lyotard, penseur du différend culturel

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    Lyotard, penseur du diffrend culturelJean-Louis Dotte

    dans un monde o nous sommes condamns une fluidit gnralise, le mtissage mondialdes cultures, la world music, etc, semblent aller de soi. Ce qui nous dsarme devant desattitudes de vie, des valuations cultuelles et culturelles incomprhensibles. Il est urgent dereplacer le concept de diffrend au centre de la vie publique

    Quand Lyotard aborde la question du diffrend (1), ce n'est pas pour enrichir une quelconquescience de l'interculturel. Lyotard part d'une situation critique dans tous les sens du termecritique (krinein): la fin des annes 70 est caractrise en France par un antismitismeinsidieux. Papon avait t ministre de Giscard, dont le premier Ministre R.Barre avait eu cetteraction pour le moins tonnante aprs l'attentat contre la synagogue de la rue Copernic,faisant la distinction, revendique jusqu' sa mort, entre les victimes innocentes (non juives)et les autres... Priode marque par une monte en puissance du ngationnisme qui infectetous les milieux intellectuels et en particulier une partie de l'extrme gauche. Il tait trstendance d'tre ngationniste. La situation tait en plus critique parce qu'il y allait du jugementet de la facult de juger, question qui sera au coeur de la Dcade de Cerisy organise autourdu travail de Lyotard en 1982. Elle tait critique parce que les ngationnistes faisaient leurmanire de l'histoire, certes comme des historiens pervers, car ils ne cessaient de rclamer lapreuve de la preuve, mais n'tait-ce point pousser l'historiographie dans ses retranchements? Iln'y avait pas plus grands dfricheurs d'archives qu'eux, pas de plus grands positivistes. En fait

    la situation tait critique, parce qu'ils avaient russi introduire un virus dans la machinehistoriographique: sa propre mthodologie.

    La dmarche de Lyotard va consister dmonter le cercle dans lequel ils voulaient nousenfermer. Lyotard va montrer ainsi que les ngationnistes poursuivent le crime de disparition demasse ralis par les nazis, mais surtout il va montrer l'impuissance de la raison historienne: ily a des victimes de l'histoire qu'aucun tribunal ne peut entendre, parce que le tort subi ne peutpas devenir un litige accept comme tel par un tribunal de la raison. En cela Lyotard poursuitl'inspiration du dernier Benjamin, et en particulier sa fameuse critique du concept d'histoire(2). Le Diffrends'inscrit dans la polmique mene alors par Lyotard contre l'thiquecommunicationnelle d'Habermas. Pour les habermassiens qui faisaient alors la loi dansl'Universit allemande, il y a un critre absolu pour carter tel ou tel locuteur d'une communautlangagire: est-il d'accord ou non pour accepter les conditions langagires d'tablissement de

    la vrit? Ces conditions reprennent en les largissant un certain nombre de rquisits noncspar Kant dans la Facult de jugerau titre du sensus communis.

    Kant dfinit le sens commun: 1) Penser par soi-mme; 2) Penser en se mettant laplace de tout autre; 3) Toujours penser en accord avec soi-mme (3).

    Dans une acception classique du sensus communison a les exigences de ce que le tribunal dela raison pose pour n'importe quel tmoinou n'importe quel prvenu : pouvez-vous donner lesraisons de votre acte? On retrouve ici le principe de raison labor par Leibniz. Soit: tes-vousautonome(autonome au sens du respect de la loi universelle) ? Pouvez-vous sur le plan del'thique, universaliser les mobiles de votre action? Etes-vous sincre avec vous-mme(aspectreligieux de la conscience rforme) ?

    Qui ds lors sera exclu du cercle de la communication vridique, scientifique, dmocratique,authentique? Celui ou celle qui se place dans une position d'htronomie parce qu'ilaccorde foi une parole rvle (le juif, le chrtien, le musulman, etc), qui donc se trouve oblig

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    par elle, celui ou celle qui agit traditionnellement, comme le font ceux qui de tout temps sontsous le magistre des grands anctres mythiques communautaires, parce qu'on a toujours agicomme cela ici-bas. Ces locuteurs transmettant les histoires qu'ils ont toujours entendu raconteret en appliquent, sous la forme d'un rituel, les codes.

