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L'UNIQUE SEMENCE ' 7 ' t 7 - ^ , ; :

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  • L'UNIQUE SEMENCE

    ' 7 ' t 7 - ̂ , ; : ■

  • Ouvrages du même auteur chez le même éditeur

    roman

    LA COULEUR DU GRIS. LE MAITRE. COMPRENNE QUI POURRA. FRANCE-DERNIÈRE.

    chez d'autres éditeurs

    roman

    UN HOMME POUR RIEN. Arc-en-ciel (épuisé). LA VIE AU SÉRIEUX. Albin-Michel. CET HOMME QUI VOUS AIMAIT. Le Seuil. LE REFUS. Le Seuil. LE SCANDALE. La Table Ronde. LOUIS BRANCOURT. Le Seuil. LES ABANDONNÉS. La Table Ronde. PAR UN AUTRE CHEMIN. Vitte. UN TÉMOIN. Albin-Michel. CEUX QUI AIMENT. Albin-Michel. PARIS-LE-MONDE. Albin-Michel. POUR L'AMOUR. Albin-Michel.

    Théâtre

    SAVONAROLE. Le Seuil.

    Essai

    BARBEY D'AUREVILLY. Editions Universitaires (épuisée).

    On trouve en annexe à la fin de Comprenne qui pourra la liste des personnages reparaissant en différents romans.

  • ROGER BÉSUS

    L'UNIQUE SEMENCE

    roman

    PLON

  • La loi du I l m a r s 1957 n ' au to r i s an t , aux termes des alinéas 2 et 3 de l 'ar t ic le 41, d ' u n e par t , que les « copies ou rep roduc t ions s t r ic tement réservées à l 'usage privé d u copis te et non dest inées à une ut i l isat ion collective » et, d ' a u t r e pa r t , que les analyses et les cour tes c i ta t ions dans un but d exemple et d ' i l lus t ra t ion , « toute représen ta t ion ou r ep roduc t ion intégrale ou par- tielle, faite sans le consen temen t de l ' au teu r ou de ses ayants droi t ou ayan ts cause, est illicite » (alinéa p remie r de l art icle 40).

    Cet te représen ta t ion ou reproduc t ion , pa r quelque procédé que ce soit, cons t i tuera i t d o n c une con t re façon sanc t ionnée p a r les articles 425 et sui- vants du Code pénal .

    . 0 P l o n , 1 9 7 3

  • A mon Père tué à Verdun,

    ces pages, à la fois pour ce qu'elles contiennent

    et pour lui dire à travers la mort

    MERCI de m'avoir donné à vivre,

    ce qui aura été, aussi, me donner à écrire.

    R.B.

  • Ce roman n'est pas un roman à clé. Tout ce qui devait être dit pour que l'œuvre ait sa substance et trouve sa signification, l'a été sans voile. C'est assurer par là que les personnes publiques sont dési- gnées par leur nom et que toutes autres de cette nature ne bénéficant pas d'un nom connu, voire d'un nom, ne figurent pas dans la réalité. Quant aux personnages mêmes du roman, ils appartiennent strictement à mon univers, quelques-uns depuis plusieurs livres, d'autres venus au jour avec le Maître et France-Dernière, romans dont l'inspiration participe d'un fonds commun aux trois ouvrages.

    R.B.

  • L'Occident n 'a que deux issues : ou bien s o m b r e r dans la haine de l 'esprit et dans la ba rbar ie ; ou bien renaî t re de l 'espri t de la philosophie, grâce à un héro ïsme de la rai- son s u r m o n t a n t déf ini t ivement le natura- lisme. Le plus g rand péril qui le menace est la lassitude. Combat tons ce péri l des périls. Alors, des cendres où se consume tout espoil en sa mission humaine, ressusci tera le Phé- nix de l ' in tér ior i té vivante ; ce sera pou r les h o m m e s le gage d 'un g rand et durable ave- n i r : ca r seul l 'espr i t est immortel .

    E d m u n d HUSSERL.

    J 'a i fai t alliance avec m o n élu ; Voici ce que j ' a i j u r é à David, mon servi-

    t eur : J ' a f fe rmira i ta pos tér i té p o u r toujours.

    Psaumes, 89, 4-5.

    Voyez-vous, je crois que toute foi, comme tout a m o u r et toute ferveur qui nous soulè- vent au-dessus de nous-mêmes viennent d 'une unique semence.

    François GODEL (à Maurice Despérant , p. 24).

  • CHAPITRE PREMIER

    Lorsque Simon sortit de sa cabine, dans le petit jour glauque et glacé, il ne fut pas surpris de ne rien voir de la mer, ni de ne distinguer la coursive ouverte au flanc du cargo que sur quelques mètres : depuis une heure, prostré sur sa couchette, il entendait la corne de brume du navire râper régulièrement la nuit. Les machines avaient raJcnti. La différence dans le frémissement monté du ̂ fond de la coque eût été insensible à un passager doté d une oreille, et d'un corps, moins habitués que les siens aux signes vivants de l'Aachenstadt, mais depuis Casablanca il avait eu le temps de se familiariser avec le bâtiment de la Hapag, armé au tramping et lourdement chargé de phosphates du Maroc. Des seize nœuds en route libre, la vitesse avait dû tomber aux environs de la moitié.

    Penché par-dessus la rambarde, il aperçut enfin au bas de la brume épaisse une étroite bande d'eau, qui parais- sait à peine glisser le long de la muraille de fer. Se vait-il encore sur ce cargo de neuf mille tonnes . Ne l'avait-on pas transféré durant la nuit sur quelque nef fan- tomatique, autre Hollandais Votant propre à inspirer un nouveau Wagner, sombre et imaginatif, halluciné ? Hélas, il ne pouvait s'abandonner aux chimères : l eau dans laquelle avançait à cinq mètres au-dessous de lui la haule coque un peu rouillée, appartenait à la Mer du Nord. Après avoir grignoté la Manche, le navire s'y était engage, et il ne la quitterait que vers le milieu de la journée si tout allait bien. Mais pourquoi tout n'irait-il pas bien ? « Nous ren-

  • contrerons la brume classique en janvier dans la Baie Alle mande », lui avait expliqué Erbach, le commandant, de son français à peine gauche, hier au soir, dans la chambre des cartes, en lui montrant l'enchevêtrement des bancs sableux qui bordaient les côtes de l'Allemagne et entre lesquels sinuaient les chenaux de l'Ems, de la Weser, de l'Elbe enfin, par où s'engagerait VAachenstadt pour gagner Ham- bourg. C'est dans le grand port de la Hanse que le cargo s'amarrera, pour décharger sa cargaison, et débarquer d'abord sa demi-douzaine de passagers... Simon sait que dès qu'il aura posé le pied sur un quai de Hambourg il aura retrouvé l'Occident. Et c'est comme si tour après tour l'hélice du cargo serrait un peu plus le cercle de fer qui enferme son crâne. Il se redresse, demeure un long moment immobile, s'occupant à aspirer l'air gorgé d'eau. Deux mate- lots invisibles bougent vers l'arrière du navire, en contre- bas : il a entendu un bruit de métal heurté, et des voix, échangeant des mots allemands qu'il ne cherche pas à com- prendre. Ce sont des mots kabyles qu'il écoute, ceux de Smina, de Smina heureuse. Et inquiète aussi quand même : quel monde va-t-elle découvrir ? Mais que pèse cette inquié- tude en comparaison de l'immense bonheur dans lequel son imagination l'entretient depuis tant de jours, puisque Simon reste dans sa vie ? Enfant, il l'a protégée efficace- ment, puis femme, il la protégera encore. Il ferme les yeux, littéralement boit ce mélange d'eau et d'air givré qui paraît moins bouger encore que le navire dans l'aube en suspens. L'âpre roulement de la corne de brume éclate de nouveau, au haut du portique de charge planté vers l'avant et qu'il serait bien incapable d'apercevoir d'ici. Un instant on dirait que l'immensité floconneuse entre en vibration, tandis qu'une sensation âcre et douloureuse prend l'oreille, descend dans la poitrine, point le cœur. Mais déjà le der, nier son s'étrangle, et le silence se ressoude comme un pain de glace. Là-haut, au-dessus de la timonerie, le radar doit tourner inlassablement. Simon se sent transi et frissonne, et pourtant, que n'existe pas la petite Kabyle qui continue de dormir dans la cabine, il éprouverait un bien-être extrême. Seulement la petite Kabyle existe, elle a vingt- quatre ans — et lui en a soixante-sept, même s'il n'en déclare que soixante à qui parle d'âge, ce qu'il paraît à peine. Un jour relativement proche, elle devra vivre sans lui. Voilà maintenant neuf ans qu'il la protège, depuis que son père le harki d'Azazga la lui a confiée, avant d'être

  • égorgé pa r ses frères en Islam. Il sera év idemment mor t avant elle.

    C'est plus for t que lui, il s 'ausculte, s ' interroge sur la résis tance de son cœur, sur sa souplesse, sent ses doigts bien noués a u t o u r de la r ambarde , ouvre grand les yeux sur la b l ancheu r irréelle, comme s'il voulai t s 'assurer que sa vue peut t raverse r cet te banqu ise de b r u m e aussi large que la m e r elle-même, tend l 'oreille et de celle-ci au moins vérifie la finesse : dans le silence, ou t re le r o n r o n n e m e n t discret des diesels, il perçoi t l ' infime chu in tement de l 'eau contre la coque. Il se rassure — sans se rassure r : il vou- dra i t pouvoir se saisir de cette jeune femme et la presser si fort qu'elle se loge dans son corps, ne vive plus que de son sang et n 'a i t d ' au t res peurs que les siennes — ce serait n 'en plus avoir : seul, il n 'en éprouve jamais . E t re une sorte de mère qui r ep rend le nouveau-né au monde, le r emon te dans son flanc, r e fe rme les jambes , se remet en route, sa charge vivante en elle, f emme grosse qui n 'enfan- tera pas, s inon p o u r elle et en elle, le frui t de sa chair pré- servé des ho r r eu r s de la vie, logé dans l 'unique abri sûr que l ' homme a u r a j amai s connu. Lorsqu' i l la prend, désor- mais, c 'est ainsi qu'il rêve, j u squ ' à en ê t re épouvanté, cette nu i t encore, tandis que le navire roulai t en sor tan t des longues passes balisées du Pas-de-Calais. L'éclat des feux de t e r re t raversa i t le hublot , éclat alors r endu mobile par la houle, e t ainsi il voyait le visage d ' ambre s 'an imer dou- b lement sur la nappe divisée des cheveux, noirs et scin- tillants. Il ne songeait ni à la beauté des yeux en même temps pe rdus et émerveillés, ni à ce qu'il éprouverai t donc toujours , son corps res té vér i table corps d 'homme, n o n , sentai t m o n t e r en lui le désir pa thé t ique et irréalisable d 'aspi rer cet être, sensa t ion à sensation, jusqu 'à ce qu'il ne t înt plus en t re ses b r a s qu ' un souvenir. Alors il eut pu r e t o m b e r soli taire sur sa couche, il eu t été fou de joie, et ce ma t in il n 'é ta i t pas p ros t r é tandis que le_ peti t j ou r en t ra i t dans la cabine et qu'il en tendai t resp i rer la poi- t r ine paisible, é t endue sur la couchet te du dessus. « Il f audra m'y résoudre. » Son pistolet est dans le double- fond d 'une de ses valises. Hier après-midi, la por te de la cabine verrouil lée der r iè re lui, il l 'avait t enu dans sa main, avec son chargeur plein, son silencieux intact, malg .e l ' abondant usage qu'il en au ra fait. Cette g ^ n d e fille, l'aime-t-il ? L'aime-t-il pou r lui ou pour elle ? Qu il la sup- prime, souffrira-t-il ? Ou la sat isfact ion d avoir ravi a la

