l’unesco et la culture : construction d’une catégorie d...

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ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES Thèse de doctorat Discipline : Sociologie Luis Mauricio BUSTAMANTE FAJARDO L’UNESCO et la culture : construction d’une catégorie d’intervention internationale, du « développement culturel » à la « diversité culturelle » Thèse dirigée par Gisèle SAPIRO Présentée et soutenue publiquement le 24 septembre 2014 Jury : M. Philippe BOUQUILLION, Professeur à l’Université Paris VIII M. Vincent DUBOIS, Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg M. Jean-Louis FABIANI, Directeur d’études à l’EHESS M. Tristan MATTELART, Professeur à l’Université Paris VIII Mme Gisèle SAPIRO, Directrice de recherche au CNRS-EHESS M. Gustavo SORÁ, Professeur à l’Université Nationale de Córdoba et chercheur au CONICET

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  • COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES

    Thse de doctorat

    Discipline : Sociologie

    Luis Mauricio BUSTAMANTE FAJARDO

    LUNESCO et la culture : construction dune catgorie

    dintervention internationale, du dveloppement culturel

    la diversit culturelle

    Thse dirige par Gisle SAPIRO

    Prsente et soutenue publiquement le 24 septembre 2014

    Jury :

    M. Philippe BOUQUILLION, Professeur lUniversit Paris VIII

    M. Vincent DUBOIS, Professeur lInstitut dtudes Politiques de Strasbourg

    M. Jean-Louis FABIANI, Directeur dtudes lEHESS

    M. Tristan MATTELART, Professeur lUniversit Paris VIII

    Mme Gisle SAPIRO, Directrice de recherche au CNRS-EHESS

    M. Gustavo SOR, Professeur lUniversit Nationale de Crdoba et chercheur au CONICET

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    Rsum

    La thse a pour objectif de contribuer ltude de la constitution de la culture comme catgorie

    dintervention internationale. Elle porte sur lUNESCO comme terrain dobservation de ce

    processus, qui stend sur la priode 1966-2005. partir de plusieurs types de sources et de mthodes

    (dpouillement darchives, analyse de donnes statistiques, entretiens, observation participante), la

    thse retrace la gense sociale, les conditions de possibilit et les enjeux qui structurent lespace

    international des dbats sur la culture et les biens culturels.

    Ds la fin des annes 1960, le dveloppement culturel simpose comme doctrine qui lgitime

    laction de ltat dans le secteur culturel. Les dbats se poursuivent dans les dcennies suivantes et

    portent sur la dlimitation des secteurs dintervention, ainsi que sur le degr de participation des

    pouvoirs publics et du march en tant que facilitateurs de la production et mdiateurs dans la

    circulation des biens culturels. Dans ce processus, apparat un espace de concurrence o interagissent

    des agents internationaux avec des statuts diffrents (hommes politiques, diplomates, fonctionnaires

    internationaux, chercheurs, universitaires, artistes, etc.) pour dfinir une conception lgitime de la

    culture et des formes daction culturelle.

    Le principe de diversit culturelle est la manifestation la plus rcente de ces luttes internationales,

    il vise garantir lautonomie de la production culturelle nationale face linternationalisation ingale

    des marchs. Il sinscrit de ce fait dans la continuit des dbats internationaux qui ne cessent dtre

    ractivs depuis dsormais plus dun demi-sicle. Cette thse voudrait ainsi contribuer la rflexion

    sur le processus de cration, dinternationalisation, de circulation et de lgitimation des nouvelles

    catgories daction au moment de penser la culture.

    Mots cls : sociologie de la culture, sociologie des biens symboliques, politique culturelle,

    internationalisation, histoire transnationale, diversit culturelle, UNESCO.

    UNESCO and culture: construction of an international intervention category from

    cultural development to cultural diversity

    The objective of the thesis is to contribute to the study of the constitution of culture as a category of

    international intervention. UNESCO is the field where we observe this process during the period of

    1966-2005. Through many types of sources and methods (archival analysis, statistical analysis,

    interviews, participant observation), the thesis retraces social genesis, the conditions of possibility

    and the issues which structure the international stage of debates on culture and cultural goods.

    By the 1960s, the cultural development is imposed as a doctrine which legitimize the actions of

    the state in the cultural sector. Debates continue in the following decades and focus on the delineation

    of areas of intervention, as well as on the degree of participation of the public authorities and the

    market as the facilitator of the production and mediator in the circulation of cultural goods. In this

    process appears a competitive space where international actors with different statuses (politicians,

    diplomats, international civil servants, researchers, academics, artists, etc.) interact to define a

    legitimate conception of culture and cultural forms of action.

    The principle of cultural diversity is the latest manifestation of these international struggles, it aims

    to ensure the autonomy of national cultural production in the face of the uneven internationalization

    of markets. It is part of the continuous international debates which never cease to be reactivated for

    more than half a century. This thesis would like to contribute to the reflection on the process of

    creation, internationalization, circulation and legitimization of new categories of action when

    thinking about culture.

    Keywords: sociology of culture, sociology of symbolic goods, cultural politics, internationalization,

    transnational history, cultural diversity, UNESCO.

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    Remerciements

    Je tiens remercier tout dabord Gisle Sapiro pour avoir accept de diriger cette thse, elle

    ma continuellement encadr et soutenu avec bienveillance et amiti. Cette thse naurait jamais vu

    le jour sans ses conseils et son encouragement constant. Je tiens galement remercier le Centre de

    Sociologie europenne au sein duquel jai ralis cette recherche. Que soit remerci lensemble de

    ses membres et en particulier Jocelyne Pichot, Rmi Lenoir, Julien Duval, Afrnio Garcia et Anne-

    Catherine Wagner, pour leur gnrosit en partageant leurs expriences et leur amiti. Mais aussi

    aux chercheurs extrieurs au Centre comme Andr Grelon, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Brigitte Le

    Roux et Philippe Bonnet pour avoir contribu amliorer les conditions matrielles de sa ralisation.

    Un mot de remerciement aux fonctionnaires de lUnesco qui mont accueilli lors de la ralisation

    dun stage la Section Diversit des expressions culturelles, qui ont partag avec gentillesse leurs

    savoirs et savoir-faire. Que Mauro Rosi et Jair Torres soient aussi remercis pour mavoir ouvert les

    portes de lorganisation, ainsi que Sang Phan et Adle Torrance pour leur amabilit en me guidant

    dans les archives de lUnesco.

    Je remercie les membres du jury, MM. Philippe Bouquillion, Vincent Dubois, Jean-Louis

    Fabiani, Tristan Mattelart et Gustavo Sor, pour lattention quils ont accorde ce travail.

    Les doctorants et anciens doctorants du CESSP mont apport un soutien moral prcieux qui

    ma permis de surmonter les doutes et les preuves qui font le quotidien de la vie de thsard. Je tiens

    spcialement exprimer ma gratitude Domingo Garcia, Sophie Nol, Fruela Fernandez, Constanza

    Symmes, Daniel Palacios, Amine Brahimi et Tristan Leperlier. Ce travail est galement redevable

    celles et ceux qui, lors de sances de groupes de travail et hors de celles-ci, mont prodigu de

    prcieux conseils : Adrien, Alejandro, Amotz, Aude, Ccile, Clarisse, Claire, ric, Hlne, Jrme,

    Leonora, Lucile, Madeline, Marcella, Myrtille et Yehezkel.

    La ralisation de cette thse naurait pas t possible sans les multiples corrections,

    remarques et suggestions dElsa Abou Assi, ric Brun, tienne Jezioro, Amine Brahimi, Clarisse

    Fordant, Sophie Nol et Cyril Jayet. Je leur suis extrmement reconnaissant de leurs attentives

    relectures de ce manuscrit. Ce travail doit aussi beaucoup lamiti fidle de la communaut des

    doctorants et docteurs que jai rencontrs au sein de lEHESS dans ces annes de formation et de

    recherche. Ils mont accompagn moralement et ont rendu ma vie de doctorant plus plaisante :

    Amine, Camilo, Cristina, Cyril, Diego, Domingo, Fruela, Germn, Gnge, Henry, Ingrid, Nelson,

    Marie, Marine, Paola, Ryder, Solenn, Tristan, Valentina et tous ceux que jaurais pu oublier par

    inattention. Que mes camarades du Panchester soient aussi chaleureusement remercis pour les

    moments de dtente, qui mont permis de souffler lors de la rdaction de cette thse.

    Enfin, le mot remerciement nest pas assez fort pour ma famille qui, malgr la distance, ma

    soutenu inconditionnellement dans ce projet, mme dans les moments o le doute lemporte sur

    loptimisme. Merci pour leur fidle affection.

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    Sommaire

    Introduction .................................................................................................................................... 13

    Premire partie. Gense et institutionnalisation de la question culturelle lUnesco ............. 49

    Chapitre I. La construction dun espace international pour penser la culture ....................... 51

    1.1. Une organisation internationale pour la culture .............................................................. 53

    1.2. Les politiques culturelles : mergence dune problmatique internationale ................... 67

    1.3. Premires rflexions internationales sur les politiques culturelles.................................. 81

    Chapitre II. La culture comme catgorie dintervention internationale .................................. 95

    2.1. La circulation internationale des ides et des savoirs ..................................................... 96

    2.2. Les agents de lexpertise culturelle internationale ........................................................ 111

    2.3. De Venise Mexico : la construction politique dune pense ...................................... 127

    Chapitre III. Lespace des domaines daction et modles dintervention dans le secteur culturel

    dans les annes 1980 ................................................................................................................ 141

    3.1. La construction statistique dun espace des politiques culturelles dans le monde ........ 143

    3.2. Gopolitique de laction culturelle ................................................................................ 156

    Conclusion de la premire partie ............................................................................................. 191

    Deuxime partie. LUnesco et la circulation internationale des produits culturels : un espace

    de luttes ......................................................................................................................................... 195

    Chapitre IV. La circulation libre et quilibre de linformation et la communication ......... 201

    4.1. Linternationalisation de la communication.................................................................. 203

    4.2. La Commission de seize sages ................................................................................ 224

    4.3. La fabrication dun rapport international ...................................................................... 243

    Chapitre V. De lexception culturelle la diversit culturelle ............................................... 273

