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A. GAVIGNOT MARCEL THIBAULT 1874-1908 L

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A. GAVIGNOT

MARCEL THIBAULT

1874-1908

L

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MARCEL THIBAULT

11 est des êtres qui ne sauraient vieillir. Chaque matinles voit se plonger passionnément dans le flot renouveléde l'existence. Ils réparent ainsi ce que leur sensibiliténaturelle dépensa ta veille entre eux et la vie, c'est unincessant échange de forces actives et bienfaisantes.

Marcel Thibault était de ceux-là. Nul ne doutait que lafraicheur d'une telle âme et d'une telle intelligence neconnût jamais d'àtteinte c'était une sûre promesse deprintemps perpétuel.

Double raison de hâte, que cette jeunesse et sa conti-nuité certaine, pour cette mort, avide surtout, hélas t decequi vient à peine de s'épanouir. Avant que la floraisonmontrât toute sa richesse au plein midi, nous avons vu lebrutal et subit effeuillement. Nous voudrions faire passerentre nos doigts les débris du désastre. Penchés pieuse-ment sur chacun d'eux', nous tenterons de retrouver les

r. Ces pages sont le résultat de la collaboration d'aflèction et de sou-venirs de trois de Marcel Thibault : B. de Lacombe, B. Faul-quiei et le rédacteur. Celui-ci doit exprimer toute sa gratitude auxdeux premiers ainsi qu'à M. Ji. Gaillard dont l'inspirzition futparallèle et qui apporta ses impressions si complètes et si pré.cieuses de rnatre et d'ami.

Des remerciements individuels ne peuvent malheureusement être

rnc.

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mille témoignages de la vigueur de la sève et de la raretéde l'essence nous en respirerons une dernière foisl'obstiné et pénétrant parfum.

Marcel Thibault naissait à Paris le 14 novembre 1874.De son père, avocat de valeur, il recevait, à son entréedans la vie, l'amour de cette vie môme, qui semble n'étrequ 'une reconnaissance obligée de la part de ceux qu'elledota d'une flamme plus généreuse. Causeur verveux,esprit brillant, atteignant tout son éclat dans les réunionsamicales, le père de Marcel ne laissait pas pourtant denourrir, au cours de l'existence familiale, un pessimismecausé par des crises de souffrance fréquentes. C'était letriste et long prélude de la maladie qui devait l'emportersi jeune encore.

Aussi, ces ardeurs d'expansion, ce rayonnement vitalque l'enfant avait hérités du père et qu'il devait délicieu-sement conserver dans toute leur grâce, furent-ils fatale-ment réfrénés, pour un temps, dans la maison assombrie.Ce reploiement forcé trompa presque les parents malgrétant de témoignages d'une vibration quise donnait librecours au dehors, la mort, au berceau, d'un frère cadetsembla laisser l'aîné presque indifférent. Plus tard seule-

• ment, des preuves irrécusables du chagrin causé par cetteséparation révélèrent le travail intérieur d'une sensibilitéun peu craintivement voilée.

adressés à tous ceux, professeurs, élèves ou amis de Marcel Thibaultqui ont répondu aux demandes posées pour cette notice avec tant debonne grâce et de précision. Qu'ils acceptent ici un hommage (lesincère reconnaissance.

Mais si les nerfs du père, trop ébranlés par la maladie,c ontraignaient, au foyer, les plus charmantes facultés del'enfant à une sorte d'assoupissement, une oasis leur futbien vite ouverte à côté.

Il avait cinq ans, lorsqu'il entra, comme élève, chezMlle .Latour, une amie intime de sa mère, qui dirigeaitun cours d'éducation..

Accueilli par une sûre tendresse et par une ferme in-telligence, le lion) affectueux de e tante n'était pas seu-lement sur ses lèvres, et son coeur ne se crut jamais libéréde la gratitude de ces premiers soins.

Il restait presque toute la journée dans cette doucemaison, sa mère étant absorbée- par ses devoirs de garde-malade; l?s maîtresses et les grandes élèves, ravies decettePou pée vivante, en faisaient leur jouet et leur joie. Juchésur le haut poêle de faïence, une ample tartine à la main,les yeux brillants, ses belles boucles encore respectées en-cadrant ses traits fins, jasant comme l'oiseau qui vient de -reconnaître le monde hors de son nid, il semblait, nousdit-on, dans son air de complet bonheur et de grâce naïve,l'élogieuse enseigne de l'asile qu'il avait si vite aimé.

Là, s'abandonnant avec délices, il laissait sa natureparler et avec quel flux avec quelle abondance de sourceTous les témoignages concordent sur ce point.

Emporté par une verve jamais lasse, il entamait d'inter-minables histoires judiciaires, enchevêtrant des conflitsimaginaires qu'il exposait dans une phraséologie profes-sionnelle amusante. L'atavisme était évident, car sonPère ne s'occupait point d'affaires en sa présence l'in-stinct remplaçait toute initiation. Dès cette époque, on

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prononçait pour lui [e mot de barreau et rien ne paraissaitplus naturel que l'idée d'une semblable voie.

Mais s'il aimait les mots, il aimait aussi, il aimait autantles faits. Les invraisemblances puériles des contes de féesne le séduisaient nullement. Son imagination, si richefût-elle, ne travaillait que sur le réel. Elle s'alimentaitde précision et de vérité.

Tous les dimanches, son oncle maternel, qui fut pourlui un éducateur merveilleux de hauteur de coeur et d'in-telligence, celui-là même qui devait bientôt et si comp[è-tement reprendre la place du tuteur naturel disparu, quifut aimé et aima comme un second père, son oncle récla-inait la charge de l'enfant pour l'après-midi. C'était sajoie d'assister à la pousse vigoureuse du jeune arbre. d'endiriger harmonieusement les premiers rameaux.

Il avait cependant à modérer une curiosité insatiablequi voletait de demande en demande avec une fouguesans discipline. Les questions ne tarissaient que pour fairePlace à un de ces récits favoris où un commissaire depolice, une concierge et des locataires de rêve menaientune sarabande qui menaçait de ne s'arrêter jamais. Un peuexcédé par le ressassement d'un de ces conflits fantas-tiques d'un. pays bleu d'anges qui seraient processifs, l'au-diteur, pourtant indulgent, demanda brusquement, unjour, quelques mots sur le règne de François l!r. L'enfant,avec sa flamme habituelle, apporta une telle précisiondans le détail des faits, une telle indépendance déjà per-sonnelle dans leur appréciation, que l'oncle fut aussistupéfié que ravi. Il eut la subite révélation de la vo-

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cation future. Il pensa qu'à défaut du barreau, l'histoiredevrait convenir à merveille à cet esprit à la fois net etcoloré.

Le nouvel élève du cours Latour donnait, d'ailleurs,des preuves surprenantes de sa facilité d'assimilation.L'histoire et la géographie le passionnaient tout de suitespécialement cdl fut promptement àmême de travailler cesmatières avec des enfants beaucoup plus âgés que lui. Sonheureuse chance voulut que son premier professeurd'histoire, en lui imposant de solides cadres généraux, en-diguât cette fiévreuse avidité des détails qui eût risqué desubmerger les grandes divisions. Reconnaissons là commeune lointaine préparation aux méthodes rigoureusesauxquelles il devait si sagacement s'attacher.

Dans ce milieu féminin, tendre et tout de grâce, lestendances de l'enfant se montrèrent sans tarder. Il aimaitnaturellement la finesse, l'élégance, et, comme d'instinct,la société des femmes. Il savait dès lors observer ce quis'accordait avec son idéal en cet ordre, et son optimismequi ignorait jusqu'à l'apparence même du mal, alliaitindissolublement la beauté morale qu'on lui apprenaitseule, et qu'il savait d'ailleurs presque de naissance, àtouteheureuse forme plastique dans les êtres et même dans leschoses. Dès l'enfance, il conçut, de la sorte, comme unrespect attendri et jaloux de la femme; la plus noble idéede sa culture d'intelligence et de coeur, de sa royauté -d'affection ne le quittera jamais.

C'est qu'il avait, à ses côtés, un admirable modèlede grande âme féminine une mère qui en donnant tout

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son cerveau et tout son cœurà son fils ne pouvait en fairequ'un homme supérieur.

De cette incomparable éducatrice, il tenait, et c'était sajuste fierté, les principaux traits de sa nature. A une âmefrémissante, toujours en palpitation de joie ou de douleur,prête à décupler les moindres heurts, à les amplifier à samesure, il opposait la virile énergie qu'il jugea toujoursnécessaire pour dompter l'excès de cette rare impression-nubilité.

Mais, à cette heure, cette sensibilité, un peu compriméeà la maison paternelle, s'épanouissait, plus spontanée descontraintes subies, dans le milieu qui lui était si doux.

De même qu'il pleurait de grosses et tièdes larmesen récitant avec un accent pénétra le Petit Savoyarddu bol) Guiraud, de même, il se roulait dans les transportsd'une joie allant aussi jusqu'aux larmes, lorsqueMile Latour lui lisait les Plaideurs. Sans tenir comptede l'attrait du sujet pour un esprit de famille basochienne,la verve et la jeunesse si souple des vers de Racine ravis-saient l'auditeur de sept ans.

Sa rare facilité d'élocution, dès cette époque, traduisaitsouvent, de la plus heureuse manière, les impressionsperçues. Un de ses catéchistes s'émerveillait, en souriant,de son éloquence enfantine à développer tel thème reli-gieux et la nature ne lui inspirait pas de moins vivesformules. Mile Latour l'aant emmené à la campagne, ilbat des mains devant la diaprure d'un gazon de printempset s'écrie , transporté : « Tante Thérèse Voyez ! Laprairie est tout illuminée de pâquerettes! »

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Mais la tendresse de coeur fut la principale forme decette sensibilité qui ne resta, si l'on peut dire, jamaisvirtuelle. Le coeur exquis parla, dès les premiers ans, chezMarcel Thibault.

Son oncle lui avait donné un superbe bateau, une de cesnefs sur lesquelles les enfants embarquent leurs rêves.Devenus hommes, que ne sont-ils aussi sages, au lieu deles risquer sur de plus hasardeux navires Marcel Thi-bault,toute flaque estocéan aux petits, laissait avec un fris-son de joie craintive son trois-mâts voguer sur le bassindes Tuileries. Mais la coque penche, la haute voilure vatoucher l'eau. Un jeune garçon s'approche dans un em-pressement charitable. Il offre ses services, et ses piedsnus semblent dire sa compétence de vieux loup de mer. lisaisit le navire, et, en moins d'une minute, celui-ci, ensûreté sous le bras du vagabond qui détale, n'est plus pourle pauvre Marcel qu'un décevant Vaisseau-Fantôme n.Comme il est grondé doucement chez lui de son impru-dente confiance, il dit ingénument du voleur « Maman,il avait l'air bien misérable et j'ai pensé qu'il ne jouait passouvent.

Donner était d'ailleurs sa joie son coeur ouvert faisaitouvrir sa main. Une année, il voulut vider son armoire àjouets en faveur des petits pauvres des écoles du quartier.Sa générosité ne connaissait aucun calcul, même le pluslégitime.

Nous ne reculerons pas devant la naiveté d'un autre traitplus touchant encore. Tout est charme, à cet âge ou lecharme s'ignore. Au moment de la mort de son père, ilimplorait candidement d'un prêtre, ami de sa famille, la

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faveur d'une messe funèbre de trente-sept sous c'étaittoute sa fortune.- Il n'hésitait pas davantage à payer de sa personne. Il

défend contre un petit brutal un de ses amis qui restatoujours parmi les plus chers, et son geste rapide dit, toutensemble, l'énergie desa protection et la crainte instinctivedu risque. Charmant naturel, à la fois généreux et loyal.

Ce n'est pas une timidité physique qui lui fait refuserd'assister à la noyade d'un rat prisonnier. S'il trouve l'exé-cution o sanguinaire »,ce n'est pas pour ménager des nerfsdélicats, c'est pour obéir à un coeur qui ne veut qu'aimer.La même tendresse sans affectation lui faisait conclure, àla fin d'une discussion théologique amusante dans sa gra-vité, engagée avec le même ami si chaleureusement protégéde tout à l'heure, « à la seule damnation sûre de deuxhommes Judas et le mauvais riche o.

Traits puérils sans doute, indices minuscules à côté desprofondes traces laissées par l'homme. Mais cet hommeest déjà tout entier dans cet enfant.

Sensibilité exceptionnelle et énergie de volonté, amourde la vie, de l'élégance et de la grâce, intelligence lumi-neuse et précise, rare facilité verbale, labeur obstiné édi-fié sur le sentiment déjà si fort et qui sera prédominant dudevoir, imagination jaillissante, enfin, base et couronne-ment à la fois, coeur exquis et sans secret.

Ces dons innés et ces qualités acquises allaient mûrirsous l'haleine, hélas! destinée maintenant à lui seul, d'unemère qui ne pouvait être consolée que par son fils. MarcelThibault perdait son père au mois de février 1885.

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CMe Oscar Falateuf prononça, sur la tombe de son con-

frère trop tôt enlevé, des paroles, qu'aux jours heureux,In famille aimait entendre rappeler : L'âme de ceux quidisparaissent veille sur ceux qu'ils ont aimés; le souvenirde Thibault protégera, d'au delà de la tombe, les êtres chersauxquels il a été ravi.

Martel Thibault devait réaliser cette touchante pro-phétie. Désormais toute à lui, sa mère va exalter, par uneintelligente tendresse, une culture passionnée et sans aveu-glement, des richesses de coeur et de cerveau qu'elle n'aplus à deviner. Sous son souffle, rien ne subsiste chez l'en-fant des concentrations de jadis. La pleine confianceépanouit, pour jamais, une nature faite pour rayonner sansombre.

Nous avons déjà dit que le frère de cette mère était dèslongtemps, pour sa soeur, un collaborateur éminent, dontl'action, servie par une culture supérieure et par un juge-ment sûr, devait prendre de plus en plus d'ampleur avecles années.

Professeur hors de pair dans les études supérieures deMarcel Thibault, il fut encore un incomparable maître devie pour celui qui était plus un fils à son coeur, qu'unneveu même très aimé. Magnifique exemple d'une familleconsciente des hauts devoirs que lui créait un si précieuxdépôt.

Grâce à une mère prévoyante et judicieuse, Marcel Thi-bault reçut quelques répétitions de latin avant Ventrée aucollège qui approchait. Au mois de niai 1885, il faisait sapremière communion avec la loyauté d'un jeune coeurtout pénétré de tendresse. Mais il nous faut noter que

jamais, sur cet imaginatif et ce sensible, un mysticismeun peu morbide n'eut de prise. Sa sensibilité était saineet son imagination pondérée; l'équilibre de cette naturesi complète ne risqua de se rompre à aucun moment.

En octobre de cette même année 1885, Marcel Thibaultétait admis dans la classe de sixième au collège Stanislas.Année grave, année pleine de germes féconds, qui le vitfranchir le triple stade .de l'acte chrétien qui clôt l'enfance,de la maturité forcée qui suit la disparition du chef defamille et de l'initiation à l'eNistence collective et laborieusedu collège.

Ce n'est pas en vain que la vie faisait prématurémentappel à des virilités nouvelles. L'enfant haussait aisémentson âme à des devoirs austères. Il prétendait à ce rôled'homme qu'il sentait à sa taille. Se jugeant sans faiblesse,jusque dans des minuties d'habitudes d'écolier à réformer,il exigeait de son confesseur une grande sévérité : soncrime était de ronger ses ongles!

Ce fut donc, malgré sa passion de la famille et du foyer,sans crainte d'enfant gâté, que Marcel Thibault franchitles portes de Stanislas où il devait cueillir et laisser tantd'affection. Il prit franchement part, en qualité de demi-pensionnaire, à la vie commune.

Des camarades de la première heure nous le dépeignentcomme un charmant enfant, sérieux presque timide, caril refuse de rendre la plus vive bourrade. S'il sembleavoir un peu perdu le côté d'expansion brillante que nousavons reconnu si accentué chez lui, n'est-ce pas d'abordla suite trop naturelle du deuil récent dont il sent le poids

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lourd, la marque d'une période nouvelle qu'il sait ne devoirplus être enfantine, enfin, le reploiement intérieur pour letravail appliqué et pour l'effort continu.

Dès les premiers jours, l'élève extrêmement conscien-cieux se révèle. Il possède les cahiers les mieux tenus dela classe; c'est la providence des brouillons qui ont oubliéd'écouter le maître et la sympathie va si vite à lui, que lesservices à rendre sont bientôt nonibreux.A ces avances,il répond avec sa confiante franchise et ne cache pas sajoie de sentir planer sur lui la tiédeur de l'aile maternelle.li est tendre, pourquoi dissimuler sa tendresse?

Mais par un piquant contraste, à ces allure si fines, tarais-sant plus graciles encore à côté des manières presquebrutales de jeunes chiens lâchés de tant de garçonnets quile traitent tout bas de « fillette n, il allie nu e passion mili-taire ingénue. Sa plastique n'évoquant rien du bravacheet ne le promettant pas pour un avenir même éloigné, sescamarades, à ses proclamations incessantes de vocationguerrière, opposent sans méchanceté un gentil sobriquet:on l'appelle Mademoiselle de Saint-Cyr

Cette flamme de gloire brûlait candidement dans lapetite âme généreuse les illusions sur la voie qu'ellecroyait être la sienne ne cédèrent qu'au bout de quelquesannées. li était trop naturel que l'enfant, venu aitpeu après les désastres nationaux, et ayant trouvé dans lafamille un foyer fervent de patriotisme entretenu par dessouvenirs douloureux tout personnels, ait envisagé l'épau-lette comme la seule carrière digne d'un vrai Français, Sonexaltatioii sur ce point augmenta encore lorsque le hasard

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de ses vacances dansles Vosges le fit approcher d'un généraiConnu qui dirigèait d'importantes manoeuvres. Son oncle,qui avait inconsciemment allumé cette flamme, dut, à cemoment, jeter une eau discrète sur le brasier envahissant.Il démontra sagement au jeune héros futur que le métierdes armes n'est pas le seul noble sur terre, qu'il est millemanières de servir utilement so it et que, surtout,l'officier doit posséder des aptitudes physiqués et intellec-tuelles qu'il n'apercevait pas clairement en son neveu.C'était insinuer la vérité d'une main prudente- dans safermeté, niais le bouillonnement était trop vif et l'adoles-cent connut encore des emballements du même genre.

C'était au moment du boulangisme. Beaucoup de vraispatriotes furent leurrés par un espoir qui s'annonçait écla-tant. L'oncle de Marcel avait sagacement deviné la fragi-lité de l'idole nouvelle et s'attachait à la démolir dansl'esprit de son neveu. Mais celui-ci était tenace dans sajeune foi son innocente vengeance, après avoir dû écou-ter quelque exécution verbale de son grand homme, étaitde crayonner sur les murs des séries innombrables de« Vive Boulanger

A côté du prestige des trois étoiles, Marcel Thibaultétait séduit dans sa soif sincère de justice sociale, de jeune,de très jeune penseur politique, par le programme de réfor-mes du général. - La formule « Revanche et Revisionlui semblait proclamer l'aurore d'une France nouvelle etrelevée. La véritable part du passionné de l'armée sembledonc assez difficile à discerner dans son enthousiasmed'alors.

Succédant à cette effervescence, la chute dut lui paraître

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plus rude. Avec un peu de l'exclusivisme de la grande jeu-nesse, les galons se dédorèrent pour lui de la poussière dufuyard de la gare de Lyon, de la boue du suicidé d'!xelles

Les soldats de plomb d'étrennes anciennes ne lui servi-ront plus désormais de modèle personnel à peine s'illes emploiera, ainsi que le surprit un jour sa iq tanteThérèse», à refaire gravement, à sa manière, la stratégied'une bataille de Napoléon. Mais s'il lut alors clairementen lui-même, s'il vit qu'il n'était pas fait pour les armes,il ne renia rien de ses ardeurs passées et son patriotismene fit que changer d'expression. Il resta digne du généreuxenfant de dix ans qui, après une enflammante Saint-Charlemagne, voulait, qu'on nous pardonne le détail,dormir avec le bouchon de la bouteille de champagne ets'écriait u Ohl ma petite France, je veux mourir pourtoi! n

C'est cet enfant qu'il nous faut retrouver, après cettelueur jetée sur l'adolescent. Cette légère crise devait êtremontrée dans soit et nous n'aurons pas àrevenir sur ce point.

La première année d'études exigea de Marcel Thibaultun sérieux effort. Rentré sous le toit maternel, il prolongeaittard la veillée studieuse. Mais le courage du débutant futemployé avec bonheur, puisque l'année 1886 le voyaitpartir en vacances, chargé de onze accessits.

Ils étaient les prémices d'éclatants succès scolaires. Nousparlerons peu de ceux-ci, imitant Marcel Thibault qui lesjugeait avec le détachemernent de sa modestie habituelle.Il ne convient pas, d'ailleurs, d'altérer l'échelle des valeurs

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en s'appesantissant sur des couronnes universitaires, sidorées soient-elles, lorsque l'édifice, hélas! inachevé, maissi solide et si harmonieux des oeuvres de l'homme devranous retenir. Qu'il nous suffise de dire que la moissonannuelle de Marcel Thibault se complétait presque tou-jours d'un des prix d'excellence de sa classe, et qu'à Sta-nislas comme au concours général où, régulièrementadmis plus tard, il recueillit trois nominations, il brillaspécialement en version grecque et en histoire;

Nous l'avons vu aimé de ses camarades pour son obli-geance et sa serviabilité, alors même qu'il n'avait pasrévélé toutes ses séductions. Ses maitres furent frappés parsou application et son exclusive passion d'apprendre, enméme temps que par une loyauté et un esprit du devoirrendant réciproque l'absolue confiance qu'il leur témoi-gnai t.

o N'étant jamais en faute, écrit l'un de ceux-ci dontnous aurons à parler dans un instant, Marcel Thibaultdédaignait les subteriuges auxquels recourent les élèvesturbulents pour éviter la responsabilité de leurs petitsécarts. Si quelque acte d'étourderie se produisait dans sonvoisinage, il suffisait d'un simple signe de dénégation desa part, pour que le professeur, sûr de sa loyauté, l'excep-tât de tout soupçon. o

Il apportait en classe un esprit critique déjà judicieux,retenant avec sûreté l'essentiel et comme la substance desfaits. u Les matières une fois acquises, nous dit le maîtresi autorisé que nous citions tout à l'heure, restaientordonnées et gravées dans son excellente mémoire. Nousavons vu l'élève devenu étudiant faire utilement appel,

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pour la préparation de l'examen de licence, aux souvenirsprécis que lui , avaient laissés le cours d'histoire romainede la classse de quatrième. n

Élève modèle il nous apparaît donc à ses débuts, élèvemodèle il restera jusque sur les bancs de l'enseignementsupérieur.

Le labeur constant de l'année scolaire était suivi pourMarcel Thibault de l'heureuse détente des vacances. Ellesse passaient, soit dans les Vosges, soit au bord du Léman,dans deux familles amies et qui étaient étroitement alliéesentre elles. Accueilli par la même vive affection inspiréesi naturellement par sa mère, Marcel Thibault fut tou-jours reconnaissant du développement personnel que luiapportèrent ces divers séjours.

