lyne, nouvelle

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Chapitre 1 : Lyne et Liu 1 Les feuilles au vent, le soleil aux éclats, Lyne chante : « Le monde sous les nuages… » Brusquement elle se tait. Un avion fend le ciel. Elle le suit un instant du regard, puis baisse lentement la tête. Son cœur bat fort. Le bruit du moteur de l'appareil s'éloigne. Elle reste immobile. Elle se demande d'où il peut venir, elle ne se souvient pas en avoir vu depuis longtemps. Près de ses pieds nus traîne un brillant morceau de coquille. Elle se baisse, l'examine en le faisant bouger avec son index. « C'est joli », murmure-t-elle, en le récupérant. * Le temps commence à sentir le printemps. Assis au milieu d’un champ de blé, Liu est envahi par son agréable parfum. Il attend Lyne.

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Lyne aime Liu, qui ne l'aime pas.

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Chapitre 1 : Lyne et Liu 1 Les feuilles au vent, le soleil aux éclats, Lyne chante :« Le monde sous les nuages… »Brusquement elle se tait. Un avion fend le ciel. Elle le suit un instant du regard, puis baisse lentement la tête. Son cœur bat fort. Le bruit du moteur de l'appareil s'éloigne. Elle reste immobile. Elle se demande d'où il peut venir, elle ne se souvient pas en avoir vu depuis longtemps. Près de ses pieds nus traîne un brillant morceau de coquille. Elle se baisse, l'examine en le faisant bouger avec son index. « C'est joli », murmure-t-elle, en le récupérant. *

Le temps commence à sentir le printemps. Assis au milieu d’un champ de blé, Liu est envahi par son agréable parfum. Il attend Lyne. Au milieu de ses hautes brindilles, elle ne le verra pas, mais il l’entendra : elle l'appellera à vive voix. Pour l’instant c’est le calme : quelques chants d’oiseaux, le bruissement des herbes, le souffle du vent. Liu est fatigué. Il espère que l’ayant rejoint elle se contentera de s’installer à ses côtés, la regarder respirer, contempler le paysage, lui suffit largement. En général il ne parle que très brièvement. Elle très souvent se raconte, se raconte longuement. Liu n’a pas horreur du bavardage, mais il pense que c'est une chose indigne d’une aussi jolie fille. Lyne dit tout haut ce que d’autres filles auraient écrit dans leur journal intime. Liu préfère la voir allongée, les cheveux blonds mêlés aux blés. C’est la teinte particulière de ses cheveux qui lui a fait choisir ce lieu pour leurs rendez-vous. Lyne est étrangère. Elle le fascinait plus à l’époque où elle ne connaissait pas la langue du pays. Elle se distinguait ainsi en tout point des autres jeunes filles du village. Apprenant la langue, ses histoires et ses manières se sont calquées aux mœurs locales.

Aux yeux du garçon, elle est désormais un objet presque vide de sens, mais qui garde toujours dans la forme son étrangeté. Il ne ressent à son égard aucune réelle compassion, alors qu’elle l’aime vraiment. Il espère qu’avec le temps, elle saura se détacher de lui. Arrivée au champ de blé, Lyne se demande si Liu est déjà là. Autour d’elle, c’est apparemment le vide. Elle l'appelle. Apeurés par sa voix des oiseaux ont pris leur envol. Elle entend leurs battements d'ailes. Au milieu du champ, une silhouette se redresse. Elle reconnaît son ami. D’un geste de la main, il lui fait signe de se rapprocher. Liu lui explique ensuite, qu'intrigué par le passage de l'avion, afin de le suivre plus longuement du regard, il s'est avancé vers l'intérieur du champ. Lyne lui demande, s’ils ne seraient pas mieux installés à l’ombre. Il acquiesce d’un geste de la tête.Elle lui dit qu’elle connaît un bel endroit. Il répond qu’il est prêt à la suivre. Elle sourit, lui prend la main. Le couple s’éloigne du champ de blé, il suit un chemin sinueux qui mène aux bois. Le jeune homme a le regard posé sur les pieds de la jeune fille, il semble absorbé par leur forme. Lyne rit légèrement en lui disant qu’il ferait mieux, de regarder devant lui. Le climat s’est adouci, les rayons de soleil traversent le feuillage des arbres. Ils avancent en silence.

*

« J'aimerais dire une histoire », murmure Lyne. Elle s’est assise contre un cerisier. Les fleurs, par dizaines, tombent lentement en suivant le mouvement du vent. Son ami s'est installé de l'autre côté du tronc, il écoute.« C'est un décor d'opéra. » « J'aime l'opéra, je n'aime que les arts très stylisés. »Sur ses cheveux blonds, quelques fleurs roses se déposent. Elle continue : « Je n'y suis jamais allé, j'ai juste lu les livres que tu m’as offerts. Mais j'imagine les décors, j'ai vu des photographies. J'aime les histoires chantées dans les opéras. J'aurais voulu en raconter une, mais je n'en ai gardé que des impressions. Je ne me souviens plus de ce qui était dit. Une impression est difficile à retranscrire. » Liu demande s'il y avait un cerisier en fleurs dans son histoire. Lyne répond qu'elle n'en sait rien.

« Ce n'est pas le cerisier, mais l'impression qu'il dégage qui compte. » « Il est joli », dit Liu en soupirant. Il regarde la coquille que lui a offerte son amie, une fleur vient de s'y installer. « J'avais autre chose à te dire. » Elle hésite, reprend : « Ici, Je ne suis pas heureuse… » Son ami l'interrompt, il ne comprend pas.Lyne continue : « Les premiers jours que j'ai passé ici sans rien connaître de votre langue, étaient chaotiques, par la suite tout s'est trop simplifié. Tu es le seul qui soit encore un mystère. » Lyne reste silencieuse un moment avant de reprendre : « J'ai l'impression de n'être qu'un regard, rien ne m'atteint. Le temps qui passe ne semble jamais allé à mon encontre. J'existe à peine. » Prenant ces paroles pour de veines sensibleries, Liu regarde ailleurs : Au loin, des hommes cultivent leurs champs.

2

La route qui mène aux champs est poussiéreuse. Au matin beaucoup d'adultes l'empruntent, ainsi que quelques enfants. L'école est à l'extérieur du village. Les enfants marchent pieds nus. Ils portent leurs grands cahiers en les coinçant sous leurs aisselles. Ils avancent en prenant leur temps. D'autres enfants courent dans les ruelles du village.Ils jouent, se battent en riant. Quelques-uns saignent. Les coups portés sont parfois violents. Certains utilisent de longs bâtons, ils imitent des mouvements d'escrime, hurlent des noms de techniques légendaires, invoquent des divinités guerrières. L'un est accompagné d'un grand chien. Plusieurs adversaires lui faisant face, il ordonne à l'animal d'attaquer. Le chien aboie, les assaillants prennent la fuite. « Tsaï. » « C'est bon, revient Tsaï." Tsaï n'écoute pas son maître, il continue à poursuivre les autres gosses qui traversent les ruelles à vive allure sans regarder derrière eux. Ils espèrent rencontrer un groupe d'adultes. À cette heure, seuls les enfants peuplent les rues. Les hommes travaillent, les femmes gardent les foyers. Heureusement le chien finit par s'arrêter. À l'Ecole, Liu enseigne les arts martiaux, le wu shu. Liu est populaire, il s'en réjouit sans jamais le laisser transparaître.

Il sait que le manque d'humilité ne sied pas à son art. Mais lutter contre ses états d'âme est difficile. Le jeune homme prend plaisir à montrer des mouvements complexes. Ses démonstrations impressionnent ses disciples et les encouragent à mieux s'entraîner. C'est aussi un aspect qu'apprécient les jeunes filles du village. Ainsi Shu Qin semble envier Lyne, elle lui parle sans cesse des exploits accomplis par Liu. Embarrassée la jeune fille oriente souvent la discussion vers d'autres sujets. À l'instant par exemple, elle évoque les merveilles du printemps : les champs de blés dorés se mouvant au souffle du vent, les cerisiers en fleurs tant admirés des voisins japonais, et la mer paisible qui permet aux pêcheurs de s'aventurer à de plus grandes distances des côtes. « Des espadons seront vendus au marché cette semaine. » Shu Qin se détourne, pose son regard sur le chiot allongé sous la table. « Il ne te dérange pas… On le garde ? » Lyne répond qu'elle ne sait pas. « Il est affectueux », ajoute-t-elle. Elle regarde vers la fenêtre grande ouverte. « C'est un temps très plaisant », dit-elle, « les arbres donnent de beaux fruits et la chaleur du soleil est douce. » Shu Qin lui demande si elle est heureuse. Lyne répond en baissant la tête, elle dit qu’elle n’est pas triste, que ses paysages lui semblent exotiques, elle a encore l'impression d'être dans un pays étranger. Son interlocutrice reste silencieuse. « Tu ne me comprends pas… Tu sais, j'ai essayé de l'expliquer à Liu hier. J'ai parlé longuement. En lui demandant son avis, je remarquais qu'il s'était assoupi. Il dormait la bouche ouverte, un papillon tournait autour de son visage. Je suis partie sans le réveiller. »Shu Qin sourit, son visage s'est éclairé. « C'est drôle », dit-elle. Lyne a toujours le regard baissé. Elle pense que c'est amusant, mais trouve Liu idiot. Son amie appelle le chiot, le prend dans ses bras. L'animal accepte ses caresses en agitant la queue. « Nomme le Liu… Il lui ressemble. » La proposition ne fait même pas sourciller Lyne. La douceur de l'air est apaisante, son corps est détendu, elle relève la tête, se retourne vers la fenêtre. Penser à Liu l'attriste, par ce sentiment, le paysage semble s'être encore embelli. Shu Qin laisse partir le chiot. Lyne verse une larme. L'animal sort, gambade dans la cour. Shu Qin le regarde tourner autour d'un arbre. "Que cherche-t-il ?", se demande-elle. Il aboie, s'éloigne.

3

En quittant l’école, sur le chemin du retour, Liu pense aux mains et aux pieds de Lyne. Il les regardait avant de s’endormir. Assise contre le tronc du cerisier en fleur, elle avait les genoux relevés. L’une de ses mains était posée sur son genou, l’autre caressé ses pieds. Lyne parlait calmement, son regard ne fixait rien. Elle semblait discuter avec elle même. Sa voix était pour Liu comme un murmure vide de sens. Il s’imaginait que Lyne était un lac. Sans même la regarder, il devinait la douceur de son regard, ses yeux verts légèrement mouillés et son léger sourire presque triste.

La première fois qu’il l’avait vue, elle était assise. Des gens lui parlaient et l’observaient comme une bête curieuse. Elle restait impassible. Lui ne s’était pas approché, discrètement il l’avait regardé, elle acceptait timidement les aliments qu’on lui proposait. C’était une enfant perdue qui ne dirait son nom que plusieurs années plus tard, il serait le premier à l’apprendre. Ayant rapidement assimilé la langue, l’emploi qu’elle en faisait était vite passé des strictes nécessités aux longues discussions sur ses états d’âme. Liu aimait jouer aux instructeurs. Et Lyne posait toujours sur lui un regard tendre. Elle parlait constamment au présent. Pour lui c’était comme si elle était née le jour où il l’avait découverte. Elle lui avait dit que c’était dur de s’adapter. En pensant à une autre vie, elle se complexifierait encore plus la tâche. « Cette autre vie n’est elle pas déjà passée ? »« Je ne m’en souviens plus, je suis incapable d’y repenser… »Liu n’espérait plus percer le moindre mystère, son regard était posé sur celui de la jeune fille, il fit glisser ses doigts sous sa robe. Lyne ne dit rien, le geste du jeune homme ne l’avait même pas surpris, elle l’avait même désiré, attendu. Et il l’avait embrassé.