    Lyotard est le grand penseur de notre situation post-coloniale, parce qu'il isole des normes,

    c'est--dire des ples de lgitimit, c'est--dire des rapports la loi, qui sont indrivables lesuns des autres. On ne peut pas dduire la lgitimit de l'une de celle d'une autre. Il y a troisples de lgitimit: le narratif, la rvlation ou obligation, la dlibration, ce qui permet dedistinguer trois grands modes de l'tre-ensemble: les socits sauvages et paennes, lessocits du thologico-politique, la socit dmocratique-capitaliste, trois rapports au corps:l'inscription de la loi sur le corps, l'incarnation, l'objectivation, trois surface d'inscription: lamarque et ses supports, l'incorporation, la reprsentation. Ds lors on dira qu'il y a diffrendquand un locuteur respectant l'une de ces normes se trouvera comme chez Kafka dansl'incapacit de se faire entendre par le tribunal de l'autre norme. Or la mondialisation aquasiment universalis la norme de dlibration au dtriment des autres normes. L'exportationde la dmocratie la plus superficielle (des lections, un parlement lu et le tour est jou) vadans ce sens. C'est toute la question du dveloppement qui est en jeu: qu'est-ce qu'unsystme d'lections sans culture dmocratique? Sans participation effective de tous la viepolitique?

    D'o la multiplication des situations de diffrend, mme en Occident. J'en veux pour preuve laquotidiennet des affaires juges par nos tribunaux correctionnels, voire en Assises, o leprvenu, par exemple issu de l'immigration, ne peut rendre raison de ses actes parce qu'ilrespecte sa propre norme. D'un point de vue immdiat, c'est une msentente comme le ditRancire: prvenu et tribunal utilisent les mmes mots, en apparence partagent le mmeidiome, mais en donnant aux mots un sens diffrent. Bel exemple: le film de Rozier: Maineocan. Dans une affaire de coups et blessures, le pcheur breton qui patoise dsaronne letribunal condamn de ce fait rire et le relaxer. En fait, il y a l en plus un vrai diffrend:entre l'homme de loi muni de son code et le paen adorant raconter des histoires.

    Il y a un glissement argumentatif dans Le Diffrend: le point d'attaque de la dmonstration deLyotard, c'est l'vidente incapacit des victimes de la Shoah de se faire entendre. On netmoigne pas d'avoir t gaz, on a bien du mal raconter ce qu'on a subi dans l'humiliation.Les raisons de se taire sont multiples, je ne les rappelle pas ici. On pourrait penser partir de lque Lyotard vient conforter la rorientation de l'audience publique sur la victime comme leprne notre Prsident de la Rpublique. En fait, il n'y a pas que des victimes dans la srielyotardienne, il y a un Antillais et une masse d'Algriens (4) qui ne voient pas pourquoi ilsdevraient respecter les devoirs des Franais, il y a un proltaire que le tribunal desPrud'hommes dboute parce qu'il ne trouve pas naturel de louer sa force de travail commetout salari qui se respecte, il y a des fantassins italiens opposs aux Autrichiens lors desbatailles alpines de la sanglante Premire Guerre mondiale et qui enchanent sur l'ordre lancd'attaquer en applaudissant leur hroque officier, tout en restant blotti au coeur de leurtranche....Il y a bien d'autres personnages comme cela, que Lyotard reconnaissait commesubissant un tort: une malienne exciseuse de sa petite fille qui ne comprend rien ce que lui

    demande le juge, lequel cherche pourtant se mettre sa place en recourrant la scienceethnographique, en toute sincrit (5).