    5.1. Les conditions dmergence de la notion dexception culturelle .................................. 275

    5.2. La construction sociale du principe de diversit culturelle ........................................... 292

    5.3. Rhabiliter lUnesco pour dfendre la diversit culturelle ........................................... 318

    Conclusion de la deuxime partie ............................................................................................ 343

    Troisime partie. LUnesco, une plateforme mondiale pour la circulation internationale des

    ides ............................................................................................................................................... 349

    Chapitre VI. Les changes culturels internationaux entre mondialisation et diversit culturelle

    ................................................................................................................................................... 353

    6.1. Llaboration de la Dclaration : lUnesco et sa lgitimit en la matire ..................... 354

    6.2. Protger et promouvoir : une convention pour la diversit des expressions culturelles 365

    6.3. Structure de lespace de prise de position autour du dbat de la diversit des expressions

    culturelles ............................................................................................................................. 387

    Chapitre VII. LUnesco dans le processus dinstitutionnalisation de laction culturelle en

    Amrique latine ........................................................................................................................ 403

    7.1. Prmices dun processus de linstitutionnalisation de la culture comme une catgorie

    dintervention publique en Amrique latine ........................................................................ 405

  • 8

    7.2. Les conditions sociales de ladoption de la diversit culturelle : le cas du Chili .......... 435

    Conclusion de la troisime partie ............................................................................................ 457

    Conclusion ..................................................................................................................................... 459

    Sources ........................................................................................................................................... 471

    Bibliographie .................................................................................................................................. 485

    Annexe ............................................................................................................................................ 501

    Table des illustrations .................................................................................................................... 511

    Table de matires ......................................................................................................................... 511

  • 9

    Liste de sigles

    AAFU : Association des Anciens Fonctionnaires

    de lUNESCO

    AAID : Agence africaine dinformation et de

    documentation

    ADG : Adjoint Director General (Directeur gnral

    adjoint)

    ADM : Administration

    ADPIC : Accord de l'OMC sur les aspects des

    droits de proprit intellectuelle qui touchent au

    commerce

    AECID : Agence espagnole de coopration

    internationale pour le dveloppement

    AFD : Agence franaise de Dveloppement

    AFP : Agence France-Presse

    AGCS : Accord gnral sur le commerce des

    services (ou GATS : General Agreement on Trade

    in Services)

    AIERI : Association internationale des tudes et

    recherches sur linformation

    AIF : Agence internationale pour la francophonie

    AIPU : Association Internationale du Personnel de

    lUNESCO

    ALAIC : Asociacin Latinoamericana de

    investigadores de la comunicacin

    ALENA : Accord de libre-change nord-amricain

    ALESCO : Organisation Arabe pour l'ducation,

    la Culture et les Sciences

    AMI : Accord multilatral sur linvestissement

    AP : Associated Press

    BM : Banque Mondiale

    CAB : Cabinet du Directeur gnral

    CE : Commission Europenne

    CEE : Communaut conomique europenne

    CEPALC : Commission conomique pour

    lAmrique latine et les Carabes

    CI : Communication et information

    CIC : Commission internationale dtude des

    problmes de la communication

    CICI : Commission Internationale de Coopration

    Intellectuelle

    CIDSU : Comit international de soutien

    lUNESCO

    CIJ : Cour internationale de justice

    CLT : Culture

    CMAE : Confrence des ministres allis de

    lducation

    CPLP : Communaut des pays de langue

    portugaise (en portugais : Comunidade dos Pases de

    Lngua Portuguesa)

    DDG : Deputy Directeur General (Sous-Directeur

    gnral)

    DG : Directeur gnral

    ED : Education

    ENA : Ecole Nationale dAdministration

    FELAFACS : Federacin Latinoamericana de

    facultades de comunicacin

    FENU : Fonds dquipement des Nations Unies

    FI : Fonctionnaire International

    FIEJ : Fdration internationale des diteurs de

    journaux et publication

    FMI : Fond Montaire International

    FPI : Fonction publique internationale

    GATT : Accord gnral sur les tarifs douaniers et le

    commerce (General Agreement on Tariffs and

    Trade)

    GS : General Service (services gnraux)

    HCDH : Haut-Commissariat aux Droits de lHomme

    IAPA/SIP : Association Interamricaine de presse

    (en anglais Inter American Press Association et en

    espaol Sociedad Interamericana de Prensa)

    IDH : Indice de dveloppement humain

    IEP : Institut dtudes politiques

    IHENU : Institut des Hautes tudes sur les Nations

    Unies

    IICI : Institut International de Coopration

    Intellectuelle

    IIDH : Institut International des Droits de lHomme

    IILA : Istituto Italo-latino Americano

    IIP/IPI : Institut international de la

    presse/International Press Institute

    ILET : Instituto latino-amricano de estudios

    transnacionales

    MPAA : Motion Picture association of America

    MPAE : Motion Picture Export Association of

    America

  • 10

    NANAP : Non-Aligned News Agencies Pool/Pool

    des agences de presse des pays non-aligns

    NOEI : Nouvel Ordre conomique International

    NOMIC : Nouvel Ordre Mondial de lInformation

    et de la Communication

    NU : Nations Unies

    OCDE : Organisation de coopration et de

    dveloppement conomiques

    OCI : Organisation de Coopration Intellectuelle

    ODG : Bureau du Directeur gnral

    OEA : Organisation des tats Amricains

    OECE : Organisation europenne de coopration

    conomique

    OEI : Organisation des tats Ibro-amricains pour

    la science, lducation et la culture

    OI : Organisation internationale

    OIF : Organisation internationale de la

    francophonie

    OIT : Organisation internationale du travail

    OMC : Organisation mondiale du commerce

    OMPI : Organisation mondiale de la proprit

    intellectuelle

    OMT : Organisation mondiale du tourisme

    ONG : Organisation non-gouvernementale

    ONU : Organisation des Nations Unies

    ORD : Organe de rglement des diffrends de

    lOMC

    ORTF : Office de radiodiffusion-tlvision

    franaise

    OTAN : Organisation du trait de lAtlantique

    Nord

    OUA : Organisation de lunit africaine

    PNA : Pays non-aligns

    PNUD : Programme des Nations Unies pour le

    Dveloppement

    PVD : Pays en voie de dveloppement

    RIDC : Rseau international sur la diversit

    culturelle

    RIPC : Rseau international sur la politique

    culturelle

    RP : Reprsentation permanente

    SACEM : Socit des auteurs, compositeurs et

    diteurs de musique

    SC : Sciences

    SDN : Socit des Nations

    SHS : Sciences Humaines et Sociales

    STA : Staff Association (Association du personnel

    de lUNESCO)

    STU : Staff Union (Syndicat du personnel de

    lUNESCO)

    TASS : Agence tlgraphique dinformation de

    Russie

    UAIA : Union des agences dinformation africaine

    UE : Union europenne

    UNESCO : United Nations Educational, Scientific

    and Cultural Organization

    UNIC : Centre dInformation des Nations Unies

    UNICEF : United Nations Children's Fund

    UNU : Universit des Nations Unies

    UPI : United Press International

    URSS : Union des rpubliques socialistes sovitiques

  • 11

    propos de sauvages

    Les Pemons de la Grande Savane appellent la rose Chirik

    Yetaku, qui signifie Salive des Etoile ; les larmes Enu Parupu,

    qui veut dire Vesou1 des Yeux, et le cur Yewan Enapu :

    Graine du Ventre. Les Waraos du delta de lOrnoque disent

    Mejokoji (Le Soleil du Cur) pour dsigner lme. Pour dire

    ami, il disent Ma Jokaraisa : Mon Autre Cur. Et pour dire

    oublier, ils disent Emonikitan, qui veut dire pardonner.

    Pauvres imbciles qui ne savent pas ce quils disent

    Pour dire terre ils disent mre

    Pour dire mre ils disent tendresse

    Pour dire tendresse ils disent don de soi

    Il y a chez eux une telle confusion de sentiments

    quen toute raison

    les braves gens que nous sommes

    les appelons sauvages.

    Gustavo Pereira2.

    1 Vesou : suc de la canne sucre (NdT) 2 Gustavo PEREIRA, crit de sauvage [1993], in Diana LINCHY [trad. Nicole Priollaud], Posie vnzulienne

    du XXe sicle, Genve, Ed. Patio, 2002.

  • 12

  • 13

    Introduction

    la croise de la sociologie de la culture, la sociologie politique, les sciences de

    linformation et la communication et la sociologie de linternational, cette recherche porte

    sur la constitution de la culture comme catgorie dintervention internationale. Elle examine

    lvolution des diffrentes conceptions de la culture lUnesco, organisation qui a jou un

    rle majeur dans le positionnement international des dbats sur la culture. Elle fait ainsi

    lhistoire sociale des reprsentations et des pratiques qui animent le travail de cette

    organisation, en prenant comme terrain dobservation lexpertise, les ngociations

    internationales et le militantisme transnational. Cette thse sintresse la gense des dbats

    internationaux sur la culture et les biens culturels ainsi quaux conditions de possibilit et

    aux enjeux qui structurent cet espace social. Elle a donc pour objectif de contribuer ltude

    de la circulation internationale des ides et des savoirs.

    A. LUnesco, un terrain dobservation transnational

    LOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture

    (UNESCO) est lorganisation internationale vocation culturelle la plus connue et reconnue

    de la famille des Nations Unies. Les travaux labors au sein de cette organisation (tudes,

    rapports, dclarations, conventions, etc.) peuvent savrer dun grand intrt comme terrain

    dobservation pour saisir les moments de cristallisation des luttes internationales pour le

    classement et la dlimitation des secteurs dont lUnesco a la comptence, car les luttes

    symboliques engendres pour valider ou contester des systmes de classification rendent

    visible les principes de hirarchisation et larbitraire, qui sous-tendent les reprsentations

    lgitimes3 . Ils permettent didentifier ce que Gisle Sapiro appelle des oprateurs

    axiologiques, sortes de catgories thiques de lentendement scolastique qui confrent aux

    systmes doppositions culturelles, leur sens, dans la double acceptation de signification

    et dorientation dans lespace4 .