  • saleté du m o n d e un ê t re qui s'y serai t abîmé, meur t r i , fina- l ement eût été détrui t , cet te sat isfaction-là passera-t-elle tou t au t r e sen t iment ? Ah ! cet te habi tuel le quest ion qu'il se pose, et qui pa ra î t r a i t scandaleuse à ceux qui ont l 'âme sensible et en fait s ' a ccommoden t de la misère de t an t d 'êtres, voire de la leur ! Cette fois non plus il n 'avait pas été surpr i s de s ' en tendre conclure dans le m ê m e sens. Mais le pis tole t remis en place, près de l ' au t re a rme : la belle lame alors repliée, il é tai t descendu avec un peu de hâte vers le vaste pon t avant, où il avait laissé Smina occupée a se p r o m e n e r le long des panneaux de cales, au tou r des hau ts por t iques , bien couver te dans le f roid vif qui souf- flait su r la Manche. Pourquo i cet te hâ te ? Il n 'avait pas eu à s ' in te r roger long temps : la c ra in te que l 'un des passagers — ce j eune affairiste de la Hapag, pa r exemple —, ou bien le c o m m a n d a n t en second, h o m m e long et sûr de soi, peut- ê t re l 'un des m e m b r e s de l 'équipage, ne prof i tent de l'ab- sence de celui qu'ils devaient appe le r en eux-mêmes ou en t re eux, « le vieux », p o u r l 'accoster . Donc, il é tai t ja loux ? Il ne s ' auscul te plus : il se provoque. Cependant , la r éponse ne l ' embar ra s se pas : des h o m m e s existent à coup sûr, suscept ibles de p r end re cet te jeune femme au sérieux, seu lement la press ion des m œ u r s nouvelles peut- elle p e r m e t t r e à un h o m m e de qual i té et encore jeune de ga rde r long temps cet te quaiité-là ? Par honnête té , il se d e m a n d e toutefois s'il n ' a pas qualifié un peu vite l 'agent commerc ia l de la Hapag d'affairiste, le deuxième officier d ' h o m m e s û r de soi ; et pou rquo i doute-t-il du sérieux de tel m e m b r e de l 'équipage aperçu t rop souvent selon son gré à proximi té de Smina ? Ne leur prête-t-il pas des pensées qu'ils peuvent ne r e n c o n t r e r qu 'à l 'occasion, lorsqu' i ls observent cet te compagne d 'un h o m m e bien plus âgé qu'elle ? Comment toutefois imaginer cet te fille au t r emen t que vict ime ou au mieux intéressée, aux mains d 'un vicieux ?

    Livré à sa réflexion il est é tonné de se r e t rouver tout à coup dans la b r u m e collante et froide. Depuis qu'il s 'est mis à penser, la corne de b r u m e a cont inué de retent i r , les machines de ron ronne r , et le t issu de son cos tume enfilé r ap idement , a eu le t emps d 'ê t re sa tu ré de gout te le t tes d'eau. En contrebas , pers is te le f ro t t ement de la mer, pareil au pép iement d' invisibles oiseaux marins . S'il était sûr que la vue d 'une b r u m e aussi compacte ne fasse pas t r emble r Smina, il i rai t la chercher , afin de la tenir dans son bras

  • une fois encore avant qu'ils ne revoient la terre. « Regarde. Regarde comme on peut , là aussi, être seuls au monde ! » Mais à chacun des rou lements lugubres de la sirène, il se laisserait gagner pa r le malaise de cette tendre fille et bien- tôt serai t incapable de t r anche r l 'angoisse qui végète en lui depuis t an t d 'heures et que l ' approche du débarquement développe comme une p lante b r u s q u e m e n t mise en serre. Soudain, il entend, venan t de la mer, venant de loin, à demi étouffé, le son d 'une au t re corne de brume. Le m u r m u r e de l 'eau glissant le long de la coque change. Le cargo ralenti- rait-il encore ? Manœuvrerai t - i l ? Le signal lointain se répète. « Si nous r isquions une collision ! » Les voix des mate lo ts qu'il en t end ma in t enan t v iennent de l 'avant, accompagnées de b ru i t s de pas. Elles sont moins assour- dies, plus nombreuses . Il reconnaî t celle d 'un Belge, dont l 'accent a l lemand est à faire se r e t o u r n e r Gœthe dans sa tombe. Puis il en tend le m ê m e r âpemen t de sirène, qui vient coiffer celui de VAachenstadt. Des brui ts , des voix nouvelles, et t ou jou r s la m ê m e oua te opaque et glauque. Les machines ont ce r t a inemen t modifié leur allure, le clapotis se brouille. « Qu'est-ce que j ' éprouve ? » Il n 'éprouve rien. E r b a c h connaî t la Baie Allemande, et pa r un temps pareil , sans visibilité, c'est lui qui a pris la condui te du navire. « Bien sûr, h ie r il me disait qu'un navire sur dix ne respecte pas les routes de navigation dans la Manche et la Mer du Nord. Mais précisément , le sachant, peut-il se la isser s u r p r e n d r e ? Il est de Borkum, des Iles de la Frise, qu 'on apercevra i t sans doute à t r ibord si le t emps étai t clair ; il connaî t les bancs, les courants , les chenaux. E t d 'ail leurs, de loin en loin, on en tend jusque-là les puissantes cornes de b r u m e de la côte. Simon écoute l 'a l ternance devenue p resque régulière des deux beuglants . Il est aveugle, et se découvre démuni. Mais sur VAachenstadt, p lu tô t sur les deux navires qui se rap- prochent , tous, depuis la vigie ju squ ' au commandan t ne sont-ils pas aveugles ? Si. Non pas toutefois démunis : il y a les radars , puis les rad iophares qui émet ten t de la terre, des îles, depuis les flancs du golfe de la Jade où s 'abri te Wilhelmshaven.. . Un ins tan t il a espéré l 'abordage. Plus besoin de pistolet . Smina s ' endormira i t dans le linceul liquide, sirène foudroyée. Lui sait nager. Le froid de l'eau ne le saisirai t pas : il a subi d 'aut res épreuves ! Il saurai t a t t endre du secours ; il cont inuera i t à vivre.

    Dans une sorte de halo, où semblent percer des feux,

  • d o n t u n vert , e t qu ' accompagne un ensemble de chuchote- m e n t s l iquides, indéfinissables, mêlés au rou lement de la corne devenue plus proche, si p roche tout à coup, passe quelque chose de spect ra l der r iè re la b rume. Est-ce si près ? Il lui semble que l 'Aacheiistadt longe un h a u t m u r dans un duo de cornes assourd issant . S'agit-il d 'un pétrolier , à vide ? La b r u m e garde son secret. Le clapotis devient bruyant . Quelques lignes d ' écume font de la mousse au bas de la coque, le voile épais s 'agite, comme soulèvé pa r une main invisible, puis le rou l emen t du signal é t r ange r baisse d'un ton. Tout danger est écar té — mais y eut-il danger ? Et un aut re , u n vrai celui-là, peut-il survenir ? Il en doute : les h o m m e s sont a rmés p o u r p ro tége r leur précieuse vie, fût- elle en décomposi t ion. Il n ' é chappe ra pas à l 'Occident.

    Mach ina lemen t il p longe dans le r ideau de b r u m e qui b a r r e la coursive ; pon t après p o n t il g r impera j u squ ' à la passerelle. Là il sa luera Erbach , don t il est devenu un fami- lier. Puis il r edescendra p o u r le pet i t déjeuner , qu'il pren- d ra avec Smina, dans la salle à manger .

  • CHAPITRE II

    — Comme je vous t rouve changé, Monsieur Despérant ! — Vous devez vous t romper . Je n 'a i pas changé. Pas

    même d 'un cheveu : je n 'en avais plus. Ou d 'un centimè- tre : je n'ai pas grandi , et m a taille est si pet i te que je me suis tou jours tenu droit , donc je n 'ai pas rapet issé non plus. Enfin, je suis t ou jou r s célibataire. Alors ? J 'aura is quelques rides de plus qu'il y a douze ans, lorsque nous nous sommes vus p o u r la dernière fois, au cimetière du Havre, à l ' en t e r r emen t de Bourga in 1 ? Pas m ê m e : j 'é tais lisse, je le suis resté.

    — Je voulais pa r l e r d 'un changement plus mystérieux... d 'un, c o m m e n t dirais-je ? d 'un rayonnement .

    Le pet i t h o m m e baissa les paupières , et sa prunel le dis- pa ru t une seconde der r iè re ses énormes verres de myope que le b rou i l l a rd embuai t . Une gr imace travailla la figure ronde, humide , boule é t range et lisse en effet, soufflée, jau- nâtre , sans barbe , d ' au t an t plus j a u n â t r e que le halo lumi- neux qui enveloppai t les deux h o m m e s cheminan t dans l'allée centra le de l ' invisible parc, étai t plus blanc — gri- mace que François Godel r econnu t avec une espèce de satis- fact ion d 'amit ié qui re ten t i t en lui, et y re tent issai t encore lorsque Maurice Despérant , lui saisissant le bras, gauche- men t (geste, encore, d 'autrefois) , lui dit :

    — Jadis, votre observat ion m 'au ra i t rendu fier, aujour. d 'hui elle m'es t indifférente. Je n 'ai pas d'âge et je ne cher.

    1. Voi r la M o r t de Bourga in (en p répara t ion) .

  • c h e p a s à e n p a r a î t r e u n p l u t ô t q u ' u n a u t r e . S a c h e z - l e d ' a i l -

    l e u r s , j e n e c h e r c h e p l u s à p a r a î t r e . I l m e s u f f i t d ' ê t r e .

    S e m b l a b l e à l ' H o m m e s e l o n v o t r e c h e r S p i n o z a , j e m e s e n s

    e t m ' e x p é r i m e n t e é t e r n e l .

    — V o u s n ' a v e z p a s o u b l i é v o s c l a s s i q u e s .

    — J e n ' a i r i e n o u b l i é . N i m e s é t u d e s d e p h i l o , n i m o n

    p a s s a g e d a n s l ' E g l i s e , n i m e s p a s e n t o u s s e n s d a n s l a v i e .

    E t l ' e n s e m b l e f o r m e u n e s u i t e s i c o n t r a d i c t o i r e q u e j e

    m ' é t o n n e d ' a v o i r e n c o r e u n e a p p a r e n c e d é c h i f f r a b l e . J e n e

    d e v r a i s p a s ê t r e a u t r e c h o s e d a n s c e b r o u i l l a r d s a n s f i n ,

    q u ' u n e a u t r e p e t i t e b o u l e d ' e a u p o u d r e u s e , b l a f a r d e e t

    m o l l e , q u ' o n t r a v e r s e s a n s r é s i s t a n c e , m a i s q u i a u s s i t ô t

    s e r e f o r m e , i d e n t i q u e , b l a f a r d e e t m o l l e t o u j o u r s , u n e

    e s p è c e d ' e c t o p l a s m e , q u e c e p e n d a n t r i e n n e p e u t d é t r u i r e , s i n o n l a v o l o n t é d e s o n m a î t r e .

    — « S o n m a î t r e » ? S e r a i t - c e ? . . .

    I l n ' o s a p r é c i s e r , e t o b s e r v a l a t ê t e l u n a i r e , a u x c o n t o u r s

    d é v o r é s p a r l ' h u m i d i t é . E l l e v e n a i t d e s e c r e u s e r d e d e u x

    f o s s e t t e s o ù t o u t d e s u i t e s e l o g e a u n e p e r l e d e g i v r e . L a

    b o u c h e d e m e u r é e e n f a n t i n e s o u f f l a v i v e m e n t d e f i n e s g o u t .

    t e s d ' e a u :

    — C ' e s t v r a i , r e m a r q u a D e s p é r a n t , e n 1 9 5 8 , q u a n d v o u s

    m ' a v e z q u i t t é , j e n ' a v a i s p a s d e m a î t r e . S e u l e m e n t u n

    p a t r o n : u n d i r e c t e u r d e f e u i l l e à s c a n d a l e s . D e p u i s — ç a

    c ' e s t p a s s é e n 1 9 6 2 — , u n s o i r , c i r c u l a n t e n v o i t u r e d a n s

    P a r i s a u x c ô t é s d ' u n m a n n e q u i n c é l è b r e e t d ' u n h o m m e

    a d m i r a b l e , p l e i n d e v e r s e t s d e l a B i b l e , j ' a i r e t r o u v é m o n

    v é r i t a b l e m a î t r e 1. . . A u v r a i , v o u s l e d e v i n e z , j e n ' a v a i s p a s

    p u l e p e r d r e : o n p a s s e d ' u n p a t r o n à u n a u t r e , o n n e p a s s e

    p a s d ' u n m a î t r e à u n a u t r e . . .