*

Le chiot creuse près de l’arbre. Shu Qin qui est assise à deux pas de lui le regarde faire. « Que cherches-tu donc ? » Dit-elle en riant. Elle le prend dans ses bras, le pose sur ses jambes. Lyne est toujours à la fenêtre, ses yeux fixent le ciel. Shu Qin pense qu’elle rêvasse encore, elle s’assoit contre l’arbre en gardant le chiot dans ses bras, puis lui murmure à l’oreille, lui explique : que sa maîtresse est lasse, qu’il est temps qu’elle retrouve goût à la vie par le travail. Elle ajoute que la paresse est un vilain défaut, que Lyne n’étant pas un animal domestique, ne peut pas se le permettre. « Demain, je l’emmènerais chercher du travail. Ensemble nous irons faire le tour des commerces. Peut-être qu’un poste d’étalagiste ou de caissière sera vacant ? Peut-être aussi qu’elle pourra enseigner sa langue d’origine à l’école. » « Les enfants l’appelleront Madame Lyne. » À sa fenêtre Lyne pense toujours à Liu. Il est plus distant. Elle a l’impression de se confier à un inconnu. Pourtant par le passé il riait, l’observait, lui parlait plus tendrement. « Tout se fane avec le temps. La constance mène à l’ennui, et il préfère peut-être d’autres filles… » Lyne se détache du bord de la fenêtre. Elle rentre dans sa chambre et prend un livre écrit dans sa langue. Shu Qin le lui a apporté aujourd’hui. Elle dit l’avoir trouvé dans une boutique de la grande ville. Elle y était partie pour rendre visite à ses parents et avait séjourné plusieurs semaines chez eux.« C’est un monde qui te conviendrait peut-être plus… » Avait-elle dit à Lyne qui vérifiait la cuisson d’un plat.

C’est un livre de contes assez banal. Le papier est ordinaire, mais les dessins sont d’une grande qualité. La richesse des illustrations séduit Lyne qui survole rapidement les textes. Ses fées, ses trolls et sorcières ne lui évoquent rien de précis, mais la complexité du trait, la profondeur des décors l’intrigues. Elle songe déjà qu’elle va le montrer à Liu, qu’elle va lui lire ses histoires. La traduction ne devrait pas être difficile et son ami aime les histoires fantastiques.

Grâce à un dictionnaire bilingue que lui a offert Liu afin qu’elle apprenne la langue du pays, ce monde commence à prendre de l’épaisseur. Elle tente de retrouver la signification de mots dont elle a perdu l’usage. Ces mots

s’ouvrent parfois sur des souvenirs, sur des lieux, ou sur des éléments évoquant d’autres types de vies qu’elle a peut-être connues. Souvent ces mots n’ont pas d’équivalent exact, ils sont définis par de vagues analogies qui activent l’imagination et la mémoire de Lyne. Depuis plusieurs années, elle ne rêve plus, ne pense plus dans sa langue d’origine. Sa mémoire n’a conservé que le mot « esprit », à défaut de « fantôme ». La définition du mot fantôme l’amuse. Dans l’un des contes, des enfants jouent à se faire peur dans une cave. Ils ignorent que des fantômes y vivent réellement.L’idée du mort vivant couvert d’un drap fait sourire Lyne. Elle repose son livre, s’allonge sur le lit. La lumière du jour est encore éclatante. Le léger rire de Shu Qin parvient à ses oreilles. Son amie semble s’amuser dans le jardin. Lyne se dit qu’elle doit encore jouer avec le chiot. Shu Qin l’appelle, elle se relève mollement. Recouverte par les aboiements, la voix d’une autre personne se distingue à peine. Lyne ouvre la fenêtre de sa chambre : Liu est entrain de dire à Shu Qin qu’il revient de l’école. Le jeune homme est embarrassé. Il explique que son cours avait été épuisant la veille, il s’excuse de s’être endormi. Shu Qin rit et demande à Liu si ça ne le dérange pas qu’elles appellent le chiot par son nom. Il trouve l’idée assez curieuse. Il se demande si ce n’est pas en représailles, qu’elles ont pris cette décision. Il trouve que ce chiot a une drôle de mine. « Je n’aimerais pas qu’il porte mon nom. » Lyne regarde son ami, attend la suite de son explication.Il se baisse, pose sa main sur la tête du chiot qui agite la queue. Shu Qin explique au jeune homme qu’on le lui a offert, qu’elle l’a apporté pour en faire un chien de garde. Liu rit, et dit ne pas croire que cette boule de poil puisse un jour servir à grand-chose. « Au mieux il ferait un bon repas. » Les deux jeunes femmes ne trouvent pas la remarque amusante. « Très bien, il s’appellera Liu », dit Lyne. Prit au dépourvu, le jeune homme s’est tu. Il se relève.Le chiot n’a pas bougé, il regarde toujours Liu en agitant la queue.« C’est bon », dit-il. « Je n’en ferais pas tout un plat. Tu peux porter mon nom. J’espère juste que tu en prendras soins. Ne deviens pas une larve, ne te fait pas bouffer par les autres chiens. »

Shu Qin dit que Liu n’a pas à s’inquiéter, « ce chiot recevra une bonne éducation. » Lyne interrompt la conversation et propose à ses amis de rentrer s’asseoir à l’intérieur.

4 En versant le thé dans trois tasses en porcelaine Lyne écoute ses deux amis discuter dans la salle à manger. Elle trouve le rire de Shu Qin ravissant. Son amie ressemble encore à une enfant. Lyne se demande comment une aussi jolie fille peut encore être célibataire, la plupart des filles de son âge sont déjà mariées. Mais Shu Qin est une citadine qui a choisi de vivre à la campagne, elle aussi est considérée comme étrangère. Lyne ne l’a jamais questionné à ce sujet. Ce qu’a vécu son amie auparavant importe peu. Elle semble dans l’immédiat tellement vivante, si insouciante, que ses histoires seraient sans doute de trop.

Liu raconte à Shu Qin un film qu’il est parti voir avec Lyne. « C’est une histoire fantastique sur fond d’arts martiaux. » Il dit que le film les a émerveillés à un point tel, qu’en sortant de la salle, comme des enfants, ils s’étaient amusés à imiter les héros. « J’étais le maître, elle était mon disciple. Nous survolions les montagnes à la poursuite des démons. La projection avait eu lieu à l’école. » Shu Qin dit que quand elle vivait encore en ville, elle a vu ce film au cinéma. En déposant les tasses sur la table, Lyne demande ce qu’elle en a pensé.« C’est vraiment joli, très coloré. J’allais beaucoup au cinéma à cette époque, mais ce film m’a particulièrement plu. En y repensant c’est vrai que Liu passerait très bien dans le rôle du jeune maître. » Le compliment fait sourire le jeune homme. Shu Qin s’est tourné vers lui. « Bien entendu, tu volerais à mon secours si jamais des démons tentaient de me posséder », dit-elle en ajoutant qu’elle espère que Lyne ne sera pas jalouse. Cette dernière en rit de bon cœur. *

Le soleil se couche, le chiot dort au bas de la porte. Shu Qin a allumé la lampe à huile. Lyne parle à Liu du livre que lui a offert son amie. Le jeune homme paraît sincèrement intéressé. Il dit être assez curieux d’écouter ses histoires d’un autre pays. L’intérêt réel qu’il semble porter à ce qu’elle dit réchauffe le cœur de la jeune fille. Ses grands yeux verts brillent, elle a le regard posé sur le visage de Liu. Son ami continue à parler sans remarquer le sentiment intense qu’il provoque en elle. « Tu n’as jamais su me parler de ton pays natal », dit-il.Lyne baisse les yeux, elle pense que ça n’a plus grande importance. Cette vie ne compte plus, elle est devenue une autre. Elle dit que son pays ressemble à bien d’autres pays. Il n’est pas plus triste, mais elle ne se souvient de rien de particulier. « Les maisons doivent être plus grandes que celles de votre grande ville. » « Mais mon pays ce n’est pas le monde de mon enfance. Mon monde était en moi. Et pour ce qui est de mon rapport à ma ville natale, il ne reste plus grand-chose. Je crois que je passais mon temps à créer d’autres lieux : Le jardin était une forêt luxuriante, les maisons étaient en or, la terrasse s’ouvrait sur le ciel, des arbres flottaient dans les airs, et les pigeons auraient pu me porter sur leurs dos. » Lyne se tourne vers la fenêtre, le ciel est rouge. Elle demande à Liu s’il aime les couchers de soleil. Il dit ne rien y trouver de spécial, il préfère l’air frais du matin.  « Et toi Shu Qin, que préfères-tu ? », continue Lyne. Shu Qin qui suivait la discussion avec attention semble surprise qu’on s’adresse à elle. « Peu m’importe », dit-elle, en jetant une miche de pain au nez du chiot. L’animal dort encore. Lyne se lève, elle doit préparer le repas du soir.« Tu restes manger avec nous, Liu ? », demande-t-elle. Le jeune homme réfléchit un instant avant d’expliquer qu’il a des choses importantes à faire. En quittant la table, il dit qu’il aimerait aussi dormir assez tôt. Il salue les deux jeunes filles, gratte la tête du chiot couché devant la porte, et sort. De leur fenêtre, elles le regardent gagner la ruelle en traînant le pas. Les étoiles scintillent déjà dans le ciel. Lyne soupire en se rasseyant, elle n’a plus très envie de cuisiner.

Elle propose à Shu Qin de manger un peu plus tard. Celle-ci répond que pour une fois, elle va s’occuper de la cuisine. Lyne la remercie. « Fais un effort », lui dit son amie, « tu penses trop à ce garçon. Ce n’est pas bon pour ta santé mentale. Trouve toi d’autres occupations. » Lyne répond qu’elle le sait, mais qu’elle n’y peut rien. « Le temps me guérira peut-être… » Shu Qin dit qu’elle est obstinée, que même le temps aura du mal à y faire. Puis elle se lève, rentre dans la cuisine. La discussion a laissé place aux bruits de la nuit. Lyne reste assise, accoudée à la table. Elle écoute les grillons en regardant la flamme vacillante de la lampe.

Chapitre 2 : Histoires

1

En fin de soirée, dans un grand cahier à carreaux déjà bien entamé, Lyne a écrit ce texte : Sous les nuages, le monde semble plus vaste que les cieux. Je suis hors du temps. Le rouge du ciel, les champs dorés, les fruits des arbres, tout est d’une beauté étrange. Ces paysages me dépassent, je perçois leur splendeur, mais je ne la crée pas. Le monde se déploie sans moi.

Parfois mes amis m’écoutent. Je suis une enfant.Le village semble flotter. La nuit est fraîche. Rien n’est concret.

Avant de partir dormir, Shu Qin m’a dit qu’elle m’aiderait à trouver du travail. Elle dit que cela me permettra d’oublier mes peines. Demain je l’accompagnerai en ville.

Je n’ai jamais exercé de métier. J’espère que je pourrais comprendre ce qu’on me demandera. Shu Qin a raison. Peu importe ce qu’on me propose, je dois pleinement intégrer la vie du village.

