un front avec ses "amis" ouses semblables politiques », il condamnepour la première fois franchement lapréférence nationale, d’un point de vuelégal mais aussi économique :« L’idéede préférence nationale, hors ledomaine des professions particulières(liées aux fonctions régaliennes del’État qui incluent la sécurité, lajustice et l’éducation), est en réalitéinconstitutionnelle si on regarde lepréambule de la Constitution. Il enva de même pour les droits quel’on appelle "sociaux" et qui sontla contrepartie de contributions dessalariés et des employeurs. (…) Toutesegmentation du marché du travail sous laforme de l’application de la "préférencenationale" conduirait à des pressionsinflationnistes importantes qui pourraientcompromettre les effets positifs attendusde la sortie de l’Euro. C’est l’une desraisons pour lesquelles la participationdu Front National à ce "front" n’estpas aujourd’hui envisageable, alors quecelle du mouvement politique de NicolasDupont-Aignan, Debout la France, l’estpleinement. »

Dans ces débats qui secouent la gauche,n’oublions pas la parole de YanisVaroufakis, qui fut quelques mois durantau cœur de la tempête. Dimanche 23août, invité à Frangy-en-Bresse parArnaud Montebourg, l’économiste grecest longuement revenu sur la questionde la souveraineté et des résurgencesnationalistes (le discours entièrementtraduit est à retrouver sur le blog deMonica M.). Son analyse est on ne peutplus claire :

« Je tiens à différer de ceux qui ont imputéla crise de l'Europe "à l'Allemagne" et"aux Allemands". Je me suis toujoursopposé à cela pour deux raisons. Toutd'abord, "les Allemands" ça n'existe pas.Pas plus que "les" Grecs. Ou "les"Français. (…)En 1929, un accident àWall Street a commencé le processusqui a démantelé la monnaie commune del'époque – le Gold Standard. En 2008, unautre accident à Wall Street a commencéle processus de fragmentation de la zoneeuro. À ces deux occasions, les Françaisse retournèrent contre les Allemands, lesAllemands contre les Français, avant queles Français ne se retournent contre lesFrançais, les Grecs contre les Grecset les Allemands contre les Allemands.À ces deux occasions, dans les années1930 et maintenant, les seuls bénéficiairesont été les bigots, les nationalistes, lesxénophobes, les misanthropes. L'œuf duserpent n'a pas mis longtemps à écloredans de telles circonstances.(…)Donc, jamais plus de stéréotypes surles Grecs, les Allemands, les Français,tout le monde. Tendons la main à tousceux qui veulent refaire de l'Europeun royaume démocratique de prospéritépartagée. Chers amis, la diversité et ladifférence n'ont jamais été le problème del'Europe. Notre continent a commencé àse réunir avec de nombreuses langues etdes cultures différentes, mais il est en trainde finir divisé par une monnaie commune.Pourquoi ? Parce que nous laissons nosdirigeants faire quelque chose qui ne peutpas être fait : dépolitiser l'argent, pourfaire de Bruxelles, de l'Eurogroupe, dela BCE, des zones franches apolitiques.

Quand la politique et l'argent sontdépolitisés ce qui se passe, c'est que ladémocratie meurt. »

A Lyon, le plus gros hôpitalpsychiatrique de France estsous tensionPAR RACHIDA EL AZZOUZI ET MATHILDEGOANECLE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Les urgences du Vinatier, un posted'observation idéal des dysfonctionnements,

août 2015 © Rachida El Azzouzi

Le directeur du Vinatier, le plus groshôpital psychiatrique de France, fédèrecontre lui syndicalistes, infirmiers, cadreset médecins. L’engorgement des urgenceset des accidents mortels en début d’annéeont achevé de délier les langues. Enquêteà Bron, dans cet établissement qui compte3 000 agents et accuelle 25 000 patients paran.

Bron, de nos envoyées spéciales.- En1868, trente ans après la première loi quilégifère sur le traitement des « aliénés», un médecin réussit à convaincre leconseil général du Rhône de construireun asile, à Bron, à l’ouest de Lyon.Cent cinquante ans plus tard, cet asile,ouvert en 1876, rebaptisé au fil del’histoire « centre hospitalier Le Vinatier», est devenu le premier hôpital publicpsychiatrique de France. Avec 3 000agents, 25 000 patients en moyenne àl’année répartis sur une dizaine de pôles etdepuis l’ouverture d’un asile-prison en2010, il est passé devant le temple de lapsychiatrie française : Saint-Anne à Paris.

Ville dans la ville de Bron, Le Vinatierétend son parc de verdure, son potager, sesvignes et ses pavillons séculaires sur 76hectares boulevard Philippe-Pinel. Pinel,le plus illustre des aliénistes français, qui,

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au lendemain de la Révolution française,bouleverse le regard sur les « fous », les «aliénés », en les libérant de leurs chaînes eten affirmant qu’ils peuvent être « compris» et « soignés ». Près de deux sièclesplus tard, la méga-structure souffre commetous les hôpitaux de France de la baissedes moyens alloués à la psychiatrie, etd’une réduction drastique du nombre delits, loin d’être suffisamment compenséepar un renforcement des services de jour.

Hôpital du Vinatier, Bron, juillet2015 © Rachida El Azzouzi

Le début de l’année 2015 a étéparticulièrement noir. Un infirmier duVinatier a été poignardé par un patientfin janvier (il n’a pas de séquellesphysiques de l’agression). Deux patientsse sont donné la mort peu de tempsaprès, notamment à l’USIP (unité desoins intensifs psychiatriques) où unepatiente a été retrouvée pendue dans lasalle de bains de sa chambre. Huit joursplus tard, un infirmier de ce services’est suicidé (à son domicile). En juin,l’agression sexuelle d’une jeune femmeaux urgences par un autre patient aachevé de plomber le personnel, un certainnombre d’agents faisant désormais le lienentre les conditions de travail, le soin et lesincidents.

La jeune femme agressée était tout justemajeure, et elle a été violentée sous ladouche par un patient présent depuisplus de dix jours aux urgences. « Cetteaffaire a précipité mon départ du service,explique Nathalie Giloux, médecin-chefdes urgences du Vinatier en partance pourun service de jour à Villeurbanne. Il y atoujours eu de la violence en psychiatrie.Nous faisons des efforts très importantspour la contenir, et la plupart du temps,nous y arrivons. Mais quand on est dans un

climat de saturation, on est en permanencesur la ligne rouge. Ici, on ne traite plus,on fait taire. On ne soigne plus, on endort.Et les soignants ne sont plus heureux dansleurs missions professionnelles. »

Les urgences, tout à la fois porte d’entréeet vitrine du Vinatier, constituent unposte d’observation idéal de cet hôpitalqui chavire. Le récit qui suit, faitpar un infirmier excédé mi-juillet, n’arien d’extraordinaire : « Cette nuit, 24patients aux urgences. Nous attendonsune personne contenue pour la chambred’isolement. Les chambres 8, 9, 10 et11 sont triplées, le salon adulte n’estpas utilisable. Trois personnes sont dansle couloir, une personne dort dans lasalle d’attente et une autre dans le salon

fumoir. La 24e personne est une dame de88 ans, le bureau de coordination nousdemande d’installer une couchette dansle couloir. À une heure du matin, devantnotre insistance, ils nous proposent enfinun lit à Revol. »

Les urgences du Vinatier, un posted'observation idéal des dysfonctionnements,

août 2015 © Rachida El Azzouzi

Nuit après nuit, le personnel des urgencesdu Vinatier renoue avec son obsession.Libérer des chambres, faire et défaire deslits d’appoint, trouver une solution à uncasse-tête redoutable : la gestion d’unservice de onze places qui accueille enréalité deux fois plus de patients. Danscette organisation sous tension, le moindredétail menace de faire dérailler la machine.Chaque soir, il manque des pyjamas etl’hygiène des patients, faute de salles debains ou de toilettes en nombre suffisant,laisse à désirer. Tel malade, attaché àson lit en chambre normale plutôt qu’enchambre de contention, ne voit pas l’heuretourner, ce qui l’angoisse. Agité, il risquede faire basculer le lit sur lui. Le sommeil,

enfin, si curatif, devient impossible àtrouver, quand on dort à plusieurs, que lesportes claquent, que l’on est réveillé enpleine nuit pour changer de chambre.

L’incurie date de 2013, date à laquellequarante lits ont été fermés dans lesservices du Vinatier, sans que le flotde patients ne diminue. Mécaniquement,ils s’entassent désormais aux urgences.Certains passent dix, douze jours dans cesconditions, sans pouvoir trouver de placeailleurs dans l’hôpital. Aux urgences deSaint-Anne, à Paris, tout n’est pas rose,mais une telle situation est inimaginable :« C’est maximum deux, trois jours dansdes cas bien précis. Un malade reprendpied aux urgences, il n’y est pas soigné», indique à Mediapart un infirmier del’hôpital parisien.

C’est également l’avis du personneldu Vinatier, qui ne cesse d’alerter,via le CHSCT, par voie syndicale,en commission médicale d’établissement(CME), la direction de l’établissement.Affolée, la médecin-chef des urgences,Nathalie Giloux, a même fini par « auto-dénoncer » son service l’an dernier auprèsdu juge des libertés, chargé de veiller à lalégalité de la contrainte des soins. « J’étaistraitée par le directeur comme une petitefille dès que j’exprimais des doutes. Doncj’ai pris cette décision, qui m’engageaitpersonnellement. Je voulais montrer aujuge des libertés comment on contraint ausoin dans ce service. À quatre infirmiers,dans un couloir, sur un matelas par terre...Comment préserver, dans ce cadre, unequelconque “ alliance thérapeutique” ? »

«Le climat social est pourri, àtous les niveaux. On est fliqué,menacé, moqué»Le bâtonnier ainsi que le contrôleurdes libertés ont rendu leurs rapportsrespectifs, confirmant la sur-occupationchronique, les durées d’hospitalisation,et les conditions dans lesquelles lessoins s’exercent, susceptibles « d’êtreà l’origine de violences non-maîtrisées» (courrier du bâtonnier en date du 6mars 2014, que Mediapart s’est procuré).Le dossier est remonté à l’Autorité

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régionale de santé (ARS), et jusqu’auministère. Mise sous pression, la directiona finalement accepté d’ouvrir une nouvelleunité d’hospitalisation de courte durée,l’UHCD, adossée aux urgences, avec dixlits supplémentaires, quinze infirmiers,deux médecins. Sans pour autant résoudrele cœur du problème, le nombre deplaces en aval, et donc l’engorgement desurgences. « Ce service est un exempleparfait du dysfonctionnement de cethôpital, confie un membre de la direction,qui souhaite rester anonyme. J’ai travaillédans plusieurs établissements et lasurcharge aux urgences est un problèmefréquent. Mais n’importe où ailleurs,quand ça atteint de telles propositions,tout le monde se réunit et on trouveune solution. Ici, c’est le contraire.Le directeur dit “démerdez-vous” etaccuse la médecin des urgences de trahirl’hôpital... »

« Mon hôpital va très mal », assènede son côté un chef de pôle, souscouvert d’anonymat. En ligne de mire,le directeur du centre hospitalier, HubertMeunier, arrivé en mars 2010 et surnommé« Poutine » par une bonne partie dupersonnel. Sa gestion, jugée autoritaire ethors sol, revient même comme le facteurnuméro un des dysfonctionnements, bienau-delà des difficultés comptables que vitl’ensemble de la psychiatrie hexagonale.« Ce que nous reprochons, ce n’est pasqu’il applique une politique venue d’enhaut – c’est son métier –, mais de ne jamaisen faire remonter les effets négatifs, assureMarc Auray, permanent CGT au Vinatier.Il y a toujours eu des batailles avec lesdirecteurs, mais là, ça va plus loin. »

Le camion de la CGT du Vinatier © Rachida El Azzouzi

Les cadres de santé sont eux aussi montésau créneau et listent les manquements :pas d’écoute, peu de transparence sur

les nominations, pression sur les équipes,accusation infondée de « recrutementcommunautaire » pour une cadre quidérange... « Il faut qu’on se mouilleparce que, humainement, on a dépassél’acceptable », dit l’un d’entre eux, dansl’anonymat d’un café lyonnais. Il décrit «un fonctionnaire zélé, dans le vernis, quiignore tout du terrain ».

La loi Bachelot (« Hôpital, Patients,Santé, Territoires » votée en 2009) aconsidérablement conforté l’autonomie etle pouvoir des directeurs d’hôpitaux, cequi avait à l’époque déplu aux médecins,restés longtemps seuls maîtres en leurroyaume. Mais la défiance qui opposeHubert Meunier et les équipes médicalesva bien au-delà de la traditionnelleopposition entre administratif et médecins.« J’étais moi-même, à l’inverse de mescollègues, plutôt partisan de cette réforme,car je sais qu’on ne peut pas toutfaire, assure un psychiatre, chef de pôle.Mais à l’expérience, on voit bien à quelpoint le cadre est fragile. Le principalproblème de ce directeur, c’est sonmanque d’humanité. Le climat social estpourri, à tous les niveaux. On est fliqué,menacé, moqué. Sa position centraledans l’hôpital nourrit son sentiment detoute-puissance. » « Chaque fois queje l’ouvrais, je me faisais engueuler,complète Nathalie Giloux. Je ne savaispas gérer les lits d’appoint, j’étais trop“sociale”, pas capable de me coordonner

avec mes collègues. Hubert Meunier penseaussi que “le troupeau est trop mou”…C’est vrai, il est totalement pressuré. »

Un infirmier s'entretient avec un patient,hôpital du Vinatier, juillet 2015 © Rachida El Azzouzi

De guerre lasse, en avril 2015, lesmédecins ont même quitté la commissionmédicale d’établissement (pensée par laloi de 2009 comme un contre-pouvoirde l’administratif) et rédigé une lettreouverte au vitriol. « Chaque agentexerçant dans l'établissement qu’il soitmédecin, soignant, ou non soignant,se doit de pouvoir faire valoir sesidées, propositions, dans le respect desprocédures institutionnelles, sans êtresoumis à un climat délétère de terreur(...) Aucun dérapage, concernant l’undes nôtres, l'un de nos collaborateursou notre institution ne sera toléré. C'estl’ensemble de la Communauté médicalequi se mobilisera, afin que le médecinne se retrouve pas dans une situation deviolence interpersonnelle. »

Cette lettre a été portée à l’attention del’Agence régionale de santé (ARS), sansque cela ne suscite d’émoi particulier.La médecine du travail a égalementtransmis à la tutelle un rapport sur lesrisques psychiques liés au management,resté sans réponse. Plusieurs cadres del’établissement ont aussi sollicité l’ARSpour faire le récit détaillé de leursconditions de travail, et pointer la listede départs plus ou moins forcés cesdernières années (le contrôleur de gestionde l’hôpital notamment, le directeurinformatique, ainsi que le directeur desaffaires financières). Le membre de la

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direction interrogé résume la situation : «C’est un directeur d’hôpital qui n’aimepas les médecins. Pour lui, ce sont tous desmandarins. Il n’aime pas plus les patients,je ne l’entends jamais parler de qualitédes soins, qui est pourtant l’obsession desdirecteurs d’hôpitaux. Ça me désole. Si jefais ce métier, c’est que je pense être auservice des malades, là on n’est au servicede rien du tout. »

«On ne peut diriger un hôpitalsans autorité. Cela ne veut pasdire que je suis un terroriste»Une usure que confirme un tout jeuneinfirmier qui exerce dans l’une des unitésfermées de l’hôpital. « On dit que ladurée de vie d’un infirmier en psy,c’est sept ans. Moi je ne les ai pasencore atteints mais je suis dégoûté demon expérience au Vinatier. On ne nousdemande pas de soigner mais de distribuerdes médocs et de faire du gardiennagedans des conditions de travail dégradées.Le directeur n’a jamais eu un mot pour leséquipes. » Il confirme les conséquences del’engorgement des urgences sur les autresservices, s’interroge sur les 14 millionsd’euros d’économies qui font du Vinatierun excellent élève aux yeux de l’ARS enmatière de gestion des deniers publics. «Nous devons gérer une pénurie de moyensau quotidien. »

À commencer par la lingerie (fermée parHubert Meunier début 2015 pour rejoindrela blanchisserie d’un GCS, groupement decoopération sanitaire qui gère le linge deplusieurs hôpitaux lyonnais). « On donnedes draps aux patients pour s’essuyeren lieu et place de serviettes car nousen avons au compte-gouttes, tout commeles pyjamas et les tee-shirts. Certainspatients, alors qu’ils sont sous sédatifs,qu’ils s’urinent dessus, se tâchent très vite,doivent garder le même tee-shirt pendantplusieurs jours. Il faut voir aussi les taillesde pyjamas : soit ils sont trop petits, soit ce

sont des parachutes. Le linge, c’est pas duluxe, c’est de l’hygiène. Et l’hygiène, c’estdu soin. »

Hubert Meunier, directeur du Vinatierdepuis mars 2010 © Rachida El Azzouzi

« Nous sommes en train d’y remédier.C’est normal que nous tâtonnions pendantquelques mois après nous être séparé denotre vieille blanchisserie. Nous sommesun hôpital qui se restructure en sedéveloppant », minimise Hubert Meunier.Inébranlable dans son bureau du pôledirection, au deuxième étage de l’un desnouveaux bâtiments inaugurés en 2014du pôle Ouest (350 lits dédiés à lapsychiatrie adulte), le directeur du Vinatierfait face aux critiques tous azimuts, auxfrondes, « aux caca nerveux des uns etdes autres » sans ciller. Il reconnaît «des dysfonctionnements comme dans toutgros hôpital » mais réfute toute « fractureavec le personnel » et tout « managementautoritaire par la terreur » qui induiraitune souffrance au travail.

« On ne peut diriger un hôpital sansfaire preuve d’autorité. Cela ne veut pasdire que je suis un terroriste. Voyezma secrétaire si elle est traumatisée...Dans un hôpital de cette taille, voustrouverez toujours des gens qui râlent.C’est propre à la France, parler destrains qui déraillent, jamais de ceux quiarrivent à l’heure. Et comme je suisdirecteur, quand ça va mal, c’est mafaute, c’est à moi de prendre les coups.» L’ARS, régulièrement alertée sur lesdérives managériales, botte en touche : «On a reçu les organisations syndicales.Mais on ne peut pas intervenir là-dedans.C’est de la responsabilité du directeur. Cequ’on peut dire c’est qu’Hubert Meunier

gère parfaitement les projets qu’il mène enlien avec l’ARS et il n’y a pas de raisond’intervenir à sa place. »

Les nouveaux bâtiments financés dans le cadred'Hôpital 2012 abritent le pôle Ouest, dédié

à la psychiatrie adultes © Rachida El Azzouzi

Hubert Meunier rit de son surnom :« Poutine, ça me fait marrer. Je saisd’où et de qui cela vient, de syndicatset de médecins nostalgiques de l’asile,une certaine génération tournée versle passé, refusant de basculer dans le

XXIe siècle. » Il vise la CGT et Forceouvrière ainsi que les médecins de cequ’il appelle le « front Est » qu’ilassure recevoir régulièrement [ndlr :l’hôpital est divisé en trois gros pôlesEst, Ouest et Centre], « des hospitalo-universitaires qui veulent les avantages dufonctionnaire mais rester mandarins » : «2015 est une année d’élections à la CME[commission médicale d’établissement], ily a des enjeux de pouvoir », rappelle-t-il. Il reconnaît aussi s’être opposéphysiquement à des syndicalistes quivoulaient un jour envahir et empêcherde siéger un conseil de surveillance, «mais je suis directeur, un homme de santépublique, on ne peut pas bloquer unhôpital ».

Hubert Meunier a réponse à tous lestroubles tout en avouant détester « leshow de la communication ». Les départsautour de lui au sein de la direction ? «C’était des départs naturels, des déroulésde carrière, la vie, je n’ai viré personne.» Les nouveaux bâtiments flambant neufspas fonctionnels ? « Les patients ontune chambre individuelle, avec douche,comme à l’Ibis avec des placards quiferment à clés ! Moi quand je change devoiture, je ne regrette pas longtemps mavieille bagnole. Les conditions de travail,d’accueil et de soins sont bien meilleures.

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On est passé du XIXe au XXIe siècle. Dansl’un des trois pôles adultes, il y a unself pour les patients. Comme dans lescliniques privées. »

La série noire de drames en début d’année,de suicides et d’agressions ? « On ne peutprévoir un suicide ni les agressions dansun hôpital psychiatrique. Même l’ARSdans son enquête reconnaît le caractèreimprévisible de l’agression au couteau enjanvier d’un infirmier par un patient, unadolescent de 17 ans qui était en voie deréinsertion. La solution pourrait être demettre des portiques détecteurs de métauxcomme dans les aéroports mais on n’ena même pas à l’UHCA (asile-prison) eton sait que ce sont des passoires. Ondoit rester un hôpital avec une approcheclinique et non pas sécuritaire. »

Quant à l’engorgement des urgences, lenœud gordien, le directeur du Vinatierrelativise : « C’est normal les coups defeu, plus de patients que de personnel. Onest un hôpital public. On ne baisse pas lerideau parce que c’est Noël ou l’été. Danstous les hôpitaux publics, les urgences,c’est souvent la cour des miracles, auVinatier comme à Édouard-Herriot. On neva pas refuser les malades. »

Des talkies-walkies et des siffletsà la place d'un dispositif d'appeld'urgence pour le personnelPour apporter souplesse et respiration aupersonnel, régler la question d’un servicedéfinitivement débordé, Hubert Meuniermise en partie, comme l’ARS, sur lesurgences départementales, l’UPRM, legrand projet de Rhône-métropole, huitdépartements réunis dans un seul serviced’urgences psychiatriques, au Vinatier,établissement pilote de l’expérimentation.Le 18 septembre, l’ARS annoncera «l’événement » et l’UPRM entrera en

vigueur avant le 1er octobre. « En aval,cela devrait fluidifier le problème des lits,d’ailleurs le projet a été approuvé par laCME », temporise l’ARS. « Certes, ce serasur trois sites différents en attendant detout réunir sur un seul bâtiment, projet quiprendra des années, mais on sera passé en

trois ans de 7 à 37 lits au total et de 48équivalent temps plein (ETP) à plus de 110ETP », s’enthousiasme Hubert Meunier.

Une équipe de médecins du pôle Ouest avec le directeurHubert Meunier, août 2015 © Rachida El Azzouzi

Pour lui, « il n’y a pas une causeunique à l’engorgement d’un hôpital quiserait le défaut de lits en aval. C’est surl’extra-hospitalier qu’il faut travailler ».Les syndicats en conviennent mais sontloin d’être convaincus par son discoursoptimiste et leurs tracts se succèdent etse ressemblent. « Il n’y a pas de fatalité.La situation que nous vivons sur l’hôpitalest engendrée par une direction, uneARS et un ministère qui développent unepolitique totalement inadéquate », écritla CGT. « Les équipes sont réduites parrapport à ce que j’ai connu et il y a unturn-over terrible, raconte aussi Marie-Christine Duvillet, cadre de santé enextra-hospitalier et exerçant dans l’hôpitaldepuis 1997. On travaille à flux tendu,c’est usant. Nous sommes confrontés tousles jours à la folie, donc pour tenir, il fautdes conditions de travail satisfaisantes etde la considération, ce qui n’est pas le cas.»

Une chambre individuelle du pôle Ouest flambantneuf qui compte 350 lits © Rachida El Azzouzi

Quoi qu’en disent la direction et l’ARS, lespatients pâtissent de l’ambiance dégradéequi règne au sein du Vinatier. « Lesprocédures se sont rigidifiées, la directionne nous fait pas confiance, pour la

moindre sortie c’est toute une affaire», raconte une infirmière travaillant àla MAS (maison d’accueil spécialisée)du Vinatier, qui héberge à l’annéedes adultes présentant une déficienceintellectuelle sévère. Cette structure,pourtant bénéficiaire, n’est pas mieuxtraitée que les autres. « Nous avonsdes résidents qui ne sont pas sortis del’hôpital depuis un an ! Oui, nous sommesmaltraitants à certains moments. Maisc’est l’hôpital qui nous l’impose. Avecun soignant pour dix patients, c’est paspropre, c’est pas noble, c’est pas digne. »« Ce temps-là est révolu depuis que j’airecruté une nouvelle directrice à la MASil y a plus d’un an,balaie Hubert Meunier.Les progrès ont été considérables, nousavons renforcé le personnel et un vraitravail a été réalisé sur les projets de vie.Même la CGT reconnaît aujourd’hui lesavancées. »

Autre signe d’un hôpital qui a perdule nord, le DAU, « dispositif d’appeld’urgence », la béquille sécuritaire dupersonnel en cas d’incidents graves avecdes patients, ne fonctionne plus depuisseptembre 2014. « La direction nous arépondu qu’il ne marchait pas partoutdonc elle a interrompu le contrat avec lefournisseur, mais elle ne l’a pas remplacé», explique un cadre de santé sous couvertd’anonymat. Le DAU consiste en unboîtier, accroché aux blouses. En cas dedanger, l’agent tire sur un cordon, cequi permet de dépêcher les collègues oules gardiens. Il se déclenche aussi sil’infirmier tombe, perd sa « verticalité ».« Dans un hôpital psychiatrique où laviolence fait partie du quotidien, le DAU,c’est quelque chose de très sécurisant,témoigne une autre cadre de santé elleaussi à visage couvert. Je sais qu’au boutdu fil, quelqu’un va arriver en cas deproblème. Si un patient pète un plomb, jene suis pas seule. »

Devant l’arrêt du dispositif et le plan Bhasardeux de la direction (elle a fournides téléphones sans fil reliés au bureaude coordination mais ils ne passaient pasdans de nombreux bâtiments, véritableszones blanches), des infirmiers ont réglé

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par eux-mêmes la question de la sécurité,en achetant sur leurs fonds propres des…sifflets en plastique. Un « instinct desurvie », dit un cadre : « Les équipesont du mal à contenir le mal-être etla violence des patients. Ces derniersmois, il y a eu beaucoup de violences.Il leur fallait se rassurer. » Depuis ledébut de l’année, ils s’appuient sur unenouvelle génération de téléphones dotésd’une touche talkie-walkie fournis par ladirection, l’affaire étant remontée jusqu’àla ministre de la santé Marisol Touraine.« C’est beaucoup plus performant », selonl’administration mais « peu fonctionnel »,pour le personnel. Un infirmier pointe « lacommunication zéro de la direction sur lapanne du DAU », « à croire que c’est unluxe, perte et profits ».

« Dans un hôpital psychiatrique, lasécurité du personnel est fondamentale.Tous les directeurs, et nous ne sommes pasnombreux, le savent. La première chosequ’un directeur regarde lorsqu’il prendses fonctions, c’est que les dispositifsd’appel d’urgence fonctionnent. Il en vade la protection de ses agents mais aussides malades », explique à Mediapartun directeur d’hôpital psychiatrique del’ouest de la France, sous couvertd’anonymat. « Tous les deux mois,poursuit-il, je pose la question à meséquipes, au CHSCT, et je vérifie que celafonctionne bien. Car si j’ai un infirmierqui meurt sous les coups d’un malade, jesuis protégé. Je ne comprends pas qu’unhôpital de l’envergure du Vinatier n’aitpas équipé son personnel. »

Il rappelle « le drame de Pau » encore danstoutes les têtes. En décembre 2004, unpatient schizophrène avait assassiné dansl’enceinte de l’hôpital psychiatrique dePau une aide-soignante et une infirmière.L’une des victimes avait été décapitée etsa tête placée au-dessus d'un téléviseur.Ce fait divers avait sidéré la France etmis en lumière les graves carences enmatière de politique de gestion de la santémentale dans l’Hexagone notamment dupoint de vue de la sécurité. « Ladirection avait été limogée suite à uneenquête de l’IGAS car les dispositifs

de sécurité ne fonctionnaient pas. Ilsétaient dans un carton ! », rappelle cehaut fonctionnaire. « La sécurité quidysfonctionne dans l’un des plus grandshôpitaux psychiatriques de France, c’estun scandale sanitaire. Que fout l’ARS ?» Cette dernière estime par la voix deson service de communication que « ledispositif alternatif [les talkies-walkies]fonctionne tout à fait correctement et aété mis en place il y a longtemps ».« Le principe est même régulièrementréexpliqué », assure encore l’ARS Rhône-Alpes.

«On finance Le Vinatier sanssourciller car on a peur que ledirecteur ouvre les vannes»« Je n’envoie pas quelqu’un sur unchamp de bataille avec un fusil quia une chance sur deux de s’enrayer,justifie Hubert Meunier, le directeur duVinatier. Un DAU doit sécuriser maisencore faut-il avoir confiance dans ledispositif. Ce n’était pas le cas. »« Cequi nous bloque aujourd’hui, explique-t-il, ce n’est pas une question d’argentmais l’expertise judiciaire toujours encours. Car chacun rejette la responsabilitésur l’autre. Plusieurs entreprises, passeulement le fabricant, mais égalementles différents maîtres d’œuvre chargés dedéployer le dispositif, sont mises en cause.

L’expert doit rendre son rapport au 1er

décembre. »

Hubert Meunier « ne désespère pas »de remettre en service ce DAU « trèsconceptuel et à la pointe », une foisles dysfonctionnements analysés. Mêmesi pour lui, « la meilleure des sécurités,c’est la vigilance humaine » : « L’erreurà commettre, c’est de se reposer sur cessystèmes alors que la technique n’est pasinfaillible. » Il rappelle aussi que du tempsde l’ancien DAU, l’administration passaitson temps à rappeler à l’ordre le personnelqui boudait le port des boîtiers, évoque lecas d’un infirmier des urgences qui a reçuun coup de poing d’un patient mais laisséson DAU au placard. Et a cette formule :

« C’est la nature humaine. Je n’ai pasquelque chose, je le réclame. Une fois queje l’ai, je ne le veux plus. »

La clé électronique, une avancée technique et sécuritairepour l'administration © Rachida El Azzouzi

Si le personnel ne se sent pas en sécurité,protégé, une partie se sent en revanche« regardée, épiée, tracée ». Ceux quitravaillent dans l’UMD, une unité ferméepour malades difficiles, en témoignent. En2009, la direction a mis en place dans ceservice un système de clés électroniquesau nom de la sécurité mais sans accordpréalable de la commission nationale del’informatique et des libertés (CNIL), niconsultation des instances représentativesdu personnel (IRP). Ce système, quimémorise les ouvertures et fermetures deportes, a été étendu au flambant neufpôle Ouest – 100 millions d’euros detravaux dans le cadre d’hôpital 2012financé à 54 % par l’État. À terme,c’est tout l’établissement ainsi que lesstructures extra-hospitalières qui serontéquipés. Cette fois, le système a été déclaréauprès de la CNIL et le personnel a étéinformé.

« Désormais, à chaque distribution declés, on nous demande de signer unformulaire nous informant que les donnéespourraient être tracées si nécessaire »,raconte un infirmier. Mais la traçabiliténe serait pas si exceptionnelle, selon uncadre de santé. Il cite l’exemple d’unsoignant convoqué par la direction pouravoir séjourné trop longtemps dans uneunité d’entrée : « Diabétique, il avaiteu un malaise et s’était reposé plusieursheures. Que la direction le sache, celaveut dire qu’elle épie au quotidien. »« C’est n’importe quoi, cela reste vraimentexceptionnel », réplique Hubert Meunier.« Dernièrement, la nourriture des patientsdisparaissait dans un service. On a pu

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identifier et confondre la personne àl’origine de ces vols grâce à cette clé.Si elle peut décourager des employésmalhonnêtes, c’est très bien. »

À l’automne 2012 aussi, « l’affairedes caméras » sur le site de Revolavait mobilisé la CGT et heurté lepersonnel. Pour répondre aux intrusionspréoccupantes d’un individu qui rôdaitautour des bâtiments depuis l’été etpour mieux l’appréhender, la directionavait placé cinq caméras de surveillancede juin à octobre dans et autour dubâtiment. Elle les avait installées encatimini à l’insu des personnes et desprofessionnels, n’informant qu’un cerclerestreint de collaborateurs. Or, la pose decaméras qui filment un lieu ouvert aupublic doit faire l’objet d’une demanded’autorisation préfectorale et les instancesreprésentatives du personnel doivent êtreconsultées. La CGT, qui demandait « unrenforcement des équipes, pas de jouer lesflics et de commettre des irrégularités »,s’était indignée, rappelant la législation etexigeant des explications. Sans succès.

Hôpital du Vinatier, août 2015 © Rachida El Azzouzi

Hubert Meunier assume : « Certes, nousne les avions pas installées en tempsréel dans les règles mais on ne filmaitpas le personnel, seulement les entrées etsorties. Je m’en suis expliqué auprès duministère. Il y avait une vraie psychosedans le service. Ces caméras ont eu poureffet de dissuader le rôdeur. Comme parmagie, il a disparu. Était-ce un employéqui s’amusait ? On n’a jamais su maisc’est une possibilité. Nous comptons 3 000agents, et dans le lot, il y a des petitsmalins qui s’amusent. Comme dans lessupermarchés, on sait que la majorité desvols, c’est le personnel, pas les clients. »

D’aucuns disent qu’Hubert Meunier,réputé pour être un très bon gestionnaire,à la tête d’un budget de près de180 millions d’euros, marié à unesyndicaliste, numéro deux du Syncass-CFDT (syndicat national des cadres dedirection des établissements sanitaireset sociaux publics et privés), est unhomme de réseaux. Il serait « protégé» par le ministère et l’ARS, dirigéepar Véronique Wallon. Cette dernière,marquée à gauche, énarque, a été nomméepar Marisol Touraine en février 2014sans compétence particulière en santé (elledirigeait auparavant Réseaux Ferrés deFrance) dans la deuxième plus grosseARS de France après le limogeage deChristophe Jacquinet, parachuté quant àlui par la droite peu avant la présidentiellede 2012.

L’une des forces d’Hubert Meunier pourobtenir ce qu’il veut ? Jouer la menaceauprès des tutelles de « lâcher les fous »du premier hôpital psychiatrique de Francedans la ville. « On finance Le Vinatiersans sourciller car on a peur que ledirecteur ouvre les vannes », soufflela responsable administrative que nousavons interrogée. Cela fait éclater de rirece presque sexagénaire, ancien directeurd’une maternité réputée à Rouen. Arrivéau Vinatier en mars 2010, il traîne derrièrelui une longue carrière d’adjoint dans deshôpitaux de tailles diverses à travers laFrance : « Je ne suis pas politique et je n’ail’appui de personne. Je fais simplementmon boulot », dit-il en tirant une longuebouffée sur sa cigarette.

Boite noireCette enquête en deux volets – le prochainporte sur des primes illégales versées à desmédecins du privé – a été réalisée tout aulong des mois de juillet et d’août. Nousnous sommes rendues à Lyon les 16 et 17juillet. Ni la direction du centre hospitalierLe Vinatier, ni l’Agence régionale desanté (ARS), n’ont voulu donner suiteà l’occasion de ce déplacement à nossollicitations. Nous avions notammentdemandé à la direction du Vinatier de

visiter les différents services ainsi qu’unentretien avec la directrice de l’ARS,Véronique Wallon.

Après insistance et force relances partéléphone et par mail, et seulementquand nous avons adressé par mail unelongue liste de questions précises, ledirecteur Hubert Meunier a accepté denous répondre à la condition exclusive quenous nous déplacions à nouveau à Lyon.Ce que nous avons finalement acceptéaprès avoir décalé la parution de cetteenquête du fait de ses congés. Nous l'avonsrencontré le 19 août lors d'un entretiende plus de deux heures. Il nous a ensuitefait visiter durant un peu plus d’uneheure l’une des unités du pôle Ouest,de psychiatrie pour adultes, les nouveauxbâtiments financés dans le cadre d'Hôpital2012, l’unité Frantz-Fanon et un foyer,accompagnées de deux médecins.

L’agence régionale de santé Rhône-Alpes,dirigée par Véronique Wallon, a fini parrépondre à nos questions début août. Nousn’avons jamais pu poser nos questionsen direct à la directrice, et seulementeu plusieurs échanges avec le servicecommunication. Embarrassé, il reviendraplusieurs fois sur certaines informations.

Compte tenu du climat régnant auVinatier, souvent décrit comme «de terreur » par les professionnelsexerçant au sein de cet hôpital, denombreuses personnes témoignent souscouvert d’anonymat craignant « desreprésailles », « des obstacles à leurcarrière » ou s’avouant trop « épuiséespsychiquement » pour apparaître à visagedécouvert.

Les prud'hommes renvoientle sort des «dames pipi» àun juge professionnelPAR RACHIDA EL AZZOUZILE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Les prud'hommes de Paris renvoient àun juge professionnel départiteur le soinde sceller le sort des « dames pipi » dela Ville de Paris sur le carreau depuis

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que le nouveau gestionnaire des toilettesdes monuments parisiens, une sociéténéerlandaise, refuse de les reprendre.

Épuisées par les semaines de grève au pieddu Sacré-Cœur, elles espéraient être enfinfixées sur leur sort et sortir de l’abîmejuridique dans lequel elles se trouvent maiselles devront attendre encore douze longsjours. Les « dames pipi » des monumentsparisiens ont accueilli ce jeudi 27 aoûtavec beaucoup de déception le délibéré duconseil de prud’hommes de Paris saisi enprocédure d’urgence. Ce dernier renvoie àun juge professionnel le soin de trancherle litige qui les oppose à 2theloo, lasociété néerlandaise, nouveau gestionnairedes toilettes publiques de la Ville de

Paris depuis le 1er juillet. L'audience dedépartage est fixée au mardi 8 septembreà 10 heures.