    — E x a c t ! M o i , p o u v a i s - j e q u i t t e r T h o m a s S o m m e i - v ?

    D è s q u e j ' a i p u j e l ' a i r e j o i n t e n A l l e m a g n e , e t q u a n d i l a

    q u i t t é l ' U n i v e r s i t é d e B o n n p o u r v e n i r s ' i n s t a l l e r i c i e t m o n -

    t e r s o n c o l l è g e d e p h i l o s o p h i e , v o u s p a r l e z s i j ' a i é t é h e u -

    r e u x ! . . . M a i s , e x c u s e z - m o i , j e v o u s a i i n t e r r o m p u . C ' e s t q u e

    j ' é p r o u v e t a n t d e j o i e à v o u s r e v o i r ! E t à l a p e r s p e c t i v e

    d e r e v o i r a u s s i K l a u s n e r , H e r v é M a u n y , M l l e J u s t e , M m e

    I r è n e a v e c S a r a h , L o u i s G a u b e r t e t m ê m e . . .

    — L o u i s G a u b e r t ?

    — O u i . V o u s l e c o n n a i s s e z ?

    — D a n s l a v o i t u r e q u e j e v i e n s d ' é v o q u e r , q u i d ' a i l l e u r s

    1. Voi r Pa r i s -Le-Mondc .

  • lui appar tena i t , il y avait que lqu 'un encore, que je ne jugeais pas uti le de c i ter : c 'étai t lui.

    — C'est vrai, il en t re tena i t Léna, le fameux mannequin de Balenciaga. Quel dest in é tonnan t : avoir été un écrivain plein de promesses , un Hervé Mauny en puissance, et finir P.D.G. d 'une grosse affaire p o u r avoir épousé, pa r une sorte de provocat ion, une hér i t iè re qui l 'a t rès vite et outrageu- sement t rompé . Un h o m m e d 'une telle classe ! Tenez, je peux vous le confier... mais vous l'avez peut-être appris depuis : Irène, tou t u n temps, en a été éprise... Ah ! que tou t ça est loin ! Comme Paris ! Comme la France !... (Il s 'était pris à rêver, les yeux perdus . Tout à coup il se rap- pela son compagnon : Despéran t lui p a r u t s'effacer dans le broui l lard, s'y dissoudre.. .) E t vous disiez, fit-il en hâte, que ce soir-là Louis Gauber t était près de vous ? A quel t i t re ?... Au moins je ne suis pas indiscret ?

    Le pet i t h o m m e r a n i m a son t ro t t inement . — Non, non ! Il y a des indiscrét ions plus difficiles

    en t re nous, vous vous souvenez ?... Ce soir-là Gauber t ne compta i t pas. Ou p lu tô t compta i t comme un catalyseur, ce que le chimiste in t rodu i t avec des corps qui au t rement ne réagira ient pas. La réac t ion produi te , le catalyseur se re t rouve tel qu 'on l'a mis. Il le fallait, il ne le faut plus. Ainsi de Louis Gaubert . Il é tai t resté le même, mais moi, m o n maî t re m'avai t repris .

    — Evidemment , votre maî t re c 'est Dieu. Despérant leva vivement une main, qui sort i t de la

    manche t rop longue du pardessus t rop long qui lui ba t ta i t les chevilles :

    — Ne prononçons pas son Nom ! Ce qui est inconnais- sable on ne devrai t pas le nommer . Ou seulement dans un souffle, comme on expire !

    Godel lui f r appa l 'épaule avec chaleur : — Vous aviez raison, vous n'avez pas changé ! Vous êtes

    resté le mys t ique que tou t un temps vous avez essayé, en vain, de ne plus être.

    Despérant é ludera i t toute réponse. De sa main humide il balaya le broui l lard , et désignant ce qui devait être le parc du Mutenschloss, au-delà des bordures de l'allée sableuse dans laquelle ils cheminaient , seules visibles :

    — Dites, le collège de Sommery, c'est Versailles ! — Pour les terres , presque. Quand même, pas pour les

    bâ t iments !

  • — Evidemment , eux, je ne les vois pas encore. Pour. tant , ça fait quelques minu tes que nous marchons !

    — On n 'es t qu ' à c inq k i lomèt res de la mer, et ce coin de la côte est r épu t é p o u r ses jou r s de broui l la rd : la Baie Allemande, l ' embouchure de la Weser, de l 'Elbe, Cuxhaven. Hambourg , le b rou i l l a rd les recouvre soixante-dix jou r s pa r an.

    — Pourquo i diable a-t-il choisi ce coin-là ? — Il n ' a pas v r a i m e n t choisi. Vous le savez, à l 'origine

    il y a Bourgain. Le domaine, pa rc et château, le Mutens- clzloss... r encon t r e curieuse, vous connaissez l 'a l lemand, il f aud ra i t peu soll iciter la langue p o u r que le mo t qui doit venir d 'une appel la t ion c a m p a g n a r d e veuille dire : Château du courage ! E h bien, t ou t le domaine a été acheté p a r la Fonda t ion de no t r e regre t té baron . Il s 'agit d 'une créance qu 'avai t Bourgain. A l ' époque il en a par lé à Sommery. S o m m e r y se lassai t d 'ense igner à Bonn, il venai t de soute- n i r la thèse fameuse qu' i l s 'é tai t décidé à e n t r e p r e n d r e et que vous connaissez, sur la différence i r réduct ib le en t re la ra i son ph i losophique et la ra ison scientifique, qui a i r r i té beaucoup de scientifiques de France et d'Allemagne et les marxis tes , mais qui lui a valu en t re au t res les félicitations du physicien ph i losophe von Weizsâcker, de l ' Ins t i tu t Max P lanck de Gott ingen. Alors il a saisi l'offre. Il y a vu une occasion exceptionnel le de m e t t r e à exécution ses métho. des d 'ense ignement , d ' au tan t que le Pays d 'Hadeln, en ce n o r d de la Basse-Saxe, est le plus solitaire de la Répu- bl ique fédérale et p a r là propice à la médi ta t ion. Ham- b o u r g comme Brême sont à plus de cent ki lomètres . Il a fondé son Collège. E n Allemagne, les in te rna t s de style ru ra l ne sont d 'a i l leurs pas rares. A l 'origine, il é ta i t ques- t ion d 'oppose r la ve rdu re à la ville...

    — Le r e t o u r à la na tu re , cher à la vieille bade rne de Rousseau !

    — Vous n 'avez r ien p e r d u non plus de vos par t i s pris ! — S o m m e r y en serait-il venu à a d m i r e r cet espr i t faux ? — Ne feignez pas de l 'avoir oublié : le p a t r o n sait débus-

    quer chez chacun ce qui mér i t e d 'ê t re gardé... Mais je vous fais peut-être m a r c h e r t rop vite ? Vous êtes couvert , moi je n 'a i qu 'un imperméable .

    — Voilà ce que c'est que d ê t re hab i tué à la nature. — Pour ça oui. Le t h e r m o m è t r e ne doit guère dépas-

    ser u n ou deux degrés. Au pet i t j o u r il gelait. Le brouil- l a rd givrait et...

  • — Je l'ai vu s 'épaissir à mesure que le t ra in approchai t de Cuxhaven.

    — Excusez-moi d 'avoir été un peu en re tard . — Je ne tiens pas compte des heures. (Il sort i t un peti t

    volume de la poche de son pardessus , Godel compr i t qu'il s 'agissait d 'une Bible.) Comment voudriez-vous que j 'aie le t o u r m e n t des minu tes qui passen t : je plonge là-dedans et me voilà qua t re mille ans en arrière. Alors, une demi- heure de plus ou de moins !

    — Je vous envie. — Je tiens de semblables livres l ibéra teurs à votre dis-

    position. — J'ai ceux de la b ib l io thèque du Collège. — Et alors, ils vous l ibérera ient moins ? Evidemment ,

    celui-là n'y est pas. — Si. — Sommery n 'a tout de m ê m e pas dû se met t re à

    croire ? — Il reste agnost ique. Mais vous le savez aussi, dans

    aucune chaire d 'Eu rope on n 'exalte comme ici la vénérable et tou jours j eune phi losophie première , au t r emen t dit la mé taphys ique — est-ce à moi de vous faire u n cours ? — la pensée qui se dépasse, vise et pa r éclairs re joint le Vrai, l 'Eternel , bref Dieu.

    — Dites donc, vous avez engrangé depuis que je vous ai r encont ré tou t j eune h o m m e 1, m ê m e plus tard, quand nous avons travaillé ensemble 2.

    — C'était en 1954 et 1955 ! Depuis j 'ai vieilli : en ce jan- vier de 1971, j 'a i t rente-neuf ans ! E t ces quelque quinze ans je n 'ai guère fait qu ' é tud ie r !

    Despérant s ' a r rê ta sur le chemin piqué de pet i tes pla- ques de glace, et à t ravers le broui l lard visa la face prise en t re les longs cheveux plats, restés noirs, face mate el déjà plissée, tou jours percée de deux yeux de feu dont il avait autrefois admi ré l 'éclat :

    — Et vous êtes heureux ? — Vous faites allusion à... à quoi ? - Pardonnez-moi, j 'en étais revenu à songer à la foi,

    au Dieu... nommons- le ! Osons le n o m m e r ! En fait, ̂ce devrai t ê t re le seul n o m à jamais venir dans not re tête m ê m e quand nous p rononçons tous les autres... Oui, au

    1. Voi r le Maî t re . 2. Voi r F rance -Dern iè re .

  • D i e u , n o n p a s d e s p h i l o s o p h e s , p u r e i n t e l l e c t u a l i t é , p u r e

    a b s t r a c t i o n , m a i s à c e l u i d ' A b r a h a m , d ' I s a a c , d e J a c o b . A

    D i e u !

    D ' u n m o u c h o i r s o r t i d e s o n i m p e r m é a b l e , G o d e l e s s u y a

    s o n v i s a g e , p u i s , p e n c h é v e r s s o n c o m p a g n o n :

    — E h b i e n , D i e u , M o n s i e u r D e s p é r a n t , p o u r m o i ç ' a é t é

    l ' a m o u r , c e l u i q u e j ' a i p o r t é à u n e f e m m e , h é l a s q u i n e

    p o u v a i t p a s m ' a i m e r 1. E n s u i t e ç ' a é t é e t c ' e s t t o u j o u r s m o n

    a d m i r a t i o n p o u r M . S o m m e r y , e t m a p a s s i o n p o u r l ' e x e r -

    c i c e d e l a p e n s é e . V o y e z - v o u s , j e c r o i s q u e t o u t e f o i , c o m m e

    t o u t a m o u r e t t o u t e f e r v e u r q u i n o u s s o u l è v e n t a u - d e s s u s

    d e n o u s - m ê m e s , v i e n n e n t d ' u n e u n i q u e s e m e n c e .

    D e s p é r a n t n ' o b j e c t a r i e n ; i l s e r e m i t à m a r c h e r , p e n s i f .

