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Introduction
L’apiculture, une pratique actuelle ?
1 Jalons pour une histoire de l’apiculture
2 Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer ?
3 La place de l’apiculteur aujourd’hui
La disparition des abeilles, une menace pour tous ?
1 L’abeille en milieu rural
2 L’importance de l’information scientifique
3 Les enjeux de la disparition de l’abeille
L’apiculture en milieu urbain, une solution ?
1 Pourquoi l’abeille vit mieux en ville
2 L’abeille mise en scène pour le citadin
3 L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
4 Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions ?
Conclusion
Bibliographie
Sommaire
« Si les abeilles venaient à disparaître, l’humanité n’aurait plus que quelques années à vivre »
Albert Einstein
Abeille, miel, ruches, apiculteurs… Ces mots et ce qu’ils représentent
sont connus de tous, ils font partie de notre monde, de notre culture
occidentale. L’apiculture, pour le consommateur commun, semble être
une chose immuable. Pourtant, depuis quelques années, cette pratique
séculaire est menacée. C’est une crise sans précédent : la mortalité des
abeilles augmente, le nombre d’apiculteurs baisse, ainsi que la produc-
tion dans de nombreux pays.
La faute à qui ? Seraient-ce le varroa1 et les autres parasites venus d’Asie
contre lesquels nos abeilles domestiques restent sans défense ? Leur
expansion a été rapide et incontrôlable, dans les premiers temps. Ou
peut-on imputer cette crise apicole aux divers insecticides massivement
utilisés dans l’agriculture industrielle ? Les produits phytosanitaires ont
fait l’actualité et la polémique, le “Gaucho” et le “Régent” ont comparu
à la barre pour être finalement interdits d’utilisation sur certaines se-
mences. Voilà deux phénomènes récents qui pourraient, parmi d’autres,
expliquer les difficultés que subit le milieu apicole actuellement. Ils ont
eu du moins le mérite d’attirer l’attention du large public sur la menace
planant sur les abeilles.
1 Parasite venu d’Asie, qui transmet à l’abeille une maladie, appelée varroase.
Introduction
1- Abeille butinant une fleur2- Varroa sur une larve d’abeille
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La protection de l’abeille devrait être une préoccupation majeure pour
la société moderne. L’abeille n’est pas seulement une productrice de
miel, elle est un insecte pollinisateur, elle assure le transfert de pollen de
plante en plante et par là sa reproduction et sa survie. L’homme, d’une
certaine manière, est dépendant de l’abeille. Ce petit insecte, presque in-
signifiant à lui seul, est le premier partenaire de la production de fruits et
légumes. Quantité et qualité en sont augmentées. Le premier bénéficiaire
du travail mené par les abeilles est l’homme : non seulement l’homme
consommateur, mais aussi les arboriculteurs et agriculteurs.
Ce partenariat est indispensable, comme de nombreuses expériences
l’ont démontré. En effet, aucune activité humaine ne pourrait remplacer
l’activité des insectes pollinisateurs. Qui serait prêt à passer des journées
entières à récupérer la microgoutte de nectar contenue dans chaque
plante et recueillir le pollen pour aller féconder le plant suivant ? Les
chiffres parlent d’eux-mêmes : pour fabriquer 500 grammes de miel, les
abeilles ont dû butiner 8 millions de fleurs, soit autant de plantes polli-
nisées sur leurs passages.
L’abeille sert l’homme et l’environnement. En effectuant des pollinisa-
tions croisées, elle évite la dégénérescence par “consanguinité” et partici-
pent donc à la biodiversité végétale. Plus de 80% des plantes à fleurs sont
sauvegardées par la pollinisation des abeilles. De nombreuses essences fo-
restières dépendent largement, voire exclusivement, des abeilles pour as-
surer leur fécondation. Sans elles, le fonctionnement de l’environnement
tout entier s’effondrerait. Les animaux dépendants de certaines plantes ou
arbres, comme les oiseaux ou les rongeurs, disparaîtraient à leur tour.
Introduction
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En 1992 se tenait le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Ce fut l’acte
de naissance du principe de la biodiversité. Mais peu d’actions ont vrai-
ment été menées depuis. Aujourd’hui, le terme de “biodiversité” est à la
mode, c’est devenu une préoccupation de tous, les esprits commencent à
s’ouvrir. Il faut en profiter pour faire naître de nouvelles idées afin d’aider
les abeilles. Parallèlement, l’abeille investit un nouveau milieu : la ville.
Assez paradoxalement, cette insertion pourrait aider à la sauvegarde de
l’insecte. L’ouverture de la pratique apicole dans un nouveau lieu à inves-
tir, presque vierge de créations en ce domaine, peut devenir le terrain de
jeu du designer.
Tout homme est donc concerné par la sauvegarde de l’abeille et des insec-
tes pollinisateurs. Les deux espèces sont étrangères à tout point de vue,
mais leurs sorts sont liés. Comment se sentir concerné par la sauvegarde
d’un être si différent, presque étranger ? Comment peut-on rapprocher
les hommes et les abeilles pour engendrer une prise de conscience, des
actions dans le but d’améliorer le futur des deux espèces ?
Le designer fait le lien entre les pratiques, les industries et les pratiquants
et ce lien donne forme à un objet. Le domaine de l’apiculture a connu peu
d’interventions de professionnels des arts appliqués, le potentiel créatif
est d’autant plus large que le contexte urbain peut être privilégié.
Pour envisager une réponse, il faut tout d’abord comprendre l’apiculture
et sa pratique. Son histoire, la définition des capacités de l’abeille et la
place de l’apiculteur aujourd’hui aideront à en définir l’actualité. Dans
un deuxième temps, il est important de comprendre en quoi la dispari-
Introduction
1- Ruches installées en campagne, dans un champ de bruyères2- Enfumoir en plein Paris
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tion des abeilles menace toutes les espèces vivantes et la sauvegarde de
l’environnement. Les menaces, les moyens de détection du danger et les
enjeux doivent être définis. Enfin, il sera nécessaire d’analyser la pratique
de l’apiculture en milieu urbain, les rapports déjà entretenus avec les cita-
dins, le regard porté sur l’abeille et les interactions encore possibles.
Introduction
Jalons pour une histoire de l’apiculture
L’apiculture est pour la plupart d’entre nous une pratique connue mais
aux accents traditionnels, ancestraux. Une image se transmet dans la mé-
moire collective : celle d’un apiculteur, chapeau voilé, près de ses ruches
en paille.
Les abeilles sont plus vieilles que l’humanité, elles vivaient à l’état sauvage
avant même que l’homme ait assez de sens pratique pour envisager leur
élevage. Puis, au lieu de piller la ruche sauvage, l’homme décida d’élever,
de cultiver les abeilles pour profiter de sa production en diminuant les
dangers de la chasse au miel.
D’après Bruno Corbara, auteur de La cité des abeilles2, de nombreuses
traces de la pratique de l’apiculture dans les civilisations anciennes sont
restées. Déjà en l’an 3600 avant J.-C, en Egypte, il est certain que l’élevage
des abeilles était répandu. Chez les Grecs, puis les Romains, l’apiculture
se résumait à la pratique de l’essaimage artificiel (soit la multiplication des
essaims par action humaine), ce qui est déjà remarquable d’ingéniosité.
L’apiculture, une pratique actuelle ?
2 Bruno Corbara, La cité des abeilles, Paris, éditions Gallimard, collection Découvertes, 2002.
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1- Gravure représentant un apiculteur au travail dans un rucher
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Dans l’histoire de l’apiculture, on observe deux types d’évolution, qui
vont de pair. D’une part, l’évolution de la pratique, l’expérimentation,
menée par les apiculteurs. Ceux-ci deviennent des inventeurs, les abeilles
sont leur matière première, leur cause, leur but. D’autre part, l’évolution
de l’observation et des connaissances, grâce aux recherches de différents
scientifiques et théoriciens.
L’apiculture “primitive” et rustique, n’est pas le fruit de l’intelligence
humaine. Elle s’inspire de la nature et au lieu d’en faire une interpréta-
tion, l’homme en a simplement fait une copie. L’essaim s’installe natu-
rellement dans les troncs d’arbres creux, en découle l’idée de couper le
tronc rempli d’abeilles, de le déplacer pour se l’approprier. La première
ruche artificielle est née : la ruche-tronc. De l’Antiquité jusqu’au milieu
du XVIIIème siècle, elle a subsisté. Vers le Xème siècle, une réinterprétation
en est faite par la création de ruches dites “vulgaires” en cloche de paille,
en vases de terre, en bambou ou en jonc et autres tiges. Pour certains,
ces ruches légères seraient l’invention de peuples nomades. Le principe
reste le même, un conduit cylindrique ou conique aux parois rugueuses
dans lequel les abeilles peuvent construire leur nid. On peut juger cette
période, de l’Antiquité au XVIIIème siècle, comme un vide créatif dans le
domaine de l’apiculture : peu d’innovations et peu d’observations.
Jusqu’au XVIIIème siècle, il n’y a pas eu de grands observateurs des abeilles
après Aristote3 et ses Histoire des animaux. Son traité biologique est assez
pointu, du moins pour la description extérieure de l’abeille, il est éton-
nant qu’autant d’observations n’aient pas engendré d’étude plus appro-
fondie de la part des savants des siècles suivants. Les écrits d’Aristote dé-
3 (384-322 av. J.-C.) Philosophe grec. Histoire des animaux, Paris, éditions Belles lettres, 1994, Chap. XL.4 (70-19 av. J.-C.) Virgile, poète et écrivain romain, Géorgiques, Livre IV consacré aux abeilles.5 Auteur de Kitâb al-Hayawân (Livre des animaux), vécut à Bassra (Irak) au IXème siècle.
L’apiculture, une pratique actuelle? Jalons pour une histoire de l’apiculture
1- Ruches tronc2- Ruches en branches
3- Ruche en paille tressée
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montrent des connaissances très avancées sur l’abeille, tandis que Virgile
décrit les comportements de la ruche dans ses Géorgiques4. Comme pour
tout le reste de la philosophie grecque, ces connaissances sont perdues
pour le Moyen-Âge occidental, où l’apiculture tombe en désuétude, mais
redécouvertes grâce aux auteurs arabes. Bruno Corbara cite notamment
Al-Jâhiz5 et Al-Maqrîzî6 pour leurs études des écrits des Anciens, comme
Aristote, et du Coran où l’abeille est élevée, parfois, au rang de prophète.
L’entrée de l’apiculture dans l’ère moderne se fait d’abord grâce aux scien-
tifiques naturalistes. En premier lieu, Jan Swammerdam7, qui incarne le
tournant entomologique, ouvre l’ère de l’observation et des expérimenta-
tions en tout genre dès le XVIIème siècle. Le développement des techniques
de la microscopie rend alors accessible l’étude de l’anatomie interne de
l’abeille. Un siècle plus tard, René Antoine Ferchault de Réaumur8 revient
sur les propos d’Aristote. Il observe, dissèque, analyse, conclut et rédige
ses Mémoires pour servir à l’histoire des insectes. Complétant la pure analyse
scientifique de Réaumur, Maurice Maeterlinck9 écrit le premier ouvrage
complet sur la pratique de l’apiculture. Il transmet les connaissances, les
gestes et la passion à un grand nombre. En se reportant aux écrits10 de ces
grandes figures, on peut voir une évolution de la pensée, mais aussi une
précision scientifique déjà présente. Cette évolution va servir la création,
puisque la précision dans les connaissances scientifiques va permettre de
cibler au mieux les besoins des hommes et des abeilles.
Et la recette fait des émules dès la publication des travaux de Jan Swam-
merdam. Vers 1600, la ruche devient une forme directement issue de
l’univers humain, géométrique. À bas le tronc, voici la caisse. Rationnelle,
6 XIVème siècle, auteur arabe regroupant les connaissances apidologiques et apicoles de l’époque.7 (1637-1680) Médecin et physiologiste hollandais, auteur de Bybel der Natur, publié après sa mort.8 (1683-1757) Physicien, métallurgiste, biologiste, fondateur de l’entomologie moderne, auteur de Mémoire pour servir à l’histoire des insectes.9 (1862-1949) Écrivain belge, prix Nobel de la littérature en 1911, auteur de la Vie des abeilles en 1901.