Lyne s’assoit sur le bord du lit, son livre de conte est posé dessus.Elle le prend, le feuillète, s’arrête sur l’image d’une fée. La créature est assise sur un champignon, ses genoux sont relevés. Contre sa poitrine, elle porte une noisette. Ses longues ailes sont repliées. Un sourire malicieux se dessine sur son doux visage. Le texte qu’illustre cette image n’est pas à proprement parler un conte. Il s’agit plutôt d’un fait divers. L’histoire de deux petites filles qui ont photographié des fées. Face au scepticisme du monde des adultes, un illustre écrivain passionné de photographie les a pleinement soutenues. Ces créatures sont souvent décrites comme bienveillantes, mais Lyne pense que le sourire malicieux de la fée de l’illustration laisse deviner un caractère moins évident. Ayant déposé son livre sur sa table de chevet, elle s’imagine dans une forêt à la recherche de ces êtres. Mentalement elle met en place cette scène :Dans une clairière, quelques spécimens dansent sur des champignons. L’une des fées est à l’écart, elle est assise sur une fleur. En voyant la jeune fille, elle s’étonne. Les autres ne semblent pas l’avoir remarqué. La fée se lève et vole vers elle. À l’oreille, elle lui dit qu’elle s’appelle Meï. « C’est étonnant, je n’avais jamais vu d’êtres humains avant vous. Les autres ne me croiront pas si je leur parle de notre rencontre. »Lyne regarde le petit groupe qui danse aux chants de la nature.Elle demande à Meï pourquoi elle reste à l’écart. Celle-ci répond qu’elle ne sait pas danser et que cela l’ennuie. La jeune fille pense que c’est dommage. À sa place, elle aurait passé son temps à danser.« Pourquoi faudrait-il que tu sois à ma place pour danser ? »

Lyne répond que les oreilles humaines ne perçoivent pas très bien les chants de la nature, et que même parfois elles ne les entendent pas. « Les humains sont sourds ! » S’étonne la fée.« Non, ils n’entendent que ce qu’ils peuvent comprendre. »« Vous ne dansez donc jamais. »« Si, mais sur des chants que nous créons nous mêmes. »« Vous créez des chants comme on crée des objets, des vêtements ? »« Non, nous chantons comme nous parlons. Ou plutôt, en chantant, nous évoquons d’autres états. Je veux dire que ce nous créons par le chant évoquent d’autres états. »Meï ne comprend pas qu’un état puisse en évoquer un autre. Lyne lui explique le principe de la métaphore et s’étonne que la langue des fées n’en crée pas. « Tout doit être bien simple chez vous », dit la jeune fille. Puis en comprenant que le parler des fées est déjà un chant, elle s’endort.

2

Shu Qin a trouvé un poste de caissière dans une librairie pour son amie. La librairie est à un quart d’heure de marche de leur chaumière. Elle est assez grande. Lyne n’y était jamais entrée. Elle s’étonne qu’une aussi grande librairie existe dans un aussi petit village. « Je ne savais pas que les gens aimaient lire ici », dit-elle au propriétaire du magasin. Le libraire est un vieil homme au regard perçant, au visage sec, il porte une petite paire de lunette. Après avoir dévisagé la jeune fille un instant, il répond d’une voix légère : « Ils ne lisent pas. Mais moi, j’aime beaucoup ça. » Hier, lorsque Shu Qin a présenté Lyne au libraire, celui-ci a paru très intéressé. Il l’a trouvée très brillante. Il s’est étonné de la voir maîtriser la langue du pays. Lyne a timidement dit que ce pays était aussi le sien.  Le vieil homme l’a curieusement regardée, la remarque semblait le surprendre. Puis il lui a proposé de lire les livres qui lui plairaient.« Merci beaucoup, ça me permettra d’enrichir mon vocabulaire. »

Shu Qin a souri en disant que Lyne employait déjà beaucoup de mots qu’elle ne comprenait pas : « Ce n’est vraiment pas étonnant, son livre de chevet est un dictionnaire bilingue. Elle a aussi lu des textes d’opéra. Son ami Liu qui voulait devenir acteur n’a jamais eu le courage de lire les livres qu’il s’était achetés. De nos jours pour espérer exercer ce type de métier, il faut aimer lire, car les performances physiques ne suffisent plus. En abandonnant son rêve, Liu lui a offert tous ses livres. »

*

Debout sur un tabouret, le libraire nettoie les plus hautes étagères. Devant la caisse, Lyne le regarde faire.« Vous êtes arrivée à l’heure, vous commencez très bien. »La jeune fille hoche la tête, en gardant le silence.Il continue : « J’ai très peu de visiteurs, ne vous attendez donc pas à voir du monde durant la journée. Votre ami Liu était l’un de mes rares clients. Hier ça m’a fait plaisir d’apprendre la raison pour laquelle il ne venait plus. C’est étonnant, qu’il ait continué à acheter des livres sans jamais les lire. » Luttant contre sa timidité Lyne lui demande pourquoi, ayant si peu de clients, il a accepté de lui offrir ce travail.  Le vieil homme descend du tabouret en posant sur elle son curieux regard. Il dit que Lyne n’est pas commune, et que c’est très bien.La jeune fille rougit en baissant les yeux. « Ma femme travaille en ville, c’est elle qui m’envoie ses livres. J’ai très peu d’amis. Les gens m’ennuient très vite, et je crois que je n’ai pas grand-chose à leur dire. »« Vous espérez donc que j’aurais des choses intéressantes à vous raconter. » Sans répondre le vieil homme prend un gros livre sur l’étagère.Il le tend à la jeune fille. Lyne le récupère. Elle regarde la couverture. Le libraire lui demande si elle aime les romans d’aventures. Elle répond après quelques secondes de réflexion qu’elle ne se souvient pas en avoir lu, ou peut-être durant son enfance. « Des personnages d’histoires de cape et d’épées sont restés profondément ancrés en moi. En voyant un film d’arts martiaux, je me suis souvenu de quelques situations, mais très grossièrement de l’histoire. Je suis incapable de savoir dans quelles conditions, j’en ai pris connaissance. »

Sur le visage ridé du vieil homme se dessine un large sourire. Le livre qu’elle a en mains est aussi une histoire d’arts martiaux. L’auteur y raconte la vie de bretteurs errants, obligé d’affronter d’anciens amis. Lyne lit la préface. Il s’agit apparemment d’un bouquin très populaire. L’univers décrit est très proche de celui qu’elle a découvert à la projection de cinéma organisé à l’école. Mais ici, les protagonistes sont apparemment tous de nature humaine. L’histoire n’est pas vraiment manichéenne. Lyne a d’abord du mal à s’identifier aux nombreux personnages. Pendant qu’elle lit, le vieil homme fait la sieste dans un fauteuil qu’il a installé à l’autre bout de la salle. Elle entend sa légère respiration. Elle se dit qu’elle a de la chance qu’il ne ronfle pas. Autrement elle aurait été bien embarrassée. Un des héros du livre, dévoré par l’ambition de devenir un grand guerrier, a oublié l’existence de sa femme. Celle-ci l’a attendu désespérément durant de longues années. Lyne se demande si Liu ne la délaisse pas un peu pour les mêmes raisons. Ainsi, au fil des pages, le processus d’identification se faisant, la lecture devient plus agréable.

Au réveil du libraire, elle referme le livre. Il lui demande ce qu’elle en pense. « C’est bien entraînant », dit Lyne. Elle se lève en s’étirant. « C’est l’heure de la pause, je continuerais le livre cette après-midi, Monsieur. »  Le libraire s’excuse, il a oublié de lui dire son nom. « Je m’appelle Shi Nai-An », dit-il en détachant bien les syllabes. La jeune fille le remercie en quittant le magasin.

*

Lyne a l’impression qu’elle redécouvre le village. Après avoir manger, elle prend plaisir à reprendre le chemin de la librairie. Des enfants s’arrêtent de jouer en la voyant passer, ils lui demandent où elle va. Elle leur répond qu’elle travaille à la librairie.L’un d’eux lui dit que son grand frère y achète parfois des bandes dessinées, mais lui pense que c’est de l’argent jeté par les fenêtres.

Lyne lui explique que la lecture peut être un passe-temps amusant, même si elle comprend parfaitement que dans le village ce ne soit pas une priorité. Elle leur demande si ça les intéresserait qu’elle leur lise des histoires.Les garçons lui répondent que pour passer du temps avec elle, ils seraient prêts à subir n’importe quoi. L’un d’eux dit qu’il est même prêt à combattre une horde de démons pour la protéger. Pour prouver la véracité de ses propos, il exécute quelques mouvements d’escrimes avec son sabre en bois. Il ajoute qu’il doit d’abord donner une bonne leçon à ce salaud de Yang qui a lâché son affreux clébard sur eux. L’une des deux fillette du groupe s’avance vers Lyne.Elle glisse ses doigts dans la longue chevelure blonde de la jeune fille.« Ils ressemblent à de la paille, mais j’aimerais bien en avoir des comme ça. » Lyne rit, elle dit qu’elles devraient échanger leurs coiffures, « les tiens sont plus simples à peigner. J’aime comment ils brillent. »Elle reprend sa marche, les enfants l’accompagnent jusqu’à l’entrée de la librairie. Ils lui disent qu’ils vont rester jouer dans cette rue, et qu’ils la raccompagneront chez elle à la fin de la journée. La jeune fille sourit en leurs disant que ce n’est pas la peine, mais les enfants insistent. Elle décide de les laisser faire.

Le libraire est assis sur son fauteuil, il lit une revue. Lyne le salue et s’installe à sa caisse. Le vieil homme interrompt sa lecture. Il demande à la jeune fille ce que font ses enfants devant son magasin. Elle lui explique. Elle demande si ça ne le dérange. Il répond que ses enfants sont des voleurs, des voyous. Mais il pense que ses livres ne les intéressent pas. Lyne lui demande si elle peut quand même leur lire des histoires à l’intérieur de la librairie. Il répond qu’il n’est pas contre cette idée, mais qu’il craint qu’ils foutent le bordel. « Nous essayerons quand même, si tout se passe bien, vous pourriez continuer. Ils finiront peut-être par s’y intéresser. Invitez les donc demain. » Les yeux verts de Lyne brillent, elle se lève, elle dit qu’elle va chercher un livre qui pourrait leur plaire. Le libraire lui indique le rayon contes et légendes. Lyne choisi six livres. L’un d’eux retranscrit des contes japonais.

Une étrange histoire, « La Princesse qui aime les chenilles » attire particulièrement son attention. Elle lit le conte :« Il était une fois deux princesses voisines qui avaient été élevées dans leurs palais mitoyens, séparées par une haie de cyprès, à travers laquelle elles se reluquaient avec suspicion, mais sans envie, se sachant chacune avec certitude la plus belle, la plus intelligente, la mieux bénie des dieux. Les deux princesses étaient coquettes et capricieuses, chacune à sa manière. La première avait pour les papillons une passion sans borne. Elle les collectionnait. Sa collection était cruelle. Les papillons étaient épinglés sur du liège, une aiguille transperçant leur corps et les ailes élégamment déployées afin qu’on en admire la veloutée scintillante.-Perdent-ils quelque chose ? se demandait-elle. La vie est-elle leur bien le plus précieux ? Point du tout. Ils conservent leurs couleurs et leurs formes. Ils n’ont pas de voix dont la mort les priverait. Leur vie est aussi silencieuse que leur mort. Oh que je suis heureuse d’égaler la mort à la vie ! Quel enchantement !Inutile de le préciser, ces exclamations répétées exaspéraient l’autre princesse. -Ce goût que je vois répandu pour les fleurs et les papillons est la marque d’un esprit superficiel et commun. Car il faut en toute chose rechercher l’essence et la profondeur : si le cœur a une beauté, c’est par là qu’on l’atteint. -Voilà, dit sa mère, qui me semble exprimer un juste point de vue sur le fond des choses. Mais qu’appelles-tu, ma fille la beauté du cœur ?-Dans le cas du papillon, répliqua la jeune fille, il ne faut point s’arrêter au spectacle qu’il nous offre à l’âge adulte. Il y a dans cette apparence de beauté un je-ne-sais-quoi d’inachevé, d’emprunté, de tapageur, qui m’indispose. La beauté qui apparaît à tous, est-elle encore la beauté ?Sa mère murmura d’une façon inaudible avec un haussement d’épaules désabusé.-J’ai décidé, ma mère, poursuivit la princesse, de rechercher la beauté dans ce qui apparemment l’exclut. Et j’ai choisi dans la multitude d’insectes ceux qui inspirent le plus fort dégoût et je les conserve dans différents coffrets. De tous les insectes, le plus intéressant est la chenille. Elle contient des mystères qui touchent mon cœur (…) »