    D'une manire gnrale, il y a ceux qui sont du ct du sensible comme les artistes et quisubissent la loi du langage articul. Ce ne sont donc pas ncessairement des victimes mais desrsistants face l'exigence langagire de l'articulation en signes qui trouve son sommet dans lanorme de dlibration.

    Ds lors pour Lyotard, s'il y a une politique du diffrend, elle place en premire ligne les artisteset les penseurs. Pourquoi eux et non pas ceux qui militent pour une dmocratie toujours largie,comme le prne Rancire? C'est que les sans-part, ces nouveaux proltaires, dcrits parRancire dans La Msententeparce qu'ils inaugurent une nouvelle place publique et donc un

    autre partage du sensible, inventent de nouveaux mobiles l'action, de nouvellesrevendications et de nouvelles argumentations. Mais parce qu'ils ont convaincre le public dela justesse de leur mouvement, ils entrent ncessairement sous l'orbe de la norme dlibrative.D'ailleurs, en cas de succs, ils rejoindront le monde lgitime de ceux qui prennent part la viepolitique, sans reste. Les anciennes discriminations vont sauter, les femmes seront citoyennes

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    part entire, etc. Mais les sans-part auront d se soumettre au principe de raison, ce n'estqu' ce prix que leur rvolte acquerra une lgitimit. Je considre donc que Rancire a enrichile chapitre de Lyotard consacr au dlibratif, La Msententedevenant une partie du Diffrendmais avec les limites de la norme dlibrative. On pourrait dire, en reprenant le constat du Marxde La Question juive: il condamne les sauvages, les paens et autres monothistes faire fi deleur communaut et devenir des individus monadiques: dmocratiques (6).

    Qu'attendre alors des penseurs et des artistes? Il faut dj avoir conscience qu'il n'y a pas descience de la communication interculturelle. C'est le paradoxe russellien de l'ensemble de tousles ensembles: l'ensemble de tous les ensembles n'est pas contenu dans son ensemble. Il n'ya donc pas de point de surplomb possible. C'est le grand apport de Cl. Lefort, ancien lve deMerleau-Ponty, Lyotard, qui permettait Lefort dans les annes 60-70, contre les fantasmesd'emprise absolue de Castoriadis, de critiquer l'ide d'un parti rvolutionnaire tout sachant,au-dessus de la lutte des classes. Un parti d'ingnieurs sociaux no-bolcheviques.

    Pourtant on rtorquera que Lyotard a bien dcrit trois ples de lgitimit, comme s'il lessurplombait. Mais ce faisant il n'a pas la prtention d'inclure son discours dans ce qu'il dcrit.Ce fut au contraire l'illusion de la philosophie hglienne de l'esprit: l'esprit s'engendrant de cequi n'est pas lui, le sensible, pour, partir de cet intrieur, passer l'extrieur en intgrant

    toutes ses figures historiques et philosophiques dpasses vers une totalit de l'identit soi-mme. On peut considrer Le Diffrendcomme une systmatique machine de guerre contrel'hglianisme. Pourtant la ngativit hante l'oeuvre de Lyotard, c'est la mort anamorphose quise trouve au coeur du tableau d'Holbein: Les Ambassadeurs, tableau qui sert de frontispice la thse de Lyotard: Discours, Figure. Si la mort comme ngativit est au coeur de l'ouvrage,c'est que le discours pour dsigner un rfrent l'extrieur de lui-mme doit en quelque sortes'en carter, le mettre mort comme objet qu'il dsigne. La mort est donc au coeur du discoursempirique et cognitif, donc au coeur de la science comme objectivation dlibrante, comme elleest prsente au coeur du systme linguistique des signes du fait de leur articulation horizontale(Saussure), et finalement comme elle l'est encore au coeur de l'inconscient, en particulier dansla dngation freudienne, quand dire non, c'est dire oui. Lyotard est donc tout contre Hegel.