10 Sur l’évolution de la connaissance de la production du miel par les abeilles à partir du nectar des plantes : « Le miel s’engendre naturellement en l’air sous l’influence et au lever de certains astres […] aussi les mouches à miel le prennent et sucent, et l’emportent en leurs petits ventres, le mêlant et le sophistiquant avec les autres liqueurs qu’elles ont prises et tirées d’autres fleurs. » Pline, Histoire Naturelle, chap.XII, p.424
« Mais quand même le miel serait tout à fait préparé par la nature, et que les abeilles le trouveraient tout à fait et n’auraient plus qu’à la sucer avec leur trompe sur les endroits où elles vont le ramasser, je serais encore persuadé qu’il reçoit dans leur corps et dans leur trompe même un changement considérable. »Swammerdam, Biblia Naturae, p.256
« M.Linéus a mieux observé qu’on ne l’avait fait avant lui, que les fleurs ont des espèces de vessies, ou plutôt des glandes qui sont des réservoirs pleins d’une liqueur miellée.[…] C’est dans ces glandes ou autour qu’elles [les abeilles] vont puiser le miel ou la liqueur propre à la devenir. » Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, vol.5, chap.VI, p.303
L’apiculture, une pratique actuelle? Jalons pour une histoire de l’apiculture
1- Ruches d’observations Gravures des Mémoire... de Réaumur, XVème siècle
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efficace, pratique et facile à fabriquer. Puis en 1844, la véritable évolution
survient. Un nouveau type de ruche, la ruche moderne, apparaît. C’est
une ruche à cadres mobiles, mise au point par le Français Debeauvoys.
Au lieu de laisser faire la nature, l’homme propose aux abeilles de cons-
truire sur des surfaces rectangulaires planes, des cadres, qui peuvent
être ensuite enlevés de la ruche pour la récolte. Cela présente un intérêt
considérable. Plus besoin de tuer l’essaim et de détruire les rayons pour
récolter le miel. On passe de l’apiculture primitive à l’apiculture produc-
tive. Les inventions fleurissent, c’est la débandade créative, une quantité
d’inventions voit le jour dans des directions ou applications différentes.
On invente la ruche divisible, qui permet de laisser aux abeilles un corps
de ruche lorsqu’on extrait le miel des hausses, placées au-dessus. Et tous
les accessoires qui vont avec, qui pérenniseront la pratique de l’apicul-
ture moderne. Chaque évolution porte un nom, celui de son créateur.
Une multitude d’objets apparaissent, avec autant de normes associées :
Dadant-Blatt, Voirnot, Langstroth, pour les plus connues… Au fur et à
mesure, pour l’étude des insectes on crée les ruches d’observation, pour
l’apiculture intensive la ruche gratte-ciel, et pour d’autres types de pro-
ductions des ruches d’élevage de reines. Après cette accélération dans
l’évolution des objets apicoles, c’est une nouvelle fois le désert dans la
création. Des améliorations sont faites, des modifications, mais l’essen-
tiel reste identique. Aujourd’hui encore, les normes restent Dadant ou
Langstroth, alors que, depuis un demi-siècle, les connaissances sur les
abeilles et le comportement animal en général n’ont cessé de s’accroître.
Mais pour ce qu’en voit le grand public, l’apiculture moderne est datée
de plus d’un siècle.
L’apiculture, une pratique actuelle? Jalons pour une histoire de l’apiculture
1- Différents standards de ruches Langstroth et Dadant, pastorale ou divisible
2- Ruche Dadant 12 cadres3- Rucher typique
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Malgré cela elle n’a jamais été aussi actuelle. Ce n’est plus une simple
pratique, c’est devenu une industrie. Bois, métal, plastique sont de mise.
L’image de l’apiculture veut changer, évoluer. Contrôler le poids de sa
ruche par “sms” ? C’est désormais possible grâce au système BeeWise©.
Observer l’intérieur de la ruche par webcam ? Aucun problème. Alors
comment faire correspondre l’identité de l’apiculture moderne à l’image
qu’elle renvoie ? On pourrait développer les dimensions informatives et
pédagogiques afin de transmettre la réalité de l’apiculture moderne.
L’apiculture a sa place dans la société du XXIème siècle, elle est à la fois
technique, technologique, productive et rentabilisée. Même si l’objet
représentatif de l’apiculture, la ruche, reste un objet qui a peu évolué
visuellement au cours du siècle, à l’image limitée pour le public et dont la
signification ne touche que l’apiculteur. C’est peut-être par l’être vivant
lui-même, l’abeille, que l’on pourra atteindre le public. Il faut donc con-
naître et comprendre cet animal.
L’apiculture, une pratique actuelle? Jalons pour une histoire de l’apiculture
1- Extracteur de miel par force centrifuge
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Les capacités de l’abeille peuvent-elles éolvuer ?
Après Réaumur et Maeterlinck, Karl von Frisch est l’un des plus grands
spécialistes de l’abeille, grand observateur et penseur qui connaissait tout
du monde de ces hyménoptères. Écrit en 1927, son livre Vie et mœurs
des abeilles11 regroupe toutes les informations disponibles à cette époque,
notamment ses propres recherches qui lui valurent le prix Nobel de la
Médecine en 1973. À partir des données précises qu’il fournit, le lecteur
peut alors lui aussi appréhender plus facilement le monde des abeilles.
Pour ce qui est des données biologiques, ce que nous appelons l’abeille
domestique se décompose en réalité en trois sous-groupes distincts. La
majorité de ces abeilles sont des ouvrières, appelées ainsi pour leur ap-
titude au travail. Une deuxième catégorie d’abeilles est composée d’un
seul membre, la reine, spécimen unique dans sa ruche. On pourrait croire
qu’elle gouverne les autres abeilles, mais d’après Karl von Frisch, il en
va autrement : les ouvrières guident et manipulent la reine tout en la
servant. Enfin, vient un troisième groupe d’abeilles, mâles cette fois-ci,
les faux-bourdons. Plus gros et peu portés au travail, leur seule utilité est
la fécondation de la reine pour assurer la reproduction.
L’abeille possède de nombreux sens, plus ou moins développés. Karl von
Frisch a mené différentes expériences pour mieux les définir. Par exem-
ple, la sensibilité du goût importe peu à l’abeille, qui ne perçoit que la
sensation du sucré. Elle peut ainsi déterminer le taux de sucre d’une
solution, ce qui se comprend quand l’on sait que le nectar d’une fleur en
11 Karl Von Frisch, Vie et mœurs des abeilles, Paris, éditions J’ai Lu, 1969.
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1- Reine2- Faux bourdon
3- Ouvrière
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est composé de 40 à 70 %. Karl von Frisch va même jusqu’à expliquer com-
ment cette découverte a engendré une solution pratique pour le sucre de
nourrisement12 des abeilles, proposant aux apiculteurs du sucre peu taxé
mais amer, inutilisable pour l’homme.
L’odorat est le premier sens important. Il permet l’identification des
différents types de fleurs, très utile puisqu’une butineuse ne récoltera le
pollen que d’une seule fleur sur la journée : elle se spécialise. D’autre part,
l’odeur d’une abeille la rattache à sa ruche. Konrad Lorenz13, observateur
des comportements animaux, explique comment cette odeur d’apparte-
nance est importante, sans quoi l’abeille devient un intrus qu’il faut tuer.
Les abeilles ne se connaissent pas individuellement, ne tissent aucun lien
d’affection comme les humains, mais appartiennent à une même ruche
désignée par l’odeur.
Enfin, la vue est un sens primordial pour l’abeille qui sort de la ruche. Non
seulement elle perçoit les couleurs, sauf la longueur d’onde associée au
rouge pour l’homme, mais elle différencie les formes “fermées” des formes
“ouvertes”. Comme Jacob von Uexküll14 l’explique, cela est dû à la signifi-
cation de la fleur. Pour l’abeille, seule la fleur ouverte a un intérêt, puisque
le bouton de fleur ne peut être butiné. Ainsi l’illustre théoricien explicite
l’une de ses idées, comme quoi chaque animal considère un même objet
sous différentes significations, suivant l’utilité qu’il en tire. Bien que l’on
connaisse les longueurs d’ondes perçues, de l’ultraviolet au jaune, on ne
sait pas comment ces couleurs apparaissent à l’abeille. Il existe même de
nombreux rouges dans la nature, couleur invisible pour l’abeille, qui lui
paraissent bleu ou ultraviolet car contenant de ces composantes invisibles
pour l’homme.
12 Terme consacré pour le nourrissage des abeilles, grâce à du sirop spécifique et un nourrisseur.13 (1903-1989) Biologiste et zoologiste autrichien, figure de proue de l’éthologie moderne.14 (1864-1944) Savant zoologiste et théoricien estonien, auteur de Mondes animaux et monde humain, Paris, éditions Denoël, collection Pocket, 1965.
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
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1- Reine marquée d’un point jaune, entourée de sa cour d’ouvrières
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L’abeille possède d’autres capacités, comme la perception du temps et
l’orientation. Karl von Frisch a procédé à différentes expériences pour
déterminer leur portée. Les abeilles possèdent ces sens dans leur propre
métabolisme. Elles utilisent ce que le scientifique appelle une “boussole
céleste” pour s’orienter en fonction de l’angle des rayons du soleil sur le
sol. Jacob von Uexküll, de son côté, parle plutôt d’espace actif, qui, chez
les insectes joue l’effet d’un indicateur pour retrouver l’entrée du gîte.
Ainsi, si l’on déplace une ruche de 2 m, les abeilles sont légèrement déso-
rientées, hésitent, et se dirigent vers la bonne ruche après cinq minutes.
Elles utilisent donc leur vision directe comme repère, mais l’espace actif
ou boussole est primordial pour l’orientation globale.
Elles possèdent aussi une “montre intérieure” calée sur le cycle de 24 h
et le parcours du soleil avec lequel elles se sont précédemment familia-
risées.
Pour le repérage spatial autant que pour l’odorat, les antennes jouent un
rôle important. Les organes olfactifs sont situés dessus, et d’après Jacob
von Uexküll, ce seraient ces antennes qui guideraient l’abeille selon sa
boussole interne, puisque dans l’expérience décrite précédemment, une
abeille sans antenne se dirige directement vers l’entrée de la ruche dépla-
cée. L’abeille se déplace dans son espace actif15, tandis qu’une abeille aux
antennes coupées se déplace dans son espace visuel.
Une dernière observation étonnante de leurs aptitudes est montrée à
partir des alvéoles d’abeilles, de forme hexagonale. Pourquoi cette forme ?
L’hexagone, contrairement au rond ou à d’autres polygones, s’imbrique
facilement dans un motif répété, sans interstice non utilisé, et évite ainsi
un gaspillage de place. De plus, pour un alvéole de même volume, un
15 Espace actif : Pour Jacob von Uexküll, chaque être vivant vit dans différents espaces, dont l’impor-tance varie selon sa nature (espace visuel, tactile, actif ).
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
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1- Avantages de la forme hexagonales des cellules2- Découpage d’un rayon d’abeilles, vue latérale et vue intérieure
Source Karl von Frisch, Architecture animale, éditions Albin Michel, Paris, 1975
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alvéole carré ou triangulaire prend plus de place sur une surface donnée.
En somme, on peut mettre plus d’alvéoles hexagonaux que d’alvéoles car-
rés ou triangulaires sur une même surface. Pour finir, l’hexagone s’adapte
mieux à la forme des larves. Dans le domaine de la création, comme on
la verra plus tard, cette forme si intelligente a été souvent reproduite et
détournée à des fins techniques ou esthétiques. Pour l’ingénieur et le
scientifique, la structure en nid d’abeille a été une source d’inspiration
dans la création de nouveaux matériaux. Le motif hexagonal assure une
haute résistance associée à la légèreté, de nombreux cartons d’emballage
ont été mis au point sur cette base. Mais la structure est aussi utilisée
avec du métal, du plastique ou des matières composites, pour former
des matériaux de haute technologie. Pour le designer, l’hexagone est un
modèle, un exemple à suivre, il ne doit pas devenir une simple citation,
mais servir les besoins structurels de l’objet.