3

Dans la soirée Shu Qin écoute le résumé que lui fait son amie du conte. Elle dit qu’elle serait incapable de le lire. Elle trouve tout de même l’histoire très curieuse. Lyne est plongée dans ses pensées. L’idée de la beauté exprimée par la princesse qui aime les chenilles l’intrigue. Plus elle y pense mieux elle y croit. Elle se dit, que n’y ayant jamais songé, sa perception du monde doit être aussi superficielle que celle de la princesse qui aime les papillons. En relevant la tête, Lyne demande à Shu Qin ce qu’elle en pense.Son amie ne sait que répondre, elle semble même assez ennuyée par la question. « À mon avis cette princesse, vivant à l’abri du besoin, avait tout le temps d’y songer. Moi, ça me dépasse. » 

Après un long silence, Lyne relance une discussion. Elle demande à Shu Qin si parmi les nombreux films qu’elle a vus, il n’y en avait pas qui provenaient de l’étranger. « Des films de ton pays ? »« Oui. »« Commencerais-tu à fouiller dans tes souvenirs ? »« Non, c’est juste que j’essaye de me rappeler certaines histoires. »« J’ai vu quelques films étrangers, mais c’est assez rare. Ils ne sont pas vraiment populaires. Le seul qui ne m’a pas ennuyé était un film d’aventures. Ça m’a permis de constater que là-bas les bretteurs ne sont pas très adroits au maniement du sabre. » Shu Qin a dit cette dernière remarque avec le plus grand sérieux, mais Lyne ne peut s’empêcher de rire. Son amie lui demande pourquoi. Elle lui répond qu’elle est drôle. Shu Qin ne semble pas irriter par la boutade de Lyne. Elle réfléchit un long instant avant de proposer à son amie de l’accompagner en ville la prochaine fois qu’elle ira rendre visite à ses parents. « Le directeur du cinéma est un ami de ma famille, avec un peu de chance, il acceptera de nous montrer le film dont je te parle. L’histoire m’a un peu échappé, lire les sous-titres m’ennuyé. »

Lyne pense que la dernière fois qu’elle est montée en ville remonte à loin. Shu Qin dit qu’elle va préparer à manger, « maintenant que tu as trouvé un travail, on va devoir se partager les tâches ménagères. » Elle lui demande ce qu’elle aimerait manger. Lyne répond qu’une soupe aux légumes ferait l’affaire.

4

C’est la pleine lune. Après le dîner, dans le jardin, les deux jeune filles sont assises au pied de l’arbre. Lyne dit qu’elle aime cette nuit. Shu Qin semble absorbée par le ciel. Ses grands yeux en amandes sont plongés dans les étoiles. Elle soupire, puis se tourne vers son amie. « Auparavant, regarder la lune ne me procurait aucun plaisir, je ne comprenais pas qu’on puisse dire qu’elle était belle. » « Tu avais peut-être d’autres choses à faire ? » « Non, c’est juste que j’étalais mon temps autrement. Ces jours-ci, je crois que je pourrais prendre plaisir à le perdre. »« Mais regarder un film n’est-ce pas déjà perdre de son temps ? »« J’étais encore une enfant lorsque j’allais au cinéma. À mes yeux il s’agissait d’un jeu comme un autre, pas d’une perte de temps. Voir un film ce n’est pas comme regarder la lune. »Lyne dit qu’elle comprend. Shu Qin continue :« Depuis qu’on se connaît, on ne peut pas dire que tu te sois beaucoup cassé les ongles. Tu es bien entretenu. Tu n’as pas à t’inquiéter de revenue, ou de logement. Comme les princesses du conte, le temps t’appartient presque entièrement. Tu peux partir à la chasse aux papillons et aux insectes, regarder le ciel à t’y perdre, lire. Et pourtant, tu n’es pas heureuse. » Shu Qin rit en disant que ses propos ne sont pas méchants qu’il s’agit juste d’un constat. Après un instant de silence, le visage de Lyne s’éclaire, elle dit :« J’ai envie de prendre l’air. Si tu veux, on peut aller faire un tour dans les champs ou dans le bois, le ciel est dégagé, la lune ne sera pas couverte. »La proposition fait sourire Shu Qin, elle accepte sans hésiter.

*

Les grillons chantent. La lune brille toujours.

Sur le chemin granuleux qui mène au bois, main dans la main, en silence, les deux jeunes filles marchent. À leurs yeux le paysage revêt une dimension fantastique. Elles pensent aux esprits et aux nombreux démons censés peupler les nuits. Lyne trouve que ce monde est plus vibrant que durant le jour. S’agitant au vent, les feuillages semblent murmurer des incantations. Des rochers, des troncs d’arbres tapis dans l’ombre s’animent. Des voix spectrales se font entendre. Shu Qin rit. Lyne lui demande pourquoi. Elle rit encore en disant qu’elle ne sait pas, elle se trouve juste drôle. Elle trouve aussi que Lyne a des idées assez tordues, mais l’expérience est intéressante, « qu’allons nous faire ? Attraper des mites et des papillons de nuit… » Lyne lâche la main de son amie, s’arrête. Elle a aperçu le cerisier en fleur. À son pied, volètent des dizaines de lucioles. Shu Qin la rejoint. « C’est beau ! », dit-elle.En s’approchant de l’arbre, fascinée par ce spectacle, Lyne dit qu’il s’agit peut-être là d’une beauté trop évidente. Son amie ne comprend pas sa remarque. Lyne lui répond qu’elle pense encore à la princesse qui aime les chenilles. Elles s’assoient sur l’herbe à quelques mètres du cerisier. Les fleurs ne tombent pas.Shu Qin dit qu’on croirait un décor de cinéma. Lyne répond que c’est à peu près ce qu’elle disait à Liu le jour où il s’était endormi, « ce que le cerisier en fleur dégageait alors me faisait penser à un opéra. »

Dansant, les lucioles dessinent de longs demi-cercles dans les airs, la nuit est fraîche. Lyne est allongée dans l’herbe, ses yeux sont fermés, elle dit à Shu Qin que le paysage est encore plus présent que lorsqu’elle les a ouverts. En regardant son visage, Shu Qin se souvient qu’à l’époque où Lyne vivait encore dans un profond mutisme, elle s’occupait régulièrement de sa coiffure. La première fois qu’elle avait touché ses cheveux, elle l’aidait à prendre son bain. Sales, grouillant de poux, ils dégageaient alors une affreuse odeur. Shu Qin n’avait pu que superficiellement les lavé. Elle était écœurée par l’étrange enfant qu’était Lyne. Au bout de quelques minutes, elle avait quitté la salle de bain, laissant Lyne seule assise là.

Les adultes la réprimandèrent, et confièrent la tâche à une servante plus âgée. Cette dernière s’y attela rigoureusement. Lyne réapparu vêtu d’un bel ensemble chemisier, pantalon en soie bleu aux motifs floraux. Ces cheveux étaient tressés. Elle fit sensation. Pourtant son visage alors inexpressif ne révélait pas sa véritable beauté. Vide de sentiment, Lyne était une poupée qui par la pureté et la singularité de ses traits fascinait les villageois. L’adolescente ne semblait pas remarquer les regards que posaient constamment sur elle les gens qu’elle croisait. Shu Qin qui s’occupait régulièrement d’elle devint plus chaleureuse. Le silence permanent de Lyne ne facilitait pourtant pas leurs rapports. Mais malgré l’évidente barrière du langage, Shu Qin prit vite l’habitude de lui raconter des histoires. Lorsqu’elles étaient toute les deux seules, elle lui parlait de la vie au village, des rapports qu’elle entretenait avec les autres. Parfois il lui arrivait de chanter, de rire aux éclats de ses propres facéties. Un jour pendant qu’elle imitait la voix et la gestuelle du guerrier bouffon d’un film d’arts martiaux, Lyne avait souri. En grandissant, Shu Qin abandonna le métier de servante, elle trouva un autre emploie dans le village. Ce n’est que bien plus tard, grâce aux fruits de la rencontre de Lyne avec Liu, qu’elle retrouva la jeune étrangère. *

« Je trouve que les cheveux tressés te vont très bien. »Lyne ne répond pas, elle s’est endormie. Shu Qin rit. Elle pense qu’elle ne va pas lui faire le coup de l’abandonner seule dans les bois. Les rayons bleutés de la lune éclairent le visage de son amie. Shu Qin pense qu’elle ressemble à un esprit. Elle se demande quel effet elle ferait, allongée ainsi au milieu des bois, à des gens qui la découvriraient pour la première fois. Sans doute se dit-elle, croiraient-ils qu’il s’agit là d’une apparition démoniaque. Peut-être que les plus courageux s’approcheraient, et qu’afin de vérifier son existence, ils seraient tentés de toucher son visage. Shu Qin se penche sur le visage de Lyne, approche ses doigts de ses cheveux, et les caresse. D’autres souvenirs lui reviennent à l’esprit. À l’époque où elle était à son service, elles dormaient ensemble dans le même lit.

Lyne avait encore le regard vide, elle donnait à Shu Qin l’impression de dormir au côté d’une morte. Les premières nuits Shu Qin trouvait difficilement le sommeil. Et lorsqu’elle y parvenait, ses songes se peuplaient de l’image de Lyne. L’adolescente aux cheveux blonds ne faisait pas partie de son monde. Elle se disait qu’il s’agissait peut-être d’une poupée des dieux envoyée sur terre pour lui infliger un châtiment. Etait-elle tombé des cieux ? Shu Qin rit encore en pensant à ces idées enfantines. Elle se souvient qu’elle essayait de se rappeler la nature des pêchers qu’elle avait pu commettre pour mériter ce châtiment. Elle regarde toujours le visage de Lyne. La poupée a appris à parler, elle est moins troublante que par le passé. Les paupières de Lyne s’ouvrent lentement. Elle se relève et s’excuse, « c’est cette atmosphère qui m’a précipité dans le sommeil. » Elle rit.Shu Qin lui dit qu’elle n’a pas à s’inquiéter, mais qu’il est peut-être temps de rentrer. Sans se presser, les deux jeunes filles reprennent le chemin du retour.En chemin, par intermittence des nuages cacheront la lune, plongeant à plusieurs reprises Lyne et Shu Qin dans un léger effroi.

Chapitre 3 : Au-dessus de la ville, un nuage.