    3 Gisle SAPIRO, Le savant et le littraire in Johan HEILBRON, Remi LENOIR et Gisle SAPIRO (dirs.), Pour

    une histoire des sciences sociales: Hommage Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004, p.91. 4 Ibid.

  • 14

    Nous nous intresserons dans cette recherche mettre en vidence les initiatives

    entreprises au sein de lUnesco afin de faire merger un espace international dchanges des

    ides et des savoirs sur laction culturelle. Ds la fin de lanne 1960, lUnesco a organis

    une srie de runions qui ont rassembl des agents de la plupart des pays du monde pour

    dfinir la culture comme catgorie dintervention internationale et dlimiter son domaine

    daction. En effet, en plus dtre un espace de rflexion et de prises de dcisions sur le

    traitement accord au secteur culturel dans le monde, lUnesco est une institution dote dun

    potentiel de diffusion important dans ses domaines dintervention (ducation, science,

    culture, communication). Encadr par ses organes de gouvernance (Confrence gnrale et

    Conseil excutif), le Secrtariat de lUnesco a la capacit de mettre en place des lieux

    dchange travers un vaste rpertoire de moyens dintervention : runions dexperts,

    colloques, symposiums, sminaires, ateliers de formations, confrences, groupes de travail

    sur des thmatiques spcifiques, etc. Ces lieux dchanges produisent ainsi un ensemble

    important de rapports, de documents, de recommandations, de livres, lesquels alimentent le

    dbat international sur la culture dans toutes les rgions de la plante.

    LUnesco est la fois un espace de luttes et une plateforme mondiale pour la

    circulation internationale des ides et des savoirs. Plusieurs agents sont la base de la

    construction et la circulation des savoirs produits au sein de cette organisation. Ce travail

    sintresse autant la production de nouveaux savoirs quau processus dlaboration et de

    ngociation des textes normatifs. Le rle des experts est central dans ce processus, car il rend

    possible la validation technique de principes labors par lorganisation. Les experts dont

    la lgitimit rside dans la possession dun savoir technique ou scientifique, constitu

    lintrieur dun champ spcifique (scientifique, administratif, politique, etc.) sont en effet

    des agents privilgis pour tudier les mcanismes dintroduction et lvolution des

    catgories de pense employes par lorganisation. Dans notre tude, nous analyserons la

    figure de lexpert au sein de lUnesco en nous appuyant sur des cas prcis, sans pour autant

    prtendre lexhaustivit. Nous chercherons rendre visible lapport rel des experts au

    travail de lUnesco, bien souvent occult par la visibilit accorde au travail diplomatique

    dploy par les reprsentants des tats.

    Cette approche a certains avantages analytiques, notamment parce quelle nous

    permet de comparer la figure de lexpert dans une mme institution dans des priodes

    relativement diffrentes. Lide serait de mieux comprendre la figure de lexpert, son action,

    sa fonction sociale et son volution au sein dune organisation comme lUnesco. Pour y

  • 15

    arriver, il sagit moins ici de proposer une thorie gnrale de la monte des experts que de

    sattacher ltude empirique de nouvelles figures de lexpertise qui, peuvent prendre des

    configurations assez varies diffrentes priodes, selon les enjeux en cause et la lgitimit

    institutionnelle de lUnesco, institution commanditaire de lexpertise. Lanalyse

    prosopographique des experts des diffrentes commissions permet de mieux saisir les

    proprits sociales de ces experts et de rendre compte des spcificits de chaque commission.

    Bien quil sagisse de commissions dexperts relativement diffrentes, lanalyse de la

    production dexpertise amne dgager les principes qui vont alimenter les dbats, des

    priodes diffrentes, sur la culture, laction culturelle, les produits culturels, etc. En effet, le

    rsultat de lexpertise, qui se traduit sous la forme dun rapport, est frquemment le support

    dune srie daffrontement entre les reprsentants des tats pour valuer, dfinir et agir sur

    les secteurs dintervention de lorganisation. Ainsi, la terminologie employe pour dfinir la

    culture et son domaine daction volue au fil du temps. Les dbats portant sur la signification

    de ces diffrents termes rvleront les rapports de force entre les tats, qui tmoignent des

    rapports de domination pour imposer la vision lgitime du monde social5.

    LUnesco nest pas uniquement un espace o saffrontent les reprsentants des tats.

    Selon les enjeux (politiques et idologiques), les fonctionnaires internationaux sont

    susceptibles de rivaliser eux aussi dans des luttes pour la dfinition du travail international.

    La thse remarquable de Meryll David-Ismayil a t consacre ltude du groupe

    dindividus que composent les fonctionnaires de lUnesco6. Sa morphologie montre que ces

    fonctionnaires ne forment pas un groupe homogne. Elle a volu tout au long de lhistoire

    de lorganisation. Ainsi, la question du recrutement est dautant plus sensible que les enjeux

    des postes pourvoir sont plus importants. Les conflits internes peuvent par ailleurs

    provoquer leffondrement des coalitions internes favorisant un climat de mfiance et de

    fausses rumeurs, qui sont reproduites dans les coulisses de lorganisation et amplifies, voire

    dformes par la presse selon lpoque7. Ceci nest pas favorable limage de lorganisation

    et compromet la lgitimit des travaux quelle labore.

    LUnesco est une organisation internationale o gravitent plusieurs agents cherchant

    faire valoir leurs points de vue. Le rle de la socit civile , incarn par les ONG et les

    5 Armand MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, Paris, La Dcouverte, 2005, 122 p. 6 Meryll DAVID-ISMAYIL, Les fonctionnaires internationaux : un groupe non professionnalis? La formation

    du groupe des fonctionnaires de lUNESCO comme analyseur des rapports de domination lchelle

    internationale, thse de doctorat en Science Politique sous la direction de Michel Dobry, Universit Paris 1,

    2013. 7 Ibid.

  • 16

    associations internationales, est dautant plus important dans les travaux de lUnesco

    quelles peuvent influencer leurs gouvernements au niveau national pour quils adoptent une

    position dtermine dans llaboration des programmes de lorganisation. Dans le cadre de

    cette thse, nous nous sommes intresss particulirement aux revendications des deux

    rseaux internationaux de groupes dinfluence : le Comit mondial pour la libert de la

    presse et le Comit international de liaison des coalitions pour la diversit culturelle. Dans

    les annes 1980, le premier ne mnage pas lUnesco, en lattaquant virulemment pour arrter

    le programme qui cherche tablir un Nouvel ordre mondial de lInformation et de la

    Communication (NOMIC), alors que le deuxime dploiera tous ses efforts pour faire du

    principe de la diversit culturelle une cause dfendre tous les niveaux (national et

    supranational), qui se matrialise dans ladoption de la Convention sur la protection et la

    promotion de la diversit des expressions culturelles en 2005. Nous nous efforcerons de

    contextualiser les dbats pour rendre compte de la position de ces agents et des enjeux qui

    les structurent.

    Par la diversit des acteurs et la porte de son travail, lUnesco est une organisation

    internationale qui participe rgulirement la construction des espaces transnationaux pour

    dbattre des domaines de sa comptence. Dans ces dbats, elle est elle-mme un agent trs

    influent. Ces espaces ne sont pas permanents, dans la mesure o les agents sinvestissent

    selon les enjeux en cause, selon les secteurs concerns, selon la position des tats membres

    au moment de dfendre tels ou tels principes, ou encore selon des intrts particuliers,

    notamment avec la mobilisation des groupes de pression. LUnesco peut tre envisage ainsi

    comme une agora internationale qui met en relation des groupes appartenant des espaces

    transnationaux complexes, situs diffrents niveaux (supranational, international ou

    national). Ils rivalisent en arguments pour faire valoir leurs visions du traitement

    international de la culture. Les points de convergence et dopposition sont, bien entendu, la

    dfense de postulats quils considrent comme lgitimes. Nous nous efforcerons de mettre

    en vidence les liens entre diffrents acteurs et dexpliciter le sens quils donnent leurs

    actions au moment de les dfendre. Comme nous le rappelle Abram de Swaan, la

    sociologie de la socit transnationale a pour tche premire dtudier les relations qui

    lient les personnes entre elles par-del les frontires, cette sociologie doit moins sattacher

  • 17

    rendre compte des relations entre tats que des rapports existant entre les ressortissants des

    diffrents pays8 .

    B. La culture, une catgorie dintervention internationale

    La culture fait partie de ces concepts dont tout le monde connat le sens, mais

    personne ne lui accorde une signification unique. Dabord parce que le mot culture a une

    histoire9, ensuite parce que son sens varie dune langue lautre, et enfin parce que les usages

    de cette notion ont t divers selon les contextes et les configurations sociales10. Le mot

    culture est issu du latin cultura qui stendait par mtaphore de la culture des terres la

    culture de lesprit. Dans la seconde moiti du XVIIe sicle, le sens figur de culture sinsre

    dans le vocabulaire courant, mais cest un demi-sicle plus tard quelle rentre dans les

    dictionnaires de lpoque. Lemploi du concept de culture au sens figur se rpand largement

    sous la plume des philosophes des Lumires, comme le dmontre Philippe Bnton.

    Cependant, elle prend un sens diffrent, passant de la formation de lesprit par linstruction

    au rsultat de cette instruction, ltat de lesprit cultiv11 . Le sens du mot culture sinscrit

    alors dans la perspective universaliste de lidologie des lumires.

    Dans la seconde moiti du XVIIIe sicle, le mot culture fut oppos la notion de

    civilisation12. Comme lexplique Lucien Febvre, cette dernire dsignait le progrs de

    lOccident et de lhumanit en gnral, elle est apparue pour voquer laffinement des murs

    et a t rapidement oppose au mot barbarie (ou sauvagerie) pour souligner ltat de la

    socit civilise, dont lOccident prtendait avoir le monopole13. En Allemagne, on prfre

    le terme Kultur, entendu comme un ensemble de conqutes intellectuelles et morales qui

    constituent le bien propre dune nation, sans que le terme soit associ lide de supriorit

    dun peuple sur un autre14. En effet, comme laffirme Norbert Elias, les penseurs allemands,

    en opposant le terme Kultur celui de civilisation, lui confrent une connotation relativiste

    8 Abram de SWAAN, Pour une sociologie de la socit transnationale , Revue de synthse, vol. 119, no 1,

    janv. 1998. 9 Philippe BNTON, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des

    sciences politiques, 1975. 10 Denys CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Dcouverte, 2010, 157 p. 11 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 31. 12 Olivier REMAUD, Culture versus Civilisation. La gense dune opposition , Revue de Synthse, vol. 129,

    no 1, 1 janv. 2008. 13 Lucien FEBVRE, Civilisation. volution dun mot et dun groupe dides in Lucien FEBVRE et al. (dirs.),

    Civilisation : Le mot et lide, Paris, la Renaissance du livre, 1930. 14 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 37.