.11 connut d'abord un monde plus vaste, moins limitéque par les murs du collège; il regarda de plus près lesmultiples visages de ta vie; il subit les charmantesinfluences féminines qui l'entouraient et la nature se révéladans ses aspects de grâce et de mystère. Forêts vosgiennesou lacs suisses lui parlèrent intimement au coeur, éveillantun goût profond et qui ne devait pas cesser de se dévelop-per, pour la grande amie de l'homme, dont l'impassibilitémême est un réconfort dans la lassitude et presque uneconsolation dans la douleur.

Mais une autre joie faisait encore plus intimementattrayantes ces périodes de liberté la présence de lagrand'mère maternelle de Marcel Thibault, qui allait unpeu plus tard, pendant quatre ans, les derniers de sa vie,venir au foyer de sa fille donner à celle-ci, dans sa mission

d'éducatrice, l'aide puissante de son affection et de sa clair-voyance.

A côté d'un amour maternel se voulant ferme et vigilant,l'enfant voyait la délicieuse sérénité, la noblesse attendried'un de ces beaux soirs humains faits de paix inaltérée del'âme et de parfaite bonté. De cette bonté qui se manifes-tait chez l'exquise aïeule eu grâce souriante, en intelli-gente et large tolérance, un instinct qui semblait pourtantconscient fit tout garder h Marcel Thibault. Il paraissaitdeviner qu'il se devait de tenir, en grande partie, ses plusrares qualités affectives, d'une source si haute et si pure. Savéritable adoration pour sa grand'mère n'était que la formede sa reconnaissance pour une tendresse dont il était siavide et pour lin exemple toujours présent à son coeur..

Maintenant, ce sont les années de travail ardent qui sedéroulent. L'enfant n'est plus. Le jeune homme apportedéjà à sa tâche cet amour profond de l'étude pour elle-même et non pour ses avantages matériels que notait uncondisciple de la première heure.

C'est en quatrième qu'il trouva, en la personne deM. H. Gaillard, un appui d'une admirable sûreté pourl'histoi reet la géographie qui l'avaient, comme nous l'avonsvu, attiré dès longtemps. Le &eur fut prompt à créer desrapports mutuellement chers au professeur et à l'élève :1aconfiance entière de l'un et le dévouement de l'autre furentcontinus au cours des études de Marcel Thibault. Celui-ci,non content d'avoir profité du développement total del'enseignement de son maUre au collège, revint tout natu-rellement lui demander de nouveaux conseilsiors de sa pré-

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paration à la licence et de son examen d'entrée aux Chartes.On voit quelle profonde influence ne pouvait manquer des'exercer, durant ces années si importantes dans la forma-tion d'un jeune esprit. L'expérience d'ancien chartiste deM. Gaillard fut des plias précieuses à l'aspirant érudit elleconnaissait les détours d'une méthode jadis pratiquée et saferme lucidité épargna bien des peines ingrates à MarcelThibault. On peut dire, en résumé, qùe celui-ci devait àl'enseignement remarquable ainsi reçu la très rapide éclo-sion de son talent. Nous savons, d'ailleurs, quelle recon-naissance émue et jamais oublieuse Marcel Thibault gar-dait de cette direction. Nous savons aussi avec quel coeur,le maître, devenu tin ami de tous les instants, prouva sondévouement au jeune professeur et avec quelle ingénieusedélicatesse, il 19 reporte hélas? maintenant, sur une nié-moire si chère.

Cette même classe de quatrième promettait de rester lu-mineuse dans le souvenir de Marcel Thibault. M. Sudre yprofessait aussi. Lui encore devait se sentir attiré • pourtoujours par ce travailleur si zélé : il lui conserva une bien-veillance et une affection qui ne se démentirent jamais.

Ce maitre excellent a gardé de ce premier contact untrès vif souvenir. JI céda au charme extrême de l'adoles-cent, charme qui restait si naturel dans. ses plus finesmanifestations et l'élève montra immédiatement cette hauteidée du devoir qui allait s'accroître chez lui jusqu'auscrupule.

Nous pouvons croire que ses facultés d'imaginations étaient dès lors brillantes, mais M. Sudre, loin de les trou,

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ver despotiques, estimait autant ses qualités remarquablesd'analyse.

Cet esprit exact qui ne se paye pas de mots, ce souci dene pas laisser la séduction de la forme et de la couleurl'emporter sur les idées, nous les retrouverons chez .MarcelThibault chartiste et historien, et cette défiance, mêmeexcessive, de dons captivants, fait le seul digne éloge d'uneconscience si difficile à contenter.

Deux ans après, c'est un autre maître, dans tous les sensdu mot, qu'il a la bonne fortune de trouver en seconde.M. Egger, lui aussi, fut pris sans tarder aux rares qualitésde son nouvel élèvç, et, des années après, il n'hésitait pas àprodiguer au jeune historien d'lsabeau les richesses de sacritique agace, avec une patience et un soin méticuleuxadmirables.

Enfin, la rhétorique se présente comme la premièremarche à franchir du seuil de la sortie vers la Sorbonne.Le développement des facultés en est à ce bouillonnementimpétueux d'un printemps commençant et les professeurséminents qui accueillent Marcel Thibault doivent presqueendiguer un flot trop riche. L'avidité de connaître estsans bornes, les détails ne semblent jamais assez nombreuxet assez précis ; les cdmpositions débordent d'une matièretrop abondante et comme en ignition. Heureux défaut quecet excès qui brisait déjà les formes de l'école et révélaitune culture générale si supérieure à celle d'un bon élève.Son professeur pour le latin, M. Durand, dont la hautevaleur ne méconnaissait rien de celle déjà naissante de sonélève, avait compris quel rapide assagissement l'étudiantapporterait dans sa fougue. Il ne pouvait s'étonner d'une

l Csource aussi jaillissante chez celui dont les yeux, suivantson expression, lui semblaient u deux flammes toujoursvivantes u.

Son autre maître pour le français, devenu une des auto-rités de la critique, M. Doumic, eut l'occasion de témoi-gner hautement de l'estime en laquelle il tenait MarcelThibault. « Élève exceptionnel, disait-il à peu près, licher-chait toujours à mettre de sa personnalité dans son travail.Les idées émises pouvaient être contestables ou mêmeerronées; jamais, comme celles de tant d'autres de ses con-disciples, elles n'étaient transcrites servilement d'après laparole du maître ou les manuels. »

Après avoir aisément obtenu ses deux diplômes debachelier en 1891 et 1892, le jeune homme désira fortifierencore des humanités faites avec tant de ferveur, en pas-sant sa licence ès lettres.

Au moment de quitter le cher collège • qui l'avait vudevenir homme, il entendait bien desserrer le moins pos-sible les liens qui l'attachaient à lui. La reconnaissanceétait comme le fruitnaturel du coeur chez Marcel Thibault.Nous le verrons accourir au premier appel de ses anciensmaitres et rentrer, comme examinateur, dans ce Stanislasqui vit ses premiers pas d'élève.

Le même sentiment devait aussi lui faire accepter suc-cessivement à Sainte-Marie de Monceau, la succursale dela rive droite, différentes classes d'histoire, comme nousle verrons plus loin.

Voilà donc le jeune homme pleinement indépendant.L'étudiant prend possession de ses idées, peut-on dire, et

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entend justifier par la maturité de son esprit cette libertédont il dispose. Mais n'allons pas croire que MarcelThibault se soit, dès lors, immobilisé dans des opinionstoutes faites, même par lui, et dans des sentiments fixéspour toujours. 1l était avant tout vivant, et la vie change,montrant des aspects dissemblables et souvent opposés àl'homme, le laissant hélas! éternellement perplexe de-vant l'impossibilité ou la vanité de tant de conciliationspourtant nécessaires. La rare intelligence de Marcel Thi-bault ne se refusa jamais aux évolutions fatales, et ilavouait sans rougir les changements de ses goûts et decertaines de ses opinions. C'est qu'il savait quelle loyautéde recherche et de sensibilité l'avait toujours guidé; enmontrant tout l'homme en germe dans l'enfant, nous avonsvoulu indiquer surtout la persistance d'une sincérité quel'on pourrait appeler de cristal.

Un de ses condisciples familiers de Stanislas qui lesuivit à la Sorbonne, un intime de ces années, déplore.dans une lettre, que les circonstances de la vie et la diflé-rence des carrières aient fait s'espacer ses relations avecun tel ami. Il ajoute « Je lui conservais une affectionfidèle et que j'aurais été heureux de lui prouver ,'. Puis iltrace de Marcel Thibault à ce moment, un vivant croquisque nous ne saurions négliger. « C'était, écrit ce témoinaverti, un esprit éveillé, curieux de tout, méthodique aussi,doué d'une grande force d'application et de travail. Il ap-portait au labeur non des visées d'amour-propre ou d'am-bitieux calcul, mais une volonté tenace et le goût del'étude pour elle-même.

« Son caractère sérieux et réfléchi avait aussi les plus sé-

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duisantes échappées de gaieté. Je revois son sourire dontla belle humeur ne se démentait guère; j'entends encorel'éclat de son rire presque d'enfant. Marcel Thibaultressentait très profondément toutes les émotions, li avaitcette susceptibilité du coeur qui n'est un défaut que pourl'égoïsme et il la traduisait en délicatesses exquises.

A chaque stade de sa vie, nous rencontrerons, dans lestémoignages, des similitudes de traits de ce genre.

Pour cette préparation à la licence qui, malgré son solideacquis, lui demandait un travail réel, Marcel Thibault,avec le secours vigoureux des leçons de M. Gaillard et desinterrogations approfondies de M. Sudre, eut l'aide siprécieuse de son oncle.

Tous les soirs, auteurs latins et français étaient commefiltrés ci- réduits en essence par les soins du professeurvolontaire Aont le dévouement ignorait toute fatigue.Quel charme, d'ailleurs, de rendre vivant, par une inter-prétation personnelle, ce que peut-être on reçut jadis unpeu à ).'état de momies vénérables, et de faire profiter decette transfusion du sang l'être jeune que l'affection faitcomme le coeur de votre coeur! Marcel Thibault ne pou-vait accroitre la tendresse reconnaissante qu'il professaitpour celui qui le • traitait comme un fils, mais le souvenirde ces heures n'était jamais évoqué par lui sans émotion.Ne se rappelait-il pas aussi que ce guide sûr lui avaitprodigué jadis, par lettres, des conseils aussi détaillésqu'utiles, durant ces périodes d'été oit l'oncle se trouvaitsouvent retenu à Paris?

Dans cette correspondance que Marcel Thibault consi-

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dérait légitimement comme un trésor, toutes les matièresétaient traitées littérature, carrière future, état politiqued'actualité, et la fermeté n'était nullement sacrifiée à la ten-dresse.

Arrêtons-nous un instant sur ces lettres qui dévoilentles penchants de l'enfant et de l'adolescent. Nous pourronsmieux saisir ainsi, Ù leur source, des goûts littéraires signifi-catifs, plus tard épurés et élargis, mais toujours subsistants.

L'oncle, avec une clairvoyance extrême, avait mis l'en-fant en garde contre unt voracité sans frein. Il le félicitait,une fois, de soit pour Chateaubriand, maisdevant la prétention d'en absorber l'oeuvre entier, il lerappelait vigoureusement au classement et à -l'ordre dansles lectures. Il aurait voulu, par exemple, lui voir appro-fondir et critiquer les Martyrs ou le Génie du chiistia-;,is,ne. Cette dispersion n'était qu'un traie d'impatientejeunesse, car nous savons que, fort tard seulement, Mar-cel Thibault s'accorda la liberté de lectures n'ayant pasune utilité directe pour ses études. Amusante assurance degarçonnet encore, que ce dédain pour Walter Scott qu'iln'avait pas lu, lui rappelait son oncle, opposé à FenimoreCooper. L'éducateur attentif prêche la nécessité de seformer de bonne heure des données historiques sérieuses.Quelle que fùt sa confiance dans l'avenir du jeune lecteur,il ne pensait sans doute pas, alors, être si bien écouté.

Mais ce que, plus tard, au moment même sur lequelnous sommes arrêtés, il entendait rigoureusement répri-mer, c'était, chez l'adolescent, favorisée par une passionpermise, niais alors au paroxysme, du romantisme, unedangereuse tendance au frou-frou féminin, à la sensiblerie

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et presque à la mièvrerie d'âme. Il discernait nettement lepenchant trop vif qu'une nature aimante et fine pourraitavoir pour les formes morbides d'un art de boudoir et detrop facile aristocratisme.

C'est ainsi que, dans Musset même, il découvrait juste-ment un dissolvant d'énergie virile pernicieux pour lesjeunes âmes et qu'il combattait, chez son neveu, une cer-taine manière d'aimer, jusqu'à l'obsession, les langueursdu poète des Nuits. Mais comment s'étonner de la séduc-tion de la jeunesse par le génie même de la jeunesse? Leprudent conseiller avait la sagesse de ne vouloir changerque la nature d'une admiration si légitime.

Où l'agacement du critique devenait vif, c'était devantle goût marqué du jeune homme pour les parties mon-daines et de fausse élégance de telles oeuvres d'un roman-cier psychologue, d'ailleurs de réelle valeur. Mors, sesironies devenaient mordantes ; ses sarcasmes poursui-vaient les héroïnes pâmées et les phrases trop suaves jus-qu'à l'extermination.

Si nous insistons, répétons-le, sur cet instant de la jeu-nesse qui commence, c'est d'abord, pour garder toute savérité à la figure et ensuite, pour mieux nuancer les diffé-rences qu'il est facile de noter d'avec les préférences desdernières années.

Nous avons dit que le romantisme avait profondémentséduit Marcel Thibault. Sa passion de Victor Hugo futd'une extraordinaire violence et certains de ses camaradesà l'École des Chartes ont appris tels vers des Contempla-tions à force de les lui entendre réciter. Attrait évident de

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la couleur et de l'éloquence pour ce fils d'orateur à l'ima-gination si vive et à la sensibilité facilement ébranlée.

Un certain raffinement naturel l'éloignait du réalisme.

Malgré le Lys dans la vallée et tant de traits romantiques,il ne put jamais goûter pleinement Balzac. Il le trouvaittrop écrasant, transcrivant sans choix les monstrueuxaspects d'un monde hideux.

Par une certaine inconséquence qui montre mieux laspontanéité de tels arrêts, il méconnut assez longtemps lavaleur des purs classiques. Pour le jeune homme avide depassion déchaînée et de teintes éclatantes, le ton semblaitmorne et froid, les couleurs grises. Ce n'est que plus tard,que l'homme pleinement développé rendit haute justiceau génie d'analyse et de langue des écrivains de notredix-septième siècle.

Mais, et la chose est naturelle, il eut toujours un goûtprononcé pour les mémoires où la vie abonde en faitsmultiples et frappants : excellente école pour l'historienfutur ne prétendant pas seulement à remuer des idéesgénérales, mais à fouiller les âmes et les reins des acteursdu passé.

Sur cette si intéressante période qui inaugure commeune mentalité plus libre, ne connaissant pas la réserve dejugements et de mots que l'homme fait devra forcémentpratiquer un jour, nous possédons, d'ailleurs, un documentpréciéux. Il jette, non seulement sur les goûts et les ten-dances littéraires et politiques de Marcel Thibault, un anavant qu'il passât sa licence, niais sur sa nature toutentière, un jour complet. En même temps, il nous révèle

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les qualités déjà remarquables du styliste et une indépen-dance d'idées qui sent bien la récente rupture du joug, siléger soit-il, des année d'école. La psychologie de l'étu-diant se saisitici surie fait et ce n'est pas un hors-d'oeuvrequi va nous retenir.

Un de ses plus-chers tunis, que nous retrouvons à biendes pages de sa vie, car nous avons déjà entrevu sisilhouette aux jours d'enfance, ami bien digne, certes,par la distincion de l'esprit et du coeur, d'une semblableamitié, avait adressé à Marcel Thibault une lettre un peufougueusement absolue au sujet d'opinions littéraires.

Dans sa réponse, Marcel Thibault commence modeste-ment par avouer qu'il veut se défendre de toute opiniondéfinitive au sujet de quelques grands auteurs du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, n'ayant pas encoreeu le loisir de lire certains de . leurs ouvrages capitaux.Puis, il évoque gaiement la possibilité d'un rêve-suggérépar la lettre de son ami, oit Racine et Victor Hugoréconciliés se tendraient la main par-dessus le squelettede Voltaire, tandis que M. Faguet (car les opinions dugrand critique étaient le point de départ de l'amical débat),tandis que M. Faguet, le visage épanoui et Je regardtriomphant, bénirait pontificalement cette union qu'ilaurait préparée »!

Il s'excuse ensuite dés divergences de vues de détailsavec son ami, en des termes qui sont amusants de calom-nie volontaire à l'égard de lui-même cc Tu as un espritclassique, tu es dans la tradition du dix-septième siècleque tu aimes tant; j'ai reçu en partage un esprit révolu-tionnaire moins équilibré, moins méthddique, plus brutal

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en un mot. » N'est-ce pas piquant de saisir, à cette heure,cette prétention ingénue à la brutalité chez celui qui semblatoujours fait pour représenter la grâce aimable partout ouil passait?

Après ces déclarations de tendances, il aborde de frontune des questions soulevées, en montrant judicieusementles origines de son cher romantisme. li prouve aisémentqu'il n'a été créé ni par Victor Hugo, ni même par Chateau-briand. Mille liens rattachent ce dernier au siècle de Jean-Jaques et de Bernardin de Saint-Pierre.

N'est-ce pas dans la Nouvelle 1-féloise, dans les Rêve-ries d'un promeneur solitaire, dans Paul et Virginie,qu'il a puisé cet amour de la nature, cette mélancolie àlaquelle son géniede Breton et les longues journées d'uneenfance passée tristement dans l'austère Combourg le por-taient, déjà? -

u C'est donc, continue-t-il, dans les trente dernièresannées du dix-huitième siècle qu'il faut chercher l'originede la littérature romantique. Ses pères sont bien Rousseauet Bernardin de Saint-Pierre ». Marcel Thibault ajoute,plus hasardeusement, André Chénier, dans lequel il croitreconnaître, d'une manière assez arbitraire, un ancêtre deMusset. Vue de jeune homme qui n'avait pas encore suffi-samment discerné l'abîme séparant la passion toute moderne, faite de nerfs chez l'auteur de Rolla, de la sobreémotion intérieure, étroitement assujettie , à une puretéplastique tout antique, du divin chantre de [Aveugle.

Il condense son impression dans une phrase charmante:Il me semble, écrit-il, que cette lumière suabondante

qui entoure les oeuvres des romantiques, ils sont allés la

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dérober avec Bernardin de Saint-Pierre au ciel tropical deFile Bourbon, qu'ils se sont assis sur le rivage, les yeuxperdus dans l'infini, pénétrés par les rayons étincelants dela Croix du Sud et que leur mélancolie est née sur les bordsdu Léman où les crépuscules sont souvent si tristes. n Ondevine que l'accent rêveur de la fin vient de souvenirspersonnels.

Après ces affirmations de croyances générales, il relèvevivement une épithète quelque peu impertinente de sonami à l'égard de Rousseau qu'il défend avec une généreusechaleur.

Nous allons clairement apercevoir ici l'étroite liaisondes idées politiques d'alors de Marcel Thibault avec sessentiments littéraires. Le pont devait être fatalement jetéet franchi par une âme tendre.

Il trouve le dédain de son ami pour l'auteur du Contratsocial « sévère, cruel même. Rousseaii manquait peut-êtrede volonté et ne pensait pas toujours juste, mais il sentaitvivement et profondément. C'est une âme souffrante. Il ntdigne de pitié et peut-être même d'affection, parce qu'il estl'incarnation parfaite du dix-huitième siècle. ii Le a parceque » est curieux. « Quand on jette sur ce siècle un coupd'oeil rapide, on n'en voit que les dehors brillants etpoudrés; il apparait r' pompadour n. Mais ce n'est qu'uncôté; derrière ces élégances,cette galanterie fine et grisanteil y a la souffrance. La cour s'amuse, et la France vaincue,écrasée, meurt de faim. Mais sa misère et son oppressionont réveillé en elle le sentiment de sa dignité et de sesdroits. La France est en travail; long et pénible devait êtrel'enfantement de la Révolution. Car je n'admettrai jamais

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que celle-ci fut l'oeuvre, de la bourgeoisie: c'est le peuplequi la fit; c'est la bourgeoisie qui en profita. Nous voilàbien loin de Rousseau, diras-tu. Non, car Rousseau est pré-cisément la figure de ce peuple qui cherche, tàtonn'e,rêve,pleure et toujours souffre. C'est pour cela que ses idéesauront une si grande influence non sur la Constituante,non sur la Législative, dont les députés sont encore fils deVoltaire, mais sur la Convention, dont tous les membresse sont nourris du Contrat social et de l'inégalité, n

Après cette démonstration de la légitimité du roman-tisme-roi, Marcel Thibault arrive à la défense du plusgrand des romantiques en vers, Victor Hugo. C'est unestrophe passionnée qu'il chante en l'honneur de son demi-dieu, et l'on sent bien, malgré les sages restrictions quiconcernent le pamphlétaire, que c'était là un amour indé-racinable. Il pourra s'assoupir plus tard, mais le moindrechoc le réveillera frémissant.

Il s'explique ensuite sur Lamartine, et nous enregis-trons un aveu de sensibilité débordante fait avec une char-mante pudeur : J'ai passé en Suisse des nuits à dévorerles Girondins; j'ai couvert ce livre de baisers brûlants.(Tu vois que je t'avoue des secrets.) Mais quelque adzrh-ration que je professe pour Lamartine, bien que j'estimesoli Lac une page incomparable dans la poésie française,je le mets au-dessous de Victor Hugo, parce qu'il a moinsde souffle, moins de puissance, parce qu'il est moinsgrand. Et Musset? poursuit-il. J'aime beaucoup Alfred deMusset. Si je ne le comprends pas toujours, du moins, je legoûte très vivement; c'est le plus grand de nos élégiaques. »

Et après avoir cité des vers aimés du poète « Mais

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cette délicatesse, ce parfum pénétrant est aussi ce qui fait,je ne dis pas le défaut, mais le danger de Musset. Ils'adresse au coeur sans doute, mais il s'adresse aussi auxnerfs, à la sensibilité physique et par la multiplicité dessensations, il l'émousse. De là, pour celui qui se livrerait.exclusivement à une telle lecture, un affaiblissement dessentiments virils qui font la force et la grandeur del'homme. Musset vous monte à la tête dès qu'on le respireun peu trop longtemps. Il n'aime ni la patrie, ni l'huma-nité (ici le jeune homme est un peu dupe de l'affectationde dandysme des vers de Mardoche ou de Narnouna) etcomme il le dit dans la Coupe et les Lèvres, du vieux bor-deaux et d'excellents cigares lui semblent préférables à lasagesse des .Catons et de leurs émules. Si je me permettaisd'avoir un avis, au risque de me condamner avec lesautres, je dirais que Musset a fait beaucoup de niai à sonsiècle. Il a contribué à développer en nous cet amoureffréné de la sensation et du luxe malsain auquel nousn'étions déjà que trop pdrtés ; il a fait de nous, suivantl'expression de P. Desjardins, des négatifs. État d'âmedangereux, inquiétant, et contre lequel le grand prêtre dunéo-christianisme, dans son opuscule du Devoir présent, nprotesté au nom de la religion, de la morale et même del'intérêt bien entendu. n On voit quel profit d'épuration dela sensibilité, Marcel Thibault avait promptement tiré desleçons de son oncle.