1

Les premiers jours de travail de Lyne à la librairie se sont passés sans encombre. Les enfants sont venus régulièrement écouter ses histoires.La jeune fille a fini le livre que lui a conseillé le libraire. Ils en ont longuement discuté. Shi Nai-An est un érudit, un spécialiste de l’histoire littéraire de son pays. Il peut parler durant des heures du contexte dans lequel a été écrit un livre. Lyne écoute attentivement le vieil homme. Elle commence à apprécier réellement sa compagnie. Il lui a appris qu’il aime écrire, que sa femme dirige une maison d’édition. Lyne lui dit qu’elle aussi aime écrire. Il lui demande s’il s’agit d’un journal intime. La jeune fille répond que c’est un peu ça, « j’y raconte mes états d’âme. »« Vos états d’âme doivent êtres bien plus intéressants que ceux de la plupart des gens », dit Shi Nai-An.Lyne rougit, elle répond qu’il pourrait lire ses textes. Le vieil homme lui dit que c’est peut-être indiscret. La jeune fille répond qu’elle pense n’avoir rien écrit d’impudique. Il est intéressé. « Je vous les apporterais », dit Lyne.« Ma femme vient me rendre visite demain. Vous pourriez dîner avec nous après le travail. »Lyne sourit, elle remercie le vieil homme. Elle lui demande s’il voit souvent sa femme. Shi Nai-An répond que non. Sa femme vit en ville, il ne la voit qu’une fois tous les trois mois, son travail d’édition l’occupe à plein temps. Et lui n’aime pas les milieux urbains. « Je suis né dans ce village. J’ai fait mes études en ville. J’y ai rencontré ma femme, mais je n’étais pas à l’aise au milieu de cette masse informe, de ce bruit incessant. » « Je comprends. Ici, les gens ne me voient plus comme avant. Je garde ma spécificité tout en étant une part intégrante du village. Dans une grande ville, j’aurais infiniment plus de mal à m’intégrer. »« Sans doute. Beaucoup de gens se sentent étrangers en milieu urbain, y comprit ceux qui y sont né. Surtout à notre époque. »Lyne essaye de se remémorer l’architecture de sa ville natale, elle se souvient d’une terrasse baignée par la lumière éclatante du soleil. Elle regardait les arbres en contrebas. Un enfant s’agrippait aux branches. Il avait son âge. La terrasse était vaste et luxueusement meublée. La vue s’ouvrait sur la mer. Elle aimait s’installer là, elle y restait des après-midi entières. L’enfant qui grimpait aux arbres, passé parfois jouer sur la terrasse avec elle. La demeure faisait dos au reste de la ville.

Shi Nai-An raconte sa vie d’étudiant : Il s’était installé seul dans un petit appartement. Au début, la ville l’impressionnait, le fascinait. La vie était beaucoup plus excitante qu’au village. Les rencontres étaient nombreuses, troublantes. Il se souvient que les premiers mois, à cause de son accent paysan, les gens avaient tendance à le mépriser. Il restait à l’écart, les autres étudiants le trouvaient sale. Shi Nai-An était né dans une famille pauvre. Seule sa passion pour les études, l’avait écarté des cultures, des moissons. C’était aussi un adolescent chétif. Il avait rencontré sa femme un an après son arrivé en ville. Sung Hyun-Ah était une fille distinguait, que rien n’aurait normalement dû mener à lui. Les deux étudiants avaient cependant un point commun, ils aimaient la littérature. La jeune fille d’abord distante finie par avoir des conversations de plus en plus profondes avec lui. Elle lui fit découvrir les meilleures librairies. Ils marchaient ensemble, traversant souvent la ville sans se fixer de destinations au préalable.

*

Lyne pense encore à la terrasse de son enfance. Une partie de la terrasse était sans toit. Lyne s’y allongeait à main le sol pour regarder le ciel. Elle était seule : Le vent, le bruissement des herbes, le ciel qui rougit, la fraîcheur de l’air. Tout était auprès d’elle. Parfois le passage d’un avion coupait son regard. Depuis qu’elle a quitté son pays natal, Lyne n’a plus vu la mer. Elle pense que le ciel l’intéressait plus que la mer. Elle rêvait de voler sur le dos d’un pigeon. Elle voulait que la terrasse s’élève jusqu’aux cieux. Ses songes restent ses seuls souvenirs pertinents. Lyne regarde Shi Nai-An, le vieil homme décrit sa femme à l’époque où ils se sont connus. Il parle d’une jeune fille froide au premier abord, « elle semblait mépriser les gens qui traînaient autour d’elle, elle était sans amis. » Lyne demande si les autres étudiants n’avaient pas déjà des préjugés à son sujet. Shi Nai-An répond que sa femme ne faisait pas non plus beaucoup d’effort pour briser les barrières.« Malgré cet a priori, elle vous était pourtant sympathique ? »« Elle était belle, elle m’impressionnait beaucoup. Dans un de mes textes, j’ai décrit notre rencontre. Je l’ai écrit un an après notre mariage. J’ai

changé le nom des protagonistes, mais je pense que les situations sont assez fidèles. Quelques éléments sont idéalisés, mais ça n’a pas grande importance. Lorsqu’il est question de sentiments, la fiction n’est jamais très loin. Le texte a été publié par la maison d’édition dont s’occupe ma femme actuellement. »Lyne demande si elle peut avoir un exemplaire du texte. Shi Nai-An se lève, fouille dans un bureau à côté du fauteuil au fond de la salle. Il ramène un petit livre de poche, le tends à la jeune fille. Elle sourit en le récupérant. « Au-dessus de la ville, un nuage. Votre recueil de nouvelles a un titre très curieux », dit-elle en regardant la couverture.« Très vague en effet », répond le vieil homme, « j’étais jeune. » Dans la soirée, allongée sur son lit, Lyne lira ce texte :

2

Le printemps est ma saison préféré. La température est idéale, c’est la meilleure période pour se promener en ville. Je marche souvent seul. Malgré le fait que je sois installé ici depuis bientôt un ans, je n’ai pas d’amis. Les citadins méprisent les ruraux. J’étudie la littérature à l’Université, je dois être le seul paysan de ma promotion. Même si j’estime ne pas avoir honte de mes origines, hier j’ai menti. J’ai menti à une fille à propos de mes origines. De son propre chef, elle était venu m’adresser la parole. C’était à la bibliothèque. Elle m’a demandé ce que je pensais du livre que je lisais. C’est une fille un peu plus âgée que moi. Je l’ai souvent croisé dans les couloires de la fac. Elle est réellement belle. Lorsqu’elle passe, les étudiants des deux sexes se taisent pour la regarder.

« Vous êtes d’ici ? », m’a-t-elle demandé d’un ton détaché. Elle venait de m’écouter avec attention donner mon point de vue sur le livre.Sans hésiter je lui dis que oui. Elle me demanda mon nom.« Shang Tso-Chi », lui répondis-je.« Vous parlez très bien du livre, je suis d’accord sur beaucoup de points que vous évoquez. Vous avez même remarqué des aspects qui m’ont échappé. » Tandis qu’elle débitait ces phrases, j’essayais de cacher mon

embarras. Elle était debout, penché vers moi. Son haut était un peu décolleté, j’apercevais un bout de sa poitrine. Il me fallut faire un effort surhumain pour détourner mon regard de cette direction.« Si vous voulez, on peut en parler », je lui dis cette phrase en surmontant ma timidité. Cela faisait déjà un bon nombre d’années qu’une jolie fille ne m’avait pas adressé la parole. Je la regardais sans doute d’un air médusé. « Je m’appelle Xu Qing » dit-elle, toujours avec son ton détaché. Je lui priais de s’asseoir.A ma grande déception, nous ne parlâmes que littérature. La conversation resta très sérieuse, cette fille remarquable ne semblait pas avoir la moindre once d’humour. Au bout de quelques minutes j’eus l’impression de me trouver à un examen oral. Xu Qing semblait mesurer l’étendue de ma culture. Je me disais, en débitant tout ce que je savais sur le moindre des sujets que nous abordions, qu’elle me testait. Je pensais que si j’arrivais à paraître « intelligent » elle m’accepterait peut-être dans son cercle très restreint. Et, je pensais bien. Avant de partir rejoindre son cours, elle m’a parlé d’une librairie très intéressante que je ne connaissais pas. « Tu vis ici, pourtant ! », s’est-elle exclamé. Elle avait l’air assez déconcertée. C’était la première expression que je lisais sur son visage. Habituellement elle était inexpressive, imperturbable.J’étais complètement embarrassé. Sa voix s’adoucit, elle me proposa de l’accompagné le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, à cette librairie. Nous-nous fixèrent, l’endroit et l’heure du rendez-vous. Encore une fois, elle parût surprise par ma méconnaissance des lieux, de la géographie de cette ville que j’étais censé habité depuis mon enfance. « Je sors très peu », balbutiais-je. Mon mensonge risque de me coûter cher. Xu Qing m’a quitté précipitamment en me disant qu’elle était déjà en retard. Je l’ai suivi du regard jusqu’à la sortie de la salle. Elle ne s’est pas retournée. J’ai encore du mal à réaliser le fait que j’ai parlé avec elle. Pourtant je suis là, assis dans ce parc, à l’attendre au milieu des pigeons. Sur un banc à quelques mètres du mien, des enfants s’amusent à fabriquer des châteaux de cartes. C’est l’heure du rendez-vous. Xu Qing n’est pas encore là.

*

Lyne ferme le livre. Elle regarde par la fenêtre de sa chambre.Le chiot semble courir après une chose invisible, il tourne autour de l’arbre. Elle se lève, prend son cahier à carreaux qui traîne sur son bureau et le feuillète en pensant qu’elle n’a pas vu Liu depuis longtemps. Elle envie le jeune Shi Nai-An de la nouvelle. Les bruits de la ville reviennent à son esprit. C’est une ville surpeuplé, bruyante, infernale. Au milieu de cette effervescence, les sens sont constamment sollicités, et peu importent les nuages seuls dans les cieux. Lyne marchait avec Liu dans la ville. Le jeune homme l’avait emmené voir son ancienne école d’arts martiaux. La salle d’entraînement était vaste. Des dizaines de disciples s’activaient sur différents instruments. Un homme qui semblait être le maître s’avança vers Liu. Il parut ravi de voir le jeune homme. Lyne ne comprenait pas leur conversation. Elle ne saisissait qu’un mot de temps en temps.Elle avait été confiée à Liu. Elle l’avait suivi jusqu’à cette école. Un combat fut organisé. Le jeune homme installa Lyne sur un banc et lui fit signe de l’attendre. Un enfant vint s’asseoir à ses côtés. Il s’adressa à elle. Elle le regarda parler. Lorsqu’il s’arrêta, elle répéta une phrase qu’elle avait apprise par cœur : « Je m’excuse, je viens juste de commencer à apprendre votre langue, je ne comprends pas vraiment », sa voix était monotone, la prononciation étrange. L’enfant rit. Le combat fut bref, il n’y eut qu’une dizaine de passes, puis les deux combattants se saluèrent. L’adversaire de Liu avait apparemment le même âge que lui. Les deux jeunes hommes discutèrent un long moment. Au cours de leur conversation, ils regardèrent à plusieurs reprise dans la direction de Lyne. Le jeune homme qui avait affronté Liu fixa même longuement le visage de la jeune fille. Elle baissa la tête. L’enfant lui prit la main et lui fit signe de se lever. Elle le suivit.Il l’emmena au fond de la salle. Sur une affiche, figuraient deux combattants qui se faisaient face, l’un était Liu. L’image semblait annoncer un match. Lyne regarda dans la direction des deux jeunes hommes, ils riaient. L’enfant pointa son index sur l’image de Liu, puis sur Liu. Il mima un combat, et leva les bras en signe de victoire. Lyne se demanda si ce que

l’enfant tentait de lui faire comprendre avait eu lieu, ou s’il s’agissait d’un événement à venir ? Liu était-il venu en ville pour livrer combat, ou le match annoncé par l’affiche était-il déjà passé ? Quelques heures après, elle rejoignait le village au côté du jeune homme. Ils ne revinrent en ville que plusieurs années plus tard. Entre-temps Lyne appris que son ami avait été un jeune champion de wu shu. Elle retrouva aussi Shu Qin. Celle-ci s’étonna en l’entendant parler. Elle lui dit : « Autrefois, tu ressemblais à un spectre. Je ne t’ai vu sourire, qu’une seule fois. » Lyne rit, elle répondit qu’elle avait, au-delà des apparences, apprécié sa présence. Shu Qin semblait heureuse de la retrouver, elles devinrent assez rapidement de bonnes amies. Comme chacune était seule, elles décidèrent de vivre ensemble. *