Depuis qu’elle a remporté l’appeld’offres de la mairie socialiste, la filialefrançaise de 2theloo, Sarivo (Point WC),refuse catégoriquement de reprendre cesanciennes employées de Stem propreté, leprestataire sortant, car ces dames âgéesentre 45 et 70 ans qui ne parlent pas un motd’anglais ne rentrent plus dans les clousde son modèle économique de pissotièresde luxe. Elle bafoue ainsi le droit français,notamment l’article L 1224-1 du codedu travail qui rend obligatoire lors d’unchangement d’employeur le transfert descontrats de travail en cours vers lenouveau prestataire. Ou encore l'article 7de la convention collective de la propretéqui prévoit la reprise automatique despersonnels en cas de changement deprestataire (relire ici notre reportage).

Marie (à droite) et ses collègues à la sortiedes prud'hommes de Paris, mercredi

26 août 2015 © Rachida El Azzouzi

Pour ces mères de famille qui accusententre 12 et 32 ans d’ancienneté dans leslavatories des plus hauts lieux touristiquesde la capitale, sans salaire ni patrondepuis le 10 juillet, « la perspective d’unenouvelle audience, c’est un retour à lacase départ », dit Hortense Betare, lajuriste de Force ouvrière. La jeune femmereprésente six d’entre elles car sur lesonze, toutes n’ont pas eu l’énergie d’alleren justice et trois ont choisi la CFDT(qui a, elle, sollicité un renvoi du dossierpour la fin septembre). La veille, mercredi26 août, lors de l’examen des dossiersintroduits par FO, dans la salle des référésdes prud’hommes où le monde du travaildéfilait, elles étaient cependant toutes là àse serrer les coudes sur les bancs, apprêtéescomme pour un grand jour.

« C’est la première fois que je viens autribunal », soufflait Pham, impressionnée,la plus timide et discrète, qui avait misdu rouge à lèvres et avait été chez lecoiffeur pour l’occasion. Françoise, enrobe et talons, se tenait droite commesi elle était convoquée à un entretiend’embauche. Awan-Be, elle, venue avec safille, ne cessait de tapoter nerveusementson petit bouddha vert autour du coutandis que Marie, Gabrielle et les autres« priaient intérieurement ». C’était toutà la fois un jour d’angoisse et de fête.L’angoisse de répondre devant deux juges,de ne pas obtenir justice, de ne pas toutsaisir sur le plan complexe du droit. Etla fête pour ces dames payées le Smicd’oser défier un groupe du paradis fiscalhollandais qui vise uniquement le profit etveut révolutionner le marché mondial de lapause physiologique dans les lieux publicsavec son concept de WC de luxe à prèsd'un euro le passage.

L’audience fut rapide. Point de bataillejuridique de fond. Les avocats destrois parties se sont succédé pourdéfendre leurs intérêts après un préambuledu président Jacques-Frédéric Sauvagequi, bien conscient de la responsabilitéindirecte de la mairie de Paris dans cedossier, a demandé à chacun s’il voyaitune objection à ce qu’il préside l’audienceétant élu municipal (de droite), et ayant fait

une partie de sa carrière pour une sociétéde (logement social) de la Ville de Paris.« À partir du moment où on a le droitde dire du mal de la Ville de Paris », lesdifférents conseils n’ont vu aucun obstacleà ce qu’il siège.

Hortense Betare, la juriste de FO, ademandé la réintégration de chacune dessalariées sur leur site d’origine ainsique le paiement de leurs salaires etl’application du droit français en vigueurdans le nettoyage. Benjamin Duffour,l’avocat de Stem propreté, le prestatairesortant, a appuyé cette dernière demandeet s’est quant à lui défendu de touteresponsabilité. Depuis que la Ville deParis sous-traite à des sociétés privées lenettoyage des sanitaires de ses templestouristiques, jamais une telle situation nes’était produite, a-t-il rappelé. À chaquechangement de prestataire, le transfertdes employés du sortant vers l’entrant sefaisait « proprement ».

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

2theloo, qui n’en est pas à son premier faitd’armes (la SNCF a dû payer pour que lesNéerlandais réembauchent le staff en placeaprès qu’ils eurent remporté le marchédes gares franciliennes et de Nîmes endébut d’année), joue sur le fait qu’ellen’est pas une société de nettoyage etn’est donc pas soumise à la conventionde nettoyage. Elle en abuse d’autantplus qu’elle n’a pas signé une délégationde service public avec la mairie maisune concession d’occupation du domainepublic sur dix ans. La plaidoirie de sonavocat, Paul Coeffard, déclencha l’hilaritédans la salle débordant de syndicalistesde différentes sociétés de nettoyage venussoutenir « les filles », lorsqu’il défenditle business 2theloo, « des toilettes hyperpropres et une boutique où on peut acheterdes produits de décoration, des brosses à1 000 euros et des abattants WC japonaisà 4 000 euros ».

À l’écouter, il était grand tempsqu’une société hollandaise adossée à unfonds d’investissement se saisisse de laproblématique des sanitaires des lieuxtouristiques parisiens si Paris veut rester

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dans le top des capitales les plus bellesdu monde aux yeux des riches. « Lesservices offerts par 2theloo s’assimilent àde la conciergerie de luxe… Les employésparlent plusieurs langues car nous nousadressons à une clientèle américaine,moyen-orientale, asiatique, qui aime Parismais exige des WC de luxe. C’est plus de800 000 euros de travaux qui vont êtreréalisés », expliqua-t-il au président desprud’hommes. Tout en l’invitant « à testerles WC luxueux des Champs-Élysées et duCarrousel pour se faire une idée ».

Mais malgré toutes les contorsionssémantiques et comme l’avait remarqué,plus tôt, l’avocat de Stem, qui a mis lenez dans les comptes d’exploitation de lasociété néerlandaise, « 2theloo, c’est bien95 % de nettoyage et 5 % de vente deproduits ». « Si la justice venait à créer unejurisprudence en faveur de 2theloo alorsqu’elle pratique le même métier, ce seraitun tournant historique dans le secteur dunettoyage déjà difficile pour les salariéset la victoire du libéralisme débridé», dit Hortense Betare, la juriste FO.Stagiaire avocate, elle doit prêter sermentdans quelques mois et cette affaire, sapremière grande affaire, l’a convaincue dese spécialiser en droit social : « Les visagesde ces dames jetées comme des serpillèresne me quittent plus. »

Nabila Mounib: «Le Marocfait du surplace mais le murde la peur est tombé»PAR ILHEM RACHIDILE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Elle est la seule femme élue à la tête d'unparti politique au Maroc. Nabila Mounibconduit la campagne de la Fédérationde la gauche démocratique pour lesprochaines élections municipales. Cellequi a soutenu le Mouvement du 20-Févrierplaide aujourd'hui pour une révolutiondémocratique, alors que le palais royal arepris la main, et prévient : « Nous ne noustairons pas. »

Casablanca (Maroc),correspondance.- Elle est la seule femmeà avoir été élue à la tête d'un partipolitique au Maroc. Mardi 25 août, lasecrétaire générale du Parti socialisteunifié (PSU) Nabila Mounib a lancésa campagne aux élections communaleset régionales du 4 septembre depuisle siège du parti à Casablanca. C'estici qu'a eu lieu l'une des répressionsles plus féroces contre le Mouvementdes Jeunes du 20-Février. Le 13 mars2011, quatre jours après le discours royalannonçant des réformes démocratiques,les forces de l'ordre tentaient depénétrer à l'intérieur du siège du parti,où s'étaient réfugiés les manifestants,violemment dispersés. Le PSU faisait alorspartie des partis politiques qui avaientsoutenu les manifestations, revendiquantune monarchie parlementaire où le roirégnerait mais ne gouvernerait pas.

Cette page de la contestation,Nabila Mounib semble l'avoir tournée.Aujourd'hui tête de liste de la Fédérationde la gauche démocratique à Sidi Belyout,elle tient un discours bien rodé, énergique,toujours contestataire, mais juste ce qu'ilfaut. Habituellement peu présente dansles médias publics, qui la sollicitentrarement, cette syndicaliste et professeurd'endocrinologie de 55 ans, connue pourson franc-parler, a suscité cette fois unvéritable engouement médiatique.

Et malgré son faible poids électoral, laFédération de la gauche démocratique, quiréunit trois partis de la gauche dite radicale– le Parti socialiste unifié (PSU), le Partide l'avant-garde démocratique et socialiste(PADS) et le Congrès national ittihadi(CNI) –, a déjà donné un coup de fouetà cette campagne électorale qui passionnepeu les Marocains, généralement peuintéressés par les scrutins électoraux. Cettefois, alors que le débat autour de laparticipation aux élections continue ausein de la gauche contestataire, Mounibdéfend bec et ongles cette batailleélectorale. Car, selon elle, après le temps

de la protestation dans la rue marocaine,est venu le temps de la participation.Entretien.

Nabila Mounib, le 25 août. ( AICPress) © (dr)

Vous êtes la première femme à avoirété élue à la tête d'un parti au Maroc.Et le parti que vous dirigez est dansl'opposition. Avez-vous le sentiment quec'est un atout ou un handicap d'être unefemme ?

Nabila Mounib. Être la première femmeélue à la tête d'un parti, c'est unegrosse responsabilité mais c'est aussi uneréalisation. Nous sommes au Maroc. Lesfemmes ont réussi dans beaucoup dedomaines mais le nombre n'y est pas.Il fallait une réussite politique. Voir unefemme à la tête d'un parti dans un paysconservateur, c'est important. Mais ce n'estpas tout à fait exceptionnel dans la mesureoù les femmes ont toujours milité.

Dans mon parti, il y avait des femmesavant-gardistes, à l'Union de l'actionféminine (UAF), notamment. Elles avaientpu rassembler un million de signatures audébut des années 1990 pour la révisionde la Moudawana (code de la famille),ce qui à l'époque était incroyable. Ellesétaient de tous les combats pour que laculture de l'égalité progresse dans notrepays, pour qu'il y ait des acquis, desdroits et également l'accès des femmes auxcentres de décision. Mon élection, c'estle résultat d'un travail mené sur plusieursdécennies... Moi, je n'ai pas de problème.

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Mais assez souvent, je suis confrontée àdes problèmes marginaux qui ne devraientmême pas exister.

Cette fois, les trois partis présententexceptionnellement une liste communeavec un même symbole et des candidatsuniques sous l'étiquette Fédération de lagauche démocratique. Comment vous a-t-on laissé faire ça ?

La fédération, c'est nous qui l'avonsconstituée pour rentrer dans cettecampagne avec des candidats uniques. Ona dû jouer avec la loi. La loi sur les partispolitiques nous empêche de présenter deslistes panachées... On s'est présentés entant que coalition de trois composantes.D'ailleurs, nous avons eu des problèmespour le financement. Ils nous embêtent, ilsadorent nous embêter ! Il y a une phobieface à l'émergence de toute force ou toutmouvement qui pourrait changer la donne.Donc chaque fois qu'il y en a une quiapparaît, comme ça a été le cas avec leMouvement 20-Février, tout est fait pourl'affaiblir et la pousser à disparaître.

Pensez-vous que ce Mouvement du 20-Février a disparu ?

Pas du tout ! Le Mouvement 20-Févriera marqué le départ d'une nouvelle étapeau Maroc. Le mur de la peur est tombé etles jeunes se sont réconciliés avec la chosepolitique. Pour nous, c'est un très grand pasvers le renforcement de la lutte politique.

Vous aviez décidé en 2011 de boycotterle scrutin législatif. Pourquoi avez-vousdécidé de vous lancer cette fois-ci ?N'aurait-il pas été plus judicieux devous lancer à ce moment-là, lorsquele Mouvement du 20-Février était avecvous et que vous étiez plus forts ?

Il y a quatre ans, on était plus forts...c'est votre avis. On était dans la rue et lapression se faisait dans la rue. La rue apu réaliser une chose importante : elle apoussé les gens qui gouvernent à ouvrir,malgré eux, un débat sur la constitution.C'est une brèche. Mais aujourd'hui, leMaroc fait du surplace, malgré les grandschantiers qui ont été lancés. Il y a toujoursautant de disparités sociales, et surtout,il n'y a pas de démocratie. Il y a une

concentration du pouvoir et une récessionculturelle terrible. On nous dit : « Voyez cequi s'est passé dans les pays en révolte ! »Mais dans les pays en révolution, personnen'a laissé ces révolutions aller jusqu'aubout. Il y a eu des contre-révolutions etl'intervention de l'impérialisme et d'autresforces qui ont défendu leurs intérêtsgéostratégiques.

Mais quelque chose s'est passé dans tousces pays et au Maroc. Il y a une nouvellegauche qui émerge et des révolutionscitoyennes. Ce monde est en ébullition etnous voulons en faire partie pour essayerde trouver la brèche pour permettrel'instauration de la démocratie, sortir de cechaos.

« Nous n'allons pas nous taire »Des militants de Annahj Addimocrati(La Voie démocratique, marxiste) ontété réprimés alors qu'ils distribuaientdes tracts défendant le boycott. Nepensez-vous pas que cette campagne estmal partie ?

C'est mal parti. Pourquoi vous dis-jequ'aujourd'hui c'est pire qu'en 2011 ?Parce que les libertés reçoivent un sacrécoup ! Toutes sortes de libertés. La libertéde manifester, la liberté d'expression,d'opinion. On a l'impression qu'on revientaux années de plomb. Et tout ça avecla bénédiction du gouvernement. Lui, cequi l'intéresse, c'est de durer, de placerses amis dans les postes administratifsintéressants pour « islamiser » l'Étatet préparer sa mainmise sur tous lesdomaines.

Lors d'une manifestation. © (dr)

Vous ne regrettez pas votreparticipation aux élections, dans cecontexte ?

Pas du tout. J'ai condamné [cetterépression] et il faut continuer. En agissantcomme ça, les gens au pouvoir essaientde nous faire fuir ce champ politique. Aucontraire, cela doit nous encourager à plusde détermination.

Pourquoi la contestation n'a-t-elle pasréussi au Maroc ?

Cela n'a pas marché parce que les forcesdémocratiques n'ont pas toutes été aurendez-vous. Et parce que le systèmeavait déjà préparé toutes ses armes pourcontrecarrer les forces d'opposition. Lorsd'une conférence, j'avais dit que pour leMakhzen, les Jeunes du 20-Février, c'étaitdes petits fous. Le Makhzen a usé detous les moyens. On a trouvé du boulotà certains, on en a tapé d'autres, envoyéd'autres en prison. Et on a surtout privéle Mouvement 20-Février de soutien. Ona neutralisé les syndicats pour qu'ils nerejoignent pas le camp des contestataires.On a promis la lune aux participationnistes(le PPS, l'USFP). Même les partis quiles ont soutenus, comme le mien, n'ontpas mis à la disposition de ces jeunestoute leur expérience. Les Jeunes du 20-Février avaient beaucoup de courage,avec de superbes idées mais ils étaientinexpérimentés. Et ils manquaient un peud'humilité. Tous les vieux, ils voulaient leseffacer de la planète.

[[lire_aussi]]

Depuis quelque temps, le roiMohammed VI a changé de ton dansses discours. Il s'exprime comme uncitoyen, voire comme un opposant. Ilcritique la corruption, par exemple.Que signifie ce changement ?

La ligne de ses discours a changé depuispas mal de temps. Nous, ce qui nousintéresse, c'est qui détient le pouvoir etce qu'on en fait. De beaux discours, c'esttrès bien. Mais ça ne change pas grand-chose. Ce qui peut changer les choses, cesont de nouvelles pratiques, c'est mettre leMaroc sur la voie de la démocratie c'est-à-dire organiser la séparation des pouvoirs.Ce serait une reconnaissance de la pleinecitoyenneté du Marocain. Il faut aussicombattre de manière féroce la corruption.

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N'avez-vous pas peur de vous fairehapper par le système, comme tantd'autres ?

Pas du tout. Nous luttons sur des pointsprécis. Par exemple, nous préparons notredocument sur la constitution. Et nousn'allons pas nous taire.

Elisabeth: «Moi aussi, jeme suis sentie longtemps enexil!»PAR PATRICK ARTINIANLE JEUDI 27 AOÛT 2015

© Patrick Artinian

Dans la région de Calais ou dans cellede Vintimille, de nombreux Françaisaident les réfugiés : hébergement, soins,apprentissage de la langue, démarchesadministratives. Aujourd'hui, rencontrevidéo avec Élisabeth Hernu, qui loge deuxmigrants à Béthune.

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À Béthune, dans le Pas-de-Calais,Élisabeth Hernu héberge un Soudanaiset un Yéménite. Leur besoin de trouverrefuge en France, elle sait ce que c'est :ancienne institutrice et directrice d’école àN’Djaména, elle a quitté le Tchad en 1979lors de l’accession au pouvoir d’HissèneHabré car son mari était recherché par lapolice.

À proximité de Calais, chaque airede stationnement le long de l’autoroutegénère un camp. À la nuit tombée,Éthiopiens, Érythréens ou Soudanaistentent leur chance pour l’Angleterre enmontant subrepticement dans des camions,dont les chauffeurs dorment à l’avant.Si les conditions de vie ne sont guèreenviables, le camp de Norrent-Fontes restemalgré tout relativement sécurisé, ce qui

explique la forte présence féminine. Detaille restreinte, tout au plus quelquescentaines de personnes, contre 3000dans la jungle de Calais, il est prisen charge par l’association locale Terred’errance à laquelle appartiennent Marie-Claire Ringot, Alain Cazier et NathaliePerlin. Quelques migrants, las de tenterleur chance pour l’Angleterre, décident dedemander l’asile en France et c’est à ceux-là qu’Élisabeth Hernu donne des cours defrançais à Béthune.

Dans la famille Angot, jedemande la mèrePAR DOMINIQUE CONILLE JEUDI 27 AOÛT 2015

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La mère était la grande absente, dansles livres antérieurs de Christine Angot.Au mieux, une silhouette passante. Unamour impossible, récit apparemmentsimple, s’ouvrant à Châteauroux années60, réconcilie intime et sociétal, une mèreet sa fille, bouleverse sans pathos. Extraiten fin.

Lorsqu’on suit des procès d’« inceste »,toujours aussi nombreux même si l’onen parle bien moins, arrive souvent cemoment pénible. L’assistance clairseméeet pour l'essentiel composée de jugesregarde la mère. C’est fugitif, douzeinterrogations passent en silence. Savait-elle ? Pourquoi n’a-t-elle rien vu ? Outrop tard ? Pourquoi sa fille ne lui a-t-elle pas parlé ? Et d’autres questions,plus obscures. Parfois, la fille et la mèresont assises sur le même banc et il ya entre leurs corps une minuscule etirréductible distance, comme si le corps dupère interférait à jamais. Ce sont là deschoses que l’on ne rapporte pas, ou peu.On entrevoit, c’est compliqué.

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«La mère, oui, oui, c’est compliqué, c’esttrop tôt », nous disait il y a trois ansChristine Angot après un entretien, alorsque paraissait Une semaine de vacances,

récit violent, concentré dans le temps, lesmots, le lieu, une location où le père violaitsa fille. Un amour impossible, c’est le livrede la mère, mais pas seulement, c’est lelivre des femmes d’une famille, mais passeulement, c’est aussi l’ambition d’ouvrirle plan comme au cinéma, zoom arrière quisoudain restitue un paysage social et unehistoire particulière qui s’y inscrit au plusintime. Avec au passage, même si le romanse borne à donner les indices en évitant lapsychologisation, péché capital dans toutroman moderne, un portrait remarquablede pervers narcissique dressé en quinzedialogues et lettres presque anodins.

Châteauroux d'abord, fin des annéescinquante, début des années soixante. Unjardin, de ceux qui marquent une vie,enserré dans la ville et riche de fruits, defouillis, une maison, une vraie, une jeunefemme, aussi grande et belle qu’incertaine,Rachel. Dépréciée par un père juif presquetoujours absent qui ne lui aura laisséen héritage qu’un nom. Héritière aussid’une mère qui a conçu une enfant horsmariage, ce qui était audacieux en cetemps, et en ces lieux. Châteauroux vivaitalors au rythme de la base américaine quede Gaulle virera en 1967.

Passe un jeune homme, Pierre, chic,éblouissant, milieu grand bourgeois,qui professe des opinions originales,méprise le mariage, et toutes ceschoses communes. Il professe beaucoup,d’ailleurs, cultivé et le faisant savoir àcette Rachel amoureuse. Christine Angots’adonne peu aux descriptions, minimumutilitaire, généralement plus chargéesde sens que de plaisir ou digression.Là encore, le détail compte, la pointeest sèche, précise. Mais elle suit iciparfaitement les contours de cette histoired’amour (avec messages, cartes postales,topographie) que l’homme tient en lisièrede sa vie même s’il y revient tout de même,à cette Rachel qui décide de concevoir unenfant sans mariage (plus tard, bien sûr,le jeune homme aux opinions tranchées semariera très classiquement). Il finira parvisiter l’enfant, mais ne la reverra plusavant ses onze ans.

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Ce n’est ni Back Street, ni l’enfancede Cosette. Certes, à la maison-jardinfaute d'argent succédera une HLM enlisière de ville, les vacances sont modestes,Rachel fait ses comptes avec soin, maisrien de misérable. Il y a plus riche,mais c'est comme ça. Au contraire, vientle portrait d’une femme indépendantedes années soixante, bien plus têtue querevendicatrice, qui travaille quand lesautres s’arrêtent pour cause de maternité,employée de la Sécurité sociale cherchantà progresser, de ces femmes que l’on voitsur les photos d'alors, tailleur impeccable,tête haute avec grâce de la coiffure, quiavaient du temps trouvé on ne sait où, sansmachines. «Une forme de liberté dont jene me rendais pas compte »,dira Racheloctogénaire en fin de livre.

Minuscules jalonsC’est surtout, centrale, l’histoire d’unamour fou entre mère et fille, tendresse,câlins, rituels, doubles oreillers dans ledos, desserts préférés, le cocon bien avantle cocooning ersatz commercial, adorationde la fille pour cette mère si belle, si altière,si brune, si tendre. C’est un amour d’autantplus fusionnel qu’elles ne sont que deux,même si autour il y a des oncles, tantes, desdimanches ordinaires. L’ordinaire, c’estce qu’il y a de difficile à écrire. Angoty parvient, on pressent qu’elle a serré lerécit, réduit au nécessaire, ne concédantpas une virgule à la nostalgie de l’enfance,mais écrivant, elle dont on retient souventla violence et le trait féroce, avec un égardnouveau pour ses personnages (ou pas sinouveau mais rare, on le verra). Rachel

n’est plus en bande passante de quelquesromans, décor affectif en fond, elle esthonorée. La suite n’en est que plus brutale.

© Francesca Woodman

Pierre ne peut venir sur le lieu de leursvacances. Pierre disparaît sans laisserd’adresse. Pierre se marie. Pierre botteen touche lorsqu’il s’agit de reconnaîtresa fille. Pierre devient traducteur pourune organisation internationale. La famillede Pierre, Michelin and Co, appartementdans les beaux quartiers parisiens, a sugérer l’intrusion dans sa vie de cettefille enceinte, qui sûrement en voulait àl’argent. Minuscules jalons qui retracentl’autre histoire, si classique, mais lasociété est classique.

Et puis, le père apparaît dans la vie desa fille. Rachel, qui veut tout pour celle-ci, les études, une bonne vie, et un pères’il le veut bien, accorde les vacances,les séjours, récolte un porc-épic mutique,une ado. Les ados, c'est difficile, non ?La vérité sur l’inceste, elle ne l’apprendraqu’un peu tard, et par un ami.

On n’écrira pas qu’Un amour impossibleest un roman apaisé. Apaisé et Angot, çafait deux. C’est un livre qui respire. Etsurtout, comme souvent chez elle, dansla toute dernière partie devenue urgenceà dire, qui à elle seule justifie le livre,extraordinaires rencontres entre mère etfille dans un café parisien après des annéesde rejet larvé ou affirmé par la seconde,acceptation par la première. C’est la partiemagnifique. On y parle des « matchestruqués » comme des « brassées de lilas »d’avant, et «d’aujourd’hui et maintenant».On y parle du goût que l’on peut avoirpour les méchants. Rachel fouille dans

son sac où elle garde les trucs copiés,notés, sait plus quoi, en sort Proust : «Del’état d’âme qui, cette lointaine année-là, n’avait été pour moi qu’une longuetorture rien ne subsistait. Car il y a dansce monde où tout s’use, où tout périt, unechose qui tombe en ruines, qui se détruitencore plus complètement, en laissantencore moins de vestiges que la Beauté :c’est le Chagrin. » Sans doute Rachel a-t-elle moins lu que Pierre, mais elle a suvraiment comprendre.

Dans l’œuvre d’Angot, Un amourimpossible n’est pas si isolé. Il est aussila suite de Léonore, toujours qui avaitsigné le rejet par Gallimard de ses livres,pourtant un roman qui disait mère et fille,tendresse et mort, et il est la suite deson tout premier texte, Vu du ciel, 1990.On a, bien sûr, toujours une inclinationpour les livres d’inconnu(e)s découvertsdebout dans une librairie qui vous amènentà pister leurs écrits d’éditeur en éditeur,bien avant le succès. Mais.

C’était un petit livre, il y était questionde Reims (seconde partie d’Un amourimpossible), de la journée d’une jeunefemme, et du vol, comme un zoomarrière au-dessus de la ville, d’un ange :enfant violée et morte. À la lecture,on avait le sentiment d’être devant unesorte de bombe à retardement ancrée dansl’ordinaire, on avait l'intuition qu'il y auraitsuite littéraire. Mais c’était, déjà, un romanoù l’on respire, même d'en haut. Un quartde siècle plus tard, on retrouve Reims,l’enfant, la mère revenue, et plus de vieque de mort : le travail d’un écrivain etsans doute d'une personne.

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Un amour impossible, Christine Angot,217 pages, éditions Flammarion, 18 €.Extrait ici.

Rentrée politique: la droitebégayePAR ELLEN SALVI

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LE JEUDI 27 AOÛT 2015

Nicolas Sarkozy, Alain Juppé etFrançois Fillon le 11 février © Reuters

On nous avait promis un grandrassemblement, des travaux de fond encomble et des propositions novatricesdestinées à préparer l’alternance en 2017.On se retrouve avec des querelles d’égos,un parti morne et des idées recyclées. Unan après le retour de Nicolas Sarkozy, ladroite attaque sa rentrée en redoublant sonannée.

Rouez-en-Champagne (Sarthe), denotre envoyée spéciale.– Il y a un an,à la même époque, les couloirs de larue de Vaugirard bruissaient d’un secretde polichinelle : Nicolas Sarkozy allaitannoncer son retour en politique et savolonté de reprendre la tête du parti pourtenter d’obtenir sa revanche sur 2012.Au même moment, Alain Juppé annonçaitsa candidature à la primaire de 2016.Bruno Le Maire, dans la course pourla présidence de l’UMP, se voulait leprincipal challenger de l’ex-chef de l’État.Jean-François Copé essayait de se faireoublier après le scandale Bygmalion. EtFrançois Fillon entamait son chemin decroix sur le terrain des idées.

Douze mois plus tard, rien n’a vraimentchangé. Certes, l’UMP est devenue LR(Les Républicains), mais hormis cettecoquetterie, la situation des principauxténors de l’opposition a maintenu le statuquo. Aussi la rentrée politique de FrançoisFillon, mercredi 26 août, à Rouez-en-Champagne, a-t-elle pris des airs de faillespatio-temporelle. Pendant une journée,les soutiens d'hier ont joué le jeu sanstoutefois cacher le peu d'espoir qu’ilsplacent en Fillon. Chacun a mis entreparenthèses ses marottes « au nom del’amitié » : qui sa campagne pour lesrégionales (Valérie Pécresse), qui sesfulgurances sur les moyens de lutter

contre le terrorisme (Éric Ciotti), qui sontravail sur le “projet” de LR (Éric Woerth).Ils étaient tous là, avec le sourire, maissans grande conviction.

François Fillon à Rouez-en-Champagne (Sarthe), le 26 août. © ES

Pour le reste, la journée n'a réservéaucune grande surprise. Comme l’annéedernière, François Fillon s’est dit attaquéde toutes parts. Il a assuré qu’il nese laisserait plus faire. Promis une «accélération ». Et présenté une synthèsede ses propositions « pour la France »dans un manifeste que son entouragequalifie de « première étape, qui n’abordepas encore des sujets majeurs comme lasanté et la sécurité ». Mais le discoursprononcé devant 350 participants ne futqu’une resucée de celui entendu l’an passé.En guise d’introduction, l’ancien premierministre a semblé lire dans l’esprit deses convives : « On nous a enterrés endécrétant que le match des primaires étaitjoué. On a ironisé sur votre solidité. Ona raillé notre projet qui ne serait que dusang et des larmes. »

Les amis ont beau avoir fait ledéplacement et répondre poliment que« rien n'est jamais joué en politique,regardez Dominique Strauss-Kahn »,Fillon semble bel et bien hors jeu.À Rouez-en-Champagne, où tous lesparlementaires interrogés par Mediapartsoulignent le sérieux de son travail etde ses propositions, nul n'est capabled’expliquer pourquoi la candidature del'ancien premier ministre ne décolle pas.Certains avancent la guerre de 2012 avecJean-François Copé. D’autres évoquentl’épisode Jouyet. Éric Ciotti, lui, estimeque c’est « l’entrée d’Alain Juppé dans lepaysage politique qui a engagé la décruede Fillon ». « Il y a des similitudes sur

la forme, précise-t-il. Ce sont tous deuxdes hommes d’État sérieux, d’ancienspremiers ministres… »

Sur le fond en revanche, lesdeux adversaires, qui affichaient leurrapprochement il y a quelques moisencore, lors d’un meeting commun àPessac (Gironde), se distinguent de plus enplus. Face à un Alain Juppé qui drague lesvoix du centre – voire celles des déçus deFrançois Hollande – avec une vision plusmodérée que ses opposants LR sur bonnombre d’antiennes de la droite, l’ancienpremier ministre oppose un discours derupture, prônant notamment une économieultralibérale et un durcissement de lapolitique migratoire, sans pour autantchercher à séduire, comme le fait NicolasSarkozy, toutes les “Madeleine” qui ontpréféré le FN à l’UMP en 2012.

Fin septembre, il publiera chez AlbinMichel un livre dont le député du Val-d’Oise Jérôme Chartier assure qu’il «va en surprendre plus d’un ». Si cefidèle historique se refuse à entrer dansle détail de la prose de son champion,il reste convaincu qu’avec cet opus, «les choses vont bouger ». « Durantles six prochains mois, on aura duFillon matin, midi et soir ! »« Il seraittemps… grogne un autre parlementaireprésent mercredi. Faudrait commencer àcasser l’armure maintenant... » Parmiles fillonistes, nombreux sont ceux àreprendre l’expression, regrettant quel’ancien premier ministre ne soit pas jugéà la lumière de ses propositions et de cequ’ils considèrent comme sa juste valeur :celle d’un homme qui a tout pour êtreprésident de la République. Et qui ne lesera pourtant jamais.

À droite, la rentrée politique vient decommencer et pourtant, elle se teinte déjàde paramnésie. La journée sarthoise de

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François Fillon en est l’exemple type.Mêmes invités, mêmes discours, mêmesarguments. Plus largement, on peine àtrouver, au siège du parti, la grandenouveauté qui engagera la dynamiquede septembre. Même le patron du partireplonge dans ses vieux travers.

Après une séquence pour le moinsgênante sur la crise grecque, NicolasSarkozy ne s’est plus risqué de l’été surle terrain des idées, lui préférant celuide la communication people. Davantageoccupé par ses escapades à vélo et sesvacances bling-bling en Corse, on ne l’aguère vu travailler à un programme pour laprimaire. Rien de plus normal quand on sesouvient des propos tenus par l’un de sesamis dans Paris Match : l’ancien présidentserait « convaincu que [ce scrutin] sejouera en partie sur le physique ».

« Nicolas Sarkozy ne travaillepas »Le retour du m’as-tu-vu sarkozyste n’estpas du goût de tout le monde, maisprofite aux adversaires de l'ancien chef del’État. « On l’a eu tout l’été en maillotde bain dans Paris Match, a moqué ledéputé filloniste Bernard Debré au microde Sud Radio, le 21 août. Il est attiranten maillot de bain, mais est-ce que c’estça la politique ? A-t-il même parlé depolitique ? La politique, est-ce tweeter enparlant en 140 signes et en étant en maillotde bain ? C’est quand même désastreux !» Alain Juppé enfonce le clou dans LeMonde daté du 27 août. « L’élection d’unprésident de la République, c’est le choixd’un homme et d’une personne, dit-il.En qui les Français vont-ils placer leur

confiance pendant cinq ans ? C’est là-dessus que cela va se jouer. Pas sur lephysique… »

Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon surle perron de l'Élysée, le 11 janvier. © Reuters

Avant de s’envoler en Amérique duSud pour assister à des concerts desa femme, Nicolas Sarkozy a tout demême fait un crochet dans l’Yonne le 19août, histoire de ne pas faire totalementl’impasse sur la crise agricole qui a occupéune bonne partie de l’actualité politiqueestivale. Mais là encore, la faiblesse deses propositions quant aux moyens de« réinventer le modèle » n’a échappéà personne. « Contrairement à FrançoisFillon, Nicolas Sarkozy ne travaille pas,s’agace un proche de l’ancien premierministre. Si c’est pour aller dans l’Yonneexpliquer, comme il l’a fait, qu’il faut

mettre fin à la surtransposition desnormes européennes en France, ce n’estfranchement pas la peine… »

Pendant ce temps-là, Alain Juppé s’offreun coup de com’ de rentrée sur mesure.Avec ses Chemins pour l’école (Éd. JCLattès), le premier de ses quatre livresprogrammatiques, le maire de Bordeauxoccupe le champ médiatique, laissant àNicolas Sarkozy le soin de se crisper surses obsessions (après l’islam début juin,une nouvelle journée de travail autour del’immigration est prévue rue de Vaugirardle 16 septembre). Surtout, il réussit lemiracle de passer pour un “réformateurtranquille” en recyclant des idées de lagauche (la revalorisation du salaire desenseignants du primaire de 10 %, déjàproposée par Ségolène Royal en 2007) eten allant pourtant plus loin que la droitesur certains autres sujets (autonomie desétablissements scolaires et annualisationdu temps de travail).

Le tout, en insistant dans Le Monde« surle fait que [son] livre n’est pas unprogramme de gouvernement », mais qu’il« ouvre le débat ». Contrairement àl'ex-chef de l’État, qui n’a à ce jourjamais réalisé de véritable bilan de sonquinquennat, Alain Juppé s’essaie mêmeà l’autocritique. « J’ai changé, affirme-t-ilau quotidien. J’ai appris avec l’expérienceque j’en ai trop fait à cette époque [en

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1995, lorsqu’il présenta en qualité depremier ministre son plan de réforme surles retraites et la sécurité sociale, quientraîna de larges mouvements de grèves– ndlr]. […] J’ai appris la doctrine de lagoutte d’eau : il ne faut pas faire déborderle vase en voulant trop en faire. »

Un an après l’annonce de sa candidature, lemaire de Bordeaux avance enfin quelquespropositions, tout en justifiant le faitqu’elles soient moins radicales que cellesde ses adversaires. Un coup double quifait grincer plus d’une mâchoire du côtédes fillonistes qui ont le sentiment queles travaux de l’ancien premier ministre,dont personne n’a jusqu’alors fait cas,sont désormais pillés sans vergogne parses opposants. « L’erreur de Fillon estcertainement d’être parti trop tôt, analyseun élu proche de Bruno Le Maire. Lesgens ont déjà du mal à se projeter dansles régionales, alors la primaire… C’est lebout du monde. »

S’inspirer des idées des autres suffiraitpour concourir au scrutin de 2016 ? Celaen donne, des idées, à certains. Ainsi a-t-onpu découvrir, le 23 août dans les colonnesdu Parisien, que l’eurodéputée LR NadineMorano envisageait sérieusement de seprésenter à la primaire. Comme elle,plusieurs élus de l’opposition avancentégalement leurs pions en cette rentrée enréunissant leurs fidèles le temps d’une oudeux journées (à Châteaurenard le 28 aoûtpour Jean-François Copé ; à Paris le 30août pour Nathalie Kosciusko-Morizet ;les 12 et 13 septembre à Soustons pourBruno Le Maire…).

[[lire_aussi]]

Quant à François Fillon, Alain Juppé etNicolas Sarkozy, ils seront finalementtous trois réunis à La Baule (Loire-Atlantique) le 5 septembre, les deuxpremiers ayant décidé de sécher le campusdu Touquet (Pas-de-Calais), organisé leweek-end suivant. Dans une compétitionoù chacun mène sa barque de son côtéen évitant de ferrailler frontalement avecses adversaires, l’événement est assez rarepour être souligné. « Nous aurons une

photo de famille ! », se réjouit le sénateurLR Bruno Retailleau, maître d’œuvre deces retrouvailles.

Le fait même que cet élu fillonistesouligne l’exploit en dit long sur l’étatde déstructuration du parti d’opposition.Le vernis de « grand rassemblement »dont Nicolas Sarkozy s’enorgueillit depuisson retour en politique n’en finit pas decraqueler, laissant entrevoir une situationen tous points comparable à celle del’année dernière. Un théâtre du vide, où leségos ont depuis bien longtemps vampiriséles idées et où les ambitions ne se croisentque pour s’entrechoquer.

Boite noireSauf mention contraire, toutes lespersonnes citées dans cet article ont étéinterrogées entre les 24 et 26 août.