En concluant, la lettre relève avec verve l'accusationexcessivement sévère portée par Émile Faguet contre lesécrivains du dix-huitième siècle, dans le Volume qu'il aconsacré à cette époque.

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li est facile de voir, comme tu l'as très •bien faitremarquer, que ni Buffon, ni d'Aleinbcrt, ni Diderot. niJean-Jacques Rousseau, ne peuvent être systématiquementdénommés imitateurs. Je consens que Voltaire ait imitéRacine dans ses tragédie, niais je voudrais bien savoir dequelles oeuvres du dix-septième siècle le Neveu de Ra-iflc'au est l'imitation. Il ne procède assurémetil ni desromans de Mile de Scudéry, ni de ceux de Mine de LaFayette, en «en exceptant pas la Princesse de Clèves.D'Alembert serait-il un disciple des cartésiens? Est-ce doncdans l'étude du siècle de Louis XIIV, où l'on ne faisait pasde politique, où l'on n'aimait pas la nature, que Rousseaua puisé l'inspiration de ses oeuvres? Non, n'est-ce. pas?Pas plus que Buffon, dont tu détermines si éxactement lerôle.

« Quant à Montesquieu, je ne stiis pas de ton avis, aumoins pour ce qui est de son ouvrage d'histoire romaine.Tu dis qu'il est le premier à avoir tracé à la France lemodèle de la narration historique. Et Bossuet, et l'Histoireuniverselle ? Ne crois-tu pas qu'il y ait là, non seulementle premier modèle de la narration historique, mais aussila première application de la philosophie à l'histoire? Jereconnais d'ailleurs très volontiers, qu'en poésie, sauf AndréChénier, le dix-huitième siècle est tout à fait inférieur;mais pour ce qui est de la prose, il me semble très digned'estime.

« M. Faguet lui reproche de n'être ni chrétien, ni fran-çais. Mais à côté de sa métâphysique assez nuageuse, ledix-huitième siècle n'a-t-il pas retenti et dégagé de lamorale chrétienne ic grand principe de la charité que le

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dix-septième siècle, tout catholique qu'il était, n'avait passu trouver?

« D'autre part, je ne saurais lui en vouloir d'avoir jeté lesyeux au delà des frontières, d'avoir pensé que nos voisinset nos ennemis étaient des hommes comme nous et que lahaine qui nous divisait n'était peut-étre qu'un malentendu,d'autant plus qu'il donna, de 1789 'n i800, des preuvesindiscutables de soit -

Et la fin affirmant sans pédantisme une opinion si logi-quement déduite, le jeune étudiant en licence termineavec franchise « Puisque tu me demandes mon avis, je tedirai donc, mon cher ami, que, pour moi, le dix-huitièmesiècle n'est pas un siècle d'imitation. Il n'a pas créé,déclare M. Faguet. Il n'a pas créé de formes, mais il ntrouvé des idées, il en a remué un grand nombre, et desplus hautes, et des plus généreuses, tandis que le dix-sep-tième siècle n'a eu que très peu d'idées, recouvertes d'uneforme inéomparable. Et nous avons vu qu'il n'est pasabsolument juste de dire que le dix-huitième siècle a étéinfécond au point de vue de la forme, puisque Buffon a crééla littérature scientifique et que le siècle de Rousseau et deBernardin de Saint-Pierre a été le père du romantisme.

Nous n'avons pas à nous excuser de la longueur de cescitations. On aperçoit maintenant, sans peine, de quellenoble soif de justice sociale, déjà irrésistible chez le petitboulangiste, part le goût de Marcel Thibault pour le dix-huitième siècle. Son extrême probité morale s'est révoltéenaturellement devant les abus de l'ancien régime etl'optimisme de l'enfant à l'âme pure a transmis intacte, au

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jeune homme, la douce chimère d'un monde de vérité cide bonté.

C'est ainsi que nous surprenons, dans une phrasede tour à l'heure, une sympathie non dissimulée pourles suites mêmes de l'action sociale de Rousseau. Maisjamais ce beau rêve ne réussit à teindre en rose, aux yeuxde Marcel Thibault, des horreurs indélébilement san-glantes. Tous les excès répugnaient à son esprit de rigou-reuse équité le terrorisme ne pouvait être absous parlui,- quel que fût son penchant pour certains de ses pèresintellectuels et inconscients. De même que les privilégiésde la monarchie oublieux de leur rançon de devoirs, laMontagne n'avait pas d'ennemi plus vigoureux. Commebeaucoup d'esprits libres et qui veulent tenir compte descontingences, ses opinions, un peu marquées dans un sensavancé à l'époque dont nous parlons, aboutirent naturelle-ment au plus large et au plus intelligent libéralisme.Avant tout, ce délicat avait le goût inné d'une politique demains propres et jamais on ne le vit confondre les bassesflatteries qui devaient aveugler la- foule; avec les satisfac-tions légitimes données aux besoins nouveaux du peuple.

La genèse des idées littéraires est aussi simple. Rousseauet les humanitaristes émeuvent une sensibilité ardente, etleur forme même devient inséparable de leurs idées dansl'affection qu'ils inspirent. De là, par une directe consé-quence, le prestige du romantisme qui en découle, commele jeune homme l'a fort bien vu. Quant à cette prédilec-tion parallèle pour des écrivains du dix-huitième siècle,purs de tout romantisme, l'explication est facile. L'espritd'analyse et de clarté, que nous avons vu signalé de bonne

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heure, trouvait son altment dans les subtiles étudesde tel essayiste comme Diderot ou dans les ironiquespamphlets sociauxdu Voltaire deZadigct de Candide. Bref,les historiens et les psychologues satisfaisaient, chezMarcel Thibault, le besoin impérieux d'une intelligencequi veut pénétrer les dessous des êtres et des choses. Ac6té, le coeur avait son lot les poètes et les constructeursde systèmes politiques livraient au passionné de l'hommeet de la vie comme des traductions diversement coloréesde son sentiment le plus cher.

Cependant, les idées purement abstraites rebutaientl'étudiant. L'économie politique lui semblait desséchée, etil ne réussissait pas à substituer les entités aux hommesdans son intérêt. La philosophie dogmatique se montraitsans doute aussi, à'ses yeux, telle qu'un jeu de théoriesarbitraires expérimentées sur des êtres qui leur étaientétrangers, , et le pessimisme d'un Schopenhauer, parexemple, malgré son merveilleux alliage de profonde psy-chologie, ne pouvait lui sourire. Sa philosophie toutepratique, il la tirait de l'histoire, déjà sa grande amie,et qui devait devenir, on le'sait, sa muse unique.

Il lui apparaissait que les règles générales d'existence,que les plus vraisemblables hypothèses sur la créature et sadestinée devaient sortir du spectacle Même des évolutionset des révolutions des peuples. Il estimait que l'expériencedes siècles et l'école de la douleur sous des cieux et à desâges très différents avaient moins de chances de tromperl'homme que les spéculations de cabinet des penseurs.

Nous avons vu plus haut quel hommage spontané il

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rendait au Discours sur l'histoire unii'erseUe; e t ce flousest une occasion d'atténuer ici la portée de la remarquequi le montrait longtemps réfractaire au génie du dix-septième siècle.

Nous aurons d'ailleurs à revenir, vers la fin de ces pages,sur - l'évolution assez importante de sa sensibilité litté-raire, philosophique et esthétique. Cette dernière n'existepas encore chez lui ce fut une heureuse conquête del'âge viril.

Cette admirable probité morale que nous venons • desaisir à maints endroits sur le fait, ne pouvait pas l'aban-donner lorsqu'il s'agissait de questions intimes touchantaux croyances religieuses. Nous avons recueilli un indiced'une crise qui l'amena, avec sa loyauté scrupuleuse, àmodifier temporairement des habitudes anciennes. Danscette délicate occurrence, il apporta une discrétion, un

* souci d'éviter tout prosélytisme même inconscient, qui luivalut un surcroît d'estime de la part des rares amis avertiset de celui-là même qui avait la garde de son sanctuairesecret. Ces hésitations qui se produisirent au moment dela sortie du collège furent sans doute de courte durée.Plus tard, Marcel Thibault ne cessa d'apprécier de plusen plus à leur valeur les secours d'une foi qu'il ne mécon-nut jamaiset qu'il était si digne de pleinement comprendre.

En possession de son diplôme de licencié à la sessionde 1894. Marcel Thibault se tourna spontanément versl'école de haute érudition qu'une vocation dès longtempsmarquée pour l'histoire désignait à son choix.

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A la fin de la même année, guidé par les conseils ex-périmentés de M. Gaillard, il entrait un des premiers àl'École des Chartes. S'il désirait d'abord se mettre enmain les sûrs outils d'une oeuvre future déjà entrevue, siavec la science des sources, large ouverte par la paléo-graphie, l'archéologie et la diplomatique, la philologiecomparée et des études latines faciles à pousser pourlui à un degré transcendant lui apparaissaient justementcommele couronnement solide de fortes humanités, il avaitencore le souci de se préparer sévèrement à un profes-sorat qui l'attirait. Enfin, au point de vue de la disciplinequ'il voulait s'imposer, appréhendant, avec une crainteexagérée, les entraînements d'une sensibilité et d'une ima-gination qu'il réfrénait, nous I'aons vu, pourtant si fer-mement, il entendait substituer â un sentiment personnel,si motivé Mi-il, les méthodes rigoureuses de la pure éru-dition. Nous ne craindrons pas d'aller trop loin dans lesens d'une telle interprétation un des amis qui connut lemieux sa pensée intime à cette époque, nous disait entermes heureux: u Marcel Thibault, en entrant aux Chartes,voulut devenir objectif. Il considéra la culture des mé-thodes scientifiques de cette grande école comme la mor-tification nécessaire d'une sensibilité qu'il jugeait exces-sive.

De la libre et claire vision de soi-môme découlait doncune obligation de belle énergie. Alors que, pour un étranger, Marcel Thibault pouvait donner une impression degrâce non tempérée, un ressort moral jamais détendu luiimposait des voies souvent fort opposées à sa nature.

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Avec la gratitude de la science acquise, Marcel Thibaultconserva celle des amitiés si solidement nouées dans levieil hôtel de la rue des Francs-Bourgeois. Plusieurs deses amis les plus chers furent des camarades de cours. « Lapremière impression qu'iL m'a laissée, écrit l'un d'eux, estcelle d'une amabilité rayonnante. Dès qu'on l'approchait,il était impossible de ne pas se sentir attiré vers lui par laconfiance et la sympathie. La bonne grâce même commecamarade, il servait de trait d'union cordial entre groupesde tendances divergentes. Je ne l'ai jamais entendu atta-quer, et combien de fois fit-on son éloge devant moi! »

C'est que tous avaient vite distingué, nous citons tou-jours, « les traits caractéristiques de sa nature à côté dela bienveillance, du charme et de la délicatesse, c'était lapassion de la justice, de la probité morale

Le témoin autorisé que nous venons dentendre et qui,lui aussi, digne émule de l'ami si lucidement analysé,devait se faire rapidement une place éminente parmi lesjeunes historiens, continue en ces termes « Commeélève, il était ardent et appliqué. Il n'y avait pas un coursqu'il négligeât, même quand il ne lui plaisait pas. Enmême temps qu'il s'intéressait avec cette conscience auxcours des Chattes, il suivait ceux de la Sorbonne sur lessujets les plus divers, sur la Restauration, sur l'Empireromain etc., afin, disait-il, dene pas se ratatiner l'es-prit».

« Parmi les maîtres qui professaient aux Chartes, unpassionné du moyen âge, un de ses croyants convaincus, àl'imagination évocatrice, au savoir immense, à la ferveurcommunicative, un poète de l'érudition, peut-on dire,

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eut une particulière influence sur Marcel Thibault. Vousavez reconnu Léon Gautier. Dans l'étude toute techniquede la paléographie, l'auteur de la Chevalerie apportaitles trésors de sa documentation et ceux de son coeur.Jamais la sécheresse d'autres enseignements ne tua laflamme en Marcel Thibault, mais cette flamme brûla plushaute et plus pure au contact d'un tel brasier.

« Marcel Thibault ne considérait pas l'histoire commeun amoncellement de documents ou une discussion surdes pointes d'aiguilles; pour lui, l'érudition et la critiquedevaient servir pour les fondations du livre, mais à con-dition que le talent d'exposition, la peinture colorée yfussent joints. Je me rappelle son enthousiasme, un jourqu'il venait de lire la préface des Études historiques deChateaubriand. »w

Nous reconnaissons déjà la conception qui donnera.une si sérieuse valeur aux volumes sur Isabeau de Bavièreet sur la Jeunesse de Louis XL

Ces grands travaux étaient en germe dans les préoccu-pations du collégien et de l'étudiant en Sorbonne. Le qua-torzième et le quinzième siècle avaient toujours eu, pourMarcelThibault, un puissant attrait de pittoresque coloré.Quand la maturité du jugement et l'approfondissement deses études historiques le mirent à môme de mieux saisirle passionnantproblème psychologique des grandes figuresd'un temps à la fois crépuscule du moyen âge et aube dela période moderne, ces penchants se constituèrent engoût définitif et impérieux.

Dans sa claire prescience, il vit rapidement quels beaux

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sujets s'offraient à un esprit non prévenu, avec des vio-lences guerrières mêlées de subtiles manoeuvres diploma-tiques, avec le déchirement effroyable, puis la patientereconstitution de la France, avec les énigmes attachantesautant qu'irritantes d'une Isabeau et d'un Louis XI.

C'est qu'en effet, la passion, l'esprit de parti et uneincomplète information avaient jusqu'alors, excepté dansde rares ouvrages comme celui de M. de Beaucourt, dé-formé et même noirci à l'excès des figures antipathiques.Loin de songer à une réhabilitation a priori. Marcel Thi-bault voulait, à l'aide de la loyauté, de l'impartialité qu'ilse connaissait, replacer ces grands acteurs dans un milieusoigneusement reconstitué, remonter à leur atavisme.méme éloigné, se faire physiologiste et psychologue, rele-ver les moindres documents, les comptes les plus secs del'argenterie royale ou les inventaires les plus obscurs,s'il en devait sourdre le plus mince jet de lumière; il vou-lait en somme recréer un temps et des èmcs.

Formidable tâche, que son courage juvénile considéraitsans effroi. Il mettait comme une sorte de juste fiei'té à sepromettre de ne laisser qu'un champ rigoureusementlimité à ses dons exceptionnels de coloriste et d'imagi-natif, de se refuser le bénéfice de la plus vraisemblablehypothèse, de suivre pas à pas la vérité historique patiem-ment découverte, de faire oeuvre de peintre à fresques.certes, et les vastes scènes ne manqueraient pas à sonpinceau, niais surtout de faire oeuvre d'analyste et d'éru-dit. l•l fallait démonter pièce à pièce les plus compli-qués mécanismes humains; il fallait montrer la raisondes actes les plus déconcertants. et comme leur nécessité

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morale; il fallait prodiguer desflots de clârté sur la massesanglante et touffue de forêts presque impénétrées. C'estâ quoi il employa, en partie, l'opiniâtre mais allègre labeurde ses trois ans de Chartes.

Avant même sa thèse de sortie, il eut une premièreoccasion de se mesurer avec l'époque à laquelle il s'atta-chait de plus en plus. En effet, malgré l'année 1895-96passée sous les drapeaux, et tout en poursuivant, bienentendu, ses études chartistes, il se présentaiten 1897 pourl'obtention du diplôme d'Etudes supérieures.

Il avait d'abord pensé, poil le mémoire exigé, à un travailsur les Bourgeois politiques au quznpème siècle. Le sujetavait de l'ampleur, nais Marcel Thibault, après des re-cherches fort sérieuses, s'en détacha. Il craignit que l'am-biance nécessaire à une étude qu'il ne voulait pas vague-ment générale, lui fût trop difficile • à créer. Le détailpittoresque et plastique de l'existence au moyen âge, laconnaissance des moindres ruelles de l'ancien Paris, cettevision nette du cadre, qui permet à l'écrivain de faire évoluer ses personnages au naturel, il croyait ne pas les pos-séder suffisamment encore.

Nous savons combien la vie, limitée par le tempéra-ment, la naissance, 1 atavisme, dirigée par une mentalitéconsciente le séduisait. Il consulta M. Roy, un de sesmaîtres des Chartes, qui donna à l'élève accompli et en-suite au jeune professeur, des preuves effectives d'uneextrême bienveillance; il en reçut les plus décisifs encou-ragements à adopter un sujet concernant, à ses débuts, ce

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Louis XI qui n'aai&amais cessé de s'imposer à ses pré-férences.

M. Roy l'engagea à entrer eu relations avec un érudit,ancien chartiste, ayant jadis présenté une thèse sur legouvernement de Louis en Dauphiné. Il s'agissait deM. E. Charavay, auprès duquel Marcel Thibault trouvale meilleur accueil.

En quelques entrevues, le jeune homme, comme tou-jours, séduisit par sa loyauté, sa belle conscience, sa dia-leur d'âme, son feu sacré qui ravissaient tous ceux necomprenant pas que l'histoire puisse être froidementaimée. Les qualités privées achevèrent la conquête, et cefut tout paternellement que M. E. Charavay traita bientôtcelui qui lui rappelait un fils de même âge, disparu encoreadolescent.

Avec d'excellents conseils, il luidonnasa thèseetcertainsdocuments personnels. Marcel Thibault comptait plustard les utiliser dans le second volume du vaste ensembledevant sortir du travail actuellement en cause, qui étaitdéfinitivement consacré à la Jeunesse de Louis XI. EssaiSu,- la préface du règne. M. E. Charavay en approuvaavec les plus plus chauds éloges les quelques chapitresqui lui furent soumis aussitôt que rédigés.

Cette confiance en lui, cette sûreté de marche vers unbut maintenant lumineux, qui permettaient les plus hauts,tes plus enivrants espoirs, Marcel Thibault les devait âcet aimable guide qui lui eût été, disait-il, -si précieux parla suite et dont il ressentit vivement la perte. Il avait pului témoigner sa reconnaissance pour les services d'érudi-tion si obligeamment rendus et pour la confirmation

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absolue de sa vocation historique, mais ce lui fut UI) biendoux devoir, le payement dune dette de coeur, de dédierson volume sur Louis XI à cette mémoire vénérée.

Par son importance et sa portée, le travail présenté à laSorbonne dépassait de beaucoup les limites habituellesdu mémoire demandé. C'était une vraie thèse, ayant l'en-vergure d'un ouvrage historique. Nous n'avons pas àl'analyser, bien qu'un seul des tomes dont il fut généra-teur ait pu paraître, cette Jeunesse de Louis XI, qui nemène pas le futur monarque au delà de 1445.

Le second volume, resté hélas I à l'état de matériaux,nous eût montré d'abord Louis exilé en Dauphiné; c'eûtété comme la préface du règne, l'heure importante oùl'administrateur rigoureux se forme; puis nous l'aurionsvu chez son oncle de Bourgogne, dans une sorte de veillée

- du pouvoir qui mûrissait définitivement Ic monarque dedemain. Ce tome aurait eu pour titre « Louis XI avantl'avènement. »

Le jeune historien était resté strictement fidèle au plandu mémoire écrit en 1897 et ce second volume devait êtreplus tard sa thèseprincipale de doctorat: Avec cette con-science scrupuleuse qui s'interdisait tout ce qui semblaithâtif ou peu mûri, Marcel Thibault s'occupa encore, dèsce moment, de la thèse secondaire latine alors imposéepourcette épreuve. Ce fut un travail sur Vespasien, remar-quable par sa langue et son analyse, aux dires de ceux quil'ont eu entre les mains.

11 ne fut pas terminé, le règlement du concours du doc-torat ayant été modifié et permettant la présentation

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d'une seconde thèse en français; Marcel Thibault usa avecempressement de la faculté accordée de traiter un sujetplus proche de nous, dans une langue accessible à toutesles curiosités. La disparition de cette sorte de pensum su-périeur, qui avait toujours paru assez factice à son intelli-gente passion de tout cc qui était vivant, ne pouvait luilaisser des regrets. C'est alors qu'il pensa à un person-nage du dix-septième siècle dont nous aurons plus loin tdire un mot.

Ces explications nécessaires nous ont un peu écartésdu mémoire qui les amenait logiquement. Disonsqueles correcteurs apprécièrent infiniment la valeur de sacomposition et l'agrément de sa forme. On pouvait dèslors attendre beaucoup d'un tel débutant.

Ces espérances se confirmèrent brillamment avec lathèse de sortie de l'École des Chartes intitulée Isabeau deRa pière, ses origines, sa jeunesse, qui reçut des élogessans restrictin. Ce n'était encore que l'embryon pleinde promesses du livre futur, mais avec la continuité d'effort,le talent et la haute probité que l'on reconnaissait una-nimement à Marcel Thibault, nul ne pouvait douter desproportions et de la valeur certaine •de l'oeuvre définitive.

• Sa remarquable assiduité aux cours de l'école et ses absor-bantes recherches personnelles n'avaient subi aucune di-minution d'ardeur du double fait de l'année de régimentet du travail nécessité par le diplôme d'Études supérieures.On reste étonné d'une telle vitalité féconde, au cours deces années. Son activité souriante faisait face à tout,et la somme considérable de travail qu'il fournissaitne semblait qu'un aiguillon tou jours pressant pour en

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fournir une plus grande encore. Nous en aurons bientôt]a preuve.

Arrêtons-nous un instant sur ces mois de service mili-taire, qui, avec les goûts présents, les habitudes de milieuet de vie de Marcel Thibault, auraient paru devoir lui êtreassez pénibles. Il n'en fut rien. Cette bonne grâce sou-riante que nous lui avons vue parmi ses camarades, il lagarda entière sous la capote du fantassin, au milieu desgrossièretés de la caserne. S'il souffrit de ces dernières, etcomment 'n douter après avoir avoir reconnu de quellequalité était sa nature, il n'en laissa jamais rien voir, sesoumettant encore évidemment ici, d'un coeur sans fai-blesse, à une règle d'endurcissement et de résistance qu'ilapprouvait au moins pour lui-même.

« Certes, confirme dans une lettre un camarade dechambrée devenu un excellent ami, l'inévitable brutalitédes premiers contacts avec cette nouvelle existence, si dif-férente de l'atmosphère tout affectueuse et intellectuelleoù il avait vécu jusqu'alors, lui fut particulièrementsensible, mais sa grande bienveillance sut trouver desexcuses à la rudesse des uns et découvrir sous la simpli-cité des autres de généreuses qualités. »

Dans ce milieu, où les meilleurs affectent souvent uncynisme fanfaron, Marcel Thibault avait conservé lafranche et presque naïve expansion de la famille. Commenous l'avons vu arrivant au collège se montrer fier de latendresse si enveloppante de sa mère, de même ici, il necache rien de ses sentiments de fils. N'était-ce pas d'ail-leurs plus que la moitié de sa vie? Respirer lui semblait

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bien moins nécessaire. C'est ainsi qu'il n'aurait pu com-prendre, s'il les avait surpris, les sourires de sceptiquesqui le suivaient parfois, lorsqu'il passait en tenant ostensiblement la lettre quotidienne ou même biquotidiennequ'il venait d'écrire, cher lien de coeur qu'aucune circon-stance ne réussit jamais à détendre.