    G o d e l l e s u i v i t . L e u r r e s p i r a t i o n r e c o m m e n ç a d e b l a n c h i r d e

    c o u r t e s v a g u e s d e v a n t e u x . L e s i l e n c e q u i l e s e n v e l o p p a i t

    a v a i t l ' é p a i s s e u r d u b r o u i l l a r d , e t r i e n n e p o u v a i t l a i s s e r

    p e n s e r q u ' u n b â t i m e n t é t a i t m a i n t e n a n t p r o c h e , q u ' o c c u -

    p a i e n t d e s d i z a i n e s d ' é t u d i a n t s a v e c l e u r s p r o f e s s e u r s :

    t o u t u n m o n d e g r o u i l l a n t d e v i e . I l s e u s s e n t p u s e c r o i r e

    s e u l s , s u r l e c h e m i n d e t r a v e r s e d ' u n e l a n d e .

    — Q u a n d m ê m e , v o s l i v r e s , f i t e n f i n l e p e t i t h o m m e ,

    l ' é t u d e , l a r é f l e x i o n , f i n a l e m e n t q u ' e s t - c e q u e c ' e s t a u p r è s

    d e . . . a u p r è s s e u l e m e n t d ' u n ê t r e ?

    F r a n ç o i s G o d e l r e j e t a e n a r r i è r e , d e s o n d o i g t t r e m p é ,

    u n e m è c h e d e c h e v e u x . S u r l e p o i n t d e d i s c u t e r , a u d e r -

    n i e r m o m e n t i l h é s i t a . P u i s , a p r è s q u e l q u e s p a s :

    — A u f o n d , d i t - i l , i l s u f f i r a i t p e u t - ê t r e q u e j e v o u s

    r é p o n d e t o u t s i m p l e m e n t : « I l f a u t v i v r e . »

    D e s p é r a n t s e r a p p r o c h a d e c e t h o m m e p l u s h a u t q u e l u i

    d ' u n e b o n n e t ê t e m a i s s o n c a d e t d e q u e l q u e h u i t a n s .

    — D é c i d é m e n t , v o u s t r a h i s s e z S o m m e r y ! d i t - i l . T o u t à

    l ' h e u r e v o u s m ' e n v i i e z ; m a i n t e n a n t , c e s p a r o l e s d é s a b u s é e s .

    Q u e d o i s - j e c o n c l u r e ?

    L e r e g a r d d e F r a n ç o i s G o d e l , d ' a b o r d t r o u b l é , s e r a f ' f e r m i t :

    — R i e n , f i t - i l . Q u a n d o n a i m e , o n n e t r a h i t p e r s o n n e .

    D e s p é r a n t p a r u t f r a p p é p a r l a r é p o n s e , e t c ' e s t s a n s

    r i e n d i r e q u ' i l s ' e n f o n ç a d e n o u v e a u d a n s l e c o t o n h u m i d e .

    D e s m i l l i e r s d e b u l l e s s ' é t a i e n t c o l l é e s à s o n p a r d e s s u s , à

    s o n c r â n e , q u ' e l l e s e n d u i s a i e n t d ' u n e e s p è c e d e c h e v e l u r e

    c o u r t e e t n e i g e u s e . I l a l l a i t à p e t i t e s e n j a m b é e s , l ' œ i l b a s

    d e r r i è r e s e s l o u p e s , l e s é p a u l e s r o n d e s . I l s m a r c h è r e n t

    1. Voir la Couleur du Gris, la Mort de Bourgain (en prparation).

  • encore u n bon moment , dans le froid vif, puis le sol de l'allée devint plus ferme, comme mar te lé plus souvent par des pas. De chaque côté, le gazon maigre dont ils n'aperce- vaient jusque-là que le bord, venait de s ' in te r rompre pour laisser place à l ' amorce visible d 'une au t r e allée, coupant t ransversa lement la leur.

    — Vous allez b ien tô t apercevoir la maison, dit enfin Godel. (Despérant ne so r t an t pas de lui-même, il reprit , embarrassé . ) Vous ne serez cependan t pas impressionné.

    — Rien ne m ' impress ionne plus. — Vous auriez tou t épuisé ? Pour tan t , vous n'êtes pas

    te l lement plus vieux que moi, et... — Je suis plus j eune au cont ra i re ! Oui, oui, ne faites

    pas cette mimique de doute : je suis un perpétuel enfant , un nouveau-né. A m o n réveil, chaque ma t in j ' en t re dans le monde.

    — Alors, chaque j o u r vous devriez t rouver des sujets d 'émervei l lement !

    — Non. Car chaque soir je me couche dans l 'Eternel. E t donc chaque ma t in je r ecommence la montée au sup- plice, je n ' a t t ends déjà plus que le soir, la nuit, avec l'es- poi r qu'elle sera celle dont je ne m e réveillerai pas. E t re enfin établ i et p o u r tou jours dans le Royaume.

    Godel examinai t avec perplexité la pet i te boule givrée qui sor ta i t du col monumenta l , lorsque soudain Despérant s ' a r rê ta :

    — Dites-moi, qu'est-ce que je suis venu faire ici ? A quel t i t re Sommery s'est-il rappe lé que j 'existais ? Qu'ai-je encore à voir avec tous ceux-là que vous m'avez cités et que je vais r e t rouver derr ière cet te façade que je ne dist ingue tou jours pas ?

    — Vous ne m'avez pas laissé finir l ' énuméra t ion des amis invités que j 'avais commencée tou t à l heure : il faut y a jou te r Simon.

    — Simon ? — Oui. — Ah ! lui... Simon ? Vous avez bien dit : Simon ? — Oui. E t donc, subi tement , vous ne trouvez plus votre

    présence sans objet . Despérant devenait le siège d 'un déba t difficile. — Là où je suis, fit-il après un moment , ses courtes

    mains ressort ies et se ser rant mach ina lement l une l 'autre, là où je suis je ne devrais être que pour annoncer la Bonne Parole. E t Simon... Enfin, François, vous vous souvenez de

  • no t re effort, d u r a n t des mois, p o u r t i r e r au clair quelques pans de son existence ? Effort f inalement vain ! De loin en loin, au début , il me donna i t signe de vie. Depuis des années le silence est r e t o m b é en t r e nous. Que je vous le confie : je le croyais mor t .

    — Vra imen t ? Le ton é ta i t si dubi ta t i f que les loupes se re levèrent sur

    Godel, t raversées p a r une vive surpr i se : — Pourquo i ment i ra is- je ? — Parce que vous aviez appr i s à ne jamais dou te r de

    lui, e t qu'il nous avait p romis aux Plaignes, chez Hervé Mauny, avant de p a r t i r p o u r l 'Afrique, qu'il fera i t tout poui vivre 1.

    — Eh ! on n 'es t pas m a î t r e de ses engagements dans ce domaine-là !

    — Vous savez chez lui la dé te rmina t ion du caractère. — Mais ne nous avait-il pas dit aussi — en vér i té c'était

    à Bourga in qu'il s ' adressa i t : « Mon chât iment , c 'est la vie » ?... E t voilà que j 'ai hâ te de le revoir ! Il est arrivé ?

    — Pas encore. Il déba rque à H a m b o u r g en fin d'après- midi, ou ce soir : la m e r est couver te d 'une b r u m e aussi épaisse que no t r e b rou i l l a rd et le cargo sur lequel il est a u r a s û r e m e n t du re ta rd . Je suis chargé d 'al ler le cher- cher en voi ture au débarcadère .

    — J ' i rai avec vous. — Il a u r a été vot re faiblesse, hein ? Il vous fascinait..

    Main tenant , Mons ieur Despérant , d 'un ins tan t à l ' au t re la façade du Collège va sor t i r du broui l la rd , vous allez la voir. Vot re c h a m b r e est sur l'aile de Sahlenburg, c'est-à-dire à votre gauche. Vos bagages doivent vous y a t t endre déjà. Je crois que j 'a i eu ra i son de vous faire descendre de voiture à la grille : tou t ce que nous avons dit en m a r c h a n t ! Vous voilà en é ta t de famil iar i té avec les lieux, les êtres. Ah ! voyez-vous, ce Collège, il est m a vie, m a vie heureuse, et je n 'en souhai te ra is pas d 'aut re , il y a des momen t s , pour tan t , où j 'étouffe, e t si j ' a i voulu accompagner le chauffeur poui vous accueil l ir dès Cuxhaven, c 'étai t pou r me détendre. Et se dé tendre , en l 'occurrence, ça veut dire r e t rouver le m o n d e quotidien, la vie plus ordinaire . Avouez que je n'ai guère été servi : avec ce b rou i l l a rd je n'ai pas vu dix visa- ges, e t je suis arr ivé si en r e t a rd qu'il ne pouvait être ques t ion de baguenaude r sur les quais ou d ' en t r e r dans une

    J. Voir Frllllcc-Demii:re.

  • t a v e r n e . I c i , M o n s i e u r D e s p é r a n t , b i e n s û r o n n e c u l t i v e

    q u e d e s p l a n t e s s o m p t u e u s e s m a i s o n e s t d a n s u n e s e r r e . — E t f i n a l e m e n t , d o n c , v o u s s u f f o q u e z . — O u i . S e u l e m e n t m a p a s i s o n p o u r l ' é t u d e e s t t e l l e

    q u ' à p e i n e d e r e t o u r , l a p o r t e t o u t j u s t e r e f e r m é e d e r r i è r e m o i , e l l e m e r e s s a i s i t e t j e s u i s r e p r i s . J e r e d e v i e n s l e b é n é . d i c t i n d a n s s o n c o u v e n t , e t j ' e n t o n n e a v e c a l l é g r e s s e la

    l o u a n g e à l ' E s p r i t , d e g r a n d s l i v r e s e n t r e l e s m a i n s . — M a i s a u f a i t , i l d o i t b i e n y a v o i r d e s f e m m e s i c i ?

    — O h ! i l y e n a s i p e u ! S a n s p o u r a u t a n t s o u m e t t r e l e s c a n d i d a t e s é t u d i a n t e s à u n e p e s é e p l u s s é v è r e d e l e u r s

    a p t i t u d e s e t d e l e u r d é t e r m i n a t i o n q u e l e s h o m m e s , S o m - m e r y n ' e n a c c e p t e g u è r e . T o u t j u s t e u n e p o i g n é e . C e q u i n e l ' é t o n n é p a s . D e p u i s t o u j o u r s i l t i e n t q u ' u n e f e m m e n ' a q u ' e x c e p t i o n n e l l e m e n t l a t ê t e p h i l o s o p h i q u e . E t p a r m i c e l - l e s q u i l ' o n t , r a r e s s o n t c e l l e s — i l y e n a ! — q u i r e s t e n t f é m i n i n e s . O r v o u s s a v e z c o m m e il a i m e q u e l e s h o m m e s s o i e n t d e s h o m m e s . E t d o n c l e s f e m m e s d e s f e m m e s !

    — J ' a p p l a u d i s . C e s e r a e n c o r e u n e d e m e s f a i b l e s s e s ! M a i s e n f i n , j e s u i s b i e n o b l i g é d e r e c o n n a î t r e p a r l à l e p r o f q u ' e n s e c r e t j ' a i s i s o u v e n t e n v i é , q u i h a n t a i t n o s d é b a t s p a r i s i e n s e n t r e l a L i b é r a t i o n e t s o n d é p a r t p o u r B o n n . V o u s d e v e z s a v o i r a u r e s t e c e q u ' i l e s t a d v e n u d e s a g r é g é e s

    d e p h i l o q u i t o u t u n t e m p s o c c u p a i e n t l e d e v a n t d e l a s c è n e p a r i s i e n n e : S i m o n e d e B e a u v o i r n ' a p l u s é t é c a p a b l e q u e d e r a c o n t e r s a v i e . S e s d e r n i è r e s œ u v r e s , d i t e s l i t t é r a i r e s ,

    q u e l l e s p l a t i t u d e s ! A n i t a L o i r e , P a t i o n a r i a d e s b e a u x j o u r s d e l a Q u a t r i è m e s o m b r e d a n s l ' a l c o o l . L e s b a r r i c a - d e s d e m a i 1 9 6 8 l ' o n t a c h e v é e . E l l e é r u c t e d e t e m p s à a u t r e

    u n p a p i e r c o n t r e l e m i n i s t r e d e l ' I n t é r i e u r o u s o n p r é f e t d e p o l i c e , e n a l t e r n a n c e a v e c l ' e x c i t é d e M a u r i c e C l a v e l , e t y d é p l o i e c o m m e l u i l e c o n t r a i r e m ê m e d ' u n e r é f l e x i o n .