  • 18

    pour affirmer une certaine authenticit de leur identit nationale face lhgmonie

    culturelle franaise de lpoque15.

    Un demi-sicle plus tard, en pleine expansion coloniale, volutionnisme,

    ethnocentrisme et universalisme sallient parfaitement et conduisent tout naturellement

    limprialisme16 explique Philippe Bnton. partir du milieu du XIXe sicle, le concept

    de culture se dveloppe simultanment dans les sciences de lhomme naissantes. Il se

    constitue contre les explications naturalistes qui, comme le constate Gisle Sapiro, ancrent

    les conduites humaines dans des donnes biologiques (races, instincts, besoins, hrdit) et

    environnementales (thorie des climats), un ordre de phnomnes et un domaine de savoir

    distinct de ceux des sciences de la nature17 . Le mot culture sest introduit ainsi dans des

    disciplines voisines de lanthropologie, la sociologie et la psychologie sociale pour dfinir

    un ensemble de traits distinctifs caractrisant les socits, et qui comprend la connaissance,

    les croyances, lart, la morale, le droit, les coutumes et tout autre acquis par lhomme en tant

    que membre dun groupe18.

    Lusage du terme culture se rpand et devient un objet dtude part entire chez les

    philosophes allemands qui constituent les sciences de la culture en les diffrenciant des

    sciences de la nature. Ltude de la reprsentation du monde sinstalle dans ce courant et

    permet, par exemple, Ernst Cassirer de sintresser aux systmes dapprhension de la

    ralit partir de lanalyse des formes symboliques : mythique, religieuse, du langage, des

    arts et de la science. Les anthropologues britanniques et amricains sintressent aussi aux

    catgories de perception et confrent au mot culture un sens descriptif. Si Edward Tylor, est

    l inventeur du concept scientifique de culture, comme laffirme Denys Cuche, Franz

    Boas sera le premier anthropologue mener des enqutes in situ [] en ce sens, il est, lui,

    linventeur de lethnographie19 . Dans lentre-deux-guerres, lanthropologie culturelle fait

    cole et les recherches sur les cultures sont poursuivies, entre autres, par Bronislaw

    Malinowski, Ruth Benedict et Margaret Mead.

    Aprs la Deuxime Guerre mondiale, lUnesco nat des cendres de lOrganisation de

    coopration intellectuelle, qui avait t conue par la Socit des Nations. Il sagit dune

    organisation technique du Systme des Nations Unies pour travailler sur la coopration

    15 Norbert ELIAS, La Civilisation des murs, Paris, Calmann-Lvy, 1991, 342 p. 16 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 49. 17 Gisle SAPIRO, La notion de culture , Encyclopaedia Universalis. 18 D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., p. 15. 19 Ibid., p. 18.

  • 19

    internationale dans les domaines de la culture, en mme temps que lducation, la science et

    la communication. Cependant, elle se heurte au dpart la difficult de mettre en place ses

    programmes de coopration avec les tats membres, car le terme culture a des acceptions

    diffrentes selon les pays. Elle organise alors une srie de runions dexperts, qui comparent

    les diffrentes formes daction publique dans le secteur culturel avec lobjectif den faire une

    synthse. En effet, lUnesco va questionner et dfinir la notion de culture partir de formes

    dintervention des tats dans ce domaine. Les politiques publiques sont donc indissociables

    de la conception de la notion de culture lUnesco. Sa dfinition actuelle a t labore lors

    de la Confrence mondiale sur les politiques culturelles Mexico en 198220, environ

    quarante aprs la cration de lorganisation.

    Ds la fin des annes 1960, lUnesco a organis plusieurs runions (dexperts et

    intergouvernementales), qui vont rassembler des agents de la plupart des pays du monde. Ils

    vont travailler pour tablir les formes de coopration dans laction culturelle (changes

    dexpriences, dinformation, comparaison des rsultats, etc.). Cette comparaison

    technique devient peu peu un espace de luttes entre les tats, car en ouvrant la porte

    la comparaison entre pays, lUnesco fait merger un espace international de discussion de la

    conception mme des politiques culturelles. Des principes tels que dveloppement

    culturel , patrimoine immatriel , diversit culturelle , etc., sont le rsultat des luttes

    internes pour valider des formes dintervention lgitimes dans lespace international. Ces

    confrontations ne vont pas de soi, car chaque tat fait valoir sa forme daction qui est le

    rsultat de structures sculaires spcifiques. Nous chercherons par la suite objectiver les

    diffrences qui structurent cet espace international de laction culturelle.

    Presque au mme moment o lUnesco dbat sur laction culturelle, elle ouvre

    dautres grands chantiers internationaux dans ses domaines de comptence (ducation,

    communication, culture, etc.). Nous y reviendrons plus tard, mais nous voudrions voquer

    ici les dbats sur la circulation internationale de produits culturels. Les dbats autour du rle

    des politiques publiques dans les changes culturels se tiennent la fin des annes 1970, au

    sein de lUnesco, pour crer un Nouvel ordre mondial de linformation et de la

    communication, qui cherche tablir une circulation quilibre de ce qui tait dfini

    lpoque comme les moyens de communication de masse . Ds le dbut des annes 1980,

    20 La culture est dfinie comme lensemble des traits distinctifs spirituels et matriels, intellectuels et affectifs

    qui caractrisent une socit ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les

    faons de vivre ensemble, les systmes de valeurs, les traditions et les croyances.

  • 20

    le concept des industries culturelles21 permet dtablir un lien entre la communication et

    la culture : les moyens de communication de masse (dition, radio, tlvision, cinma, etc.)

    deviennent ainsi un secteur dintervention de laction culturelle.

    La notion dindustrie culturelle a t employe pour la premire fois par Adorno et

    Max Horkheimer au sein de lcole de Francfort. Dans louvrage la Dialectique de la raison,

    ces auteurs dnoncent la transformation de la capacit cratrice en marchandise, o la classe

    populaire deviendrait un consommateur de loisir, qui conduirait lhomme vers un long

    processus dacculturation de la culture de masse 22. Cette thse avait t aborde quelques

    annes plus tt par Walter Benjamin23. Il constate que les conditions de production moderne

    conduisent la perte de laura des uvres dart. Ces dernires deviendraient alors une

    marchandise reproductible et toute la fonction de lart serait bouleverse.

    Entre 1970 et 1990, le terme industries culturelles au pluriel est repris par lcole

    de Grenoble, partir de la publication de louvrage collectif Capitalisme et industries

    culturelles en 197824, mais non pas dans la dimension savante et litiste de lcole de

    Francfort. Les industries culturelles ont t repenses, selon Bernard Mige, avec un

    approfondissement thorique et une ouverture des disciplines comme la sociologie ou

    lconomie politique, mais [aussi] en relation troite avec des tendances sociales nouvelles,

    que lon doit relier aux changements structuraux qui marquent alors le mode de production

    capitaliste lui-mme25 . Ce groupe de recherche, proche du courant de lconomie politique

    de la communication, se donne comme objectif de montrer quil existe une spcificit dans

    les structures de productions culturelles au sein de chaque industrie (dition, tlvision,

    cinma, radio, etc.).

    En pleine Guerre froide, ces nouvelles perspectives dans la manire daborder

    laction culturelle, les diffrends autour du NOMIC, les conflits lis aux revendications des

    pays rcemment dcoloniss crent des luttes internes entre tats pour dfinir le domaine

    daction de lUnesco. Lorganisation est accuse de ne pas tenir compte de ses comptences

    institutionnelles dans ses propos et perd de lautorit pour dbattre de ces questions. Par

    21 UNESCO, Les Industries culturelles. Un enjeu pour lavenir de la culture, Paris, Unesco, 1982, 215 p. 22 Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 [1947]. 23 Walter BENJAMIN, Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique in uvres III, Paris,

    Gallimard, 2000. 24 Armel HUET et al., Capitalisme et industries culturelles, Presses universitaires de Grenoble, 1978 [2 d.

    1984], 204 p. 25 Bernard MIGE, Les Industries du contenu face lordre informationnel, Grenoble, Presses universitaires de

    Grenoble, 2000.

  • 21

    ailleurs, les tats-Unis et le Royaume-Uni la quittent en claquant la porte. De fait, toutes ces

    controverses des annes 1980 affaiblissent la porte des travaux de lUnesco pendant

    plusieurs annes.

    Les dbats tiennent place dans dautres institutions o les produits culturels vont tre

    traits principalement partir de leur dimension conomique. Hors de lUnesco, les tats-

    Unis vont chercher instituer la libre circulation par des accords de libralisation des

    produits culturels lchelle plantaire, notamment dans les ngociations de nature

    conomique, dans des organisations comme le GATT et plus tard lOMC. Les pays

    europens vont sopposer cette conception du traitement du secteur culturel (notamment

    dans le secteur des audiovisuels), dautant plus que les politiques publiques en faveur de la

    culture, largement dveloppes en Europe, sont de plus en plus contestes dans les

    organisations vocation conomique. La cause principale de ces dbats est la monte de

    linternationalisation des changes culturels, de plus en plus ingaux cause dappareils

    productifs diffrents et de lhypercentralit des tats-Unis. Port par la mme crainte

    duniformisation de la production culturelle par le biais de la seule domination du march,

    le principe d exception culturelle va apparatre pour faire barrage la doctrine de la

    libre circulation . Dans cette perspective, les politiques culturelles sont appeles jouer

    un rle important afin de maintenir une production nationale et empcher sa disparition.