    Ces trois modes de la ngativit rendent possible en apparence une totalisation sous la formed'une encyclopdie de l'esprit des cultures. Et pourtant il n'y a pas pour Lyotard d'histoire de laraison, car il n'y a pas de raison dans l'histoire. La preuve: les gnocides du XX sicle et lesmillions d'existences disparues. Ces existences qui, accumules, constituent le trou noir de laraison parce que le rgne de la phrase constative s'arrte devant elles.

    Cette bute nous oblige considrer toutes les discontinuits de l'histoire passe: on nedonnera jamais raison du fait que, comme le montre P.Veyne dans son livre sur l'adoption parConstantin du christianisme (7), qu'un empereur romain, pour des motifs dfinitivementinaccessibles et irrationnels, de l'ordre de la grce, ait pu abandonner le paganisme.

    Second niveau de diffrends: entre les genres de discours eux-mmes. Ces genres dediscours dont la diffrenciation n'a pas cess depuis la norme narrative. On peut faire unecomparaison, fragile comme toute comparaison. Si la norme narrative a pu synthtiser tous lesgenres de discours possibles: le constatif (au sens gnral de la connaissance sur leshommes, la nature, la socit), l'thique (comment se conduire?), l'esthtique (commentapparatre?), le thologique, etc, il y a depuis une sorte de Big Bang ouvrant une diffrenciationentre les genres de discours qui n'a pas cess et qui a t acclre quand la normedlibrative s'est impose, dj avec la dmocratie athnienne et son utilisation de l'criturealphabtique (la gomtrie, l'histoire, la gographie, la rhtorique, la logique, la philosophie,etc).

    De ce point de vue, le kantisme est une tape essentielle de la reconnaissance d'une raisonen archipel: la lgitimit intrinsque de chaque Critique institue chaque fois comme une le.Entre ces les, des ponts pourront tre difis, mais dans un second temps. Chaque Critiquedifie un appareillage transcendantal spcifique: le commun entre elles, c'est donc cetappareillage transcendantal, l'architectonique de la raison. Mais on ne saurait dduire de lancessit de l'une, la ncessit de l'autre, par exemple: l'esthtique (Critique de la facult dejuger) de la connaissance a priori (Critique de la raison pure). Rsultat: quand le sujet del'esthtique dclare d'une chose qu'elle est belle, il ne le sait, proprement dit, pas. Un

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    sentiment de plaisir l'occasion d'une chose n'est pas une connaissance attribuable un objet.La beaut n'est pas un savoir: il n'y aura pas de science du beau.

    C'est la raison pour laquelle quand Lyotard exposera quelques principes de la raisonpost-moderne et proposera au Centre de Cration Industrielle du Centre G.Pompidou, en1985, le programme d'une exposition sur le numrique et le virtuel, Les Immatriaux, la mise en

    espace respectera encore plus la disposition en archipel. Et dveloppera un appareillagetranscendantal spcifique partir de la racine sanscrite mat: matire, matriaux, matriel,matrice, maternit, etc. C'est probablement la premire tentative philosophique pour prendre enconsidration la surface d'inscription comme dimension incontournable de l'appareillagetranscendantal, aprs L'origine de la gomtriede Husserl.

    Pour dcrire ce mouvement de diffrenciation, Lefort parlera de dsintrication: pour lui, enrupture avec le thologico-politique, la dmocratie va de pair avec la dsintrication de la loi, dusavoir et du pouvoir. Ce qui entrane une diffrenciation des secteurs de la ralit, des savoirsncessaires, des registres du pouvoir et de la loi. Chaque secteur se voit analys selon salogique, au risque d'un recouvrement et d'une omnipotence. Que l'on constate avec Foucault otout relve du pouvoir, avec les no-libreaux du march, avec Al Quada, du thologiqueislamique, comme auparavant, avec les marxistes, o tout tait politique ou aujourd'hui, avec

    Stiegler, o tout est technique, etc. La dmocratie serait ce rgime, l'preuve del'indtermination des repres symboliques, o la diffrenciation des genres de discours estdclare lgitime, o les philosophes ont constamment remettre dans le rang tel ou tel rgimede discours, qui, sinon se ferait passer pour l'unique, dans une totalit dont il dtiendrait lesclefs. Ce passage hors limite d'un genre de discours (et du secteur de ralit qui est le sien)peut tre qualifi de mtaphysique et il est la cause de trs nombreux diffrends. Par exemple:qui est lgitim parler d'art? Peut-on caricaturer le Dieu d'autrui?