    — N o u s s a v o n s t o u t ç a . L e p a t r o n a r é d i g é l à - d e s s u s

    d e s p a p i e r s d a n s l a p r e s s e , e t o n n o u s é c r i t . E n f i n l e C o l - l è g e e s t a b o n n é à d e s q u a n t i t é s d e j o u r n a u x , d e r e v u e s , d e p u b l i c a t i o n s f r a n ç a i s e s , a u t a n t d ' a l l e m a n d e s , d e s u i s s e s , d ' a m é r i c a i n e s . . .

    — N ' i n s i s t e z p a s ! V o u s m ' é v o q u e z u n e s o r t e d e l i e u

    d e g r â c e , m ê m e s i o n y é t o u f f e . C e t t e c o n c e n t r a t i o n d e l ' é t u d e , d e l a r é f l e x i o n , d u s é r i e u x , o u i , d e s c h o s e s d e l e s -

    p r i t . . . a l o r s c o n f i d e n c e p o u r c o n f i d e n c e , j e v o u s r é v é l e r a i c e c i : i l y a d e s m o m e n t s , e t c e s o n t m e s m o m e n t s d 'an-

    1. Voi r Frciii,,e-Deriiière.

  • goisse, où aussi je m e demande si la pensée telle qu'elle est p o u r des h o m m e s comme Sommery , c'est-à-dire l 'alpha et l 'oméga de la dignité h u m a i n e en état d'exercice, n 'est pas l 'équivalent de cet Esp r i t Saint qui an ime m a foi, a t t e ignan t à une t r anscendance comparable . E n quelque sorte, sous u n au t r e vocable, une m ê m e essence.

    — E t donc jaill ie de la m ê m e semence, la même, Des- pérant , l 'un ique ! Ah ! je m e sens t rembler , e t ce n 'est pas de froid ! C'est de p a r t a g e r soudain avec que lqu 'un ce que je crois ê t re la vérité.

    Despé ran t ~ p a r u t f r i s sonne r à son tour , puis voûté davantage, il r ep r i t sa marche. . . j u s q u ' à ce qu'il s ' immo- bi l isât : la tê te relevée, il guet ta i t l ' appar i t ion énorme, écrasante , de la façade de pierre, qu'il d is t inguai t enfin, au-delà du large per ron . En fait, il ne voyait avec préci- sion que le cen t re du bâ t imen t , e t encore, en son rez- de-chaussée : les ailes comme le p r e m i e r étage é ta ient moins nets, le second moins encore. Cependant , de deviner, et de si près, l ' é tendue des ailes e t l 'existence d 'un troi- s ième étage le laissa in terdi t . Mais dé jà la hau te por te vi t rée s 'ouvrai t , e t une s i lhouet te apparu t . Despérant r econnu t i m m é d i a t e m e n t Sommery. Alerte, en veston, le p ro fes seu r f ranch issa i t le p e r r o n ; il descendi t les mar- ches, les mains tendues , rayonnant .

    — Vous voyez, fit Despérant , un sourire plaqué comme une gr imace sur sa face t rempée , je n 'ai pas hésité à venir j u squ ' à ce t emple d 'un savoir que je réprouve : j 'ai l 'espri t œcuménique , moi aussi.

    S o m m e r y éclata de rire, e t e n f e r m a dans ses mains pu issan tes et souples, les pet i tes mains congest ionnées pa r le froid.

  • CHAPITRE III

    — Nut t e !... P o u L . Pu ta in ! — Nein ! Je ne suis pas une pu ta in Ich bin keine Nutte.

    l m Gegenteil ! Le contra i re , le contraire , sale type ! Elle lui donna u n grand coup de pied dans la jambe,

    et, l ' accélérateur l ibéré b ru ta l ement , la voi ture hoqueta , en zigzaguant, tandis que le m o t e u r se cr ispai t avec de drô- les de brui ts . Un coup de klaxon, derrière, les avert i t qu 'on les suivait e t qu 'on tenai t à savoir ce qu ils allaient faire. Il voulut r e m e t t r e le pied sur l 'accélérateur, mais elle avait déverrouil lé la por t iè re et la poussai t , l entrebâi l lant malgré la press ion du vent dû à la vitesse. Déjà elle se penchai t , le dos arrondi . La voi ture qui les suivait avait ralent i : elle ne les dépassera i t pas. Un ins tant encore il tenta de ressais ir la longue j a m b e moulée dans le jean mais la fille s 'é tai t auss i tô t a rcboutée au tableau de bord, au dossier, alors, u n coup d'œil lancé dans son rétroviseur, il en décida :

    — Steig ans ! F a h r mit ihnj, das ist besser fiïv DicJi. E r bezahlt, er ha t eil1en Mercedes !

    Elle comprena i t : « Oui, oui, descendre, je ne demande que ça. E t bien sûr que ça vaudra mieux pour moi e mon te r avec lui ! Il paiera. Il a une Mercedes. » Elle ju bi le en t re ses dents. E t lui, rageur , en même temps qu il a donné un coup de volant b ru ta l pou r dégager la voie e l ' autoroute , freine. Puis, sans a t t end re d 'être a r rê té sur a berme à demi boueuse, il a t t r ape le g rand sac de la fille, et à peine a-t-elle un pied sur le sol qu'il le lui je t te a

  • pleine volée. Elle le reçoi t dans la poi t r ine , m a n q u e de s 'étaler , e t n e r e t rouve pas fac i lement l 'équilibre. Enfin, elle s ' assure s u r ses j ambes , se déploie, alors elle s 'aperçoi t qu'el le t remble . Déjà la « coccinelle » fuit, dans u n grand b ru i t d ' échappement . Une sor te de c rach in tombe, brouil- l a rd à grosses mailles, qui p r e n n e n t le ciel et le paysage dans leur filet. H o r m i s la Mercedes, qui s ' a r r ê t e u n peu plus loin, son c o n d u c t e u r ayant m a n œ u v r é sans brusque- rie, les deux larges chaussées sont désertes, sur t ou te la longueur visible, plus rédui te vers le nord , où les mailles du c rachin devenant p lus serrées, l ' au to rou te disparaî t en t r e les fû ts grêles et b la fa rds d ' a rb r e s nus. Elle se t ient debout , son sac à ses pieds, lasse à s 'écrouler . Un h o m m e fort, d 'une b o n n e c inquanta ine , descend de la Mercedes. El le ne sa i t pourquoi , elle se dit : « Un Bavarois ». Elle le regarde s ' approcher , sans b ien le voir. « Ou u n négociant de H a m b o u r g . » Déjà il lui pa r l e a l lemand. Elle p o u r r a i t le c o m p r e n d r e lui aussi, e t r épondre . « Ou u n bourgeois de Hanovre . » Elle l 'observe comme s'il avai t été immense , ou minuscule . I l a l 'élégance épaisse, parei l le aux plis du cou. I l s 'offre à la conduire , s ' i r r i te de l ' insolence des conduc teurs qui cro ient que tou te j eune fille qui fait de l 'auto-s top est p rê t e à se donne r p o u r régler son voyage, se félicite d ' ê t r e ar r ivé à temps. N'avait-on pas vu ces temps-ci, s u r l ' au to rou te de Brême à Osnabrück, t ou te une série de viols ? El le comprend , elle comprend , mais son re- g a r d r e s t e fixe, t rop ouvert . Une Opel passe à tou te allure, qu ' une Por sch veut r a t t r a p e i . Les éc laboussures se sui- vent, d o n t l ' homme ne s ' es t pas soucié, qui ont taché le bas de son pa rdes sus de r a t ine b leu nuit . Le b r u i t r e tombe après les je ts d ' eau sale, le c rach in r e t rouve son mur- m u r e régulier , qu i feu t re la voix, la r e n d proche, si pro- che, j u s q u ' à ce que l ' homme se baisse, se saisisse du sac... Vivement elle lui a a r r ê t é le b ras , avec une telle vio- lence qu'il s 'é tonne. L ' é tonnement p r e n d ses plis, les ren- tre. Elle s 'est reculée d 'un pas, avec son sac, qu'elle re t ient à que lques cen t imèt res de la boue. Elle es t en sandales, n 'a p o u r vê tement , ou t re le blue-jean, qu 'une veste de drap rapée. Il a u r a vu cela, ma i s c 'est aux yeux qu'il la guette, qui n e son t pas hagards . Ils sont durs, ne ts comme les deux canons d 'une a rme, qui vise. I l avait pu croire à de l 'hébé tement , à quoi m a i n t e n a n t a t t r i b u e r ce regard ? Son é t o n n e m e n t se modifie, ses plis p r e n n e n t une nouvelle forme, en cascade serrée : il s ' interroge. Un énorme

  • camion chasse toute l 'eau de la chaussée, en fait une gerbe sans fin. L 'homme s 'est écar té un peu, et à son tour piétine dans la boue. Il a découver t la cause du malen tendu : elle n 'est pas Allemande. Est-elle Anglaise, Belge ou Française ? Est-elle I ta l ienne ? La longue cr inière va pa r mèches du b r u n au rouge, pou r r a i t être auburn . Ignoran t l 'italien, il cherche des mots d'anglais, les essaie, croit à son mauvais accent, tente un peu de français. Il a t rouvé : dans le regard qui le fusille quelque chose a tressailli.

    — Mademoiselle...

    Sub i t ement il se ta i t : que cette fille lui para î t belle ! Elle parle, et ses mo t s ont la m ê m e dure té que le regard. Il écoute, fasciné. Elle s 'expr ime en français, où se mêle un peu d 'a l lemand. Il c o m p r e n d mal. N ' impor te , il écoute. Il a l ' impress ion qu'elle l ' insulte, non pas lui en fait, quel- qu 'un d 'autre , qui cependant serai t lui aussi, mêlé à d'au- t res : elle en a « aux h o m m e s ». A la société ? A la Créa- t ion ? E t si c 'étai t à elle qu'elle s 'en p rena i t ? A son impuis- sance, à ses imprudences , à sa crasse ? Il tourne des hypo- thèses dans sa tête, comme il en tournai t , dans le char qu'il commanda i t en rou te pou r Bastogne, p a r les ter ra ins épouvantables des Ardennes, en un hiver scmblable à celui- ci, p a r t emps bouché, mi-corps hors de la tourelle, ruisse- lant d 'eau et de froid, mais b r û l a n t d'énergie et d'angoisse. Ah ! qu 'en ce matin-là fû t a p p a r u devant son regard ce beau visage d ' Isolde méridionale , tourné vers lui tel qu'il est à l ' instant , et il se fû t fait t ue r deux fois, alors qu'il parv in t à ne pas se faire t ue r une seule, tou t en se ba t t an t comme il convenait . Cet hiver-là il n 'avait pas soixante ans mais trente-cinq, pas de plis sous le men ton ni au bas des joues. Il é tai t svelte et haut , dans son uni forme san- glé. Casqué et rasé de frais. Une nostalgie terr ible le sai- sit, tandis que le pe rcen t de pa r t en pa r t les balles tirées pa r cette pet i te mit ra i l leuse inépuisable. Il a chaud. Les balles lui incendient la poi tr ine, il se redresse, afin d'of. fr ir davantage de surface au feu meur t r ie r , et qu'il l'ose, il ouvri ra i t son pardessus , son veston, ̂sa chemise, poui offrir sa poi t r ine nue. Seulement sa poi t r ine est t rop grasse, elle n 'est plus celle du H a u p t m a n n de trente-cinq ans, au corps ferme et viril. Il se rabaisse, se replie, se fait le plus ramassé possible, enfin se recule. Elle doit imaginer qu'il a compris le sens et les raisons de son défer lement Pour t an t elle cont inue de parler , de la même voix acide et sifflante. E t lui n 'éprouve plus, et c'est au cœur, qu tin

  • p incemen t douloureux et tr iste. Il la salue vaguement , reçoi t à la suite p lus ieurs gerbes d'eau, qui éclatent dans le v r o m b r i s s e m e n t r épé té de deux Mercedes. Comme u n fuya rd il r egarde sa voi ture , don t le siège est devenu t rop g rand p o u r lui. Il démar re , la voi ture s 'en va...