Le souvenir de la terrasse est très présent dans l’esprit de Lyne.Elle tente de retrouver des détails. Une fois, le petit garçon qu’elle regardait à contrebas vint lui apporter une sauterelle. Il avait attaché la patte de l’insecte à une longue ficelle. Lyne accepta le présent. Elle joua avec la sauterelle quelques heures, puis la laissa partir. Les nuages couvrirent le ciel, il se mit à pleuvoir. Dans la partie couverte de la terrasse, assise sur un fauteuil, elle resta un long moment à regarder la pluie qui tombait en corde. En y repensant, Lyne se demande si elle n’a pas elle même crée cette chronologie. Ne pleuvait-il pas déjà quand le petit garçon lui apporta l’insecte ? N’était-il pas complètement trempé, lorsqu’il lui tendit la ficelle ? En s’allongeant sur son lit, Lyne se dit que peu lui importe, demain elle rencontrera la femme de Shi Nai-An Accompagnée d’un courant d’air, la lune ronde passe par la fenêtre.Avant de s’endormir Lyne se relèvera pour fermer les volets. Il fait frais. La grandeur de la nuit s’étend jusqu’à son lit. Dans son rêve des éléments du passé se mêleront à la journée. Le temps lui paraît bien long, elle doit lutter pour trouver le sommeil. Ses yeux se ferment lourdement. Son rêve s’est déjà amorcé. Elle y retrouve la terrasse. Les nuages et les avions passent toujours. Malgré le mystère qui les baigne, les choses ont gagné une certaine consistance. Tout est pesant, grave. Le

temps se contracte. Lyne se noie. Des phénomènes vibrent dans des dimensions plus ou moins obscures. Elle comprend qu’elle peut agir sur eux, et mieux apercevoir : Une Lyne qui danse, la lumière du jour à venir, le visage de Liu, l’éclat d’une larme, la tristesse d’un rire. Mais cela a réellement peu d’importance. Au réveil tout s’évanouira.

3

« Peu d’histoire, trop peu d’histoires m’émeuvent. À mes yeux les gens ne compte pas. C’est le style, et le fond qui m’intéressent, je m’identifie rarement aux personnages », Sung Hyun-Ah la femme du libraire parle avec son ton détaché. Lyne regarde avec curiosité cette vieille dame à l’allure sophistiquée. Shi Nai-An boit le saké japonais que lui a apporté sa femme. Il suit distraitement la conversation. Sung Hyun-Ah trouve que la compréhension qu’a Lyne du récit est très superficielle. Elle lui explique que l’identification au personnage n’est qu’une appréhension très partielle d’une œuvre littéraire, « lire une grande œuvre de cette manière, revient à lire un roman de gare. » La jeune fille s’étonne de l’animosité dont fait preuve son interlocutrice, elle dit ne pas faire la distinction entre roman de gare et grande œuvre littéraire. La vieille femme rit, en disant qu’elle attendait bien mieux de la part d’un soi-disant jeune prodige. Lyne répond qu’elle n’est pas un jeune prodige, « ce qualificatif que me donne les villageois ne me convient pas. » Sung Hyun-Ah se lève, s’avance vers le sac qu’elle a laissé suspendu au portemanteau à l’entrée. Elle en sort un paquet de cigarettes. Elle revient à la table, se rassoit, demande à la jeune fille si la fumée de cigarette ne la dérange. Celle-ci répond que non. La vieille femme sort un briquet de sa poche, met sa cigarette à la bouche, et l’allume. Lyne regarde toujours avec curiosité, ses étranges manières. Le moindre geste de la femme du libraire, semble préparé, pensé. Shi Nai-An dit que Lyne lui a confié des textes qu’elle a écrits, « il s’en dégage une grande sensibilité. » Il pose son verre de saké.

Sung Hyun-Ah répond qu’aux vues de sa nature, de ses origines, « de ce qu’elle est en rapport à notre monde, elle n’a pu qu’être conditionné à devenir plus sensible que la moyenne. Son expérience, la particularité de son destin, ont fait d’elle un être singulier. » Le vieil homme trouve ses propos déplaisants, « tu en parles comme s’il s’agissait d’un sujet de livre. Tu la connais à peine. » Lyne baisse la tête, regarde son assiette.« Je dis ce que je pense, » dit la vieille femme, en déposant les cendres de sa cigarette dans son verre vide.Son mari répond que ses propos ressemblent à ceux d’une femme jalouse. La remarque laisse place au silence. Shi Nai-An finit son verre. Lyne relève la tête en s’excusant, « pourriez-vous m’indiquer les toilettes. » Sung Hyun-Ah se lève, accompagne la jeune fille jusqu’à l’entrée des toilettes. Elle s’excuse pour le ton qu’a pris la conversation. Lyne dit que ce n’est pas grave, qu’elle n’a juste pas l’habitude de ce type de discussion. La vieille femme rit légèrement, « j’aime la fraîcheur de vos remarques » dit-elle d’une voix douce. Les deux femmes se regardent dans les yeux, Lyne a l’impression de se trouver devant quelqu’un d’autre. À aucun instant, depuis qu’elles se sont rencontrées en début de soirée, même à l’égard de son mari, la vieille femme n’avait dégagé le moindre bon sentiment. Lyne la remercie. Sung Hyun-Ah rejoint la salle à manger.

* La maison du Libraire se trouve à quelques rues de la librairie. C’est une maison luxueuse, par rapport aux autres habitats du village. Lyne l’avait remarqué, sans s’être jamais demandé qui l’habitait. Elle pense que Shu Qin ou Liu, lui avait peut-être dit qu’un écrivain, le seul intellectuel du village, y vivait. Après le repas, dans le salon, Lyne apprend que Shi Nai-An écrit des articles pour la rubrique culturelle d’un grand quotidien nationale. Le vieil homme explique que sa femme l’a aidé à intégrer les hautes sphères du milieu intellectuel. Elle répond qu’il avait les bonnes capacités, qu’il y trouvait naturellement sa place.

Lyne s’étonne des rapports très professionnels du vieux couple. Elle pense que dans leur vie, le travail qu’ils ont en commun est peut-être une base plus solide que leurs sentiments. Sung Hyun-Ah parle de son train de vie en ville, de l’ennui qu’elle éprouve en lisant les manuscrits ou les textes écrits à la machine qu’on lui envoie, « quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens ne racontent absolument rien de valable dans leurs histoires. Les textes sont souvent prétentieux. Les gens aiment péter plus haut que leur cul. » Elle se tourne vers Lyne qui lui sourit timidement. La vieille femme est déjà à son cinquième ou sixième verre de saké, son visage a rougi. Elle s’exprime avec une certaine euphorie. Elle dit que le saké est déjà frais, qu’elle le préfère chaud. En l’écoutant parler, la jeune fille s’inquiète à l’idée que la femme du libraire puisse lire ses textes. Celle-ci propose à Lyne du saké. La jeune fille accepte timidement le verre qu’elle lui tend. Elle boit une gorgé, trouve le goût trop amer. « Les vieux Japonais se réfugient souvent dans cette boisson, lorsqu’ils commencent à sentir le poids de leurs jours passé », murmure Shi Nai-An. « C’est évident, il s’agit d’une boisson japonaise, » lui rétorque sa femme d’un ton désabusé, « je n’aime pas quand tu t’apitoies sur ton sort. »Le vieil homme relève son verre, boit une grande gorgée. Sa femme écrase sa cigarette. « Le plus gênant, c’est la routine » ajoute-t-elle, « c’est l’épaisseur du présent qui pèse, pas les souvenirs du passée. On s’oublie moins. Et à ce moment de la vie, trop se regarder c’est risquer de se sentir cloisonner, car le temps à l’image de notre peau est moins élastique. »

4

Le couple raccompagne Lyne tard dans la nuit. La femme du libraire est venu en voiture. La jeune fille s’étonne du luxe à l’intérieur du véhicule. Les sièges sont très confortables. Lyne dit qu’elle aurait pu rentrer à pied, qu’elle n’habite pas trop loin. Sung Hyun-Ah répond d’une voix posée que c’est la moindre des politesses d’accepter de se faire raccompagner, « en plus j’imagine que cela fait longtemps que vous n’êtes pas monté dans ce genre d’engin. » Lyne répond qu’elle ne s’en souvient pas, qu’elle a juste pris le car pour aller en ville.

Malgré l’importante dose d’alcool qu’elle a consommée, la vieille femme maîtrise sa conduite.Shi Nai-An qui est assis devant, indique le chemin à prendre. Derrière, la jeune fille regarde la route poussiéreuse qui défile rapidement. Le véhicule ne peut pas passer par les ruelles qu’elle comptait emprunter à pied, il contourne le village. Le ronronnement du moteur est doux. Au bout de cinq minutes, la voiture s’arrête devant la cour de la chaumière. Au bas de la porte d’entrée, le chiot aboie. En descendant du véhicule, Lyne referme la portière et salue le vieux couple. La voiture redémarre, s’éloigne. Le chiot aboie encore. Lyne s’approche de lui, s’agenouille, le prend dans ses bras. « Calme toi Liu, » lui dit-elle en lui caressant la tête. Il se tait, agite la queue. La nuit est sombre.

*

Shu Qin dort déjà dans sa chambre. Lyne rejoint la sienne.Elle s’assoit sur son lit, et reprend le recueil de nouvelles de Shi Nai-An : Il arrive que le temps passe trop vite. On a alors l’impression d’être moins seul. On se suffit à nous-même. L’ennui, c’est qu’on se perde. Le monde est stable. Nul problème avec l’extérieur. Les adultes nous sourient toujours. Cependant leurs intentions nous paraissent plus claires : L’état de notre monde intérieur, ils ne peuvent pas le comprendre. Hier, je regardais le ciel, les nuages étaient gigantesques.L’un d’eux aurait sans doute pu engloutir la ville entière. En voyant ce ciel je pensais à un texte de Swift. Ses nuages pourraient bien cacher une île volante. Je tentais d’imaginer l’état de la civilisation qui peuplerait ce monde. Sans doute aimerait-elle la poésie et l’astronomie. Mais tous les problèmes de la terre y seraient-ils les mêmes ? Quelles autres ambitions ? Quelles nouvelles gloires ?D’autres histoires ? Les mêmes histoires, ou peu d’histoires ? Et le ciel, paraît-il plus vaste vu du ciel ?Je me dis que la magie commence là où s’arrête la science.Hier me paraît bien loin. Je n’ai jamais lu le texte de Swift, du moins pas directement. Mais on me l’a tant raconté, tant cité, dessiné, décliné. Je l’aime dans ces multiples états, je crains que sa lecture ne m’ennuie, d’autres histoires m’intéressent tout autant : des histoires de princesses,

de guerres, d’adultères, d’amours, d’amitiés, et de mort. Des royaumes s’y affrontent, des âmes s’entre-déchirent, des jeunes hommes portent de lourds destins et des jeunes filles cueillent des fleurs en pleurant. Tous s’aiment et s’entretuent. Amour et haine. Les vies tiennent à un fil, certaines choses échappent aux héros. D’où l’intérêt des quêtes dont bon nombre de personnages ne survivront pas. Pourtant à la fin, malgré ses grands événements, l’essentiel du monde n’a pas changé. Mais le plus important, n’est-ce pas que de grandes et belles histoires sont contées ? Lyne soupire, repose le livre, s’étend sur le lit. Demain elle se rendra à la librairie, et discutera une nouvelle fois avec Shi Nai-An et son épouse. Ses paupières se ferment. Elle a oublié d’éteindre la lampe à huile. La lune n’est plus à la fenêtre. Seules les étoiles brillent, éclairant avec peine, le sombre infini du ciel. Sur la table de chevet, la lampe continue à brûler, quelques mites et un papillon de nuit tournent autour, elle brûlera jusqu’au lever du jour.