Cette forme géométrique est tellement adaptée à l’esprit de productivité
des abeilles qu’elle impressionne. Les abeilles ont-elles de telles capaci-
tés mentales qu’elles aient pu étudier les différentes formes pour choisir
la mieux adaptée ? Karl von Frisch, ainsi que Konrad Lorenz, se sont posé
cette question. Il ne faut pas confondre l’intelligence de l’évolution de
la race avec la capacité “intellectuelle” elle-même. Karl Lorenz précise le
rôle de la sélection naturelle dans le choix. Assurément, les premières
abeilles formaient des alvéoles ronds, mais la sélection naturelle a choisi
la meilleure mutation d’une espèce, celle qui a surpassé l’ancienne forme.
Dans le cas de l’abeille, les essaims qui ont adapté leurs alvéoles en hexa-
gones, et qui étaient donc plus productifs, ont surpassé les anciennes
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
1- Panneau nid d’abeilles en polypropylène2- Panneau sandwich nid d’abeille de haute résistance
3- Armature sandwich nid d’abeilles en fibre d’aramideSource Material Connexion, Georges M. Beylerian et Andrew
Dent, éditions Thames and Hudson
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abeilles. Karl von Frisch raconte le dressage des abeilles dans chacune
de ses expériences, ce qui tendrait à prouver une certaine intelligence,
mais « l’association d’un parfum fl oral à la découverte d’une récolte, par
exemple, fait pour ainsi dire partie de leur bagage intellectuel naturel »16.
Les abeilles font preuve d’une grande adaptabilité tant que cela reste
dans le domaine de leurs compétences. Il serait toujours possible de
trouver quelles innovations apporter, dans la ruche ou autour, sans que
cela ne dépasse la capacité d’adaptabilité de l’abeille. Car l’humain, avec
ses connaissances actuelles, pourrait réinvestir les couleurs, les sens et la
capacité d’adaptabilité de l’abeille à son profi t. La facilité avec laquelle
ces insectes se sont approprié les inventions proposées par l’homme au
fi l des siècles, de la ruche tronc à la ruche divisible, montre à quel point
l’abeille peut servir de support ou d’acteur à la création. Il ne reste qu’à
inventer.
Une étape importante pour l’entomologie17 ainsi que pour l’éthologie18,
fut la découverte du moyen de communication des abeilles, par Karl von
Frisch. Longtemps, il a été impossible de savoir comment elles procé-
daient pour transmettre les informations sur l’emplacement d’un bu-
tin. Elles ne le font pas par les antennes, comme les fourmis. Ce sont
des danseuses. Lors de la danse frétillante, elles désignent la direction
par l’angle avec le soleil, et la distance par la fréquence du frétillement.
La danse peut être utilisée dans d’autres cas. Lors d’un essaimage, les
abeilles éclaireuses cherchent un lieu adapté à l’essaim, puis vont avertir
la colonie en dansant. Encore plus étonnant, on voit l’intensité de la
danse croître avec l’intérêt porté au lieu. Les abeilles convaincues par
16 Karl von Frisch, Vie et mœurs des abeilles.17 Entomologie : étude des insectes.18 Éthologie : science du comportement du vivant (Définition de Dominique Lestel issue de Les origines animales de la culture).
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
1- Danse en rond annonçant la découverte d’un butin2- Danse frétillante indiquant la distance et l’emplacement d’un
butin par rapport à la ruche et au soleilpar Karl Von Frisch
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l’éclaireuse vont se mettre elles aussi à danser en faveur du terrain, grotte,
arbre, ou autre, jusqu’à ce que la majorité l’emporte. C’est à cause de
cela que certains Républicains ont pris l’abeille comme représentation
du système démocratique, peut-on penser.
Pour Konrad Lorenz, la danse des abeilles a été ritualisée. Le comporte-
ment habituel s’est transformé en répétition du même mouvement selon
un rythme déterminé. Le mouvement originel devait être issu d’un com-
portement associé à un but précis, le but s’est perdu, mais le sens de la
danse est resté.
Or, d’après l’éthologue Dominique Lestel19 et certains autres éthologues
et anthropologues, l’origine de l’art se trouverait dans les procédures de
ritualisation de comportements animaux. Un comportement banal, qui
suit une fonction précise, peut se détacher de son sens et devenir auto-
nome, suffisant. Ce geste détaché de la signification originelle devient ce
qu’on appelle un rituel. Le geste de l’artiste est préformé par un rituel.
La relation est frappante dans le domaine des performances, de la danse,
mais reste vraie dans le domaine des arts appliqués. Front Design, groupe
de designers suédois, a déplacé le comportement animal dans la création
d’objet. Il est prédéfini et devient une procédure de création. La capa-
cité des lapins à creuser des terriers produira des lampes, ou encore les
caractéristiques des rats en tant que rongeurs permettront de créer un
motif aléatoire directement dans la matière du papier peint. Les scénarios
d’utilisations peuvent prendre eux aussi la forme de rituels, comme pour
François Azambourg. Le designer propose un plan de travail aux abeilles,
en installant une préforme de cire gaufrée dans la ruche. Les ouvrières
19 Philosophe et éthologue, auteur de Les origines animales de la culture, Paris, éditions Champs Flammarion, 2001.
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
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Front Design1- Rabbit lamp
2- Rat wallpaper
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prennent le relais et, pendant quelques jours, construisent les alvéoles
sur ce cadre de ruche inhabituel. Il suffit alors de couler du plâtre autour
du modèle et la cire est sublimée lorsque l’on coule l’argent en fusion, le
matériau définitif de l’objet.
Il ne s’agit plus d’une production industrielle ou artisanale, mais réalisée
avec le concours du règne animal. Les abeilles produisent déjà des biens
alimentaires pour l’homme, pourraient-elles maintenant aussi produire
des objets ? François Azambourg redéfinit le concept de production et
la place de l’exploitation animale, hors des normes établies. Il propose
une alternative aux types de production connus et invite à réfléchir sur
l’utilisation des êtres vivants comme fabricants.
D’autres ont même réussi à parler aux abeilles en leur indiquant un bu-
tin de fleurs tardives. Ainsi l’apiculteur, s’il sait s’y prendre, peut inciter
à une dernière récolte abondante, ou encore l’agriculteur peut en pro-
fiter pour faire polliniser ses champs. Pourrait-on penser à “parler aux
abeilles” pour leur indiquer un lieu de butinage privilégié ou artificiel,
par exemple, pour faciliter l’observation par le grand public ?
Olivier Darné a réutilisé ce langage. Il se qualifie d’étranges épithètes,
comme graphiculteur, éleveur d’images et d’abeilles, glaneur de mots.
Parmi ses actions de graphiste-apiculteur, son expérimentation de sé-
rigraphie mellifère attire particulièrement l’attention. En tant que gra-
phiste, l’envie de faire des images a toujours été le moteur de sa création.
Mais, comme il le signale lui-même, la situation actuelle rend difficile la
création d’images autres que commerciales, suite à l’interdit de l’affi-
chage sauvage. Alors Olivier Darné a réfléchi à d’autres moyens, d’autres
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
1
1- François AzambourgMise en oeuvre des coupes en nid d’abeilles
Projet du Via Carte BlancheLa Métaphore du nid d’abeilles
22
supports pour communiquer, en utilisant les capacités de l’abeille.
Il met en place une intervention, une expérimentation rituelle. Il imprime
à même le sol, sur le trottoir, un mot, “butin”, le miel remplaçant l’encre.
Peu après, une abeille éclaireuse repère le festin. Cette abeille est marquée
par un point coloré, ainsi que les suivantes. Une heure plus tard, un ras-
semblement s’est formé autour du mot-miel. Un rassemblement d’abeilles,
venues butiner, et un rassemblement de passants curieux, venus observer.
La typographie est recouverte d’insectes butineurs, le mot de miel se trans-
forme en mot d’insectes jusqu’à ce que la dernière goutte soit ramassée.
L’expérience ne s’arrête pas là. Olivier Darné va plus loin, offrant à chaque
fois un projet global : observation, compréhension, participation. Il expli-
que aux curieux comment décoder la danse des abeilles qui leur permet
de communiquer l’emplacement d’un butin. Le lendemain, ils se donnent
tous rendez-vous en un point précis de la ville, qui sera la “ruche”, et à par-
tir duquel le graphiculteur se mettra dans la peau d’une éclaireuse ayant
trouvé une source d’alimentation. Les hommes deviennent des abeilles et
parlent comme les abeilles. L’expérience participative se déroule presque
comme une cérémonie : on goûte au butin rapporté par une éclaireuse, qui
peut être du pâté de lapin, des gâteaux ; la première abeille-homme danse
pour indiquer la position du butin par rapport au soleil et les abeilles
partent à sa recherche suivant les indications données. Là encore, rituel et
art se confondent.
Les capacités de l’abeille sont très étendues, nombreuses. Il est certain que
l’homme n’a pas encore tout découvert, et l’exploitation de ces richesses
reste encore à faire. Particulièrement dans le domaine artistique et celui
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
Olivier Darné1- Dissémination/Inséminations, Paris été 2005
2- Sérigraphie mellifère, Paris été 2005
1
2
23
de l’objet, l’abeille peut être source d’inspiration. C’est une créatrice qui
s’ignore, ou plutôt elle incite à la création, car c’est l’homme qui invente.
Le spectateur regarde et imagine, le designer conçoit et produit, mais le
protagoniste le plus proche de l’abeille est l’apiculteur, il serait intéres-
sant d’analyser son rôle et ses possibilités d’actions.
L’apiculture, une pratique actuelle? Les capacités de l’abeille peuvent-elles évoluer?
24
Mise en place de ruches sur le toît du Conseil régional Languedoc-Roussillon à Montpellier par l’UNAF
La place de l’apiculteur aujourd’hui
L’apiculteur n’a jamais eu un rôle aussi important. Aux premiers jours de
l’Antiquité, l’apiculteur n’existe pas, la pratique même de l’apiculture se
résumant à l’essaimage artificiel et l’homme n’apporte pas d’autre soin
aux abeilles. Au Moyen-Âge, l’apiculture n’est pas une véritable activité
lucrative, il n’y a pas de professionnels, hors des ordres religieux. À cette
époque, le suivi des ruches reste rudimentaire, découlant plutôt des su-
perstitions et du folklore que d’une réelle compétence en la matière. Mais
depuis l’entrée dans l’ère apicole moderne, les activités se sont diversi-
fiées. Professionnels, pluriactifs, semi professionnels, amateurs, autant de
statuts définis par diverses lois selon l’implication dans cette activité. Car
selon l’importance du rucher, en passant de 9 à 10 ruches, l’apiculteur
change de statut aux yeux du monde législatif. Cette réglementation a
favorisé la prolifération de petits apiculteurs amateurs indépendants, ne
facilitant pas la formation de groupes associatifs ou les communications
entre les pratiquants.
Cependant, le rôle le moins important de l’apiculteur, au XXIème siècle, est
bien la production de miel. Sa fonction essentielle devrait être la pollini-
sation, afin de sauvegarder la biodiversité et d’aider la croissance de l’éco-
nomie nationale liée à la production agricole, ainsi que la communication,
de son métier et de la situation de l’abeille.
Dans son roman Le Maître des abeilles20, en 1987, Henri Vincenot illustre
déjà un nouveau type d’apiculteur. Ledit Maître a pour surnom Balthazar
20 Henri Vincenot, Le maître des abeilles, Paris, éditions Denoël, collection Folio, 1987.
3
26
le Mage et, dans son village de Bourgogne sans contact avec la civilisation
moderne et le progrès, il fait figure d’excentrique inventif. Il développe
une apiculture différente, qui produit miel, pollen et gelée royale, dont les
ruches se cachent dans un grenier. Ce roman est malgré tout un hymne
à la nature et aux valeurs saines de la campagne, puisqu’à coup de gelée
royale et de pollen, le Mage désintoxique un adolescent drogué. Malgré
l’inventivité de cet apiculteur fictif, l’image que renvoient ces écrits de la
caste apicultrice est celle d’une société cachée et vieillissante.