    — Si, s 'écrie la fille, si, je suis une pu t a in ! I ch bin eine N u t t e ! E ine N u t t e !

    Puis sa longue m a i n maigre flotte dans la pet i te pluie vient re lever la n a p p e de ses cheveux plats, et elle a l'im- press ion qu'elle va d o r m i r tou t debout . Alors elle a jus te la cour ro ie du sac à son épaule, e t s'éloigne, vers les arbres . Au-delà des minces fûts, cet te grisaille c 'est peut-être un bosquet . Elle a les p ieds t rempés . Pas après pas elle écar te le voile l iquide, et b ientô t , en effet, elle dis t ingue l 'orée d ' un bois de pins. Un camion ra len t i t à sa h a u t e u r ; elle ne se dé tou rne pas. Le conduc t eu r passe une au t re vitesse, accélère, r e t rouve son allure, en t r e deux gerbes d'eau. Elle s 'enfonce sous le couver t des pins.

  • CHAPITRE IV

    — On peut dire qu'on ne voit rien, Herr Simon, hein ? Une foutue purée, même la mâture, au plus on la devine. Pour la mer, rien. Et pourtant, elle est là, hein ? au-dessous, et autour. Je l'aime comme ça aussi, plate, avec sa four- rure de brume. On se glisse dedans. Pas au chaud : au froid. Ça nous va le froid, hein ? Le froid c'est pour les hommes... Ach, wie liebe iclz das Meer ! Ja, ce que j'aurai aimé la mer ! Déjà, tout gosse... Mais tout gosse ou plus tard, vous vous en fichez. Compte le jour qui passe. Ce matin. Aspirez, c'est bon, hein ? J'aime ouvrir un carreau. Le hublot tournant ne me suffit pas... I1nmer noch nichts auf dem Radarschim, Franz ?... Je demande à Franz s'il n'y a toujours rien au radar.. Cette poisse, c'est de la mer. De la mer pompée l'été, qui s'ennuyait là-haut et qui retombe, doucement, qui ne bouge plus, pour qu'on la goûte bien. Sie ist gut, nicht 5 Le palais, la gorge, mieux qu'une bier. Avec nos nouveaux instruments on n'aurait pas besoin d'ouvrir le fronton. Pour un peu je pourrais rester enfermé dans ma cabine, si j'y avais tout le tableau de bord, les cadrans, là, l'image du radar. L'homme de la barre a sa route... Immer auf 85, Lothar... Au 85 toujours. Ce que je cherche, c'est à voir Elbe I devant. Elbe I je vous l'ai montré sur la carte, hier, c'est le bateau feu de l'Elbe où on embarque le pilote. Ce qu'il faut dans la brume, c'est bien se situer. Par là, à l'heure qu'il est, une heure après l'étalé de pleine mer, la carte indique un cou- rant d'un demi-nœud vers le Hrse, au 297... Et puis, le dois

  • tenir compte que mon brave Aachenstadt abat mieux sur tribord et qu'il est un peu trop sur le cul. La mer, la navi- gation, faire sa route, aller jusqu'à s'occuper soi de la barre, bon Dieu, que ça me plaît ! Je ne suis pas de ceux qui prennent des pilotes pour oui ou non, j'attends le der- nier moment. Je remonterais l'Elbe sans eux si le règle- ment l'autorisait... Je n'ouvre pas pour retrouver mes émo- tions de premier embarquement, du temps où la vue comp- tait plus que le loch, autant que le compas. C'est parce que je continue d'aimer ça, l'eau. Das Wasser auf der... L'eau sur la peau ! Et puis qui vous entre partout... Ouvrez l'autre carreau... Ja, comme ça. Vous serez plus... vous serez mieux, moi il faut que je jette un coup d'œil sur le sondeur, et le reste. On marche demi-vitesse. Il faut avoir le sens marin, et de l'heure. On navigue un peu au-dessous du 54e, presque d'Ouest en Est, l'heure change vite à cette latitude-là. A Hambourg, on vit aux bougies... Vous avez vu, il y a un homme à chaque aileron dehors, et j'ai posté évidemment une vigie sur le gaillard, avec son interphone... Kurt... Kurt, hôrst Du mich ?... Immer noch nichts ?... Je lui demande s'il m'entend, et il n'y a toujours rien. Vous remarquez, ces appareils modernes, ça nasille à peine. Aspi- rez, allez-y, buvez, soûlez-vous. Ça soûle mieux qu'une femme. Entre-nous, même que votre petite. Les gars, ils en rêvent de votre petite, moi pas. Mais un jour, plus per- sonne à rêver : les bateaux seront tous automatisés, il n'y aura plus d'équipage. Juste le commandant. Au moins tou- jours il y aura le bateau, et la mer. Quand même, c'est dommage. Vous le comprenez, puisque vous avez été ste- wart — loufiat, pour nous ! — sur des Transats, avant la guerre. Le monde maritime c'est une grande famille. Ça n'est pas parce que les hommes se ressemblent. C'est à cause du bateau, et de la mer. La mer, voyons... Ja : fait l'unité. Elle change les hommes et les habitudes, et la... comment dit-on en français ?... Ja, je me rappelle : la notion du temps. On fait le quart, d'une certaine heure à une cer- taine heure, c'est la théorie : un type comme moi il est toujours prêt à être de quart. C'est là qu'on fréquente pour de vrai le bateau, et la mer On bavarde avec elle. Les mots, c'est le bateau... On arrive à la hauteur de Langeoog. Ce crépitement, c'est le radiophare de l'île... lVir liegen gut, Franz ?... Il faut se méfier quand on est à vitesse rédui- te. On ne peut pas descendre au-dessous de demi-vitesse, c'est le minimum pour être prêt à manœuvrer si besoin. Le

  • pilote va nous t rouver vite, OTt a le contact avec les pilotes pa r V.H.F., en plus du beuglant d 'Elbe I. Un vrai paquebot celui-là, avec des feux partout . . . Nous, les Allemands, mein Lieber, on fait bien les choses ! Alors le pilote va nous ar r iver sans t â tonne r et on s ' amar r e r a à quai sur les huit heures ce soir. Ça ne peu t pas vous déranger d 'avoir du r e t a rd : votre pet i te est avec nous. Moi, je suis heureux de garder plus longtemps un passager comme vous, qui pou- vait être marin . Vous avec l'œil gris, un peu vert, pareil à moi. Les vrais mar ins ont les yeux gris... Ich habe weder eine Kleine noch eine G r o s s e ; ich habe n u r eine Dicke : mais moi, je n 'ai ni pet i te ni grande, je n 'ai qu 'une grosse ! I n Vancouver. C'est pas là ! Qu'elle a t t ende sur les quais de Hambourg , ça ne me gênerai t pas non plus d 'être en retard, même de r a t e r une marée. Les vrais mar ins , ils peuvent rêver des femmes, ils s ' ennuient dès qu'ils les ont avec eux tous les jours . Les autres , les faux, ils lâchent vite, et se font à t e r re employés de bureau. La m e r fait le tri. Pauvres bonnes-femmes, aucune qui au ra t an t couché avec nous que la mer... Vous aussi, vous comprenez ça ! Alors, vous saisissez : q u a n d la Hapag me dira : « Mon gars... » C'est comme ça qu 'on dit, hein ? Vous constatez, je me souviens de mieux en mieux, ça ser t d 'avoir fait l 'occupa- t ion à Bres t et à Cherbourg, trois ans !... Quand l 'adminis- t r a t eu r de la Hapag me dira : « Mon gars, ça y est, ton temps est fini », je r ep rendra i du service sur un Libérien, les corsaires d ' au jourd 'hu i . Le ha sa rd m 'a fait rencontrer Onassis à Bal t imore , il y a six mois, il venait de rouler avec sa pet i te Jackie... En t re nous, il nous ressemble : la m e r d 'abord, ses bateaux. Le reste, Callas ou Kennedy, c'est la parade . Der Zi rkus ! Il est d 'accord pour que j'em- barque . Il y a encore des coins du monde où l 'Administra- tion ne coupe pas les nageoires aux types. Je t iendrai jus- qu 'à ce que je crève, debout , floc dans la belle eau — elle est tou jours belle dès qu 'on a qui t té les côtes crasseuses d 'Europe. Bien que, dites donc, savez-vous qu'avec toutes leurs croisières, il y a des côtes, aux Caraïbes, exemple, qui n 'en peuvent plus : on parle qu 'on y ra t ionnera i t les esca- les ! Tous nos culs-de-plomb veulent al ler aux Caraïbes ! Heureusement , ici, en t re Bremerhaven et Cuxhaven, hors les ports , il n 'y a p resque personne. C'est bon que vous alliez là. La campagne a les pieds dans l'eau, l 'hiver c'est du marais , la m e r ne veut pas se laisser faire comme ça. En fait, Ilzr ist es gleich, elle s'en fout. Un jour elle lâchera

  • tout , elle a te l lement de place ailleurs. Sur tou t ne restez pas à Hambourg . Ça pue le trop-plein. Moi, je serais Willv Brandt , j ' e m b a r q u e r a i s tou t ce qui s 'agglut ine là, et en route pou r le g rand large ! Une bonne pet i te t empête et les mess ieurs et les dames se reposent la quest ion de la... je t rouve : de la p récar i t é de la vie. E n t r e nous, il faudra t rouver un t ruc p o u r reficher la trouille... c 'est ça ? la trouille, aux terr iens . Ils ne croient plus à la guerre. Seule- m e n t à l 'argent, au confor t , à la sécur i té sociale, à la pilu- le... Ah ! ah ! diese Misthunde, les cons ! Nous, on n 'a pas besoin de f emmes à pilules, hein ? On en fout un coup à la m e r et elle sait faire passer.. . C'est ça ?... nos petits. On la re t rouve intacte.. . Qu'est-ce que tu veux... Franz, was 1vills1 Du ?... Tiens, venez voir, H e r r Simon, le r a d a r nous signale un collègue. On n ' en tend pas encore sa sirène, Ça va venir. Il nous a repérés , il garde son cap, comme l 'autre, tout à l 'heure, le pétrol ier , vous avez dû l ' en tendre ? La dernière fois que j 'a i eu des ennuis, c 'é ta i t en Médi terranée, je navi- guais au 60. Un vieux t a n k e r de Sa Majes té suivait la route inverse presque, au 250. Il faisait clair, un pe t i t m a t i n de p r in t emps . On pouvai t pas ne pas se voir. Natu- re l lement , c 'est la c lassique figure des navires presque con t rebord ie rs . Il a manœuvré , l ' idiot, au lieu de passer à l ' honneur — b e a u langage, qui dit quelque chose comme à ras-bord. Je l 'ai échappé juste . Sans quoi on recommen- çait la collision du S tockholm et de l 'Andrea-Doria, dans l 'Atlantique, vous vous souvenez, en 56 ?... Je n 'ai fait que deux naufrages , il y a longtemps. C'est bon de savoir qu'on peut faire naufrage, qu 'on n 'est pas sûr. Ça nous donne du relief. Aut rement , nous ser ions aussi comme des employés de bureau . Quand je lis dans la presse qu 'un ba teau s 'est perdu , ça me réjouit. . . Vous parei l ? Ach ! ça ne m 'é tonne pas... Il passe... Ces radards , c 'est des t rucs en or. On ne voyait rien, et si on en tenda i t son beuglant , essayez de préc iser la route ! Dans la b r u m e c'est terrible, l ' impress ion est que ça nous vient de par tout . Et not re corne, c 'est curieux, hein ? on s 'habitue, on l 'entend plus. Pour tan t , un son aussi long, six secondes la minute, ça n 'est pas rien. Mais c 'est comme q u a n d on est assis à côté d 'une belle fille, dans une boîte, e t que le violon râpe ses cordes, il agit et on s'en rend plus compte , man glaubt an das SclZ011e Màdel u n d nicht an die Musik, on croit à la belle fille pas à la musique.. . Il est passé, Karl , le radio, l ' interroge... Il parle, écoutons . Dommage, vous ne connais-