    Cette histoire de luttes pour classifier et dfinir les produits culturels montre que les rapports

    de force politiques dans lespace international sont ingalement distribus, au mme titre

    que les rapports de force conomiques et culturels26, o les changes culturels sont des

    changes asymtriques qui laissent distinguer des rapports de domination27.

    Le principe de diversit culturelle va absorber tous les dbats autour de ces questions,

    mais comme on peut le constater ces problmes irrsolus prexistent larrive de cette

    notion sur la scne internationale. Ainsi, la question des relations entre la culture et le march

    revient au cur de lUnesco, linitiative de la France et du Canada, appuye par les pays

    europens et les pays francophones, qui lui demandent de reprendre sa place comme agora

    de discussion pour dbattre du rapport entre la culture et le commerce. Le concept de

    diversit culturelle est en effet le rsultat de tout un processus de construction symbolique

    au sein de lUnesco, notamment avec limportance consacre la culture comme source de

    26 Gisle SAPIRO (dir.), Translatio : Le march de la traduction en France lheure de la mondialisation,

    CNRS, 2008, 427 p. 27 A. MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, op. cit.

  • 22

    crativit, indispensable pour le dveloppement dun pays ; et lextrieur de cette

    organisation, avec le principe dexception culturelle plus centre sur la structure conomique

    asymtrique de la production culturelle. Nanmoins, si ces deux connotations sont apparues

    dans des priodes et des contextes relativement diffrents, elles ont un point en commun :

    elles suggrent que les politiques culturelles sont indispensables pour que les cultures

    soient promues et protges de ce qui a t dfini comme processus de mondialisation. Ainsi,

    les politiques culturelles nationales auraient un rle important jouer pour rglementer et

    quilibrer les changes culturels pour maintenir une certaine reprsentation des cultures dans

    les industries concernes. Les expressions culturelles qui, selon les dfenseurs de la diversit

    culturelle, sont devenues partie intgrante de la socialisation des individus, sont perues

    comme un instrument indispensable dans les socits pour le maintien de la cohsion sociale.

    On peut considrer ainsi le principe de diversit culturelle comme la manifestation la

    plus rcente dune relation qui a toujours t antagonique, cest--dire la relation entre la

    culture et le commerce. Et pourtant, ces deux dimensions apparaissent aujourdhui comme

    indissociables. Selon les tenants de la thse de la diversit culturelle, le march ne remplit

    pas les conditions ncessaires pour que les produits culturels, porteurs dune identit (qui

    vhiculent des ides, des modes de vie, des conceptions du monde, etc.), soient reprsents

    lintrieur des frontires nationales. Or, aujourdhui, selon les dfenseurs de la diversit

    culturelle, les biens et les services culturels sont concerns par le processus de

    mondialisation et le risque de standardisation de leur production, ce qui affecterait les

    identits culturelles. De ce fait, les politiques culturelles sont perues comme un moyen

    daide la cration, mais elles sont contestes, car elles apparaissent comme une forme de

    protectionnisme national. Ces politiques sont vues comme une entrave la libre concurrence,

    dans une perspective dchanges commerciaux internationaux.

    Cependant, la socit (ou nation) qui russit rendre visible de manire globale, son

    modle de comportements et de normes, notamment travers ses productions culturelles,

    exerce une sorte de violence symbolique sur les socits moins munies dune industrie

    reprsentative. Violence symbolique qui universalise les particularismes lis une

    exprience historique singulire en les faisant mconnatre comme tels et reconnatre comme

    universels28 comme lcrivent Pierre Bourdieu et Loc Wacquant. Le premier constat

    faire est lomniprsence des tats-Unis sur le march mondial des produits culturels. On

    28 Pierre BOURDIEU et Loc WACQUANT, Sur les ruses de la raison imprialiste , Actes de la recherche en

    sciences sociales, n 124, 1998, p. 110.

  • 23

    craint donc luniformisation culturelle par la voie de la dculturation. En effet,

    lindustrialisation de la production culturelle et le dveloppement des industries culturelles

    prsentent certes un nombre davantages en favorisant la diffusion des produits culturels

    auprs du plus grand nombre, mais voluent surtout dans un environnement o la

    concurrence ne fait que crotre. On estime que ces industries reprsentent elles seules un

    peu plus de 7% du PIB mondial29. La mise en place des accords commerciaux rgionaux ou

    multilatraux rsulte de la volont de crer un cadre normatif, stable et scurisant pour le

    commerce. La difficile question des relations entre lconomie et la culture dans le

    dveloppement des industries culturelles a ranim une autre question, celle de savoir sil faut

    laisser ces dernires voluer dans un contexte commercial rgi par les lois du march ou

    accepter quelles puissent tre conduites par des politiques publiques.

    C. Construction de la problmatique et cadre thorique

    Le questionnement qui a guid notre travail a volu constamment, au fil du travail

    de terrain et du recueil des matriaux. Ainsi, nous sommes partis dune interrogation initiale

    sur les enjeux qui taient lorigine de ladoption du principe de la diversit culturelle, vers

    une problmatique qui a pris la forme dune histoire sociale de la construction dune

    catgorie dintervention internationale. La problmatique gnrale qui nous a guid tout au

    long de cette tude est la suivante : en dpit de leurs limites, de leurs contradictions, pourquoi

    les diffrentes doctrines sur la culture et ses domaines daction se sont-elles imposes parfois

    trs rapidement dans les dbats des institutions nationales et internationales ? Pour rpondre

    cette question, il faut envisager lhypothse selon laquelle, avant dtre des principes

    connots dune certaine idologie, elles se sont prsentes comme des constructions

    symboliques, dotes dune redoutable efficacit au sein des tats. Dans cette perspective, il

    sagit moins dvaluer ces notions au regard dune norme idologique qu laune de leur

    poids effectif dans luniversalisation des intrts spcifiques, cest--dire de limportance

    quelles peuvent revtir, notamment aux yeux des gouvernements, dans lapplication des

    politiques culturelles nationales, voire locales, qui vont entraner la valorisation de certaines

    formes de production culturelle.

    29 UNESCO, changes internationaux dune slection de biens et services culturels 1994-2003 : Dfinir et

    valuer le flux de commerce culturel mondial, Montral, Institut de statistique de lUnesco/Secteur de la

    Culture de lUnesco, 2005, p. 9.

  • 24

    La culture et les doctrines qui bornent son domaine daction selon lpoque

    (dveloppement culturel, exception culturelle, diversit culturelle) trouvent dans la

    logique proprement linguistique des diffrentes formes dargumentation et de rhtorique le

    principe de leur efficacit symbolique , qui stablit dans la relation entre proprits du

    discours, les proprits de celui qui les prononce et les proprits de linstitution qui

    lautorise les prononcer30. Ce processus de construction et dacceptation de la culture

    comme catgorie dintervention internationale est le rsultat de la mobilisation de groupes

    htrognes (hommes politiques, diplomates, artistes, scientifiques, socit civile , etc.),

    lesquels ont su mobiliser plusieurs types de ressources discursives, qui vont de pair avec

    leurs diffrents capitaux symboliques.

    Lanalyse des espces de capital des agents sera mobilise pour faire apparatre les

    formes symboliques de la construction de linternational. Selon Bourdieu : toute espce de

    capital (conomique, culturel, social) tend ( des degrs diffrents) fonctionner comme

    capital symbolique (en sorte quil vaudrait peut-tre mieux parler, en toute rigueur, deffet

    symbolique du capital) lorsquil obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle dun

    habitus structur selon les mmes structures que lespace o il sest engendr31. Cela

    signifie que le capital symbolique (lhonneur, lhonorabilit, le prestige, la rputation) est la

    forme dans laquelle se transforme toute espce de capital lorsquelle est mconnue comme

    telle, cest--dire en tant que force, pouvoir (rel ou potentiel), par consquent, reconnue

    comme lgitime ou, du moins, marque dune certaine lgitimit. Pour Bourdieu, le capital

    symbolique, produit de la transfiguration dun rapport de force en rapport de sens ,

    reprsente la possession dune forme de connaissance et de reconnaissance par les autres,

    mais aussi la dtention du pouvoir de reconnatre, de consacrer, de parler avec succs de

    ce qui mrite dtre connu et reconnu et, plus gnralement, de dire ce qui est, ou mieux

    encore, de dire en quoi consiste ce qui est, ce quil faut penser, par le biais dune manire

    performative de dire (ou de prdire)32 .

    Cest en analysant les espces de capitaux des individus impliqus dans les dbats

    tudis dans cette recherche que nous serons en mesure de comprendre la porte de leurs

    actions et de leurs rpercussions dans le travail de lorganisation, qui dans certains cas a

    30 Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire : Lconomie des changes linguistiques, Paris, Fayard, 1982,

    p. 111. 31 Pierre BOURDIEU, Mditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 285. 32 Ibid.

  • 25

    conduit, comme nous le verrons plus tard, une reconfiguration des comptences de

    lUnesco, lieu qui dlgue l autorit qui confre son autorit au discours autoris33 . De

    ce fait, une partie importante de ce travail de recherche consiste en lanalyse du processus

    par lequel lUnesco sest dote de cette autorit. En effet, cest lUnesco qua t constitu

    le pouvoir dnonciation des diffrentes conceptions de la culture comme catgorie

    dintervention internationale, ainsi que les stratgies qui mnent son champ daction. Ainsi,

    le principe de diversit culturelle forme dnonciation drive de la notion de culture a

    pu trouver son efficacit symbolique parce quelle sest prsente en alternative, pour ne pas

    dire en opposition, aux arguments dautres instances qui prtendent encadrer la circulation

    des produits culturels, savoir lOMC, o tait en cours de ngociation, la libralisation des

    biens et services culturels.

    tudier lhistoire des dbats sur la culture lUnesco claire les discussions plus

    rcentes comme celle de la mise en place dun instrument juridique de promotion et

    protection de la diversit culturelle. Cette tude met galement en lumire les prsupposs

    qui, aujourdhui, sont perus par une majorit dagents, comme une donne naturelle ,

    intemporelle , ncessaire et/ou homogne . Elle renvoie, tout la fois, aux produits

    dlaboration antrieure et aux processus en cours de restructuration. Ainsi, la notion de

    diversit culturelle est apprhende comme une construction historique par des acteurs

    individuels et collectifs. Dans cette perspective, Armand Mattelart insiste sur limportance

    dune rflexion profonde sur lhistoricit des notions pour mieux comprendre ce quelles

    sont censes noncer :

    La perte de repres historiques, du lieu de production des ides et des pratiques, va

    de pair avec une perte du pouvoir dnonciation, le pouvoir de nommer les choses au

    profit de nologismes et de notions-logotypes []. Je nai cess de minterroger sur

    leur incidence dans la production des outillages mentaux et institutionnels qui

    organisent la mise en forme de classifications, nomenclatures, concepts, schmas de

    perception et dinterprtation de ltat du monde et de son futur et orientent des

    modles daction, des stratgies34.