    Troisime dimension du diffrend: entre les phrases elles-mmes. Rcapitulons: les normesde lgitimit imposent leur ordre aux genres de discours, ces derniers attirent les phrases dansleur orbite. Par exemple: le genre de discours esthtique imposera aux phrases unenchanement spcifique. Comment concevoir l'articulation entre les trois ordres du diffrend?Si l'on reconstruit l'appareil transcendantal lyotardien partir de la phrase, alors on a la surprisede constater qu'il s'agit de l'lment le moins langagier, le plus sensible, malgr lesapparences. C'est que, mme si une phrase est un univers qui positionne en les articulant unrfrent, une signification, un destinataire et un destinateur, c'est comme le ferait unphnomne mtorologique un peu exceptionnel quand il nous arrive dessus, nous quidevenons ses destinataires. Comment allons-nous enchaner? Par une phrase cognitive?C'est un nimbo-cumulus, par une phrase esthtique: c'est sublime!, par une phrased'ordre: protgez-vous, l'orage arrive!. C'est dire qu'une phrase, c'est ce qui arrive et quiengage la question de ce quod?qu'elle est. On appellera donc phrase l'vnement ou le relqui interroge. On peut rapprocher la phrase lyotardienne des data sensibles kantiens, que lesformes a priori de la sensibilit (espace, temps) synthtisent. Mais ces data ne sont pour Kantque de la matire au sens de l'hylmorphisme aristotlicien, quelque chose comme un tas desable sans forme. On ne voit pas un tas de sable s'avancer comme question. Il doit y avoir dansla phrase lyotardienne une sorte d'aventure, de surprise ou de rsistance par rapport la ralit

    tablie (ce qu'tablissent comme ralits les genres de discours). Ce serait la distinction tabliepar Rosset entre le rel et la ralit. D'o le privilge, chez Lyotard, de l'art et de la peinture enparticulier: comment enchaner sur telle oeuvre?

    Le problme que rencontre cette ontologie du singulier o l'tre s'appelle phrase, engageanten outre chaque fois une certaine spatialit et une temporalit internes, c'est celui du temps etde la libert. Dans un atomisme simple (Epicure, Lucrce), il y va du clinamem(dviationlgre, dclinaison) pour que les atomes ne tombent pas tout fait en chute libre, mais fassentun petit cart qui est essentiel. Pour Lyotard, d'une part, l'tre est temps, mais l'tre, toujourssingulier, du fait de son incompltude (le rel n'est pas la ralit) exige que l'univers qu'ilcomporte soit explicit, par un autre tre, une autre phrase, qui enchane en le portant l'explicitation. Mais elle-mme, cette seconde phrase, est csure, elle entranera donc lancessit d'une troisime phrase. Ds lors, cet enchanement toujours relanc est ncessaire

    et improbable: il y a un diffrend irrductible entre la seconde phrase et la premire sur laquelleelle enchane, mme si les genres de discours qui s'imposent aux phrases rduisent la partd'improbabilit. J'ai propos dans L'poque des appareils d'analyser l'appareilcinmatographique et les enchanements entre phrases-images d'un film, partir del'axiomatisation labore par Le Diffrend. Un bon film serait un film o chaque

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    phrase-image est un quod?comme dans le dernier Monteiro.