  • sez pas bien l 'al lemand. Il s 'agit du Kürzigshaven, il emmène des conta iners pou r Montréa l e t il doit se compléter à Rot te rdam. C'est un ami qui le commande . Nous étions ensemble sur le Pa t r i a à Flensburg, avec Doenitz, quand le g rand amira l a en t repr i s les démarches pour la capitula- tion. Mon ami pleurai t . Moi pas. Reich ou pas Reich, res- tai t la mer. Das Reich ist kaput t , abe r es gibt immer das Meer ! Il n 'y a plus de Reich, il y a tou jours la m e r ! Evi- demment , il y a la Bundesrepublik. . . La Républ ique Fédé- rale. Curieux : plus pu issan te que le Reich de no t re Hi t ler ! Savez-vous que l 'Allemagne a une flotte ma in tenan t de 3 000 navires, p o u r treize mill ions de tonnes. En 45, elle étai t rédui te à rien. Il va falloir décider de const rui re un deuxième por t européen à Wilhelmshaven. Le chenal de la Jade est merveilleux. On va le f ranchi r ma lheureusement sans voir. Ça n 'a pas d ' impor tance , c 'est plat. Quand je par le de merveille, il s 'agit de la profondeur , de l 'abri. Ça n 'est pas la rade de Lisbonne, ou de Rio. Ici, tout est pou r la mer. E t ce sera bien : à l 'Eu roopor t de Rot te rdam, il y a te l lement de ba teaux qu 'on p e r d u n fol... un temps fou à a t t endre un pos te à quai. E n ce moment , on drague l 'Ems, pou r la po r t e r à 45 pieds. Les ba teaux de 80 000 tonnes y en t re ront . Moi, je m e conten te de m o n brave Aachenstadt, ses c inq cales, son b o n diesel, ses 16 nœuds. Tiens, on dira i t la b r u m e moins épaisse. Non, c 'est le jou r qui lève for t q u a n d même. On au ra cet te purée toute la journée, et la nuit , et t rois ou qua t r e jours encore. Le ba romèt re bouge pas. Cette nuit , vous serez chez vos amis, moi dans m a couchette. Seu lement demain je me détends. J ' irai au Barracuda . Je n 'ai ni pet i te ni grande ni grosse là, mais il y a u r a s û r une Dirne, une friiuleil1 facile, qui vousdra respi- re r l 'odeur des m a r k s en m ê m e temps que celle de la mer : cet te odeur-là nous colle... nous imbibe, nous passer ions dix fois sous la douche... Je charge ensui te à la consigna- t ion de Menzell, et je r epa r t i r a i pou r l 'Afrique du Sud, avec des c iments et des p rodu i t s chimiques. Déjà j 'ai le frêl pou r le re tour , avec un crochet sur le Saint-Laurent.. . Ja, au Canada. Je r amènera i du minerai . Vous voyez ça, l'Atlan- t ique Nord, et Sud, et puis Sud, et Nord, et la t raversée d 'Ouest en Est. Wochenlang mit dem Meer... des semaines avec la m e r ! Des mois mieux : il est quest ion pour juin du Pacifique. V e r d a m m t ! N o m de Dieu, j 'y suis déjà !

    S imon r en t r a la tête dans la t imoner ie et une bouffée de b r u m e y péné t ra aussitôt . Sa face hâlée était rougie pa r

  • le froid, sa peau fine, aux pet i tes r ides gorgées d'eau, res- sembla i t à une te r re creusée p a r une rivière aux mille bras .

    — Dommage , dit-il, le r ega rd perdu, que je n 'aie pas les moyens d 'Onassis , je vous dirais : « Changez de cap, virez s u r le large, on con tourne l 'Ecosse et on r en t r e dans l 'Atlant ique ! » Je ne voudra is pas r e t rouve r la terre .

  • CHAPITRE V

    Lorsque Sommery ent ra , Estève Beck se leva de son fauteuil , e t la quinzaine d 'é tudiants qui é taient dans la la salle, se r e t o u r n a n t et voyant Sommery , en firent autant .

    Il é ta i t en t r é sans brui t , non pour su rp rend re (il avait f rappé deux coups discrets cont re la porte) , mais parce que la por t e ouvra i t sans qu 'on en tendî t la se r ru re et parce que le sol étai t recouver t d 'une manière de moque t te Aussi bien, dans ce Collège, la discipline était l ibrement consentie, et Sommery c o m m e ses collègues ne régnaient que p a r leur science reconnue et leur personnali té . Il s 'avança vers les é tud ian t s la m a i n tendue, le visage heu- reux, et commençan t p a r ceux du fond de la pièce, il serra toutes les mains avant de se r re r celle du jeune professeur qui fut aut refois son élève de Khâgne à Henr i IV, devint Normalien, réuss i t l 'agrégation, et qui main tenant , ayant demandé s a mise en disponibil i té de l 'Université fran- çaise malade d ' E d g a r Faure et du marxisme, l 'avait rejoint ici. Estève Beck p répa ra i t une thèse s u r l ' interférence des doctr ines de P roudhon et de Marx dans la philosophie poli- t ique de la Social-Démocratie al lemande. C'était un suje t qu'il sou t iendra i t en a l lemand devant un ju ry de Tübingen et qui lui avait été suggéré voilà déjà des années pa r une réflexion de Sommery s u r l ' influence qu 'avai t le moral is te P roudhon sur le révis ionnisme al lemand, spécialement chez E d u a r d Bernste in , tandis que le doctr inai re Marx, p o u r t a n t a l lemand, était progress ivement délaissé — jus- qu 'à l 'ê tre officiellement, lorsque la S.P.D. avait tenu son

  • congrès de B a d Godesberg, en 1965. Grâce d 'ai l leurs à cet te abdica t ion du marx isme, la Social-Démocratie jusque-là dans l 'opposi t ion avait pu r a s su re r des électeurs ayant conservé l ' hab i tude d ' identif ier m a r x i s m e et d ic ta ture , e t réussir , tou t d ' abo rd avec les Chrétiens-Sociaux de Kur t Kiesinger, la « Grande Coalit ion », puis avec les Libéraux de Wal t e r Sheel, l 'accession à la d i rec t ion du pouvoir, sous la condui te du br i l lan t Willv Brandt .

    — Asseyons-nous, dit S o m m e r y en s 'asseyant lui-même s u r la chaise qui voisinait le b u r e a u de Beck... Ça va, mal- gré le b rou i l l a rd ? Quel que soit leur moyen de communi- cat ion, nos voyageurs ne sont pas gâtés p a r le temps, et j 'a i l ' impress ion que dema in le b rou i l l a rd ne sera pas levé, si bien que j ' augu re mal du déplacement de nos invités Tout de m ê m e no t re récept ion devrai t ê t re réussie. En fait, réussie, qu'est-ce que ça veut dire ? Ce que je voudrais c 'est qu 'au-delà de l 'ouver ture un peu solennelle, tout le m o n d e s'y sente heureux, voire joyeux, nous comme nos invités e t nos ar t is tes . Alors nous aurons prouvé que les spectacles de l 'espr i t et du cœur ne sont pas caducs, e t qu' i l n 'y a pas que l ' ânonnement , le sad isme et la porno- graphie r égnan t sur les scènes de ce XXe siècle finissant qui pu issen t n o u r r i r la d i s t rac t ion des hommes , fussent-ils des a p p a r e m m e n t blasés comme moi ou des jeunes dits en thous ias tes c o m m e vous.

    Il r ia i t en concluant . — Bravo ! s 'écria l 'un des é tudian ts dans la m ê m e

    bonne h u m e u r , tandis que quelques au t res écla tant de r i re à leur t o u r ba t t a i en t de la ma in s u r l eur table, lançant des Seh r Gut ! Schôn ! Bravo ! plus ou moins chaleureux selon qu' i ls é ta ient plus ou moins expansifs.

    S o m m e r y s 'étai t expr imé en français, il eût pu aussi b ien s ' ad resse r en a l lemand : a l l emand et f rançais étaient les langues de t ravai l et pe r sonne n 'é ta i t admis à suivre les cours du Mutenschloss , qui ne connût pas convenablement les deux. Si bien que les é tud ian t s qui f r équen ta ien t l'éta- b l i s sement é ta ient p re sque tous ou Allemands ou Français ; deux seuls Anglais f iguraient sur les listes cet te année, trois I tal iens et qua t r e Américains, tous fils de mil i ta ires ou de fonct ionnai res de l'O.T.A.N. en rés idence ou à Bruxelles, au SHAPE, ou en Allemagne. Lorsque S o m m e r y ouvri t son collège de philosophie, en 1960, l'effectif n 'avai t été que d 'une vingtaine d 'é tudiants , et pou r leur enseignement il s 'é tai t par tagé la tâche avec son ami Werne r Held, lui aussi

  • t ransfuge de Bonn, spécialisé dans la philosophie grecque et l 'homologue de Pierre-Maxime Schuhl de la Sorbonne. Le n o m b r e des é tud ian t s n 'avait c rû que peu à peu, parallè- lement celui des professeurs : en 1963, Paul Calderon, au t r e ancien élève de Sommery , plus âgé que Beck de quel- ques années é ta i t venu s ' instal ler ici, puis ce fu t le tou r d 'un jeune doc teur a l lemand qui venai t d 'achever son Habi l i ta t ionsschr i f t à Cologne, Wolfrang Kepper , décidé, comme il l 'avait écri t à Sommery en posant sa candida ture « à une recherche l ibre et active de la vérité, en s 'appuyant non s u r le langage et ses habiletés, mais sur la raison et ses exigences ». C'était un p r o g r a m m e p rop re à séduire Sommery, et à pa r fa i re les rense ignements que le philo- sophe f rançais avait sur le candida t : Sommery n'avait-il pas p roc lamé en t re autres , dans le manifes te qu'il avait rédigé lors de la fondat ion du Collège et que tout é tudiant devait s 'engager m o r a l e m e n t à respec ter avant de s'agré- ger à l ' é tabl issement : « Ce collège veut être le lieu de réflexion d 'espr i ts libres, et il n 'es t qu 'un seul t i t re pour y avoir accès : se vouloir servi teur de la raison. » Keppei é ta i t devenu l 'un des plus actifs penseurs de l 'établisse- ment , ayant publié deux volumes d'essais phi losophiques à la Fischer Bucherei . E t parce qu'il alliait la p ro fondeur à une grande cordial i té dans ses relations, Sommery avait l ' impress ion de revivre à t ravers lui ses années de matu- rat ion, lorsqu' i l enseignai t à la Khâgne d'H. IV. Bonheur aussi lorsque Estève Beck l 'avait rejoint , cet élève particu- l iè rement aimé, r eçu à Normale en 54, et auquel il écrivit d 'ai l leurs à cet te occasion une le t t re perspicace, que Beck a gardée : q u a n d celui-ci la lui a fait relire, peu après son installat ion, Sommery a pu vérifier qu' i l ne s 'é tai t pas t rompé lorsqu ' i l avait d i t sa cer t i tude que professeur pas- sionné comme lui l 'était pa r son enseignement, Beck ne se dés in téressera i t pas p o u r a u t a n t de la vie publique, donc de la pol i t ique '. Si bien que ç 'avait été une au t re joie pou r lui d 'accueil l ir un Estève Beck famil ier de tous les faits poli t iques survenus depuis leur séparat ion, qui avait coïn- cidé avec le pi toyable échec du t ra i té de Communau té Européenne de Défense (C.E.D.). Il n 'avait donc pas été surpr i s lorsque Beck lui avait annoncé son suje t de thèse, et il s 'était ré joui que la Faculté de Tübingen acceptât qu'il en en t repr î t la rédaction.. . Mais après Beck, il avait