Toutefois, des apiculteurs d’un nouveau type existent bel et bien. Olivier
Darné, déjà cité pour son travail sur la communication avec l’abeille, est
une figure de proue dans le monde de l’apiculture. Son implication n’est
pas unidirectionnelle. Il est à la fois graphiculteur, poète, inventeur culi-
naire, producteur de miel urbain. Le champ urbain est un élément décisif,
il est la base qui déclenche la possibilité et l’envie de créer. Cet artiste
plasticien utilise tous les moyens de communication à son actif pour par-
ler, faire parler, faire rêver l’apiculture. On l’écoute comme on écouterait
un conteur, son histoire, ses ruches et sa ville, Saint-Denis. En dix ans
de pratique de graphiculture, il possède de nombreuses expériences à
partager.
Butiner, c’est un mot fort chez Olivier Darné. C’est partager ce qu’on a
pris aux ennemis. De ses ruches de Saint-Denis, il produit le Miel Bé-
ton, résultat d’un concentré d’urbanisme, et distribue ensuite ses pots
aux habitants du quartier. À « manger du miel », Olivier Darné préfère
« manger la ville, manger du temps et du ciel »21, butiner l’espace qui com-
prend aussi Paris, Aubervilliers, La Courneuve. L’artiste mène différentes
21 Émission culturelle de Renée Elkaïm-Bollinger, De bouche à oreille, France Culture, 7 janvier 2007.
L’apiculture, une pratique actuelle? La place de l’apiculteur aujourd’hui
Olivier Darné1- Affichette Time is Honey
2- Support de communication L’erreur est urbaine, recto/verso
1
2
27
actions, anime différents événements, lors de festivals, comme celui de
Paris Quartier d’Eté, ou lors de résidences, à Roubaix en 2005 ou bientôt
au Parc de la Villette. « Puis-je vous butiner ? », « Zone Sensible », « B.I.G. »
(Brigade d’Intervention Graphicole), « L’erreur est urbaine », ces titres
sont les accroches de chacun de ses projets. Il propose des inventions
culinaires à partir de son miel, des siestes sous les ruches, des cours pour
“parler abeille”. Olivier Darné ne se cantonne pas dans un unique do-
maine des arts appliqués. L’apiculture en ville est son seul thème, quels
que soient les moyens utilisés, dont la cible est à la fois les abeilles et les
hommes.
Pour d’autres, la nouvelle apiculture n’est pas graphique, mais alterna-
tive. Maurice Chaudière, grand passionné depuis son plus jeune âge, en a
fait des ruches et un livre. Sa volonté est simple. Revenir à des valeurs et
matériaux simples, argile, cire, bois, s’inspirer de la nature, pavot et soleil,
pour revenir à un mode de vie qui « habite la terre au plus près, dans le
commerce des plantes et des bêtes, sans trop altérer l’ordre établi par la
vie »22. Grâce à toute son expérience, Maurice Chaudière crée une ruche
de forme ogivale, de terre et de cire, convenant parfaitement aux besoins
des amateurs. Sa forme s’inspire de l’essaim. Par de simples rainures, il
propose aux abeilles de construire leurs rayons sur le schéma d’un pa-
vot. L’expérience pratique se confond avec l’expérimentation plastique
quand les abeilles répondent positivement à l’invitation. La manipulation
de la ruche, la mise en œuvre de la récolte, revient à des gestes simples.
Plus besoin d’une post-production lourde, d’extracteur, de maturateur.
Le soleil fluidifie tout simplement le miel par ses rayons chauds, et le
22 Maurice Chaudière, Apiculture alternative, Paris, éditions Le Décaèdre, 2003, p.32
L’apiculture, une pratique actuelle? La place de l’apiculteur aujourd’hui
Maurice Chaudière1- Ruche solaire
2- Construction des abeilles inspirée de la forme du pavotles abeilles suivent les propositions de l’apiculteur
3- Ruche alternative, l’Extensible
1
2
3
28
miel produit est l’extrait premier, le plus pur, le plus naturel. D’où le nom
de Ruche solaire. Mais Maurice Chaudière sait aussi répondre aux problé-
matiques actuelles de l’apiculture, comme l’apparition du varroa, tout en
proposant des alternatives aux normes établies. Il revient alors aux cadres
standards pour inventer l’Extensible. Cette ruche s’étend horizontalement
sans être limitée par les dimensions d’un corps de ruche, elle permet de
traiter sans produit le varroa tout en abritant deux essaims.
Dans l’idée de faire de l’apiculteur un créateur, la production de la ru-
che elle-même pourrait se diversifier. La Carte Blanche du Via à François
Azambourg propose une direction de développement. Le créateur met les
abeilles à son service pour la création d’objets simples qui réaffirment la
valeur de la ruche. C’est une partie intérieure, cachée, de la ruche qui de-
vient un objet de découverte, vu de tous. Les abeilles acceptent facilement
de travailler sur des formes prédéfinies, et pourraient donc promouvoir
l’apiculteur au rang d’artisan et créateur d’objets. Élargir la production de
la ruche renouvelle l’image de l’apiculture et donne un véritable sens à la
caractérisation des abeilles dites ouvrières. Malgré tout, François Azam-
bourg ne propose qu’une production à l’unité et en petite série diversi-
fiée. L’apiculteur n’est pas un designer, il faudrait donc fournir à l’éleveur
d’abeilles une réponse réutilisable pour une production d’objets issus de
sa ruche.
De telles expérimentations proposant des alternatives aux standards om-
niprésents restent rares. On pourrait proposer d’autres types de pratique
de l’apiculture, dans de nouveaux lieux, pour de nouvelles cibles, princi-
palement repenser son rapport avec le public. Il serait intéressant aussi
L’apiculture, une pratique actuelle? La place de l’apiculteur aujourd’hui
François Azambourg1- Coupes obtenues par le travail des abeilles, cire et argent
2- Matériau carton alvéolaire Carte Blanche du Via, 2005
1
2
29
de proposer à l’apiculteur différentes méthodes pour faire changer son
statut, que de simple serviteur des abeilles et producteur de miel, il de-
vienne créateur et moteur de l’évolution apicole.
D’après tout ce que nous venons d’apprendre, l’apiculture a considéra-
blement évolué, des Egyptiens jusqu’à notre époque, mais semble tou-
jours souffrir d’une image vieillotte, dépassée ou obsolète, par manque
de communication et de contact avec le public. Puisque la pratique et la
science ont particulièrement innové ces dernières années, il serait temps
que l’apiculture s’ouvre à de nouveaux domaines, prenant en compte les
caractéristiques de l’abeille et la fonction de l’apiculteur. Ainsi, le thème
de l’apiculture peut être traité en design de produit comme en design
graphique ou en art. La pratique pourrait s’ouvrir, augmenter le nombre
et les types de protagonistes. Il faut réfléchir aux besoins de l’abeille par
rapport à ce que le monde de l’homme a à lui offrir, et aux besoins de
l’homme par rapport à ce que l’abeille propose. Pour cela il est nécessaire
de reconsidérer son intégration à différents milieux, comme la ville, et les
moyens pour la mise en place de liens entre les abeilles et de nouvelles
cibles, comme le grand public.
L’apiculture, une pratique actuelle? La place de l’apiculteur aujourd’hui
François Azambourg1- Paroi décomposante en nid d’abeille
Carte Blanche du Via, 2005
1
L’abeille en milieu rural
Le lieu privilégié de l’apiculture, depuis des millénaires, est évidemment
la campagne. Pourvue de végétaux en grand nombre, d’arbres, de champs
cultivés, elle est un terrain de chasse fourni pour l’abeille et les autres
insectes pollinisateurs.
Pourtant ce lieu idyllique est devenu une menace pour l’insecte, et ce
depuis peu. Jamais il n’y a eu autant de mortalité et de baisse dans la pro-
ductivité. Particulièrement en 2004, où la mortalité réduisit la population
des ruches de 50%. Les difficultés rencontrées ont découragé plus d’un
apiculteur professionnel ou amateur, au point que leur nombre baisse de
2000 à 3000 chaque année23. Une étude menée par les chercheurs Jacobus
Biesmeijer et William Kunin de l’Université de Leeds, et parue dans la re-
vue Science24 en juillet 2006 confirme cet état des lieux catastrophique. Les
conclusions de cet article, destiné à des lecteurs avertis, ont été transmises
à un plus large public par l’intermédiaire du quotidien Le Monde quelques
La disparition des abeilles, une menace pour tous ?
23 Source : dossier de présentation du projet “Abeille, sentinelle de l’environnement” présenté par l’Union Nationale d’Apiculture Française (UNAF) en 2005.24 « Parallel Declines in Pollinators and Insect-pollinated Plants in Britain and the Netherlands », in Science, 21 juillet 2006.
1
Article d’un journal régional sur les problèmes apicoles
32
jours plus tard. D’après cette étude, les abeilles sauvages sont les plus
menacées, avec une baisse de 52% de leur diversité en Grande-Bretagne
et 67% aux Pays-Bas.
Car il faut savoir que toutes les abeilles ou insectes pollinisateurs ne vivent
pas en société. Karl von Frisch accorde un chapitre aux différentes races
d’abeilles, évoluées ou primitives, en annonçant que « la plupart seront
surpris d’apprendre que, dans la famille des abeilles, la vie en société ne
constitue nullement la norme mais plutôt l’exception »25. Ces insectes sont
moins visibles, le nombre aidant, mais font preuve de peu d’agressivité et
permettent une approche par l’homme sans risque. Y aurait-il un moyen
pour aider ces insectes ne faisant pas partie d’une apiculture standard ?
L’étude des chercheurs de Leeds démontre également que la baisse dans
la diversité des pollinisateurs va de pair avec la baisse dans la distribution
des plantes pollinisées par ces insectes. Mais aucun élément n’a pu mettre
en évidence quel événement a initié l’autre, qui, du pollen ou de l’abeille,
a été le premier à manquer.
Plusieurs causes ont été mises en avant. L’évolution des modes de culture,
le changement climatique, l’artificialisation des terrains, les maladies et
parasites étrangers, l’utilisation de produits chimiques dans l’agricul-
ture… Autant de causes qui, tour à tour, sont accusées puis réfutées.
L’utilisation des produits phytosanitaires comme le Régent ou le Gaucho
ont fait longtemps la polémique, alors que leur impact sur le déclin des
abeilles est maintenant nié par quelques spécialistes26. Les insecticides et
pesticides seuls n’expliquent pas tout. Une loi a même été mise en place
afin de limiter les traitements des semences et donc réduire leurs effets
25 Karl von Frisch, Vie et mœurs des abeille.26 “Abeilles, l’imposture écologique” du journaliste Gil Rivière-Wekstein, éditions le Publieur, 2006, démentant l’impact du Régent et du Gaucho sur la diminution des colonies apicoles françaises.
La disparition des abeilles, une menace pour tous? L’abeille en milieu rural
1- Différents types d’abeilles solitairesAbeille des sables, Abeille à culottes, Anthophore des murailles,
Mélecte, Nomade...
1
33
sur l’abeille. Certains documents accusent l’ignorance d’agriculteurs qui
traiteraient leurs plantations irrationnellement, croyant que l’abeille en-
dommagerait les fruits !
Il n’existe sûrement pas une cause unique, la décroissance dans la di-
versité des abeilles et dans la production tient à une accumulation de
problèmes et au contexte général. Mais le constat reste certain, la société
apicole subit une crise sans précédent.
Le documentaire Les abeilles en déroute27 analyse la situation et les cau-
ses possibles de l’hécatombe. Les causes suspectées sont de même type.
L’évolution du milieu affecte les abeilles, sans conteste. Un environnement
varié, riche en plantes et haies, favorisera la prolifération des insectes, au
contraire d’un milieu appauvri et monotone, fréquent dans l’agriculture
intensive. Une deuxième hypothèse est lancée sur la responsabilité des
pesticides et des insecticides. Il est certains qu’ils jouent un rôle dans le
bien-être de l’abeille. Or le documentaire fait état d’une hécatombe simi-
laire en France et en Allemagne pour l’année 2004, alors que ces produits
sont interdits d’usage dans le deuxième pays. Enfin, l’augmentation en
nombre et variété de parasites et prédateurs asiatiques et africains contre
lesquels les abeilles européennes sont sans défense est certainement un
facteur aggravant.
Le problème reste sans solution pour le moment. Quelles que soient les
causes, et elles sont sûrement multiples, l’abeille est menacée en milieu
rural. Pour survivre, elle doit changer de milieu, diversifier son paysage.