S'il prenait les corvées et l'exercice d'un coeur vaillant,H ne se faisait pas d'illusions sur son manque d'aptitudesmilitaires. Il se plaisantait gaiement lorsque, élève sous-officier, il s'était noyé dans les formules de commande-ment du peloton et qu'il avait constaté combien sa voix

• était réfractaire aux ordres claironnés d'un ton bref. Sescamarades, dès son arrivée, ne s'y étaient pas trompés.

La première fois, nous dit-on, qu'il apparut en tenue àla cantine, il donna à tous l'impression d'être déguisé ensoldat. »

Cette constatation, qu'il devait faire lui-même, n'avaitplus lieu de contrister l'ancienne « Mile de Saint-CyrL'homme savait maintenant, de quelle manière forte,tendre et respectueuse il entendait servir son pays, en re-trouvant avec amour une large partie de son passé.

• Ses officiers, d'ailleurs, avaient tout de suite estimé chezMarcel Thibault cet esprit de devoir qui en était insépa-rable. Dans une circonstance délicate et qui eût pu avoirdes conséquences de quelque gravité (il s'agissait d'unobjet régimentaire égaré), la sympathie de soit

• s'employa efficacement pour tirer Marcel Thibault d'unedifficulté toute fortuite.

Avec des camarades cultivés et qui se transformèrent

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tôt en amis, toute la vie intense du jeune soldat se don-naît pleine carrière.-

Un ami acquis dans ces circonstances et que sa finesseet sa distinction avaient vite porté vers Marcel Thibault,nous le peint, durant une p ériode d'instruction militairequi avait réuni les deux jeunes gens sous le même toit,discutant passionnément questions sociales, psychologie,politique, littérature avec une verve infatigable, jusqu'àune heure avancée de la nuit. Quand son interlocuteur,moins résistant, succombait su r l'oreiller, il arrivait même,parfois, que le polémiste fougueux prolongeât en mono-logue une joute oratoire dont il avait fait les principauxfrais.

C'est avec la juste sensation d'horizon élargi et de vin-lité affirmée que Marcel Thibault revint à ses travauxaimés. Nous avons déjà vu qu'après son année militaire,tout en poursuivant ses études de chartiste, il obtenaitle diplôme d'Études supérieures. Il sortait enfin desChartes avec la promotion de i 899, dans un rang extrême-ment brillant. Rang d'autant plus méritoire, que la géné-ration à laquelle il appartenait comprenait nombre desujets distingués qui, presque tous, ont depuis, conquisune place marquante dans l'histoire ou l'érudition. Maisâ ces deux efforts simultanés, il en joignait un autre, aussidifficile et n'exigeant pas moins de continuité. Les coursqu'il suivait à la Sorbonne avaient un objet précis avantla recherche signalée du développement de sa culturedepuis 1897, il se préparait à l'agrégation.

Tout ce que nous avons indiqué d'dbstination et de

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ferveur au moment des études pour la licence, doit s'appli-quer à cette préparation plus absorbante et plus complexeencore. Là aussi, Marcel Thibault partagea son labeur dusoir avec son oncle qui lui donna sans compter son appuid'expérience et de savoir. II eut également quelquefois, ensa mère, un parfait et tendre 'secrétaire recueillant à laSorbonne les notes des cours auxquels le chartiste ne pou-vait assister. -

Trois maitres historiens lui donnèrent, pendant cesannées, des marques d'affectueuse estime qu'il n'oubliaitpas: Leur enseignement, qu'il s'agit des graves monumentsjuridiques romains, des arcanes austères du code théo-dosien dévoilés par M: Bouché-Leclercq, des évolutionssi instructives de l'Allemagne moderne ou des peuplesslaves se déroulant dans le cours de M. E. Denis, des in-stitutions capétiennes, de la sagesse administrative deSLlger ou du faible Louis VII; présentés par M. A. Luchaireavec la précision tranquille d'un grand érudit servie parun charme simple d'exposé où le pittoresque n'avait riende-voulu, leur enseignement, disons-nous, était haute-ment apprécié de Marcel Thibault. Il savait, sous de tellesdirections, profiter de l'extrême variété d'acquisitions de lascience historique, et son oeuvre personnelle témoignerad'une, richesse de comparaisons et d'études générales dé-bordant largement le champ qu'il semblait avoir seul vouludéfricher.

Mais l'éclat même des succès du jeune chartiste deve-nait un péril pour le candidat à l'agrégation. Il se pré-'sentait en juillet i8qg devant le jury et celui-ci, crai-gnant .sans doute un petit accaparement de couronnes, lui

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laissa entendre, après des félicitations d'une abondanceet d'une chaleur exceptionnelles, que son triomphe auxChartes,six mois auparavant, devait lui faire trouver l'an-née suffisamment brillante. On l'invitait ainsi aimable-ment à revenir. Mais le jeune historien renouvela sa ten-tative lorsqu'il était déjà trop absorbé par ses travaux surIsabeau pour reprendre, avec la liberté nécessaire, la dis-cipline étroite d'un concours de ce genre. Ce fut beau-coup plus pour donner à sa famille un gage de bonnevolonté, que par désir personnel, qu'il se représenta. Ilsentait d'ailleurs clairement que les oeuvres qu'il allaitédifier lui rendraient facile, plus tard, la conquête dudoctorat.

Dès avant sa sortie des Chartes, il s'était essayé auprofessorat. En 1895, examinateur d'histoire, tout jeuneencore, de la classe de Saint-Cyr à Stanislas, la con-fiance qu'inspirèrent à ses anciens maitres son savoir etsa naissante autorité fut telle, qu'il ne cessa pas de remplirces fonctions durant près de trois années.

Vers 1899, alors qu'il était libéré du travail des Chartes,il saisit avec empressement l'occasion d'un enseignementplus effectif.

M. H. Gaillard nous parle en témoin charmé de cesdébuts « L'enseignement parut alors ['attirer; il retournaau collège Stanislas. Pendant une courte période d'essai, iléprouva la vertu communicative de son savoir et de saparole séduisante, dans les classes mêmes où il avait étu-dié. Jeune maitre, il retrouva auprès des élèves de sonancien collège l'estime et la sympathie que ses camarades

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ne lui avaiènt pas marchandées autrefois. 11 avait, depuislongtemps, commencé ses recherches érudites surLouis XI; son ancien professeur lui céda volontiers lesleçons à faire sur ce roi et sur son règne, tout en se ré-servant de lui demander des explications et même de for-muler des objections en présence de la classe. MarcelThibault répondit à tout avec tant de bonne grâce, avecune connaissance déjà si approfondie - du sujet, qu'il oh- -tint, à la grande satisfaction de son ancien maître, l'ap-probation et presque les applaudissements de ses jeunescamarades. »

C'est vers le même temps, que l'excellent historien quiprofessait à Stanislas, M. Roger Peyre, eut l'occasion derecourir à sa grande bonne volonté et â soit talentpour un remplacement au moment du printemps « Du-rant cette suppléance, écrit M. Peyre qui manifesta d'autrepart une vive sympathie pour l'homme et une grandeestime pour ses travaux, il avait fait preuve d'une soli-dité de fond et d'une facilite' -d'élocution qu'on rencontre-rait difficilement dans un professeur aussi jeune. » Il nesortait pas de la maison en acceptant, en Iqoo, une classed'histoire à l'institution Sainte-Marie. Le témoignage leplus autorisé en la circonstance nous dit de son longpassage rue de Monceau « ii a laissé le souvenir d'unprofesseur brillant, d'un collègue aimable, d'un charmantesprit, du n ami droit et sûr.

Durant trois ans, il professa successivement en seconde,en troisième et en quatrième, et nous savons tel de sesélèves qui garda un souvenir ineffaçable de soit

C'est que, s'il était né professeur par l'ardeur de

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convictions à faire partager, par la rare aisance d'uneparole à la fois abondante •et choisie, par une souveraineclarté d'exposition, par un goût de rendre la vivante jeu-nesse encore plus vivante, il n'avait rien du pédagogueétroit qui se contente de distribuer sèchement à ses audi-teurs la matière d'un programme.

La richesse de natures d'enfants bien doués le laissaitdésarmé devant des turbulences d'éto urd is. Il avait laréputation de ne sévir jamais. Et, sans doute, les rigueursétaient-elles inutiles il gouvernait par la seule loi duneconfiance mutuelle, traitant en hommes des adolescentssensibles à de tels procédés; on l'adorait.

Tout en conservant â sa parole un caractère immédiate-ment pratique, Marcel Thibault semblait déjà un peu àl'étroit dans une chaire de collège. Les plus compétentsjugeaient qu'il avait les amples qualités d'un maitre deconférences. Nous 'ignorons pas que ses désirs avoués etsi légitimes se tournaient plus tard, instinctivement, versl'enseignement supérieur. Quoi de plus naturel, une foisdocteur, qu'il aspirât à une chaire de faculté?

Aux satisfactions bien dues au professeur, nous ne pou-vons nous étonner qu'il parvint à mêler encore celle derapports amicaux avec un de ses plus distingués collègues:il avait décidément en lui comme un aimant persuasifauquel lçs délicats ne résistaient pas.

On le vit bien, quand, ayant renoncé, afin de poursui-vreplus librement son oeuvre historique, à l'enseignementde collège, il réussit à se faire autant de chauds amis desélèves qui vinrent solliciter ses soins. Ici, l'abondance et

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l'émotion des témoignages nous créent l'embarras d'unchoix nécessaire. C'est à l'unanimité que tous proclamentl'excellence de son enseignement et son dévouement sanslimites.

A ce dernier point de vue, nous savons •des traits ad-mirables de désintéressement complet, car la générositéétait, nous l'avons déjà dit, un besoin pour une semblablenature. Il put se trouver, par une malheureuse rencontre,que ceux-là mêmes qui avaient bénéficié le plus de cettcgénérosité furent les derniers à la reconnaltre en gratitudede coeur. Celle-ci importait presque seule à Marcel Thi-bault et sa délicatesse fut certes blessée au vif de certainsoublis. Mais avec quel soin sa charité ne voila-t-elle paslongtemps, même aux siens, une réalité à laquelle il étaitincapable de croire! Il cherchait et trouvait, avec uneingénieuse bonne volonté, chez les autres, des ressern-blances même lointaines avec son idéal moral; il ne vou-lait que rarement convenir de désillusions pourtant fatales.

Hâtons-nous de dire que la plupart des jeunes gens quil'eurent pour maitre lui vouèrent un attachement et unercconnaissance ne se limitant pas à la période des rapportsd'é t n de,

Comme méthode, la sienne était à la fois séduisante etferme. A une imagination vivifiante , un esprit chartisterigoureux le faisait unir une précision qu'il exigeait deses élèves.

o Marcel Thibault, nous dit un dè ces derniers qui futaussi un ami sûr et que nous aurons à interroger en-core, était doué d'une mémoire prodigieuse et d'une élo-cution facile qui faisaient de lui un maitre très attachant.

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Je suis persuadé qu'il aurait pu devenir un merveilleuxconférencier. Il avait Fart d'inculquer un petit nombre deprincipes et d'amener ses élèves à en tirer eux-mêmes desconséquences à perte de vue, de telle sorte que ses leçonsfaisaient l'effet, non d'un cours, mais d'une collaborationentre le maitre et le disciple. »

Même remarque d'un plus jeune étudiatit devenu unintime, qu'il suivit de près avec une affection digne d'ungrand frère, « II était prodigue des moindres renseigne-ments pouvant servir à l'élève, que le hasard de ses pro-pres recherches et plus souvent encore de-fouilles désinté-ressées lui avaient révélés. Mais à côté d'une richessedocumentaire qu'il prêchait en connaisseur, il ne laissaitjamais éhapper loccasion de signaler l'exposé de vuesd'ensemble ou le tableau coloré à extraite de te) fait mi-ni me mais caractéristique d'histoire, dont il saisissait, enun éclair, les prolongements et comme tout l'épanouisse-ment possible. n -

Les matières - les plus dénuées de poésie restaient vi-vantes quand il les traitait. La géographie, qu'il comprittoujours admirablement en la rattachant aux grandesinfluences subies par l'homme, en en faisant le cadre expli-catif des races et de leurs migrations, en fondant pour s

ainsi dire sur elle, avec la science moderne, la psychologiedes peuples, devenait séduisante de clarté animée sur seslèvres. Il est vrai qu'une mémoire topographique impertur-bable lui avait donné de bonne heure une liberté d'alluresprécieuse sur ce terrain.

Jamais il ne se spécialisa trop étroitement, au grand proffide ses élèves. Histoire, géographie, latin, etc., il avait une

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sûreté de connaissances qui lui permettait une entière au-torité dans ces branches variées. Quand un sujet sortait unpeu de sa compétence directe, il ne l'abordait qu'après desétudes scrupuleuses et le développait alors d'abondance.A l'un des jeunes gens qu'il eut, comme bien d'autres, àpréparer à la licence et aux Chartes, il lit une série entièrede leçons sur 'l'art du dix-huitième siècle, dont le bénéfi-ciaire a gardé un souvenir vivant.

Une fois la leçon terminée, il arrivait fréquemmentau maître de se donner le plaisir d'une vive et libreconversation avec son élève. Il n'était jamais avare d'untemps qui était, pensait-il sans doute, plus celui des autresque le sien et la cordialité qu'il avait établie donnait uncharmant abandon à ces épanchements. Nous pouvnssaisir, parmi les souvenirs de ceux qui les reçurent, maintstraits qui complètent la physionomie intellectuelle et sen-sible de Marcel Thibault.

Son amour de la discussion amicale trouvait largementà se satisfaire avec de jeunes esprits remueurs d'idées. Lapsychologie, la littérature, les problèmes sociaux, toutétait abordé et, sinon résolu, du moins analysé avec unepassion de lit et de ses nuances toujours généreuse.

Mais la politique étrangère l'attirait spécialement. Lecôté parfois subtil de son raisonnement qui raffinait volon-tiers, tout comme son coeur, se plaisait aux jeux de balancesde précision de l'équilibre européen. C'était un peu comme

- un entraînement pour l'historien prochain d'Isabeau et deLouis XI et presque un exercice d'assouplissement avant

d'entrer dans les tortueuses avenues des négociations duquinzième siècle.

Il avouait d'ail leurs franchement que s'il n'eût pas choisil'histoire, il eût voulu devenir avocat ou diplomate. Il estcertain qu'avec sa finesse naturelle, sa vive compréhensionet son charme souple, il eût dû réussir aisément dans« la carrière o.

Pour terminer ce qui se rattache directement à son acti-vité professorale, nous devons dire quelques mots d'unenseignement qui, vers la fin de sa vie, fut pour lui unevéritable joie. Mile Latour lui demanda de faire à sesélèves un cours d'histoire grecque. Tout lui sourit dans ceprojet il revenait semer en maître là même où il avaitrécolté ses premiers épis; il allait parler de la Grècequ'il avait toujours sentie, comme tout délicat, sa secondePatrie ; il allait en parler pour des jeunes filles et il devaits'efforcer de rendre d'un galbe d'autant plus pur l'am-phore d'une onde légère et riche à la fois; enfin, il prouvaità sa « tante Thérèse » que sa gratitude avait gardé toute lafraîcheur de l'enfance.

Il nous a été donné de lire, non le manuscrit de cecours, car Marcel Thibault , improvisait librement sur unsujet qu'il possédait à merveille, mais les notes • recueilliesavec un zèle pieux et qui hélas ne se savait pas alors sibien inspiré, par celle qui avait pris une si heureuse initia-tive.

Marcel Thibault estima d'abord que le passé mythiquedes Hellènes contenait à la fois une vertu poétique et unsymbolisme cosmique qu'il importait de faire ressortir.

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Après un lumineux tableau géographique traité avec uneampleur et une intelligence captivantes, il déroula sobre-nient les origines pélasgique, trop informé pour n'êtrepas prudent; les légendes à l'inépuisable richesse plastiqueet allégorique qui les rend chères aux lettrés depuis dessiècles, narrées dans leur grâce ou leur grandeur, devaientjeter parallèlement leurs clartés sur ces teùips historique-ment obscurs Aussi, quand on fut arrivé aux certitudesdes annalistes, le professeur put-il avancer sans craintesur une route solide; malgré la , nature de son auditoire, ilréussit avec une rare ingéniosité à n'être , aucunement su-perficiel.

• Races, organisation et transformations sociales, vie pu-blique et vie privée, guerres, littérature, art méfie à uncertain degré, le maître, en un temps fort limité, sariseffleurer l'ombre du pédantisme malgré l'exactitude ri-goureuse de •sa science, accomplit le véritable tour deforce de tout adapter avec souplese à son public féminin.Ne tint-il pas cette sorte d'incroyable gageure de luiparler philologie, de lui dicter du grec, et de ne jamaisparaître jouer les Vadius I

La clarté et l'aisance du récit sont un charme, sonenchaînement logique et chronologique un renouvelle-nient perpétuel d'intérêt. Les guerres du Péloponèse etles guerres médiques, souvent si confuses pour de jeunesesprits, revêtent ici une individualité et un caractre net-tement distinctifs qu'on ne doit plus pouvoir 'oublier. Cesgrands conflits sont jeints avec une vie colorée et commecontemporaine qui révèle les fortes études classiques du

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jeune historien : Thucydide et Xénophon n'ont plus deconfidences à lui faire. -

Le cours, au point du moins où des circonstances pure-ment matérielles l'arrétèrent, se clôt par une sorte d'apo-théose de l'Athènes de Périclès qui a de la grandeur-Unétranger assiste aux fêtes- des Grandes Panathénées, ils'initie à l'harmonie sociale de la cité, il s'émerveille de sa-culture, et le Parthénon, dans sa gloire neuve, semble ausoleil, le milliaire d'or du chemin glorieusement parcouru.

Il nous faut maintenant revenir avec attention aux tra-vaux qui devaient affirmer, même dans leur inachève-ment, la haute valeu r d'historien de Marcel Thibault.

L'unité d'inspiration, la continuité de l'effort quiles pro-duisit nous semblent devoir commander un examen lesjoignant assez étroitement, malgré les quatre années qui'séparèrent l'apparition des, deux volumes. D'ailleurs.Louis Xi est tellement en germe dans Isabeau, il étaitsi naturel aprs l'étude de celle qui devait mener criminel-lement la France au bord du gouffre, d'étudier celui qui larelèverait et la fortifierait pour toujours, après la grand'-mère restée bavaroise, de montrer le petit-fils flrementfrançais et conime férocement national, que chacune desdeux- oeuvres ne prenait sa pleine signification et son har-monie qu'à côté de l'autre. -

Mais ce vaste plan géminé imposait à Marcel Thibault.avec la conscience méticuleuse qui était la sienne, desannées de recherches ardues et d'ingrat labeur. N'im-porte: il n'était pas de ceux qui prétendent aux succèsfaciles; dans le désintéressement de sa science et de son

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art, il n'ignorait pas combien était limité le nombre desappréciateurs sérieux de telles productions et quels mincesavantages matériels il en retirerait probablement. C'étaientlà des objections que ses amis les plus intimes n'auraientjamais songé à lui présenter, car on savait trop quellesn'avaient pour lui aucune valeur.

11 se réservait d'ailleurs de prouver plus tard qu'il étaitsusceptible de traiter sans déchoir, et au moins avec agré-ment, des sujets plus souriants et plus rapproéhés de nous.Nous aurons l'occasion de dire un mot de ces projetsdans les pages suivantes.

La thèse déjà si solide présentée, comme nous l'avonsvu, à sa sortie des Chartes, au commencement de 1899,devint donc, durant plus de quatre années, le noyau autourduquel vint s'agréger une masse énorme de faits nouveauxou, pour dire mieux, il reprit totalement en sous-oeuvre,avec des matériaux beaucoup plus riches et sur un planinfiniment plus vaste, l'étude sur Isabeau. Il n'avait pasà changer de principes nous les avons vus nettement ar-rêtés dès son entrée aux Chartes. Il n'avait qu'à les appli-quer avec une méthode plus consciente servie par untalent plus mûr.

Nous devons, en toute justice, faire remarquer que jus-qu'en '903, qui vit k l'automne l'apparition de son pre-mier volume d'histoire, il n'avait pas renoncé à l'ensei-gnement donné à Monceau et que des élèves personnels luiprenaient un temps qu'il né sut jamais compter par mi-nutes, comme nous l'avons noté.

Admirons donc, dans cette complexité d'efforts, la téna-cité apportée à une oeuvre qui paraissait devoir exclure

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tout autre travail. D'ailleurs, le temps n'est pas un crité-rium de valeur, surtout en littérature historique. MarcelThibault, là où un autre aurait pris un vague indice commel'incontestable confirmation d'une opinion personnelle,exigeait non pas une, maïs deux ou trois preuves écla-tantes arrachées de force aux documents, avant de donnetdroit de cité dans son livre à cette opinion. Un tel scru-pule n'estime jamais les lenteurs assez grandes.

Isabeau de Bavière, veine de France Sa jeu-esse1370-1405,tel est le titre du volume qui doit d'abord nousoccuper. Il peut sembler bien superflu, aprèsles excellentesanalyses de critiques coin etalors que l'oeuvre se rendà elle-même le meilleur témoignage, dès une première lec-ture, d'essayer d'en donner une idée forcément incomplète.Aussi, une étude bibliographique ne rentrant nullementdans le cadre de ces pages intimes, notre prétention n'est-elle pas celle-là Mais chez Marcel Thibault plus que cheztout autre, les ouvrages sont inséparables de l'homme; ily aurait comme une mutilation à ne pas les montrer som-mairement à côté du modeste portrait que nous tentons.Négligeant volontairement les faits et les idées d'histoiregénérale, nous ne voulons donc offrir ici qu'un rappel dudessin si serré faisant revivre hors de toute ombre cellequi fut néfastement, pendant plus de vingt ans, commel'axe autour duquel gravita l'histoire de la France.

C'est avec la simple mais ferme assurance du savoirapprofondi que le jeune auteur débute dans son avant-propos en déclarant que l'histoire vraie et complète d'lsa-beau n'a jamais été écrite.