    Lhistoricit devient alors un outil pour saisir la structure des prises de position des

    agents impliqus dans ces dbats. Elle nous permet de dnaturaliser certains concepts

    qui se prsentent actuellement comme allant de soi. Cette approche sociohistorique nous

    33 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 113. 34 Armand MATTELART, Pass et prsent de la socit de linformation : entre le nouvel ordre mondial de

    linformation et de la communication et le sommet mondial sur la socit de linformation , EPTIC, vol. VIII,

    no 6, sept. 2005.

  • 26

    donne les moyens de dgager les configurations et les reconfigurations passes de lespace

    social tudi. Nous pouvons ainsi reconstituer lespace social actuel, ses possibles, et

    dmontrer que la promotion dune nomenclature conceptuelle est le rsultat de prises de

    position et de luttes symboliques. Il sagit didentifier les rgles internationales de la

    circulation des biens symboliques dans le but de comprendre comment des agents

    sattribuent lautorit de lgitimer la manire de valoriser les diffrentes formes

    dexpressions culturelles.

    Cette gense sociale , pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, nous permet

    dune part de saisir les schmes de perception, de penses et dactions qui sont

    constitutifs 35 de ce que Pierre Bourdieu appelle habitus, et qui peut se traduire en terme

    dun habitus collectif, cest--dire les traditions diffrentes des pays en ce qui concerne le

    traitement de la culture36. Dautre part, cette gense sociale explique le fonctionnement

    actuel des structures sociales, ce que Pierre Bourdieu appelle des champs. propos du

    concept de champ, Gisle Sapiro, nous rappelle que la force heuristique du concept de

    champ ne rside pas tant dans sa dfinition spatiale que, par-del ses proprits relationnelle

    et dynamique, dans lhistoricit et la temporalit propre quil suppose37 .

    Cependant, il est difficile de parler dun champ et dun habitus proprement

    constitus, lorsquil sagit de restituer la disposition des diffrents agents dans lespace

    international tudi ici. Nous nous attacherons objectiver, dans la mesure du possible, la

    structure des positions qui dtermine les prises de position dun pays dans le domaine de la

    culture38. En effet, lenjeu fondamental des prises de position autour des nomenclatures

    internationales est la dfinition lgitime de ce que doivent englober la culture et ses domaines

    daction. Si aujourdhui il y a des partisans trs attachs au principe de diversit culturelle,

    cest parce que ces derniers ont su, travers diffrentes stratgies, imposer leurs visions et

    leurs schmes de perceptions dans cette notion. Pourtant, ce nest pas toujours possible de

    restituer pleinement cet espace, car il y a autant de facteurs difficiles objectiver lchelle

    plantaire. Par exemple, lengagement des reprsentants dun pays envers la notion de

    diversit culturelle peut dpendre de lidologie du gouvernement au pouvoir, du dbat

    interne sur la conception de la culture, de lexistence dune politique publique en faveur de

    35 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 147. 36 Voir par exemple le III chapitre. 37 Gisle SAPIRO, Le champ est-il national ? , Actes de la recherche en sciences sociales, no 200, dc. 2013,

    p. 85. 38 Sur les diffrents modle daction culturelle, voir par exemple le chapitre III et ; sur les diffrentes positions

    dfendues dans la ngociation de la Convention de 2005, voir le chapitre VI.

  • 27

    la culture, etc. Mais, en nous appuyant sur des cas prcis, nous nous tenterons de montrer

    quil existe une sorte de champ transnational des luttes pour la dfinition lgitime de la

    culture, dans lequel lUnesco occupe une position symboliquement dominante.

    tudier la culture dans une dimension internationale et dans une perspective

    historique remplit en dfinitive un double objectif : cela nous permet de dcrire, la fois, la

    gense de la formation dun espace international et nous donne la possibilit de situer les

    rapports de force des agents dans ltablissement dune pense internationale de la culture.

    Nous envisageons dans cette tude plusieurs niveaux danalyse entre agents divers (individus

    et institutions) afin de restituer leurs diffrences et ventuellement leurs possibles prises de

    position. Notre propos nest donc pas dnumrer une srie dvnements pour raconter

    lhistoire de la mondialisation culturelle39 , histoire qui occulte bien souvent les

    reprsentations, les intrts et les pratiques des acteurs uvrant en vue de lavnement dun

    nouvel ordre mondial. Mais de rendre compte du travail des agents luvre pour tablir

    des rgles de la gouvernance mondiale de la culture.

    D. Un tat des lieux

    Les organisations internationales sont souvent abordes partir des thories des

    relations internationales40. Certains politistes prfrent lappellation sociologie des relations

    internationales41. En tant que spcialit acadmique, les relations internationales se sont

    constitues dans lentre-deux-guerres. Elles se sont dveloppes de manire autonome en

    Grande-Bretagne et aux tats-Unis au lendemain de la Premire Guerre mondiale, comme

    laffirme Steve Smith42. En France, elles sont longtemps restes le domaine des historiens et

    des juristes comme le soutient Guillaume Devin : cette tradition a souvent privilgi ltude

    de lvnement et de la norme plutt que la recherche des dterminants et des rgularits qui

    affectent la conduite des acteurs sur la scne internationale43 . Cet intrt pour la

    39 titre dexemple nous pouvons citer Jean TARDIF et Jelle FARCHY, Les enjeux de la mondialisation

    culturelle, Paris, d. Hors Commerce, 2006, 366 p. ; mais aussi Jean-Pierre WARNIER, La mondialisation de

    la culture, Paris, La Dcouverte, 2004. 40 Marie-Claude SMOUTS et Guillaume DEVIN, Les organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2011 ;

    Tim DUNNE, Milja KURKI et Steve SMITH, International Relations Theories: Discipline and Diversity, New

    York, Oxford University Press, 2010, 400 p ; Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les Nouvelles Relations

    internationales : Pratiques et thories, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. 41 Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, Paris, La Dcouverte, 2007 ; Marcel MERLE,

    Sociologie des relations internationales, 3e d., Paris, Dalloz, 1982. 42 Steve SMITH, International Relations: British and American Perspectives, Oxford, Blackwell, 1985, 242 p. 43 G. DEVIN, Sociologie des relations internationales, op. cit., p. 3.

  • 28

    nbuleuse communaut internationale44 apparat avec la cration de la Socit des

    Nations en 1919 afin dtablir une paix perptuelle entre les peuples45. Deux courants

    principaux se sont dvelopps et oppos pour apprhender le rle des organisations

    internationales dans le systme mondial : le fonctionnalisme ou institutionnalisme et le

    (no)ralisme ou ralisme structurel.

    Le premier, plus optimiste, voit dans les organisations internationales la cl pour

    lintgration et le bien-tre social avec pour objectif final de diminuer la conflictualit

    intertatique. En imposant des critres de lgitimit internationale, il estime que les

    organisations internationales ont contribu dmocratiser le systme international offrant

    de nouvelles opportunits aux acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux. Il prne

    la rduction de limportance des tats dans le systme international, laissant la place des

    acteurs internationaux plus mme de rduire la concurrence entre tats. Le deuxime, plus

    sceptique, prne lanalyse des relations internationales en insistant sur les rapports entre les

    tats, o les organisations internationales ont certes une fonction rgulatrice dans le monde

    menac par lanarchie du systme international, mais elles ont un rle marginal et ne sont

    pas considres comme des acteurs part entire. Les organisations internationales ne

    seraient que de simples institutions intertatiques, soumises et contrles par leurs tats

    membres46.

    Dautres recherches prnent une analyse moins normative des organisations

    internationales, prtant plus dattention aux connexions et aux circulations (des techniques,

    des savoirs, des experts), dans une approche socio-historique47. Ces travaux sinscrivent dans

    une dmarche plus large de ce quAntoine Vauchez appelle le prisme circulatoire48 . Ce

    dernier est selon Vauchez devenu en quelques annes un outil mthodologique carrefour

    des sciences sociales de linternational mobilis par disciplines, courants intellectuels et

    44 Kanga Bertin KOUASSI, La communaut internationale : De la toute puissance linexistence, Paris,

    LHarmattan, 2007, 189 p. 45 Maurice BERTRAND, LONU, 6e d., Paris, La Dcouverte, 2006. 46 Pour une mise au point des diffrents courant voir M-C. SMOUTS et G. DEVIN, Les organisations

    internationales, op. cit. Pour une prsentation de la position raliste voir Robert JERVIS, Realism in the Study

    of World Politics , International Organization, n 52, vol. 4, 1998 et pour la position fonctionnaliste voir

    Guillaume DEVIN, Que reste-t-il du fonctionnalisme international ? Relire David Mitrany (1888-1975) ,

    Critique internationale, n 38, janv.-mars 2008, p. 137-152. 47 Sur ce point voir le numro 52 de Critique internationale, en particulire Sandrine KOTT, Les organisations

    internationales, terrains dtude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique , Critique

    internationale, n 52 (3), 2011, p. 9-16. 48 Antoine VAUCHEZ, Le prisme circulatoire. Retour sur un leitmotiv acadmique , Critique internationale,

    vol. 2, no 59, mai 2013.

  • 29

    coles les plus divers49 . Cette dimension transnationale ninvalide pas le rle jou par

    les tats, mais largit lintrt sur linterconnexion des autres acteurs dans la fabrication de

    linternational (migration, ONG, mouvements sociaux, etc.)50.