27 Les abeilles en déroute de Johannes Backes, diffusé sur Arte le 31 octobre 2006.
La disparition des abeilles, une menace pour tous? L’abeille en milieu rural
1- Vespa Velutina Nigrithorax, nouveau prédateur des abeilles2- Varroa, parasite répandu parmis les ruches
1
2
L’importance de l’information scientifique
Le premier rôle de la science a été évidemment la découverte et l’analyse
des phénomènes. Mais après l’étude, il faut savoir communiquer les résul-
tats, pas seulement aux autres scientifiques, mais aussi aux apiculteurs et
à un public non averti. Un problème de sensibilisation est donc apparu.
Comment communiquer les causes, les dangers, les risques de la dispari-
tion de l’abeille à un public néophyte ?
La science n’est pas forcément indigeste ou incompréhensible. Elle peut
être vulgarisée, tout en gardant des informations justes et précises. Jean-
Henri Fabre, dans ses Souvenirs entomologiques28, édités de 1905 à 1911,
ne s’était pas soumis à un vocabulaire ou une rédaction scientifiquement
rigoureuse. Pour rendre son œuvre accessible à tous, il décrivait ses ob-
servations animalières dans une prose fluide, accompagnée de passages
purement poétiques. Il est vrai que ses convictions, ainsi que les connais-
sances de l’époque, n’ont pas permis d’assurer l’exactitude scientifique.
Mais le but principal a été atteint. Par la vulgarisation scientifique, Jean-
Henri Fabre est devenu une figure de l’entomologie et a amorcé un intérêt
réel pour les insectes. Ce constat est toujours d’actualité, ses nombreux
admirateurs, au Japon ou en France, continuent à célébrer son génie, bien
qu’il soit maintenant prouvé que certaines de ses idées sont erronées. Il a
permis à toute une population, sans prédisposition scientifique à la base,
de s’informer et de comprendre.
Mais une sensibilisation efficace passe par la visualisation d’image, mieux
28 Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, études sur l’instinct et les mœurs des insectes, Paris, séries 1 à 5 et 6 à 10, éditions Laffont, collection Bouquin, 1989.
2
Article “Abeilles, l’imposture écologique” du journaliste Gil Ri-vière-Wekstein, éditions le Publieur, 2006, démentant l’impact du Régent et du Gaucho sur la diminution des colonies apicoles françaises.
36
que par le texte. C’est là que les rapports entre médias et science ont mon-
tré leur intérêt. Le documentaire, transmis au travers du média télévisuel,
a plus de chance de toucher la cible voulue. Les documentaires, comme
Les abeilles en déroute, montrent bien l’impact fort que prend le discours
scientifique par l’image. De plus, il informe plus facilement sur les situa-
tions internationales, le langage scientifique et la barrière de la langue
ne sont pas insurmontables. Tout est expliqué, décrit, traduit et surtout,
visualisé. Les expériences parlent mieux que les chiffres bruts.
Aujourd’hui, la sensibilisation passe aussi par les articles de presse et
par Internet. On trouve de tout, des articles pointus du magazine inter-
national Science, aux articles vulgarisés de journaux quotidiens. Depuis
deux ans, ils ont littéralement fleuri dans la presse quotidienne ou men-
suelle française. Cette explosion est en partie provoquée par les actions
de l’Union Nationale d’Apiculture Française (UNAF). Cette organisation
a lancé, fin 2005, un grand projet de sensibilisation de l’ensemble de la
population française aux menaces planant sur l’abeille. Le projet Abeille,
sentinelle de l’environnement, ainsi qu’il a été nommé, a fait parler de lui,
puisqu’il propose d’installer des ruches… en ville. Les articles recoupent
les données scientifiques et les explications des actions menées comme
les installations en ville. Encore une fois, ce sont les actes qui parlent plus
que les chiffres, qui éveillent l’intérêt des lecteurs et leur font prendre
conscience des problèmes exposés.
Il incombe à la science un dernier rôle, puisque dans le monde occiden-
tal moderne, tout essai, toute découverte doivent être validés par l’étude
scientifique. La science fait loi, elle est la vérité car elle est objective, ou du
La disparition des abeilles, une menace pour tous? L’importance de l’information scientifique
1- Affiche du projet Abeille, Sentinelle de l’environnement, proposé par l’UNAF
1
37
moins considérée comme telle. Pour l’apiculture, la science est la clé qui
ouvre la porte à l’innovation et à la consommation. L’étude des compor-
tements animaux peut engendrer certaines nouveautés ou adaptations
d’objets apicoles. L’étude des compositions des miels révèle l’ensemble
du terrain de butinage et donc l’agencement végétal d’un lieu. Dans cer-
tains cas de nouveaux traitements de l’apiculture et de la production du
miel, comme pour le Miel Béton d’Olivier Darné ou le miel de la ruche so-
laire de Maurice Chaudière, l’analyse des miels valide leur comestibilité.
Ainsi, ce dernier a pu prouver aux consommateurs éclairés et critiques
que son miel, bien que chauffé, était conforme à la législation des miels
de bouche.
La science pure ne peut transmettre que difficilement son savoir au pu-
blic. Pour cela, il faut multiplier les supports, écrits, visuels, utiliser les
moyens médiatiques à disposition, et surtout, proposer des actions, des
objets, des installations. Il faut du concret, du réel pour attirer l’attention
des masses et qu’elles puissent se sentir impliquées dans le sujet. Mais la
science garde un rôle prépondérant pour l’apiculture, comme pour tou-
tes les (agri-arbori-pluri)-cultures, puisqu’elle valide les expérimentations
menées.
La disparition des abeilles, une menace pour tous? L’importance de l’information scientifique
Olivier Darné1- Miel Béton
1
Les enjeux de la disparition de l’abeille
La menace liée à la disparition de l’abeille touche l’ensemble de la so-
ciété, tant dans sa diversité sociale que professionnelle.
L’apiculteur est bien sûr le premier concerné. La perte de ses abeilles,
ou la baisse de leur productivité, signifierait tout simplement sa mise en
retraite prématurée. Mais la production participe aussi à l’économie du
pays. La France, comme tous les pays européens, importe son miel en
grande partie d’Argentine, de Chine29 ou du Mexique. En Italie, d’après
Giancarlo Naldi, président de l’Observatoire National de la Production
et du Marché du Miel30, la production italienne déclarée est de 12 000
litres à l’an, ce qui représente la moitié de la consommation. Le miel est
un produit riche, précieux, important dans l’économie française. Mais, en
réalité, on estime la valeur qu’ajoutent les abeilles à l’agriculture par la
pollinisation à quinze ou vingt fois la valeur des produits issus de l’apicul-
ture. Les produits de la ruche sont importants pour leurs qualités et pour
la valorisation de l’apiculture, mais ils passent au second plan par rapport
à la pollinisation.
L’agriculteur, et l’industrie qu’il représente, est le second bénéficiaire
direct du travail de l’abeille. Entre la colonie et les plantes, il existe un
lien insécable. Les insectes pollinisateurs récoltent le nectar et le pollen
des fleurs, les “pillent” comme le dit Karl von Frisch, mais le nectar et le
pollen sont des appâts. Par la récolte, les abeilles répartissent le pollen sur
d’autres fleurs, assurent la fécondation, le développement des graines et
29 La Chine est le premier exportateur de miel vers la France, avec, par exemple, 6 500 tonnes de miel en 1995 soit plus de la moitié des importations de miel en France.30 Osservatorio Nazionale della Produzione e del Mercato del miele, Castel San Pietro Terme, Bologna, Italie.
3
40
donc la conservation des espèces. Karl von Frisch parle d’un « bel exemple
d’action réciproque, d’autant plus admirable qu’aucune des deux parties
ne sait ce qu’elle fait »31. Elles assurent la pollinisation des productions, ou
la rendent plus efficace pour les plantes auto-pollinisantes. Les fraisiers
peuvent assurer leur propre reproduction, mais il a été démontré par de
nombreux chercheurs32 que ces fraises restent ratatinées, tandis que cel-
les pollinisées par les abeilles sont impeccables. La pratique de l’agricul-
ture est en réalité intimement liée à l’apiculture, ou plutôt à la présence
d’abeilles. L’agriculteur s’assurant du placement de ruches à proximité de
son champ peut doubler ou même tripler son rendement par rapport aux
champs sans abeilles placées à dessein. La liste des variétés bénéficiant de
leurs services peut devenir longue : rosacées fruitières (abricotier, aman-
dier, cerisier, fraisier, pêcher, poirier, pommier, prunier), cucurbitacées
(courgette, melon, pastèque), solanacées (pomme de terre, tomate, poivron),
kiwi, cultures oléagineuses (colza, tournesol, carthame) et protéagineuses
(féverole), semences des cultures fourragères (trèfle, luzerne)... Pour la lu-
zerne, sa production habituelle peut être augmentée par six grâce à la pré-
sence des abeilles. La pollinisation par l’abeille, selon Une ruche au Jardin33
d’Henri Clément, augmente la taille des fruits, la teneur en sucres et la
durée de la conservation. Plusieurs pays ont reconnu l’utilité des abeilles
pour les cultures, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, les pays Scandinaves
ou encore l’Italie. Aux Etats-Unis, de petits coléoptères, Aethina tumida,
ont envahi les ruches. Le miel devient inexploitable, au point que la loca-
tion de ruche pour la pollinisation des champs devient plus rentable que
la production, même dans les ruchers géants. Ces ruches, louées au jour le
jour, peuvent voyager sur plusieurs centaines de kilomètres pour aller re-
31 Karl von Frisch, Vie et mœurs des abeille.32 Les abeilles en déroute, voir note 27.33 Henri Clément, Une ruche au jardin et Créer son rucher, Paris, éditions Rustica, 2004.
La disparition des abeilles, une menace pour tous? Les enjeux de la disparition de l’abeille
1- Aethina Tumida, scarabé parasite des ruches aux États-Unis
1
41
poser dans un champ à polliniser, ce qui a pour corollaire d’augmenter le
risque de contamination des abeilles par les parasites des régions visitées.
Si elle assure la production agricole et fruitière, l’abeille assure dans le
même temps la sauvegarde de la biodiversité. Par croisement de pollen, la
consanguinité et donc la dégénérescence végétale est évitée. On peut citer
notamment les églantiers, les érables, les genêts, la bruyère, le romarin et
le thym dans les espèces intimement associées aux abeilles.
L’abeille est au cœur d’une chaîne qui assure notre existence.
Le consommateur, privé de l’abeille, s’écriera dans un premier temps
qu’on lui vole le miel de la bouche, mais ce sera là son moindre mal. Si
les effets ne se font pas sentir tout de suite, l’homme aura le temps de les
observer sans s’en consoler. Moins d’abeilles signifie moins de plantes,
moins de fruits, moins de rongeurs, moins d’oiseaux, et ainsi de suite en
remontant la chaîne alimentaire jusqu’à l’homme. L’économie nationale
ou mondiale, elle aussi, s’effondrerait. Enfin, l’abeille est une source de
création pour tous, muse inspiratrice des poètes et artistes depuis l’An-
tiquité, cobaye captivant pour les scientifiques et les théoriciens, modèle
brillant pour les ingénieurs et designers. L’abeille est indispensable au
développement humain et animal.
L’abeille est menacée de disparition. Si l’on ne souhaite pas la voir se
transformer en bête de musée, et puisque son sort concerne chaque hu-
main, quelque soit sa fonction dans la société, tous doivent participer à sa
sauvegarde. Reste à savoir comment.
La disparition des abeilles, une menace pour tous? Les enjeux de la disparition de l’abeille
1- Apiculteurs chinois au travail
1
Pourquoi l’abeille vit mieux en ville
Afin de faire face aux difficultés que rencontre l’abeille en campagne, et
depuis quelques années, l’apiculture s’est développée dans d’autres lieux,
qui pourraient au premier abord sembler littéralement contre-nature.
La ville a été ce terrain vierge à investir. Ce n’est pas, en réalité, une nou-
veauté. Les ruchers-écoles du Jardin du Luxembourg ont été installés dès
1856, avec la fondation de la Société Centrale d’Apiculture. Pourtant peu
nombreux sont ceux qui savent que de telles installations existent, elles
restent cachées, peu accessibles.