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Il veut dégager, si possible, la figure, des documents au-thentiques et mènera la reine jusqu'à l'âge de trente-cinqails. Il résume elisuile, en quelques ligues, ce qui devaitêtre la matière d'un second tome consacré à « la reine ré-gente, la reine douairière n, tome qu'il pensait écrire unefois achevé le « Louis XI avant l'avènement

Tout le monde sait, dit-il, qu'après cette époque (1403),- Isabeau devint un monstre de perversité et joua un rôlenéfaste dans les luttes des Arnlagnacset des Bourguignons.Elle pressa la conclusion du traité de Troyes qui livraitla couronne de France au roi d'Angleterre Henri V, elledéshérFta et renia son filsCharlesVII, Le dérèglement de sesmoeurs est aussi fameux. Elles étaient à la fois galantes etcruelles. » Puis, après une profession d'impartialité queVon sent sincère, l'historien plaide avec modestie pourcette conscience scrupuleuse qu'on aura si souvent l'occa-sion d'admirer au cours du livre. n On trouvera peut-être

'ici, dit-il, la part de l'imagination trop restreinte. Lesdocuments ont fait souvent défaut, rendant ainsi difficileJe travail du biographe. Mais jamais il n'a voulu suppléeraux textes manquants par des inventions. Si donc nousapprenons que le lecteur, en parcourant ce volume, aparfois éprouvé - l'impression dû vrai historique, nousnous considérerons comme largement récompensé denotre peine. n

Charmante discrétion d'ambition qui aurait disposé lelecteur à toutes les indulgences si elles eussent été néces-saires. Mais, chez Marcel Thibault, il n'y a dans Cettedéclaration aucun calcul habile il a besoin seulement

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d'affirmer sa loyauté d'érudit que nous savons intransi-geante. -

La première partie s'occupe naturellement des Origi-nes. Un chapitre nous présente d'abord les ancêtres pater-nels etmaternels de la future reine de France, Wittelsbachet Visconti. C'est un raccourci clair et plein de mouve-ment qui nous fait assister aux fluctuations de fortune desdeux oncles et du père d'Isabeau et à leurs démêlés per-sonnels allant jusqu'aux conflits après la mort du vieuxduc Étienne. Ces seigneurs robustes, vigoureux, qui sontambitieux souvent aux dépens les uns des autres, semontrent, dès l'abord, disposés faire servir leur fille etnièce à leurs desseins politiques, sans beaucoup d'égardspour les paroles données ou l'alliance future quellequ'elle soit. Tout en ne s'attardant pas à ces préliminaires,l'historien a su intéresser en peignant la situation géogra-phique et politique de la Bavière, en s'inspirant ingé-nieusement de la psychologie de sa race et des siens pourrestituer l'atmosphère dans laquelle nous allons Voirgrandir Isabeau aussitôt après. Les lignes qui ont traitensuite à « l'enfance n, sont nécessairement d'une ex-trême sobriété.

C'est ici que le courage de s'en tenir aux maigresdocuments certains est peut-être le plus remarquable.Bien des historiens, concluant du général au particulier,trouvent légitime de prêter à leur modèle les gestes etpresque les phrases que la situation et le milieu rendentvraisemblables. Marcel TIr bault ne craint pas une accu-sation de pauvreté qui serait des plus honorables. Cen'est donc qu'avec une prudence pleine de réserves qu'il

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fait le tableau vivant, malgré le peu d'éléments qui lecomposent, des premiers ans de la fille d'Étienne III.

Le chapitre suivant offrait une revanche aisée dont lenarrateur a profité avec beaucoup de bonheur; il nousraconte « le mariage ». Là, les dons charmants du colo-riste s'appuyaient sur des précisions minutieuses. Nonpas que ce coloriste se livre à l'art un peu puéril de minia-tures à regarder dans le creux de la main. Sa virtuosité

• n'oublie pas que telle page fait partie d'un large ensemble,et le format reste toujours approprié à la taille des per-sonnages. Les détails pittoresques viennent, certes, enrehaut de ton ou comme en gaufrure d'or sur le fond,mais seulement lorsqu'ils sont significatifs d'une menta-lité, précurseuis de traits dominants. C'est ainsi quedans cet épisode, aux cortèges et aux fêtes d'un apparatsemble-t-il, tout extérieur, nous sommes frappés de laSécheresse égoïste d'isabeau ne trouvant pas une parolepour remercier les Parisiens des dons splendides qu'ilslui offrent à son entrée dans leur ville. Nous soupçonnonsdéjà que la princesse allemande ne s'est pas détachée deson ancienne patrie à voir la froideur qu'elle témoigne àla nouvelle. Nous ne nous étonnerons pas si elle conçoitvite son rôle comme celui d'une sorte d'agent politiquesupérieur de la Bavière.

La deuxième partie de l'oeuvre est consacrée à la Jeu-nasse.

Formant comme le centre et le coeur des pages quiretracent u les trois premières années de mariage n et decelles au dessin précis et aux tons francs de tapisserie

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flamande du quinzième siècle, décrivant avec vie lesacre et ses fêtes, le chapitre intitulé « le Couple royal »est d'une grande importance. Le jeune historien ne semontre pas moins sagace et moins sûr dans le domainepsychologique que dans les parties politiques ou pitto-resques.

Il creusera davantage encore les traits de la figure depremier plan, en parlant plus loin des rapports de lareine avec le duc d'Orléans, mais l'allure générale etcomme l'âme quotidienne sont déjà définitives. De mêmeque deux profils superposés sur une médaille, il convenaitde montrer le-roi à côté de la reine, explication sinonexcuse, une fois la folie venue, des erreurs et des crimesd'Isabeau.

Charles VI, à vingt ans, est un robuste et brillant che-valier d'une taille au-dessus de la moyenne les yeuxsont vifs, les traits du visage lins, la barbe courte. L'en-semble forme une physionomie franche, énergique et gra-cieuse. Les manières du roi sont nobles et polies; sonaffabilité pour tous est faite d'humanité et d'absence detout orgueil. Sa vaillance est grande, trop grande nième,car elle engendre un amour excessif de la guerre et destournois avec leurs prouesses éclatantes. Il s'abandonneraimmodérément à cette passion, poussé par la politiqueguerrière de ses oncles. Généreux, mais prodigue, ildépense sans prévoyance. Enfin, galant de bonne heure,il apparaît à la fois inconstant et passionné. Amours, pro-digalités, combats concourent à nous prouver l'ardeurexcessive d'une imagination déréglée.

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Voici maintenant le second profil où tout est contrasteet presque opposition.

Isabeau, à dix-huit ans, est de petite taille, de visagelarge aux grands yeux sous un front haut. Les traits sontaccentués nez fort aux narines très ouvertes, bouchegrande mais expressive, menton rond et potelé, cheveuxchâtains. Elle apparait donc sans beauté, niais d'heureusesproportions dans sa petite taille. La vivacité des traitsremplace leur pureté. Un seul défaut physique choqueses contemporains elle a la peau brune.

Au moral, à ses débuts de souveraine, elle frapped'abord ceux qui l'entourent par une piété excessive. Piétéà l'italienne, assez extérieure, où il entre.beaucoup de su-perstition et qu'elle léguera à son petit-fils.

A ce moment de son histoire, elle aime vraiment Chat--les VI, elle l'aime presque en passionnée. Passion, si lemot ti'esï pas trop fort, faite de la séduction du mari et dela gratitude sincère pour le prince qui l'a élevée au trônede France.

Enfin, elle ne cache pas sa fidélité à la maison desWittelsbach, elle reste bien allemande.

La deuxième partie se termine par le récit des «dernièresannées heureuses ». Les intrigues politiques se mêlent aux,jeux des caractères qui se dévoilent franchement. L'assas-sinat de son grand-père fut l'origine de la haine farouche•dont .1 sabeau poursuivit sa belle-soeur, Valentine de Mi lan,fille de l'assassin et femme de Louis d'Orléans. Elle allapour la forcer à quitter l'hôtel Saint-Pol, où elle vivait àses côtés, jusqu'à faire courir contre elle des bruits in-

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fâmeson l'accusait - d'empoisonner les enfants deFrance.

Il semble que cette odieuse action ait commedéchainé lesinstincts de la reine, encore retenus avant ce temps. Nousenvoyons le graduel développement dans la troisième partiedu volume, réellement magistrale, et qui montre la For-mation du caractère politique d'Isabeau. La psychologiede la souveraine est si bien mêlée aux intrigues extérieureset intérieures, elle les régit et les commande si étroitement,que la clarté inonde les menées sourdes de la Bavière 011

les querelles de rivalité des princes français. Comme nousle disions tout à l'heure, le rôle déjà blâmable d'Jsabeauen ces circonstances, s'explique par le long drame dontle récit occupe le premier chapitre de cette dernière partie,la « Folie de Charles VI ». Ici, l'auteur, sans jamais s'au-toriser d'une compétence médicale à laquelle il ne prétendpas, s'est entouré des renseignements les plus sérieux de 1ascience moderne, et si les terribles crises du roi nous ni-pressionnent comme un cauchemar intermittent, leuranalyse pathologique est attachante par sa précision même.

Nousvoyons la i-cine, alors amoureuse, souffrirbeaucoupd'un tel élat, Elle multiplie les voeux et les pèlerinages;puis, devant leur inutilité, elle devient peu à peu indiffé-rente et se détache du roi. Elle en arrive enfin ait etlaisse le malheureux dément dans un état ignominieuxd'abandon et de saleté. Il est vrai que, durant ses accès, leroi la repoussait violemment en l'injuriant; elle ne pou-vait, aux heures du calme revenu, surmonter sa répulsionpour celte sorte de bête fauve qui l'avait épouvantée.

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Ou plutôt, soit seul arrivait à surmonter cetterépulsion, car en dehors du pouvoir plus immédiatementexercé, elle entendait âprement profiter de son influence,grandie encore par le juste sentiment de déchéance perçupar le roi aux moments lucides, pour amasser sans Irèvé,des terres et des biens énormes. Leur liste éloquente setrouve dans les pages où nous voyons croître les préoc-cupations égoïstes de la reine ».

Les troisième, quatrième et cinquième chapitres sontune étude fouillée du rôle politique d'Isabeau à cetteépoque. L'initiation à cette nouvelle tâche, c'est l'interven-tion de « la Reine, arbitre entre les princes ». Elle réussità réconcilier, en apparence, Louis d'Orléans, son beau-frère, avec son oncle de Bourgogne, Philippe le Hardi.Trêve sans lendemain, avant les horreurs des Armagnacset des Bourguignons. Isabeau montra, dans sa conclusion,une intelligence et un esprit d'intrigue à l'aise parmi cesfils entremêlés. Son « rôle diplomatique se réduit déjà,s'est toujours réduit à une « politique de famille il fautlire les pages si nettes, d'une marche si sûre parmi tantd'allées souterraines, qui la montrent servant à la fois laBavière et sa vengeance jamais assoupie, contre les Vis-conti.

C'était aux dépens de la France. Mais n'avait-elle pasdéjà imposé à la cour et scandaleusement enrichi sonfrère Louis, et son père Étienne III n'avait-il pas reçul'or français pour des engagements rompus ensuite sansscrupule?

-Après le chapitre retraçant les efforts et ]e succèsd'une ambition aidée par le duc de Bourgogne qui se

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leurrait sur les capacités réelles d'Jsabeau, chapitre inti-tulé « La reine présidente dit Conseil » et qui montre lamédiocrité tout égoïste de son administration, le livre seferme sur des pages plus intimes : « La reine et le ducd'Orléans. » De quelque bienveillance impartiale que soiranimé i amen r, il ne peut guère hésiter à croire qu'Isabeaulut la maîtresse de soit Se donna-t-elle pour-conquérir un allié, ou par passion sincère ? Le princeétait fort séduisant, et le portrait crayonné par l'historienbrille assez du charme du modèle,pou r q u'on puisselaisser à la reine le bénéfice d'un attrait auquel elle n'au-raitpu résister. Toutefois. avec celte âme tortueuse, tenacedans ses passions, on ne peut s'empécher de rapprocherl'amour témoigné ait de la haine vouée à labelle-soeur; n'est-ce pas là la forme la plus raffinée de lavengeance féminine? il est certain en tout cas que Louiset Isabeau ne gardèrent aucune réserve et semblèrentcyniques dats leur entente.

Au moment de quitter la reine au seuil de ses trop réelsforfaits, l'écrivain nous en fait un portrait nouveau etcomme définitif, plus saisissant et plus complet encore quecelui dont nous avons cité les détails principaux En 1405,Isabeau, après onze grossesses, avait plus que de l'embon-point; elle deviendra très lourde et ne pourra plus prendred'exercice. Ce qui s'accuse ait c'est l'égoïsme, l'avi-dité et l'aptitude à l'intrigue. Nous avons vu la passion deson esprit de famille poussée jusqu'au complet oubli dudevoir d'une reine de France. Nous avons vu aussi l'évo-lution de ses sentiments vis-à-vis di roi et la publiquetrahison de ses liens conjugaux.-

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Nous avons pris sa cupidité sur le fait. Il est vrai qu'elleest fastueuse et dépensière, ruinant le trésor par ses inu-tiles prodigalités. Et l'auteur. ramassant les éléments deson jugement dans un dernier paragraphe d'une belleampleur, conclutAprès vingt ans de règne pendantlesquels elle a reçu les enseignements de Philippe. deBourgogne, elle ne peut ignorer aucune des traditions duroyaume de France. Mais elle est restée allemand(,> aufond du coeur, et bientôt 011 la verra, inconsciente de lanoble tâche qui lui était échue, présider en quelque sorteaux malheurs qui déchireront le royaume et qui, durantde longues années, le couvriront de misères et de ruines,jusqu'à ce qu'une fille héroïque venue des Marches deLorraine sauve la couronne que cette étrangère avaitfailli perdre. »

On voit avec quelle probité historique le jeune éruditne tente pas une réhabilitation paradoxale. Les conclu-sions anciennes ne sont pas chaiigées, mais l'instructionnouvelle a révélé, par ses patientes investigations, une niul-titude de faits ignorés, et scruté la nature de ceux quiétaient connus, avec des outils d'anal yse, peut-on dire,perfectionnés.

Certes, rien dans Isabeau n'avait de quoi faire fléchir lajuste rigueur de son biographe, maisqui n'a pas été inclinéà l'indulgence par l'intimité et la longueur de rapportsintellectuels avec titi personnage historique choisi? Lecas est de tous les jours. Il est piquant et flatteur debouleverser l'opinion établie, nieme si tin lent attcndrisse-ment pour ce qui est l'objet d'un vaste labeur ne vous

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porte pas à l'innocenter à demi. Marcel Thibault .a surester strictement impersonnel en n'aliénant rien de sa rec-titude de jugement, de ses dons précieux d'historien,de peintre et d'écrivain.

Ces dons, la critique la plus réservée, nième la plusdédaigneuse, les reconnut unanimement dans les articlesqui s'occupaient du volume nouveau. Nous n'avons pash en donner ici des extraits, les revues qui ont publiéces études étant à la portée de tous. Contentons-nousde rappeler ce qui fut généralement signalé dans lemonde difficile de la science historique un extrêmescrupule d'impartialité, une sagacité raie chez un si jeunehomme à démêler l'écheveau embrouillé des menéesdiplomatiques, une clarté enlevant toute confusion auxépisodes militaires les plus accessoires, une discrétiond'érudition méritoire faisant rejeter en notes brèves desdétails de controverse ou de généalogie ayant coûté sou-vent des mois de recherches- La forme fut louée pour sonélégance sobre et sa propriété ». Les moins artistesCurent sensibles au charme d'un pittoresque sans surchargedans les descriptions de fêtes ou d'entrées, à la netteté decontours des portraits. Enfin, le doit celui de la

vie, était reconnu au débutant.On savait dès lors qu'il ne serait pas de ceux que leur

valeur scientifique semble condamner à de sèches publica-tions de textes plus ou moins inédits. Son érudition servi-rait avant tout à des résurrections.

L'institut ne pouvait manquer de suivre l'opinion géné-rale, car, après les spécialistes, ie grand public témoignaità l'oeuvre une franche faveur assez rarement obtenue par

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des sujets et des époques austères et sans actualité. L'Aca-démie des sciences morales et politiques décernait en i 905le prix Miche! Perret à l'ouvrage de Marcel Thibault.

Il n'avaitpas besoin, d'un tel encouragement pour ne-pas interrompre un labeur qui lui était nécessaire. Coin-posée avec les éléments réunis depuis des années et enri-chis jusqu'à la fin, de 903 à 1906, La Jeunesse de Louis XI,1423-1445, paraissait ait de novembre 1906. Lapremière partie (seule écrite) d'Isabeau en est comme le'portique, considérable certes, dans ses lignes amples etsa construction autonome, mais qui se subordonne logi-quement ait qu'il précède.

C'est cette logique qui commandait un chapitre prélimi-naire sur les Armagnacs et les Bourguignons. Chapitreabsolument magistral et qui, du premier élan, décèlel'autorité acquise par l'historien. Ces événements, que nouspouvions croire tro connus, il les résume d'une manièresi vivante, il les pousse les uns devant les autres en hordeserrée d'une main si experte, qu'ils prennent comme unsens nouveau et nous restituent le frisson de l'angoissed'une France déchirée dont nous serions contemporains.

C'est le rappel de la rivalité d'ambition entre Philippele Hardi, duc de Bourgogne, oncle de Charles VI, etLouis d'Orléans, frère du roi, puis l'entrée en lice de Jeansans Peur, fils de Philippe, après la mort de soitToute mesure est perdue avec le nouveau duc. I] fait assas-siner Louis d'Orléans et s'en vante; le peuple sera sonappui.

Les d'Orléans veulent leur vengeance. Le fils de la vic--

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time, Charles, n'a ni énergie, ni autorité. Le chef du partisera son beau-père, Bernard d'Armagnac, un médiocre àtous égards, dont le nom connaîtra la chance fortuite deservir de bannière à ceux qu'il conduit si peu.

Paris est le centre et l'enjeu des luttes effroyables desdeux partis. Après la terreur des Cabochiens soutenus parJean sans Peur, en 1413, elle connaît les affreuses repré-sailles des Armagnacs. Tout le pays de la Somme à laLoire est ensanglanté. La reine Isabeau, suspecte auxBourguignons, qui lui reprochent son intimité de naguèreavec Louis d'Orléans, est encore prise entre le mépris desArmagnacs pour une étrangère et la haine du peuple quiconnaît son luxe et sa cupidité. Elle est impuissante àtrouver un appui en France. Le moment semble favorableau roi d'Angleterre pour reprendre ses projets; Henri Vdébarque à Harfieur. Ait de contribuer à combattrele prétendant au trône de France, Jean sans Peur laisseécraser la chevalerie armagnaque à Azincourt et les An-glais pénètrent jusqu'à Rouen: Paris tient encore, maisles conseillers de Charles, dauphin et lieutenant généraldu royaume depuis 1417, sont inférieurs à leur tâche. Ilscommettent la lourde faute de décréter d'exil la reine Isa-beau pour confisquer ses biens. Isabeau appelle le duc deBourgogne à son secours et installe à Troyes un gouver-nement rival. C'est l'anarchie. Les Armagnacs essayenttrop tard de négocier Paris ouvre ses portes aux Bour-guignons.

Le dauphin Charles doit s'enfuir. Il combat au fait-bourg Saint-Antoine pour reprendre sa ville; il est vaincuet forcé de laisser son père fort Par-is, aux mains des

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Bourguignons. 1.1 transporte le siège de la monarchie hBourges et celui du Parlement à Poitiers. Isabeau et Jeansans Pour rentrent triomphalement - à Paris.

Court triomphe pour le duc de Bourgogne : il est assas-siné au pont de Montereau, lors de la conférence avec lesArmagnacs. Soit Philippe le Bon fait alliance avecIsabeau pour le venger. Tous deux signent à Troyes(21 mai 1420) le traité qui déshérite le dauphin Charles.institue régent Henri V d'Angleterre et stipule que l'en-fant qui naitra de lui et de Catherine de France sera l'héri-tier du trône.

Detix ans plus tard (octobre 1422), les acclamations deParis saluent l'avènement de J-Ienri VI, roi de France etd'Angleterre. Pendant quatorze ans, Paris s'entêtera contreCharles et les Armagnacs. Elle se passionnera pour Phi-lippe de Bourgogne, prince chevaleresque et beau par-leur.

En résumant sèchement la matière de ce prologue, nousavons voulu seulement montrer quelles qualités de con-leur épique, peut-on dire, étaient nécessaires pour donnerau drame à la fois l'ampleur, le mouvement et la cou-leur dont il est naturellement dépouillé ici. Ces qualités,ouvrez le volume aux premières pages, elles vous frappe-ront celui qui a brossé une telle fresque n'a plus rien àapprendre dans son art.

La fin de ce chapitre d'entrée nous peint « les pays dela Loire, refuge de la royauté n péril n. C'est là que lamonarchie traquée élabore une politique de relèvement,loin des terreurs des émeutes parisiennes, à labri du voi-sinage des Anglais encore en Normandie et de la Flandre

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bourguignonhe. Ici se place la description géographiquedit jardin de la France n. Elle est délicieuse dans sa jus-tesse sobre et dans .l'élégance faite de grâce contenue deses termes. Le peintre semble tenir du modèle des qua-lités pourtant bien à lui. Il fait ressortir heureusement ceque ce séjour d'abord forcé a pu donner à la race régnantede qualités de finesse nuancée et de modération dans sespassions, ce qu'elle a conquis d'art et de beauté sur cetteterre qui sera le berceau de la Renaissance française.N'était-ce pas François I, le roi galant et le protecteur desarts, qui devait ramener la cour et le gouvernement surles rives de la Seine, introducteur prédestiné d'une séduc-tion nouvelle dont la fleur s'était épanouie au soleil tou-rangeau

La première partie; consacrée aux Origines et à lin-fance (1423-1435), s'ouvre par le portrait des parents dufutur Louis XI et par le bilan, triste bilan, de « la situa-tion de-la royauté ». Laid et mal bâti, le teint blême et lesyeux troubles, le regard fuyant, Charles Vii offre unephysionomie sans énergie. Son moral ne la dément pas.S'il jouit d'une vive mémoire, s'il est charitable, pieux etde moeurs chastes, il est aussi méfiant et envieux il aimele luxe et prouve une déplorable facilité il laisser domi-ner, car ail lieu des intrigues, il conserve une lâcheindolence. Il n'a aucun ressort moral dans l'adversité.

Marie d'Anjou, sa femme, est l'arrière-petite-fille de Jean.le Bon. Elle ne peut aucunement prétendre à la beauté, enraison, d'abord, d'ut nezfort long, différente en cela commeen tout de sa mère Yolande de Sicile,.au grand coeur, à la

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volonté forte, à la rare beauté, et qui devait jouer un rôleimportant à la cour de France. Marie n pour elle lecharme et une grande dignité. Elle restera profondémentattachée à Charles VII, alors méme qu'il la trompera avecAgnès Sorel.

Charles VI achève de mourir le 24 octobre 1422.Charles Vil, mou, sans initiative, hésite à agir, sembleenfin résolu après s'être fait voter de nombreux créditspar les assemblées des provinces fidèles, et retombe dansune stérile inaction.

Marie d'Anjou s'installe à Bourges au palais de l'arche-vêque pour la naissance prochaine. Le deuxième chapitrenarre cet événement.

La « Maison ' de la reine est si pauvre que c'est dansune chambre tendue de tapisseries empruntées au ducCharles d'Orléans alors prisonnier de Anglais, que ledauphin vient au monde, le 3 juillet 1423. Le parrain estJean d'Alençon, Catherine de l'Isle Bouchard, comtessede Tonnerre, la marraine. -

La « petite enfance n nous dit de quels soins Louis futentouré. La marraine choisie ne se recommandait pas parses moeurs et ses scrupules. Elle laisse tuer Giac, son se-cond mari, par La -Trémoille. La confiance qu'on luitémoigne doit venir de la mollesse du roi et de l'éloigne-ment fréquent et un peu étrange de Marie d'Anjou.Celle-ci était certainement assez passive. Louis est emmenéau château de Loches et l'enfant y vit étroitement, presquedans la géne. L'indigence du trésor royal sera moinsgrandè après le revirement de fortune amené par Jeanned'Arc qui fait sacrer Charles VII à Reims, le 17 juil-

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let 1429. C'est vers ce temps qu'à la suite d'une révolutionde palais. Yolande de Sicile impose à Charles VII, commeprincipal conseiller, soit fils, Charles d'AnjouLouis est conduit près de sa mère à Amboise. Il vaprendre maintenant figure et le èhapitre iv, qui s'occupede son « éducation », nous fait assister aux essais de sonhumeur, à l'éveil de sa mentalité.