    Les anthropologues se sont aussi intresss rcemment ltude des organisations

    internationales51. Bien que lapproche ethnographique soit sduisante plusieurs titres,

    permettant notamment de rvler les formes de mise en scne de la gouvernance

    mondiale ou de rvler les reprsentations et les pratiques qui se dploient lintrieur de

    lorganisation52 , cette mthode peut savrer moins efficace pour la mise en pratique dune

    approche socio-historique. Par ailleurs, cette mthode peut rencontrer des difficults pour

    analyser les rapports de forces des agents tudis, si lon en croit les diffrents termes

    employs par les anthropologues pour dsigner le manque dinformation ou linaccessibilit

    aux matriaux empiriques : les matres du clair-obscur53 , ombre et lumire : un fil

    conducteur54 , les rgimes dinvisibilit des experts55 , etc.

    LUnesco a fait lobjet de plusieurs recherches, par-del les ouvrages de tmoignage

    publis par ses anciens fonctionnaires56, manant aussi bien de spcialistes des relations

    internationales que dhistoriens. Parmi les plus reprsentatifs de ces derniers, on peut

    voquer le travail de Jean-Jacques Renoliet dans lequel il analyse le passage de

    lOrganisation de coopration intellectuelle (OCI), tablie par la Socit des Nations, la

    cration de lUnesco. Il montre bien les diffrents conflits (politiques et culturelle) lis la

    coopration intellectuelle dans lentre-deux-guerres, qui sont anims par linfluence des

    49 Ibid., p. 9. 50 Pierre-Yves SAUNIER, Circulations, connexions et espaces transnationaux , Genses, n 57, 2004, p. 110-

    126 ; Caroline DOUKI et Philippe MINARD, Histoire globale, histoires connectes : un changement dchelle

    historiographique , Revue dhistoire moderne et contemporaine, n 54-4 bis, 2007, p. 7-21 ; Johanna SIMANT,

    La transnationalisation de laction collective , in Olivier FILLIEULE, Isabelle SOMMIER et ric

    AGRIKOLIANSKY (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les socits

    contemporaines, Paris, La Dcouverte, 2010, p. 121-144. 51 Voir par exemple les travaux de lquipe dirig de Marc ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC :

    Scnes de la gouvernance mondiale, Paris, CNRS, 2011, 288 p. 52 Ibid., p. 18. 53 Lynda DEMATTEO, Les matres du clair-obscur : transparence et secret dans la communication , in Marc

    ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC, op. cit., p. 33. 54 Marc ABLS, Le global-politique et ses scnes , in Marc ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC,

    op. cit., p. 113. 55 Mximo BADAR, Les rgimes dinvisibilit des experts , in Marc ABLS (dir.), Des anthropologues

    lOMC, op. cit., p. 81. 56 Thomas JEAN, U.N.E.S.C.O., Paris, Gallimard, 1962, 266 p ; Richard HOGGART, An idea and its servants:

    UNESCO from within, London, Chatto & Windus, 1978 ; Chikh BEKRI, LUNESCO : Une entreprise

    errone? , Paris, Publisud, 300 p ; Association des anciens fonctionnaires de lUnesco (AAFU), LUnesco

    raconte par ses anciens, Paris, Unesco, 2006.

  • 30

    grandes puissances. Un autre travail qui mrite dtre mis en avant est celui de Meryll David-

    Ismayil57. Elle a fait de lUnesco son terrain pour montrer comment la formation du corps

    des fonctionnaires internationaux permet dexpliquer la reproduction de rapports de

    domination, qui sont le reflet des rapports de force des tats membres.

    Le travail de Chlo Maurel58, qui se trouve mi-chemin entre lhistoire et les

    relations internationales, se donne comme objectif dvaluer les rsultats obtenus par

    lUnesco dans les trente premires annes59. En mobilisant une documentation archivistique

    importante, elle retrace les principaux dbats ayant aliment le fonctionnement institutionnel

    et administratif, la promotion des valeurs spcifiques, les tensions politiques de

    lorganisation dans la priode qui suit sa cration. Par contre, on peut regretter le peu

    dinformation sur la slection des donnes mobilises et sa justification, ainsi que la

    reproduction des catgories propres aux agents de lpoque sans valuer adquatement le

    contexte (politique et idologique) de leur production60. Cest sans doute la position

    prescriptive, souvent adopte par les spcialistes des relations internationales, qui les font

    basculer facilement dans des analyses normatives ngligeant llucidation des stratgies des

    agents, qui permettrait de mieux apprhender le sens quils donnent leurs actions.

    Ainsi, lUnesco est souvent analyse dans ce type de travaux en reprenant les mmes

    reproches que formulait ladministration amricaine lorsque les tats-Unis ont quitt

    lorganisation au dbut des annes 1980. Ils voyaient dans lorganisation la mauvaise lve

    du systme des Nations Unies61. Les raisons invoques par ces spcialistes des relations

    internationales pour expliquer le fonctionnement dfaillant de lorganisation sont dune

    part, la politisation62 de lorganisation, due des biais idologiques des programmes et

    57 M. DAVID-ISMAYIL, Les fonctionnaires internationaux..., op. cit. 58 Chlo MAUREL, Histoire de lUnesco : Les trente premires annes, 1945-1974, Paris, LHarmattan, 2010,

    310 p. 59 Son livre est issu de son travail de thse : Chlo MAUREL, LUnesco de 1945 1974, thse de doctorat en

    Histoire sous la direction de Pascal Ory, Universit Paris 1, 2005. 60 Pour une analyse critique cet ouvrage voir Meryll DAVID-ISMAYIL, Lecture critique de louvrage de Chlo

    Maurel, Histoire de lUNESCO, les trente premires annes. 1945-1974 , Dynamiques Internationales, 2011.

    En ligne : http://dynamiques-internationales.com. 61 Voir par exemple larticle de lambassadrice des tats-Unis aprs de lUnesco, Jean Broward Schelvin

    GRARD, Pourquoi les tats-Unis ont d quitter lUNESCO , Revue des Deux Mondes, juin 1984, p. 514. 62 Victor-Yves GHEBALI, The Politicization of UN Specialized Agencies: the UNESCO Syndrome in

    David PITT et Thomas G. WEISS (dirs.), La nature des bureaucraties des Nations Unies, London, Croom Helm,

    1986 ; Sagarika DUTT, Politicization of the United Nations Specialized Agencies : a case Study of UNESCO,

    Lewiston (New York), Mellen University Press, 1995.

  • 31

    dautre part, ladite mauvaise gestion budgtaire63. Ils reprennent parfois ces discours en

    les traitant comme des faits, au lieu de les interprter en tant que stratgies discursives

    dployes par des agents pour affaiblir le travail de lorganisation lorsquelle ne rpond pas

    des intrts spcifiques.

    LUnesco en tant quorganisation internationale a aussi fait lobjet dtudes sur sa

    relation avec certains de ses tats membres64. Plusieurs auteurs se sont galement intresss

    au travail de lorganisation dans les domaines spcifiques dont elle a la comptence sur le

    plan international65. Nous ne faisons quvoquer quelques exemples dans cette introduction,

    car nous y reviendrons en dtail dans le corps de la thse, particulirement sur les travaux

    concernant la notion de diversit culturelle66. La contribution de lUnesco

    linternationalisation des disciplines universitaires a pris comme objet dtude les sciences

    politiques67. De manire gnrale, partir de 1948, lUnesco a rendu possible la coopration

    internationale des associations nationales de plusieurs disciplines (sciences juridiques,

    sociologie, philosophie, sciences conomiques, sciences administratives, sciences de

    linformation et la communication68, etc.), notamment en participant la cration des

    63 Maurice FLORY, La crise de lUNESCO , Annuaire franais de droit international, vol. 31, no 1, 1985 ;

    Pierre de SENARCLENS, La crise des Nations Unies, Paris, Presses universitaires de France, 1988 ; Ren-Pierre

    ANOUMA, Le retrait des tats-Unis dAmrique de lUNESCO (1984) , Civilisations. Revue internationale

    danthropologie et de sciences humaines, no 43-2, 29 juin 2009. 64 Gail ARCHIBALD, Les tats-Unis et lUnesco, 1944-1963, Paris, Publications de la Sorbonne, 1993 ; William

    PRESTON, Edward S. HERMAN et Herbert SCHILLER, Hope and Folly: The United States and Unesco, 1945-

    1985, University of Minnesota Press, 1989, 398 p ; Elhem CHNITI, La Grande-Bretagne et lUNESCO, 12 ans

    de relations entre une institution des Nations Unies et une puissance fondatrice, thse soutenue luniversit

    Paris 1 sous la direction de Ren Girault, 1992 ; Iris Julia BHRLE, La France et lUNESCO de 1945 1958,

    mmoire de master ralis lIEP de Paris, sous la direction de Maurice Vasse, 2006 ; Maria Anglica

    TRINDADE MARINHO, Le Brsil et lUNESCO 1980-1995, mmoire de matrise prsent luniversit Paris 4

    sous la direction de Mme K. de Queiros Mattoso et de M. Denis Rolland, juin 1999. 65 Cline GITON, La Politique du livre de lUnesco (1945-1974), thse de doctorat en Histoire sous la direction

    de Jean-Franois Sirinelli, Institut dtudes politiques de Paris, 2012 ; C. Anthony GIFFARD, Unesco and the

    Media, Addison-Wesley Longman, 1989, 328 p ; Antoine CHAR, La guerre mondiale de linformation, Qubec,

    Presses de lUniversit du Qubec, 1999, 152 p. 66 titre dexemple, nous pouvons cit Pierre LEMIEUX (dir.), La diversit culturelle : Protection de la diversit

    des contenus culturels et des expressions artistiques, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2006, 215 p. ; A.

    MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, op. cit. ; Sabine GAGNIER, Porte et limites de la

    Convention sur la protection et la promotion de la diversit des expressions culturelles de lUNESCO de 2005,

    thse de doctorat en Science politique et Droit public sous la direction de Monique Chemillier-Gendreau,

    Universit Paris VII-Denis Diderot, 2010. 67 Thibaud BONCOURT, Linternationalisation de la science politique : une comparaison franco-britannique :

    (1945-2010), thse de doctorat en Science politique sous la direction de Pierre Sadran, Bordeaux 4, 2011. 68 Nous verrons dans la deuxime partie de cette thse le rle de lUnesco dans la cration de lInstitut

    international de la presse (IIP) et de lAssociation internationale des tudes et recherches sur linformation

    (AIERI).