Comment se fait-il que la ville, souvent mise en opposition à la campa-
gne, ait pu devenir un lieu privilégié pour les abeilles ? L’UNAF et Olivier
Darné disposent d’une panoplie de réponses.
La ville a des avantages que l’on peut qualifier de thermiques, floraux et
sanitaires. L’activité humaine réchauffe, de quelques degrés, son atmos-
phère, et les abeilles sont adeptes de la chaleur. La colonie augmente son
activité avec la hausse des températures, tant qu’il n’y a pas de canicule
L’apiculture en milieu urbain, une solution ?
1
Installation de ruches à Lille par l’UNAF
44
ou de sécheresse. De cette chaleur découle une floraison plus longue et
plus constante, offrant aux insectes des festins cachés aux yeux des hom-
mes. Les villes entretiennent les espaces verts en cherchant à les main-
tenir en floraison tout au long de l’année : une aubaine pour l’abeille.
Non seulement elle butine les jolies fleurs des parterres urbains, mais
elle sait repérer les réserves insoupçonnées de nectar, cachées dans les
jardins privés, les potagers individuels, les balcons surchargés de plantes,
et particulièrement dans les arbres. L’homme fait peu de cas de ce type de
fleurs, sans attrait visuel. Mais l’abeille récolte en quantité incroyable le
nectar des acacias, tilleuls, bouleaux, eucalyptus, peupliers, saules, érables,
châtaigniers, sans compter les arbres fruitiers, dépendants pour la plupart
de ses services. Le rendement est important. Jean Paucton, ancien magasi-
nier de l’Opéra Garnier et maintenant apiculteur sur les toits des Opéras
parisiens, Garnier et Bastille, a pu faire jusqu’à 100 kg de miel par ruche.
C’est une récolte difficile à atteindre en campagne, même pour les prati-
quants de la transhumance, qui fait déplacer les ruches en fonction des
offres florales des cultures. Enfin, la pollution atteint moins l’abeille que
les pesticides. Ce petit être agit comme un filtre dans l’environnement
urbain. On ne retrouve pas de pollution, de traces de métaux lourds dans
le miel. Olivier Darné le dit, la ville est plus protectrice envers les abeilles
qu’envers les citadins.
Ce dernier, à partir des ruches placées sur le toit de la Mairie de Saint-
Denis, produit son propre miel urbain, on l’a déjà cité. Il le décrit comme
un concentré d’urbanisme, de temps et d’espace, qui comprend les com-
munes avoisinantes de Saint-Denis. Il baptise son miel de banlieue Miel
Béton, par provocation et poésie. Car ce miel est limpide, liquide et doré,
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Pourquoi l’abeille vit mieux en ville
1
2
1- Ruches sur le toît de l’Opéra Garnier...2- ...et de l’Opéra Bastille, appartenant à Jean Paucton
45
sans autre connotation du béton que ses origines banlieusardes. Olivier
Darné est un militant du parti pris poétique de la nature dans la ville.
Alors, “pour rigoler”, il envoie son miel se faire butiner par des spécialis-
tes lors de salons de l’agriculture, et il gagne “sérieusement” le premier
prix du concours. Le secteur de Saint-Denis est un melting pot apicole, un
échange d’essences végétales venues du monde entier, et les analyses de
son miel ne trompent pas. On y trouve, au lieu des particules de plomb
supposées (on est en ville !), des traces de pollen issu de plantes exotiques.
Non seulement la ville est devenue un refuge pour l’abeille menacée, mais
elle offre de plus une richesse incomparable pour ces insectes.
La ville est aujourd’hui plus accueillante pour l’abeille que son lieu de
villégiature millénaire, la campagne. Pourtant, est-elle vraiment recon-
nue comme citadine ? Lui propose-t-on les bons moyens pour s’adapter ?
Quelles actions et installations ont vraiment été réalisées ? Le designer
peut agir pour diversifier les moyens et les lieux d’intégration de l’abeille
en ville, en l’utilisant directement ou par la citation. Les limites de la créa-
tion sont données par les normes de sécurité pour les habitants comme
pour l’abeille, mais plusieurs types de projets peuvent montrer comment
détourner le problème ou répondre à cet impératif.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Pourquoi l’abeille vit mieux en ville
1
2
Miels de ville1- Miel de Perpignan
2- Miel de l’Hotel de Région Languedoc-Roussillon
L’abeille mise en scène pour le citadin
Intégrer l’abeille en ville, c’est assurer sa survie par des conditions plus
favorables, mais aussi par la sensibilisation et le contact avec le citadin.
Cette relation peut se mettre en place de manières variées et dans divers
lieux. Pour parler au citadin, les ruches peuvent investir les espaces pu-
blics mais pas seulement. Les musées et les intérieurs privés ne doivent
pas être tenus à l’écart.
Dans la ville, prennent place les projets d’Olivier Darné et de l’UNAF. De
ce qu’on a déjà pu citer du travail du graphiculteur, il faut encore ajouter
une création à son actif, son travail en tant qu’architecte de ruches. En
plus des productions typographiques et mellifiques, le plasticien a réalisé
le “Butineur urbain”, grand cube en partie vitré complété d’un conduit
débouchant à 3m20 du sol pour permettre aux abeilles d’entrer et sortir
au-dessus des têtes des passants. Elle est la suite de sa première expé-
rimentation à Fontenay-sous-Bois. Il avait installé une ruche dans une
galerie marchande, une “Galeruche”, ainsi qu’il l’a baptisée. En 2005, il
crée aussi une “Usiruche”, une ruche en forme de cheminée d’usine qui
“fume” des abeilles, destinée à la ville de Lille. La dimension didactique
de ces ruches est sans conteste, qui permettent l’observation directe et
sans danger. Malgré tout, l’objet n’est placé en ville que de manière évé-
nementielle, pour les festivals Paris Quartier d’Été ou autres, et il n’est pas
manipulable par n’importe quel apiculteur.
Les représentants de l’UNAF ont eux choisi de vendre un service aux
21
2
Olivier Darné1- Butineur urbain
2- Siestes sous les ruches, intervention Zone de butinageParis, été 2005
48
villes intéressées : mettre en place six ruches classiques sur les toits ou
dans les jardins d’une ville, en assurant l’installation, le suivi, l’entretien
des ruches, ainsi qu’une récolte. Il n’y a pas d’innovation par l’objet même
ou sa mise en relation avec le public. Seuls les événements d’installation et
de récolte peuvent toucher les passants observant par écran interposé.
D’autres exemples, au contraire, montrent comment l’inspiration créative
prend sa source parmi les abeilles, bien que la relation avec le public dans
un souci de communication soit moins recherchée.
Les produits apicoles ont servi de matière à la création pour certains ar-
tistes, permettant à l’abeille et son travail d’intégrer les musées, et donc
d’approcher un public de citadins. Joseph Beuys34 a recours aux matériaux
naturels, comme la cire, le miel, mais aussi la terre, le sang, les os, pour
nourrir son œuvre sculpturale et (auto)biographique. Il tire son œuvre de
son vécu ou, selon certains, de son fantasme de vie passée, liée à son sau-
vetage par des sauvages de Crimée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les matériaux sont signifiants, le feutre et le miel renforcent chaleur et
vie, il transforme la cire, la met au service de l’art. Il est l’un des premiers
à explorer les capacités de ces matériaux non conventionnels et à utiliser
le travail de l’abeille dans l’art.
Wolfgang Laib35 utilise quant à lui le pollen, qu’il récolte lui-même, comme
un pigment, qui devient paysage, montagne, champ et même planète. La
cire devient architecture36. Le tout doit être une méditation du temps, de
l’espace, de la représentation de l’image et de l’échelle. Il combine l’éphé-
mère et le durable pour déclencher la réflexion et amener à la spiritualité.
En laissant de côté ces buts mystiques, le spectateur peut tout de même
34 (1921-1986) Artiste allemand, aux installations en rapport avec l’autobiographie, la sociologie.35 (1950-) Artiste allemand, influences Land art et Art minimal.
36 « Ce serait un endroit que seulement peu de gens à la fois pourraient visiter, mais en tout, beaucoup de monde... Une chambre de cire pour la montagne. Je crois aussi que faire cela en Europe, avec tout ce qui se passe autour de nous, serait un grand pari : quelque chose de complètement nouveau et de très antique. (...) Une chambre de cire comme celle-ci est faite en fonction de la montagne, mais elle est liée aussi à l’ histoire, fabriquant quelque chose pour la vie dans le futur... » Wolfgang Laib
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille mise en scène pour le citadin
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2
1- Joseph Beuys, sculpture 2- Wolfgang Laib, Monstagnes de cire
36- Wolfgang Laib, chambre de cire dans la montagne pour le Roc del Maure, 2000
49
apprécier l’œuvre pour ses qualités propres, matérielles et techniques.
Au lieu de souscrire à une action brutale et défigurante, Wolfgang Laib
revendique la beauté de son art.
Le lieu idéal pour ses œuvres pourrait être la nature elle-même, pour-
tant ce sont les musées qui les accueillent. Ces œuvres ont malgré tout le
mérite d’avoir ouvert l’art, et donc le regard des amateurs, à de nouveaux
matériaux comme la production de l’abeille. Mais le rapport entre le ma-
tériau et sa créatrice originelle n’est pas mis en valeur, il manque une
communication autour du travail de l’insecte.
Enfin, dans le domaine de l’objet, les références apicoles se sont introdui-
tes pour côtoyer au plus près les consommateurs.
La référence la plus connue, l’interprétation du nid d’abeille dans sa di-
mension structurelle, est un succès. Ses qualités mécaniques sont telles
que la structure a été réutilisée pour renforcer les panneaux de carton.
Le nid d’abeille se retrouve partout, le terme a été tellement utilisé qu’il
désigne maintenant les motifs en volume des textiles qu’ils soient basés
sur l’hexagone, le triangle ou le rectangle.
Les designers se sont approprié le nid d’abeille pour ses qualités plas-
tiques et mécaniques. En 1972, Franck O. Gehry utilise le carton pour
ses chaises et fauteuils “Easy edges”37. Il colle plusieurs panneaux en
carton nid d’abeille pour obtenir l’épaisseur voulue, puis découpe le
tout dans l’épaisseur. Il avait entrepris une démarche complètement
innovante pour l’époque. Le carton est un matériau si ordinaire, ba-
nal, qu’il semblait impossible de l’utiliser pour des objets de designer.
Pourtant, ses chaises sont légères, robustes et durables. La mise en
37 Série de sièges, fauteuils et mobiliers développés de 1969 à 1973.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille mise en scène pour le citadin
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1- Wolfgang Laib, Pollen from Hazelnut, 19922- Franck O. Gehry, Easy edges, 1972
50
œuvre est simple et intelligente, pour des objets aux formes complexes
et spécifiques.
Depuis, de nombreux designers ont détourné le nid d’abeille pour leur
propre compte. Les plus récents, Tokujin Yoshioka et le groupe Molo
Design, respectivement japonais et canadien, y ont ajouté la notion de
déploiement. D’une matière aplatie sur deux dimensions, on passe à une
assise volumique expansée à la force des bras humains et maintenue en
place par des parties magnétiques, pour les “softseating” de Molo. Pour
le designer japonais, le scénario est presque le même, au détail près que
la mise en forme est définitive et personnelle. Il déforme l’assise par la
rencontre de la matière avec le corps, irréversiblement.
Mais le nid d’abeille, comme l’utilisation de la cire dans le milieu artis-
tique, se détache de sa référence originelle. Ces matières et formes sont
devenues tellement communes que, si l’abeille elle-même n’est pas mise
en scène, elles n’interpellent pas le spectateur sur le statut de l’insecte
aujourd’hui. L’abeille reste une inconnue au regard des hommes. C’est le
statut de cette ignorance qu’il faut analyser pour permettre une intégra-
tion efficace.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille mise en scène pour le citadin
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2
1- Molo Design, Softseatings, 20012- Tokujin Yoshioka, Honey pop, 2001
3- Matières alvéolaires des Softseatings et de Honey Pop
3
L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
L’abeille est un objet de peur. Elle fait d’abord écho à une peur réelle, phy-
sique : celle de la piqûre. Son venin est puissant, ses effets sur l’homme
peuvent varier de la légère incommodité à la franche allergie. Pour en dé-
montrer l’efficacité, Réaumur, à son époque, entreprit même d’introduire
un peu de venin dans une piqûre d’aiguille faite au préalable, et ce sur
un de ses collègues académiciens. Et le constat est là, intangible, le venin
provoque une douleur à faire trépigner le scientifique le plus sceptique
quant à ses effets.