Les enseignants du premierdegré se plaignent dumanque de formationcontinuePAR FERIEL ALOUTILE VENDREDI 28 AOÛT 2015

Les nouveaux programmes de maternelleentrent en vigueur dès cette rentrée. Si lesyndicat majoritaire en salue la « qualité »,il craint, faute de formation, que lesenseignants ne puissent se les approprier.

Depuis son arrivée à la tête duministère de l’éducation, il y a un an,Najat Vallaud-Belkacem ne cesse de lerépéter : « L’enseignement du premierdegré est une priorité », conformémentà la loi de « Refondation » de juillet2013. Preuve de l’importance donnée à« la petite école », l’entrée en vigueur, dèscette rentrée, des nouveaux programmesde maternelle dont le contenu laissedavantage de place au jeu et à lasocialisation de l’enfant. L’objectif est defaire de la maternelle, un espace plus« accueillant ».

Les instituteurs ont en effet longtempscritiqué la pression exercée sur lesenfants en termes de préparation à lalecture et l'écriture. Si la réforme semble

faire consensus, le syndicat majoritaires’inquiète de sa mise en œuvre. « Cesnouveaux programmes ont remporté unelarge adhésion mais rien n'est faitpour que les enseignants puissent seles approprier », peste Sébastien Sihr,secrétaire général du SNUipp. Le syndicata indiqué avoir demandé à plusieursreprises au ministère l’envoi d’un livretimprimé. « Même un exemplaire par écoleaurait été un signal politique », estimele secrétaire général. Mais, fin juin, seuleune version numérique était disponible.Quant aux documents d’accompagnement,« essentiels » à la mise en œuvredes programmes, ils ne seront, eux,disponibles qu’au cours du mois deseptembre.

Autant de preuves, selon le SNUipp, dumanque de préparation et d’investissementde la part du gouvernement dans lepremier degré, structurellement sous-doté.Il révèle aussi qu’en mai 2015, seulsquatre départements avaient anticipé lamise en œuvre des nouveaux programmesen mettant en place des stages deformation continue. « Moins d’unecentaine d’enseignants sur les près de90 000 qui exercent en classe dematernelle bénéficieront de journées destage. Les deux tiers d’entre eux sontformateurs, directrices ou directeurs »,détaille Sébastien Sihr.

Mais à en croire Najat Vallaud-Belkacem,cette polémique n’a pas lieu d’être.« Les enseignants connaissent l’esprit desprogrammes depuis l’été dernier, ils ontlargement été consultés. Les ressourcespédagogiques seront mises en ligne dansle courant de la semaine. Ils n’ont pasbesoin d’y avoir accès quinze jours avantla rentrée », a estimé la ministre, le 25août, lors de sa conférence de presse derentrée.

Najat Vallaud-Belkacem annonçaitégalement, le même jour, un plan deformation « sans précédent » pour lesenseignants du collège. Le gouvernementprévoit ainsi d’investir, cette année,24 millions d’euros dans huit journéesde formation dédiées aux nouveauxprogrammes – qui entreront en vigueur

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à la rentrée 2016 – et au numérique.« Une forme de mépris à l’égard del’école maternelle», a fustigé SébastienSihr, lors d’une conférence de presse,organisée le 24 août. « On ne dit pasque tout va pour le mieux, mais ce quiest sûr c’est que la formation dans lesecond degré avait quasiment disparu,ce qui n’est pas le cas dans le premierdegré », répondent, chiffres à l’appui, lesservices du ministère. Entre 2012 et 2016,le budget alloué à la formation continuea augmenté de 76 %, passant ainsi de 41millions d’euros à 72 millions alors qu’ilavait diminué de 7 % lors du quinquennatde Nicolas Sarkozy.

Autre point de friction, l’arrivée del’enseignement moral et civique (EMC)qui remplacera, dès la rentrée, l’instructioncivique. À travers des débats et des jeuxde rôle, les élèves doivent apprendre à« vivre ensemble » dans « le respect desdifférences » et des points de vue. Mais làaussi, le SNUipp se dit « très en colère »sur un sujet qu’il estime pourtant « trèsimportant ».

« Les principes généraux vont dansle bon sens mais le programme estflou, voire incompréhensible, estime lesecrétaire général. Le ministère a commeseul souci d’afficher rapidement uneréponse aux attentats de janvier dernier.Le temps politique semble prendrele pas sur les intérêts pédagogiqueset professionnels. » Le 10 avril, leConseil supérieur de l’enseignement(CSE) n’a d’ailleurs pas approuvé à lamajorité le contenu de l’EMC dont lesprincipes énoncés paraissent, il faut bienl’avouer, énigmatiques. « Exercice dehiérarchisation et de clarification desvaleurs », « prendre soin de soi etdes autres », « partager et réguler desémotions ».

Le syndicat profite aussi de cette rentréescolaire pour fustiger le « retard » de laFrance en terme de formation continue.« Depuis 10 ans, on fait office demauvais élève. C’est pourtant un sujetincontournable car c’est en formant les80 000 enseignants du premier degréqu’on changera vraiment l’école », pense

Sébastien Sihr. Une critique dont unrapport de la Cour des comptes, publiéen avril dernier, s’était fait l’écho. « Lesenseignants français, avec environ deuxjours et demi, bénéficient bien moins dejours de formation que leurs homologuesétrangers : la moyenne est de huit joursdans les pays membres de l’OCDE en2013. » Le SNUipp indique, en outre,qu’entre 2005 et 2013, le nombre dejournées stagiaires a diminué de 45 %.

En dix ans de carrière, Sophie, 34 ans,enseignante dans une école maternelle deSeine-Saint-Denis, a bénéficié une seulefois d’une formation. C’était en 2007,en mathématiques. « À cette époque,quand vous partiez en formation, vousétiez forcément remplacés par un stagiairede l’IUFM [Institut universitaire de laformation des maîtres - ndlr]. Maisen 2008 quand Sarkozy a supprimé laformation initiale, c’est devenu impossiblede se faire remplacer.»

À l’époque, l’IUFM offrait dans saformation trois stages de trois semainesdurant lesquels l’étudiant remplaçait untitulaire parti en formation. Après cinqans de « masterisation », en 2013,le gouvernement Hollande décide derelancer la formation initiale. Et créeles écoles supérieures du professoratet de l’éducation (ESPE). L’objectif,développer l’alternance. Mais à en croireles enseignants, se faire remplacer restetoujours aussi compliqué.

Dans la Meuse, une enseignantede primaire cible, elle, le manqued’investissement dans le numérique.« Cela fait trois ans que j’enseigne avecun tableau blanc interactif. J’ai bénéficiéau total de trois heures de formation etles explications laissent à désirer. Vousêtes vingt-cinq à y participer. Certainssavent à peine utiliser le traitement detexte alors que d’autres s’y connaissentmieux. Du coup, c’est difficile d’y trouverson compte. » En mai 2015, Najat Vallaud-Belkacem annonçait, pourtant, vouloirdonner au numérique « une place centraledans l’ambitieux plan de formation queva lancer le ministère ».

En France, chaque enseignant du premierdegré bénéficie de 18 heures de formationannuelle dont la moitié est organisée àdistance via M@gistère, un dispositif deformation en ligne. « On vous met derrièreun ordinateur alors qu’on est censé faireun métier de contact, vous ne pouvez paséchanger et en plus vous devez faire çaen dehors des heures de cours, c’est justeaberrant », dénonce Sophie. « Magistèregonfle le volume d’offre de formationcontinue. Il n’est pas souvent articulé avecun stage de formation comme le ministères’y était engagé. Or, chacun sait comme ilest difficile de se former seul devant sonordinateur en regardant une conférenceen ligne ou en lisant des documents »,explique le secrétaire général du SNUipp.

Tous sont, pourtant, unanimes. Offrir auxenseignants la possibilité de se former toutau long de leur carrière est « primordial ».« Quand on est à fond dans notre classe,nos pratiques ne changent pas, on a trop lenez dans le guidon. C’est donc importantd’échanger sur nos pratiques avec nospairs. On revient en classe requinqués »,explique, ainsi, Sophie.

Mais le niveau des formations ne semblepas toujours être à la hauteur desattentes. « Les enquêtes conduites parles organisations internationales commepar les organisations syndicales révèlentun scepticisme, très majoritaire parmiles enseignants, sur l’aide que leurapportent ces formations dans leur travailquotidien », indique le rapport de la Courdes comptes. Les auteurs parlent d’uneformation continue « très faible, sans lienétroit avec les besoins concrets expriméspar les enseignants ».

« Certains sont formateurs depuis troplongtemps, ils racontent toujours la mêmechose et brassent beaucoup d’air »,fait remarquer une enseignante. SelonSébastien Sihr, le mauvais niveau desformations serait dû à « la grande pauvretéde la recherche en éducation ». « D’autrespays comme le Québec, la Belgique, laSuisse ont des recherches beaucoup pluspoussées », dit-il. Ce qui a conduit leSNUipp à lancer, en novembre 2014, un

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appel en faveur d’un investissementplus important dans la recherche enmaternelle.

Signé par une cinquantaine de chercheurs,ce texte constate « un réel déficitde développement et de diffusion derecherches sur l’école primaire etnotamment sur la maternelle. Lesspécialistes se font de plus en plusrares. Résultat, les Écoles supérieuresdu professorat et de l’éducation (ESPE)n’ont pas toutes les ressources nécessairespour assurer une solide formation initialeet revivifier une formation continue parailleurs en totale déshérence ».

Le gouvernement autorisel'Avastin pour traiter laDMLAPAR MICHEL DE PRACONTALLE JEUDI 27 AOÛT 2015

La gabegie due au monopole d'unmédicament au prix exorbitant, le Lucentisde Novartis, dans le traitement decette maladie dégénérative des yeux, vas'achever en septembre : le ministère de lasanté autorise l'utilisation de l'Avastin deRoche, beaucoup moins cher, pour traitercette maladie des yeux très fréquente. Il luiaura fallu trois ans.

Dans un communiqué du 27 août,Marisol Touraine, ministre de la santé,

a annoncé qu’à partir du 1er septembreprochain, l’Avastin pourrait être utiliséet remboursé pour traiter la DMLA, ladégénérescence maculaire liée à l’âge,maladie des yeux qui affecte un million depersonnes en France et qui est la premièrecause de cécité après 50 ans.

Il aura donc fallu trois ans pour quele ministère de la santé mette fin àune gabegie médicale dans le traitementde la DMLA : une circulaire de laDirection générale de la santé (DGS)de juillet 2012 avait interdit l’utilisationde l’Avastin, anticancéreux commercialisépar Roche, imposant de facto le recoursà un traitement de référence au coûtexorbitant, le Lucentis de Novartis. Or, lesdeux molécules sont extrêmement proches

et il a été prouvé que leurs effets sur l’œilétaient les mêmes. La principale différenceest le prix du Lucentis, vingt à quarantefois plus élevé que celui de l’Avastin.

Selon Reuters, Roche s'était opposéà ce que l'Avastin soit prescrit enophtalmologie. Dans un communiquédiffusé en juin, la firme soutenait quecette prescription faisait porter sur lui laresponsabilité de la mise en place et dusuivi d'un usage du médicament qu'elle nerecommandait pas.

Le laboratoire, dans une déclarationtransmise à Reuters par email, soulignejeudi que la décision du ministère permetle remboursement de l'Avastin dans uneindication pour laquelle ce médicamentn'est pas approuvé.

Tout en reconnaissant les contraintesbudgétaires des gouvernements, Rocheajoute que des considérationséconomiques ne doivent pas ébranlerle système réglementaire européenqui protège les intérêts despatients, particulièrement quand plusieursmédicaments approuvés par l'UE sontdisponibles pour traiter la DMLA.

Une position de circonstance, carde nombreux travaux scientifiques ontmontré que les deux produits ont uneefficacité similaire pour la DMLA pourdes effets indésirables équivalents.

Marisol Touraine, dans son communiqué,souligne qu’elle a voulu réagir contre « lasituation de monopole, particulièrementcoûteuse pour les patients et pourl’assurance maladie, dont bénéficiait cemédicament alors que dans d'autres payseuropéens et aux États-Unis les médecinsavaient recours à l'Avastin ».

La décision d’autoriser l’Avastin pourtraiter la DMLA permettra d’importanteséconomies – le Lucentis étant l’undes médicaments remboursés revenantle plus cher à l’assurance maladie. En2012, le surcoût dû au Lucentis étaitestimé à plusieurs centaines de millionsd’euros par an. La décision de MarisolTouraine va satisfaire un certain nombrede services hospitaliers d’ophtalmologie.Le professeur Gilles Aulagner, chef du

service pharmacie des Hospices civils deLyon, et le professeur François Chast,chef de service pharmacie-pharmacologie-toxicologie du Groupe hospitalier Cochin- Hôtel-Dieu (Paris), notamment, avaientattiré depuis 2012 l’attention sur le gâchisrésultant de l’interdiction de l’Avastin.

Un appel historique contrele crime climatiquePAR JADE LINDGAARDLE MERCREDI 26 AOÛT 2015

En finir avec les discussions dilatoires surle climat et passer, enfin, à l’action enforçant États et industries à laisser lesénergies fossiles dans le sol. Tel est lemessage principal d’un appel « pour enfinir avec les crimes climatiques » lancépar cent personnalités internationales queMediapart publie en avant-première.

En finir avec les discussions dilatoires surle climat et passer, enfin, à l’action enforçant États et industries à laisser lesénergies fossiles dans le sol. Tel est lemessage principal d’un appel « pour enfinir avec les crimes climatiques » lancépar cent personnalités internationales queMediapart publie en avant-première.

L'appel est à lire en intégralité, et enlibre accès, dans le Club.

Pour la première fois, de nombreusesfigures intellectuelles et militantes depremier rang s’associent pour dénoncerle « crime contre l’humanité » quereprésente le dérèglement climatique, etle comparer à l’horreur de l’esclavage etde l’apartheid. Parmi elles, on distinguel’archevêque Desmond Tutu, la journalisteNaomi Klein, la physicienne et activisteVandana Shiva, les climatologues ClaudeLorius et Valérie Masson-Delmotte, lesécrivains Patrick Chamoiseau et Erri deLuca, l’agro-écologue Pierre Rabhi, lepaysagiste Gilles Clément, ou encoreLeonardo Boff, l’un des chefs de file de lathéologie de la libération.

Sont aussi signataires les sociologuesDominique Méda et Saskia Sassen, lesanthropologues Philippe Descola, DavidGraeber et Eduardo Viveiros de Castro, les

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philosophes Jean-Pierre Dupuy, MichaelHardt, Clive Hamilton et CatherineLarrère, les économistes Joan MartinezAlier, Jean Gadrey, Gaël Giraud, SusanGeorge et Serge Latouche, la stylisteVivienne Westwood ainsi que Pablo Solonet Yeb Saño, anciens négociateurs sur leclimat pour la Bolivie et les Philippines(tous les noms des cent premierssignataires sont publiés sous la tribuneici, également ouverte à la signature). Letexte est né d’une initiative commune del’historien et éditeur Christophe Bonneuil,et des mouvements Attac et 350.org.

Occupation d'une mine de lignite enAllemagne par des activistes pendant l'action

"Ende Gelände", le 14 août 2015 (©350).

« Pour continuer à agir, penser,aimer, prendre soin, créer, produire,contempler, lutter », écrivent-ils, « pournous épanouir en tant que sociétés,individus et citoyen.e.s, nous devonstout.e.s agir pour tout changer ». Celapasse par « contraindre » multinationaleset gouvernements à « abandonner » lesprofits qu’ils tirent de l’extraction desréserves de charbon, de gaz, de pétroleou de l’agriculture industrielle. « Nousaffirmons notre détermination à laisserles fossiles dans le sol », martèlent-ils,appelant à « une insurrection » pour leclimat.Ce qui distingue cet appel de celui de« l’épreuve des peuples pour le climat »publié mi-juin par une alliance inéditede mouvements sociaux et de syndicatsc’est que, cette fois-ci, le texte ciblenommément l’industrie des hydrocarbures(charbon, pétrole, gaz) et qu’il rompt avecla traditionnelle répartition des rôles entreacteurs, qui sépare d’un côté les États etde l’autre des représentants de la sociétécivile.

Face à l’échec annoncé de la conférence deParis sur le climat, la COP 21, à limiter leréchauffement de la température moyenneà +2 °C, ils appellent à mettre en œuvreeux-mêmes, par leurs propres moyens, lestransformations nécessaires de nos modesde production et de consommation. C’estune rupture avec le système économiquedominant. C’est aussi le refus de s’enremettre aux élus et hauts fonctionnairesqui échouent à réguler à la hauteur dece qu’il faudrait. « Nous n’attendronspas que les États agissent, écrivent lessignataires, L’esclavage et l’apartheidn’ont pas disparu parce que les Étatsont décidé de les abolir, mais par desmobilisations massives qui ne leur ont paslaissé le choix. »

Pourquoi Mediapart s’associe-t-il à cetappel contre le crime climatique ? Parceque nous pensons aussi que la COP 21ne sera qu’un espace secondaire d’actioncontre le dérèglement du climat. Lesobjectifs de réduction des gaz à effet deserre présentés à ce jour par les États(États-Unis, Chine, Europe, Japon, etc.)sont beaucoup trop insuffisants et mettentle monde sur la voie d’un réchauffementbien supérieur à 2°. Ces contributionsnationales ne figureront sans doute mêmepas dans le texte de l’accord de Paris. Aumieux apparaîtront-elles en annexe, sansqu’aucune contrainte ne s’exerce sur lespays pour les obliger à les respecter.

De plus, l’éventuel accord de Parisne mettra rien en place pour agirsur les causes de ces émissionsde gaz à effet de serre :transport, chauffage, extraction fossile,déforestation, agriculture industrielle,mondialisation des échanges. Au mieuxprétendra-t-il agir sur leurs effets : lesrejets de CO2 et de méthane. Au fil des anset des échecs, les négociations climatiquesse sont désarmées. La bataille pour leclimat se déroule en dehors des salles deréunion de l’ONU.Dans ces conditions, pour agir réellementcontre le réchauffement planétaire, ilfaut plus que jamais percer la bulle del’indifférence et empêcher l’inertie. Pour yparvenir, il y a besoin de travailler sur les

représentations et le cadre d’interprétation.Il faut se décoller de l’agendainstitutionnel, se rapprocher du terrain,ne jamais se contenter de discours etde déclarations d’intention. Réintroduirela juste perspective historique. Prêterattention aux voix dissonantes du récitofficiel.

Boite noireUn livre accompagne cet appel, où unepartie des signataires expliquent lesraisons de leur engagement : Crimeclimatique, Stop! l’appel de la sociétécivile (Le Seuil). Une réunion publiquese tiendra à Paris le 3 septembre de 19 à21 heures à la Maison des Océans, 195, rue

Saint-Jacques, à Paris (Ve).

Pacte de responsabilité:Valls refuse de le réorientercomme le réclame le PSPAR MATHILDE GOANEC ET RACHIDA ELAZZOUZILE MERCREDI 26 AOÛT 2015

Le PS avait appelé cet été le gouvernementà être plus ferme sur les contrepartiesexigées aux entreprises en échange desmultiples faveurs financières du pactede responsabilité. Manuel Valls vientd'annoncer qu'il n'est pas question dechanger de cap. De multiples exemplesmontrent combien le dispositif estdétourné et n'a aucun impact en termesd'investissement et d'emploi.

« Persévérer, c’est l’assurance de réussir.Changer de ligne de conduite, c’estla certitude de tout perdre. » ManuelValls persiste dans le jusqu’au-boutismeultralibéral et signeune tribunesanséquivoque dans le quotidien économiqueLes Échos. À la veille de l'université duMedef qui démarre ce mercredi 26 août etde celle du Parti socialiste, ce week-end, lepremier ministre annonce qu'il ne dévieraabsolument pas de son cap économique.Manuel Valls entend même aller plus loindans la refonte du droit du travail pourbâtir « une flexisécurité à la française ».Il annonce de nouvelles réformes dans lesillage de la loi Macron.

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Il n'est pas plus question pour le premierministre de remettre en cause « lepacte de responsabilité » ainsi que leCICE (Crédit impôt compétitivité emploi),l'alpha et l'oméga de la politique dugouvernement Hollande. « L’ampleur dusoutien aux entreprises ne sera pas remiseen cause. Les entreprises ont besoin decette visibilité pour investir et embaucheren confiance », écrit Manuel Valls.Le message sonne comme une fin denon-recevoir au Parti socialiste. Le PSplaide désormais pour une réorientationde ces 40 milliards d'euros déversés dansles entreprises sans aucune contrepartieen matière d'emploi, d'investissement, niaucun ciblage.

Au cœur de l'été, pourtant, le 27 juilletdernier, les militants socialistes croyaientdéceler « un tournant ». Le bureau nationaldu PS adoptait à une très large majoritéle rapport du député frondeur Jean-Marc Germain, un texte qui reprendplusieurs éléments de la motion A, votéeau congrès du parti ce printemps.Jean-Marc Germain demande une netteinflexion de la politique gouvernementale,et un reprofilage en faveur des ménagesvia la réforme fiscale promise en 2012 etjamais réalisée. Le parti socialiste proposenotamment que la dernière tranche debaisse des cotisations patronales soitréservée aux entreprises couvertes parun accord de branche ou un accordd'entreprise portant sur la compétitivité etla répartition de la valeur ajoutée.

Manifestation contre le pacte de responsabilitéle 18 mars 2014 à Paris © Rachida El Azzouzi

Le CICE serait quant à lui conditionnéau respect de l'obligation d'informationet de consultation des représentants dupersonnel et les contreparties sur l’emploi,l’investissement et l’innovation à ces deuxaides fiscales devraient enfin devenir «pleinement effectives ».

C’est là le vœu de Laurent Berger, dela CFDT, l’un des principaux artisanssyndicaux du « pacte de responsabilité», signé en 2013, sans la CGT et FO. «Nous étions d’accord pour une partie dela politique d’offre et pas seulement uneposition dogmatique sur la demande. Maisnous nous sommes également battus pourqu’il y ait une trajectoire qui ne soit pasautomatique sur trois ans. Pour ceux quine seront pas couverts par un accord debranche ou d’entreprise au moment del’examen du projet de loi de finances 2016,par exemple dans la grande distribution,je plaide pour réorienter les aides, versceux qui jouent le jeu », déclarait en maisur Mediapart le secrétaire national de laCFDT (relire ici notre entretien).

Mais le patronat a demandé augouvernement « de ne pas toucher aupacte de responsabilité, ni à sa répartition» et appelé à « aller plus loin dansles baisses de charges et d'impôts pourespérer que les marges des entreprises serapprochent de la moyenne européenne». La CGPME et l’UPA plaident, eux,pour de la constance dans les réformes,certains employeurs ayant mis du tempsà se saisir de ces nouveaux instrumentsfinanciers offerts par le pacte.

Le président et le premier ministrese sont alors succédé pour rassurerles employeurs, François Hollande sedisant convaincu que « les grandesmasses du pacte restent conformes auxexigences » de l’économie française, etManuel Valls assurant que « la baissedes charges et des impôts pour lesentreprises (..) se poursuivra ». À peinele premier ministre concédait-il « ici oulà telle évolution ». La tribune dans LesÉchos de Manuel Valls vient confirmercombien l'un comme l'autre écartent lesdemandes socialistes. Dans une lettre aupremier ministre publiée sur Mediapart,lire ici, la sénatrice socialiste Marie-NoëlleLienemann, ancienne ministre et membredu bureau national du PS, dénonce «unpacte et un CICE qui sont un phénoménalgâchis d'argent public ».

Un effort de 41 milliards d’euros, étaléjusqu’en 2017, a été décidé en faveur desentreprises à travers le CICE et diversesbaisses de cotisations et d’impôts, dont25 milliards déployés jusqu’en 2015 et 15autres milliards qui restent à utiliser. LeCICE, à lui seul, est symptomatique. Ila consisté en 10,2 milliards d’euros decrédit d’impôt en 2014, une somme quidevrait monter à 16 milliards en 2015, et20 milliards en 2017.

Deux ans après la mise en route dupacte, personne ne peut dire avec précisionsi le dispositif fonctionne. « Aucuneévaluation n’est disponible à ce stadesur l’usage qu’ont fait les entreprises duCICE », s'inquiète Jean-Marc Germaindans son rapport. Les comités d’évaluationlocaux promis n’existent toujours pas etFrance Stratégie, chargée d’examiner lesdispositifs du Pacte, a pour l’instantrendu un seul rapport sur le CICE etl’emploi, en septembre 2014. Il concluait,avec moult précautions, qu’il « est difficilede savoir dans quelle mesure et à quelrythme les entreprises ont réellement prisen compte le CICE dans leurs décisions,et a fortiori d’en cerner les incidences surl’emploi ou l’investissement ».

Dans un autre rapport, sur les effetsdes exonérations patronales, publié cettefois-ci en juillet 2015, France Stratégieeuphémise encore davantage : « Lestravaux d’évaluation (…) n’ont toutefoispas conduit à conclure à l’existence ou àl’absence d’un tel effet. » France Stratégiesuggère donc… de lancer de nouveauxtravaux.

Grande distribution, autoroutes,métallurgie....Vu du terrain, le premier obstacle estde trouver le montant exact des sommesversées à chaque entreprise. Car lesdélégués syndicaux ont également toutesles peines du monde à obtenir un chiffrageprécis, et encore plus à savoir versquel poste l’argent récupéré via le créditd’impôt a été affecté. Ce qu'ils constatent,c'est l'absence d'effet sur l'emploi, que cesoit pour en créer ou en préserver.

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Sanofi, par exemple, est le premier groupepharmaceutique en France. Il a reçuenviron 11,2 millions d’euros en 2013 etaurait touché entre 16 et 18 millions en2014. Une misère comparativement aux125,7 millions obtenus via le crédit impôtrecherche. « Ce n’est peut-être pas énormemais Sanofi les prend quand même, ironiseSandrine Caristan, du collectif Anti-sanofric et responsable de laboratoire dansle sud de la France. Les élus demandent,à chaque réunion du CE, ce qui a été faitde cet argent, mais la direction refuse denous répondre. »

Ces millions passent d’autant plus malqu’ils sont concomitants de la suppressionde près de 5 000 postes depuis 2009dans le groupe (dont 1 200 cette année),et l’attribution d’un super bonus de 4millions d’euros au nouveau PDG OlivierBrandicourt en février 2015. Même lasecrétaire d’État Carole Delga, interpelléeen octobre 2014 par des salariés de Sanofisur le sujet (voir la vidéo ci-dessous),avait admis qu’il fallait que l’utilisationdu CICE par Sanofi soit évaluée, et sil’argent « contribuait à l’augmentationdes dividendes, la problématique devraêtre réglée rapidement ». La secrétaired’État a depuis quitté le gouvernement,sans que le crédit d’impôt à Sanofi soitrevu d’un iota. Plus globalement, aucunaccord de branche n’a été signé dansl’industrie du médicament, ce qui étaitpourtant à l’ordre du jour du pacte.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Autre secteur, mêmes mœurs. Les sociétésautoroutières, détentrices de concessionsattribuées par l’État et donc de facto ensituation de monopole, ont elles aussidroit au CICE. Escota, filiale de Vinci, aobtenu 1,4 million en 2013 et le chiffrea encore gonflé en 2014 (des chiffresconfirmés à la lecture du bilan social del’entreprise, que Mediapart s’est procuré).« L’argent a surtout servi au plan demodernisation des gares, ce qui a eupour conséquence l’automatisation despéages, réagit Jean-Philippe Catanzaro,coordinateur autoroutes à la fédération destransports de la CFTC. On n’est pas contre

en soi, mais qu’on ne vienne pas nousdire que cela créée de l’emploi. » Danscette entreprise comme dans les autressociétés autoroutières, la baisse d’effectifsest continue depuis une dizaine d’années.

« Depuis le début, on n’a jamaiscompris pourquoi nous étions éligiblesalors que nos entreprises sont largementbénéficiaires et non-soumises à laconcurrence étrangère, rapporte YannickMoné, son homologue à l’Unsa, employéchez Sanef. Cette dernière a touchéprès de 4 millions en 2014 au titre duCICE. « Tout ce qui a été fait, commeinstaller des écrans d’information sur lasécurité, réparer des glissières, s’équiperde véhicules électriques, c’était déjà prévuet budgétisé, on aurait dû le financer surnos fonds propres. Moi, à titre personnel,je préférerais que mes impôts servent àdévelopper les petites boîtes du coin plutôtqu’à enrichir celles qui le sont déjà. »

Le CICE, dans les faits, bénéficie pour22 % aux entreprises de plus de 2 000salariés, 20 % aux entreprises de 250 à2 000 salariés et 58 % aux entreprises demoins de 250 salariés. Mais selon le calculchoisi par le gouvernement, l’enveloppegrossit mécaniquement en fonction de lamasse salariale, sans qu’il y ait forcémentun rapport évident avec les besoins réelsdes entreprises.

La grande distribution, gros employeurde main-d'œuvre non délocalisable, restepour 2014 le premier bénéficiaire duCICE. Carrefour a touché 110 millions,Casino 75 millions, Auchan 55 millionsd’euros, selon les informations de lalettre professionnelle LSA. Dans la grandedistribution, 14 000 embauches devaientavoir lieu au lancement du dispositif.Mais 35 000 d’emplois ont été supprimésdepuis, à cause, selon la Fédération ducommerce de détail, de nouvelles taxesmises en œuvre par le gouvernement. Aubout du compte, l’opération est loin d’êtregagnante. Là encore, aucun accord debranche sur l’emploi n’a été signé.

Dans l'automobile et lesbanques, de l'argent publicgaspilléLa métallurgie, arrosée de quelque 4milliards d’allègements de charges d’icià 2020, où aucun accord de branche n’aété signé, est tout aussi emblématique.Le secteur automobile en témoigne. Grâceau plan « back in the race » imaginépar Carlos Tavares pour PSA-Peugeot-Citroën, le groupe a versé d’abondantsdividendes à ses actionnaires. Or la CGTde PSA-Peugeot-Citroën ne cesse dedénoncer son corollaire, une destructiond'emplois massive menée en France depuisdeux ans.

Le groupe a dans le même temps reçude l'État la bagatelle de 126 millionsau titre du CICE (74 millions d'eurosen 2014, 52 millions en 2012) pourmaintenir ou favoriser l’emploi (relire icinotre article). « Il a choisi de ne pasl’utiliser pour créer des emplois maisde l’affecter au calcul du coût horairedu travail ! C’est comme si l’État avaitoffert 9 000 euros à PSA par emploisupprimé », fustige Jean-Pierre Mercier,délégué central CGT. La CGT, s’appuyantsur les bilans sociaux fournis par ladirection, parle de 14 763 suppressionsd’emploi en deux ans (2013, 2014), 10 763suppressions de postes auxquelles elleajoute 4 000 congés seniors et congés dereclassement. « Soit l’équivalent de cinqusines d’Aulnay vidées de leurs effectifssans cris ni larmes », dénonce Jean-PierreMercier.

Chez Renault, qui a reçu 36 millionsd’euros en 2013 et 50 millions en 2014au titre du CICE, des sommes moinsélevées que PSA (car l'entreprise comptebeaucoup de salaires supérieurs à 2,5smic), c’est le même constat. FabienGâche, délégué central CGT du groupe,pointe « un CICE qui va dans les pochesdes actionnaires et non au collectif detravail ». Son syndicat a fait le bilan dedix ans de stratégie du PDG Carlos Ghosn(qui a touché à lui seul 2,377 millionsd’euros de dividendes depuis 2005 ) : «

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Les effectifs de Renault, toutes catégoriesconfondues, ont baissé de 37 % en 10 ansseulement », détaille le syndicaliste.

Plus de 23 000 postes ont été supprimésdepuis 2005 et depuis l’accord decompétitivité de 2013, 8 000 postesont disparu. Dans le même temps, lerecours aux intérimaires explose avecactuellement 4 800 précaires dans lesusines. En moyenne mensuelle, Renault aemployé 2 879 intérimaires en 2014, avecdes contrats de 220 jours. « C’est du jamaisvu ! », lâche Fabien Gâche.

Responsable fédéral au sein de lamétallurgie, le syndicaliste voit aussi «la gabegie du CICE » dans les filièresautomobiles : « On parle des constructeursmais il faut voir aussi du côté deséquipementiers. Depuis deux ans, combiende boîtes, éligibles au CICE, ont supprimédes emplois ou fermé ? Autoliv, quifabrique des airbags et des ceintures desécurité, est passé de 1 000 à 300 salariés,a délocalisé. Et un nouveau plan socialva réduire l’effectif à 150. Entre-temps,l’entreprise a bu le CICE. »

Autre secteur édifiant d’un CICE à reboursdes objectifs prônés par l’État en matièred’emploi : les banques et assurances.Le syndicat CFE-CGC des banques,SNB, dénonce un « effet d’aubaineparticulièrement rentable » dans son biland’étape de l’utilisation du CICE. Il a faitles comptes et parle de « 211 millionsd’euros détournés en 2014 » par lesbanques qui ont supprimé 3 000 postes,cette même année.

« L’argent des contribuables français aservi exclusivement les dividendes desactionnaires et les fonds propres, pasune seule fois l’emploi », constate, amer,Alain Giffard, secrétaire national CFE-CGC. Des sommes astronomiques ont été

distribuées les yeux fermés par l’État,et même revues à la hausse en 2014,le taux d’allégement étant passé de 4à 6 % de la masse salariale. Ainsi 65millions ont été versés en deux ans àBNP Paribas ; 64 millions à la Sociétégénérale. LCL a reçu 29 millions en 2014,le Crédit mutuel CIC BFCM 68 millions,les Caisses d’épargne plus de dix millionstout comme les Banques populaires. Laliste est longue. Lorsqu’elles ont consentià préciser aux syndicats à quoi ellesdestinaient ces fonds, ces derniers ont rijaune.

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« Cela a servi à financer desinvestissements déjà engagés et budgétésqui n’ont aucun impact sur l’emploi,comme des formations commerciales"pratico-pratiques" qui ne permettent pasaux salariés un ascenseur social eninterne via la formation professionnelle,ou encore à la mise à disposition etau déploiement de tablettes tactiles enagences », décrit Alain Giffard. Pourlui, « le CICE, c’est une bonne idéemais il faut le moduler, l’affecter trèsclairement là où il est utile à l’emploi et aupouvoir d’achat. Là, tel qu’il existe, c’estune imbécillité macro-économique montéepar des technocrates depuis les cabinetsministériels et c’est un scandale car c’estde l’argent public gaspillé. »

Comme le montrent ces multiplesexemples, les critiques sur lescontreparties n’ont donc pas fini derebondir. Le déroulé du pacte deresponsabilité et de solidarité sera aucœur des discussions parlementaires sur lebudget 2016 cet automne.

A l'Assemblée, unesuccession qui se passe enfamillePAR MATHILDE MATHIEULE JEUDI 27 AOÛT 2015

La députée socialiste de Seine-MaritimeSandrine Hurel cède son siège à sa belle-fille, Marie Le Vern, sans passer par lacase élection.

Soudain, mardi 25 août, une femme de 32ans est devenue députée. On serait tenté desaluer un progrès dans le renouvellementdu personnel politique. Mais la socialisteMarie Le Vern (Seine-Maritime) entre auPalais-Bourbon à la faveur d’un jeu dechaises musicales abasourdissant : c’est lacompagne de son père, en clair sa belle-mère, Sandrine Hurel, députée depuis2007, qui lui laisse son siège par la grâced’un décret signé de Manuel Valls.

Marie Le Vern (à droite) et SandrineHurel (gauche) en campagne législative en2012, soutenues par Laurent Fabius © DR

Pour comprendre, il faut savoir quel’exécutif a le pouvoir de nommer,selon son strict bon vouloir, desparlementaires « en mission » temporairesur des sujets qu’il choisit arbitrairement.En cas de prolongation au-delà desix mois, les intéressés perdent leurmandat sans qu’une élection partiellesoit pour autant déclenchée dans leurcirconscription : c’est leur suppléant quiprend automatiquement la place. L’astuceest bien connue des gouvernements, quien usent et en abusent pour exfiltrer desélus de leur majorité sans prendre le risquede repasser par les urnes et de perdre unsiège au Parlement (voir notre article du24 juillet sur l’« opération » FrançoisBrottes).

En l’occurrence, la socialiste SandrineHurel, placée depuis février dernierauprès de la ministre de la santé MarisolTouraine, a vu sa mission sur « lapolitique vaccinale » en France prorogéemardi par décret. Malgré des dizaineset des dizaines d’auditions, son rapportn’était pas tout à fait prêt… Voilà donc sasuppléante et belle-fille députée !

Dans le journalParis-Normandie, unopposant local, porte-parole du candidatdes Républicains aux régionales de

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décembre, a illico dénoncé « l’aspectclanique de cette affaire » ficelée « aumépris de la démocratie ».

En Seine-Maritime, Le Vern est unpatronyme omniprésent. Marie est en effetla fille d’Alain Le Vern, baron local etprésident du conseil régional de 1998à 2013, ex-député PS, ancien sénateur.Ce fabiusien historique, compagnon deSandrine Hurel depuis plusieurs années,n’a quitté la vie politique et le Sénat qu’àla fin 2013, pour se recaser aussitôt à ladirection de la SNCF.