Chapitre 4 : Retours aux champs

1

Je suis née dans un pays lointain. Un pays où vivent des hommes aux mœurs et aux sciences étranges. Un monde qui aux yeux des compatriotes de Shi Nai-An est presque une légende. Peu de gens s’y rendent. Pourtant, son nom est connu de tous, l’aspect de ses habitants aussi. Le modèle politique de cette terre étrangère réputé efficace, a été adopté ici afin d’aider à l’essor économique. Bientôt je pourrais voir un film fait dans mon pays natal. La fin de la semaine approche, j’accompagnerais Shu Qin en ville. Liu a quasiment disparut, je ne le croise plus. Ça m’ennuie, mais j’évite d’en pleurer. Tous les jours, dans l’espoir de le rencontrer en chemin, je m’arrange devant un miroir. Chaque matin Shi Nai-An dit qu’il me trouve belle. J’aime qu’il me complimente, mais l’éclat de son regard a changé. Ses yeux scintillent comme ceux d’un enfant. Ce vieil homme semble m’aimer. Il est gentil, nous parlons constamment des livres que nous lisons. J’en ai presque oublié mes états d’âme. À mes yeux Shi Nai-An est autant le jeune homme qui a écrit les nouvelles du recueil « Au-dessus de la ville, un nuage », que le vieux libraire qui m’emploie. En d’autres temps, je l’aurais sans doute aimé.

*

Lyne avance sans savoir ce qu’elle fera, lire ne suffit pas. Elle est assise au milieu d’une rue. Le groupe d’enfants qu’elle a ramené à la librairie s’amuse autour d’elle. Ils semblent l’avoir oublier, l’un d’eux, quelques instants auparavant, l’a invité à jouer à « chat perché ». Elle a répondu que ce n’est plus de son âge.

Liu occupe ses pensées. Doit-elle aller le retrouver ? Elle pense qu’elle n’a de toute façon plus trop le choix. Elle se lève, prend le chemin poussiéreux qui mène à l’école. Elle avance vite. Comment justifier son acte ? Cela ennuiera peut-être Liu… Elle ne regarde pas le paysage, elle est plongée dans ses pensées, son regard fixe le sol. Elle sait maintenant que Liu ne l’aime plus. Le temps a fait ce qu’il avait à faire. Du point de vue du jeune homme leur relation a été vidée de toute consistance. La jeune fille blonde ne le fascine plus. Il préfère d’autres filles moins bavardes. Il en a rencontré une récemment. Une jeune fille d’origine japonaise qui pratique le kendo. Son père a été ambassadeur, il a une villa à quelques kilomètres du village. La jeune Japonaise vient faire ses courses au village, à bicyclette. Un jour tandis qu’elle roulait à toute vitesse sur le chemin qu’emprunte actuellement Lyne, sa roue avant se détacha et elle tomba à la renverse. Heureusement, Liu qui passait par là d’un mouvement vif la rattrapa dans ses bras. Lyne ignore cette histoire. Liu s’en fout. Pour l’instant l’univers de sa nouvelle conquête est plus attrayant. Contrairement aux paysannes, la peau de la jeune japonaise est d’un blanc laiteux, elle évite de trop s’exposer au soleil. Elle s’appelle Setsuko. Setsuko rend deux fois visite à Liu au cours d’une semaine. Ils se promènent dans les champs, traversent les lieux où il avait habituellement rendez-vous avec Lyne. Setsuko rit rarement, elle se contente de marcher à ses côtés. Parfois ils s’arrêtent aux pieds d’un arbre fruitier. Liu grimpe et cueille quelques fruits qu’il fait goûter à la jeune fille. Généralement elle les mange sans rien en penser. Elle ne dit jamais qu’elle les trouve bons ou mauvais. Elle se contente de recracher délicatement les noyaux dans ses mains blanches et fines. Un jour Setsuko demanda au jeune homme s’il avait une idée de ce qu’est le Japon. Liu la regarda longuement, puis en éclatant de rire, il répondit qu’au cinéma, les Japonais étaient souvent les méchants. La jeune fille fit la moue. Le jeune homme fixa ses yeux, posa son index sur ses petites lèvres roses. « C’est juste une plaisanterie… » D’un mouvement brusque, Setsuko empoigna Liu, ils basculèrent et roulèrent dans l’herbe. La barrette qui tenait son chignon se défit, lâchant ses longs cheveux noirs. Elle s’écria d’une petite voix sèche : « Idiot ! »

« Idiot ! ». Liu rit de plus belle. Il la plaqua contre le sol, et posa un baiser sur ses lèvres. « Mon kung-fu est supérieur au tiens », lui chuchota-t-il, à l’oreille. Il prit le petit sein de Setsuko dans sa main, embrassa sa gorge au teint brillant. La jeune fille frissonna.« J’aime ton pays », dit-elle. Liu lui répondit qu’elle n’avait de toute manière pas intérêt à dire le contraire. Elle ajouta : « Je l’aime parce que c’est ton pays. » Le jeune homme l’embrassa en lui disant d’arrêter de raconter des conneries, puis il se redressa.« Je connais une fille qui vient d’un pays bien plus intrigant que le tient » dit-il, « une jeune fille aux cheveux blonds comme les blés. Elle a toujours refusé de me parler de son passé. »Encore allongé sur l’herbe, Setsuko resta silencieuse un long moment avant de lui demander pourquoi il parlait de cette fille. « Tu l’aimes ? »« Oui, je l’aime. Mais elle est un peu collante. J’ai pris mes distances. » Le vent se leva. Liu se rallongea auprès de la jeune fille, l’enlaça, la poussa contre lui. Il sentit le délicat parfum qui se dégageait de sa longue chevelure noire. « Mais Lyne n’est qu’une paysanne, sa beauté manque de raffinement. »« Elle s’appelle Lyne ? Un nom bien curieux. » Liu caressa les hanches de Setsuko, ce contact lui offrit un grand plaisir. Il se dit que cette fille était une aubaine, un autre cadeau rare.« Tu me préfères donc à elle ? » conclut Setsuko en posant sa tête contre la poitrine de Liu. Le jeune homme glissa ses doigts dans ses cheveux soyeux. Le plaisir le submergeait et la lumière du soleil était éclatante. Même le tapis d’herbes lui parut confortable.En lui caressant la nuque, Setsuko récita à son oreille : « À propos de mon pays un grand écrivain a dit ceci : Le japon est une invention pure. Le pays n’existe point, ni le peuple… Les Japonais sont un mode de style, une fantaisie exquise de l’art. » Le jeune homme s’esclaffa : « Une belle plaisanterie. » Il se releva puis aida la jeune fille à se redresser. Elle se rassit, chercha la barrette qu’elle avait perdue. Liu la regarda faire. « Un jour je visiterais peut-être le Japon… On peut dire que tu es une bien curieuse agence de tourisme. »

2

Lyne croise Liu. Le jeune homme s’arrête. Surpris, il la regarde. Elle semble assez perturbée. Ils restent silencieux un long instant. L’air est sec. Le soleil assez bas.Liu s’avance, sourit. Lyne hésite à le regarder dans les yeux. Elle pense qu’elle ne va rien y lire de très bon augure. « Tu m’as manqué », dit Liu.Lyne sourit timidement, elle a du mal à croire à ses mots. « C’est vrai ? » demande-t-elle d’une voix légère.Le jeune homme rit, il dit qu’elle a toujours de drôles de questions. Lyne insiste, sa question est sérieuse. Liu avance son visage vers le sien. La jeune fille ne bouge pas. « J’ai fait une rencontre, elle s’appelle Setsuko, je l’aime vraiment. »Lyne ne dit rien, elle baisse son regard, se détourne.« Mais je n’ai pas l’intention de te délaisser », ajoute-t-il.La jeune fille le remercie en sanglotant. Liu lui prend la main, lui propose de l’accompagner faire un tour dans les champs. Lyne ne répond pas. Le jour en est à son terme. Ils reprennent le chemin. Des oiseaux sillonnent le ciel rouge. Le jeune couple croise les hommes qui rentrent des champs. Bon nombre d’entre eux sourient à la jeune fille. Elle les regarde à peine. L’un d’eux demande ce qu’elle a. Liu répond qu’elle est triste mais que ça passera. « Tu es bien rude avec elle, Liu. Elle mérite mieux. » Liu jette un regard furibond à son interlocuteur qui se détourne pour continuer sa marche. Depuis que le jeune homme lui a pris la main, Lyne n’a pas redressé la tête. Elle se contente de le suivre. Il dit qu’il comprend qu’elle puisse lui en vouloir. Il dit que cela a son importance, et que c’est naturel. Il ajoute qu’elle compte toujours pour lui, même si il a moins de temps à lui accorder. Lyne redresse la tête, murmure :« À mes yeux, tu représentes un retour à la vie. Cela peut paraître pompeux, mais c’est vrai », elle parle en sanglots « ce ne sont pas que des histoires de filles, c’est surtout la mienne d’histoire. »

« Je comprends », dit Liu d’un ton froid. Il lâche la main de Lyne, s’assoit au milieu des brindilles de blés. Lyne hésite un instant avant de le rejoindre. Il continue : « Je ne sais plus quoi penser de toi. Je t’ai autrefois qualifiée de fille intrigante, fascinante, mais en fait tu ne me trouble plus. »Lyne regarde le ciel, elle n’écoute plus Liu. Elle pense que la nuit tombe. L’étoile du berger apparaît. Cette histoire la blesse. Elle ne sait pas comment réagir. Elle ne va pas pleurer. La voix de Liu perd tout sens, devient juste un bruit désagréable. « Rentrons, la nuit tombe », dit Lyne comme désincarné.Le jeune homme se tait, la regarde. « Je te comprends Liu, partons », ajoute-t-elle en se relevant.Liu dit qu’ils viennent à peine d’arriver. Lyne s’éloigne.Il lui demande où elle va. La jeune fille continue à s’éloigner. Il se relève, la rattrape, saisit son bras. « Pourquoi pars-tu ? »Elle pose son regard brillant sur les yeux du jeune homme, et d’une voix faible lui dit : « Je ne veux plus t’ennuyer. » Elle se libère, continue à avancer. Le chant des grillons se fait entendre. Liu, immobile, la regarde : De dos, sa silhouette semble celle d’une enfant.

3

En arrivant chez-elle, Lyne, trouve Shu Qin entrain de préparer du riz. Celle-ci lui dit qu’elle tente de modifier l’assaisonnement traditionnel. Lyne s’assoit et la regarde faire.Shu Qin sourit en lui disant qu’elle paraît fatiguée, « pourtant ton travail est loin d’être épuisant. »  Lyne lui explique qu’elle a marché jusqu’à l’école et qu’en chemin, elle a croisé Liu.« Tu ne lâches pas prise ? »« Non, mais désormais je tâcherais. »« Je t’ai rarement vu prendre une décision aussi ferme. »Lyne soupire : « Oui, ça me surprend aussi », murmure-t-elle.« Tu te contentes. C’est une bonne chose. »Shu Qin remue le riz avec une grande cuillère en bois. Elle dit qu’elle a mis tout ce qu’elle a pu trouver comme types de viandes. Elle espère que ce ne sera pas indigeste. 