Pourtant, par cette action, l’abeille perd la vie, son aiguillon se détache du
corps en répandant ses entrailles. Alors, on comprend mieux qu’elle pi-
que rarement l’homme de son propre chef, mais plutôt sous l’effet d’une
incitation. De plus, l’agressivité dépend de la race d’abeilles. Quand le
spectateur non averti regarde le dernier film catastrophe en vogue sur
l’“Attaque des abeilles tueuses”38, il observe en réalité le comportement (en-
core exagéré pour l’impact télévisuel) de l’Apis mellifera scutellata39, dite
abeille africanisée. Cette dernière fut introduite au Brésil fin des années
50 en vue d’être élevée pour la production de miel dans un climat lui
convenant. Mais son agressivité est proportionnelle à sa productivité, et
ces abeilles firent quelques désastres en s’échappant des laboratoires.
Pour ce qui est des abeilles européennes, on ne trouve aucun cas d’agressi-
vité aussi puissante. En Europe, l’Apis mellifera mellifera, dite abeille noire,
et l’Apis mellifera lingustica, l’abeille italienne, sont les races les plus ré-
39 Mellifera ou Mellifica : ces deux termes équivalents sont utilisés pour qualifier les races d’abeilles, la confusion venant de l’auteur même de ces termes, Linné, qui les utilisa respectivement en 1758 et 1761 dans sa Fauna Suecica.
38
1- “The swarm”, I. Allen, USA 19782- “Flying Virus”, J.Hare, USA 2001
3- “Deadly invasion : the Killer Bee Nightmare”, R.S. O’Brannon, USA 1995
“Killer bees !”, P. Buitenhuis, Canada 2002Recommandation : Aucun de ces films ne vaut la peine
qu’on les regarde.
31
2
3
52
pandues, hybridations comprises. On dénombre ensuite, dans cette même
race d’abeilles, différentes variétés obtenues par les soins de l’homme.
Pour ne citer que la plus connue, la variété Buckfast a été génétiquement
modifiée et sélectionnée par un moine apiculteur, Frère Adam, pour ses
qualités en tant qu’abeille domestique productive et douce.
Il reste malgré tout un inconvénient. Certaines races douces essaiment
plus facilement. On arrive donc à la deuxième peur liée à l’abeille. La peur
de l’essaim, de la masse grouillante d’insectes. Les essaims sont impres-
sionnants visuellement, par leur densité, leur activité, et auditivement par
le son provoqué de plus de 8 000 abeilles en voltige.
Toutefois, c’est une peur psychologique. Les abeilles se préparant à es-
saimer se gorgent de miel et ce processus inhibe toute agressivité. Le
phénomène est identique lors d’un enfumage de ruche. Les abeilles pré-
parent leur fuite si besoin en se gavant de miel, ainsi l’apiculteur peut
s’introduire dans la ruche sans redouter l’assaut de toute la colonie. Car
l’incitation déclanchant l’agressivité chez l’abeille domestique est tout
simplement l’intrusion dans sa demeure. Comme l’a expliqué Jacob von
Uexkül, chaque animal se définit un territoire, une demeure et un ter-
rain de chasse. La zone de butinage est en réalité le terrain de chasse de
l’abeille, mais elle fait de la ruche sa demeure et son territoire. Et à l’en-
trée ou à l’intérieur de cette ruche, l’abeille se battra contre tout pillage :
limaces, musaraignes, guêpes et homme, sans distinction. Konrad Lorenz
rajoute que plus la distance augmente entre l’animal et le centre de son
territoire, plus son agressivité baisse. L’abeille qui butine loin de sa ruche
ne piquera pas, sauf en cas d’affrontement sans équivoque.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
1
1- Frère Adam (1898-1996), créateur de l’abeille de Buckfast, près de ses ruchers en Angleterre
53
Les phobies engendrées par les abeilles sont très répandues. Les insec-
tes, de manière générale, sont des êtres si éloignés d’aspect et de nature
biologique qu’il est impossible pour l’homme de faire une projection de
lui-même dans un tel être, comme il peut le faire avec un chien ou un chat.
Selon les Leçons psychanalytiques sur les phobies40 de Paul-Laurent Assoun,
Freud définit l’objet de la phobie comme un objet de fascination, ou plus
précisément d’obsession, qui prend brutalement une nouvelle dimen-
sion, celle du danger. Insectes et abeilles n’effrayent pas les petits enfants,
mais dès lors qu’ils ont testé la piqûre ou qu’ils ont pris conscience de la
menace, la situation subit un retournement considérable. La peur qui en
découle devient proportionnelle à la fascination première.
La peur face à l’abeille a deux aspects : physique et psychologique, mais
l’un comme l’autre ne peuvent être systématisé. La phobie, la crainte, sont
propres à l’individu et non à l’objet. C’est d’autant plus vrai que les insec-
tes, pour peu qu’une protection soit assurée, fascinent tout spectateur.
Le rapport paradoxal peur/fascination a été illustré par le photographe
Richard Avedon, en 1981, lorsqu’il a pris pour modèle un apiculteur41
couvert de ses abeilles. Ronald Fischer se tient debout, rasé et immobile,
les insectes grouillant sur son corps sans qu’il subisse aucune piqûre. Les
abeilles et l’homme fusionnent, donnent une forme à la peur et au désir
réprimé de pouvoir s’approcher, observer, toucher les abeilles. La symbo-
lique prend le pas sur la performance technique et sur le travail fourni par
ses acteurs, photographe, apiculteur et entomologiste.
Jan Fabre utilise à sa manière la fusion du corps humain et de l’insecte. Son
ascendance n’y est pas pour rien : il est le petit-fils de Jean-Henri Fabre,
40 Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur les Phobies, Paris, éditions Economia, 2ème édition 2005.41 Photographie “Beekeeper”, 9 mai 1981, pour le projet In the American West.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
1
1- Richard AvedonBeekeeper, 1981
54
grand observateur de la nature au XIXème siècle, fondateur de l’entomolo-
gie et précurseur de l’éthologie. Cet artiste multiple forme des sculptures
à partir de carapaces d’insectes, représentant par leur accumulation des
vêtements ou des figures humaines. Les insectes ne sont plus craints, mais
forment un manteau précieux et coloré à chaque sculpture. Ils sont une
matière poétique pour aborder de grands thèmes existentiels ou romanti-
ques, tels la vie et la mort, l’ordre et le chaos, la nuit et le rêve. Les insectes
de Jan Fabre forment un médium inusité, qui touche néanmoins chacun
par l’universalité et la transversalité des thèmes abordés.
Jan Fabre répond en partie à une certaine problématique : comment l’in-
tervention humaine peut-elle faire évoluer un regard, un point de vue,
sur le monde de l’insecte ? L’artiste répond à sa manière, mais s’adresse
cependant toujours à un public averti, celui qui visite les musées, alors que
la cible principale devrait être moins élitiste. C’est à cet objectif que les
projets de design devront répondre.
Cependant, même cette fascination renvoie à l’abeille en tant qu’objet
inerte. Les insectes, comme les abeilles, seraient les animaux auxquels
l’homme accorderait le plus difficilement un statut de sujet. Apprentis-
sage, action libre, culture, ou instinct, de nombreux courants de pensée
ont prêté au comportement animal différentes caractérisations. Étholo-
gues et philosophes se sont penchés sur la question. Dominique Lestel,
dans son ouvrage Les origines animales de la culture42, cherche à retracer,
selon tous les courants passés et actuels, la conceptualisation humaine
du comportement animal. La thèse la plus primitive est celle initialement
proposée par Descartes, celles des “animaux-machines”. Dans le prolon-
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
1
2
Jan Fabre1- Buste de Jean-Henri Fabre
2- Vanité, 2001
55
gement de cette thèse, celle des Béhavioristes, au XIXème siècle, traduit le
comportement animal comme mis en action par un ensemble de stimuli
divers indépendants. Mais la vision humaine a beaucoup évolué depuis.
Jacob von Uexküll confronte la figure de l’“animal-machine” à celle de
l’“animal-mécanicien”, mécanicien en tant que conducteur d’une ma-
chine. L’étude de l’instinct et ses mécanismes par Konrad Lorenz, ainsi
que l’étude des modes de communications chez les animaux (Karl von
Frisch pour l’abeille), a permis d’opérer une véritable remise en question
de l’étude des comportements du vivant. L’éthologie moderne a connu
de grandes avancées ces trente dernières années, et Dominique Lestel
conclut qu’on ne peut maintenant plus détacher la notion de sujet et de
culture de l’animal, même s’ils sont sujets et animaux de culture à un titre
différent de l’homme. L’homme croit l’esprit de l’animal hors de portée,
incompréhensible, mais il oublie que l’esprit de son propre voisin lui est
également obscur. Les sciences sociales doivent maintenant s’adapter aux
changements en prenant en compte l’étude de l’animal, dans ce que Do-
minique Lestel nomme une « ethnographie des mondes animaux »43.
Malgré ces bouleversements pour le monde scientifique, la vision du
grand public reste en retard. Mis à part le cas particulier des animaux
de compagnie, la plupart des animaux, et singulièrement, les abeilles et
autres insectes, sont toujours considérés comme des êtres simples aux
comportements systématisés. Il faudrait, comme pour les études étholo-
gistes, pouvoir permettre une observation directe et de longue durée de
l’abeille pour faire prendre conscience au grand public de la spécificité du
comportement animal. Les rapports entre abeilles et hommes sont réduits
42 Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, éditions Champs Flammarion, 2001.43 Les origines animales de la culture, Chap.VI , p.299.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
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2
Jan Fabre1- Détail sur la composition du matériau utilisé
56
à la pratique de l’apiculture, alors qu’il suffirait de créer de nouvelles ac-
tivités pour diversifier les rapports entre abeilles et public. Des activités
qui pourraient prendre en compte les envies, les fascinations et même
les peurs. Ainsi, peut-être une remise en question du statut de l’abeille
s’opérera, pour une meilleure compréhension et acceptation.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? L’abeille vue par l’homme, entre phobie et fascination
Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions ?
Différentes cibles sont à distinguer selon les interactions avec l’abeille,
le grand public et l’amateur. Les cibles se déclinent aussi selon les lieux :
espace public, lieu de travail, écoles ou chez le particulier.
La première interaction est distante, elle passe par l’information et la sen-
sibilisation au travers des livres ou des revues, accessibles à tous. Il est par
exemple étonnant de savoir qu’un grand entomologiste français tel Jean-
Henri Fabre est connu de tous les enfants Japonais ayant un tant soit peu
d’instruction, tandis qu’il reste méconnu de la plupart des Français adultes.
Ses Souvenirs entomologiques sont intéressants autant pour les observations
que pour la qualité de sa prose, bien qu’il ait été un opposant des théories
progressistes de l’évolution de Charles Darwin ou Louis Pasteur. La Vie
des abeilles44 de Maurice Maeterlinck est un ouvrage de haute qualité qui,
en plus de fournir des données scientifiques exactes, initie le lecteur à la
pratique et à la beauté de l’apiculture. Beaucoup d’amoureux de l’abeille
le sont devenus après avoir lu ses écrits, aussi faciles à lire qu’un roman. À
notre époque, l’information et la sensibilisation passe principalement par
une foule d’ouvrages destinés au néophyte et à l’amateur. Sous la forme
de livres d’initiation didactique, ces recueils n’arrivent pas pour autant
à engendrer des vocations. Trop superficiels ou généraux, ils informent
sur la pratique, les “trucs et astuces”, sans mettre en valeur le charme de
l’apiculture comme a pu le faire Maurice Maeterlinck. Ou, au contraire, on
trouve des ouvrages de données biologiques et éthologiques pointues qui
44 Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles, Paris, éditeur Eugène Fasquelle, Bibliothèque Charpentier, 1907.
4
58
parlent moins de pratique que de science pure. Les livres sont un moyen
de comprendre et d’initier, mais ne sont pas à eux seuls des moyens de
communication efficaces pour toucher la population.