C’est sur un premier coup de bonneteau,d’ailleurs, qu’il était entré au palais duLuxembourg en 2007 : alors sénatrice,Sandrine Hurel avait démissionné enplein milieu de son mandat et laissé sonsiège au suivant sur la liste PS… AlainLe Vern. La citation de Sénèque qu’ellemet aujourd’hui en exergue sur son siteinternet ne manque pas de sel : « Il n’estpas de vent favorable pour celui qui nesait pas où il va. » Dans la famille, lesvents favorables ne manquent pas. Aprèsla démission brutale d’Alain Le Vern duSénat, à la fin 2013, la socialiste qui l’aremplacé au pied levé a encore eu la bonneidée de recruter Marie comme assistanteparlementaire.

Il est vrai que le fonctionnement de lafédération socialiste de Seine-Maritime,l’une des plus riches de France, est devenuune caricature du carriérisme politique,un précipité de « petits » arrangementsentre camarades et en famille, où l’onjongle entre les mandats et les emplois decomplaisance dans les collectivités amies(voir les enquêtes de Mediapart sur cefief de Laurent Fabius publiées en juindernier, ici et là).

Alors certes, Marie Le Vern n’est pasnovice en politique. Avant de devenirsuppléante de sa belle-mère en 2012, cette« juriste » de formation s’est présentéeaux législatives de 2007 (sans succès),avant de s’imposer aux départementalesde 2011 dans un canton proche deRouen occupé par la droite depuis vingt-cinq ans. Ses détracteurs se chargenttoutefois de rappeler qu’à l’époque,son père était patron de la région.

Comme ils se chargent de soulignerqu’en janvier dernier, la conseillèredépartementale s’est fait recruter commeattachée principale par la Métropole deRouen (tenue par la gauche). Aujourd'hui,elle trouve ce tableau injuste, de même quela polémique sur son entrée à l’Assemblée.

« Je me suis engagée en politique à 14 ans,réplique-t-elle, interrogée par Mediapart.Si Sandrine Hurel a pensé à moicomme suppléante pour les législativesde 2012, c’est que j’étais la seulesocialiste de sa circonscription à avoirgagné aux cantonales. Ce sont d’ailleursles militants, par un vote, qui m’ontdésignée comme suppléante, alors queles liens entre Sandrine Hurel et monpère étaient connus, transparents. Ensuitela démocratie a parlé, nous avons étélargement élues. Vous savez, la vie privéede mon père, je ne la maîtrise pas. Jene vois pas pourquoi, sous prétexte queSandrine Hurel est devenue ma belle-mère, je devrais changer de territoire.J’habite ici, j’y suis née. Je ne suispas une technocrate qu’on bouge decirconscription en circonscription. »

Sollicitée par Mediapart, Sandrine Hureln’a pas souhaité retourner nos appels.Pourquoi donc choisit-elle de prolonger samission auprès de Marisol Touraine, plutôtque de remplir son mandat à l’Assemblée ?Consultable depuis cet été en préfecture, sadéclaration de patrimoine sera en tout casretirée dans les prochains jours.

Au ministère de la santé, onsouligne « l’importance » de samission sur la vaccination, alors que« des inquiétudes sont régulièrementsoulevées [en France] : effetssecondaires graves, approvisionnement,communication parfois contestée… »Non seulement son rapport n’était pasterminé, mais la ministre vient d’annoncerle lancement « d'un débat nationalsur la politique de vaccination »,visiblement impossible à organiser sansl’(ex)-parlementaire.

Depuis l'élection de François Hollande,62 députés, souvent de gauche, parfois dedroite, ont ainsi été « recrutés » par unministre pour plancher sur « les charges

sociales agricoles » ou « le suicidedes jeunes Amérindiens en Guyane »,contre 42 « seulement » sous NicolasSarkozy. Difficile de savoir quels moyens– humains ou financiers – leur ont étédédiés.

Dans une analyse publiée sur Mediapartà la veille de l'alternance, le directeurde l’Observatoire de la vie politique etparlementaire, Denys Pouillard, étrillaiten tout cas ce système de parlementairesen mission. « L'externalisation poursix mois de députés et sénateurs dansdes affectations non législatives relèvesouvent d'une stratégie politique :lots de consolation pour certains, (…)valorisations de suppléants de ministres,coups de pouce électoraux, éternellesreconnaissances et bien d'autres bonnesintentions encore. (…) Les missionsauraient vraisemblablement une autredimension si elles s'inscrivaient dans uncadre législatif pur, avec un pouvoird'investigation large et indépendant. »Bref, si les parlementaires cessaient d’agiren auxiliaires du pouvoir exécutif.

En Russie, desultraorthodoxes sèmentla consternation dans lesmilieux culturelsPAR AGATHE DUPARCLE MERCREDI 26 AOÛT 2015

Dmitri Tsorionov, alias "Enteo",leader du mouvement Bojia Volia © DR

Les directeurs des grands musées deMoscou sont encore sous le choc. Il ya dix jours, un groupe d'ultraorthodoxess'est attaqué à une exposition de sculpturesjugée « blasphématoire » au nom de la loi

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sur « l'offense aux sentiments religieux ».Des œuvres ont été vandalisées sans que lajustice ne réagisse.

L’affaire aurait pu rester relativementanecdotique, le fait d’un groupusculed’orthodoxes illuminés en mal depublicité, mais elle a suscité un énormemalaise, alors qu’un peu partout enRussie l’Église orthodoxe étend sa sphèred’influence dans l’espace culturel etpolitique.

Le mouvement Bojia Volia (Volontéde dieu) qui se définit comme un« groupe orthodoxe de droite, pro-life,pro-famille, pro-armes, créationniste etanticommuniste » n’en est pas à sespremiers faits d’armes. Très présent surles réseaux sociaux, le groupe, né en2012, est un habitué des happeningsultra-médiatisés. Ses activistes sont detoutes les manifestations. Ils traquent lesconcerts « sataniques », comme celui dela pop star américaine Marilyn Manson,finalement annulé à Novosibirsk en juin2014. Ils s’invitent aux projections etaux spectacles, surgissant sur la scèneavec des pancartes, comme lors dela première d’un film consacré auxadolescents homosexuels (Deti 404) àMoscou. Au printemps dernier, ils avaientdéposé une tête de cochon devantl’entrée du MKHAt, le grand théâtre dela capitale qui jouait une pièce mettant enscène le Christ sous les traits d’une femmenue.

Dmitri Tsorionov alias "Enteo" © DR

Le 14 août dernier, emmenés par leurleader Dmitri Tsorionov alias « Enteo »un jeune homme de 26 ans à la barbichette,diplômé de la prestigieuse école MGIMOet blogueur à succès, ils ont investi, lasalle d’exposition du Manège, à deux pasde la place Rouge, pour s’en prendre

à une exposition de sculptures jugée« blasphématoire » et « pornographique »et qui, selon eux, viole la loi sur« l'offense aux sentiments religieux »promulguée en 2013 par Vladimir Poutinedans le sillage de l'affaire des Pussy Riot.

Intitulée « les sculptures que nousne voyons pas », la manifestationprésente le travail de trois artistessoviétiques – Vladimir Lemport, VadimSidur et Nikolaï Silis – fondateursen 1954 du groupe artistique LeSS.Personne n’aurait pu imaginer que cessculpteurs dont les œuvres avant-gardistesont été longtemps interdites d’exposition,puissent déclencher de telles passions.

L'une des linogravures de Vadim Sidur

Les ultraorthodoxes se sont en particulierfixés sur les travaux de VadimSidur, disparu en 1986 : quatre de seslinogravures ont été endommagées, l’unearrachée de son socle et piétinée par unejeune femme qui, hors d’elle, s’est écriée :« On n'a pas le droit de représenter ainsile Christ ! », comme le montre la scènequi a été filmée. Puis c’est l’œuvre d’unjeune artiste, Megasoma Mars, intitulée« La décapitation de St Jean-Baptiste #2 »qui a provoqué leur ire. Enteo, le leader deBojia Volia, s’est emparé de la tête, brisantl’assiette sur laquelle elle était posée – dela marque Ikea s’est-il ensuite défendu – hurlant qu’« ici les lois russes sontviolées » et que l’on se moque du « Christet la Vierge Marie, ce qui est punissableen vertu du code pénal ». L’article 148

– insulte au sentiment religieux – prévoitune peine allant d’une simple amendejusqu’à un an de prison.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

L’opération s’est déroulée sans que lesgardiens du musée n’interviennent etdevant quelques visiteurs courroucés,jusqu’à ce que la police finisse parembarquer la petite troupe. Le soir même,la chaîne officielle RT expliquait quel’enquête préliminaire devrait déterminersi les faits relevaient ou non d’une« protestation pacifique ». Alors que lesimages du « pogrom du Manège » – leterme employé par tous les médias –étaient diffusées par les chaînes LifeNewset Ren TV.

Dès le lendemain, Dmitri Tsorianov alias« Enteo » était de retour, paradant dansles médias pour demander l'interdictionde l’exposition du Manège, un «terrible blasphème » qui est l’œuvre des« fantasmes sataniques de pervers ». Ilexpliquait longuement son geste dans lesstudios d'Anna News, une chaîne detélévision patriotique. Trois jours aprèsles faits, il disait n'avoir reçu aucuneconvocation de la part des forces de l'ordre,et jurait qu'il ne s'acquitterait jamais dela moindre amende, estimant avoir agi enchrétien, défenseur de la loi russe.

La Douma (la chambre haute duparlement) a mollement condamné lesfaits. Elle a demandé au parquet de seprononcer sur la légalité des actes de

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« Bojia Volia », mais également de vérifiersi les organisateurs de l’exposition étaienteux-mêmes en règle.

Le crucifix de Vadim Sidur qui a scandalisé les activistes

L'archiprêtre Vsevolod Chaplin, chef duDépartement synodal chargé des relationsentre l’Église et la société, a, lui, décidé devisiter l’exposition pour se faire sa propreidée. Dans une interview à Interfax,il note que si l’ensemble des œuvresqu'il a « très attentivement »regardéessont de bonne tenue, certaines œuvres deVadim Sidur à motifs religieux, commedes crucifix où figurent « des organesmammaires et génitaux », peuvent « biensûr » être vues par les croyants commeun « blasphème ». L’homme d’églises'étonne qu’une sculpture du même artisteintitulée Les Lesbiennes soit présentéesans avertissement alors qu'une loi contrela propagande homosexuelle à destinationdes enfants est en vigueur. Il conclutque l'exposition rappelle « que les limiteséthiques de ce qui acceptable ou pas ontété mises à mal dès les années 1980 etau début des années 1990 » et qu’« il nedevrait pas y avoir dans l'espace publicde pornographie, d’images de partiesgénitales, qui profanent et insultent lessymboles et les objets vénérés par lescroyants ».

Vladimir Medinski, le très controverséministre de la culture qui donne pourtantdans la veine patriotique-orthodoxe avecsa série de best-sellers sur les « Mythes dela Russie », a, lui, préféré garder le silence.

Un dangereux précédentIl n’en fallait pas plus pour provoquer unélectrochoc dans les milieux culturels. Lesdirecteurs des treize plus grands muséesmoscovites, dont le Musée Pouchkineet la Galerie Tretiakov, ont rédigé le19 août une lettre de soutien auManège, exigeant que le groupusculequi « sape l'autorité de l'Égliseorthodoxe et viole le principe fondamentalde la coexistence interreligieuse etinterethnique des peuples de la fédérationde Russie – un principe de la tolérance»soit condamné au plus vite.

« À la suite de cet acte, c’est toute lacommunauté muséale de la fédération deRussie qui est menacée, impuissante faceà des vandales capables de détruire desœuvres d’art exposées. Si la société fermeles yeux sur la réalité des dommagesinfligés à la collection d’un musée d’État,demain aucun établissement de notre paysne sera à l’abri de pogroms organisés pardes gens qui se sentent en droit de porteratteinte à ce qui constitue le patrimoineculturel de la société et de l’État »,écrivent-ils.

Plus d’une centaine d’universitaires,conservateurs de musées, galeristes etcritiques d’art leur ont emboîté le pas,signant un texte sur Facebook, pourdénoncer un dangereux « précédent ».« Si ce crime reste impuni, il seradésormais possible à quiconque d’investirle territoire de l’art avec ses goûts douteuxet ses méthodes radicales. Les seulesœuvres qui resteront à l’abri seront lesicônes orthodoxes, alors que n’importequelle autre œuvre, y compris les tableauxmondialement connus de l’Ermitage etdu musée Pouchkine, tomberont dans les"groupes à risque" », soulignent-ils.

Une pétition, déjà signée par près de5 000 personnes, a été adressée auComité d’enquête de Russie, demandantl’interdiction du groupe « Bojia Volia ».

À ce jour, aucune poursuite n'a encore étélancée.

Si l'opération des ultraorthodoxes auManège a provoqué une telle levée deboucliers, c’est qu’elle intervient dans une

atmosphère de plus en plus pesante avecces derniers mois quelques retentissantesaffaires de « blasphème » dans lesquellesl'Église orthodoxe a obtenu gain de cause.

L'une des scènes du Tannhäuser deWagner déprogrammé à Novosibirsk © Théatre

d'Opéra et de Ballet de Novosibirsk

En décembre 2014, des activistes religieuxavaient été ulcérés par la mise enscène contemporaine du TannhäuserdeWagner programmé au Théâtre d'Opéraet de Ballet de Novosibirsk. On yvoyait le chevalier Tannhäuser transforméen réalisateur tournant un film surJésus-Christ confronté aux plaisirs dela chair dans la grotte de Vénus. Lemétropolite de la ville, Tikhon, avait étéalerté et il décidait un mois plus tard,sans avoir vu le spectacle, de déposerplainte auprès du parquet, jugeant quele metteur en scène, Timofeï Kouliabine,s'attaquait « délibérément aux symbolesreligieux ». Fin mars, après avoir refuséde modifier certains passages de la miseen scène, le directeur du théâtre, BorisMezdritch, était limogé sur décisionde Vladimir Medinski, le ministre dela culture. Son successeur, VladimirKekhman qui est, par ailleurs, aujourd'huiimpliqué dans une très sombre affairefinancière, s'empressait de retirer lespectacle de l’affiche.

L’affaire avait estomaqué le monde duthéâtre. Une marche pour la libertéorganisée à Novosibirsk réunissait desmilliers de personnes. En l’espace de troisans, les activistes orthodoxes de la villesont parvenus à faire annuler une dizained’événements culturels, comme l’écrivaitrécemment Le Courrier de Russie.

À Moscou, un autre dossier continueà enflammer les esprits religieux :l’emplacement futur de la monumentalestatue du grand prince Vladimir. Le

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fondateur de la « Rous » de Kiev,premier prince slave à se convertir auchristianisme, est considéré comme unsaint par l’Église orthodoxe. Il est aussi lesymbole des partisans de la grande Russiequi soutiennent les séparatistes de l'est del'Ukraine.

La statue de 25 mètres de haut quireposera sur un socle de 7 mètres (soit lahauteur d’un immeuble de dix étages) seraérigée en juin prochain, puis inauguréele 4 novembre, lors de la célébration dumillénaire de la mort du grand prince.Le mastodonte devait au départ prendreplace sur le Mont-des-Moineaux, une zoneboisée qui surplombe le fleuve Moskova,à côté de l’Université. Mais une pétitionde 66 000 signatures a eu raison de cetteoption.

La future statue du grand prince Vladimirhaute comme un immeuble de 10 étages © Société historique et militaire russe

La Société historique et militaire russea organisé une consultation sur Internet.Ses résultats viennent d’être publiés :62 % des votants se prononcent pour laplace Borovitskaïa à côté du Kremlin.Justement le lieu que souhaitaient lescercles religieux et la mairie de Moscou.Pour l’Union des citoyens orthodoxes,installer la statue de saint Vladimir àcôté du Kremlin « signifierait que lepouvoir russe est loyal envers le choix decivilisation du Père de l’État russe, ce quiest particulièrement important au momentoù le pouvoir anti-russe d’Ukraine faitostensiblement le choix inverse ».

« Arkhnadzor », une ONG qui lutte pourla protection des monuments historiqueset du paysage de Moscou, vient des’adresser au premier ministre DmitriMedvedev pour mettre en garde contre cechoix qui défigurerait totalement la placeBorovitskaïa, composée d’un ensemble

unique de bâtiments dont la fameusemaison Pachkov, un palais néoclassique

du XVIIIe siècle.

L’ONG propose d’ériger le nouveaumonument à côté de l’église du ChristSaint-Sauveur qui avait été reconstruite dutemps de Boris Elstine. Mais les activistesorthodoxes ont déjà fait savoir qu’ilsrefusaient de se voir cantonnés dans un« ghetto orthodoxe » et disent vouloiroccuper n'importe quel espace.

Saint-Pétersbourg n’est pas non plus enreste. Dans la ville du président VladimirPoutine, l’Église s’est adressée à la mi-juillet aux autorités municipales pourobtenir le droit de jouissance gratuit etperpétuel de la célèbre cathédrale Saint-Isaac qui, pour l’instant, fait partie d’unmusée d’art et d’histoire. Une demandesimilaire a été adressée pour mettre la mainsur la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé. Là encore, les défenseurs dupatrimoine s’organisent, soutenus par desimples habitants. Ils ont lancé une pétitionpour s’opposer au rouleau compresseurorthodoxe, craignant que cela n’aboutisseà la fermeture du musée et du sitetouristique.

Une « crise du nickel» secoue la Nouvelle-CalédoniePAR JULIEN SARTRELE JEUDI 27 AOÛT 2015

Après plusieurs semaines demanifestations très dures, les transporteursde minerais de Nouvelle-Calédonie sontrevenus à la table des négociationspour une réunion décisive ce jeudi. Ilsréclament la possibilité d’exporter de lalatérite vers la Chine mais aussi dessolutions durables pour leur filière mise àmal par la chute des cours.

Il aura fallu un accident mortel pourrelancer les négociations autour de lacrise du nickel en Nouvelle-Calédonie.Dimanche 23 août, un jeune conducteurde 25 ans a encastré son véhicule dansun camion de transport de minerais. Cesvéritables monstres de la route étaient

positionnés à la sortie de Nouméa, oùils bloquaient la circulation. Commec’était le cas depuis pratiquement troissemaines. Le mécontentement de lapopulation et les prémisses de manquesd’approvisionnement des marchés de lacapitale portaient d’ailleurs la tension àson maximum le week-end dernier.

L’accident de la route a été un électrochoc.Depuis Paris, la ministre des Outre-mer aestimé que la crise avait « assez duré » etappelé à une résolution rapide du conflit.Sur le terrain, un médiateur a été nomméet après dix-neuf jours de bras de fer, lesbarrages ont été levés lundi : une réuniondécisive doit se tenir ce jeudi 27 août. Elleregroupe les membres du groupe de travaildes présidents et signataires de l’accord deNouméa (GTPS).

Il faut toutefois rester prudent sur laprobabilité de résolution immédiate etdéfinitive d’un conflit social qui ades origines profondes et autant deramifications. La grève, le blocage desvilles et des sites miniers n’ont pas trouvéde solution concrète jusqu’ici malgréplusieurs tentatives de médiation. Unaccord avait par exemple été mis aupoint le jeudi 20 août, mais au derniermoment les « rouleurs » (propriétaires deces énormes camions qui transportent lenickel) ont refusé de le signer, comme le

raconte Nouvelle-Calédonie 1re.

Ces petits entrepreneurs sont fortementmobilisés depuis un mois afin d’obtenirdes avancées dans le conflit qui les opposeaux institutions et aux grandes sociétésminières de la collectivité d’outre-mer duPacifique. Leur grogne a commencé avecl’effondrement des cours et la baisse derentabilité de leur activité. Concrètement,ils réclament en premier lieu l’ouvertured’un nouveau canal d’exportation deslatérites à faible teneur (un sous-produitde l’exploitation du nickel) vers laChine. Actuellement exportatrice versl’Australie et la Corée ou encore leJapon, la Nouvelle-Calédonie ne permetactuellement pas d’exportation vers lapremière économie d’Asie. Comme lerelève l’AFP, la stratégie minière esttoujours en cours d’élaboration et les

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statuts actuels de la profession, soit le« schéma minier », sont très stricts surce sujet. Il s’agit d’exporter en directiondes clients traditionnels « afin de favoriserla transformation sur place ». Objectifaffiché de cette stratégie : créer de la valeurajoutée et des emplois sur place.

De nombreux observateurs, comme ledéputé Philippe Gomès (UDI), expliquentégalement que les « rouleurs » sont « misen avant par les mineurs », c’est-à-dire lespetits propriétaires de mines de la côte estdu « Caillou ». Il est ici interviewé sur le

plateau de Nouvelle-Calédonie 1re.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Instrumentalisée et récupérée à diverséchelons politiques, cette crise s’expliqueenfin par la baisse mondiale des coursdes matières premières, tirés vers lebas par l’économie chinoise en pleinralentissement.

Face à ce conflit, l’État français asouhaité très peu s’impliquer jusqu’ici.D’abord parce que le volet orientationéconomique de la politique calédoniennerelève plutôt du gouvernement local.« L’organisation institutionnelle de laNouvelle-Calédonie est issue de la loiorganique et de la loi ordinaire adoptéespar le Parlement le 16 février 1999. Laloi organique répartit les compétencesentre l’État, la Nouvelle-Calédonie, lesprovinces et les communes, organisele fonctionnement du gouvernement, duCongrès, du Sénat coutumier et desinstitutions provinciales », rappelle leministère des Outre-mer sur son siteinternet.

Le Haut-commissaire, représentant del’État dans cette collectivité autonome,a toutefois participé à certainesnégociations. Mardi 25 août, lors d’unerencontre avec la presse, George Pau-Langevin, ministre des Outre-mer, lui arenouvelé son soutien. « Au cœur d’unconflit dont nous n’avons pas les manettes,il se débrouille bien, nous sommes encontact régulier avec lui et nous suivonsattentivement la situation. Il a notresoutien. »

La ministre a tout de même pris lapeine de rappeler que l’État n’a pasbeaucoup de marge de manœuvre danscette situation problématique. « Nous nepouvons pas agir sur cette politique,c’est une situation très curieuse… »,reconnaît-elle. Le nickel est un sujetsensible entre tous dans ce territoire duPacifique. Il est au cœur des promessesde « rééquilibrage » entre Kanakset Caldoches venus de la métropole,depuis les revendications indépendantistesdes années 1980. Surtout, le nickelest le premier enjeu économique dela Nouvelle-Calédonie et son principallevier de développement depuis de trèsnombreuses années. Pour autant, le sujetdivise largement tant les élus que l'éliteéconomique, sur place. Un reportage deFrance 2, datant de mai 1998, expliquebien les enjeux de l'exploitation de laressource minière jusqu'à aujourd'hui.

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Pour venir à bout de cetimbroglio politico-économique, DanielGoa, président du parti « Unioncalédonnienne » (indépendantiste), aaccepté de prendre la tête d’un groupede médiation. Il a déjà réuni une partiedes acteurs de la filière mardi 25 aoûtet présidera une réunion du groupe detravail des présidents et signataires del’accord de Nouméa (GTPS) ce jeudi. Lapremière piste évoquée afin de calmerle jeu consisterait en une autorisation« limitée et temporaire » d’exportationdes latérites à faible teneur vers la Chine.Il n’est pas acquis que les industriels etles institutions comme le gouvernementlocal l’acceptent. Des amendements au« schéma minier » sont tout de mêmeenvisagés.

Par ailleurs, le contexte politique estsensible depuis quelques semaines avec larécente élection d’un nouveau présidentà la tête du gouvernement mais aussi denouvelles négociations sur la constitutiondu corps électoral pour le référendumde 2018. Dans trois ans, conformémentaux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie devra s’exprimer sur son avenir

statutaire. Une loi organique a étévotée cet été qui permet de fixer lesfutures conditions d’inscription sur leslistes électorales. Déjà l’occasion demémorables passes d’armes à l’intérieurdes partis calédoniens mais aussi avec legouvernement français.

Najat Vallaud-Belkacem,l'énigme du gouvernementPAR LUCIE DELAPORTELE MERCREDI 26 AOÛT 2015

Najat Vallaud-Belkacem

Arrivée il y a tout juste un anau ministère de l’éducation nationale,après la démission surprise de BenoîtHamon, Najat Vallaud-Belkacem a suscitébeaucoup de scepticisme. Trop lisse, tropobsédée par la communication, la ministrequi a fait sa rentrée aujourd’hui peutpourtant se targuer d’avoir imposé – auforceps – la réforme du collège.

« Ce qu’elle pense de l’éducation ?Franchement, on se le demande. Et sansdoute qu’elle aussi ! », lançait il y aquelques mois un représentant syndical, ausortir d’un rendez-vous rue de Grenelle.À l’arrivée de Najat Vallaud-Belkacem, leton était parfois railleur à l’égard de cetteministre si lisse, propulsée au ministèrede l’éducation nationale au lendemain dela démission surprise, en août 2014, deBenoît Hamon resté trois mois à son poste.

Le scepticisme était encore de miseplusieurs mois après son arrivée, tant ellesemblait toujours aussi peu familière desdossiers. Beaucoup prédisaient qu’aprèsles deux années tumultueuses de VincentPeillon – avec le psychodrame nationalautour de la réforme des rythmes scolaires–, il ne se passerait sans doute plus grand-chose sur le front de l'éducation.

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Lorsqu'elle arrive, la plupart des réformesont déjà été engagées : rythmes scolaires,éducation prioritaire, nouvelles écoles duprofessorat… Le détail des 60 000 postespromis par François Hollande a été fixédans la loi dite de « refondation del’école » de juillet 2013.

Surtout, après de longs mois de crispationssur la réforme des rythmes scolaires,François Hollande veut à tout prix calmerle jeu. Comme la récente sortie d’AlainJuppé sur la trop faible rémunération desenseignants du premier degré l’a rappelé,cet électorat qui a massivement voté pourHollande en 2012 ne lui est plus dutout acquis pour 2017. Alors que lespostes arrivent au compte-gouttes sur leterrain, le second degré se sent lésé par lapriorité accordée au primaire, qui lui n’atoujours pas digéré la réforme des rythmes.Reconquérir l’électorat enseignant ou – àtout le moins – ne plus trop le bousculerd’ici la fin du quinquennat est une prioritépour François Hollande.

Celle qui fut une très loyale porte-paroledu gouvernement semble, après le passageéclair de Benoît Hamon, avoir le profilidéal pour plonger le ministère dans lechloroforme.

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Les premiers pas de la ministredésarçonnent les organisations syndicaleset leur font effectivement redouter qu’uneère de glaciation ne commence. « À sonarrivée, le cabinet a été très appauvri.Elle est venue avec des profils très axéssur la communication et on a beaucoupperdu en technicité », rapporte FrédériqueRolet, cosecrétaire générale du Snes-FSU,syndicat majoritaire dans le secondaire.

Délaissant les sujets trop techniques etle tête-à-tête avec les syndicats, qui fontpourtant le sel de ce ministère complexe,Najat Vallaud-Belkacem choisit decommuniquer vers le grand public.Elle tient ainsi, dès son arrivée, àorganiser un « café des parents », uneopération sans aucun contenu « avecdes vrais gens » dont il ne ressort quequelques phrases convenues et quelques

images. Pour beaucoup, cet épisoderestera comme la marque de fabriquede Najat Vallaud-Belkacem : beaucoupde communication et très peu de fond.De plus, pour inoffensive qu’elle ait puparaître, l’opération a quand même réussi àbraquer la FCPE, la principale associationde parents, pourtant fidèle soutien desréformes engagées depuis 2012 mais quis’offusque de se voir ainsi contournée.

Très vite, les syndicats s’agacent de voirla ministre systématiquement privilégierles sujets susceptibles de faire le buzz,préférant de loin les sujets sociétauxplus que strictement scolaires. Ils vontaccumuler les griefs contre une ministrequi décidément les déçoit. « Son annéea été très studieuse du point de vuede la communication. Tout le monde aété gâté en termes d’annonces, avec uneconférence de presse par semaine surun peu tout : le numérique à l’école,le plan santé, le développement durable,le harcèlement… À tel point qu’on acomplètement perdu le fil des priorités »,tance Sébastien Sihr, secrétaire général duSnuipp, le syndicat majoritaire du premierdegré.

« Sa feuille de route a été tracée parla loi de refondation de 2013, nousattendons maintenant qu’elle la mette enœuvre car pour l’instant le compte n’yest pas », regrette ce représentant syndicalqui rappelle notamment qu’à deux tiersdu quinquennat, moins de la moitié despostes promis dans le premier degré ontété effectivement créés. « Il va falloirvraiment se mettre au travail », estimeencore celui qui, comme beaucoup, se dit« déçu par une forme de désinvolture » qui,selon lui, « ressemble à du mépris ».

« Nous avons eu l’impression qu’elle nese mettait pas véritablement au courantdes dossiers. Je ne suis d’ailleurs passûre qu’elle ait la volonté de rentrerà fond dans les arcanes d’un ministèreeffectivement très complexe », renchérit deson côté Frédérique Rolet.

« L’ayatollah » dugouvernementLa communication millimétrée en toutecirconstance de celle qui semble n’avoirpas tout à fait quitté les habits de porte-parole du gouvernement exaspère d'autantles partenaires sociaux et les journalistesspécialisés qu’elle prend d’ailleurs biensoin de les tenir à une certaine distance.« C’est quelqu’un d’assez peu sûre d’elle.Même lors des rencontres bilatérales, elledit très peu de chose, s’avance très peu »,juge la cosecrétaire générale du Snes.

Les organisations syndicales déplorentaussi un dialogue social a minima.« Quand nous avons commencé à voir ledétail du projet de réforme du collège, j’aifait passer des messages pour dire que denotre côté, cela n’allait pas passer… Sanssuccès », raconte Frédérique Rolet. « Jen’ai finalement eu de contact direct avecla ministre qu’après les premières grèves.Elle voulait savoir comment débloquer lasituation, mais lorsqu’on a à ce pointnégligé les règles du dialogue social, c’estdur de revenir en arrière ! », affirme-t-elle. « Il est effectivement très difficilede voir la ministre. Après avoir beaucoupinsisté, je vais la voir demain ; ce serala deuxième fois en six mois », racontaiten mars dernier Christian Chevalier,secrétaire général du SE-Unsa. « AutantPeillon nous appelait un peu tous lesquatre matins, autant nous avons trèspeu de contacts directs avec elle. C’estquelqu’un qui se protège beaucoup. »

À son cabinet, où une certaine usure se faitsentir, Bernard Lejeune, directeur adjointdu cabinet, présent depuis le début duquinquennat, assure le dialogue quotidienavec les organisations syndicales. « Il m’aconfié se sentir un peu seul à bosser surles dossiers », nous rapportait récemmentun syndicaliste. Bertrand Gaume, sondirecteur de cabinet, arrivé avec BenoîtHamon et qui vient d’annoncer son départ,se chargeait quant à lui du lien avecMatignon et l’Élysée et du déminage desdossiers les plus épineux. « C’est un vraipolitique. S’il ne connaissait pas bienl’éducation nationale, il comprend très

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bien les relations sociales, les rapportsde force. On sent le passé à l’Unef ! »,s’amuse la cosecrétaire générale du Snes.

Face à une ministre un peu légèresur les dossiers, la Direction généralede l’enseignement scolaire (Dgesco),l’administration du ministère, a aussipris le contrôle sur un certain nombrede sujets. « On a laissé beaucoupd’emprise à Florence Robine », déploreainsi Frédérique Rolet. La directrice dela Dgesco, ancienne rectrice nommée parVincent Peillon et bête noire du Snes, aeffectivement un poids aussi discret queconsidérable rue de Grenelle et a fortementappuyé la réforme du collège.

Sur le devant de la scène, NajatVallaud-Belkacem met ses talents decommunicante à déminer les crises. Quandla refonte de la carte de l’éducationprioritaire donne lieu, à l’automne dernier,à quelques mobilisations locales, laministre parvient sans trop de peine àéteindre les départs de feu, en expliquantque cette carte vieille de trente ans necorrespondait plus au bouleversement dela sociologie de certains quartiers.

Au lendemain des attentats de Paris, alorsque toute la société désorientée se tournevers son école, Najat Vallaud-Belkacemse fait omniprésente dans les médias pourdéfendre une école « garante des valeursde la République ». Un discours de fermetésur la laïcité, la République, une nouvellefois martelé lors de sa conférence de pressede rentrée, qui passe plutôt bien dansl’opinion. « Elle sait utiliser les mots quifont mouche », lui reconnaît sur le sujetChristian Chevalier.

Quand une certaine fièvre sembles’emparer de son ministère – avec unenfant de huit ans convoqué au postede police pour avoir fait l’apologie duterrorisme –, la ministre, très proche deManuel Valls, fait bloc avec l’équipeenseignante qui a signalé l’enfant. Un profde philo est suspendu pour n’avoir pas faitla minute de silence imposée au lendemaindes attentats ? Elle n’y trouve rien à redire.Cette ligne n’est évidemment pas du goûtde tous, mais l’outrance des attaques dontelle est par ailleurs l’objet de la part d’une

partie de la droite et de l’extrême droite– avec des relents xénophobes évidents(on se souvient de la une de Valeursactuelles la surnommant « l’ayatollah » dugouvernement), oblige aussi son camp àfaire bloc derrière elle.

«Elle a quand même réussi àavancer contre le syndicat leplus puissant du secondaire»Celle qui a déjà subi pendant des mois lacampagne de la « Manif pour tous » –qui l’avait intronisée « icône du genre »– sait parfaitement organiser la ripostemédiatique, comme l’a montré la manièredont elle a géré la fronde – plutôtinattendue – contre la réforme du collège.

Alors que la droite tire sur elle à bouletsrouges sur une réforme du collège accuséede niveler l’école vers le bas, NicolasSarkozy faisant régulièrement huer laministre lors de ses meetings, elle s’invitedans tous les médias pour défendre uneréforme qui, assure-t-elle, vise à combattreles inégalités. « Elle a montré en étant tousles jours sur les plateaux de télé qu’ellemaîtrisait son sujet. Elle a su rappelerles failles de notre système éducatif,très inégalitaire », reconnaît ChristianChevalier. Celle qui, arrivée du Marocà 5 ans, a fait toute sa scolarité dansles établissements de ZEP des quartiersd’Amiens Nord, trouve sur ces sujets unton qui sonne juste.

Le tour hystérique pris par le débat surla réforme, certains à droite n’hésitantpas à faire de la ministre la fossoyeusede la culture occidentale, lui aura permisen renvoyant ses opposants dans le campdes élites ultraconservatrices de mieuxdéfendre une réforme « de gauche ».

La bataille avec les organisationssyndicales – à commencer par letout-puissant Snes-FSU – s’annonçaitautrement plus rude. « On se demandait sielle tiendrait le choc et elle l’a tenu. Ellea quand même réussi à avancer contre lesyndicat le plus puissant du secondaire »,relève Christian Chevalier dont le syndicatest très favorable à la réforme.

Si la loi de refondation de Vincent Peillonavait déjà tracé les grands axes de laréforme du collège, sur laquelle travaillaitdepuis trois ans la Dgesco, Najat Vallaud-Belkacem aurait tout à fait pu, devantles risques de clash prévisibles, choisirde raboter la réforme. « C’est vrai quela loi avait fixé le cap, mais on sait trèsbien que l’on peut dans ces cas-là choisird’avancer ou de battre en retraite »,affirme Christian Chevalier. « Elle a donnéquelques signaux sur le latin, mais pourl’essentiel, elle n’a lâché sur rien »,assure-t-il.

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Dans cette crise, le total soutien del’exécutif a aussi permis à la ministrede maintenir le cap malgré la tempêtemédiatique qui s’abattait sur elle. Au plusfort de la polémique sur la réforme desrythmes scolaires, les rapports exécrablesentre Jean-Marc Ayrault et VincentPeillon avaient fragilisé le ministre.Pour couper l’herbe sous le pied de lamobilisation contre la réforme, Matignona ainsi insisté pour publier le décret etl’arrêté de la réforme du collège, ausoir d’une journée de grève du seconddegré – et ce alors même que la ministreaffirmait, le matin même, que sa porte étaitencore ouverte pour des négociations…Le Snes, qui n’a d’ailleurs pas manqué decrier à la provocation, sait pourtant qu’ilsera désormais difficile de mobiliser lestroupes sur le sujet.

Celle qui semblait avoir été choisiepour surtout ne pas faire de vagues auministère sort en tout cas, malgré lavirulence des attaques, plutôt renforcéepar cette séquence qui aura su montrerqu’elle pouvait conduire jusqu’au bout uneréforme difficile.

Alors que Najat Vallaud-Belkacem aannoncé que cette année serait celle de la« consolidation » des réformes engagées,deux dossiers brûlants attendent pourtantsur la table de la ministre : la réformedu brevet (et sa possible suppression)et l’évaluation des enseignants, un sujethautement inflammable. Il n’est désormaisplus tout à fait sûr qu’elle les enterre.

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Des autotests sur le sida:progrès ou folie?PAR MICHAËL HAJDENBERGLE MARDI 25 AOÛT 2015

À partir du mois de septembre, n’importequi pourra s’autodiagnostiquer dans soncoin avec des autotests délivrés sansprescription médicale et savoir s’il estporteur ou non du VIH. Le ministère dela santé a donné son aval à ce dispositif.Il fait pourtant naître de grandes crainteséthiques et sanitaires. Explications.

C’est une petite révolution dans ladétection du virus du sida. Mi-septembre, les premiers autotests vontêtre commercialisés en France, avec l’avaldu ministère de la santé. Après s’êtrefourni dans une pharmacie ou sur unsite internet, tout un chacun pourras’autodiagnostiquer comme porteur ounon du VIH. Censé freiner la propagationdu virus, le procédé soulève cependant denombreuses questions, et provoque l’ire duSyndicat des jeunes biologistes médicaux(SJBM), qui s’alarme des problèmeséthiques, sociaux et sanitaires posés parcette nouvelle pratique.