Son précepteur est Jean Majoris, homme grave et judi-cieux qui conservera toujours la reconnaissance et l'affec-tion de son élève. Celui-ci eut le royal bonheur de suivreun plan d'études tracé "par le grand Gerson. Nous n'enconnaissons pas les détails, mais nous savons que leprince fit son « trivium », cet enseignement secondaire ditmoyen âge qui comprenait grammaire, rhétorique et dia-lectiquç. Nous ne sommes pas autorisés à croire avec cer-titude qu'il poussa jusqu'au « quadrivium » (arithmétique,géométrie, musique, astronomie), mais ce qui est évident,c'est qu'il retira de bons fruits de son , labeur. Docileet studieux, il arriva rapidement à parier latin avec aisanceet sa culture paraitra assez complète aux savants qui l'ap-procheront.

S'il put y avoir des lacunes dans son instruction, sonéducation physique ne laissa rien à désirer. Nous pouvonscroire que Louis reçut avec ardeur les leçons de ce genre.,car nous le verrons passionné pour la chasse, la vénerie etmême les animaux féroces.

Mais le voici hors de pages; la politique n'attend pasl'expression de préférences personnelles et, comme de cou-tume, négocie soit mariage , sans souci des intéressés.C'est ce que nous raconte le chapitre y.

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Jacques W d'Écosse avait repoussé sans grande hésita-tion les avances de Charles en 1428, lorsque le malheu-reux état de la royauté française lui laissait peu d'amis etencore moins d'alliés. Huit ans plus tard, la situation estfort changée. Jacques l ot accorde la main de sa fille Mar-guerite de nouveau sollicitée. Nous pouvons penser qu'ily avait là quelque manque de dignité de la part deCharles Vil, alors victorieux et ayant repris figure de sou-verain presque incontesté. Nous disons presque, car Parisest encore rebelle; elle va se rendre aux Armagnacs dansl'automne de cette même année. Mais nous savons queCharles n'a jamais relevé par une fierté personnelle unPouvoir si longtemps affaibli. Ce sera un des griefs dudauphin contre son père.

La navigation de Marguerite et de sa nombreuse suiteest longue et dangereuse, car il faut se dérober à la chassedes Anglais. Enfin, le débarquement a lieu à La Rochelle.Des fêtes de peu de faste et de peu de durée (le dauphin neles aima jamais) ont lieu à Tours à l'occasion du mariagequi est célébré le 25 juin 1436. Marguerite est très jeuneencore elle reste provisoirement avec Marie d'Anjou.

La deuxième partie de l'ouvrage est donnée aux an-nées d'apprentissage, 1436-1440. Combats et diplomatieen forment uniquement ],a Si la tenue en est fata-lement plus sévère que celle des premières pages, on nesaurait trop admirer le mouvement du récit, la clartécontinue au milieu d'épisodes militaires de nature mono-tone à première vue et qui prennent tous ici une indivi-dualité d'un franc relief. Enfin, on s'incline tout à fait de-

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va rit un vrai chef-d'oeuvre, —le mot n'est pas excessif, -depsychologie et d'histoire diplomàtique le récit de la ré-volte du dauphin.

Le premier chapitre déroule les détails des «beaux com-mencements du dauphin ». Ce sonta les premiersvoyages »et « les premières armes «S . .Louis accompagne son pèrequi lui laisse volontiers faire montre d'une jeune ardeur.C'est ainsi que le prince prend Château-Landon dans unassaut où brille sa valeur personnelle. Nous soupçonnonsun peu de jactance juvénile après ce succès et quelqueombrage de la part du roi lorsque son fils l'eut rejoint.Trait plus blâmable et déjà révélateur de la sécheressed'une telle nature le jeune vainqueur se montre cruelenvers les défenseurs malheureux.

En novembre de cette année 1436. Paris se soumet enfin.Des fêtes onéreuses pour ses habitants sont données àl'occasion de l'entrée du roi et du dauphin. Mais à lagrande déception de tous, les princes n'y séjournent pas.Ils se contentent de frapper de lourds impôts la cité félonneà laquelle ils tiennent rigueur.

Voici maintenant o le dauphin lieutenant général du roien Languedoc et en Poitou n.

Louis connaît à merveille l'art de paraître demanderde l'argent à des sujets en l'exigeant. Tous les États dela province du Languedoc sont taxés. Il est vrai qu'ildonne déjà des preuves remarquables de sagacité, d'admi-nistration sage et d'énergie. Il apaise pour un temps l'af-faire Com minges-Arniagnac, conflit toujours renaissantdu au troisième mariage inconsidéré de Marguerite, com-tesse de Coniminges, avant d'être rappelé à Tours. Son

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père l'envoie brusquement en Poitou, pour purger la con-trée des terribles « routiers » qui la désolent.

Le troisième chapitre dont nous avons dit tout le mérite,c'est « la Praguerie ». Il précise et rétablit d'une façonvraiment neuve « le rôle du dauphin dans cette rébellionrôle que les historiens précédents envisageaient presquecomme celui d'un simple comparse et que les documentsmieux étudiés ici affirment nettement avoir été celui d'unchef.

Louis est irrité d'être tenu 'en servage après des succèsun peu enivrants pour une aussi jeune tête. Certains sei-gneurs n'ont pas vit inquiétude pour leur pouvoirpersonnel le raffermissement du trône et le retour de sonprestige. Ce sont surtout les ducs de Bourbon et d'Alen-çon, le bâtard d'Orléans Dunois, et Georges de la Tré-moille. Le dauphin se met à leur tète. Par un coup d'éclat,ii congédie brutalement le comte de la Marche, son gou-verneur et ceux de sa maison qu'il estime dévoués à sonpère. Quand les événements lui prouvent rapidement dansquelle impasse il s'est engagé, Louis apporte une grandehauteur dans les conférences qui précèdent sa soumission.On le voit prêt. à rebrousser chemin lorsqu'à l'instantd'aborder son père, il ne peut obtenir les garanties qu'il apromises à ses partisans. Cependant, son orgueil fléchitdevant son intérêt il feint un sincère repentir et le roise montre ici finement et un peu dédaigneusement indtil-gent; il y a de l'ironie dans son généreux pardon. Louisrestait à jamais ulcéré d'avoir perdu une telle partie. ilpourra, et .nous le verrons bientôt, retomber dans de seni-blables erreurs, niais la fougue imprudente de soit

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tion, après cette rude école, va faire place à la ruse la pluspatiente. La première nature, encore généreuse dans sesexcès, est dépouillée, et pour toujours.

Cette maturité, fruit d'une déception cruelle, nous envoyons les marques à chaque page de la troisième partieintitulée : Les campagnes et les négociations du dauphin,i44o-1445. Le conducteur, le connaisseur d'hommeset le diplomate sont déjà complets.

Les quatre premiers chapitres de cette partie sont pres-que purement militaires « Le dauphin, lieutenant du roi,contre les Anglais, dans Plie-de-France et en Guyenne »

Louis envoyé au secours de Dieppe ; « La délivrance deDieppe » La campagne d'Armagnac ». C'est une rareréussite d'avoir fait se succéder ainsi une multitude d'épi-sodes, de coups de mains, de marches, de sièges, avec uneconstanle clarté et t]fl intérêt qui ne faiblit jamais. C'est àces moments que le véritable historien met un point d'hon-neur à pratiquer une abnégation complète. Pas de cou-leurs trop vives elles empâteraient des lignes déjà enche-vêtrées; pas de fantaisies descriptives elles détourneraientdu détail technique nécessaire pas ou presque pas depersonnalité elle masquerait les gestes, elle étoufferait lesmots des acteurs. Ils doivent seuls être en scène.

Le dauphin montre énergie et courage au siège deDieppe, de même que sa vigueur met fin à cette affaired'Armagnac, dont il s'est déjà occupé. Ses efforts person-nels contribuent certes pour beaucoup à la signature, àTours, de la trêve entre l'Angleterre et la France, le28 mai 1444 Le roi de Sicile consent au mariage de la

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belle Marguerite d'Anjou, sa fille, avec Henri VI d'Angle-terre ; les fiançailles soin célébrées dans la basilique Saint-Martin. -

Le chapitre y est encore plein de tumultes guerriers etcertes l'odeur de fumée et de sang en est forte. C'estle couronnement plus Puissant de l'action militaire dudauphin. « L'exode des écorcheurs. Louis chef d'armée.Son oeuvre en Suisse et en Alsace », tel est le sujet ouplutôt tels sont les sujets. Frédéric V de Habsbourg, ducd'Autriche, élu roi des Romains (titre porté par le chef dusaint empire germanique avant d'être couronné à Romepar .le pape), prince fanfaron, incapable, avare et ainbi-tieux, rêvait de faire rentrer les huit cantons suisses soussa suzeraineté. II demande à cet effet l'appui de Charles VIIqui avait 'une double raison pour l'accorder. Le traitéd'Arras ne l'avait réconcilié qu'en apparence avec le duc dcBourgogne. Les intérêts étaient opposés et l'antipathieréciproque. Charles fut enchanté de répondre à une re-quête repoussée auparavant par Philippe. Un avantageplus direct était l'occasion offerte d'un exutoire pour lesécorcheurs, charge énorme et inutile depuis la trêve signéeà Tours, épouvantable chancre rongeant les populationsfrançaises. Louis est de taille à faire dériver un tel torrent.Il se met à la tte des écorcheurs et se dirige vers Bâle. Lacause de Frédéric le laisse plus qu'indifférent. En semblantla servir, il va se ménager des alliés possibles et créer desoccasions de reconnaissance à soir Il louvoie habi-lement, ménage les cantons et s'en fait bien voir. Par desescarmouches répétées et qu'on croirait inévitables, il faittuer ou sème, fort niai en point, une partie de ses reitres.

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Le reste, qui semble toujours indomptable, Sc jette sur lesterres de Philippe. Un boit était joué au cousin deBourgogne avec un air d'innocence qui en doublait lasaveur.

Nous avons négligé toutes les déprédations et tous lesméfaits des forbans conduits par Louis, dans les pays -d'Alsace. Il faut, dans le livre, lire cette liste sinistre deviols, d'incendies, de tueries, dont le détail a été minutieu-sement suivi par l'auteur dans les enquêtes de l'époque.mais qui vient discrètement se dissimuler dans des notessubstantielles, sans jamais couper le large mouvement durécit. Cette ruée sauvage a été saisie et peinte par l'listo-rien avec une énergie nouvelle dans soit Un bonjuge écrivait de ces pages « Sa conscience d'historien nelui permettant de négliger aucune source d'information,Marcel Thibault s'était mis en quête de documents plasti-ques ; ses voyages en Belgique lui fournirent d'autre partl'occasion d'étudier l'une des pages les plus captivantes del'histoire de l'art. Il en tira un merveilleux profit; il nie sem-ble retrouver le réalisme flamand dans sa description de lacampagne des écorcheurs, quelque chose comme unetransposition des toiles du vieux Breughel. »

Mais ruses et sourde opposition au duc de Bourgognetournèrent contre leur auteur. Le chapitre vr, « Démêlés -du dauphin avec le duc de Bourgogne les conférences deChâlons », nous montre d'abord la mauvaise volonté deLouis dans les pourparlers avec Isabelle de Bourgogne. Ilsemblait avoir ménagé Philippe, mais il apparaissait main-tenant que c'était par fourberie. Tout terrain d'entente futimpossible jusqu'à l'arrivée de Charles Vil à Chûlbns. Le

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duc de Bourgogne est justement irrité et réclame haute-ment contre les déprédations des routiers. Le roi, que samollesse incline à la modération et qui n'est peut-être pasfâché d'imposer sa loi au fils jadis rebelle, signe une paixdont celui-ci fera les principaux frais, le 6 juillet 1445.

Entre autres clauses, le dauphin Louis devait jureret garder le traité d'Arras qu'il n'avait pas voulu recon-naître jusque-là. La place de Montbéliard, conquise par laténacité passionnée du prince, allait être remise aux comtesde Wutteniberg et ne pourrait jamais être reprise sans leconsentement du duc de Bourgogne. Encore une fois,l'ambition de Louis n'a pas su laisser mûrir ce que con-voite sa soif de domination. Avec des moyens différents,même opposés, il s'est frustré lui-même dans sa hAie,comme il le fut lors de la Praguerie. La seconde leçon estdéfinitive et le politique saura en profiter pour tout le restede sa carrière.

Nous voici arrivés à la quatrième et dernière partie dulivre Le dauphin à la Cour. L'historien jette comme unevue d'ensemble sur son personnage principal et ces chapi-tres « L'homme privé», Le ménage du dauphin », Lamort de la dauphine », sont de pure et remarquable psy-chologie.

Le visage de Louis ne manque pas d'agrément, mais lesproportions du corps sont sans harmonie cou grosenfoncé dans les épaules, buste court, jambes longues etgrêles. Il n'y a rien de royal dans l'attitude et cette vulga-rité d'aspect est accentuée par une mise négligée.

La santé du dauphin est médiocre; une activité inquiète,

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un perpétuel besoin de mouvement, une irritabilité extrêmesont peut-être la rançon d'un atavisme qui compte ungrand-père dément.

En revanche, les qualités intellectuelles sont solidessens droit, coup d'oeil juste, décision prompte. Commetout politique né, sa curiosité des gens et des choses estinsatiable. Elle est aidée paru ne mémoire prodigieuse quifacilite les comparaisons et signale les lacunes. Si le dau-phin possède une vive compréhension des affaires, celle-cine reste jamais spéculative; l'action tenace est menée parune volonté despotique alliée à une cauteleuse souplesseLes agents et les serviteurs doivent obéir aveuglément. Lapuissance de travail est énorme.

li vise dès ses premiers gestes à la restauration du pou-voir royal. Il se fait une haine image du vrai souverain etnous l'avons vu ne pouvant aimer un père qu'il juge en êtrefort éloigné. De tous les défauts, la faiblesse sur le trônelui paraissait le plus détestable.

On porte et on portera contre lui des accusations decouardise; elles sont fausses, nous avons eu l'occasion dele constater. Il est couriigeux, mais sa prudence ne com-prendra jamais l'inutile témérité.

Voici maintenant le revers d'une effigie qui, sans êtrehéroïque, apparaît jusqu'ici de frappe vigoureuse.

Louis manque totalement de bonté et de pitié. Il est sansnoblesse et sans grandeur. Dissimulé et méfiant à tin égaldegré, son ambition est dès lors énorme et nous l'avonssurprise à J'oeuvre; il veut la première place en attendantle trône.

D'une ingéniosité féroce pour tirer l'argent de villes et de

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on le voit cependant être fort économe. Unecaisse secrète devait sans doute rétribuer des services par-ticuliers.

Superstitieux, le dauphin avait toute une hiérarchie desaints à soit mais l'esprit pratique du politique pro-fitait souvent de la popularité de tel sanctuaire pour setaire des partisans parmi ses dévots, en l'honorant spéciale-nient. Ces manifestations extérieures lui tenaient lieu desdevoirs moraux dit

Nous savons qu'il détestait les fêtes et tournois de cour.Il prenait tout son plaisir à la chasse et dans l'art de la véne-rie où il était niaitre. Nous avons fait allusion à son goûtpour les fauves: il échangea des bêtes féroces avec Philippede Bourgogne. C'est d'elles, sans doute, qu'il apprit si bienà rentre des griffes toujours aiguës.

Il semble avoir goûté la campagne et ses paysages, niaisne serait-cc pas parce qu'il y trouvait le cadre de fructueusesméditations solitaires? Nous ne l'imaginons pas s'atten-drissant devant la nature.

Peu éloquent et s'exprimant avec difficulté, il ne pouvaitaimer ce qu'il pratiquait mal et ce qui devait lui semblervaines ritournelles de joueurs de flûte; les orateurs n'avaientpas un admirateur en lui. Cependant, il parlait beaucoup àtable. Grand buveur et gros mangeur, il trouvait moyen,malgré tout, d'exercer aux repas une humeur naturellementcaustique.

Comme soit ne retenait pas sa langue, celle-ci ne sefaisait pas faute de darder souvent des traits dont la bles-sure, pour être dissimulée, n'en restait pas moins profonde.

La seconde feuille du diptyque du ménage du cati-

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phin » ne nous offre par que charme de lignes

et fraicheur.Marguerite d'Ecosse est belle. La bonne grâce inaltérable

donne à ses traits fins et purs Une attirante affabilité. LegoÙt des belles-lettres a augmenté chez elle une noblessenaturelle. Si l'anecdote qui lui fait cueillir la fleur de poé-sie sur les lèvres d'Alain Chartier est douteuse, elle étaitdigne d'avoir trouvé ce geste allégorique par son talentpersonnel. Ses contemporains, en célébrant ses vers, nesemblent pas avoir fait oeuvre de serviles flatteurs. L'una-nimité dès jugements est une garantie sur ce point. Mais,applaudie par Charles Vii et la cour, Marguerite poussaà l'excès son penchant; elle l'exalta jusqu'à la passion, etsa vie ne fut plus que tournois poétiques, longues discus-sions sur la versification, poursuites sans fin de la rime,détachement total de ce monde et de ses réalités.

Elle dansait encore à ravir : il semble que cette petitecréature de rêve ait toujours flotté un peu entre ciel et terre.

Le dauphin, nous le savons assez, était avant tout réaliste.Irrité de l'humeur capricieuse d'enfant gâtée d'une femmeimposée par l'autorité paternelle, il ne l'aima jamais. Cetteunion n'avait donné aucun avantage politique h la ,cou-r onne ; la maigre dot de Marguerite n'avait point été payée;enfin nous avons jugé déjà que l'opposition des naturesétai t absolue.

Calculateur, dissimulé, économe, fuyant les fêtes, sou-vent revêche, comment aurait-il compris une enfant franche,dépensière, un peu agitée, assoiffée de réjouissances, ten-dre et câline dans l'intimité?

Avant le Chrysalede Molière, il étai td'avis qu'une femme

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en sait assez quand elle distingue un pourpoint d'avec unhaut-de-chausses le léger pédantisme de sa femme devaitfacilement l'exaspérer. Enfin le grand, le cruel reproche dufutur roi, c'était la stérilitéde la dauphine.

Tons ces griefs macèrent, Peut-on dire, ensemble danslâme fielleuse de Louis. Il parait attendre et même volt-loir provoquer une circonstance qui le rendrait libre. il faitespionner bassement Marguerite par une de ses créatures.Jamet du Tillay, et l'enveloppe dans un filet de perfidieset de bruits injurieux.

Mais l'impartialité vcul qu'on place à côté de ces odieu-ses manoeuvres, nonleurexcuse,mais des circonstance atté-nuantes: ce sont les torts sans gravité, réels cependant, dela princesse.

Par bravade, autant que par habitude et par goût, elles'obstine dans son existence d'exception. Elle n'écouteaucun des avis graves des médecins et s'enfonce toute dansses rêves chimériques.

Elle laisse prendre, ce qui est plus sérieux, un empiremalsain sur elle à Prégente de Melun, et ses fantaisiesn'ont plus de bornes. De plus en plus prodigue, elle en ar-rive à vider, d'un geste, ses coffres de leur contenu, enfaveur de quelque écuyer de galante allure.

Le jeu était dangereux, même pour une santé qui futtoujours frêle. On le vit bien, après les conférences de Ché-Ions.

Charles VII avait décidé que la cour rejoindrait la con-trée de la Loire. En revenant du pèlerinage de Notre-Damede l'Épine. Marguerite, en sueur, s'arrêta au château deSarry. Le lendemain, elle toussait et de retour à Chôlons,

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une maladie de poitrine foudroyante ne laissait guèred'espoir dès les premiers jours.

Alors, c'est une agonie douloureuse et poignante, leslongs gémissements de l'oiseau qui va étouffer, le débatcontre les serres inexorables. Mais une souffrance est plusaiguë encore chez la dauphine. Sa résignation chrétiennene réussit pas à lui faire accepterl'idée d'avoir été salie parles calomnies de Jamet. Dans la conscience de sa blancheur,elle repousse ces ignominiés avec horreur.

Mais enfin, la rancune légitime n'est pas plus forte quela mort, et le pardon passe sur ses lèvres avec son derniersouffle, le 16 août 1445.

Devant des envoyés du pays messin, Louis feint de pleu-rer sa femme, niais c'est pure hypocrisie. « Il était commemeaffranchi, conclut son historien, du dernier lien qui l'at-tachait à l'odieux passé. La première partie de sa vie,par mie ambition sans frein, avait vu échouer ses projetsde réussite de pouvoir immédiat. Sans s'attarder à de vainsregrets, il mit la voile vers l'avenir, il prépara sa revanche;tout 'de suite, il travailla à envelopperChai-lesVII et la courdans un réseau d'intrigues d'où il comptait surgir bientôten triomphateur de ses ennemis, soit par mi coup d'h-dresse, soit par un coup de force.

« A considérer son âme dès .lors si aride et son esprit de-venu à ce point calculateurque les facultéspositives seulessemblaient y fonctionner, on a l'impression qu'à vingt-deux ans, Louis, au moral, était déjà entré dans l'âge mOr;du moins, il avait arraché de son coeur la tendresse, l'en-thousiasme, la générosité, la fantaisie, toutes les fleurs dela jeunesse: »

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Nous n'avons pu malheureusement presque rien citer dece beau livre tille analyse sommaire nOUS a déjà entrainésfort loin, niais on peut se rendre compte avec quelle ]liai-trie cette vaste composition est équilibrée.

Le plan, comme celui d'Isabeau, encadre les grands faitsmilitaires et diplomatiques, entre des pages liminaires etfinales d'intimité et de psychologie. Ainsi les personnagesfont d'abord, au cours de leurs premières apparitions.pressentir-par des traits de caractère encore un peu flottantsmais déjà significatifs, le rôle qu'ils joueront bientôt, etleur retour, à la eonclusion, les montre pleinement déve-loppés par les années écoulées, modifiés, changés ouaffermis dans leur nature originelle parles événements quin'ont pas laissé de réagir sur ceux-là mêmes qui les diri-geaient.

Mqis si le plan des deux livres de Marcel Thibault estsensiblement identique, l'autorité dans l'exécution deLouis XI, dans les jugements portés et même dans le' tonest supérieure. La plénitude et la fermeté du récit révèlentde quels riches matériaux il est formé sa vie et son mou-vement sont intenses.

On peut dire sans exagération que le haut idéal durauteur est ici atteint sa science n'avait pas disséqué les

gisants n de l'histoire, elle les avait fait resurgir dansleur milieu retrouvé, elle les avait ressuscités. La critiquelie s'y trompa pas. On salua un maître naissant, à la finepénétration itlérudition merveilleusement consciencieuse,au talent évocateur de premier ordre. (t On n'avait pas vudepuis longtemps, disait, dans une phrase d'un heureux

.L àLc

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raccourci, un connaisseur expérimenté, pareille harmoniedans l'abondance et la richesse des dons. ,

Si les purs savants ne firent que signaler l'agrément dela langue,lepublic cultivé que charmait une page d'histoiresérieuse niais qui entendait garder toutes les séductionsliitéraires, fut sensible à la forme de l'oeuvre. Ce mouve-•ment continu de lit cette couleur sans faux éclat,cette propriété des termes, cet enchaînement rigoureux etlogique, Marcel Thibault, malgré une facilité que nousavons reconnue souvent, n'y arrivait pas du premier coup,comme la plupart des écrivains difficiles pour eux-mêmes.Qui dira les remaniements sans fin, les refontes totales,les bouleversements et les reprises de tel chapitre commele « siège de Dieppe n ou la « Praguerie » ? Vingt foisil corrigeait, resserrant le faisceau des faits, atténuanttel détail trop saillant, ravivant tel toit ou sourd.C'est que la méfiance du premier jet était grande chez lui.Fils d'avocat, aimant et pratiquant admirablement laparole lui-même, il savait qu'il serait facilement tombédans le style oratoire sans une incessante surveillance.