    1. Voir France-Dernière.

  • r a p i d e m e n t f a l l u e n g a g e r d e u x a u t r e s p r o f e s s e u r s d e p h i l o c a r l e s c r a q u e m e n t s d e l ' U n i v e r s i t é f r a n ç a i s e a p r è s l a d é s o r -

    g a n i s a t i o n d e 1 9 6 8 , a v a i e n t a m e n é d e F r a n c e d e n o m b r e u s e s d e m a n d e s d ' i n s c r i p t i o n d e j e u n e s h o m m e s e t d e q u e l q u e s

    j e u n e s f i l l e s d é s i r e u x d e t r a v a i l l e r , e t d e l e f a i r e d a n s l a

    c o m p a g n i e d e m a î t r e s p o u r q u i l e c h o i x d e l ' e s p r i t n e s e l i m i t a i t p a s e n t r e u n g a u c h i s m e s a n s c o h é r e n c e , u n s t r u c . t u r a l i s m e d e s s é c h a n t e t u n m a r x i s m e t o t a l i t a i r e , c h o i x

    c o i f f é s e r e i n e m e n t p a r u n n o u v e a u m i n i s t r e , i n c a p a b l e d e

    r e d r e s s e r l a b a r r e r e n d u e f o l l e p a r s o n d é m a g o g u e p r é d é - c e s s e u r . C ' e s t q u e l a r é p u t a t i o n d u M u t e n s c h l o s s s ' é t a i t p e u

    à p e u r é p a n d u e . L a c o l l a b o r a t i o n d e S o m m e r y à d e s j o u r -

    n a u x d e P a r i s , d e B r u x e l l e s e t d ' A l l e m a g n e , d a n s l e s q u e l s il

    a v a i t d é v e l o p p é t o u t a u l o n g d u r è g n e d e d e G a u l l e u n

    a n t i g a u l l i s m e d ' a u t a n t p l u s f a c i l e m e n t r é s o l u q u e l e g é n é . r a l s ' o b s t i n a i t à d é f e n d r e u n n a t i o n a l i s m e p r i m a i r e , a v a i t a i d é à a f f e r m i r l e r e n o m d e s o n f o n d a t e u r ; l e s r é s u l t a t s

    a v a i e n t f a i t l e r e s t e , e t o n n ' a v a i t p a s t a r d é à a p p r e n d r e

    d a n s q u e l c l i m a t s ' a c c o m p l i s s a i e n t l à l e s é t u d e s : é t a i t

    r e t r o u v é e l a g r a n d e r e s p i r a t i o n d ' u n e m é t a p h y s i q u e q u i n e s ' e f f r a i e p a s d e s o n n o m . P r o g r e s s i v e m e n t o n s u t d o n c

    d a n s l e s m i l i e u x u n i v e r s i t a i r e s q u ' e n u n c o i n i s o l é d u N o r d d e l ' A l l e m a g n e F é d é r a l e e x i s t a i t u n e i n s t i t u t i o n s i n g u l i è r e o ù é t a i e n t e x a l t é e s e t r e n d u e s v i v a n t e s l e s v a l e u r s é t e r n e l -

    l e s e t u n i v e r s e l l e s d e l a p h i l o s o p h i e . U n e e s p è c e d e l é g e n d e s ' é t a i t m ê m e à m e s u r e t i s s é e , e t q u e l q u e s - u n s n e r e d o u -

    t a i e n t p a s d ' é v o q u e r l e s é c o l e s m é m o r a b l e s : l ' A c a d é m i e

    d e P l a t o n , l e L y c é e d ' A r i s t o t e , l e P a r a c l e t d ' A b é l a r d . P u i s

    i l y a v a i t q u e l e s é t u d i a n t s p o u v a i e n t ê t r e a d m i s g r a t u i t e - m e n t , e t n o n m u n i s d e d i p l ô m e s . L e s a u t o d i d a c t e s , c o m m e

    l e s â g é s , é t a i e n t l e c a s é c h é a n t l e s b i e n v e n u s . S e u l s c e u x q u i p o u v a i e n t p a y e r , p o u r q u e l q u e r a i s o n q u e c e f û t ( p a - r e n t s , f a m i l l e , b o u r s e s p r i v é e s d ' i n s t i t u t i o n s i n d u s t r i e l l e s

    o u c o m m e r c i a l e s . . . ) p a y a i e n t . T o u s p a r t i c i p a i e n t p a r c o n t r e a u x t r a v a u x d o m e s t i q u e s q u i p e r m e t t a i e n t d ' e n t r e t e n i r a u x m o i n d r e s f r a i s l e c h â t e a u , s e s b â t i m e n t s , s e s p a v i l l o n s

    a n n e x e s e t l e p a r c . P a r é q u i p e o n b a l a y a i t , l a v a i t , c i r a i t , m e n u i s a i t , t o n d a i t l e s p e l o u s e s , r a m a s s a i t l e s o i g n o n s p o u r

    l ' h i v e r , r e p e i g n a i t l e s g r i l l e s , l e s f e n ê t r e s . A u M u t e n s c h l o s s n ' e x i s t a i e n t n i r i c h e s n i p a u v r e s . E t S o m m e r y v o u l a n t

    p o u r t o u s c e d o n t l u i - m ê m e a v a i t t o u j o u r s e u s o u c i , l e s o i n c o r p o r e l e t l ' é l é g a n c e , c h a c u n d e v a i t s ' h a b i l l e r a v e c s o i n a p r è s d e s a b l u t i o n s a c h e v é e s p a r u n p a s s a g e à l ' e a u

    d e C o l o g n e . L e C o l l è g e a v a i t u n c o n t r a t a v e c p l u s i e u r s f i r -

  • m e s a l l e m a n d e s p o u r l a f o u r n i t u r e d ' e a u x d e t o n e t t e a u x

    p a r f u m s v a r i é s , e t à d e u x r e p r i s e s d a n s l ' a n n é e s c o l a i r e , u n c o n f e c t i o n n e u r d e H a m b o u r g a r r i v a i t a v e c u n i m m e n s e c a m i o n r e m p l i d e c o m p l e t s l e s p l u s d i v e r s . C h a c u n c h o i s i s -

    s a i t , l e C o l l è g e r é g l a i t . P o u r l a d e m i - d o u z a i n e d ' é t u d i a n t e s , e l l e s é t a i e n t l i b r e s d e s e v ê t i r s e l o n l e u r g o û t , o n l e u r

    o c t r o y a i t u n p é c u l e à c e t t e f i n . L e s i n t é r ê t s p r o d u i t s p a i l e c a p i t a l d e l a F o n d a t i o n c r é é e p a r l e b a r o n B o u r g a i n

    v e r s l e s a n n é e s 50 , c o u v r a i e n t c o n f o r t a b l e m e n t l e s d é p e n . s e s d e t o u t e n a t u r e q u e n e c o u v r a i e n t p a s l e s v e r s e m e n t s

    d e s m e m b r e s p a y a n t s . D e t o u t e f a ç o n S o m m e r y s ' é t a i t r e f u s é à r e c e v o i r p l u s d e c e n t v i n g t é t u d i a n t s , c e q u i r e p r é -

    s e n t a i t d e s a m p h i s a y a n t u n a u d i t o i r e d e d o u z e à q u i n z e m e m b r e s s e l o n l e s c o u r s . C e c h i f f r e l u i é t a i t a p p a r u l ' o p t i - m u m , e t c o n t r e c e u x q u i e u s s e n t v o u l u l e v o i r g o n f l e r s o n e f f e c t i f , i l c i t a i t p o u r s ' a m u s e r A l a i n l u i r a p p o r t a n t a v e c

    s a t i s f a c t i o n q u ' à s e s d é b u t s , v e r s l a f i n d u s i è c l e d e r n i e r , a u

    C o l l è g e d e P o n t i v y , i l a v a i t n e u f é l è v e s e n p h i l o , o u b i e n M i c h e l A l e x a n d r e , q u i c o m m e n ç a p a r e n s e i g n e r l e s f i l l e s

    a u L y c é e d u P u y e t n ' a v a i t a l o r s q u ' u n e s e u l e é l è v e , d e v e n u e d e p u i s e l l e - m ê m e p r o f e s s e u r d e p h i l o s o p h i e : A n t o i n e t t e D r e v e t ! D è s l a r e n t r é e d e 6 9 , l e c h i f f r e d e

    1 2 0 a é t é a t t e i n t , e t s i S o m m e r y l ' a v a i t v o u l u i l e û t é t é

    d o u b l é p o u r l e s e m e s t r e d ' h i v e r 70 -71 — c a r à l a d é g r a d a - t i o n d e l ' U n i v e r s i t é f r a n ç a i s e é t a i t v e n u e s ' a j o u t e r c e l l e d e

    l ' U n i v e r s i t é a l l e m a n d e , a t t a q u é e s u r l e s m ê m e s f r o n t s , b i e n

    q u e m o i n s g r a v e m e n t . L a d i f f i c u l t é é t a i t j u s q u e - l à d ' a i l l e u r s d e f a i r e l e t r i p a r m i l e s c a n d i d a t u r e s , e t q u o i q u ' i l e n c o û t a t a u x f i n a n c e s d e l ' é t a b l i s s e m e n t , e n t r e d e u x c a n d i -

    d a t s a p p a r e m m e n t d e n i v e a u é q u i v a l e n t e t d e r é s o l u t i o n c o m p a r a b l e , S o m m e r y r e t e n a i t c e l u i d e s d e u x d o n t l e s c o n d i t i o n s d ' e x i s t e n c e é t a i e n t l e s p l u s m o d e s t e s : c e l u i - l à

    a v a i t m o i n s d e p o s s i b i l i t é s d e c h o i s i r e n t r e p l u s i e u r s é t a - b l i s s e m e n t s . C a r S o m m e r y n ' a g i s s a i t p a s a i n s i p o u r s ' a d o n -

    n e r à l a d é m a g o g i e f a c i l e q u ' e s t l e c u l t e d u p a u v r e . D e m ê m e q u ' i l v o u l a i t i g n o r e r l e b o u r g e o i s , i l r e f u s a i t d e c u l -

    t i v e r l e p r o l é t a i r e o u l ' o u v r i e r . E t c ' e s t p o u r q u o i , d a n s l a m ê m e p e n t e d e r é f l e x i o n , i l é t a i t d e c e u x q u i a v a i e n t r e p r o - c h é v i o l e m m e n t à c e r t a i n s u n i v e r s i t a i r e s , à E d g a r F a u r e

    e t a u x d é p u t é s f r a n ç a i s , d e f e i n d r e d e c o n f o n d r e d é m o c r a -

    t i e d e l ' e n s e i g n e m e n t s u p é r i e u r e t a b a n d o n d e t o u t e s é l e c - t i o n d e b a s e . S o u s l e p r é t e x t e q u ' u n f i l s d ' o u v r i e r n e b é n é - f i c i a i t p a s d e s m ê m e s a t o u t s i n t e l l e c t u e l s d a n s s o n m i l i e u

    q u ' u n f i l s d e b o u r g e o i s , a u l i e u d e f a i r e p a s s e r a u x d e u x

  • u n e x a m e n d o n t l ' a d é q u a t i o n p e r m e t t a i t d e j u g e r d e s a p t i - t u d e s d e f o n d d e c h a c u n , o n p e r m e t t a i t a u x d e u x d e s u i v r e u n e n s e i g n e m e n t p o u r l e q u e l i l s n ' é t a i e n t s o u v e n t f a i t s n i

    l ' u n n i l ' a u t r e