Lyne se gratte les ongles contre le bois de la table. Une rangée de fourmis passe par là. Elle s’arrête de gratter, regarde les insectes. Ils portent des particules de pains, se déplacent en légers zigzags. Elle les suit du regard jusqu’au bord de la table. Leur trajet continue en dessous. Elle se lève, détache une bougie plantée dans sa cire sur la table, récupère une allumette qui traîne, l’allume. La flamme de la bougie frétille, des courants d’air traversent la cuisine. Elle se rassoit, fait couler la cire sur les fourmis. La rangée se disloque, les insectes s’éparpillent. La jeune fille souffle, éteint la flamme de la bougie. Elle la repose puis s’affale sur la table. Elle ne pense à rien, l’atmosphère lui paraît lourde. Elle tente de fixer son attention sur les mouvements de Shu Qin. Son amie passe d’une marmite à l’autre. Elle s’arrête parfois, et se tourne pour poser un regard inquiet sur Lyne. « Tu ne m’aide pas ? » demande-t-elle. Lyne lui répond qu’elle est fatiguée. Elle se lève, sort.

*

Elle s’installe sur le pallier de la porte d’entrée à côté du chiot.Elle dit au chiot qu’elle a commis une erreur en l’appelant Liu. Elle lui explique qu’en le voyant, son cœur se serre, qu’elle aura de plus en plus de mal à l’appeler par ce nom. Elle le prend dans ses bras, le cajole. « Mais toi tu m’aimes. » Elle le dépose, se lève, marche d’un pas léger. Liu la suit. Elle accélère le pas, il la poursuit en aboyant. Ils courent, font le tour du jardin. Elle rit. Lyne s’arrête brusquement, se baisse pour accueillir le chiot haletant dans ses bras. Il lui lèche le visage. « Je préfère les baisers du vrai Liu. » Elle repose l’animal, se redresse. Lyne regarde en direction du chemin qui mène au centre du village. La nuit est silencieuse. À ses heures, les gens sortent uniquement les jours de fête. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une nuit de fête, que Lyne a vu Liu pour la première fois : Elle acceptait timidement des aliments qu’on lui proposait. Il ignore qu’au milieu de la foule, elle avait remarqué son regard. Lyne était toujours accompagné de Shu Qin qui la présentait aux gens qu’elles croisaient. Au début, elle se contentait de dire que Lyne était la fille adoptive d’un tel, et qu’elle venait d’un pays lointain. Mais les adultes lui demandèrent d’inventer une histoire sur les origines de Lyne. Elle créa

plusieurs versions, consulta ses employeurs pour choisir celle qu’ils jugeaient la plus pertinente. La version choisit changea très peu. Mais au fil des discussions qui suivirent avec les villageois, elle s’enrichit d’un bon nombre d’éléments. Une servante plus âgée et cultivée que Shu Qin, nota dans un grand cahier d’écolier les nombreux détails, qui composent cette histoire. Lyne n’avait alors pas de nom. Bien plus tard, apprenant à s’exprimer et à écrire, elle récupéra ce cahier. À la suite de l’histoire officielle de sa vie, elle commença à écrire son journal intime. Le cahier rempli, elle s’en acheta un second. Au fil des mois, son style et son langage s’enrichirent. C’est ce second cahier, rempli au trois-quarts, qu’elle confia à Shi Nai-An. Elle révéla à Liu après qu’il l’eut embrassé pour la première fois, que ce que disaient les villageois à son sujet était pure invention. Elle se demande si le jeune homme a gardé ce secret.

4

Shu Qin appelle Lyne, le repas est prêt. La jeune fille rejoint la salle à manger. Shu Qin a posé une nappe sur la table, Lyne s’en étonne. « Je pense que si on s’en est acheté une, c’est pour s’en servir, on n’est pas obligées d’attendre les grandes occasions », dit Shu Qin en se servant. Lyne se lave les mains au lavabo, puis s’installe. « Les miettes incrustées dans le bois, attirent les fourmis. C’est vrai qu’une nappe, ça arrange tout », ajoute Lyne.Shu Qin lui dit qu’elle l’a vu verser de la cire sur les fourmis, elle s’en inquiète, « tu te sens mal ? »« Je vais mieux, jouer avec le chiot dans le jardin, ça m’a fait du bien. »« N’ayant pas l’un, tu te contentes de l’autre Liu », dit Shu Qin en laissant s’échapper un léger rire.Lyne répond que c’est réellement le cas, elle verse du riz dans son bol. Son amie s’esclaffe, laisse apparaître ses petites fossettes. Elle tente de mettre sa cuillère dans la bouche, rit encore, renonce. Elle se lève, remplit son verre au lavabo et le pose sur la table.« À un moment j’ai craint, que tu ne sois de mauvaise humeur », lui dit Lyne, « apparemment ce n’est pas le cas. »« C’est normal. Je suis une fille joyeuse. »« Oui, j’aimerais être aussi insouciante. »

« C’est toi qui est insouciante Lyne, moi j’ai les pieds sur terre. »Lyne sourit. Shu Qin chantonne, fait un pas de danse. Elle dit qu’elle va chercher la radio, elle quitte la salle à manger, revient avec le poste.« J’ai acheté de nouvelles piles aujourd’hui, ça commençait à me manquer. » Elle appuie sur un bouton, un son langoureux s’échappe de l’appareil. Elle se rassoit, sa voix douceâtre accompagne la musique. Lyne la regarde mouvoir ses épaules. Elle lui dit qu’elle danse bien. La chanson parle d’une grande ville, elle évoque des amours perdues dans la foule, et des matins calmes noyés dans la mélancolie. Shu Qin ne comprend pas, la voix chante dans la langue d’origine de Lyne. Elle a acheté la cassette radio dans le même magasin que le livre de contes qu’elle a offert à son amie. Le son ne lui paraît pas totalement exotique, ce style musical a aussi été adopté dans son pays. Les instruments utilisés sont même fabriqués sur place. Elle les reconnaît sans avoir à faire d’effort. Seule la langue est étrangère. Après le repas, Lyne s’occupe de la vaisselle. Shu Qin a monté le son du poste. Elle dit à Lyne de venir danser. Celle-ci range les derniers couverts avant de la rejoindre. Le morceau qu’elle prend en cours est très rythmé. À un mètre l’une de l’autre, les deux jeunes filles se trémoussent en riant. Elles se donnent mutuellement des conseils pour améliorer leur style. La chanson parle d’un lieu, où tous les jours, sont jours de fêtes. L’amour y est éternel. Lyne n’a pas besoin de traduire les paroles, Shu Qin saisit parfaitement leur sens par le biais de la musique. Elle prend la main de Lyne et la fait tournoyer autour d’elle. Le chanteur dit qu’il aimerait vivre dans ce lieu inconnu des hommes. Lyne et Shu Qin croisent leurs regards, se prennent dans les bras, se tournent autour, jaugent leurs qualités respectives, rient des gestuelles qu’elles jugent gauches. Leur jeu dure une bonne demi-heure. Puis, encore d’humeur euphorique, elles rejoignent chacune leur chambre. Shu Qin continuera à écouter la musique allongée sur son lit. Et avant de dormir Lyne décrira dans son grand cahier les événements de la journée. En dehors de la musique du poste de radio, la nuit est calme. L’été n’en est qu’à son commencement.

Extraits du cahier de Lyne

Les moments vivent par l’intensité des émotions, c’est ce que j’ai retenu. C’est évident, mais pas tant que ça. J’ai lu un livre provenant de la librairie de Shi Nai-An, il y est question d’un homme vivant sans mémoire sélective, il se souvient de chaque instant de son existence dans les moindres détails. Je suis un peu à son opposé. J’ai une mémoire de poisson. Pleines de choses m’échappent. Suis-je trop distraite ? *

Avant de découvrir la librairie, je me suis beaucoup ennuyée. J’avais l’impression de vieillir à vue d’œil. Je ne faisais qu’observer des choses sans intérêt, ou plutôt, le regard que je portais sur elles, n’avait aucune teneur. Il arrivait parfois que je perçoive ce que je pouvais leur apporter, mais mes sentiments étaient diffus, superficiels. Les objets restaient plats, hermétiques, inanimés. Ses jours-ci, dégagé de tout ressentiment exotique et réducteur, il m’arrive de regarder les arbres. Ainsi, lorsque à mes yeux la nature même des objets prime sur leur idée, je me sens grandir.

*

La musique qu’a apportée Shu Qin de la ville me perd. Lorsque je l’écoute, j’ai l’impression de me voir de très loin. Je danse, mais je suis un corps sans attaches. Je ne pense plus mes mouvements. C’est durant ses moments que Shu Qin trouve que je bouge le mieux. Mes gestes s’emballent, la musique m’emporte. Les paroles m’éloignent du présent, elles activent ma mémoire.

*

Liu aboie de plus en plus souvent, des gens construisent une maison à côté de la nôtre. J’espère qu’ils seront intéressants. Ils viennent de la ville, comme Shu Qin. Shu Qin est une fille joyeuse, faussement naïve. C’est la personne qui me connaît le mieux. Je me souviens d’infinis moments de solitude auprès d’elle. C’était à l’époque ou elle travaillait pour mes parents adoptifs.

Mes parents étaient pour moi des gens parmi d’autres. La demeure dans laquelle je vivais se situait dans la périphérie du village. Elle était vaste et constamment pleine de monde. Les domestiques, les amis de la famille se côtoyaient, discutaient, s’amusaient dans la cour sans la moindre distinction de classe. Seuls leurs vêtements permettaient de les différentier. En dehors des heures de repas, ou des jours de fête, je les observais de la fenêtre de ma chambre. Je ne pouvais sortir qu’accompagnée de Shu Qin. À cette époque, les choses avaient perdu tout leur sens. Tout n’était qu’un long mouvement incessant. Je n’éprouvais aucune tristesse.

Shu Qin m’a dit un jour, lors de nos retrouvailles, après plusieurs années de séparation, qu’à cette époque je ressemblais à un spectre. « Un joli petit esprit démoniaque », avait-elle ajouté avec son petit rire habituel. Entendre, et comprendre cet être qui avait été durant mon existence passée ma seconde ombre, provoqua en moi une émotion indescriptible. Je lui dis : « Au-delà des apparences, j’ai apprécié ta présence. » Je me souviens parfaitement de ce moment, il m’a profondément marqué.

*

Parfois j’ai l’impression que je crée mes sentiments, ou que je les force un peu à naître. C’est étrange, pourtant j’aime Liu et Shu Qin. Je suis souvent fascinée par leur présence. Comme si leur proximité n’allait pas de soi. Comme s’il fallait consciemment, que je la maintienne pour qu’elle existe. Je me pense trop. C’est un défaut. Il faut que je me lâche, que je me laisse emporter, telle une feuille par le vent.

*

Aujourd’hui j’ai croisé un groupe d’enfants qui se battait. L’un d’entre eux avait un chien. Il était seul contre tout le groupe. J’ai reconnu les enfants auxquels j’avais fait la lecture à la librairie. Deux d’entre eux chassaient le chien en lui jetant des galets, tandis que les deux autres frappaient le maître de l’animal à coup de bâtons. Je me suis interposé. Les enfants m’ayant reconnu se sont aussitôt arrêtés. Puis, ils se sont éparpillés comme si de rien n’était. La victime était couverte d’hématome, et saignait au visage, je m’en suis occupée. Un homme qui passait par là porta le petit garçon sur son dos. Nous l’avons ramené chez moi, j’ai une trousse de secours bien fournit. Shu Qin m’aida à le soigner. Puis, nous lui avons demandé où il habitait. Il a répondu qu’il vit chez un moine, et qu’il est orphelin. Il passe son temps à jouer avec son chien dans les rues du village. Son chien s’appelle Tsaï. D’après le petit garçon c’est un ami hors pair. L’enfant, lui, se nomme Yang. Il me fait penser à un ami d’enfance qui venait jouer avec moi sur la terrasse de ma maison natale. J’aimerais peut-être avoir un petit frère qui lui ressemble ? Yang se repose sur mon lit, j’écris en le regardant. J’ai ouvert la fenêtre, la chaleur est étouffante. Nous sommes au tout début de l’été.