Les conseils de son oncle sur ce point se rencontraientavec ses constatations personnelles. Il faut admirer unelucidité aussi dédaigneuse de tout amour-propre ; il fautsurtout saluer un art qui, après tant d'efforts, ne les laissejamais soupçonner et qui sait conserver tout le bouillonne-ment du sang à la vie passant par de si patients creusets.

Si nous n'avons pas à citer, nous le répétons, les extraitsdes critiques parues au sujet de la Jeunesse de Louis X!,nous ne pouvons résister au plaisir de prendre quelques

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lignes à une lettre privée venant d'un ami et ancien élèvede Marcel Thibault: Cet excellent esprit nous a déjàfourni d'intéressants témoignages et nous en fournira en-

• . core. L'opinion exprimée ici semble bien celle de cetteélite aux idées sans étroitesse qui est le meilleur du publicpensant.- u Marcel Thibault a choisi comme sujet d'études lépo-que de notre histoire peut-être la plus complexe, parcequ'elle sert de transition entre le moyen âge et les tempsmodernes.. Louis XI parait un personnage impossible àjuger. Notre ami n voulu vaincre cette difficulté et il y aapporté la méthode qui consiste à appliquer à l'histoire lesystème d'analyse de l'hérédité. Il est visible que l'auteuramis le plus grand soin à étudier le physique et le moraldes -ascendants d'Isabeau- et de Louis XI sans doute a-t-ilvoulu par là nous amener à juger plus équitablement deuxpersonnages peu sympathiques. On sent, d'ailleurs, queMarcel Thibaultbault éprouvait lui-même le besoin d'échapperà cette atmosphère de laideur morale les dernières pagessorties de sa pluie ont un parfum d'idylle je veux parlerdes deux chapitres consacrés à Marguerite d'Écosse. »

• Comment ne pas profondément déplorer ici, au nom seulde l'histoire, que la seconde partie de cette belle étude doiveà jamais rester inédite? Marcel Thibault n'avait pas arrêtéon élan après l'apparition de son livre et l'automne

de 1907 le trouvait encore poursuivant des fouilles obsti-nées et minutieuses dans les archives flamandes. u Louis XI

k avant l'avènement n possède ses éléments a-u complet et

•(. l'abondance des notes ou des fiches, pour parler en ternies

professionnels, n'est égalée que par leur richesse. L'édi-

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lice, dont les pierres pourront servir un jour par la géné-rosité des intentions de la famille à des monuments futurs,ne sera hélas jamais élevé.

Les mieux placés pour être bons juges estimaient quel'imposant ensemble des deux volumes du Louis XIterminé aurait valu, sans discusion à leur auteur, un desplus importants prix dont dispose l'Académie française.On peut-regretter que de stricts règlements ne permettentpas d'honorer au moins les travaux parus, d'un hommageposthume dont ils sont si dignes.

Mais avant de reprendre la composition de l'histoire dudauphin Louis, ou en tout cas concurremment, MarcelThibault pensait se ménager comme un repos dans unchangement d'époque et de sujet. Nous avons dit qu'il avaitjadis interrompu une étude sur Vespasien au moment oitles règlements de la Sorbonne dispensèrent les candidatsau doctorat d'une thèse latine comme second travail. Ilavait alors jeté les yeu sur une figure tirée pour lui detoute pénombre, grâce à ses enquêtes d'archives. C'étaitla fille de cette séduisante duchesse de Longueville quirendait, a-t-on dit, ses historiens amoureux par delà letombeau la duchesse de Nemours.

La poudre des canons de la Fronde, les intrigues del'amour et de la politique, un monde remuant, intempé-rant,.révolté, gardant tin peu de la crânerie du siècle précé-dent avant de connaitre l'idolâtrie collective et prosternéede Versailles, et ce monde jugé par une femme passionnéeet spirituelle ayant joué son rôle et s'en vantant dans sesattachants mémoires, tel était le sujet.

Le livre aurait, à la fois, affirmé une excellente connais-sance du dix-septième siècle et permis l'entière révélationde qualités dont l'historien d'Isabeau et dé Louis XIn'avait pas eu le complet emploi mouvement, grâce,charme et finesse; Marcel Thibault comptait prouver sasouplesse à sortir d'une époque et d'un genre.

Sa flamme devenait, semblait-il, plus dévorante à mesurequ'il j 'alimentait davantage cette vie qui devait être sicourte avait devant elle des programmes de travail pourplusieurs existences de vieillards.

En furetant avec un flair avisé chez des bouquinistes, ilavait mis la main sur un document éclairant d'un jourcurieux les moeurs d'une famille du Midi au dix-huitièmesiècle. C'était une sorte de livre de raison, moins encore,comme un registre de dépenses commentées. Ce mincecahier avait suffi au jeune chercheur pour devenir le centred'investigations difficiles mais qui avaient heureusementabouti. La généalogie de la famille doit il s'agit était recon-stituée jusqu'à une époque fort fointaine, les confidencesde lettres savoureuses venaient même soulever les rideauxd'un intérieur sans banalité. Avec sa compréhension sijuste de ce dix-huitième siècle, où tout le ravissait, MarcelThibault aurait certainement trouvé là matière à une pu-blication piquante et qui aurait encore montré une nou-velle face de son talent.

Enfin, nous savonsqu'il tenait de la confiance bien placéed'un vénérable ami de sa famille reportant sur lui un peude la tendresse donnée à un filsdegrand avenir, tôt-ravi auxsiens également, et qui fut des intimes de Marcel Thibault,des documents d'un intérêtde premier ordre. J1 envisageait

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en souriant des perspectives de labeur qui reculaient tousles jours devant lui. il se sentait le courage d'atteindre auxhorizons les plus éloignés et ses épaules ne fléchissaientPa s sous la gerbe.

Une autre trace de ces vastes espoirs nous est restée: c'estune liste comprenant près d'une quarantaine de noms. Per-sonnages peu scrutés de l'histoire, artistes, questions decritique, monographies, tons les sujets possibles se mêlentdans un défilé dont chaque numéro avait arrêté, par des rai-sons souvent visibles, l'attention du jeune écrivain. Lapreuve est ici évidente de l'élargissement de sa curiosité etde ses goûts et du souci de plus en plus marqué de fuirtoute spécialisation.

Ses travaux personnels que nous venons de voir débor-dants ne semblaient pourtant pas lui suffire. li avait acceptéavec plaisir les fonctions absorbantes de secrétaire d'uneimportante revue bibliographique : le Bulletin critique. iltenait ce nouveau fardeau de son prédécesseur, un ami etcondisciple qui lui était bien cher et dont la vivante cor-dialité, l'esprit pratique et l'optimisme inébranlable luifurent maintes fois salutaires pour écarter des scrupulesexcessifs dont il devenait facilement l'esclave.

A côté de sa séduisante amabilité qui ralliait toutes lessympathies autour de la publication qu'il représentait,MarcelThibault déploya,duranttroisannées, unzèledontlaminutie était jugée presque outrée par certains de ses amis.Le texte des autres lui donnait au moins autant de soucisque le sien et sa conscience n'était satisfaite que lorsque laperfection était atteinte. Il stimulait sans trêve l'activité de

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certains collaborateurs un peu détournés par d'autres tra-vaux et trouvait des ressources toujours nouvelles d'ingé-niosité pour assurer la prospérité de l'oeuvre commune.

Comme écrivain, il paya souvent de sa personne sessimples notes témoignent autant que ses articlesd 'une Intel-ligente compréhension des oeuvres analysées et d'une bien-veillance jamais en défaut, mais appuyée d'abord sur lajustice. -

Il trouvait deux compensations à ce surcroit de travailnouer de cordiales ou plus étroites relations avec deshommes éminents et des écrivains de valeur, puis se don-ner, par leur contact et par celui de leurs productions,une variété de connaissances et de points de vue extrême.Comme aux Chartes, et plus que jamais, il entendait ne pas« se ratatiner l'esprit o.

Dans cette nouvelle situation,'sa serviabilité qui fut tou-jours si appréciée de ses camarades et des érudits dutforcément redoubler d'activité. Documents difficiles àatteindre, longues recherches dans des domaines parfoisétrangers, démarches, tout était pris à coeur par MarcelThibault, alors même qu'il s'agissait de solliciteurs incon-nus. Sa bonne grâce et son dévouement scientifique ren-dirent surtdut aux travailleurs de la province, de signalésservices.

Mais, il importe, après avoir tenté d'esquisser l'action deMarcel Thibault comme historien et comme professeur,de revenir enfin à l'homme, dont le portrait intime est lebut principal de ces pages. Nous n'abandonnerons paspour cela tout à fait le cérébral, pour employer une

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expression prêtant moins à l'équivoque que celte d'in-tellectuel, car la liaison de la sensibilité et de l'intelli-gence est étroite, dans cette nature d'une si francheunité.

Nous avons assez montré l'enfant, l'adolescent, l'étudiantà ses débuts et au moment de sa présence aux Chartes; ilfaut maintenant nous occuper de l'homme mûri de bonneheure par l'effort de sa pensée, par une oeuvre grave, aumoins complètement conçue sinon réalisée, par les leçonsde la vie de noble devoir qui lui fut enseignée au foyer etqui constitue, dirait-on, comme la seule atmosphère qu'ilpuisse respirer. Bref, ce que nous voudrions faire retrouverici, c'est l'ami et l'homme de ta famille, ayant tous ses traitsarrêtés, s'étant fixé dans sa personnalité définitive, telque l'ont connu, durant les huit ou dix dernières annéesde sa vie, quelques-uns des amis sinon de la dernière,dLI moins de la onzième heure.

Il en est, parmi ceux-ci, qui croient à des sortes deparentés électives. Deux êtres se rencontrent et, d'un seulcoup, il semble qu'ils soient des frères longtemps séparésayant à se payer maintenant des années perdues pour leuraffection. Mais dans cet échange, Marcel Thibault don-nait presque toujours le plus. La qualité de .son amitié étaitsans prix; il paraissait avoir sans cesse à conquérir et nonà paisiblement garder. On aurait pu croire que son seulplaisir lui dictait ses multiples prévenances tant il y mettaitde bonne grâce spontanée. Le plus mince incident defamille ou la plus légère contrariété vous atteignant avaitchez lui de telles répercussions qu'on hésitait souvent à luparler de petits ennuis. C'est qu'on savait quelle étroite

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communion le faisait participer aux tristesses comme auxplaisirs de ceux qu'il aimait. S'il souffrait avec vous, plusque vous parfois, d'un chagrin qui vous frappait, sa joiedu bonheur des autres était en revanche si pure de touteenvie, elle prenait si bien le rythme d'une allégresse nou-velle que celle-ci s'en trouvait comme augmentée. Échostrop sensibles, de telles âmes s'ébranlent jusqù'au fond, desglas ou des carillons voisins.

Des occupations toujours abondantes ou des circon-stances fortuites éloignaient-elles pour quelque tempsMarcel Thibault d'une maison familière?, il lui suffisaitd'apprendre une indisposition imprévue, pour qu'il accou-rût en laissant les plus urgentes besognes.

Mais soit c'était de rendre service à ses amis.Nous savons des traits exquis de délicatesse dans lesquelsil joua un rôle de bienfaiteur en ayant l'air d'être l'obligé.Certes, il avait su s'entourer , de coeurs assez dignes dele comprendre, sinon de l'égaler, pour que nul n'abusâtde soit mais on était sûr de penser à lui le

premier jour où un événement grave vous aurait forcé àchercher un appui sans réserves.

Nous venons de parler de délicatesse; pour être justes,nous devrions faire revenir le mot à chaque ligne. Noncontent de deviner si bien les désirs personnels de ses amis,il semblait entrer encore dans leur coeur pour y surprendreleurs sentiments privés envers ceux qui leur étaient cherset les servir, si nous osons dire, comme en discrète colla-boration. Sa déférence et ses attentions, d'une amabilitéjamais forcée ni affectée, envers les parents de ses intimes,étaient touchantes.

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C'est que, chez Marcel Thibault, amitié incomparable,fine courtoisie, respect et soins témoignés, tout nais-sait de la plus belle des qualités d'un coeur qui enétait si bien pourvu la divine bonté. La bonté généraliséepeut venir d'un optimisme de vues un peu court, d'une heu-reuse destinée, d'une santé sans déFaillance ou mêmed'une mollesse de caractère; chez Marcel Thibault, elleétait, certes, le fruit naturel d'une âme aimante, mais ilavait fallu la culture de l'éducation et de la volontépour lui donner cet arome exquis et nous savons assez quece n'est pas ici le manque de clairvoyance qui aurait pula faire s'égarer. Cette bonté ne s'arrêtait ni à ses pro-ches, ni à ses amis, ni à ses élèves que nous avonsus si bien partagés à cet égard comme à celui de l'en-

seignement reçu, ni même aux personnes ayant avec luides rapports purement professionnels; les plus humblesen avaient peut-être la meilleure part.

Son coeur pratiquait sans effort cette égalité de la pitié,de la bienveillance sans fausse condescendance et de lasympathie témoignées par un mot que tant d'autres n'au-raient pas dit, par un geste qu'il aurait été plus aisé de neØs faire, par un sourire qu'il n'était que trop naturel degarder.

Mais il nous plaît, à l'égard de ce trait dominant de sanature, de citer encore ici le jugement motivé d'une lettre àlaquelle nous avons fait déjà de larges emprunts. C'est unami qui l'a connu dans tout l'abandon de rapports presquequotidiens qui écrit « Il devait sans doute à l'éducationreçue de son admirable mère une noblesse de sentimentsbien rare chez les hommes de noire génération il n'y

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avait malgré cela aucune part d'optimisme dans sa façonde juger la société contemporaine. Mais il avait une soifd'idéalisme semblable à celle qui engendra la générositéchevaleresque ait des turpitudes du haut moyenâge. Sa bonté foncière lui faisait, d'ailleurs, excuser chezd'autres une morale souvent en conflit avec la sienne. »

Rien de plus vrai. Que de fois l'avons-nous vu d'uneihdulgence souriante où le scepticisme, nous n'avons pasbesoin de le dire, n'entrait pour rien, en face de gens oude conduites bien éloignés de sa conception d'une dettesociale de bienfaisance q i grèverait toutes les vies! Sa lar-geur d'esprit sur ce point venait sans doute d'une connais-sance déjà très sûre des hommes et de ces fatalités qui lesentrainent ; elle avait d'abord sa source dans un coeur quine voulait pas douter de la bonté initiale de la créature unpeu de Jean-Jacques y sommeillait toujours. Mais c'étaitdu Jean-Jacques assagi et comme contrôlé par l'expérience,une sorte d'espoir secret, un postulat d'une tendresse quisavait mal se cacher, plutôt qu'une constatation irréfutablefaite par l'historien et le psychologue.

La lettre que nous consultions tout à l'heure nous ditencore en termes heureux « S'il pouvait sembler parfoisque le sentiment dominât la raison chez Marcel Thibault,ses passions étaient pourtant très réfléchies. Cela tenaitvraisemblablement au traditionalisme de son esprit. o

C'est toujours ici la justesse même. Il avait, à cette heure,fortifié et comme ancré ce qui fut d'abord instincts, puisgoûts inconscients, et ce qui est devenu opinions raison-nées en restant penchants naturels, par •une culture trop

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soucieuse de logique et de vérité pour sauter des chainonsdans la suite des idées des âges révolus. Belles construc-tions, après les premiers édifices toujours provisoires, que

de tels templa serena qui semblent avoir pour pilier cen-tral le cippe au jet droit d'un arbre grandi spontanément,monuments où l'art et la raison viennent donner it la naturetoute sa puissance de création et de splendeur.

C'est qu'après les fouguesde l'étudiant que nous avonsconstatées en leur temps, Marcel Thibault avait passé parUune école dont la rigoureuse préci si o

n impose la fuite detout excès aux esprits justes et que ses travaux personnelslui avaient montré les raisons profondes de tant d'actions exd'hommes incompris ou méconnus. Si cet impétueux estdevenu un jeune sage, le feu qui flambait n'est paséteint il alimente la lumière haute et claire guidant uneintelligence avide toujours d'acquérir, mais dans l'ordre.,la mesure et l'équilibre.

Nous n'avons pas quitté l'ami pour le penseur, car cedernier ne révélait jamais mieux toute sa valeur et sa per-pétuelle activité que dans des réunions hebdomadaires quijoignaient un groupe d'intimes. A côté de camarades char-tistes, on rencontrait des amis qui s'excusaient eux-mêmesde sembler des intrus, sur l'affection profonde éprouvéepour chacun des anciens condisciples et qu'on leur ren-dait bien, et sur leur désir sincère de les comprendre etde s'intéresser à leurs travaux.

Le charme de ces heures est ineffaçable dans le souvenWattendri de ceux qui les passèrent côte à côte. Chacun gar-dantl'entire liberté deson tempérament et desestendances1

le bariolage même de ces dissemblances était un pre-mier attrait. La sympathie réciproque, le goût des idées etde leur expression juste, cette curiosité jamais satisfaitequi est une des meilleures qualités de la jeunesse, enfin lacoeur, qui chez tops était sans dissimulation et s'étaitdonné pour ne se reprendre jamais, tels étaient les liensd'un faisceau, hélas! si tôt amoindri.

Aux-jours de rendez-vous, qui voyaient parfois, pour leplaisir général, le 'petit cercle s'élargir de la présenced'excellents et fidèles camarades momentanément pari-siens, l'arrivée de Marcel Thibault était comme une irrup-tion de soleil. Les yeux dorés où scintillait toujours unepaillette, souriaient dès la porte au groupe, dans leur ca-resse veloutée. On ne détaillait qu'ensuite les trait délicats,allongés encore par une barbe fine et une cheveluremoussant comme elle. La bouche petite et fraiche, élo-quente dans sa révélation d'une sensualité de l'existencequi ne devait jamais s'affaiblir, laissait tomber les pre-mières phrases de cette voix chantante, souvent câline, quisemblait se modeler sur les mots; tous les gestes étaientempreints de cette grâce délicieusement féminine qui s'ac-cordait si bien avec la sveltesse du corps, une taille moyenneet des extrémités presque d'enfant.

On s'asseyait; la fumée des cigares créait comme unenuée dissimulant pour quelques heures les réalités trop im-médiates ou les obligations qui réclameraient bientôt cha-cun. Le hasard offrait souvent seul le sujet de la causerie; àmoins qu'un événement politique d'actualité, un livre paruou à paraitre, un renseignement d'érudition ou de diplo-matie inédit imposât plus spécialement une matière.

C'était le vagabondage d'une troupe de francs-tireurs dontle respect des idées et des hommes ne se croyait pas tenud'aller jusqu'à lit aveugle ; on visait malicieuse-nient de vieilles idoles ou des épouvantails fraîchementdressés ; on n'hésitait même pas à dépenser sa poudre audétriment des moineaux si le coup était bien ajusté; l'indé-pendance de chaque camarade était absolue, et des discus-sions parfois vives, passionnées s'élevaient sansqu'on s'en gardât, car on avait la sécurité des loyautés, onsavait la sûreté des coeurs.

On se retrouvait vite, après ces joutes, sur des terrainscommuns qui ne manquaient pas. Tous s'intéressant àchacun et chacun 'n tous, les travaux personnels étaientsouvent exposés dans un détail que l'intéressé savait nepouvoir être jamais fastidieux. Les espoirs, les rêves mêmeÉtaient mis à nu ; on pensait tout haut, sans jamais cher-cher à briller, soit par la science, soit par l'esprit.

Le jour où un malaise imprévu reidait morne un desinterlocuteurs qui en avait le remords naturel, on respec-tait soit l'effort étant toujours interdit. On pouvaitêtre sûr que la fois suivante le muet prendrait une petiterevanche en faisant une partie, parfois trop éclatante, danstelle symphonie de gaieté.

Car, qu'on n'aille pas imaginer qu'après avoir consi-gné tout pédantisme à la porte, les amis aient cru cepen-dant devoir garder une apparence de gens graves. Les plusjuvéniles échappées de bouffonnerie étaient admises, maisnous devons dire que le sourire et l'ironie étaient plusfréquents que ces poussées de bonnes folies d'étudiants.Marcel Thibault n'était pas le dernier, au moins dans les

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années de début de ces réunions, h lâcher les rénes à unentrain étourdissant; c'est ce même entrain qui émerveillaitjadis les camarades des Chaires retrouvés ici, lors des lon-gues promenades du dimanche.. C'est encore lui qui ren-dait si joyeuses des excursions ou des courses dans Parisde la petite bande. Nous avons le souvenir d'un enterre-nient de président de République où les propos n'avaientrien de funèbre et d'une visite à Port-Royal qui pouvaitlégèrement scandaliser les ombres jansénistes.

La finesse, chez Marcel Thibault, valait l'esprit qui étaittrès spontané et leur alliance donnait souvent aux compa-gnons assemblés lé régal de saillies restant toujours déli-cates.

Il ayait le goût des formules à la fois piquantes et dis-tinguées, teintées d'un rien de préciosité et il excellaità ramasser une analyse en commun, qui s'était fréquem-ment égarée sur des champs voisins, dans une phrase syn-thétique vraiment trouvée, où il y avait toujours, avec lefond d'une observation aigué, une jolie crânerie de jeu-nesse dans le tour, et un amusant divertissement demots.

Mais les plaisanteries, même les meilleures, n'exis-taient qu'à l'état de condiments. Bien tôt . quelque captivantequestion de littérature, de psychologie, de poésie ou d'artdonnait lieu à des débats et à des controversesoù s'affir-maient les goûts personnels.

Nous avons assez parlé de l'historien et de ses théoriespropres pour que l'on devine aisément à quel genre allaientles sympathies de Marcel Thibault en cette matière. Si la

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couleur et la vie du récit le charmaient, si, par exemple,une oeuvre comme l'Avènement de Bonaparte, d'A. Van-dal, lui semblait justement de premier ordre, les vastesensembles échafaudés sur une forte thèse, si contestablefût-elle, et quelle thèse ne l'est pas? tels que l'Europe et laRévolution, ce monument laissé par A. Sorel, gardaientsur lui toute la puissante action que confèrent la grandeurd'un dessein et l'analyse sérieuse des problèmes capitauxde la politique.