Ces autotests de dépistage sont en effetpensés pour être effectués sans le soutiende qui que ce soit. Ils sont délivrés sansprescription médicale et doivent permettrel’autoprélèvement d’une goutte de sang,puis l’autoanalyse des résultats obtenus.En une demi-heure, l’utilisateur sait s’il estséronégatif ou séropositif.

Ce type de test existe aux États-Unis,en Grande-Bretagne, en Australie et auKenya. Il sera commercialisé par la sociétéAAZ, coûtera entre 25 et 28 euros, et nesera pas remboursé par la Sécurité sociale.

En France, on estime qu’environ 150 000personnes sont actuellement infectées parle VIH. 80 % d’entre elles – soit environ120 000 – connaîtraient leur séropositivité.30 000 autres ne sauraient pas qu’ellessont infectées. Un renforcement de l’accèsau dépistage constitue donc un enjeumajeur : on estime à plus de 6 000le nombre de nouvelles contaminations

chaque année. Le Conseil national dusida fait l’hypothèse« que l’introductiondes autotests en France permettrait dedécouvrir 4 000 nouvelles séropositivitésau VIH et d’éviter 400 nouvelles infections». Le ministère de la santé juge parailleurs nécessaire de « prendre encompte la demande sociétale de libertéet d’autonomie dans le domaine de santéet la demande de préservation de laconfidentialité du test ».

Rendre possible l’autotest n’a cependantrien d’anodin. Il s’agirait même d’« unefolie », à en croire le Syndicat des jeunesbiologistes médicaux. En premier lieuparce que des personnes seules, livréesà elles-mêmes, vont devoir gérer undiagnostic potentiellement bouleversant.Consulté une première fois en 2004,le Comité consultatif national d’éthiquepour les sciences de la vie et dela santé (CCNE) avait expliqué : «L’absence de prise en charge médicaleconstitue une véritable négation de laresponsabilité médicale et va à l’encontred’une politique de santé publique. Laprise en charge administrative et socialequi doit accompagner l’annonce d’unrésultat positif n’est pas assurée, enparticulier pour les personnes en situationde précarité (qui d’ailleurs hésiteraient àrecourir à un test non remboursé par laSécurité sociale). » Dans son dernier avisrendu en 2012, le CCNE n’a pas vraimentévolué sur ce point, même s’il porte unjugement plus nuancé sur l’ensemble dudispositif.

Certes, il est prévu que toute personneayant réalisé ce test sera en mesured’appeler « Sida Info Service », 24heures sur 24. Mais combien le sauront ?Combien le feront ? Et combiense tromperont dans la compréhension

des résultats avec des conséquencespotentiellement catastrophiques pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs futurspartenaires ?

Le test de la société AAZ approche les100 % de fiabilité en termes de diagnostic.Il s’agit d’un grand progrès par rapportaux tests commercialisés aux États-Unisdepuis quelques années (et notamment lestests salivaires). Malgré tout, un doutesubsiste : cet autotest entre dans lacatégorie des dispositifs médicaux « quine sont pas soumis à des contrôles dequalité et d’efficacité aussi exigeants queles médicaments, que ce soit avant leurcommercialisation ou lors du suivi de leurutilisation », comme le rappelait le CCNEdans son avis rendu en 2012.

Surtout, en dehors de la fiabilité mêmedu procédé, plusieurs éléments peuventconduire à une lecture erronée. Parexemple le fait, pour l’utilisateur, de ne pasavoir conservé le test dans les conditionsrequises.

Ou encore, parce qu’il aura oublié unecondition essentielle : les anticorps ne sontpas complètement détectables dans lestrois mois qui suivent la primo-infection.Autrement dit, le diagnostic ne peut êtretenu pour fiable dans les semaines quisuivent un comportement à risque (alorsque le délai n’est que de 15 jours pour untest de laboratoire).

« Mais tout utilisateur lira-t-il seulementla notice en entier et la comprendra-t-il ? », s’interroge le docteur ThomasVallonton, du SJBM. Le « patient» risque d’autant plus de s’y perdrequ’aujourd’hui, des tests de ce type sontdéjà en vente sur Internet, sans l’avaldes autorités françaises. Or les sociétésqui les commercialisent ne s’embarrassentd’aucun scrupule. Sur ce site où lesautotests sont « en solde », il est parexemple indiqué que si « une personne aété exposée au virus, il est crucial qu'ellesoit testée dès que possible ». Oubliés,les trois mois ! Le genre de consigneaux conséquences potentiellement trèsdangereuses.

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« La santé est touchée, à l'imagede notre société, par unediminution du contact humain. »Le ministère rappelle que le produitsera délivré par l’intermédiaire d’unprofessionnel de santé (pharmacied’officine) ou d’une structure delutte contre les infections sexuellementtransmissibles. Sauf qu’il se trouvera aussisur les sites internet de ces pharmacies,qui attireront particulièrement ceux quivoulaient éviter un contact humain lors deleur dépistage. Et qu’avec la publicité quiva être faite dans les prochaines semainessur ces autotests, beaucoup d’utilisateursrisquent de se retrouver, via un moteur derecherche, sur des sites de margoulins.

La confusion est d’autant plus possible queces firmes sans scrupules se prévalent d’unmarquage européen CE (conforme auxexigences) qu’elles se sont autoadministré.L’ANSM (Agence nationale de sécuritédu médicament et des produits de santé)a été alertée du problème. Sans que sesinterventions ne règlent la situation, bienqu’elle nous signale avoir déjà « déposéune plainte auprès du procureur de laRépublique ». Or le consommateur peutprendre le label CE comme une garantiede qualité, et s’exposer ainsi à de gravesproblèmes.

Capture d'écran d'unesimulation d'autotest sur Internet

Pour le CNS (Conseil national du sida), quise félicite que l’on cherche à « s’attaquerà l’épidémie cachée », « ce n’estpas parce qu’il existe des contrefaçonsproblématiques qu’il ne faut pas mettresur le marché un produit de qualité. Aucontraire, même ».

« Tout test positif doit être confirmé parun test effectué en laboratoire ou encentre de dépistage », explique FabienLarue, le directeur d’AAZ. « Et tous

ceux qui utilisent l’autotest dans lestrois mois suivant une pratique à risquesont invités à aller se faire confirmerle résultat auprès d’un centre d’analyseclassique. » Mais en cas de séronégativité,le risque est fort qu’ils s’abstiennent dele faire. Surtout que s’ils ont adopté cetteméthode, c’est a priori qu’ils cherchaientun certain anonymat. Ce qui génère uneautre question : s’il faut se faire confirmerle résultat, à quoi sert ce premier test ? Nerisque-t-il pas de donner une impressionde sécurité erronée en cas de résultatfaussement négatif et de favoriser par làdes conduites à risque ?

L’idée de l’autotest est de toucher despersonnes qui vivent en marge des circuitssanitaires habituels. Et en effet, parl’intermédiaire d’associations, nul ne niequ’il peut être intéressant de rendre lestests plus accessibles à des toxicomanes,des prostituées, des migrants ou à d’autrespersonnes isolées.

L’usage sans intermédiaire ouencadrement pose beaucoup plus deproblèmes au SJBM pour qui « la santéest touchée, à l'image de notre société, parune diminution du contact humain. Or, enmédecine plus que partout ailleurs, c'estl’interrogatoire du patient qui conditionnela qualité du diagnostic et donc de sa priseen charge. Mais bien sûr, cela a un coûtpour la Sécurité sociale ».

Au-delà de cette problématique financière,nul ne niera que l’autotest peut intéresserdes gens qui ne souhaitent pas ébruiterleur démarche, dans un petit milieu ouune zone géographique qui compte peu destructures.

Mais l’anonymat recherché, loin detoute rencontre, n’est pas forcémentpour autant garanti. Comme le remarquele CCNE, « sur beaucoup de sitesinternet, la confidentialité annoncée estprobablement incontrôlable et pourraitainsi se révéler moindre que cellegarantie par l’anonymat dans les CDAG(centres de dépistage anonyme et gratuit).Comment s’opposer, pour qui le voudraitvraiment, au fait de lister les personness’intéressant à ces autotests et donc devioler leur intimité ? »

Si la confidentialité est aujourd’hui miseen avant par AAZ, un coup d’œil surle site internet de la société fait naîtrequelques questions quant aux conditionsd’usage : « En utilisant ce site, vousconsentez à l'utilisation par notre site desdonnées personnelles vous concernant,que vous avez communiquées ou qui sontcollectées via le fonctionnement du site.» Même s’il est possible de s’y opposer(encore faut-il le savoir), AAZ précise : «Nous pouvons communiquer, à l'exceptionde votre adresse e-mail, les donnéespersonnelles ainsi collectées à tous tiersde notre choix, tels que nos prestatairesou fournisseurs. La communication de cesinformations auprès de ces fournisseurset prestataires peut être nécessaire à laréalisation des prestations. »

D’autres complications sont redoutées.Celle que, faute d’information clairementénoncée, répétée, explicitée, l’utilisateurse pense épargné par toutes les maladiessexuellement transmissibles alors que letest ne concerne que le VIH. Ou encorecelle qu’il se débarrasse de son test dansune poubelle domestique et non par lecircuit prévu pour les déchets d'activités desoins à risques infectieux (DASRI).

Cependant, tous ces biais seront peut-être évités par un obstacle premier : leprix. Élevé (entre 25 et 28 euros) etnon remboursé. Fabien Larue refuse derépondre sur la marge de l’entreprisemais explique : « La matière premièreprincipale est achetée aux USA avecun dollar fort. L’assemblage et leconditionnement sont entièrement réalisésà la main, autotest par autotest, par unprestataire en France. Le même autotestest vendu en Grande-Bretagne au prix de42 euros (sur Internet) et un autre autotestvendu aux États-Unis l’est entre 40 (surInternet) et 44 dollars (en pharmacie).Nous espérons que, de la même façonque le préservatif (outil de prévention)bénéficie d’une TVA à 2,1 %, l’autotestpuisse en bénéficier et ainsi se situer entre20 et 25 €. »

Fabien Larue espère par ailleurs que« dès 2016, les associations et lescentres de dépistage pourront bénéficier

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de subventions pour pouvoir le distribuergratuitement aux personnes à faiblepouvoir d’achat ». Un usage, encadré, quidonnerait lieu à moins de polémiques.

Les gendarmes croienttenir leurs terroristes sur leplateau de Millevaches!PAR LOUISE FESSARDLE MERCREDI 26 AOÛT 2015

Manifestation à Tulle, le 15 novembre,après la mort de Rémi Fraisse. © (dr)

Sur le plateau de Millevaches, l'affaire deTarnac a laissé des traces. Accusé d’avoircadenassé une gendarmerie, un militantcreusois de 35 ans sera jugé le 3 septembrepour «entrave au mouvement de personnelou de matériel militaire». Au départouverte pour «terrorisme», l’enquêterévèle une surveillance gendarmesquedélirante.

Le 3 septembre, Gregory, un militant de35 ans, comparaîtra devant le tribunal degrande instance de Guéret (Creuse) pour« entrave au mouvement de personnel oude matériel militaire ».Rangé parmi lesatteintes à la défense nationale, il s’agitd’un délit introduit dans le code pénal le4 juin 1960 – en pleine guerre d’Algérie –par une ordonnance visant à faciliter«le maintien de l’ordre, la sauvegarde del’État et la pacification de l’Algérie ».

C’est une blague potache qui vautau Creusois d’être jugé pour cetteinfraction rarement poursuivie devantles tribunaux français. Il est accuséd’avoir le 8 novembre 2014 cadenassé leportail de la gendarmerie d’Eymoutiers(Haute-Vienne) lors d’une manifestationpacifique en mémoire du jeune botanisteRémi Fraisse. Gregory est égalementpoursuivi pour « organisation d’une

manifestation non déclarée ». Il encourtjusqu’à cinq ans d'emprisonnement et75 000 euros d'amende.

Ce samedi 8 novembre 2014, le plateaude Millevaches est en ébullition aprèsla mort du jeune militant écologisteRémi Fraisse, tué le 26 octobrepar une grenade d’un gendarme àSivens (Tarn). Environ 80 personnesdéfilent pacifiquement du centre-bourgd’Eymoutiers jusqu’à la gendarmeriedevant laquelle elles s’installent pourpique-niquer. Un participant, le visagedissimulé par sa capuche et un foulard,cadenasse l’entrée de la brigade. Aprèsquoi, il retire tranquillement sa capuchepour rejoindre le pique-nique. Lesmanifestants accrochent deux banderoles« Désarmons la police » et « A la nicheles cognes », maculant symboliquement lemacadam de peinture rouge. L’action serarevendiquée par l’Assemblée populairedu plateau de Millevaches dans unevidéo publiée par Rue89 le 10 novembre(l'appel a depuis été retiré mais on peut leretrouver ici).

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

« Nous, assemblée populaire du plateaude Millevaches, appelons tous et chacundans les jours qui viennent, à se rendreen masse devant les commissariats,gendarmeries et casernes, afin d’y bloquerpar tous les moyens nécessaires, piquets,soudures, cadenas, murets, etc., lasortie des uniformes globalement inutiles,malfaisants et régulièrement assassins quiles peuplent. »

« C’était franchement bon enfant avecdes vieux et des jeunes, du genre casse-croûte devant la gendarmerie, se souvientDidier, 58 ans, retraité d’ERDF installédans un village des alentours depuis trenteans. Il n’y a pas eu d’insulte, ni de cris.Les gendarmes, qui étaient à 200 mètres,n’ont pas eu à intervenir. » Sur le plateau,la mort du jeune militant écologiste aprofondément touché. « Ça a créé de lacolère "On nous tire comme des lapins !",car les gens ont réalisé que ça auraitpu être n’importe lequel d’entre nous :des Rémi Fraisse, il y en a plein ici »,

explique Daniel Denevert, 66 ans, anciencadre supérieur dans la santé qui s’estinstallé dans le coin en 2009 à l’âge dela retraite. « Je l’ai vraiment vécu commeune injustice, ajoute de son côté Didier.Face aux jeunes, on n’hésite pas à tirerdans le tas, à faire dix blessés pour eneffrayer cent, mais quand des agriculteursse conduisent mal, on ne leur tire pas auFlashball dans la figure, ni à la grenade !»

Ce dont ne se doutent alors pas lesmanifestants, c’est que les militaires, misen cause dans l’affaire de Sivens, sont surles dents. Et que des enquêteurs, venusde la brigade de recherche de Limoges,les photographient soigneusement derrièreune fenêtre de la brigade. Car le matindéjà, un gendarme d’Eymoutiers, venantà 6h40 prendre son service, s’est heurtéà un portail dûment clos par une chaînecadenassée. Sur le boîtier interphone dela brigade figurait une affiche fraîchementcollée au ton accusatoire : « Ils tuent RémiFraisse ». Dans quatre brigades voisinesde Corrèze et de Creuse, ses collèguesmilitaires ont eu la même mauvaisesurprise.

Ni une ni deux, l’OPJ d’Eymoutiers,qui n’a pas froid aux yeux, se lancedans une enquête de flagrance pour «terrorisme » par « dégradation de bien» et « participation à un mouvementinsurrectionnel ». Rien que ça. Présentécomme « faisant partie du premier cercledes responsables du mouvement » duplateau de Millevaches, le poseur decadenas est rapidement identifié sur lesphotographies du rassemblement commeun habitant d’un petit village voisin,nommé Gregory.

Où l’on retrouve l’«ultra-gauche»Lorsqu’ils repèrent en plus parmi lespique-niqueurs Julien Coupat et GabrielleHallez, les gendarmes pensent tenir leurinsurrection. Venus en voisin de Tarnac(Corrèze), les deux militants, soupçonnésd’avoir saboté des lignes de TGV en2008, sont alors encore sous le coupd’une mise en examen pour terrorisme [la

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juge d’instruction parisienne en chargedu dossier a depuis abandonné cettequalification - ndlr]. Mieux encore, lesgendarmes de la cellule de renseignementdu Limousin, appelés en renfort, croientreconnaître une autre mise en examen,Aria Thomas, un cadenas à la main.

« Au regard de l'implantation des lieux decommission des faits, de l'appartenance àla mouvance politique (extrême gauche)des individus impliqués et de la sensibilitéqui en découlait », les gendarmes dela section de recherche de Limogessont saisis de l’enquête préliminaireouverte par le parquet de Guéret. Lequelparquet requalifie les faits en « entraveau mouvement de personnel ou dematériel militaire ». Au total, ce sont36 manifestants qui sont identifiés surles clichés et étiquetés « sympathisantsde la communauté anarchiste » pouravoir participé à un pique-nique militantdevant la gendarmerie. Leurs profilsn'ont pourtant rien d'inquiétant : uneemployée du Conseil départemental, leresponsable d’une radio associative duplateau, plusieurs acteurs locaux del’économie solidaire et sociale (« De Fil enréseau », « Garage associatif et solidaireen Limousin »), le « fils du médecinretraité » d’un village voisin, ainsi qu'uneadolescente de 14 ans…

Les enquêteurs ne lésinent pas sur lesmoyens. À l’issue de la manifestation,ils filent plusieurs manifestants dansEymoutiers et relèvent leurs plaquesd’immatriculation, ainsi que celles desparticipants à une réunion se déroulantplus tard dans l’après-midi. Le 15 etle 16 novembre 2014, deux autresrassemblements en mémoire de RémiFraisse à Tulle et à Saint-Antonin sontplacés sous surveillance. Sans résultat.L’analyse des empreintes digitales etgénétiques sur les quelques mégots etmorceaux d’adhésif ne donne rien nonplus, à part un profil inconnu des fichiers ;pas plus que celle du trafic téléphoniquedes bornes situées à proximité des brigadescadenassées. C’est également en vainqu’une trentaine de quincailleries et de

magasins de motos de la région sontinterrogés sur les récents acheteurs dechaînes et de cadenas.

Manifestation à Tulle, le 15 novembre,après la mort de Rémi Fraisse. © (dr)

À défaut de faits, il faut donc pas mald’inspiration à la section de recherche deLimoges pour conclure le 18 mai 2015à une action « d'individus formant lafrange radicale de la mouvance anarchiste(…) regroupés autour d'une organisationauto-baptisée "Assemblée Populaire duPlateau de Millevaches" ». Dans cerapport de synthèse, l’enquêteur voit dansl’Assemblée une « structure clandestinedont la finalité portait sur des opérationsde déstabilisation de l'État par des actionsviolentes ». Et, dans une vision trèspolicière, il la dote de deux théoriciens,Julien Coupat et le romancier SergeQuadruppani.

Voici l’intégralité du passage intitulé «Historique de la mouvance anarchiste duLimousin ».

« Dans les années 90 jusqu'au début desannées 2000, des individus affiliés à desmouvements libertaires d'ultra-gauches'installaient en Haute-Vienne, notammentdans les communes de Nouic, Blond, Cieuxet surtout Bussière-Boffy. Ces installationsaccompagnées d'implantations de yourtesengendraient une profonde discorde avecles élus et la population.

À partir de 2008 et suite à la médiatisationde l'affaire "des inculpés de Tarnac", denombreux membres se revendiquant desmilieux anarcho-autonomes rejoignaientle "Plateau de Millevaches" situé auxconfins des trois départements de la régiondu Limousin pour se rassembler autourde leur leader charismatique et idéologue,le nommé Julien Coupat (mis en examenet incarcéré dans l'affaire citée suprarelative à des actes de terrorisme sur les

lignes du TGV français). Ces nouveauxarrivants bénéficiaient alors d'appuis decertains élus locaux et de personnes déjàinstallées et ralliées à leur cause. Au fildu temps, émergeait alors une structureclandestine dont la finalité portait sur desopérations de déstabilisation de l'État pardes actions violentes menées au cours desmanifestations d'importance.

Cette communauté anarchiste seregroupait finalement dans un mouvementbaptisé "L'assemblée populaire duPlateau de Millevaches". Son observationpermettait de mettre en évidence que celle-ci était régulièrement fréquentée par denombreux sympathisants belges, suisses,italiens et allemands ainsi que par dejeunes activistes originaires de différentesrégions de France. Très méfiants, lesmembres de cette mouvance adoptaientune attitude de délinquants d'habitude. Audelà de ce mode de vie qui s'apparentaità la théorie prônée par Coupat Julienet Quadruppani Serge (considéré commel'un des fondateurs), ces individusaffichaient une volonté d'agir de manièreconcertée avec comme seul but de porteratteinte à l'État, à l'autorité de celui-ciet à ses infrastructures. Ils obéissaientainsi à une doctrine "philosophico-insurrectionnaliste", tel qu'il étaitmentionné dans un pamphlet intitulé"L'insurrection qui vient".

De ce fait, ils s'agrégeaientsystématiquement à des mouvementsde mécontentement écologistes,altermondialistes, anti-nucléaires, etc.,prenant systématiquement pour prétextecertaines initiatives gouvernementalesqu'ils baptisaient de "grands projetsinutiles et imposés par le gouvernement oules collectivités territoriales". La violenceà l'égard des forces de l'ordre avec lavolonté de porter atteinte à leur intégritéphysique apparaissait toujours dans lesslogans de ces individus.

La mort de Fraisse Rémi donnait alorsune nouvelle tribune à ces activistes etservait d'argument aux fins de mener desactions violentes contre les intérêts del'État et ses représentants. Ils espéraientainsi entraîner dans leur sillage les

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lycéens, écologistes, anticapitalistes, etc.,souhaitant défendre cette cause etdénoncer la position du gouvernement. »

« Un copié-collé de l’affaire deTarnac »« C’est de la pure connerie, un copié-collé de Tarnac », réagit Daniel Denevert.Librement inspirée des élucubrationspolicières de l’affaire de Tarnac, cetteréécriture de l’histoire du plateau deMillevaches ferait presque sourire seshabitants si elle ne dévoilait pas un degréde surveillance policière inquiétant.

En fait de cellule clandestine, l’Assembléepopulaire du plateau de Millevaches estun mouvement informel créé en 2010 aumoment du mouvement contre la réformedes retraites. « Nous avions fait desblocages de dépôts de carburant, destaggages, une caisse de solidarité pourles grévistes, explique Daniel Denevert.Depuis, nous avons pris l’habitude denous réunir à chaque fois qu’un sujet desociété national ou local surgit. La liste dediffusion rassemble 150 à 200 personnesavec des parcours et sensibilités trèsdifférentes, des écolos, des artisans, desagriculteurs, des libertaires, etc. C’estune terre assez isolée, peu peuplée, avecdes habitudes de solidarité quotidienne.L’assemblée fait écho à cet esprit debienveillance. »

Serge Quadruppani.

Qualifié de fondateur du mouvement,l’écrivain et traducteur de polars SergeQuadruppani, 63 ans, ne s’est en faitinstallé sur le plateau qu’en 2011,

soit un an après sa création. Croyantreconnaître sa voix dans l’appel vidéodiffusé sur Dailymotion, les gendarmesont demandé à l’Institut de recherchecriminelle de la gendarmerie nationale(IRCGN) de comparer sa bande-sonavec un entretien radiophonique donnépar l’écrivain. Encore une fausse piste,l’expert n’a relevé « aucune concordanceobjective ». « C’est très flatteur d’avoirvoulu faire de moi l’idéologue du plateau,j’ai beaucoup de sympathie pour ce quis’y passe, mais ces gens n’ont pas besoinde moi comme théoricien, s’amuse leromancier libertaire. Quant à la structureclandestine, c’est ridicule, il s’agit d’uneassemblée publique à laquelle toute lemonde peut participer. »

Entendu en audition libre le 24 mars2015 à l’issue de l’enquête, le seulsuspect Gregory a refusé de répondreaux questions des gendarmes. « J’ail’impression qu’ils se sont tapés de grosfilms et ont écrit une belle histoire », dit lejeune homme, investi dans une associationagricole. Jointe par téléphone, son avocate

Me Martine Blandy, juge l’enquête «disproportionnée dans ses qualificatifs etses moyens ». « Cette débauche de moyensn’a mené à rien, elle a juste permis defaire du renseignement», estime l’avocatelimougeaude.

Michel Lulek, qui dirige un trimestriellocal intitulé INPS, ne reconnaît pas nonplus sa montagne limousine dans le récitgendarmesque. « Ce n’est pas du tout lecampement de babas caricatural décrit,dit ce journaliste. Le plateau a connudes vagues successives d’installations denouveaux habitants : des agriculteursnormands et hollandais dans les années1950, le retour à la terre un peu naïfpost-1968, la génération "développementlocal et éducation populaire" de ladécentralisation des années 1980 dont jefais partie. Puis dans les années 2000sont arrivés des gens dans une recherched’autonomie, catalogués de décroissantsqui ont installé quelques yourtes, ainsique des militants engagés dans des luttes

politiques, des squats. Les assembléesreflètent cette diversité, y compris celle desnatifs du coin. »

Il rappelle que le mouvement s’estégalement investi dans des débatstrès locaux, comme la réforme descommunautés de communes et l’avenir duplateau, une région à faible densité que lesgéographes de la Datar transformeraientvolontiers en « usine à bois et plateformede production d’hydroélectricité pourle reste du pays ». « Réduire cesmobilisations à une groupe d’activistes,dans une grille de lecture policièrehiérarchisée, c’est aussi une façon facilede se boucher les oreilles et de ne pasentendre les vraies questions posées surle déficit de démocratie locale et lareconfiguration d’un territoire », estimeMichel Lulek.

Chez les écologistes, le partise paralyse, Cécile Duflots’organisePAR STÉPHANE ALLIÈSLE MARDI 25 AOÛT 2015

Au terme de leurs journées d’été, lesécologistes continuent à se contenterde l’impasse stratégique et desdivisions apparemment insurmontablesqu’elle produit. L’ancienne patronne dumouvement et ex-ministre du logement,elle, a fait profil bas tout en faisant savoirqu’elle se prépare pour 2017.

Lille, de notre envoyé spécial.- «Surplace », « hors sol », « à l’arrêt »,« dans l’impasse » ou, plus trivialement« un merdier absolu ». Dans les alléesdu campus de Villeneuve-d’Ascq, près deLille ce week-end, les qualificatifs pourdéfinir la situation d’Europe Écologie-LesVerts (EELV) n’ont pas manqué chez lescadres et militants écologistes. Commeparalysé par ce blocage stratégiqueinterne, le mouvement écologiste sembles’être habitué à vivre avec l’incongruitéd’une large majorité de militants pensantl’exact contraire de leurs porte-parole

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parlementaires. Et chacun se résignedevant leur secrétaire nationale qui laissefaire.

Vendredi après-midi, sur une pelouseà l’ombre de baraques à frites bio, lasecrétaire Emmanuelle Cosse ressemble àBill Murray dans le film Un jour sansfin, épuisée par un mouvement qui necesse de ressasser ses divisions, faute deles trancher. « Debout l'écolo et hautles cœurs, (…) aujourd'hui c'est jour dedivision ! »…

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On l’imagine réveillée chaque journouveau par une déclaration intempestived’un de ses représentants, atteinte par lesyndrome du « jour de la marmotte »,qui plane de façon stationnaire au-dessusd’EELV depuis plus d'un an et la sortie dugouvernement. « Je ne suis pas toujoursau courant de tout dans ce parti, dit Cosse.Taper du poing sur la table, je le faisassez souvent, mais ce n’est pas pourça que je suis écoutée. » Elle aura biententé une nouvelle fois, lors de la clôturede l’université d’été : « Il est temps dene plus perdre de temps dans des débatsinutiles. Les écologistes sont forts quandils font de l’écologie. » Mais faute d’êtresolide au sommet de l’organisation, cetteforce apparaît toute relative. Et le prochaincongrès qui s’annonce au printemps 2016bruisse déjà de remplaçants potentiels.

« Il y a clairement une lassitude dans leparti, explique le sénateur Ronan Dantec.Le mouvement a aujourd’hui beaucoup demal à construire son débat interne. Lesgrandes décisions de ces dernières annéessont portées par des individus et pluspar un travail collectif. » « Chacun s’estrangé à une hypocrisie de façade pouréviter de débattre stratégie et trancherréellement, ajoute un cadre régional bonconnaisseur du parti. Car cela impliqueraitd’acter concrètement les désaccords pardes démissions ou des exclusions deceux qui ne représentent qu’eux-mêmes,voire par un changement de secrétairenational qui collerait davantage à laréalité militante. »

Problème : si le désaccord sur unpartenariat privilégié avec les socialistesreste le même (lire ici, ici, ici ou mêmeici – il y a déjà un an !), la fractureentre les deux camps semble de plus enplus définitive. Et à force de voir grossirl’abcès sans le crever, la détestation entreles deux camps a atteint un point que l’onpourrait juger de non-retour. Comme si lascission envisagée à longueur de colonnesces derniers mois, et qui est désormaispromise pour le début d’année prochaineaprès les régionales, avait en fait déjà eulieu. Comme s’il y avait déjà deux partisen un.

En parler avec le député François deRugy, co-président du groupe EELVà l’assemblée, c’est ainsi assister àl’expression une heure durant d’un rejetsystématique assez rarement observé dansd’autres partis en proie au même typede divisions internes. Pour l’élu nantais,c’est comme si la totalité des faits etgestes de ses camarades le révulsait. Mêmel’intervention de Julian Assange en duplexlors d’un débat sur les lanceurs d’alertel’irrite au plus haut point. « Je m’étonnequ’on ne prenne pas en compte qu’ilest poursuivi par la justice suédoise »(pour “viol par surprise” - ndlr), lâche-t-il.Celui qui vient de publier un livre intituléÉcologie ou gauchisme ? Il faut choisir(éditions de l’Archipel) a la dialectiquesimple : « Soit on est un parti qui faitde contestataires des héros, soit on est unparti de gouvernement. »

François de Rugy © Reuters

Pour François de Rugy, comme pourses amis Barbara Pompili (co-présidentedu groupe à l’Assemblée), Denis Baupin(vice-président de l’Assemblée nationale)ou Jean-Vincent Placé (président dugroupe au Sénat), c’est la question mêmede la légitimité de son parti qui esten cause. « Historiquement, les groupesparlementaires ont précédé les partis »,

sourit-il, convaincu du bien-fondé de sonavant-gardisme, et pas perturbé un instantpar la majorité de 80 % du conseil fédéralopposé à leur ligne.

« Le parti aujourd’hui ? On parlede 4 000 votants, dont une moitié deprocurations », balaie-t-il. Lui préfèreciter les sondages largement favorablesà une participation gouvernementale desécolos (le dernier ici), sans s’attarder surle fait qu’ils reposent à chaque fois surun sous-échantillon d’une petite centainede sondés ayant une « proximité politique» avec EELV. « La vérité, c’est que lessympathisants sont avec nous, martèle-t-il.Moi, il y a 19 000 personnes qui ont votépour moi au premier tour. »

Les perspectives gouvernementales de cesparlementaires ont beau s’être dissipéesau fil des rumeurs d’un remaniement sanscesse repoussé, les rancœurs ne cessent des’aggraver. Furieux d’éventuels accordsEELV-Front de gauche dans certainesrégions, notamment celles menacées parle FN, Jean-Vincent Placé a menacé dequitter EELV à la mi-septembre. Ledéputé Christophe Cavard, à mi-cheminentre les deux camps, a démissionnéd'EELV au début de l'été.

Son collègue Sergio Coronado refusedésormais de verser une part de sonindemnité pour le fonctionnement dugroupe parlementaire. « Je n’ai pas enviede cotiser pour un autre parti que lemien », dit cet élu de l’aile gauche,par ailleurs « consterné » par « lerefus par la direction d’incarner unestratégie de rassemblement à gauche duPS, qui pourtant s’impose de plus en pluslocalement ».

Faute de clarté sur son avenir, EELVcontinue d’être une boussole indiquantplusieurs directions en même temps. Pourles régionales, cela dépend des contexteslocaux (lire ici). Mais cela est aussi vraipour la stratégie électorale en vue dela présidentielle. On trouve ainsi ceuxqui plaident pour une non-candidatureen échange de l’instauration de laproportionnelle aux législatives. Maisaussi ceux qui plaident pour l’organisationd’une primaire des écologistes (comme

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l’eurodéputée Michèle Rivasi, qui s’y estportée candidate au cas où), ou d’uneprimaire de toute la gauche, ou d’uneprimaire à la gauche du PS (comme leporte-parole Julien Bayou). À chaque fois,aucun des plaidants n’y croit vraiment.

Il y a enfin ceux qui croient à unecandidature à la présidentielle, faute decrédibilité des scénarios précédents ouparce qu’il est impensable de ne pas

participer à l’élection reine de la Ve

République. Et ceux-là pensent à CécileDuflot.

Duflot se prépare «pour ne pas yaller pour témoigner»L’ancienne ministre du logement s’estfait médiatiquement discrète durant lestrois jours de l’université d’été écolo.« Pas question de passer mon temps àcommenter les déclarations de De Rugyet Pompili », glisse-t-elle en marge d’undes débats auxquels elle a assidûmentparticipé. Elle lâche juste : « Les militantshésitent, mais ils sont motivés et ontenvie. » Ces militants, la députée de Parisen a fait la “tournée” lors des dernièresélections, départementale et européenne,et s’apprête à les soutenir lors desprochaines régionales.

Mais son sujet, désormais, n’est plusde « s’user dans de l’interne », estimele n°2 de l’EELV David Cormand. «Ça ne sert à rien de nourrir les trolls,renchérit un autre de ses soutiens aubureau exécutif, Marine Tondelier. Les“pro-Hollande” tapent sur Cécile pourexister. Leur répondre, c’est alimenter lafracture interne. »« Elle est toujours aucentre du jeu, confie son ancien collègueau gouvernement Pascal Canfin. C’estaussi là où se trompent les parlementairespro-participation gouvernementale. S’ily a une fenêtre d’opportunité pour unéventuel retour dans l’exécutif, ça ne se“dealera” qu’avec Cécile. Mais pour cela,il faudra voir ce que Hollande est prêt àmettre sur la table. »

Il n'y a de toute façon personne dansson entourage pour croire que l'Élyséerenversera la table et changerait enfind'orientation et de premier ministre,

conditions sine qua non d'une ouverturede négociation. Alors Duflot n’est pasencore officiellement candidate à laprésidentielle, mais elle se prépare.

Cécile Duflot et Emmanuelle Cosse © Reuters

« Elle est obligée de montrer qu’unscénario avec elle est possible, dit l’unde ses proches. Il faut être présent dansl’avant-film de la présidentielle, pourpouvoir être testé dans les sondages,et montrer qu’on fait partie du champdes possibles. » Et bien montrer auprésident qu’elle envisage sérieusementd’être candidate face à lui, ce qui obéreraitfortement ses chances de pouvoir espérerune présence au second tour.

À Lille, Duflot en a profité pour consulter.Samedi matin, elle a pris un petit-déjeunerde plus d’une heure sur une terrasse àl’ombre du beffroi avec la maire MartineAubry, toutes deux partageant une longueet inébranlable complicité. Jeudi soir, ellea organisé un dîner dans une grandebrasserie avec une soixantaine de cadres etmilitants d’EELV, proches de longue datemais pas seulement (on retrouve ainsi leporte-parole Julien Bayou, l’élu parisienYves Contassot, le Lyonnais PhilippeMeirieu, de nombreux élus grenoblois…),pour faire un point et s’assurer de leursoutien.

« L’attente était beaucoup plus largeque ce qu’on pensait, indique MarineTondelier. Beaucoup de gens dans lemouvement sont heureux qu’on s’organiseet qu’on puisse avoir une vraie stratégiepour 2017. »« Il y a des doutes sur unecandidature, y compris de notre part, ditDavid Cormand. Mais il y a nécessitéà se préparer pour ne pas subir laprésidentielle si ça arrive. Pour ne pas yaller que pour témoigner. »

[[lire_aussi]]

En même temps que la sortie d’un ouvrage« de fond » (Le Grand Virage, éditionsLes petits matins), où elle « appelle àla création d'une nouvelle force politiquepour conduire le changement », selon laprésentation de l'ouvrage, une équipe detravail a été mise en place. Sa compositionn'a pas encore été dévoilée, mais elle seraitpour moitié constituée de non-encartésau parti écolo. Et celle-ci devrait avoirdavantage de postérité que le think-tank« Imagine » lancé il y a un an lors desprécédentes journées d'été d'EELV, maisqui n'a jamais connu de développement au-delà de cette annonce.

Cette fois-ci, le « groupe Vital Michalon», du nom du militant écologiste tuélors d’une manifestation à Creys-Malvilleen 1977 (lire ici), sera coordonné parStéphane Pocrain. Cet ancien écolo enrupture de ban est revenu dans legiron écolo auprès d’Eva Joly lorsde la présidentielle de 2012 (lire ici),et remplace en quelque sorte l'ancien“conseiller spécial” de Duflot, StéphaneSitbon-Gomez, parti faire le chef decabinet de la nouvelle patronne deFrance Télévisions Delphine Ernotte.Pocrain aura pour mission d'animerl'équipe et alimenter Duflot en notes,débats et réflexions, autour de l’inventiond’une « politique sociale et économiquede gauche, avec l’écologie au cœurdu programme », a-t-on expliqué àLibération.

Samedi, lors d’un « forum » avec le mairede Grenoble Éric Piolle sur le rapport aupouvoir des écologistes, Cécile Duflot adéfloré quelques bonnes feuilles de sonbouquin. Elle a ainsi détaillé longuementl’importance à ses yeux de « la symbolique

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du pouvoir et de sa représentation »,prônant la « simplicité » et la « bonnehumeur » comme vertus cardinales.