  • 32

    Associations, Comits, Conseils et Instituts internationaux pour le dveloppement des

    rseaux de collaboration69.

    Cette recherche prend pour objet la dconstruction du processus

    dinternationalisation de la culture, tout comme laction culturelle, en tant que catgorie

    dintrt et de dbat international. ce propos, il ny a pas de travaux ayant fait le lien direct

    entre lUnesco et les politiques culturelles des tats. LUnesco est cite comme rfrence,

    mais elle na pas t tudie dans cette perspective. Les travaux pionniers de Vincent

    Dubois70 et de Philippe Urfalino71 sur les politiques culturelles ont donn une perspective de

    dconstruction historique de cette catgorie partir de ltude du cas franais dans le

    contexte national, mais, cest Vincent Dubois qui a pens la culture comme une catgorie

    dintervention publique. Dubois a par ailleurs tendu ses travaux aux configurations locales

    afin de rendre compte de lespace et la structure dynamique des relations entre des agents

    sociaux engags divers titres dans la production dune politique culturelle72 et poursuivie

    par des analyses minutieuses denqutes portant sur les formations ladministration

    culturelle73. Dautres chantiers ont t ouverts par Vincent Dubois et Emmanuel Ngrier74

    pour faire des politiques culturelles un objet de comparaison internationale. Ils ont ainsi

    analys plusieurs pays de lEurope du Sud dans une approche comparative et dans une

    perspective historique. Le recueil de Philippe Poirrier a largi le nombre de pays et prne

    une histoire des politiques culturelles dans le monde75. Elle reste pourtant construire, car

    cet ouvrage ne fait que rassembler dans un mme volume plusieurs histoires nationales des

    politiques culturelles, mais permet dj dentamer une rflexion sur ce que nous pouvons

    69 Michel CONIL-LACOSTE, Vingt ans dactivit de lUnesco dans le domaine des sciences sociales , Revue

    franaise de sociologie, n 9-3, 1968, p. 390-404. 70 Vincent DUBOIS, La Politique culturelle. Gense dune catgorie dintervention publique, Paris, Belin, 1999,

    381 p. 71 Philippe URFALINO, Linvention de la politique culturelle, Paris, Hachette littratures, 2004. 72 Vincent DUBOIS (dir.), Le politique, lartiste et le gestionnaire : (Re)configurations locales et (d)politisation

    de la culture, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2012, p. 9. 73 Vincent DUBOIS, La culture comme vocation, Paris, Liber, 2013, 199 p. 74 Vincent DUBOIS et Emmanuel NGRIER, Linstitutionnalisation des politiques culturelles en Europe du

    Sud : lments pour une approche compare , Ple Sud, no 10, mai 1999. 75 Philippe POIRRIER (dir.), Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris,

    Documentation franaise, 2011, 485 p.

  • 33

    appeler une histoire transnationale des politiques culturelles76, qui commence faire lobjet

    dune rflexion thorique, comme le propose David Alcaud77.

    mile Durkheim avait dj soulign lintrt de la comparaison comme mthode

    privilgie de la sociologie pour ladministration de la preuve : Nous navons quun moyen

    de dmontrer quun phnomne est cause dun autre, cest de comparer les cas o ils sont

    simultanment prsents ou absents et de chercher si les variations quils prsentent []

    tmoignent que lun dpend de lautre78 . Cependant, Jean-Claude Passeron rappelle que le

    raisonnement sociologique se trouve entre deux ples. Le ple du raisonnement

    exprimental reprsent par le raisonnement statistique doit tenir compte de lhistoricit

    afin dchapper lillusion nomologique dans laquelle peut nous induire la comparaison.

    Sans tomber lextrme oppos de ce que Passeron appelle le ple du rcit historique, qui

    est le discours assujetti ne dcrire des faits quen reproduisant explicitement ses

    interprtations au contexte spatio-temporel des phnomnes observs. Selon Passeron, le

    raisonnement sociologique est un raisonnement composite, il apparat ainsi comme un

    va-et-vient entre contextualisation historique et raisonnement exprimental, qui vise une

    synthse interprtative79.

    La comparaison des politiques des pays, dont il est question ici, nest pas un

    phnomne nouveau. Au point que nous pouvons considrer la politique compare

    comme un sous-champ au sein des sciences politiques, comme le souligne Sophie Broud80.

    Institutionnalis comme domaine de recherche dans les universits anglo-saxonnes depuis

    les annes 1960, il ne sest consolid dans le monde francophone que tardivement. Une revue

    lui a t consacre en 1994, la Revue internationale de politique compare (RIPC), et

    76 Pierre-Michel MENGER, Les politiques culturelles. Modles et volutions in Philippe POIRRIER (dir.),

    Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris, Documentation franaise, 2011,

    p. 465477. 77 Dazvid ALCAUD, Peut-on comparer les politiques culturelles ? Rflexion sur la porte heuristique et les

    conditions de lanalyse. Lexemple de la comparaison franco-italienne , in Cline THIRIOT, Marinne MARTY

    et Emmanuel NADAL, Penser la politique compare. Un tat des savoirs thorique et mthodologique, Paris,

    Karthala, 2004, p. 197-214. 78 Emile DURKHEIM, De la division du travail social, Presses Universitaires de France, 2007, p. 124. 79 Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique : Un espace non popprien de largumentation,

    dition revue et augmente, Albin Michel, 2006, 666 p. ce propos voir aussi Jean-Louis FABIANI, La

    gnralisation dans les sciences historiques : obstacle pistmologique ou ambition lgitime ? , Annales HSS,

    n 1, 2007, p. 9-28. 80 Sophie BROUD, Retour sur quelques enjeux de la politique compare , Les cahiers Irice, vol. 5, no 1,

    2010.

  • 34

    plusieurs ouvrages thoriques et mthodologiques ont t dits rcemment81. Les objets

    classiques de la politique compare peuvent se regrouper en trois grandes catgories : les

    institutions publiques, les forces et les comportements politiques et enfin les processus de

    transformation politique. Plusieurs approches se dtachent selon les variables privilgies

    pour expliquer les similitudes et les diffrences entre les pays ou entre les processus

    politiques : lapproche institutionnelle, lapproche historique, lapproche culturelle,

    lapproche conomique et lapproche stratgique82.

    Pourtant, le comparatisme est de plus en plus contest par les partisans dune histoire

    croise (Entangled history)83, connecte (Connected history)84 et partage (Shared

    history)85. Ces approches entendent dpasser la vision hermtique de la dfinition des

    frontires nationales comme catgorie danalyse, qui rend peu visibles tous les phnomnes

    dinteractions, de partages et de connexions. En effet, ils argumentent que la comparaison

    tend privilgier la mise en uvre dun raisonnement synchronique, tandis que le

    croisement rvle des tudes de transferts, des changes, ils sattachent donc lanalyse de

    processus la fois diachroniques et synchroniques. Cependant, des auteurs comme Patrick

    Hassenteufel ne voient pas dincompatibilit entre le comparatisme et lhistoire croise

    ou connecte , mais plutt un dplacement de la construction dobjets comparatifs,

    notamment en ce qui concerne la comparaison des politiques publiques. Ainsi, selon

    Hassenteurfel, il faut passer de la comparaison internationale la comparaison

    transnationale, qui donne lieu plusieurs modalits de convergence86.

    La comparaison est utilise ici pour situer un espace transnational en construction.

    Nous avons ainsi compar les politiques culturelles dune centaine de pays en utilisant les

    donnes recueillies par lUnesco dans les annes 1980. Le but est de mettre en avant le rle

    81 Bertrand BADIE et Guy HERMET, La politique compare, Paris, Armand Colin, 2001 ; Gazibo MAMOUDOU

    et Jane JENSON, La politique compare : Fondements, enjeux et approches thoriques, Montral, Presses de

    lUniversit de Montral, 2004 ; Cline THIRIOT, Marianne MARTY et Emmanuel NADAL (dirs.), Penser la

    politique compare : un tat des savoirs thoriques et mthodologiques, Paris, Karthala, 2004 ; Emmanuel

    NADAL, Marianne MARTY et Cline THIRIOT (dirs.), Faire de la politique compare : les terrains du

    comparatisme, Paris, Karthala, 2005. 82 G. MAMOUDOU et J. JENSON, La politique compare : Fondements, enjeux et approches thoriques, op. cit. 83 Michael WERNER et Bndicte ZIMMERMANN, Penser lhistoire croise : entre empirie et rflexivit ,

    Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 58, no 1, 2003. 84 Caroline DOUKI et Philippe MINARD, Histoire globale, histoires connectes : un changement dchelle

    historiographique? , Revue dhistoire moderne et contemporaine, no 54-4bis, 12 dc. 2007. 85 Voir ce propos : Michael WERNER et Bndicte ZIMMERMANN, De la comparaison lhistoire croise,

    Paris, Seuil, 2004. 86 Patrick HASSENTEUFEL, De la comparaison internationale la comparaison transnationale , Revue

    franaise de science politique, vol. 55, no 1, 1 mars 2005.

  • 35

    de cette organisation dans ltablissement des circuits de transfert de ce qui semble tre des

    modles daction publique. Il sagit dtablir les possibles formes dinfluence et la

    dynamique des changes de savoirs dans un contexte dmergence dun espace transnational

    de diffusion et de lgitimation de laction culturelle. Nous exposerons le moment venu la

    mthode statistique que nous allons employer pour cette comparaison, ainsi que la pertinence

    de prendre les tats membres en tant quunit danalyse sociologique, de mme que les

    catgories construites pour la comparaison. Il sagit, comme le rappelle Giovanni Sartori,

    moins de savoir si deux objets sont comparables que sous quel angle ils le sont87.

    E. Mthodologie et droulement de la recherche

    Pour aborder la culture comme catgorie dintervention internationale lUnesco,

    nous avons employ plusieurs mthodes de recherche, qui vont du dpo