Ce goût de l'analyse, on le retrouve dans l'estime témoi-gnée aux psychologues, jadis un peu sacrifiés aux colo-ristes par le dévot romantique. Celui-ci admirait mainte-nant à leur prix les s vivisections n d'un Stendhal ou d'unBenjamin Constant, mais quand le coeur • et la sensibilitéde l'opérateur, sans lui rien faire perdre de sa sûreté descalpel l'arrètaient à bien des pages pour laisser parler unecompatissante humanité, alors, le livre devenait pourMarcel Thibault comme un familier tendre, jamais assezconnu, jamais assez aimé. Le Dominique de Fromentinet le Jean-Christoplie de M. Romain Rolland, pourraientnous dire, par exemple, quelles places ils tenaient dans soncoeur. Les oeuvres de M. Bourget avaient souvent sa sym-pathie par la belle conscience de recherches morales dontelles témoignaient. Toutefois, de mème que pour Stendhalet .Balzac, il aurait souhaité à ce maître psychologue lestyle d'un artiste.

C'est l'alliance merveilleuse de qualités paraissantd'abord inconciliables qui le ravissait chez un AnatoleFrance s qui semble avoir été, nous dit encore la lettred'ami reprise pour la troisième fois, son préféré parmi les

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auteurs modernes finesse de l'esprit et du style, voilà ceque notre pauvre ami prisait par-dessus tout».

C'est que cette fleur extrême de culture qui fait le regardsi pénétrant, jointe au sourire d'un amateur d'histoire querien ne peut plus étonner et qui proclame mème vains lesprestiges d'un style unique de souplesse, de grâce et d'art,exerce une séduction à laquelle aucun lettré délicat ne sau-rait résister et nous savons assez que tout Marcel Thibaultfut délicatesse.

Sa sensibilité intime ne trouvait cependant son atnio-sphère naturelle et comme son sanctuaire privéque chezles poètes. -

« Il lisait beaucoup de poésie, nous confirme encorcl'ami que nous écoutions plus haut, et ce fait m'a d'au-tant plus frappé, que les poètes paraissent moins goûtéspar nos contemporains que: par les générations précé-dentes. o

Ses poètes favoris, au moins dans ses dernières années,après l'assoupissement des grandes figures romantiquesqui l'avaient hanté, et dont les ombres colossales conti-nuèrent, certes, 'a faire comme le fond immuable et ledécor de la scène où défilaient des lyrismes nouveaux,c'était une triade de délicats, de sensitifs aux goûts d'au-tomne et de mort, à l'art presque de moribonds dont lessens seraient plus subtils parce qu'ils vont pour toujoursse fermer Verlaine, Rodenbach et Samain.

Au moins pour les deux derniers qui avaient si bien lao figure morale » et comme la ressemblance de leur art,n'y a-t-il pas un rapprochement mélancolique à constaterque leur lecteur passionné semblait vouloir s'infuser cette

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nostalgie de la tombe hélas prochaine, et qu'il avait sipeu par nature, nous je t'errons

Rodenbach, en particulier, laissa une profonde em-preinte sur la sensibilité de Marcel Thibault. il aimait enraffiné les merveilles subtiles, délicates et un peu halluci-nées des Vies encloses et du Règne dit silence, mais lescygnes, les mousselines et toute la candeur fraiche, danssort frissonnant du Nord, de la Jeunesse blanche,lui semblaient certainement l'histoire de son âme écritepar un autre lui-même. Il devait encore aviver son goût dupoète de Bruges lors de ses voyages de recherches concer-nant Louis XI.

Ne croyons pas toutefois que les crépuscules et lescanaux glauques attirassent seuls ses sympathies poéti-ques. Le panthéisme si curieusement sincère, les accentsd'orgueilleuse volupté, comme enivrés de sève violente etde soleil, de la plus personnelle des poétesses de notretemps, le trouvaient sensible. Et autant, même davantageque cette sensualité brûlante que nul n'a jamais plusdirectement exprimée, il appréciait, dans ce rare talent,les pages aux lignes plus sobres, à l'atmosphère plussereine, à la couleur apaisée, dictées par la Grèce à cettedescendante d'Hellènes qui ne se Souvient pas toLijoursassez de sa première patrie.

Les mots n'ont malgré tout qu'un enchantement de sono-rité limité, si loin dans cette voie que les ait poussés l'artchercheur d'un Verlaine ou d'un Samain. Où la poésie finit,la musique commence. Sans avoir d'éducation technique àcet égard, Marcel Thibault l'adorait. Bien loin de se laisser

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arrêter par les bizarreries quelquefois déconcertantesd'une langue harmonique définitivement libérée et quecrée chaque personnalité d'artiste, il comprenait du pre-mier coup les raffinements de l'écriture moderne lorsquecelle-ci était, comme il convient, 1)011 le but, mais lemoyen expressif. Nous l'avons vu bouleversé par les péné-trantes inspirations d'un Fauré ou d'un Debussy; exempt,et pour cause, de tout préjugé musical, il pouvait saisirsans effort l'intense concentration d'émotion, de douleurou de fantaisie du premier, le charme coloré et la grâcedu second. Suprêmement délicat, il était là comme dansun domaine naturel. Sa joie était double quand le texted'un poète aimé était commenté et comme prolongépar le musicien la Bonne Chanson de Verlaine, miseen musique par Gabriel Fauré, lui donnait un peu lefrisson de l'émotion personnelle et il importait de nepas renouveler souvent de telles expériences.

Mais répétons-le, et nous ne saurions trop y insister, unetelle sensibilité n'avait rien de morbide; Marcel Thibaultn'était rien moins que langoureux et mélancoliquementrêveur; nous avons vu le ressort d'énergie de sa vo-lonté, nous avons vu aussi que sa saine nature, non seule-ment savait s'épanouir dans un rire détendant des facultéscérébrales trop concentrées sur des sujets difficiles, maisencore aimait à en faire don aux autres, par telle remar-que spirituelle ou tel mot d'une drôlerie sans effort.

C'est ainsi qu'il comprenait à merveille et aimait l'hu-mour contemporain. Les écrivains narquois ou verveuxqui marquent les rapports imprévus de la vie, qui saisissent

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l'égoïsme latent et le ridicule caché dans le mot, le geste 0nl'attitude quotidienne du plus médiocre personnage, decelui que nous coudoyons des années entières sans levoir et qui est si parfaitement représentatif de l'immensemajorité, lui donnaient à la fois des joies d'amateur depsychologie et d'homme qui se sent toujours, quoi qu'ilen soit, de la. race de Molière. Du « sourire pincé » d'unJules Renard, à l'outrance bohème d'un lyrisme si per-sonnel, d'une raison si française sous l'apparence para-doxale, d'un Courteline, il passait par le délicieux justemilieu d'un Tristan Bernard, impitoyable observateur, sousson masque de nonchalance, des préjugés dissimulés etdes bas calculs, au sourire indulgent de demi-sceptique,trop averti pour être dupe, mais trop bon enfant pourne pas faire semblant de ]'être un peu. Il ne se lassaitpas de relire ce document humain de premier ordre,que sont, avec leur suite, les Mémoires d'un jeune hommerangé.

Le mot faisant image; le raccourci d'une associationneuve de termes, flattait aussi en lui un sens de l'arttouchant au domaine pictural et qui s'était extrêmementdéveloppé depuis ses années d'études. Son goût naturelétait excellent, car il fuyait d'instinct la vulgarité, mais lescirconstances de son enfance et de sa jeunesse l'avaienttenu forcément éloigné de toute influence esthétique.

Il vint d'abord à l'art par l'histoire. Ses recherchespour Louis XI, un ami l'a déjà constaté, aussi bien dansle domaine de l'iconographie que dans celui des docu-ments pittoresques à utiliser, lui révélèrent l'art mer-

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a01veilleux des Flandres. 11 interrogea le monde séduisantdes miniatures, il scruta les traits des effigies individuellespeintes ou sculptées, il dénombra les foules si vivantes destapisseries de ce quinzième siècle qui produisit les chefs-d'oeuvre du genre, et il reconnut promptement leur valeurpropre, en dehors des révélations pratiques qu'il en arra-chait. Jl devint alors, sans exclusivisme, bien entendu, unpassionné d'art; nous nous rappelons son intelligent en-thousiasme et ses remarques d'une rare justesse, lors desexpositions des primitifs français et des miniatures, desportraits dessinés du seizième siècle, et plus récemmentencore, de la Toison d'or, à Bruges.

Les choix d'un goût vite formé étaient ratifiés parl'érudit qui fournissait à l'amateur des raisons d'admirer

- plus logiques et plus fortes. L'architecture de nos cathé-drales et de nos édifices civils n'avait jamais été étudiéepar lui, dans ses cours d'archéologie, avec cette sécheresserebutante que les plus compétents sont loin d'éviier tou-jours; maintenant, il chérissait comme deux fois sacrées,par !e temps et par la beauté, les merveilles inégalées desconstructeurs médiévaux.

Certains de ses amis s'intéressaient d'assez près auxquestions d'art; ce lui fut une occasion de développerencore ses tendances sur ce point et il s'occupa même par-fois, avec un flair très heureux malgré les limites d'unesagesse ignorant tout entrainement. de bibelots et decuriosités. Deux branches l'attiraient spécialement dans cedomaine la gravure et les belles éditions. C'était presquedes penchants obligés; les estampes lui restituaient desscènes de moeurs ou des traits de personnages de jadis, et,

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aimant profondément les bons auteurs, ne devait-il pasavoir pour eux la coquetterie de riches habits? Il suivitquelques ventes en bibliophile fervent; ses modestes dé-sirs poursuivaient la création d'une petite bibliothèquedont le caractère eût été certainement très personnel.

Tout en s'occupant moins d'art moderne, il ne se can-tonnait aucunement dans les âges écoulés; les audacesheureuses, les recherches sincères de nos contemporains,ne le trouvaient jamais timide à accepter leur formule iné-dite. Là encore, n'ayant aucun vieux préjugé à déracinercomme tant d'autres, il jugeait avec une sensibilité d'artn'ayant presque pas servi; c'était tout bénéfice.

Une grande artiste gardait toujours ses préférences lanature qu'il avait jadis appris à aimer près de Genève etdans les Vosges. Jl revenait sans se lasser dans cette Suissequi avait été comme le pays natal de cette dévotion auxmonts, aux bois, aux eaux torrentielles ou dormantes,aux cieux inconnus des cités dans toute! leur ampleurmouvante.

Les lacs surtout le retenaient comme par les voix demille Lorelei irrésistibles. Leur sérénité bleue, leur cadrede majesté rocheuse ou de charme vert, le jeu plus nuancédes heures sur leurs flots, l'évocatidn de leur pouvoir,inspirateur des grands chantres amoureux, tout en euxle fascinait doucement. Le lac des Quatre-Cantons et sonfrère d'Italie, le lac de Côme, le comptaient parmi leursfidèles; il choisit leurs nappes pures pour miroirs d'unbonheur qui allait transformer sa vie. -

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Il avait donné son coeur depuis plusieurs années déjà, etses amis soupçonnaient qu'il poursuivait la réalisation deson iéve le plus cher. Dans la pleine indépendance de satendresse, il avait choisi dans une famille distinguée duNord une charmante jeune fille, bien digne d'édifier aveclui 'in mutuel bonheur. L'attente de ses espérances futassez longue, mais si des obstacles surgirent, ce fut uneraison de plus de lui montrer comme la sanction néces-saire d'une telle union, ces petites épreuves qui fortifientpar leur Opposition même.

Enfin, le 3 juillet 19a5 voyait la douce réalité du songedéjà lointain le rayonnement de Marcel Thibault auraitdonné du bonheur aux plus indifférents, Il se sentait desforces doubles pour le travail et pour la vie, à côté de lacompagne élue, qui serait la fraicheur pour ses fièvres delabeur, le repos pour ses lassitudes, le soutien pour soncourage.

Le mariage fut célébré dans cette mystérieuse et discrèteéglise de Saint-Étienne-du-Mont, cadre unique en un teljour, avec ses verrières et son élégante nef, gardant encoresi forte l'empreinte du quinzième siècle, pour un jeunehistorien que la profonde compréhension de leur époqued'origine devait faire recevoir, par ces murs et par cesvoûtes, comme un ami de longue date qui eût pu être leurcontemporain.

L'orateur appelé à bénir ces liens si librement con-sentis, M. l'abbé Delaage, curé de Saint- Louis-en-l'Ile,eut la délicate ingéniosité de rapprocher dans soitle mariage d'Jsabeau de celui de son historien; il découvritdes points de similitude ou de rappel frappants en ce qui

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concernait les villes et les églises familières aux fiancés dejadis et à ceux qu'il félicitait.

Mais toute son allocution semblait témoigner finement,à côté de l'évocation de la triste reine venue de Bavière, queles qualités morales et chrétiennes de J'épouse d'aujour-d'hui garantissaient un autre bonheur et un autre avenir.

Le soleil qui avait eu la coquetterie de son effet, fitune radieuse entrée au commencement de la cérémonie, etles amis des jeunes époux voyaient comme un présageheureux les rayons pourpre, vert et or, tomber des vitrauxincandescents sur les fronts du couple incliné.

Douloureux et cruel souvenir, à l'heure où, dans cettemôme nef, ne s'élèveront plus que des plaintes funèbres etdes sanglots

Ce qu'était avant et ce que fut après ce grave événement,Marcel Thibault dans la famille, nous le dirons assezbrièvement, d'abord parce qui I n'a pas changé depuis sonenfance et son adolescence, et ensuite parce que le détailde sa conduite avec les siens exigerait un volume.

Il avait élargi son coeur, et il entendait bien ne se priver,à côté des joies nouvelles, d'aucune de ces douceurs quoti-diennes du passé qui lui étaient plus que jamais indispen-sables. C'est ainsi qu'il voulut que l'existence communecontinuât avec sa mère et avec son oncle. Dans sa sagessescrupuleuse, celle qui se savait toujours autant aimée pré-senta des objections, oubliant avec une admirable géné-rosité ce qui pouvait, ce qui devait être le désir de soncoeur maternel. Marcel Thibault ne lui permit jamais d'a-chever il tic se sentait complètement lui-même, il rie pou-

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vair donc connaitre tout son bonheur nouveau qu'à côtédes deux êtres chers qui gardaient son culte fervent.

Car le mot n'a rien d'excessif. C'était un culte qu'il avaitpour sa mère et pour celui qui avait si complètementassunl&un rôle paternel. Nous savons ses alarmes, presqueses angoisses à leurs moindres indispositions nous sa-vons son attention jamais en défaut à rester en com-munion étroite avec eux, lors d'absences courtes, maistoujours trop longues ait gré de tous; nous savons leslettres dans lesquelles il s'épanchait chaque jour durantson année de service militaire; nous savons la corres-pondance active entretenue pendant ses vacances d'en-fant avec soit nous savons son émoi et ses tour-ments lorsqu'il voyait ce dernier simplement soucieux.

Mais comment noter l'infini détail d'attentions inces-santes, chez celui dont le coeur ne connaît pas la rou-tine de l'habitude et qui semble tous les matins s'éveilleravec une plénitude nouvelle d'affection à répandre?.

C'est un mot délicieux dit en passant, un geste de ten-dresse qui parait avoir échappé, une course faite secrète-ment ii l'intention des siens, le retour imprévu à une heuredevançantde beaucoup celle qu'il avait annoncée, et cela auprix de difficultés ou de fatigue, c'est, en un mot, commel'impression d'une présence ,continue qu'il réussit à créerautour des êtres quisont plus sa vie que sa vie elle-même.

Délicieux coeurs-à-coeurs où l'on perd même la notionde la plus tendre intimité, où l'on se sent une seule âme à

plusieurs

Le mari que fut Marcel Thibault, on le peut facilement

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deviner, et ce n'est pas offenser la discrétion que de direqu'il fut incomparable. Tendre souci d'une santé chère,exquis partage d'idées aimées, de goûts littéraires ou d'art,initiation charmante à ses travaux, incessante transfusionde tout son être pensant et sensible en celle qu'il voulaitcorn.nle modeler à soit en lui laissant soitfrais et sa fragilité délicate, on ne savait s'il fallait admirerdavantage une si lucide connaissance d'une nature fémi-nine ou l'affection touchante qui en était la source.

S'il parut à cette heure, aux yeux de quelques amis, seconsacrer encore davantage à son cher foyer, nul ne pou-vait s'étonner de la douce magie qui l'y retenait.

Mais un bonheur si complet rend toujours jalouse,hélas cette sombre puissance qui ne veut pas se faireoublier. Un délicieux bébé était venu apporter sa grâcedans celte maison où tous l'attendaient; unis dans une ten-dresse qu'on lui destinait tout entière. L'air d'ici-bas n'étaitsans doute pas assez pur pour ses ailes et il repartit de sonvol angélique après quelques heures pasées sur une bran-die pour laquelle il était pourtant si bien fait.

Le déchirement fut profond pour tant d'affections avideset •qui devaient se refermer sur une petite ombre. On nepouvaitsavoir qu'unjour, hélas il aurait un renouveau tor-turant, quand un berceau ne pourrait pas rallier des coeursbrisés autour d'une promesse vivante de retrouver bientôtun être adoré.

Le pauvre père, au milieu de circonstances qui augmen-laient la, cruauté de l'événement, en proie aux gravespréoccupations que lui donna uti instant l'état de celle

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qu'il voulait, mais était-ce possible.? aimer encore davan-tage et comme poul deux, déployait une énergie presquehéroïque. Il se tournait sans doute à cette heure, dansune reconnaissance émue, vers Celui qui donnait à la mèredouloureuse une admirable abnégation et un courageserein; il ne devait pas cesser ensuite de se préoccuper deplus en plus des sources divines de la consolation.

Laissant son coeur blessé saigner tout bas, il n'oubliaitpas d'autres devoirs qui l'appelaient à cet instant, par unefâcheuse coïncidence.

Institué exécuteur testamentaire d'un grand-oncle récem-ment décédé, il devait s'occuper d'intérêts qui étaient loind'être seulement les siens. Son dévouement, dans cette cir-constance, fut sans limites; démarches, voyages, soins fas-tidieux et absorbants, entrevues avec les hommes d'affaires,préparation et exécution minutieusement établies d'unevente importante, il n'épargna rien, fût-ce au détriment deses forces, pour justifier à ses propres yeux la confiancedont il avait été l'objet.

Ce même dévouement, nous le retrouvons appliqué avecune affectueuse déférence à tout ce qui concernait la mèreet la famille de sa femme, et tout récemment encore, au casgrave d'une de ses propres parentes qu'il estimait profon-dément et qu'il aimait. La vie de celle-ci était en imminentpéril une activité intelligente, des mesures prises avecune sûreté de coup d'oeil qui profita de minutes dont laperte pouvait être fatale, aboutirent à une opération -en-tourée de garanties qui eti assurèrent l'heureux résultat.

Mais tant de soins, de dévouement, de travaux variés et

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presque accablants, une telle dépense d'énergie, d'acti-vité, d'intelligence et de coeur, minaient-ils sourdementun organisme qui fut toujours sain mais chez lequel lesréactions nerveuses étaient si vives?

C'est l'excès apparent de ces réactions, connues des mé-decins, qui fit attacher peu d'importance à des indisposi-tions d'un caractère assez imprévu survenues quelques joursavant Pâques, vers le milieu d'avril iqo8. On attribua auxfatigues excessives d'une année trop pleine, ces incidentsde santé, et Marcel Thibault fut invité à se ménager enfin.Une semaine après Pâques, il s'alitait pour une grippe, quiparut des plus bénignes. Il devait cependant l'avoir aggra-vée en prenant part, quoiqu'il se sentit fort souffrant, auconvoi d'un maRre qui lui avait montré de la bienveillance.Mais nous savons les scrupules d'une gratitude jamaissatisfaite d'elle-môme.

D'abord un peu alarmée, la fami]le, à la suite de deuxconsultations de médecins de grande valeur et dont cer-tains n'avaient plus à montrer un dévouement éprouvé dedate ancienne, se rassura pleinement en huit jours, le niaIserait aisément dominé. On autoriserait prochainementMarcel Thibault à entr'ouvrir sa porte à des amis chers,après que serait tombée une légère excitation tenant à sontempérament.

Pourtant, les plus sombres pensées l'assaillaient secrète-ment. Il alla jusqu'à faire à sa femme des recommanda-tions suprêmes que celle-ci ne pouvait qui nterrOlflpre parun doux rappel à ce qui semblait la solide réalité. Mais,sans en rien laisser paraître aux siens, le malade continuaità voir passer des ombres sinistres. Trop viril pour écarter

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ces images, il les subissait malgré tout avec une sorte deterreur qu'il n'avait jamais dissimulée à ses amis aux joursde santé.

Cet amoureux de la vie avait l'invincible répulsion de lamort. Lors du décès de sa grand'mère et d'un oncle ma-ternel, il avait ressenti une ébranlante impression. Il étaitrevenu obstinément sur les circonstances de ces deuils,hanté par l'idée que certains soins avaient été donnés troptardivement. La persistance de cette révolte de naturedevant l'inévitable s'avoue encore dans une lettre rendantcompte d'une visite à la Danse macabre de Bâle. S'ilaccepte les divers épisodes où paraissent les grands, lesvieillards et les hommes mûrs, il recule devant celui quinous montre la jeune fille entraînée, avec un ricanement,par le squelette inexorable.-

Tant de promesses plus qu'à moitié réalisées, de beauté,de grâce, d'intelligence, de vie bienfaisante, et la négationde la tombe, c'est ce qu'il ne pouvait pas accepter.

li avait trop u passé n faisant le bien n, il avait tropdonné de son coeur et de sa vie, pour qu'un destin presquepitoyable dans son affreuse cruauté ne lui épargnât pas lavue d'un tel passage.

Dans la soirée du 2 mai, après un échange de gais proposqui semblaient indiquer la fuite des idées sombres, proposoh il mit une dernière fois toute sa grâce tendre, MarcelThibault tombait en proie à une subite syncope, que ni lesprévoyances les plus rigoureuses, ni les compétences lesplus sûres ne réussissaint à rendre explicable. Ce fut,durant deux heures, une lutte poignante des médecins

- ''7 -et des trois êtres ne vivant que pour celui qui gisaitinerte sous leur souffle passionné, contre la mort.

Elle fut la plus forte, et bientôt, Marcel Thibault, dontle coeur ne se serait jamais résigné de lui-même à s'arrêter,'glissait doucement et sans conscience vers un monde impé-rissa bic.

N'allons pasplus avant. A de telles douleurs conviennentseuls le silence et l'ombre. Que sont les regrets et les hautstémoignages d'estime, que sont les larmes presque unani-mes que les plus humbles ne cachaient pas, que sont lessympathies montrées par lespius réservés des érudits et desécrivains, que sont les témoignages éloquemment émusapportés sur la tombe nouvelle par les maitres et les cama-rades, que sont les soins compatissants et la fidélité des amisà côté de la disparition de celui qui était la seule raison deplusieurs existences, à côté de ce total écroulement?

Mais non, le souvenir est un baume qui parait brûlerparfois, mais qui panse toujours. Rien ne fera jamaisqu'une belle oeuvre , historique n'ait pas été édifiée, rien nefera jamais qu'un être d'élection ne soit pas venu sur terrepour laisser aux siens tant d'amou.r

Ceux qui ont, ne fût-ce qu'un jou, connu MarcelThibault, garderont une image inoubliable d'intelligence,de charme et de bonté; ceux qui ont eu le bonheur, enl'approchant de près, de l'aimer et d'en être aimés, resteronttoujours comme mutilés un peu de leur âme, ce qu'elleavait de plus noble, de plus délicat et de plus tendre, s'enest allé.

.Iseo-Venise,Octobre rgo8

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L

PARIS

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5, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5

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