Cécile Duflot, au cours d'un débat avec EricPiolle, à Villeneuve-d'Ascq, le 22 août 2015 © AB

Revenant sur son passage au ministèredu logement, la députée du Paris a aussiraconté la « confiance » qu’elle a eu «dans l’administration française ». Avantd'ajouter après un temps de réflexion : «sauf Bercy ». Et elle a également insistésur « la nécessité de penser la relationdes institutions avec les contre-pouvoirs», dont « il faut favoriser l’existence » :« Il est plus utile que dérangeant d’avoirune manif du Droit au logement devant lesportes de son ministère. »

« Je ne crois pas du tout à l’idée qu’onprogresse en rentrant dans la norme », a-t-elle lancé, avant d’appeler à une ruptureépistémologique pour les écolos : « Il nousfaut sortir du complexe minoritaire, oùl’on estime que l’on sert plus à peser surle pouvoir qu’à l’exercer réellement. LeFN a travaillé sur sa dédiabolisation, ànous de mener un travail similaire sur la“déminorisation”. »

À la gauche de François Hollande,alors que Jean-Luc Mélenchon et ArnaudMontebourg se préparent aussi pour 2017,et tant qu’à inventer un mot, un travail de «dé-division » ne sera pas inutile non plus.

«Déradicalisation» desdjihadistes: la Franceprogresse à tâtonsPAR FERIEL ALOUTILE MARDI 25 AOÛT 2015

Longtemps adepte du tout répressif,le gouvernement investit des millionsd’euros dans des outils de détectionet de prévention de la radicalisation

djihadiste. Pour cela, il mise, entre autresexpérimentations, sur l’élaboration d’un« contre-discours » religieux. Quitte àvouloir, dans les paroles, différencier le« bon » du « mauvais » islam.

Quoi de commun entre une jeune fillepartie en Syrie « faire de l’humanitaire »,un converti décidé à participer àl’édification d’un califat et un petitdélinquant radicalisé au terme d’unséjour en prison ? Pas grand-chose.Le gouvernement le sait mais tente,depuis 2014, de trouver un remèdeà ces itinéraires. Objets de toutes lesinquiétudes: les 1 800 Français impliquésselon le ministère de l'intérieur dansles filières djihadistes dont 900 auraientrejoint les terrains de guerre en Syrie et enIrak.

Les pouvoirs publics se donnent commeobjectif de les « déradicaliser ». Maisils tâtonnent, sans vraiment savoir quelleméthode adopter, tant les profils sontdifférents et la notion « difficile » à définir,reconnaît le député PS des Hauts-de-Seine Sébastien Pietrasanta, auteur d’unrapport intitulé Déradicalisation, outil delutte contre le terrorisme (lisible ici etsous l’onglet Prolonger), remis au ministrede l’intérieur le 16 juillet. « Il fautindividualiser la prise en charge mais onen est encore aux prémices », constate-t-ildans ce document de 90 pages.

Depuis le 29 avril 2014, c’est le rôle duComité interministériel de préventionde la délinquance (CIPD). Chargédu volet préventif de la lutte contrela radicalisation djihadiste, le comité a étédoté d’un budget de 9 millions d’eurosannuel sur trois ans (2015-2017). Avecl’augmentation, en 2014, des départs versle Moyen-Orient et la diversité des profils– beaucoup de convertis issus de famillesathées – les autorités publiques ont finipar comprendre que le travail de lapolice et des services de renseignement nepermettrait pas d’endiguer le phénomène.

« Après les attentats de Paris enjanvier 2015, il y a eu une demandeimportante de la part des familles etdes travailleurs sociaux, tous les acteursont compris que la réponse policière et

judiciaire ne suffisait pas », expliquePierre N’Gahane, secrétaire général duCIPD. Sur le terrain, Amélie Boukhobza,membre d’Entr’autres, une associationbasée à Nice qui tente de « diagnostiquer »le phénomène, confirme que « les attentatsont réveillé les autorités politiques. Noustravaillons sur le sujet depuis deux ansmais jusqu’à janvier dernier la mairie etla préfecture nous disaient "il n’y a pasd’urgence". Après ça, ils sont venus nouschercher ».

Désireux de rattraper son retard,le gouvernement s’est lancé dansl'élaboration d'outils de détection et deprévention du processus de radicalisation.En avril 2014, un numéro vert estainsi activé. À l’autre bout du fil,place Beauvau, des fonctionnaires ont étéformés pour écouter les familles inquièteset repérer les cas préoccupants. Une foisle « diagnostic » posé, le jeune est fichéet son signalement envoyé à la préfectureconcernée. La famille et le jeune radicalisépeuvent ensuite, s’ils le souhaitent, êtresuivis par la cellule préfectorale.

En un an, 1 900 personnes ont étésignalées. La moitié d’entre eux ontdécouvert tardivement l’islam, un quartsont mineurs. Selon Sébastien Pietrasanta,cet outil reste « perfectible ». Il déplorele « gros travail de tri » à faire àcause du manque de « pertinence »de certains appels, conséquence de la« méconnaissance de la religion » desparents de convertis.

Il note aussi le manque de moyenshumains. « Les services apparaissenttotalement absorbés par la gestion duquotidien et manquent de disponibilitépour conduire une réflexion analytiquesur les causes du phénomène », écritle député. Pierre N’Gahane, le secrétairegénéral du CIPD, en convient : « Ledispositif est relativement efficace maiscette cellule comporte une dimensionpréventive récente qui a dû être inventée,on a essuyé les plâtres. » C'est pourcombler ces insuffisances que le ministèrede l'intérieur a lancé, dans le cadre d’unmarché public doté d’un budget annuelde 600 000 euros, un appel d’offres

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à la formation des agents préfectorauxchargés de l’accompagnement des jeuneset de leur famille. Dounia Bouzar, latrès contestée directrice du Centre deprévention contre les dérives sectairesliées à l’islam (CPDSI), vient de remporterle marché.

Adjoints du préfet, gendarmes, policiers,éducateurs de la Protection judiciairede la jeunesse, enseignants, directeursd’établissements scolaires, ils sont 2 500à avoir déjà bénéficié d'une formation.Mais bien souvent, comme le constatele président de l’association Entr’autres,ils mélangent tout. « Il y a beaucoupd’idées toutes faites. Ils sont trop braquéssur les signes extérieurs comme le portdu voile ou le fait de faire sa prièrecinq fois par jour. On leur explique qu’ilfaut différencier la radicalisation cultuelleet politique en repérant notamment levocabulaire utilisé », constate, dans unarticle de Réforme, Patrick Amoyel.Basée à Nice, cette structure a formé,depuis janvier 2015, plus de 400fonctionnaires.

Pour contrecarrer la propagande de l'Étatislamique, le gouvernement a aussi lancé,en janvier dernier, une campagne desensibilisation.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Sur le terrain, le député Pietrasantarelève le « nombre insuffisant » destructures compétentes dédiées à laprise en charge individualisée de laradicalisation qui, selon lui, oblige « lesstructures administratives et judiciairesà faire appel à des associations, seprétendant compétentes sur le sujetmais ne disposant pas toujours de laméthodologie suffisante ». Autrement dit,les pouvoirs publics sont contraints defaire avec ce qu'ils ont. Un constatque ne partage pas Pierre N’Gahane,secrétaire général du CIPD : « Quandon a commencé, il y avait trois-quatre structures sérieuses, aujourd’hui,au moins cinquante départements font dubon travail. Notre retard est en train d’êtrecomblé. »

En avril, le premier ministre Manuel Vallsa ainsi annoncé l’ouverture d’un centre de« déradicalisation » pour certains jeunesde retour de Syrie. Ces jeunes, volontaires,seraient accompagnés par une équipepluridisciplinaire composée d’éducateursspécialisés, de professionnels de la santé,d’enseignants, d’anciens militaires ou dereprésentants des forces de l’ordre « ayantune expérience de l’encadrement desjeunes ». Il propose aussi de faire appelà des repentis et à des mentors, sortede coach particulier, comme le fait déjàle Danemark. Le projet, actuellement endiscussion, pourrait cibler une trentaine dejeunes pendant une période d’au moins dixmois.

« La religion compatible avec lesvaleurs de la République »« La déradicalisation vise prioritairementun changement d’attitude et decomportement, sans nécessairementtoucher à la foi ou aux idéologiesdes individus radicalisés, définit MathieuGuidère, spécialiste de l’islam etprofesseur à l’université Toulouse 2.Mais la France veut, elle, éradiquerla pensée islamiste radicale avecdifférentes méthodes, qu’elles soientanthropologiques, sociales, religieusesou psychologiques. Il y a, là, unecontradiction de fond car la culturefrançaise contient les germes de lacontestation radicale et systématique.Celle-ci est donc uniquement acceptéelorsqu’elle se situe à l’extrême gauche età l’extrême droite. L’islamisme, commepensée, n’est pas accepté. »

Preuve en est, les propos du premierministre Manuel Valls qui tendent deplus en plus à différencier le « bon »du « mauvais » islam. « Nous devonsaider les musulmans qui ne supportentpas d’être confondus avec ces discours.Pas uniquement avec les djihadistes,pas seulement avec des terroristes, maisavec l’intégrisme, le conservatisme, leradicalisme. Il faut combattre le discoursdes Frères musulmans dans notre pays.Il faut combattre les groupes salafistesdans les quartiers », avait-il, par exemple,martelé, le 9 février dernier au micro

d’Europe 1. Plaçant ainsi, dans le mêmesac, les salafistes quiétistes qui refusentde s'impliquer dans le champ politique etceux qui prônent la violence.

Autre contradiction: la référenceaux Frères musulmans, organisationreprésentée en France par l'Uniondes organisations islamiques de France(UOIF) qui fut, il faut le rappeler, conviéepar Bernard Cazeneuve à participer, enjuin dernier, à la nouvelle instance dedialogue avec l'islam.

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Alors « déradicaliser » ou« désendoctriner » ? Pierre N’Gahaneexprime sa « position personnelle » : « J’aitoujours estimé que les causes [du djihad]n’étaient pas religieuses, dit-il. Daechn’est pas un mouvement religieux maisun mouvement politique qui porte uneidéologie qui vise à créer un califat.La dimension religieuse est un habillage.Je reste convaincu que si l’on règle leproblème du Proche-Orient, ces jeunesferaient autre chose. Il y a, chez eux, unefragilité qui rend ce départ possible. Ilscherchent un sens à leur vie. Dans cettehistoire, l’islam est très instrumentalisé, laconfusion entre les salafistes quiétistes etradicaux est totale. Comme la dimensionreligieuse est présente, il faut utiliser desarguments religieux pour déconstruire lesdiscours. Mais nous n’avons jamais misun kopeck pour financer une approcheuniquement religieuse. »

Dans les premières pages de son rapport, ledéputé Sébastien Pietrasanta confirme que« la question religieuse est en réalité peuprésente dans la radicalisation » et qu’ils’agit plus d’une « quête existentielle dansun contexte de mal-être psychologiqueet social ». Il rapporte ainsi plusieurs

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anecdotes sur l’inculture religieuse decertains djihadistes, comme ce jeunehomme incapable de dire à un agent de laDGSI qui l’interroge, quels sont les cinqpiliers de l’islam ou cet individu qui lit, enprofane, L’Islam pour les nuls.

Malgré son constat, le député continue depenser que « ce n’est pas parce que laFrance est un état laïque que la religiondoit être taboue. Rien n'empêche d’avoirun contre-discours religieux. Quand onprêche la haine [en parlant du salafisme],on n’a pas sa place au sein de laRépublique ». Et qu’en est-il, alors, dudiscours, parfois haineux, des militants etdes élus du Front national ? Faut-il, aussi,les « désendoctriner »? « Leurs propospeuvent tomber sous le coup de la loi »,répond le député PS.

Au sein des associations, le recours àce contre-discours est pourtant loin defaire l'unanimité. « AFTV [Associationfrançaise des victimes de terrorisme]refuse d’aborder le religieux dans sesactions. D’autres experts, notammentles psychiatres, pensent que le discoursreligieux est indispensable si l’on veuttoucher les jeunes », explique, dans sonrapport, Sébastien Pietrasanta.

Ainsi, Dounia Bouzar, directrice du Centrede prévention contre les dérives sectairesliées à l’islam (CPDSI), explique, dansun article de Libération, qu’elle tentede « désendoctriner » certains jeunes.Sa méthode ? « Utiliser le registrede l’affect en leur faisant revivre desmoments positifs. » Sonia Imloul, juristeet docteur en sociologie, qui dirige la« cellule de désembrigadement », montéeà l’automne 2014, en partenariat avecla préfecture de police de Paris et leministère de l’intérieur, recourt, pour sapart, à la dimension théologique. Un imamsalafiste quiétiste encourage les jeunes àabandonner la violence.

Les résultats de cette initiative semblent,jusqu’à présent, modestes. Depuis octobredernier, selon le quotidien, trente-cinqfamilles ont été prises en charge, unedouzaine de jeunes « approchés » dont septauraient renoncé à leur projets radicaux.

Depuis janvier, l’association Entr’autrestravaille avec l’imam Boubekeur Bekri.Ainsi, le religieux tente « d’expliquer etde démystifier certains points de vue »auprès d’un jeune homme souhaitant partiren Syrie. Conscient des difficultés, l’imamavance des arguments tout en évitant de le« braquer », dit-il dans Réforme. « Celademande du courage mais je n’ai pas ledroit à l’erreur. Le fait d’être musulmanest un avantage mais il est difficiled’aborder certaines notions comme latolérance qui fait pourtant partie despréceptes de l’islam. Je tente aussi de luimontrer qu’au-delà des croyances, il y al’humain. Les versets du Coran parlent del’humanité. »

Pour lui faire comprendre que « l’islam nepeut pas être encastré dans une idéologiede fermeture », l’imam l'a récemmentconvié à une visite de la mosquée qu’ildirige. « Je lui ai montré l’espace deprière, les classes où nous donnons descours de langue arabe et de connaissancede l’islam pour qu’il réalise que dans lasociété française, y compris dans la sphèremusulmane, l’individu n’a pas vocation às’enfermer. » La méthode porte-t-elle sesfruits ? « Il y a des questionnements, lesrencontres ne sont pas passées inaperçuesmais vous dire que nous en sommes audénouement, non. »

«Avant, personne ne disait “cedétenu est radicalisé”»De son côté, l'administration pénitentiairesemble avoir pris le contre-pied de cetteapproche. En novembre 2014, l'institutiona lancé un appel d’offres sur le thème« détection et prise en charge de laradicalisation religieuse des personnesdétenues ». Elle a finalement choiside recruter deux structures opposéesà l'élaboration d'un contre-discoursreligieux : l’Association française desvictimes de terrorisme (AFTV) etl’Association dialogues citoyens (ADC).Hasard du calendrier, elles ont appris lanouvelle une semaine après les attentatsde janvier. « J’avais de la réticence àretourner en prison dans un tel contexte,explique Ouisa Kies, sociologue et chefde projet de la recherche-action sur la

radicalisation. Il fallait réussir à travaillersans stigmatiser les participants. Laprison n’est pas un lieu propice pourfaire de la "déradicalisation", il y a de laviolence et pas assez de personnels. »

Cette expérimentation, étalée sur septsemaines, a été conduite dans deuxmaisons d’arrêt de la région parisienne,Osny et Fleury-Mérogis. Pour la méthode,ADC s’est inspirée des stages decitoyenneté qu’elle a conçus et misen œuvre dès 2006. L’objectif est depermettre aux participants d'exprimerlibrement, en groupe et en entretienindividuel, leur vision de la religion,des institutions, des événements dansle monde pour « impulser une envie,lancer un débat et recréer un lienavec l’institution » pénitentiaire, censéeprendre la relève et travailler avec chaquedétenu sur son parcours et son projetprofessionnel.

« L’idée est d’aborder la citoyennetéde manière transversale avec desintervenants divers, il n’est pas questionde leur faire la morale, de produireun contre-discours religieux, insisteOuisa Kies. Leur révolte et leursquestionnements sont parfois légitimes.Ils ont tous un parcours de violencemais ne se sont jamais engagés dans uneassociation ou en politique. L’objectif estde leur faire comprendre qu’ils peuvents’engager différemment et agir de manièrenon violente. »

Dans chaque établissement, sur laquinzaine de détenus choisis, environ unquart ont été incarcérés pour des faitsde terrorisme, la moitié sont considéréscomme radicalisés et fragiles et « unou deux sont des leaders positifs, unpeu plus âgés ». En participant à cetteexpérimentation, Ouisa Kies a réalisé quecertains détenus n’étaient « pas du toutradicalisés ».

Mais d’autres, plus fragiles, présentent,selon elle, un profil « multi-risques ». « Cesont des individus esseulés, indigents, avecun parcours de violence et qui n’ont pasde lien avec leur famille. » Pour ceux-là,« susceptibles de passer à l’acte, l’islamdevient un prétexte ». Ouisa Kies a aussi

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constaté que certains « dits radicalisés »ne connaissent en fait rien à la religion.Un jeune revenu de Syrie a, par exemple,appris à faire la prière dans la fameuseunité de regroupement à Fresnes.

« Avant, en prison, personne ne disait :"Ce détenu est radicalisé", ajoute OuisaKies. Aujourd’hui, ils en voient partoutmais c’est pas parce que certains fontla prière cinq fois par jour, se douchenthabillés et critiquent l’État français qu’ilssont pour autant radicalisés, sauf quepour le savoir, il faut les rencontrer etdiscuter avec eux.Le gouvernement agitdans l'urgence et sur un court terme. Lespolitiques en général ne se donnent pasles moyens de mener une vraie politiquede la jeunesse sur un long terme. Enfait pour lutter contre la radicalisation enprison il faudrait d'abord lutter contre lasurpopulation carcérale et le sous-effectifdes agents pénitentiaires.»

Sébastien Pietrasanta estime, lui, que laFrance n’a « pas à rougir » des initiativeslancées depuis un an. Pour le prouver, il selance dans une comparaison européenne.« Le numéro vert n’existe nulle parailleurs en Europe, s’enorgueillit-il. Onparle du Danemark mais c’est une micro-expérimentation qui ne concerne que sixpersonnes de retour de Syrie, le Canadaa ouvert son centre de déradicalisationseulement début juin, quant au contre-discours adopté au Royaume-Uni, on n’enest pas loin. »

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Selon la Commission européenne, 4 000des 20 000 combattants étrangers enSyrie viennent d’Europe. Depuis 2011,l’institution a donc créé un réseaude sensibilisation à la radicalisation.Constitué de 700 organisations, il

permet aux praticiens et aux associationsd’échanger leur vision de la radicalisationet des méthodes de prévention. Maisdans l'Hexagone, il y a dix-huit mois,le réseau n'intéressait guère. Preuve enest la Conférence des villes sur lescombattants étrangers en Syrie qui s’esttenue à La Haye le 30 janvier 2014. Surles 20 villes européennes représentées,aucune n’était française. Seuls quelquespraticiens ont fait le déplacement.

Sans compter que la plupart des payseuropéens ont commencé à se penchersur ces questions voilà dix, voire quinzeans, bien avant la France. En Allemagne,par exemple, où les jeunes de retourde Syrie et d’Irak ne font pratiquementjamais l’objet de poursuites judiciaires, lesinitiatives sont calquées sur l’expérienceacquise dans la déradicalisation desmilitants d’extrême droite. Le modèleallemand s’appuie sur la société civile. Enprison, plusieurs Länder ont mis en œuvreun programme de déradicalisation intitulé« Comment dire adieu à la haine et à laviolence ».

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Au Danemark, dès 2001, les pouvoirspublics ont mis l’accent sur la prévention,impliqué la communauté musulmane etproposé un suivi psychologique dans descentres ouverts ainsi qu’une aide à laréinsertion professionnelle. Là-bas, lespouvoirs publics ne tentent pas de modifierla manière de penser des individus suivis.Une seule chose leur importe : l’abandonde l’action violente.

Depuis 2007, la ville d’Aarhus, 300 000habitants, travaille sur un programme dedéradicalisation. D’abord pensé pour desradicaux d’extrême droite, il se concentredésormais sur des jeunes tentés par ledjihad. Un mentor, issu de la société civileet choisi par la municipalité, intervientdans la durée auprès de la personneradicalisée et l’accompagne dans sonparcours. « Dans les pays nordiques, lasociété civile s’investit bien plus qu’enFrance parce qu’ils ont une culture dudialogue. Là-bas, la radicalisation est unproblème de santé publique alors qu’enFrance, c’est un problème de sécurité

publique. La preuve, ici, tout est chapeautépar les ministères de l’intérieur et de lajustice », constate Mathieu Guidère.

Mais comme le note un rapport duContrôleur général des lieux de privationde liberté (CGLPL) (lisible ici), « chaquepays a ses spécificités ». « Il serait illusoirede vouloir transposer des politiquespubliques basées sur une histoire, desconceptions de vie bien différentes. » Ainsila notion de communauté en Angleterre, delaïcité en France, le fédéralisme allemand,le rapport au terrorisme (ETA, IRA,Brigades rouges, Fraction armée rouge) etau crime organisé influent sur les modèlesde chacun et empêchent de prôner unmodèle unique.

Boite noireJ'ai utilisé de longues citations de l'articlede Réforme, hebdomadaire protestant, carj'en suis également l'auteur.

J'ai également cherché à joindre, àplusieurs reprises, Dounia Bouzar mais jen'ai pas eu de réponse. Quant à SoniaImloul, les coordonnées de son association(adresse mail et téléphone) étant invisiblessur internet, j'ai contacté le ministère del'intérieur qui m'a répondu que madameImloul ne souhaitait plus être contactée parla presse.

Thalys: le suspect est passéà travers les mailles durenseignement européenPAR MICHEL DELÉAN ET LOUISE FESSARDLE MERCREDI 26 AOÛT 2015

Fiché comme islamiste radical en France,en Belgique et en Espagne, Ayoub El-Khazzani n'était pas pour autant menacéd'une arrestation, et a pu se procurer desarmes dont un fusil d'assaut. Explications.

La tentative d’attentat au fusil d’assautdans le Thalys, le 21 août, constitue-t-elle un énième loupé des servicesde renseignement français, comme onl’entend ici ou là ? Ayoub El-Khazzani,25 ans, avait été signalé aux services derenseignement français par les autoritésespagnoles en février 2014 « du fait de

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son appartenance à la mouvance islamisteradicale », a affirmé samedi 22 août leministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve.

Le jeune Marocain, né le 3 septembre 1989à Tétouan (Maroc), a alors fait l’objetd’une fiche S pour « sûreté del’État ». Comme Mohammed Merah,Mehdi Nemmouche, les frères Kouachi,Sid Ahmed Ghlam, Yassin Salhi, etplusieurs milliers d’autres personnes…Sous-catégorie au sein du fichier despersonnes recherchées (FPR), les fichesS répertorient aussi bien les islamistesradicaux que les hooligans, les zadistes etles militants d’extrême gauche. Impossiblede savoir combien de personnes sont ainsifichées.

En janvier 2015, au lendemain desattentats de Paris, le premier ministreManuel Valls avait évoqué sans plusde précisions le chiffre de « 3 000personnes engagées dans la mouvanceterroriste » à surveiller. Or « unesurveillance physique peut mobiliser vingtagents. Les besoins pour surveiller les3 000 personnes engagées de près ou deloin dans la mouvance terroriste ou surinternet excèdent donc de très loin lescapacités de nos services », avait déclaréManuel Valls lors de la discussion duprojet de loi renseignement, le 13 avril2015.

Uniquement alimentées par les servicesde renseignement, les fiches S sonthiérarchisées de 2 à 16. Selon unesource policière, cette numérotation necorrespond pas au niveau de dangerositédes individus, mais au comportement àtenir en cas de contrôle en France ou ausein de l’espace Schengen. Pour l’échelon3, celui d’Ayoub El-Khazzani, douanierset forces de l’ordre ont ainsi pour consignede « ne pas attirer l’attention, recueillirun maximum de renseignement et copier sipossible les documents d’identité ».

Photos non datées du suspect sur lesréseaux sociaux © (capture d'écran)

« Les fiches S, ça représente beaucoup demonde. Elles ne permettent pas d’arrêterles gens, mais de fouiller leurs bagagesaux frontières et de photocopier leurpasseport, pour les tracer et informer lesservices. Certains méritent une enquête,mais on ne peut pas judiciariser toutesles personnes fichées, c’est l’éterneldébat entre renseignement et judiciaire »,explique à Mediapart le juge d’instructionantiterroriste Marc Trévidic (1).

Depuis vendredi, les services françaiss’emploient à déminer toute nouvellepolémique sur leur efficacité. L’enjeu estd’autant plus important que le ministre del’intérieur Bernard Cazeneuve a repris enmain fin juin l’appareil antiterroriste. Pourmettre fin à la guerre entre services, il acréé un nouvel état-major de prévention duterrorisme réunissant des fonctionnairesde la Direction générale de la sécuritéintérieure (DGSI), de la police judiciaire,de la préfecture de police de Paris et dela gendarmerie. Ce service opérationnelest chargé de mieux faire circuler lesinformations, une mission jusqu'alorsconfiée à l'Uclat (Unité de coordination dela lutte antiterroriste). Dirigé par le préfetOlivier-Pierre de Mazière, le nouvel état-major est directement rattaché au cabinetdu ministre. « Sur les 4 000 individus suivispour radicalisation ou terrorisme, il nedoit plus y avoir de loupé. Nous devonssavoir, sur chaque suspect, ce qui a été faità son sujet dans le passé et quel servicetravaille désormais sur lui », expliquait finjuin le cabinet du ministreau Monde.

Dans Le Figaro, un « haut fonctionnairepolicier » cité anonymement souligne,catégorique, qu’« à aucun moment, laprésence d’Ayoub El-Khazzani n’a étésignalée sur le sol français ». Selon sonpère Mohammed El-Khazzani, interviewépar The Telegraph, le jeune homme apourtant bien résidé en France, au moinspour quelques semaines, au printemps2014.

Comme le reste de sa famille, Ayoub El-Khazzani avait rejoint son père en Espagneen 2007, peu après que ce dernier, ouvrieragricole, a pu régulariser sa situation. Lafamille a vécu à Madrid, puis à Algésiras

dans le quartier populaire El Saladillo. ÀMadrid, il est contrôlé à deux reprises en2009 pour trafic de cannabis. « Mais il n’endétenait qu’un peu ; c’est juste un jeunegarçon à l’époque », a précisé MohammedEl-Khazzani, 65 ans.

Au printemps 2014, il aurait été embauchépar l’opérateur de téléphonie britanniqueLycamobile avec cinq autres Marocainspour un contrat de six mois en France.« Après un mois, ils ont été renvoyés »,affirme son père qui pense que son filsa ensuite navigué entre la France et laBelgique. «Il a effectivement travaillé cheznous sur un CDD de trois mois : du 3février 2014 jusqu'au 3 avril 2014», aconfirmé lundi son ex-employeur AlainJochimek sur France info. Lycamobile «adû mettre fin à ce contrat au bout de deuxmois car les papiers qu'il avait présentésne lui permettaient pas de travailleren France», a poursuivi le patron del'opérateur.

(1) Marc Trévidic change de fonctions, etrejoindra le tribunal de Lille à la fin dumois après dix années passées à la galerieSaint-Éloi du palais de justice de Paris.

Une démocratie peut-elle toutsurveiller ?Lors de sa première audition en gardeà vue vendredi soir, le jeune homme aexpliqué, via un interprète marocain, avoirréalisé un nombre de déplacements entrain en Europe à faire pâlir d'envie unétudiant Erasmus. « Sur les six derniersmois – il n'est pas remonté plus loin –, ilest parti de Belgique, puis en Allemagne,puis en Autriche, d'Autriche en Allemagneet d'Allemagne il est revenu en Belgique.Et entre-temps il est passé en France eten Andorre, mais on ne sait pas trop

expliquer le trajet », a détaillé à l'AFP Me

Sophie David, l’avocate qui l’a assisté lorsde cette première audition.

« Il explique qu’il est passé par laFrance (…) mais manifestement pour unedurée très restreinte », a précisé l'avocate.SelonLibération, le jeune homme n’estréapparu dans les radars de la DGSI,grâce au fichier européen Systèmed’information Schengen (SIS), que le 10

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mai 2015 à Berlin alors qu’il prenait unvol Germanwings pour Istanbul (Turquie).S’est-il alors rendu en Syrie, commel’affirment les Espagnols ?

Sa première avocate affirme que le jeunehomme n’a pas évoqué de voyage enSyrie. Il a d’ailleurs nié « toute implicationterroriste », ainsi que toute radicalisationislamiste. Il aurait simplement voulubraquer les passagers du Thalys, avec unfusil d'assaut trouvé dans un jardin publicprès de la gare de Midi à Bruxelles, oùil avait l’habitude de dormir avec d'autressans-abri. Une stratégie de défense qui neconvainc pas, et qui avait déjà été adoptéerécemment par plusieurs suspects dans desattentats ou tentatives d’attentats ; au moisde juin, Yassin Sahli avait ainsi évoqué desmotifs personnels après sa mise en examenpour la décapitation de son patron, à Saint-Quentin-Fallavier (Isère).

Bernard Cazeneuve © Reuters

Le quotidien espagnol El Pais indiqueque Ayoub El-Khazzani était soussurveillance des services espagnolsdepuis une troisième arrestation en 2012dans l’enclave de Ceuta. Il est alorssuspecté d’avoir ramené du cannabis duMaroc. Selon les policiers espagnols,il entretient également des liens avecdes groupes islamistes radicaux soussurveillance et pourrait utiliser l’adressefamiliale à Algésiras, près du détroit deGibraltar, pour « aller et venir d’une riveà l’autre », poursuit El Pais.

Ayoub El-Khazzani a été transféré dansla nuit de vendredi à samedi à Levallois-Perret, dans les locaux de la DGSI et dela Sdat (Sous-direction antiterroriste) où sagarde à vue s'est poursuivie jusqu’à mardi.Il a été déféré mardi après-midi au parquetde Paris, et une information judiciaire aété ouverte pour tentatives d'assassinats enrelation avec une entreprise terroriste. Lors

d'une conférence de presse, le procureurde Paris François Molins a insisté mardisur les « déclarations fantaisistes etévasives » du suspect, et ses motivationsterroristes, évoquant une « attaque cibléeet préméditée ».

Ayoub El-Khazzani était muni d'un fusild'assaut AKM 7,62 mm (arme fabriquée enRDA) avec 9 chargeurs de 30 cartoucheschacun, un pistolet automatique Luger 9mm avec un chargeur, et d'un cutter ainsique d'une bouteille d'essence, a détaillé leprocureur. Dans le Thalys, El-Khazzani avisionné sur un téléphone portable achetéle jour même la vidéo d'un chant appelantau djihad, avant de faire usage de sestrois armes et d'être maîtrisé par despassagers du train. La suite de l'enquêtedevra dire si le jeune homme avait descomplices, et comment il a préparé etfinancé cette tentative d'attentat, survenueaprès un séjour en Turquie. Il a été misen examen et placé en détention provisoiredans la soirée de mardi.

Le parquet fédéral belge a lui aussi ouvertune enquête sur d'éventuelles connexionsavec des cellules djihadistes belges,Ayoub El-Khazzani ayant embarqué àBruxelles dans le Thalys Amsterdam-Paris. Le ministre de l’intérieur belgeJan Jambon a confirmé lundi que AyoubEl-Khazzani était connu des services derenseignement belges, mais pas « pris enfilature 24 heures sur 24 » car il n’étaitpas considéré comme très dangereux.« C'est pourquoi il n'était pas suivi 24heures sur 24, mais qu'on le gardait àl'œil », a expliqué le ministre Jambon.Mais comment expliquer qu'un individu,fiché par trois services de renseignementeuropéens, ait pu se procurer unekalachnikov, un pistolet automatique etdes chargeurs sans attirer l'attention ?

C’est également en Belgique, à Charleroi,qu’Ahmed Coulibaly, auteur de la tueriede l’Hyper Casher à Paris le 9 janvierdernier, avait acheté ses armes. KoenGeens, le ministre de la justice belge, areconnu dimanche les failles de la luttecontre le trafic d’armes en Belgique. «Il est évident que beaucoup trop de ceskalachnikovs illégales arrivent chez nous

en provenance d’Europe de l’Est et nousdevons nous y attaquer de nouveau », a-t-il dit sur la chaîne flamande VTM.

Avec 40 personnes impliquées dansdes filières djihadistes pour un milliond’habitants, la Belgique est, d’après lescalculs duMonde, le pays européen le plustouché par ce phénomène, bien devant leDanemark et la France.

Le 16 janvier dernier, après les attentatsde Paris, la police belge avait tué deuxpersonnes lors d’une vaste opérationantiterroriste à Verviers, affirmant avoirdéjoué des « attaques imminentes » d’unecellule djihadiste. «Nous avons ouvertcette année davantage de dossiers liésau terrorisme que pour l’année 2014dans son intégralité et il s’agissait d’uneannée record avec 195 dossiers », aaffirmé samedi 22 août le procureurfédéral Frédéric Van Leeuw. La semainedernière, la Belgique avait fait l'objet denouvelles menaces de l'État islamique. «Tout va être concerné en Belgique. Lesbibliothèques, les écoles, les hôpitaux,les rues commerçantes, les discothèques…Tous les endroits où on peut trouverdes infidèles », a déclaré un djihadisteanversois, qui a rejoint depuis juin 2013 laSyrie.

Alors, dans l'affaire du Thalys, lesservices auraient-ils pu (ou dû) mieuxfaire ? « Dans cette affaire-là, il apu y avoir des loupés, comme danstoute activité humaine, mais il fauttout de même prendre en compte lefait qu’il existe des milliers de fichesS concernant des gens susceptibles depasser à l’acte », analyse l’ex-juged’instruction antiterroriste Gilbert Thiel,sollicité par Mediapart. « La multiplicationde ces fiches ne veut pas dire qu’il ya un manque de réactivité policière : sice suspect-là n’avait pas été signalé, onl’aurait aussi reproché aux services »,remarque Gilbert Thiel.

« Pour la sûreté, que peut-on faire deplus ? Après le projet d’attentat deVillejuif, les pouvoirs publics ont ditde protéger tous les édifices religieux.Après Charlie, c’était les organes depresse. Après Saint-Quentin-Fallavier,

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c’était toutes les usines Seveso. Etmaintenant tous les trains et toutes lesgares ? C’est impossible – comme deprotéger toutes les plages de Tunisie,d’ailleurs. Le système est saturé. »

Selon Gilbert Thiel, qui a été jugeantiterroriste pendant vingt ans (2),« il faut encore muscler les servicesde renseignement, leur donner plus demoyens humains, même si des efforts ontété faits ces derniers mois. Nous sommesface à un problème de longue haleine,avec des foyers terroristes chez nous et àl’extérieur, face à des gens que la Francecombat à la fois chez elle et à l’extérieur.Mais ça me chiffonne un peu d’entendreparler de loupé des services à chaqueévénement, conclut l’ancien magistrat.Je connais des types qui risquent leurpeau tous les jours dans des missionsd’infiltration pour notre sécurité à tous ».

(2) de 1995 à 2014, avant de deveniradjoint au maire de Nancy chargé de lasécurité.

Boite noireCet article a été complété et mis à jourmardi 25 août après la conférence depresse du procureur de la République deParis.

Il était une fois Motor cityPAR CHRISTINE MARCANDIERLE JEUDI 27 AOÛT 2015

© Thomas Cantaloube

« La forme d'une ville/Change plus vite,hélas ! que le cœur d'un mortel », écrivaitBaudelaire face au Paris moderne. C’estune disparition qu’observent dans deuxlivres Thomas B. Reverdy et AlexandreFriederich, celle de Detroit, incarnationurbaine d’une « apocalypse lente »

et parabole : « l’occasion troublante,normalement impensable, de contemplerles ruines de notre propre civilisation. »

« Je n’ai pas mis très longtemps àchoisir la région qui servirait de décorà mon livre et notamment la ville deDetroit, dans le Michigan, qui est unevraie ville internationale, une ville remplied’asphalte et de métal rouillé, une villeavec des gratte-ciel, des avenues quin’en finissent pas et toutes ces chosesqu’on trouve dans n’importe quelle villeaméricaine comme New York ou justementDetroit qui est une ville aussi moderneque New York ou Los Angeles, en tout casaussi riche d’un point de vue romanesque– beaucoup plus pauvre en vérité depuisson déclin industriel mais la ville parfaite,ai-je supposé, pour placer le décor d’unroman », écrivait Tanguy Viel dans LaDisparition de Jim Sullivan (Minuit,2013), plaçant son intrigue dans cette«ville pleine de promesses et de surfacesvitrées», après l’avoir fantasmée, sans s’yrendre.

Même rapport au réel pour ThomasB. Reverdy qui a rêvé Detroit autourd'un livre de photographies, signé YvesMarchand et Romain Meffre, Les Ruinesde Detroit, et ne s'y est rendu qu'une foisl'écriture de Il était une ville achevée.Quant à Alexandre Friederich, qui écritégalement sur Detroit, il dit vouloir y «passer des milliers d'heures afin de savoirsi cette ville n'est pas notre avenir » et ycomposer « un Traité de la disparition »qui devient un roman urbain, une flânerie,une histoire romancée de cet espace propreà faire naître la fiction.

© Thomas Cantaloube

Alexandre Friederich et Thomas B.Reverdy font de Detroit non seulement uncadre mais le personnage même de leursdeux derniers livres, Fordetroit et Il était

une ville. Ils plongent dans le déclin de l’undes lieux les plus emblématiques de notremodernité, en ce qu’il est un symptôme. «Il y a quelque chose de plus, quelque chosede spécial ici. Le parfum de la Catastropheest dans l'air », « on a l'impression parici que ce qui se passe est une visiondérangeante, une des images de l'avenir.Et cependant, la vie continue » (Reverdy),« Detroit est notre avenir ! » (Friederich).