Pour cela, l’objet, la ruche, et la pratique, l’apiculture, doivent être direc-
tement intégrés au monde des hommes. Outre les interventions déjà me-
nées pour toucher le grand public, notamment les projets d’Olivier Darné
et de l’UNAF, peu de productions hors des normes établies de l’apiculture
ont ciblé l’amateur et le particulier.
La ruche expérimentale de Maurice Chaudière est l’une de ces productions
alternatives qui peut toucher à la fois l’apiculteur amateur, le néophyte
et le particulier en général. L’auteur, apiculteur et poète, qu’est Maurice
Chaudière a conçu un projet global, composé d’un livre expliquant sa
démarche, de la ruche finalisée, produit de plusieurs années d’expérimen-
tations, et d’un système de distribution accessible à tous, puisque cette
ruche est disponible par l’entremise du groupe Ickowicz45. Ce n’est pas un
produit s’adressant au grand public. Il n’est pas autonome, non communi-
quant, sa forme ne parle pas de sa fonction puisqu’elle sort des stéréotypes
qu’on associe à la ruche. Mais pour peu que la démarche soit expliquée,
elle peut intéresser toute personne ne pratiquant pas l’apiculture. Il reste
dommage qu’un tel produit, bien que disponible via Internet et le site
d’Ickowicz, ne fasse pas l’objet d’autres sites ou ouvrages. De plus, cette
ruche convient aux amateurs d’apiculture ne visant ni à la production de
miel ni à l’observation des abeilles. La ruche en argile reste opaque, et l’on
ne peut pas placer plusieurs hausses en même temps. Elle demande alors
un suivi constant, et l’ouverture presque journalière de la ruche en haute
saison pour observer l’évolution de l’essaim.
45 Ickowicz Ets. www.ickowicz-apiculture.com
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions?
1
2
Maurice Chaudière1- Ruche solaire en kit, vendue par Ickowicz
2- Utilisation de la Ruche solaire3- Couverture du livre Apiculture alternative
3
59
On remarque souvent les démarches d’apiculteurs proposant aux indus-
tries de nouvelles idées. L’inverse est peu courant et pourtant enrichissant.
Ainsi l’entreprise Nicoplast46, spécialisée dans l’injection plastique, s’est
diversifiée pour répondre à des besoins spécifiques en apiculture : ren-
tabilité et santé. Nicoplast propose des ruches entièrement formées en
polyéthylène basse densité : tous les éléments sont disponibles, même les
cadres où le plastique remplace les rayons de cire. Les avantages sont in-
déniables, légèreté, facilité d’entretien, isolation, gain de temps, répondant
aux normes d’une ruche Dadant 10 cadres… Mais les formes et le concept
de la ruche elle-même n’ont pas évolué, qui reste esthétiquement identique
aux ruches en bois. Alors quel est l’intérêt du plastique si l’objet n’évolue
pas avec les possibilités de la matière ? Par son esthétique et ses qualités
techniques, la ruche plastique Nicoplast n’est destinée qu’aux apiculteurs
souhaitant plus de productivité. Avec des méthodes différentes de com-
munication et une meilleure corrélation entre les capacités du matériau et
la forme de la ruche, l’entreprise aurait pu faire évoluer l’image de l’api-
culture et élargir sa cible aux particuliers amateurs. Enfin, l’utilisation de
ce matériau peut être controversée, puisque, issues du pétrole, les matières
plastiques ne semblent plus une solution de production sur le long terme,
et contredisent les notions d’écologie liées à l’apiculture.
L’abeille peut encore investir d’autres lieux, comme le monde profession-
nel non-apicole. D’un côté, la ruche urbaine des espaces publics, didacti-
que, s’adresse aux familles, aux enfants, aux passants. La ruche urbaine de
bureau peut, elle, faire évoluer l’image de l’abeille dans une autre direc-
tion, plus sérieuse que ludique.
46 Nicoplast www.nicotplast.fr
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions?
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Nicoplast1- Baticadre, cadre de ruche pré-bati en polyéthylène
2- Ruche Dadant en polyéthylène
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De nos jours, l’abeille est le symbole du travail, de l’efficacité. D’après
Bruno Corbara et suivant les époques, les religions et les politiques, elle
a été la représentation de la pureté, de la virginité, de l’éloquence divine
ou de la royauté. Il ne faut pas oublier que l’organisation de la ruche a été
un modèle pour tous les systèmes politiques, de la royauté à l’anarchie
en passant par la république47. L’abeille, au fil des siècles et dans toutes
les civilisations, a engendré une prolifération de mythes n’égalant que sa
propre productivité. Sa réputation moderne est justifiée : en récoltant le
nectar, l’abeille le stocke dans son jabot. Si le jabot a la taille d’une tête
d’épingle, il lui faut pourtant visiter 1000 à 1500 fleurs pour le remplir.
On imagine le travail colossal que fournissent les abeilles pour remplir
une ruche qui peut peser jusqu’à 60 kg en fin de saison. Malgré tout, les
abeilles ne sont pas un hymne au travail sans relâche. À l’intérieur de la
ruche, beaucoup d’abeilles peuvent rester inactives si le temps ne permet
pas les sorties ou simplement quand assez d’abeilles accomplissent déjà
les tâches ménagères. Karl von Frisch en conclut que « l’oisiveté peut être
justifiée pour autant que l’on n’en fasse pas un principe de toute une vie ».
Plus qu’un éloge du travail acharné, les abeilles sont un exemple pour le
travail bien organisé. De la société active des abeilles au monde humain
du travail, il n’y a qu’un pas. Il a d’ailleurs été franchi par l’implantation
d’une ruche de bureau dans les locaux de l’agence Anatome, en plein Pa-
ris. Cette ruche a été installée par l’UNAF, mais n’est pas exploitée comme
une ruche de bureau pourrait l’être. Elle reste presque cachée, dans un
coin, alors qu’elle pourrait prendre plus d’ampleur pour inciter au travail,
ou au contraire fournir un lieu de détente et de méditation.
Comme au bureau, la ruche peut s’intégrer à de nombreux types d’espa-
47 « La douceur du miel et la force de l’aiguillon […] veulent dire qu’un roi doit montrer dans sa conduite la bonté tout à la fois et la fermeté. » Ammien-Marcellin, Rerum gestarum libre, XVII, 4, II.
« Il n’y a de bon gouvernement que là où tout est soumis aux lois, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, depuis le sceptre jusqu’à la houlette. Ce sont les lois que j’ai voulu chanter avec l’air de chanter les abeilles. » Michel Dorat-Cubières, Les abeilles ou l’heureux gouvernement, Paris 1793.
« On peut les dire anarchiques parce qu’elles sont dépourvues de chefs, mais cette anarchie résulte d’une obéissance automatique à l’instinct du bien social et détermine, par là même, une coordi-nation parfaite de toutes les activités individuelles. » E.-L. Bouvier, Le Communisme chez les insectes, Flammarion, Paris, 1926.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions?
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ces. Dans le salon, sur le balcon, ou pourquoi pas, dans la cuisine puisque
le miel est un mets fin qui peut agrémenter chaque plat.
La ruche n’est pas le seul produit interagissant avec le consommateur. Le
miel, notamment, est un produit frais dont beaucoup raffolent, alors qu’il
n’est plus considéré à sa juste valeur. Ce produit doré a été vénéré par
de nombreux peuples comme une nourriture divine. Chez les Scandinaves
comme chez les Grecs, l’hydromel, à base de miel fermenté, était la bois-
son des dieux. La consommation du miel s’est banalisée au point qu’on
le mange sans modération, et surtout sans considération pour le labeur
de l’abeille et la préciosité du produit. Il faudrait diversifier les modes de
consommation du miel pour rappeler sa réelle valeur. Les miels importés
font de la concurrence aux miels régionaux typiques, ce qui n’aide pas la
production nationale. Les apiculteurs pourraient utiliser une valeur ajoutée
par un changement de conditionnement, et donc d’image. Et cette logique
pourrait s’appliquer aux autres produits de la ruche, pollen, cire, propolis,
considérés comme dépassés ou se cantonnant à être utilisés pour leurs ver-
tus médicales. Le pollen n’est-il pas un pigment de soleil comme Wolfgang
Laib l’a énoncé ? La cire n’est-elle pas un matériau plastique qui peut servir
à réaliser des objets, comme François Azambourg l’a montré ? Cette cire a
d’ailleurs été, et pendant longtemps, le seul matériau aux caractéristiques
plastiques disponible. Déjà dans l’Antiquité, elle servait au conditionne-
ment alimentaire, alors que plus tard elle fut l’apanage de l’Eglise et d’autres
riches corporations pour la fabrication de bougies, ou encore utilisée en
grande quantité en sculpture et autres arts. Maintenant elle est tombée en
complète désuétude, elle n’est plus qu’un matériau pour objets décoratifs.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions?
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1- Ruche de bureau dans les locaux de l’agence Anatome
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Les possibilités d’installation des abeilles dans le milieu urbain ou en rap-
port avec le citadin sont très larges. Chaque possibilité touche une cible
différente, grand public, particulier ou professionnels, pour communiquer
autour de l’abeille : l’espace public, l’habitat privé, le milieu du travail…
Autant d’implantations qui demandent une production en design variée
et adaptée. Mais il n’y a pas que l’objet-ruche qui peut servir de base de
réflexion au design. L’apiculture et la sensibilisation passent aussi par le
contact direct du consommateur avec les produits de la ruche. Tous les
types d’objets, de l’accessoire à l’espace, restent à inventer.
L’apiculture en milieu urbain, une solution? Le grand public, le particulier et le professionnel : quelles interactions?
L’apiculture est une pratique ancienne qui a énormément évolué, elle est
toujours actuelle et vivante aujourd’hui. Puisque l’abeille est menacée en
milieu rural, son rapport avec la ville et le citadin lui donne une nou-
velle perspective et fournit au designer un terrain de création et d’expéri-
mentation. L’insertion de l’abeille en milieu urbain résout de nombreux
problèmes. On y trouve moins de produits phytosanitaires, de parasites
ou de prédateurs, comme le frelon asiatique48 apparu nouvellement, et la
floraison y est plus diversifiée, constante et persistante. Autant de raisons
qui définissent la ville comme un lieu privilégié pour les abeilles et l’api-
culture.
Le designer doit faciliter l’insertion des abeilles en concevant pour elles
des lieux de vie adaptés aux milieux urbains, qu’ils soient l’espace public,
l’habitat privé ou encore le monde du travail. Ces cadres impliquent évi-
demment les citadins et leurs rapports avec ces insectes. En tenant compte
des perceptions liées à l’abeille et des réactions qu’elle suscite, il faut
parvenir à renouveler son image, communiquer sur son importance pour
tous et sur l’absence de menace. Le designer pourrait opérer, au travers
des objets réalisés, des rapprochements physiques, visuels ou symboli-
ques avec l’abeille. Montrer l’activité apicole, fidéliser l’intérêt du passant,
48 Vespa Velutina Nigrithorax, frelon en provenance de Chine apparu dans le sud-ouest français depuis quelques années, à grande prolifération et se nourrissant d’abeilles. Ces dernières n’ont pas encore trouvé de parade à son attaque.
Conclusion
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faire accepter l’abeille comme voisine de palier, sont différents moyens de
communiquer auprès du grand public. Le particulier et le professionnel,
sans compétence en apiculture, sont de nouvelles cibles qui impliquent
d’autres types de rapprochements et de représentations de l’abeille. La
diversification de la production de l’abeille peut elle aussi aider à renou-
veler son image pour les citadins, en évoquant des valeurs inestimables
et actuelles. Enfin, les recherches du designer peuvent s’ouvrir vers des
problématiques similaires, même si elles ne touchent pas directement à
l’apiculture, comme le sort des insectes pollinisateurs solitaires. L’ouver-
ture dans une telle direction accentue les possibilités de communication
envers le public, sur les enjeux économiques, tout en continuant de le
sensibiliser au thème de la biodiversité végétale.
Investir de nouveaux lieux, communiquer les problèmes, renouveler
l’image, diversifier les produits, rapprocher les protagonistes, tels sont les
missions du designer pour intégrer les abeilles en milieu urbain.
Conclusion
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René-François Ferchault de Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, Tome 5, Paris,
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