    La philosophie de la phrase fait de chaque locuteur un rcepteur (au sens d'une esthtique dela rception) ou un destinataire. Comme si la souverainet initiale de la narration (le rcit) taitconserve (comme chez Benjamin d'ailleurs) : ce sont les phrases qui nous font et nonl'inverse. Ce qui a une consquence importante: il n'y aura pas de dernire phrase. Donc il n'y

    aura pas de tribunal de l'histoire. Ce qui implique mon sens que l'hypothse d'une vie nueau sens d'Agamben doit tre reconsidre: l'homo sacerromain n'tait-il pas phrasl'intrieur d'un rituel ?

    Dans le mme ordre d'ide, l'hypothse lyotardienne d'une force des faibles, dont on peutdonner une lecture sociologique, rcuserait le thme d'un paria absolu, d'une singularitabsolument hors du langage, donc absolument en dehors des rapports sociaux. C'estl'exprience du concentrationnaire qui, si les bourreaux lui en laissent le temps, dcouvre ladouble organisation du camp comme condition de la survie. Dans la descente aux enfersconstitue par la srie : camp de transit pour immigrs libres (cf. Sangatte), camp de rfugis,camp d'internement, camp de concentration, camp d'extermination, je ne suis pas sr que lalecture doive se faire partir de ce dernier. Le critre, c'est la possibilit d'une rvolte. Laquellesuppose un minimum de reconnaissance entre les singularits. Le paradoxe est le suivant: la

    lutte pour la reconnaissance suppose toujours un minimum de reconnaissance (8).

    Il y a une limite qui pose nanmoins problme: il peut y avoir gnocide sans diffrend. Nonpas en ce qui concerne l'extermination des juifs d'Europe (9). Mais considrons le gnociderwandais: des paysans hutus assassinent en masse des paysans tutsis. Mme normes delgitimit (la narration, la rvlation), mme cosmtique (mme surface d'inscription: le Livre),mme religion, j'ajouterai, ce qui n'est pas un critre lyotardien: mme langue, mme probableorigine. Le cas cambodgien serait un peu diffrent: visiblement les choses se sont articules partir de l'opposition campagne/ville et les lettrs (au sens large) ont t largement perscuts.On peut faire l'hypothse que les Khmers rouges aient voulu forger une sorte de communautpaysanne purifie de ses lments dgnrs (sachant lire) et en liminant le non-khmers.

    Par ailleurs, d'autres distinctions seraient ncessaires pour rendre compte des guerres dereligion, entre religions partageant la mme norme (rvlation), la mme surface d'inscription (leLivre), le mme rapport au corps (l'incarnation). C'est videmment le cas entre catholiques etprotestants et plus largement entre eux et les orthodoxes. Ici, il faut introduire la question del'image (refus des images par la Rforme/ icnes byzantines/ imagerie du catholicisme).

    Il faut introduire alors le concept de diffrend cosmtique.

    1. Jean-Franois Lyotard : Le Diffrend, Paris, 1983.

    2. Walter Benjamin : Thses sur le Concept de philosophie de l'histoire, in : Oeuvrescompltes, T.3

    3. Emmanuel Kant : Critique de la Facult de juger, Vrin, trad. Philonenko, p.127.

    4. Jean-Franois Lyotard : La Guerre des Algriens, Galile, 1989.

    5. Martine Lefeuvre-Dotte : L'Excision en procs. Un Diffrend culturel ? L'Harmattan, 1997

    6. Jean-Louis Dotte : Qu'est-ce qu'un Appareil ? Benjamin, Lyotard, Rancire. L'Harmattan,

    2006).

    7. Paul Veyne : Quand notre Monde est devenu chrtien (312-394), Albin Michel, 2007

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    8. Michel Agier : Le Gouvernement humanitaire et la politique des rfugis, in : La philosophiedplace. Autour de J. Rancire, 2006).

    9. Jean-Franois Lyotard : Heidegger et les juifs , Galile, 1988.

    Pour citer ce document:Jean-Louis Dotte, Lyotard, penseur du diffrend culturel , Revue Appareil[En ligne],Articles, , Mis jour le fvrier 2008URL: http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=115Cet article est mis disposition sous contrat Creative Commons

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