Il était une ville se déroule en 2008,année charnière, celle de la crise desbanques d’investissement, des bourseset de l’économie mondiale, celle, pourDetroit, de la faillite de l’industrieautomobile qui avait fait sa richesseet sa gloire. Fordetroit, titre AlexandreFriederich : le néologisme unit intimementune marque de voiture et le nom de laville, mais fait aussi signe vers un système,incarné par deux hommes : Ford pourFriederich et Taylor, dès l’épigraphe deIl était une ville : « Certes, ce Taylorétait le plus génial des anciens. Il est vrai,malgré tout, qu’il n’a pas su penser sonidée jusqu’au bout et étendre son systèmeà toute la vie. »

La phrase signée Eugène Zamiatine quiouvre Il était une ville est reprise dansses dernières lignes, matérialisation d’uncercle vicieux : tout procède d’un mêmesystème, la contre-utopie pensée parTaylor : il ne s’agissait pas seulementpour lui d’organiser le travail à la chaînemais de régir le quotidien des travailleurs,la forme même de la ville dans laquelleils évolueraient. Et le déclin de Detroitsigne la faillite de ce système, qui sedélite comme une tornade. « Les gensperdent leur boulot, déménagent, dans lemeilleur des cas ils suivent leur entreprise.La plupart des vieux travaillaient dansl’automobile, et la plupart des jeunesdans l’immobilier. Alors le vent froid les

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emporte. La voiture et la maison. C’est

tout le XXe siècle qui fiche le camp commeun courant d’air. »

Henry Ford © DR

En ouverture de Fordetroit, une citationde Peter Mettler (The End of Time), posele même constat : « C'est ici que Fordperfectionna les chaînes d'assemblage.Il versait un salaire élevé afin que lesouvriers s'achètent les voitures qu'ilsconstruisaient. Et le temps devint del'argent. » Ford a pensé un monde, l'adéveloppé, Detroit a été son laboratoire,peu à peu étendu au reste de la planète.

« D'une façon ou d'une autre, tousles mystères de la ville, sa genèse,sa puissance, sa déroute, tiennent àl'aventure fabuleuse de cet homme, HenryFord. Un caractère contradictoire marquéde légendes. À l'été 1903, il rachèteun hangar à fiacres et fait livrer soncaoutchouc du Congo belge. Il travailledes moteurs, boulonne des châssis, mouledes pneus. Cinq ans passent. Un jourd'août, la Ford T, première voiture desérie, envahit le monde. Le regard despeuples se tourne vers Detroit. L'épopéecommence. L'Amérique a trouvé son saint.De l'autre côté de l'Atlantique, Hitleraccroche le portrait de l'entrepreneurdans son bureau. Cinquante ans plustôt, Marx a écrit son œuvre maîtresse :Le Capital. La doctrine inspire lesouvriers des usines automobiles. Desgrèves éclatent à Hamtramck et à l'usinePackard. Ainsi Ford n'est pas seulementau cœur du destin de Detroit qu'il façonne,domine, transforme et manipule, il est aucœur de l'histoire de notre ère industrielle,de son apogée à sa décadence. »

Reverdy l'écrit, comme en écho, « cequi était admirable dans le "système deTaylor" promu par l'Entreprise, c'était saperfectibilité infinie. À la manière d'unexploit sportif sans cesse à améliorer, il yavait toujours un après. Le record établin'était que le nouveau score à battre. Lesystème générait son propre espoir commeune machine à fabriquer du paradis àportée de main ». Jusqu'au moment où lesystème s'enraye.

«C’est Detroit, mon pote. Unputain de terrain vague»

Du Nous autres (1920) de Zamiatine citéen exergue, Thomas B. Reverdy a gardéun prénom (Eugène) et surtout l’Intégral,qui n’est plus un vaisseau spatial mais« une sorte d’aboutissement du systèmede Taylor », la « plateforme ultime »,« une structure de véhicule, une sortede matrice qui contient le dénominateurcommun d’une série de voitures. Celle-cidevait pouvoir se décliner en une douzaine

de modèles différents, du coupé au pick-up, serait produite en même temps surtrois continents, pour des dizaines de paysoù elle prendrait des formes et des nomsadaptés à tout un tas de spécificationsculturelles préalablement décortiquées ».

Eugène arrive à Detroit « en septembre2008, à la veille de la crise », chargé parl’Entreprise de mettre en place l’Intégral.L’ingénieur français découvre une villeen faillite, terrains en friche, maisons àl’abandon, « une masse inquiétante degéants endormis de pierre et d’ombre ».

« Bien sûr, il avait déjà entendu parlerdu déclin de Motor City », mais il vavivre la crise de l’intérieur, comprenantrapidement que le projet automobile pourlequel on l’a fait venir n’est qu’un leurre,une ultime spéculation. Traverser la villelui donne « le sentiment de contemplerun paysage qui tenait à la fois dufilm catastrophe, du cauchemar et de lascience-fiction ».

La ville se déploie à travers plusieursfocales romanesques, comme de « petitspoints » qui finissent par tisser « unmotif » : Eugène, son travail qui n'a plusde sens, son amour naissant pour Candice,« la fille au rire brillant et rouge » ;le lieutenant Brown qui enquête sur desdisparitions d’enfants, même si le mairecomme la presse se désintéressent desdossiers du Precinct 13 ; Charlie, douzeans, qui part justement dans la Zone,sa grand-mère Georgia qui le chercheen vain. Ces destins juxtaposés, parfoisen écho, figurent le « temps qui s’estécoulé différemment pour chacun, surdes lignes comme parallèles du mêmeunivers. À chaque seconde, autour denous, des destins se jouent sur des rythmesqui s’ignorent, en aveugle les uns desautres ». Tout dit « la Catastrophe »,

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la ville en crise, sa déliquescence et sabeauté dangereuse, ses « quartiers entierstransformés en un nouveau Far West ».

© Thomas Cantaloube

« Il faut croire que la vie parfois est commeun roman, elle a besoin d’un inconnu pourla raconter » : on retrouve dans Il était uneville la fascination de Thomas B. Reverdypour les disparitions, sa manière de liercrises collectives et intimes et ce romanpourrait être le dernier volet d’un triptyquecentré sur « l’après » : les lendemains du11-Septembre dans L’Envers du monde(2010), le Japon post-Fukushima dansLes Évaporés (2013). Avec Il était uneville, il explore la crise de l’americanway of life dans un Detroit décimé parla crise des subprimes et sa nécessairereconstruction à venir : « C’est la devisede la ville après tout. Speramus meliora,cineribus resurget – "nous espérons desjours meilleurs et qu’elle resurgisse deses cendres". » « C’est un tel terrainpour tout recommencer, Detroit, le mondequ’il nous ont laissé », un tel terrainromanesque.

Speramus meliora, cineribus resurget :la devise de Detroit figure égalementdans Fordetroit, page 43. Elle semblele ressort même de cette ville, détruitepar plusieurs incendies au cours du

XIXe siècle, toujours reconstruite ; uneville contradictoire, liée à notre passéindustriel, à un système économiquequi a montré ses dysfonctionnementsfondamentaux, mais aussi à notre avenir.Dire Detroit au présent, c'est fouiller cesstrates temporelles, retrouver un feuilletéde notre époque – le travail à la chaîne,l'automobile reine, mais aussi les grèves,les émeutes, la ségrégation raciale avec lepartage ghettoïsé ville/banlieues : « Cela

me renvoie à la vie sur Saturne : uncentre déshérité, dur et noir, un anneau decommunautés blanches. »

Fordetroit est tout sauf un livre d’histoireou un guide de voyage urbain : sousles yeux d’un Français qui s’est installédans une maison de briques donnant surVirginia Park, « à côté de l’hôpital del’Espoir » (mais aussi non loin d’uneautoroute à huit voies) et « circule auhasard », c’est un recueil de chosesvues qui se compose par notes etfragments, un carnet de rencontres, unedérive qui refuse l’attraction désastre quereprésente Detroit pour bien des touristesdésormais. « Ces curieux viennentde l’étranger faire moisson d’images.Bicoques affaissées, électricité coupée,robinets à sec, chiendent grondant, rienne leur échappe. » Eux viennent constaterla ruine, se rassurer (« le Vieux Continenttient la secousse »).

Le narrateur d’Alexandre Friederich estlui convaincu que si l’avenir « se trouvequelque part », « c’est à Detroit. L’avenirest là où on le pense », où on le reconstruit,avec ces potagers en pleine ville, l’artqui reprend possession du lieu. « À mebalader dans Detroit pour mesurer àl’aune de ce corps d’industries effondréesnos possibilités de rebond, je pressens quel’art est la seule issue. »

Certes, Detroit est un « univers eneffondrement », « un lieu de désordre » etil faut dire meurtres, pillages et incendies,mais le réel est bien plus complexe quece seul constat alarmiste. Detroit, par sasituation géographique, est un écart : aubord du Canada et « dans la directionopposée il y a toute l’Amérique ». C’estun bout du monde, à la fois « une formede quintessence » de l’Amérique et un« refuge hors du temps » : « Detroit estune ville étrangère. Elle est vaste, dureet déserte. Incompréhensible. Imprenable.Un pays-machine. »

Arpenter Detroit revient alors à repérerle maillage discret d’un après. AlexandreFriederich est de ces écrivains du lieu,trouvant dans les mutations géographiquesun réseau de significations et de possibles,comme il l’avait fait dans Easy Jet. Detroitest l’un de ces espaces-laboratoire, uneBabel, à l’image de la plus grande librairiedu monde que le narrateur découvre dansune zone : là, selon une classificationdécimale, par matières et sections, desmilliers et des milliers de livres, dontcelui qu’achète le narrateur et qui pourraitêtre le modèle de Fordetroit, un livre deJosé Cabanis, « un auteur que j’aime, unhomme qui mêle vie et fiction » : les Cartesdu temps.• Thomas B. Reverdy, Il était une ville,

Flammarion, 270 p., 19 € (14,99 € ennumérique) – Lire un extrait

• Alexandre Friederich, Fordetroit,Allia, 128 p., 6,50 € (4,49 € ennumérique) – Lire un extrait

Boite noireMerci à Thomas Cantaloube pour sesphotographies, à retrouver dans leportfolio « Il était une fois Detroit ».

Après une éclipse en 2014,El Niño revient encore plusfortPAR MICHEL DE PRACONTAL

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LE MARDI 25 AOÛT 2015

Annoncé pour l'hiver 2014, puis disparu demanière imprévue l'été dernier, El Niño,l'enfant terrible du climat, fait un retourfracassant et menace de battre des records.

Cette fois, les scientifiques en sontsûrs (ou presque) : un El Niño de grandeampleur se prépare, comparable à celui de1997-98 – le plus important des cinquantedernières années –, sinon plus fort. BillPatzert, climatologue à la Nasa, parled’un « événement Godzilla » et affirme,sur le site du Los Angeles Times, quele réchauffement des eaux de surfacedu Pacifique à l’ouest du Pérou, l’undes principaux signaux annonciateurs d’ElNiño, est « plus fort qu’en 1997 ».

L'anomalie de température annonciatriced'El Niño en août 2015 © NOAA

« On observe un réchauffement de l’ordrede 3° C des eaux dans l’est du Pacifique, cequi est du même ordre de grandeur qu’en1997 à la même époque, nuance MatthieuLengaigne, climatologue à l'Institut derecherche pour le développement (IRD).Certains modèles prévoient un phénomèneplus fort qu’en 1997-98, d’autres donnentune amplitude équivalente. Ce qui estcertain, c’est qu’il y a une très forteprobabilité qu’un El Niño important seproduise fin 2015. »

Les prévisions de la NOAA, la météonationale des États-Unis, donnent uneprobabilité de plus de 90 % pourqu’El Niño se poursuive pendant l’hiver2015-2016, et de 85 % pour qu’il durejusqu’au début du printemps 2016. LaNOAA indique aussi que les modèless’accordent pour prévoir « a strongevent », « un événement fort ». Laseule réserve des scientifiques vient de cequ’une prévision similaire, début 2014, aabouti à un éclatant fiasco : l’événementattendu pour l’hiver 2014-2015 n’a pas

été au rendez-vous ; mais, de manièreinattendue, « tel le phénix », il estrené de ses cendres pour revenir encoreplus fort, explique Michael McPhaden,océanographe à la NOAA, dans un toutrécent article de Nature Climate Change.Et cette fois, tout indique qu’il ne s’agit pasd’une fausse alerte.

L’enjeu de ces prévisions n’est passeulement scientifique, il s’agit aussi deprévenir les risques liés à El Niño : cephénomène constitue la plus importantefluctuation climatique de la planète àl’échelle annuelle, et un événementextrême peut déclencher un cortège decatastrophes naturelles aux conséquenceséconomiques majeures. L’El Niño de1997 a provoqué des inondations et desglissements de terrain au Pérou et enÉquateur, une sécheresse en Afrique,des pluies torrentielles en Californie.Il a lourdement affecté la pêche àl’anchois au large du Pérou, en freinantla remontée d’eaux profondes richesen nutriments. Le phénomène affecteaussi les cyclones, augmentant leurfréquence dans la région polynésienne. Onestime que sur l’ensemble de la planète,l’événement de 1997-98 a provoqué desmilliers de morts et des milliards d’eurosde dommages.

C’est pourquoi les spécialistes s’efforcent,depuis une quarantaine d’années,d’anticiper les colères du « petit garçon »qui fait périodiquement surchauffer leseaux du Pacifique tropical et touche lescôtes latino-américaines au moment deNoël (raison pour laquelle des marins

péruviens du XIXe siècle ont baptisé lephénomène « el niño », par référence àl’enfant Jésus). Mais jusqu’ici, les capricesde l’enfant terrible du climat ont résistéaux efforts des scientifiques. Une premièretentative, en 1974, a permis de détecter uneanomalie qui aurait pu être annonciatriced’un El Niño, mais elle s’est dissipéeavant que le phénomène se produise.Puis, entre 1979 et 1992, un systèmed’analyse utilisant l’observation du vent apermis quelques remarquables prévisions(voir La Recherche, mars 1998), maisil s’est révélé insuffisant pour suivre le

réchauffement du Pacifique. L’événementde 1997, le plus important répertorié aveccelui de 1986-87, a pris par surprise lesscientifiques, qui n’avaient pas anticipéson ampleur.

Depuis, les instruments d’observation etles modèles se sont beaucoup développés.Début 2014, les spécialistes pensaientavoir enfin réussi à prévoir un ElNiño extrême. Ils avaient observé uneaccumulation d’eau chaude dans lePacifique tropical est (lire notre article)qui aurait en principe dû entraîner unévénement de forte ampleur. En juin 2014,la température de l’eau dans la partie laplus à l’est du Pacifique tropical, adjacenteà la côte du Pérou, était plus chaude quela moyenne de 3° C. Le réchauffementde cette zone entraîne le remplacementd’une eau froide et riche en nutriments parune eau chaude et peu nutritive, ce quifait diminuer les stocks d’anchois, élémentprincipal de la pêche péruvienne.

Mais dès le mois d’août 2014, lephénomène s’est dégonflé comme unebaudruche. À l’arrivée, l’anomalie detempérature avait quasiment disparu etl’on pouvait difficilement parler d’unphénomène El Niño, même faible. Or, lasituation est très différente cette année, carle phénomène a continué de s’amplifierdurant l’été. « La période instable del’été est passée, dit Matthieu Lengaigne.Même si chaque El Niño est différent, ily a vraiment très peu de chances que lephénomène décroisse maintenant. »

« Le combat entre les vents quia commandé le phénomène en2014 »Entre 2014 et 2015, la situation a évoluédans un sens qui favorise El Niño : « En2015, il y a eu un départ lancé, du faitqu’il restait une partie de la chaleur de2014, explique Michael McPhaden. Cettechaleur résiduelle a pu aider à exciter lesvents d’ouest début 2015 dans le Pacifiqueouest en redonnant de l’énergie à ElNiño. Lorsque l’on arrive à la périodede l’été de l’hémisphère Nord, et que lazone est du Pacifique tropical est trèschaude, comme c’est la cas actuellement,

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il n’y a virtuellement rien qui puissefaire avorter un El Niño en cours dedéveloppement. Même sans recourir àdes modèles de prévision sophistiqués,nous savons historiquement que de tellesconditions vont se maintenir et s’amplifierdans les prochains mois. Nous pouvonsêtre à peu près certains que les conditionsd’El Niño vont prévaloir dans ce quiest typiquement la saison de son pic, denovembre à janvier. La seule questionest de savoir quelle sera sa force exacte,ce qui est difficile à prévoir aujourd’hui.Mais tout indique un événement fort. Onverra si c’est un événement record. »

La difficulté de la prévision tient àla dynamique du phénomène El Niño,qui résulte d’une interaction complexeentre l’océan et les vents. El Niñocorrespond à une altération du régime desvents et des courants dans le Pacifiquetropical (voir schéma). Dans la situation« normale », les vents alizés soufflentvers l’ouest et poussent l’eau chaudedu Pacifique tropical vers l’Indonésieet l’Australie. Schématiquement, celaentraîne une montée du niveau de l’eaudans le Pacifique occidental et une baissedu niveau à l’est. Pour la compenser, deseaux plus profondes, chargées en planctonet en éléments nutritifs, remontent versles côtes de l’Amérique latine. Les alizés,eux, se chargent en vapeur d’eau etprovoquent des précipitations abondantes

sur l’Indonésie, tandis que la sécheressesévit de l’autre côté du Pacifique, sur lesplateaux andains.

© http://www.notre-planete.info/terre/climatologie_meteo/elnino.php

Lors d’une année El Niño, le mécanismes’inverse : les alizés s’affaiblissent etsont contrecarrés par des poussées devents d’ouest. L’eau chaude est entraînéevers les côtes d’Amérique latine, et despluies massives s’abattent sur le Pérou etl’Équateur, tandis que l’on peut observerdes sécheresses en Indonésie.

« C’est le combat entre les vents qui acommandé le phénomène en 2014 et 2015,explique Matthieu Lengaigne. Début2014, il y avait une accumulation d’eauchaude dans le Pacifique tropical est.Mais pendant l’été 2014, ces vents sonttombés et les alizés ont repris le dessus.La “piscine d’eau chaude” est revenuevers sa position habituelle en juillet et lesanomalies de températures ont diminué.En 2015, au contraire, il y a eu de trèsforts vents d’ouest entre mai et mi-août,qui ont continué à déplacer l’eau chaudevers l’est »(le mécanisme des vents qui ajoué en 2014 est exposé dans un articlede Geophysical Research Letters dontMatthieu Lengaigne est l’un des auteurs).

L’un des problèmes qui se posentaux scientifiques est que les vents ontun caractère aléatoire qui rend leurcomportement difficile à prévoir. Maisselon Michael McPhaden, les vents nesont pas le seul facteur qui a joué dansl’échec de la prévision de 2014. Lecomportement de l’océan a aussi eu un

rôle. En particulier, McPhaden observequ’au cours des 50 dernières années, lechangement climatique dû à l’effet deserre a entraîné un réchauffement plusrapide dans l’océan Indien et le Pacifiqueouest. Le réservoir d’eau chaude dans lePacifique ouest est en expansion, de sorteque les vents d’ouest pourraient avoir deplus en plus de mal à le déplacer et àfaire démarrer un événement El Niño.Le réchauffement global tendrait donc àrendre plus rare les colères du petit garçon.

Mais plusieurs travaux, dont un articleparu en même temps que celui deMcPhaden dans Nature Climate Change,dont le principal auteur est Wenju Cai,océanographe à l’université de Qingdao,en Chine, montrent au contraire quela fréquence des événements El Niñoextrêmes devrait augmenter avec leréchauffement global. « Les résultats de

Cai supposent que pendant le XXIe siècle,la température du Pacifique équatorial aaugmenté plus rapidement que dans toutle reste du bassin du Pacifique, expliqueMichael McPhaden. Cela peut se réaliserdans le futur mais ne correspond pas à lasituation d’aujourd’hui : le réchauffementa été plus rapide dans l’océan Indien et lePacifique ouest. »

Il n’y a donc pas de contradiction deprincipe entre les résultats de McPhaden etceux de Cai. Mais la prévision d’El Niñon’est pas près de se simplifier.

En Serbie, Preševo estdébordé par l'afflux demilliers de réfugiésPAR BELGZIM KAMBERI ET VALON ARIFI

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LE MARDI 25 AOÛT 2015

Les volontaires près du centred’accueil de Preševo. © Valon Arifi

Venues de Grèce et de Macédoine, plusde cinq mille personnes ont franchi lafrontière serbe dans la seule nuit de samedià dimanche, selon le gouvernement.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Miratovac, frontière Serbie-Macédoine,de nos envoyés spéciaux.- « Vous êtespolicier ? », demande Amir alors qu’iltraverse les champs pour rejoindre laroute de Miratovac, premier village deSerbie après la frontière macédonienne.Âgé d’une trentaine d’années, Amiraccompagne un groupe d’une bonnevingtaine de migrants syriens. Le policierserbe ferme les yeux, les réfugiés passent.Ils arrivent près d’un camp d'accueil,des tentes offertes par la Russie. Il ya des enfants, des personnes âgées, deshandicapés. Épuisés, ils n’ont qu’un mot àla bouche : « Belgrade », la capitale serbe.

Un enfant parmi les réfugiésarrivés à Miratovac. © Valon Arifi

Les habitants de Miratovac ont l’habitude.Dans les années 1999-2001, les conflitsarmés au Kosovo, en Macédoine et dans lavallée de Preševo ont fait de ce village uncarrefour stratégique pour les personnesdéplacées et les trafics en tout genre. « Jeleur ai donné de l’eau pour qu’ils puissentse rafraîchir », dit Zejnullah Memishi,qui habite à l’entrée du hameau. Dans lecentre, des petits malins essayent de tirerprofit de cet afflux de réfugiés pour vendredes cartes de téléphones portables. Lesmilitants d’ONG locales et internationales

sont présents. Une trentaine d’entre euxsont actifs à Preševo pour assister environ2 000 migrants qui débarquent chaque jourdepuis la Macédoine.

Ce week-end, ils furent plus nombreuxencore. En tout, plus de cinq mille réfugiésont franchi la frontière serbe dans la seulenuit de samedi à dimanche, a estimédimanche le ministre serbe de la défenseBratislav Gasic, visitant le centre d'accueilde Preševo. La Macédoine, qui avait tentévendredi et samedi matin de bloquer ouau moins de contrôler sa frontière avecla Grèce, y a finalement renoncé devantl'afflux de plusieurs milliers de migrants etle risque de violents affrontements avec lesforces militaires déployées. Dès samedi,des milliers de personnes ont pu entamerla traversée de la Macédoine pour joindrela Serbie, dernier pays avant la Hongrie,l'Union européenne et l'espace Schengen.La Macédoine a d'ailleurs affrété des trainset des autocars pour les acheminer vers lenord. «Nous nous attendons à ce que lavague soit de la même ampleur demain oudans deux jours», a dit le ministre serbede la défense, commentant ces arrivéesmassives.

À Miratovac, ce week-end, cinq ou sixautobus de la compagnie locale VeliTrans,affrétés par le Haut-Commissariat auxréfugiés des Nations unies (UNHCR),transportent gratuitement les nouveauxarrivants vers le centre d’accueil collectif,6 kilomètres plus loin, dans le quartier dela gare ferroviaire de Preševo. Les réfugiésdoivent déposer leur demande d’asile, undocument qui légalise pour une périodede 72 heures leur séjour en Serbie. Assezde temps pour rejoindre la Hongrie ou laCroatie.

« Nous leur avons facilité les transports »,explique un membre de l’UNHCR. Maistout le monde ne semble pas informé.Trempé par la pluie, pourtant rare en cettepériode de l’été à Miratovac, Fendi (32ans) se repose en famille aux portes del’une des mosquées du village. « Trouvez-moi un transport pour quitter au plus vitela Serbie », demande-t-il. Depuis avril,les portes de la mosquée sont closes.« 200 personnes sont entrées illégalement

hier soir en défonçant la fenêtre. On nepeut plus les abriter, car ils détruisent lemobilier », explique Vehadin Hajrullahu,un entrepreneur local qui nettoie lestoilettes de la mosquée avec un migrantvolontaire.

Passage de la frontière serbe, près deMiratovac et Preševo. © Valon Arifi

Malgré le transport gratuit assuré, larue qui mène au centre d’accueilde Preševo regorge de petits groupesde réfugiés qui se déplacent à pied.Agon Ajeti et des volontaires locauxse mobilisent depuis plusieurs mois.Ils distribuent de l’eau, des produitsalimentaires et hygiéniques. « Nous noussommes organisés spontanément », dit-il.« Au début, on les a abrités dans desmaisons privées, environ 150 personneschaque nuit. » Arborant un tee-shirt« Refugees Welcome », son groupe aaussi mis en place une signalétique enlangue arabe pour orienter les migrants.« Nous essayons de les aider. On a créédes contacts avec d’autres volontaires enMacédoine et en Serbie. Nous sommesactifs sur les réseaux sociaux », ajouteAgon Ajeti.

Mais c’est dans le quartier du centred’accueil collectif que les chosesdeviennent sérieuses. « Bienvenue dans lajungle du libre-marché », s’esclaffe unchauffeur de taxi en train de marchanderson tarif avec un groupe de jeunes Syriens.« 100 euros jusque Bujanovac ! » Dix foisle prix habituel. « Ils peuvent s’estimerheureux. D’autres prendraient l’argent etles largueraient au milieu de nulle part »,se justifie-t-il. Tous les jours, il fait letrajet de la commune voisine de Bujanovacjusqu’à la « petite Syrie ».

Légalité et illégalité se côtoientLe tarif de taxi pour rejoindre Belgrade,400 kilomètres au nord, est de 500 euros.Pour aller à Subotica, avant la frontière

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hongroise : 800 euros. « Nous sommes200 à 300 taxis. 10 % sont légaux, lesautres travaillent au noir », expliqueShkëlqim, un chauffeur de taxi albanaisde Preševo. « Les taxis viennent aussi deVranje et d’autres villes de Serbie. C’estplus facile pour eux, car ils connaissent lespoliciers, qu’ils arrosent de pots-de-vin »,ajoute un de ses collègues, sous couvertd’anonymat.

Ici, légalité et illégalité se côtoient. Selonla procédure officielle, un migrant ale droit de séjourner légalement sur leterritoire serbe pourvu qu’il soit munid’un document de demande d’asile. « Bonnombre d’entre eux ne le prennent pas,car ils n’ont pas le courage d’attendredans la file. Ceux qui ont de l’argentveulent partir tout de suite et n’hésitentpas à payer », affirme Adnan Osmani, unvendeur ambulant installé en face de lagare routière. Les plus pauvres prennentle bus. En moyenne, dix autocars fontquotidiennement le trajet pour Belgrade.Le tarif est de 25 euros par personne.« Seulement ceux qui ont les papiers »,crie le chauffeur, tandis que les migrantss’apprêtent à embarquer. Les compagniesont engagé des agents pour contrôlerles passagers. « Je reçois un euro parpersonne, 50 euros par bus », se réjouitArben, qui assure ce job depuis un mois.

Les volontaires près du centre d’accueil de Preševoet qui viennent en aide aux migrants. © Valon Arifi

En ville, la police se fait discrète. « Ilne manquerait plus que ça, que l’Étatnous empêche de faire nos affaires, alorsqu’il n’a jamais été capable de développercette ville », ironise un trafiquantlocal. « Le seul problème, c’est qu’ilfavorise l’entreprise d’État Lasta, dont lesautocars sont remplis de migrants, mêmesans papiers », se plaint un chauffeurd’une compagnie concurrente. « C’estlogique, vu qu’un proche du ministre

Vulin serait derrière cette compagnie »,rajoute un responsable d’une organisationhumanitaire internationale.

Environ un millier de réfugiés reçoiventchaque jour le document légalisant leurséjour en Serbie. Le centre d’accueilpropose aussi une assistance médicale,de la nourriture, de l’eau, ou encore lapossibilité de se reposer dans des tentesmises à leur disposition.

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Aghiad Mustafa (26 ans) a quitté la Syrieil y a plus de deux semaines. Titulaired’un diplôme en administration, il compterejoindre la Suède. Patientant dans la filepour obtenir son attestation de demanded’asile, il dormira ce soir chez Azizi,une auberge de jeunesse qui refleuritdepuis le début des flux migratoires. « Tudonnes 10 euros et tu peux rejoindreta chambre », lui dit Luta Azizi, lepropriétaire de cette auberge où l’anglaiset l’arabe se sont substitués au serbe età l’albanais. Aghiad dormira avec Faves,un Kurde de 24 ans, qui paie un eurola recharge de son téléphone portable àune cabine improvisée. « Ici, les prix sontfluctuants. Un bouteille d’eau peut valoir50 centimes ou un euro », raconte AdemHyseni, propriétaire d’une petite épicerie.Il reconnaît que, grâce aux migrants, sonchiffre d’affaires a triplé.

Alors que les arrivées sont de plus enplus nombreuses et massives, le centred’accueil collectif semble dépassé, fautede capacité. « L’Union européenne vaoffrir une aide de 3,2 millions d’eurosjusqu’à la fin de l’année à la Serbiepour la question des migrants », arécemment déclaré le chef-adjoint de ladélégation européenne à Belgrade, OscarBenedict, en visite dans le camp. « Quefera-t-on cet automne et cet hiver ?»,soupire un responsable d’une organisationhumanitaire internationale en visite pourfaire un état des lieux.

Boite noireCe reportage est publié simultanémentsur Mediapart et sur Le Courrier desBalkans, l'un des huit médias de notre

opération spéciale «Ouvrez l'Europe#OpenEurope» dont le dossier completest à retrouver ici.

« Le policier a sorti salacrymo et gazé le jeune à30 cm des yeux »PAR FERIEL ALOUTILE LUNDI 24 AOÛT 2015

Intervention de la police devant le foyer de laCommanderie, le jeudi 20 août © Feriel Alouti

Le 19 août dernier, alors que la policeorganisait une « opération maïs » devantun foyer de travailleurs immigrés, situé

dans le XIXe arrondissement de Paris,plusieurs agents s’en sont pris violemmentà un vieux monsieur et son fils. D’autres,emmenés dans un centre de rétentionadministrative, risquent l’expulsion.

Jeudi 20 août, 17 heures, trois voituresde police s’arrêtent devant un foyerde travailleurs immigrés, situé boulevard

de la Commanderie, dans le XIXe

arrondissement. Face aux agents, pourcertains équipés d’un gilet pare-balles,d’un Taser et d’un Flashball, quelqueshommes, habitués à vendre chaque soirdu maïs grillé, prennent aussitôt leursjambes à leur cou. D’autres, plus âgéset tranquillement assis sur leur chaise,assistent à la scène avant d’être euxaussi approchés par la police et certains,arrêtés. Dix minutes plus tard, lesfonctionnaires repartent. L’opération est

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terminée. « Depuis une semaine, ilsviennent tous les jours », soupire Traoré,un grand trentenaire vêtu d’une djellaba.

Intervention de la police devant le foyer de laCommanderie, le jeudi 20 août © Feriel Alouti

Plusieurs témoins, rencontrés sur place,ont assisté, la veille au soir, à la mêmeopération. Sauf que cette fois-ci, les agentsne se sont pas contentés d’embarquerplusieurs hommes, ils s’en sont égalementpris violemment à un vieil homme etson fils. Jean-Charles qui travaille dans lequartier a observé, avec attention, la scène.Il raconte :

« La police voulait dégager les vendeursde maïs qui s’installent chaque soir surle trottoir. Ils sont beaucoup et hier, ilsont décidé de les dégager. En gros, ilsont fait une "opération maïs". À côté desvendeurs, il y a un gars qui changeait uneroue de voiture, un papi. La police estarrivée pour enlever la voiture. Le papi adit : "Je remonte la roue et je pars tout desuite." Le policier lui a répondu : "Non,vous bougez tout de suite." Le papi a tentéde lui montrer les PV qu’il venait justede recevoir mais le policier a demandéau gars du remorquage d’intervenir. Puis,le papi a demandé à récupérer ses outils.Mais le policier a refusé. Et, là, lefiston s’est interposé et a dit au policier:"Ne bousculez pas mon papa, il estvieux." Le policier a alors poussé, unepremière fois, le fils violemment. Le jeunea répondu : "Pourquoi vous faites ça ?"Puis il l’a poussé une deuxième fois hyperviolemment. Le jeune a manqué de tomber.Le papi, qui boite en plus, a essayéd’intervenir. Le policier a alors bousculéle papi très fort contre la grille du foyer.Le fiston est arrivé, a rattrapé son pèreet ajouté : "Mais monsieur, ça ne se faitpas !"

À ce moment, il y avait encore pleinde gens autour. Le fils tenait son pèrepuis le policier a sorti une matraque etsans aucune raison, sans que le jeunele menace, il lui a tapé sur les mains.Le jeune a pris son père, il est allé surl’autre trottoir. Et il a dit : "Vous m’avezfrappé, vous n’avez pas le droit !" Et là,le policier a sorti sa lacrymo et a gazé lejeune à 30 cm des yeux. Il s’est étalé parterre en criant. Moi, j’étais juste devantet normalement, je défends toujours lapolice mais là je me disais "j’y crois pas!". Une policière m’a dit : "Vous avez unproblème monsieur ?" J’ai répondu : "Çase fait pas ce que vous faites." Elle n’arien dit. » Le lendemain, sur place, encorechoqués par la violence du policier, ils sontune dizaine à corroborer le témoignagede Jean-Charles.

Aux abords de ce foyer, géré par la sociétéd'économie mixte Adoma, anciennementla Sonacotra, nous retrouvons le « papi »dont il est question. Il s’appelle Ibrahim.Les joues creuses, le visage marqué, lecorps chétif et la jambe gauche malen point, le sexagénaire, arrivé de Côted’Ivoire il y a quarante ans, gagne savie en réparant les voitures des habitantsdu quartier. « Il travaille là-bas parcequ’il connaît bien les gens du foyer »,raconte son fils, Yannick, 36 ans, luiaussi mécanicien. Mercredi soir, lorsqueles policiers sont arrivés, Yannick venaitvoir son père. « Quand les policiers ontvoulu embarquer la voiture que mon pèreétait en train de réparer, on a essayé deleur dire qu’on avait déjà eu des PV.Quand ils ont dit, on la dégage, on n’apas insisté, on a juste demandé à récupérerles outils. Mais ils ont poussé mon père etmoi j’ai voulu le protéger, raconte-t-il enmimant la scène. Ils étaient deux policiers.C’est le même qui m’a frappé sur les doigtset le bras et qui m’a gazé. J’ai mêmepas eu le temps de réagir. Je suis restéune dizaine de minutes les yeux fermés.J’ai pas dormi de la nuit tellement ça mebrûlait. Si j’avais cherché la bagarre, si jeles avais menacés, j’aurais compris maislà j’ai rien fait, juste essayé de protégermon père. Ma mère est décédée en juillet

dernier, il n’a plus que moi. Vous imaginezs’il était tombé par terre ? Un mauvaiscoup et il aurait pu mourir. »

Ibrahim, 66 ans, en France depuis 1974 © Feriel Alouti

Si, aujourd’hui, Yannick pense ne pasavoir « les reins assez solides » pour porterplainte, cette histoire l’a profondémentmarqué. « Moi, je suis né en France.Mon père m’a toujours dit : "Fais pas debêtise et trouve un travail." Je l’ai écouté.Je travaille, je paie mes impôts et voilàcomment je suis traité. Je suis dégoûté.Et franchement, après ça, j’ai plus envied’appartenir à ce pays. »

Le fils d'Ibrahim, Yannick, 36 ans © Feriel Alouti

Contacté par Mediapart, un agent depolice qui était sur place le mercredi 19août explique ne pas avoir « vécu de lamême manière » la scène. « Ces deuxpseudo-garagistes [Yannick travaille dansun garage - ndlr] qui faisaient ça depuislongtemps n'ont pas voulu partir et sesont montrés agressifs. Ils ont bousculéles policiers. Il y a effectivement euusage de gaz lacrymogène. Mais c’estparce qu'ils étaient menaçants », expliquele fonctionnaire qui souhaite conserverl’anonymat. Un agent de police s’estdonc senti menacé par un homme de 66ans boiteux et épais comme un fil defer ? « Moi à titre personnel, je n’aipas été menacé mais quand vous êtes aumilieu d’une foule, il peut y avoir certainesréactions », rectifie-t-il.

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Ce jour-là, la police procédait, surréquisition du parquet, à une opération delutte contre les vendeurs à la sauvette,explique le même fonctionnaire. « Il y a eudes plaintes des riverains. Le trottoir estcolonisé par les vendeurs de stupéfiants etles vendeurs à la sauvette qui sont souventagressifs », dit-il. Présents le lendemain aumoment de l’opération, nous avons assistéà l’arrestation d’hommes d’un certain âge.Assis sur des chaises, aucun d’entre euxn’était en train de vendre du maïs.Aucund’entre eux ne s’est montré agressif.

Emmenés au commissariat du XIXe

arrondissement, certains ont étérapidement relâchés, d’autres, sanspapiers, transférés au centre de rétentionadministrative (CRA) de Vincennes. Etrisquent ainsi d’être expulsés vers leurpays d’origine. Parmi eux, Lamine, unGambien de 32 ans. Joint par téléphone, ilraconte, depuis le CRA, son arrestation :« Quand la police est arrivée, je rentraisau foyer. Des policiers sont sortis de leurvoiture. L’un d’eux m’a demandé si j’avaisdes papiers, j’ai répondu que non. Alorsils m’ont menotté. J’ai pleuré. Je n’avaisjamais été arrêté depuis mon arrivéeen France en 2007. Je ne suis pas unvoleur ni un bagarreur. » Selon l’Assfam,association autorisée à intervenir àl’intérieur du CRA de Vincennes,Lamine et les trois autres sans-papiers,arrêtés près du foyer, devraient passer, celundi matin, devant le juge des libertés etde la détention qui devra statuer sur laprolongation de la rétention.

« On n'avait jamais vu des descentesdevant les foyers, indique une bénévoled’une association nationale d’aide auxdemandeurs d’asile. Jusque-là, il y avaitune sorte de respect tacite. La chasseaux sans-papiers ne se faisait ni dans lesqueues d’attente devant les préfectures, nidevant les permanences des associations,ni devant les foyers. Là, on franchitclairement un cap. »

La police du XIXe arrondissement aorganisé le même genre « d’opérationmaïs » devant un autre foyer situé à dixminutes de la Commanderie. S’agirait-il,en plein mois d’août, d’« une chasse »

aux sans-papiers déguisée ? Le policierprésent lors de l’opération s’en défend.« On ne fait pas du chiffre. Après, au grédes contrôles d’identité, il peut y avoir dessans-papiers. »

Boite noire

Contactés, la mairie du XIXe

arrondissement, la société Adoma ainsique le service presse de la préfecture depolice n'ont pas répondu à nos demandesd'entretien.

François Hollande, la vieen rose et le boomerangeuropéenPAR FRANÇOIS BONNETLE MARDI 25 AOÛT 2015

Hollande le 20 août.

Quelle belle rentrée pour FrançoisHollande ! Le chef de l'État peutcontempler les ruines fumantes du paysagepolitique français, ce qui lui laisse lechamp libre pour une réélection en 2017.Qui d'autre que lui ?, dit-on dans la bulledu pouvoir. C'est oublier les contrariantscourts-circuits que ne manqueront pasde produire la crise sociale et une criseeuropéenne sans précédent.

Du haut de sa forteresse élyséenne,François Hollande scrute l'horizon etpeut afficher un large sourire. Quel belété ! Et quelle rentrée prometteuse !Pensez donc ! Il y a un an, le chef del'État se débattait dans une grave crisegouvernementale. Talonné par un premierministre, Manuel Valls, qu'il n'avaitnommé que contraint, il limogeait encette fin août 2014 Arnaud Montebourg,Benoît Hamon, perdait Aurélie Filippettiaprès avoir vu deux ministres écologistes– Cécile Duflot et Pascal Canfin – sauterdu train en disant pis que pendre de son

conducteur. Il ne s'agissait alors mêmeplus d'un pouvoir monocolore, réduit àune courte majorité socialiste, puisquecette majorité elle-même se fracturait sousles coups des opposants et frondeurssocialistes... Et pour certains observateurs,la question était alors : le président allait-il pouvoir finir son quinquennat ?

Quel bel été, donc ! Les Le Pen s'entretuentsur la place publique. Nicolas Sarkozyfait une grave rechute bling bling enaffichant dans Paris-Match des vacancescorses de milliardaire. Alain Juppé fêteses 70 ans en écrivant un livre surl'éducation des jeunes. Les écologistesse dirigent vers de sauvages scissions.Et Mélenchon recherche toujours lamartingale bolivarienne en passant au filde l'épée tous ses critiques.

Le PS ? Il est en ordre de marche depuisun congrès de Poitiers éteignoir. Atone,vide d'idées, vidé d'une partie de ses forcesmilitantes : n'est-ce pas ce qu'on demandeà un parti devant soutenir le pouvoir ?Les « frondeurs » ? Quelques milliardsd'euros opportunément réorientés dansle budget 2016 les neutraliserontet quelques strapontins ministérielsdemeurent toujours disponibles pour eux,voire pour des écologistes.

De sa bulle élyséenne, François Hollandepeut donc savourer le travail accompli.Certains, jusqu'à ses proches, le donnaientacculé, déshabillé par Manuel Valls,condamné à attendre l'heure du goudronet des plumes en 2017. Douze mois plus

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tard, les mêmes saluent le rétablissementpolitique d'un tonitruant « Qui d'autre quelui ? ». Une illustration : plus personne auPS n'ose aujourd'hui plaider encore pourdes primaires présidentielles, tant le choixdu chef de l'État est acquis et ne pourra êtredéfait.

Formé à l'école Mitterrand dans lesannées 1980, François Hollande, par sagestion du temps, des hommes, commepar ses habiletés tactiques, a reprisla main. Manuel Valls fait partie desdisparus de l'été, quand il adorait pourtantoccuper cette période par de tonitruantsdéplacements et discours. Ainsi le chefde l'État peut-il, dans cette petite bullepoliticienne où les rapports de forcese travaillent au millimètre, voir lavie en rose. Au-delà du champ deruines fumantes où gisent adversaires etconcurrents, l'horizon 2017 s'est éclairci.La déculottée n'est plus assurée. Lavictoire – c'est-à-dire sa réélection –redevient plausible, apparaît commecertaine, disent même les idolâtres.

François Hollande, le 20 août, lorsd'un déplacement en Savoie.

• L'extrême droite en opération suicide

Inattendue, la tuerie déclenchée au sein del'entreprise familiale des Le Pen est uneaubaine. Pour la droite bien sûr : elle peutainsi espérer voir enrayée la dynamiquede croissance du parti d'extrême droite etmême récupérer bon nombre d'électeurspartis vers le Front national. Mais c'estégalement une pression allégée pour lepouvoir socialiste dès lors que le scénariod'une Marine Le Pen à coup sûr présenteau second tour de 2017 peut être remis encause par le psychodrame de Saint-Cloud.

Il ne fait guère de doute que Le Penpère – 87 ans – ne s'arrêtera que mortd'exercer ses terribles représailles sur la« fille parricide ». Sauf accident fatal, ce

sont donc des mois de batailles interneset déballages divers qui attendent leFront national. On sait comment Le Penpère avait réduit en poussière BrunoMégret et son « puputsch » en 1998.Même fatigué, le légionnaire conserve uneimpressionnante capacité de nuisance dontil ne manquera pas de faire bon usage pourmettre à terre sa fille.

Qu'une réconciliation survienne, au prixde quelques pertes collatérales dansl'entourage de Marine Le Pen, et ildemeurera les nombreuses hypothèquesjudiciaires qui pèsent sur le Frontnational et ses dirigeants. Une rafaled'enquêtes judiciaires a été déclenchéecontre les montages et flux financiersobscurs qui irriguent l'extrême droite.Leur dénouement pourrait entraver lacandidature « Bleu Marine ».• La droite au service des

polytraumatisés

Moins vulgaire et bruyante, la situationde la droite est-elle meilleure ? Rienn'est moins sûr puisque celle-ci n'a pasmême entamé sa convalescence, toujoursdévastée par les fractures provoquées parla défaite de 2012. La reconstructionpourrait intervenir en 2016, en ces longsmois qui devraient mener aux primairesqui désigneront son candidat pour 2017.D'ici là, l'UMP-Les Républicains estcondamnée à vivre en spectatrice d'unepetite course de chevaux opposant NicolasSarkozy, Alain Juppé, Bruno Le Maire etquelques séries B comme François Fillon,Xavier Bertrand ou Christian Estrosi.

La surprise vient de Nicolas Sarkozy.Largement élu à la présidence du partide droite, il n'a fait depuis qu'accumulergesticulations contradictoires. Surprisepuisque celui qui avait, dans l'adversité,réussi à construire une formidablemachine à gagner dans les annéesprécédant 2007, ne parvient pas à fédérer,à reconstituer un entourage performant, àfaire travailler son parti sur des élémentsprogrammatiques et une vision du pouvoir.En n'abordant 2017 que comme unerevanche personnelle et intime de la

défaite passée, Nicolas Sarkozy encouragedéfections, oppositions et candidaturesconcurrentes.

D'où la préférence à peine cachée, àl'Élysée et chez François Hollande, devoir Nicolas Sarkozy être le candidat dela droite en 2017. D'autant que là aussi,comme au Front national, la multituded'affaires et scandales financiers diverspeut provoquer quelques implosionsmortelles. Les nombreuses enquêtesjudiciaires en cours (financements libyensde Sarkozy, Bygmalion, le « cas» Balkany, le groupe UMP auSénat, etc.) promettent de spectaculairesdéveloppements.• Une autre gauche à l'arrêt

Les élections européennes commemunicipales l'avaient démontré. Lerejet massif du pouvoir, l'enterrementdes promesses socialistes de 2012n'ont nullement profité aux autresformations de gauche, laissant un électoratdésorienté choisir l'abstention. FrançoisHollande aura finalement surmonté lesmoments clés qui auraient pu voir unerecomposition s'opérer. Lors du départde Cécile Duflot, en mars 2014, lors dulimogeage de Montebourg et d'Hamon enaoût de la même année. Chaque fois,les discussions ont été entamées : entrefrondeurs, écologistes, Front de gauche,ministres partis. Chaque fois, elles ontéchoué, la maladie du présidentialismes'emparant trop souvent des esprits de telou tel.

Le résultat est qu'une large décompositionest aujourd'hui à l'œuvre : au seindes écologistes, dont les déchirements,ambitions et désaccords devraientlogiquement conduire à une scission ;au sein du Front de gauche que lesdivisions entre parti communiste et partide gauche réduisent aujourd'hui à un cartelaux contours flous voire opportunistes.Les recompositions locales, comme celleintervenue à Grenoble pour l'électionmunicipale, comme celles à venir pourles régionales, offrent des pistes. Elles ont

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peu de chances de se traduire au niveaunational tant aux multiples contentieuxs'ajoutent les concurrences d'égos.

François Hollande et Manuel Valls à l'Elysée.

• Le « pré-chauffage » de lacandidature Hollande

François Hollande sait mieux quequiconque tout cela. Habile à attiserles discordes écologistes, à rattraper lesfrondeurs, il peut espérer continuer àmaîtriser une très large partie de la gauchetout en s'étant émancipé de toute contrainteprogrammatique venue de ce camp.

Hollande de gauche ? Ce n'est plusune question utile, tant le chef de l'Étatrefuse délibérément toute référence àce camp. C'est encore le cas dans sonentretien donné à plusieurs journauxrégionaux jeudi 20 août (la presserégionale, un exercice qu'affectionnaitJacques Chirac...) : aucune référence àla gauche mais l'énoncé, au contraire, demesures prisées par la droite, par exemplel'engagement « à de nouvelles baissesd'impôts en 2016 ».

L'annonce purement élyséenne a pris decourt le gouvernement, avant que ManuelValls confirme ce vendredi que cesbaisses d'impôts seraient décidées dès lemois prochain pour figurer dans la loide finances 2016. Baisse d'impôts : c'estle gimmick de tout responsable qui seprépare à entrer en campagne. FrançoisHollande est ainsi entré dans une phase de« pré-chauffage » d'une candidature qui nefait plus de doute.

Voilà pour l'état des lieux politique decette rentrée 2015. Le chef de l'État connaîtles limites de ces équilibres politiciens,à surveiller comme le lait sur le feu,même s'ils sont déconnectés des enjeuximportants du pays et plus encore de lasociété. Mais il sait aussi – et ses dixannées d'acrobaties tactiques à la tête du

PS l'ont démontré – que leur contrôleest une condition obligée d'une réélectionprésidentielle. Le jeu institutionnel estainsi fait que c'est aussi la pleine maîtrisedes candidatures, des partis et de leursalliances qui organise la victoire.

Deux mouvements de fondAinsi la bulle élyséenne se reprend àcroire à la victoire. Faisant mine d'ignorerles deux mouvements de fond qui onttoutes les chances de bouleverser ce belordonnancement.

Le premier est une crise sociale quine cesse de s'approfondir sans que lepouvoir n'y oppose de réelles perspectives.Le second est fait des développementsmultiples d'une crise européenne sansprécédent provoquée par le cas grec.Arnaud Montebourg, en invitant l'ancienministre des finances grec YanisVaroufakis ce dimanche à sa Fête dela rose, à Frangy, tente de préempter unsujet qui continuera à organiser l'actualitéeuropéenne des mois qui viennent.

Le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem (de dos) et le GrecYanis Varoufakis, en février à Athènes. © Reuters.

• Le boomerang européen

« Toutes ces questions, l’austérité, ladette… doivent être pensées au niveaueuropéen, dit Yanis Varoufakis dansun entretien à l'Observateur. S’il n’ya pas un mouvement européen pourdémocratiser la zone euro, aucun peupleeuropéen ne verra de jours meilleurs :ni les Français, ni les Italiens, ni lesIrlandais, personne. C’est un combatfondamental qui nous reste à mener. »La naissance d'une grande mobilisationfrançaise et européenne contre lespolitiques d'austérité constitue un risquemajeur pour François Hollande, tantil lui est reproché d'avoir dès juillet2012 abdiqué toute volonté de réorienter

l'Europe comme d'entretenir un vrairapport de force avec les conservateursallemands.

C'est aussi ce que rappelle YanisVaroufakis après tant d'autres : «Le gouvernement français avait uneperception très proche de la nôtre. Maisexcepté quelques phrases de soutienlancées par Michel Sapin, cela nes’est pas traduit par un réel soutien.Ses interventions ont été immédiatementrejetées par les autres, et plusparticulièrement par Schäuble (le ministreallemand des finances). » La crise grecqueet ses inévitables prolongements, lesélections espagnoles qui pourraient voir ennovembre le mouvement Podemos devenirincontournable ne cesseront d'alimenterle débat français et de pointer lesrenoncements du chef de l'État. AprèsJean-Luc Mélenchon à sa manière, ArnaudMontebourg compte alimenter ce débatpour en faire l'éventuel tremplin d'unecandidature alternative en 2017. L'Europemenace ainsi de devenir le boulet deFrançois Hollande.

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Autre crise européenne qui menace lepouvoir : celle des migrants. L'incapacitéde l'Union européenne à développerune politique coordonnée et simplementdécente face à l'arrivée de centaines demilliers de réfugiés depuis le début del'année rejaillira sur le pouvoir. Or legouvernement n'a jusqu'alors mis en scènequ'une réponse policière (le déplacementdu ministre de l'intérieur à Calais, jeudi, l'aencore montré), excluant toute pédagogieauprès de l'opinion publique sur lesnouveaux enjeux de l'asile et de lasolidarité.

Loin des jeux politiciens, l'essentieldemeure : une crise sociale quis'approfondit sur fond de chômagede masse et de choix politiques quine résolvent en rien les donnéesbudgétaires de la France. De nombreuxresponsables socialistes peuvent rappelerqu'une élection présidentielle ne se jouepas sur un taux de chômage. Ce n'estpas faux mais c'est sous-estimer l'impactd'un chômage qui, chaque mois, bat des

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records historiques et a, ces dernièresannées, précarisé en profondeur la sociétéfrançaise. De mai 2012 à juin 2015, lenombre des chômeurs (catégorie A) aprogressé de 664 700 personnes. Toutescatégories confondues, c'est 1 147 800demandeurs d’emplois en plus depuis ledébut du quinquennat.

Après une croissance zéro au deuxièmetrimestre, le gouvernement maintient uneprévision de 1 % pour 2015 et de 1,5 %pour 2016. Des taux extrêmement faibles,plus faibles que dans bon nombre depays européens. Ils ne modifieront pasle paysage social de la France. Là estl'autre bombe à mèche lente qui menace lacandidature Hollande.

Montebourg et Varoufakisplaident pour l'«euro-démocratie» contrel'austéritéPAR JULIEN SARTRELE LUNDI 24 AOÛT 2015

En invitant l’ancien ministre des financesgrec à témoigner lors de sa traditionnelle« Fête de la rose » de Frangy, ArnaudMontebourg s’est présenté comme unrecours pour la gauche face à une Europelibérale et « antidémocratique ».

Frangy-en-Bresse, de notre envoyéspécial.- En 2014, la « Fête de larose » de Frangy et les prises deposition tranchées qu’il y avait adoptéesavaient coûté son poste de ministre àArnaud Montebourg ainsi qu'à BenoîtHamon. Cette année, l’ancien ministre del’économie de Manuel Valls n’est plus augouvernement. Il n’assume même plus defonction élective, tout occupé qu'il est parla société Habitat, mais il a réussi un coup :faire venir Yanis Varoufakis dans son fiefde Bourgogne.

« C’est un témoin important, les Françaisont le droit de savoir ce qui s’est passéet pourquoi il a échoué », lance-t-il dela manière joviale qui est la sienne, enarrivant à Frangy-en-Bresse aux côtésde l’ancien ministre grec des finances.Cette journée qui fait traditionnellement

office de pré-rentrée politique avantl’université d’été du PS à La Rochellepourrait d’ailleurs se résumer à cettedéclaration d'intention : la belle photodes deux anciens ministres de l’économie,accompagnée du témoignage minutieuxde Yanis Varoufakis. Le matin, déjà,l’économiste grec s'était fait photographieraux côtés de Jean-Luc Mélenchon, lorsd'une rapide rencontre près de la gare deLyon, à Paris.

Arnaud Montebourg et Yanis Varoufakis, le 23 août. © JS

Sous la pluie, entre deux libationsbourguignonnes et la dégustation d’unpoulet de Bresse – ce rassemblementpolitique annuel est aussi une kermesse –,le ton se veut pourtant offensif devantun petit millier de militants et une cohuede journalistes et photographes. ArnaudMontebourg et Yanis Varoufakis ont tousdeux à cœur de dénoncer la façon dont untroisième mémorandum a été imposé àAthènes sous la pression des institutionseuropéennes, avec mesures d’austérité àla clé, malgré le résultat du référendumvoulu par le premier ministre grec AlexisTsipras le 5 juillet. « Le message que nousdéfendons avec Yanis Varoufakis, c'est unmessage consistant à dire nous devonscréer l'euro démocratique », a-t-il précisé.« Ce sont les citoyens qui doivent exigermaintenant une évolution considérable del'Europe et notamment de la zone europour que celle-ci réponde aux besoins dela population. »

Pour Arnaud Montebourg, il s’agissaitavant tout de persister et signer aprèsses prises de position contre la politiqueéconomique du gouvernement de ManuelValls, en août dernier. Lors de la dernièreFête de la rose, il avait appelé à ce qu’ildécrit lui-même comme « une inflexionde la politique économique » et unerésistance volontaire aux vues d’Angela

Merkel sur le sujet européen. Aujourd’hui,même s’il prend la précaution de rappelerqu’il faut « travailler avec les partenairesallemands », le chantre du « redressementproductif » critique toujours « l’idéologiede la droite allemande qui est uneextrémiste de la dette et vise à ladestruction du modèle social-démocrate ».

Conférence de presse commune, séancesphotos, l’ancien ministre de Manuel Vallsa fait le show avec son prestigieuxinvité. Lorsqu’il prend la parole au milieude la cohue des journalistes français etétrangers, il appelle de ses vœux « unemodification de la zone euro, de lacroissance, de l’aide aux populations endifficultés et surtout la reconnaissance dela démocratie ».

Arnaud Montebourg se dit ulcéré par lafaçon dont « les décisions, les mesuresd’austérité injustes, sont prises sans lespeuples. L’Allemagne et la commissioneuropéenne ont mis la dette au premierplan, sans aucun résultat et personne nerépond de cela ! Les Grecs ont voté nonle 5 juillet, les Français avaient voté nonen 2005 et il n’y a eu aucune conséquence.Nous ne sommes plus dans une démocratiemais dans une oligarchie ! » La zone euroest« devenue un triangle des Bermudespour le suffrage universel où toutesles décisions populaires et référendairesse perdent, disparaissent englouties »,ajoute-t-il.

Tout en appelant à davantage d’unionpolitique au sein de l’Union européenne,Arnaud Montebourg prend bien soin de sedistinguer de François Hollande. « Vousvotez pour la gauche française et vousvous retrouvez avec le programme dela droite allemande au pouvoir », a-t-ildit, provoquant les rires de l'assemblée.Proche de Montebourg, la députée deSaône-et-Loire Cécile Untermaier a fait ledélicat pari à la tribune de défendre lapolitique européenne du président de laRépublique. « La France et le présidentde la République ont tenu bon face à cetteEurope libérale », lance-t-elle. Des lazziss’élèvent dans la foule.

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Pour pouvoir continuer à existerpolitiquement, Arnaud Montebourg seménage un espace à la gauche du PSvoire une place d’opposant de premierordre à la politique du président. Tout enfaisant mine de s’interroger : « Certes ilfaut un gouvernement économique de lazone euro [comme le propose FrançoisHollande], mais de quelle nature ? Sera-t-il démocratique ? Un parlement de lazone euro, c’est une très bonne idée,mais pourra-t-il nommer le président del’Eurogroupe et contrôler son action ? »

L’ancien ministre de l’économie, quidemande que soit mis fin à l'indépendancede la banque centrale européenne, vajusqu’à critiquer l’action de Michel Sapin,lors des négociations avec l’Eurogroupe.« J’ai ressenti une France complexéeet silencieuse, alors qu’elle défendaitl’intérêt général européen. » Uneposition largement partagée par YanisVaroufakis, remonté contre les « élitesfrançaises, autant à blâmer que les élitesallemandes ».

Un « mouvement communeuropéen »L’économiste grec est là pour témoigner.Il s’est donné pour objectif de fairecomprendre aux Français la violence desinstitutions européennes, des banques etdu FMI. « Il n’était pas question pourles créanciers de récupérer leur argent,ils voulaient plutôt humilier le peuplegrec afin de vous envoyer un message etd’en finir avec le modèle social français», répète-t-il inlassablement, alors que lapluie s’intensifie à Frangy-en-Bresse etque le public face à lui se fait de plus enplus clairsemé.

Dans un long discours où il retrace lesdifférents rounds de négociations auxquelsil a participé, avant de détailler sesrelations houleuses avec celui qu’il appelle« le Dr Schäuble », Yanis Varoufakisveut insister sur un point : « Il nes’agissait pas du tout de sauver la Grècemais uniquement de permettre plusieursrenflouements bancaires successifs. LaTroïka nous a acculés au bord de la falaiseet nous a poussés, parce qu’elle avait peur

que notre gouvernement puisse réussir etenvoyer à l’Europe tout entière le messageque des élections peuvent changer leschoses. » « C'était une capitulation pournotre gouvernement mais surtout unegrande défaite pour la démocratie enEurope », a déclaré l'ex-ministre grec. «Notre printemps d'Athènes a été écrasé,comme le printemps de Prague. À la placedes chars, c'était des banques. »

En marge des discours, la kermesse de Frangy. © JS

Réunis pour cette quarante-troisièmeédition de la « Fête de la Rose », YanisVaroufakis et Arnaud Montebourg ontfait peu de propositions concrètes poursortir l’Union européenne de l’ornière.L’un comme l’autre ont bien évoqué« la nécessité de revitaliser l’Unioneuropéenne et d’y remettre de ladémocratie ». Ce projet et ces grandesintentions seront-ils l’occasion de fonderun grand parti qui rassemblerait une partiedes gauches européennes ?

« Nous n’avons pas besoin d’unnouveau parti, nous devons travailleravec les institutions existantes et lesréorienter dans le sens de l’intérêtgénéral européen », botte en toucheYanis Varoufakis. Avant d’appeler trèssolennellement à « la formation d’unréseau paneuropéen contre l’austérité, unplan Marshall européen, un New Dealpartout en Europe ». L'ancien ministre a denouveau évoqué sa volonté de fonder un«mouvement progressiste européen ».Il aégalement ajouté : « Mon âme est toujoursdédiée à Syriza mais mon âme est briséepar les divisions du parti. »

Cette thématique européenne va-t-elleservir Arnaud Montebourg jusqu’à luioffrir une rampe de lancement vers laprésidentielle de 2017 ? L’intéressé souritde toutes ses dents et refuse de répondre,expliquant que pour le moment « il faut

faire connaître le coup de force auxcitoyens français avant de se positionnerprécisément pour des solutions ».

Comme c’était prévisible, les militantsde gauche et les soutiens d’ArnaudMontebourg présents à la « Fête dela rose » sont un peu plus bavardset expliquent volontiers qu’ils verraientbien leur champion élu président de laRépublique en 2017. « Nous voulonsmontrer que nous sommes capables detravailler avec d’autres partis que lePS, avance Alice, membre des Nouveauxpartisans, un mouvement de jeunesaffilié au PS. Ensuite, nous ferons un« mouvement commun européen et nouspréparerons une primaire ouverte àd’autres partis en 2017 ».

Tous les militants présents ont en mémoirele bon score d’Arnaud Montebourg à laprimaire socialiste de 2011 et surtoutson évocation d’alors de thèmes commela « démondialisation » ou encore « leprotectionnisme européen ».

De son côté, Yanis Varoufakis est restémuet sur ses intentions dans la nouvelleconfiguration politique grecque, alors queSyriza a implosé et que le premierministre Alexis Tsipras a convoqué desélections législatives anticipées pour le 20septembre. Tout juste confiera-t-il du boutdes lèvres que selon lui « lors de cesélections aucun parti n’aura la majorité àlui tout seul ».

1945-1975 : Baby-boom etrentes glorieusesPAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUISLE LUNDI 17 AOÛT 2015

Trente Glorieuses ? Avec du recul, ilsemble que la génération la plus favoriséede l'Histoire fut celle qui vécut sa jeunessedurant les seules « treize heureuses » :1962-1975.

Baby-boom et Trente Glorieuses : deuxidées souvent assimilées l'une à l'autre,et tout particulièrement dans les manuelsscolaires. Dans cette « France heureuse »,comme le titrait récemmentParis Match,on ne pouvait que faire des enfants.

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Les chronologies coïncident pratiquement.De même que la croissance économiquefrançaise est exceptionnelle de 1945 à1975, le nombre de naissances annuellesdépasse largement sur cette période les800 000, soit quasiment moitié plus qu'en1940. Tout juste l'explosion de la natalitédémarre-t-elle (dès le milieu de la guerre)et ralentit-elle (à partir de 1965, aveccependant un fort fléchissement en 1975)un peu plus tôt que celle de la richessenationale.

De cette similitude apparente est né lediscours sur la génération des baby-boomers, devenue depuis quelques annéescelle des papy-boomers, présentée commela plus prospère de l'histoire de France.Mais parfois aussi comme la plus égoïste,bien plus cigale que fourmi, surtoutpréoccupée de jouir sans entraves, etaprès elle le déluge. Les autocritiquesne sont pas rares : «Nos enfants noushaïront et ils auront raison. Car nous,les baby-boomeurs, leur avons laissé unesociété molle, mitée, usée. Nous avonseu tous les atouts en main [...] maisnous sommes la première génération quilaissera moins à la suivante que ce qu'ellea reçu de la précédente », écrivaientainsi Denis Jeambar et Jacqueline Rémydans Nos enfants nous haïront (Le Seuil,2006). «Notre génération de sexagêneursa tout gâché », renchérit Roch Saint-Bouc, né en 1950, dans un récentpamphlet «interdit aux moins de 60ans», Ils viendront cracher sur nostombes (Chapitre, 2015), qui énumèreles échecs collectifs des baby-boomers :dette publique, crise récurrente du régimedes retraites, dégradation massive del'environnement, chômage endémique dela jeunesse… Que penser de tels discours ?De cette autoflagellation des tempesgrises ? Les Trente Glorieuses auraient-elles, quarante ans plus tard, installé lalutte des classes (d'âge) au sein de lasociété française ?

La démographie passe pour une desplus fiables sciences humaines. Elleraisonne sur des chiffres incontestables,tels le nombre de naissances, et pensesur le temps long. Que nous dit-

elle de ce fameux baby-boom, supposéfonder une génération ? A-t-il vraimentexisté ? Les chiffres du nombre denaissances annuelles semblent le prouver.Mais pour sortir de la froideur desstatistiques, écoutons Annie Ernaux dansson admirable Les Années (Gallimard,2008), véritable égo-histoire sociologiquedes Trente Glorieuses : «Faute d'avoir eupeur à temps dans la pinède ou sur lesable de la Costa Brava, le temps s'arrêtaitdevant un fond de culotte toujours blancdepuis des jours. Il fallait "faire passer"d'une façon – en Suisse pour les riches– ou d'une autre – dans la cuisine d'unefemme inconnue sans spécialité sortantune sonde bouillie d'un fait-tout. Avoirlu Simone de Beauvoir ne servait à rienqu'à vérifier le malheur d'avoir un utérus.Les filles continuaient donc de prendreleur température comme des malades,de calculer les périodes à risques, troissemaines sur quatre. »

Nombre d'enfants du baby-boom n'ont pasété désirés. Combien ? Les travaux dumédecin Jean Sutter, à l'Institut nationald'études démographiques (Ined), évaluentdans les années 1960 la proportion à30 %. Or, c'est à partir de la diffusionen France de la pilule contraceptive(1965) puis de son autorisation légale(1967) que le taux de natalité entame sondéclin. Le démographe Hervé Le Brasa recalculé l'évolution du taux annuelde fécondité conjoncturel (la division dunombre de naissances par le nombre defemmes en âge de procréer) depuis l'après-guerre en en déduisant ces naissancesnon désirées, du moins comme on peutrétrospectivement les quantifier. Il enressort, hormis les quelques années de« rattrapage » de l'immédiat après-guerre,que «le baby-boom ne cesse pas entre1965 et 1975. La famille que veulentconstruire les Français reste de mêmedimension. Simplement, ils ont en 1975les moyens d’atteindre plus précisémentleur objectif ». Autre conclusion dudémographe : le baby-boom ne se seraitpas arrêté en 1975. Si l'on tient comptede l'âge moyen de la première maternité,qui ne cesse d'augmenter (de deux moischaque année) jusqu'aux années 2000, et

qui diminue mécaniquement le nombred'enfants par femme, la courbe de l'indiceconjoncturel de fécondité est quasimentstable, hormis le pic de l'immédiat après-guerre, jusqu'à nos jours.

Légende :Évolution de l'indiceconjoncturel de fécondité mesuré (enbleu),et corrigé en retranchant les naissancesnon désirées (en vert) qui diminuent àpartir de 1965puis en tenant aussi compte de l'élévationde l'âge de la maternité (en rouge)observée depuis 1975.Source : Hervé Le Bras.

Résumons : le baby-boom a bien existé.Mais il est douteux qu'il soit attribuableà une confiance en un avenir riant descouples d'alors, tant l'angoisse de lanaissance non désirée tarauda les femmesjusqu'à la fin des années 1960 et tantla natalité se maintint par la suite àdes niveaux élevés, la diminution dutaux de fécondité ne s'expliquant que parl'accroissement de l'âge auquel les femmesavaient leur premier enfant. N'en reste pasmoins que naquirent, entre 1945 et 1974,24 054 106 « bébés », comme le disaitde Gaulle, qui se réjouissait dans ses vœuxaux Français pour 1963 de la perspectived'une France peuplée de « cent millionsd'habitants » (à 6 min, sur la vidéo ci-dessous).

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Mais cette prétendue génération du baby-boom en est-elle bien une ? Ces 38 % dela population actuelle du pays forment-ilsun bloc, comme le laissent à penser les

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lamentations des baby-boomers repentis,qui se désolent de se voir comme unenouvelle classe dominante ?

Une génération peu homogèneCertainement pas. Comme le notel'historien Jean-François Sirinelli,« l'historien aura tendance à considérerque, au sein de ce baby-boom trentenaire,seuls ceux nés entre 1945 et 1955, et leursaînés nés sous l'Occupation, forment unegénération ayant une histoire commune ».

Plusieurs études se sont intéresséesaux niveaux de revenu, au patrimoineacquis, ou à la trajectoire sociale deces générations dites du baby-boom.Le sociologue Louis Chauvel, à présentprofesseur à l'université du Luxembourg,est un des pionniers de ces recherches.Dans Le Destin d'une génération (PUF,1998), il montrait en s'appuyant surles enquêtes de l'Insee que, tant dupoint de vue des revenus que decelui de la réduction de leurs inégalitésou des possibilités d'ascension sociale,les générations nées dans les années1940 et 1950 ont connu une situationexceptionnelle et sans précédent. Pour neciter qu'un chiffre, le taux de croissanceannuel du pouvoir d'achat du salairemoyen ouvrier est supérieur à 3 % de1945 à 1975, alors qu'il était depuis le

début du XXe siècle inférieur à 2 %,et même le plus souvent à 1 %. Cesconstats montrent, pour Chauvel, que« l'appellation "Trente Glorieuses" n'estpas totalement usurpée, et que ce passé n'apas besoin d'être artificiellement idéalisépour apparaître comme une périodeexceptionnelle d'opportunités pour lajeunesse ».

Mais si cette idéalisation existe, c'estque les conditions d'insertion dans lavie professionnelle n'ont cessé de sedétériorer pour les générations nées après1960. Un constat amer, confirmé par lesociologue lors de la réédition actualiséedu livre en 2010 qui y intégrait l'effet duchômage massif de la jeunesse subi parles générations nées dans les années 1960.« Aux meilleures périodes, comme la findes années 1980, 1990 ou autour de 2007,

à l'étiage, ce chômage transitionnel [dansles douze mois suivant la fin des études]ne descend plus jamais en deçà de 20 %,soit trois fois plus qu'au début des années1970. [...] L'avènement du chômage demasse concentré sur les jeunes est unévénement historique moins visible queMai-1968, mais qui pourrait avoir eu desconséquences bien plus massives. »

Le jeune sociologue Camille Peugny,auteur de Le Destin au berceau. Inégalitéset reproduction sociale (Le Seuil, 2013),a confirmé que la supposée génération dubaby-boom en comprenait en réalité deux,ayant connu, du point de vue de l'ascensionsociale, des expériences fort différentes.Quelques chiffres le démontrent : àl'âge de quarante ans, 14 % des enfantsde cadres supérieurs nés entre 1944 et1948 étaient ouvriers ou employés, contre24 % pour ceux nés entre 1959 et 1963.On pourrait objecter que ces héritierslaissèrent la place à de nouveaux venus,issus de milieux populaires. À tort :pour les mêmes classes d'âge, la partd'enfants d'ouvriers qualifiés et employéspassant cadres chute de 33 % à 26 %.Sur une échelle sociale bien définie,certes discutable mais dont les grandeslignes semblent consensuelles (nul necontestera qu'il souhaite à sa descendanced'être cadre ou profession intermédiaireplutôt qu'ouvrier sans qualification), lesascendants sont 2,1 fois plus nombreuxque les descendants pour la générationnée entre 1944 et 1946, mais seulement1,4 fois pour celle née entre 1964 et1968. Comme le résume Camille Peugny,« les générations les premières nées dubaby-boom ont bénéficié de perspectivesmeilleures que les générations qui lesprécèdent, mais également que celles quiles suivent ».

Profitant de la croissance, de l'inflationrendant le crédit bon marché, des faiblesprix de l'immobilier, et enfin du pleinemploi multipliant les possibilités decarrière, cette génération qui atteintaujourd'hui la retraite a été trentenaire enun temps où, comme l'écrit l'historienneSabrina Tricaud (Les Années Pompidou,Belin, 2014), «on pouvait [en 1969]

devenir propriétaire d'un appartementde trois pièces dans les Yvelines, àproximité du tout nouveau complexecommercial de Parly 2, pour la sommede 90 000 francs», soit, compte tenude l'évolution du pouvoir d'achat, 100000 euros actuels. Un rapide survol desprix des agences immobilières montrequ'un tel bien se monnaye aujourd'huiau moins trois fois plus cher… D'où laconstitution d'un patrimoine considérablepar la génération la plus favorisée del'Histoire, qui bénéficia de l'expansionéconomique pour se constituer des rentesglorieuses. Alors que vieillesse était,depuis toujours, synonyme de pauvreté, laFrance vit aujourd'hui dans une situationinédite où les plus âgés sont les mieuxlotis. Les derniers calculs du Conseild'orientation des retraites montrent quele niveau de vie des retraités est de troispoints supérieur à celui des actifs et queleur patrimoine médian (la moitié possèdedavantage et l'autre moitié moins) s'élèveà 176 000 euros, soit 16 % de plus que lesactifs.

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Certes, une partie des revenus de cepatrimoine, typiquement les revenus desappartements mis en location, sert à« aider » leurs enfants nés dans despériodes moins fastes à démarrer dans lavie. La famille providence remplace enpartie l'État providence, mais, expliqueLouis Chauvel, « la solidarité familialeest un puissant analgésique qui a permisjusqu'à présent de ne pas ressentirl'entièreté des conséquences néfastes dusacrifice économique de la jeunesse ».

[[lire_aussi]]

Le sociologue constate aussi que cettedomination des premiers nés du baby-boom est particulièrement manifeste dansla composition du personnel politique.Dans l'Assemblée nationale élue en 1981,calculait-il, il y avait autant de députésâgés de moins de 40 ans (les premièresgénérations du baby-boom) que de députésâgés de plus de 60 ans. Ces derniersont progressivement quitté l'Assemblée,mais aucune autre génération n'a pris

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la relève. Les députés nés entre 1940et 1959 sont ainsi devenus majoritairesdepuis les législatives de 1993, et le sontdepuis largement restés. Dans l'Assembléenationale élue en 2007, Louis Chauvel

comptait neuf fois plus de députés âgésde plus de 60 ans que de députés âgés demoins de 40 ans. On s'est permis de refairele calcul au sein de l'Assemblée élue en2012 : le rapport est d'un peu plus de 10

pour 1 ! La génération la plus favoriséede l'Histoire, qui vécut sa jeunesse durantles « treize heureuses » de 1962-1975, estbien installée au pouvoir. Pour combien detemps ?

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