l’unesco et la culture : construction d’une catégorie d...
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COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES
Thse de doctorat
Discipline : Sociologie
Luis Mauricio BUSTAMANTE FAJARDO
LUNESCO et la culture : construction dune catgorie
dintervention internationale, du dveloppement culturel
la diversit culturelle
Thse dirige par Gisle SAPIRO
Prsente et soutenue publiquement le 24 septembre 2014
Jury :
M. Philippe BOUQUILLION, Professeur lUniversit Paris VIII
M. Vincent DUBOIS, Professeur lInstitut dtudes Politiques de Strasbourg
M. Jean-Louis FABIANI, Directeur dtudes lEHESS
M. Tristan MATTELART, Professeur lUniversit Paris VIII
Mme Gisle SAPIRO, Directrice de recherche au CNRS-EHESS
M. Gustavo SOR, Professeur lUniversit Nationale de Crdoba et chercheur au CONICET
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Rsum
La thse a pour objectif de contribuer ltude de la constitution de la culture comme catgorie
dintervention internationale. Elle porte sur lUNESCO comme terrain dobservation de ce
processus, qui stend sur la priode 1966-2005. partir de plusieurs types de sources et de mthodes
(dpouillement darchives, analyse de donnes statistiques, entretiens, observation participante), la
thse retrace la gense sociale, les conditions de possibilit et les enjeux qui structurent lespace
international des dbats sur la culture et les biens culturels.
Ds la fin des annes 1960, le dveloppement culturel simpose comme doctrine qui lgitime
laction de ltat dans le secteur culturel. Les dbats se poursuivent dans les dcennies suivantes et
portent sur la dlimitation des secteurs dintervention, ainsi que sur le degr de participation des
pouvoirs publics et du march en tant que facilitateurs de la production et mdiateurs dans la
circulation des biens culturels. Dans ce processus, apparat un espace de concurrence o interagissent
des agents internationaux avec des statuts diffrents (hommes politiques, diplomates, fonctionnaires
internationaux, chercheurs, universitaires, artistes, etc.) pour dfinir une conception lgitime de la
culture et des formes daction culturelle.
Le principe de diversit culturelle est la manifestation la plus rcente de ces luttes internationales,
il vise garantir lautonomie de la production culturelle nationale face linternationalisation ingale
des marchs. Il sinscrit de ce fait dans la continuit des dbats internationaux qui ne cessent dtre
ractivs depuis dsormais plus dun demi-sicle. Cette thse voudrait ainsi contribuer la rflexion
sur le processus de cration, dinternationalisation, de circulation et de lgitimation des nouvelles
catgories daction au moment de penser la culture.
Mots cls : sociologie de la culture, sociologie des biens symboliques, politique culturelle,
internationalisation, histoire transnationale, diversit culturelle, UNESCO.
UNESCO and culture: construction of an international intervention category from
cultural development to cultural diversity
The objective of the thesis is to contribute to the study of the constitution of culture as a category of
international intervention. UNESCO is the field where we observe this process during the period of
1966-2005. Through many types of sources and methods (archival analysis, statistical analysis,
interviews, participant observation), the thesis retraces social genesis, the conditions of possibility
and the issues which structure the international stage of debates on culture and cultural goods.
By the 1960s, the cultural development is imposed as a doctrine which legitimize the actions of
the state in the cultural sector. Debates continue in the following decades and focus on the delineation
of areas of intervention, as well as on the degree of participation of the public authorities and the
market as the facilitator of the production and mediator in the circulation of cultural goods. In this
process appears a competitive space where international actors with different statuses (politicians,
diplomats, international civil servants, researchers, academics, artists, etc.) interact to define a
legitimate conception of culture and cultural forms of action.
The principle of cultural diversity is the latest manifestation of these international struggles, it aims
to ensure the autonomy of national cultural production in the face of the uneven internationalization
of markets. It is part of the continuous international debates which never cease to be reactivated for
more than half a century. This thesis would like to contribute to the reflection on the process of
creation, internationalization, circulation and legitimization of new categories of action when
thinking about culture.
Keywords: sociology of culture, sociology of symbolic goods, cultural politics, internationalization,
transnational history, cultural diversity, UNESCO.
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Remerciements
Je tiens remercier tout dabord Gisle Sapiro pour avoir accept de diriger cette thse, elle
ma continuellement encadr et soutenu avec bienveillance et amiti. Cette thse naurait jamais vu
le jour sans ses conseils et son encouragement constant. Je tiens galement remercier le Centre de
Sociologie europenne au sein duquel jai ralis cette recherche. Que soit remerci lensemble de
ses membres et en particulier Jocelyne Pichot, Rmi Lenoir, Julien Duval, Afrnio Garcia et Anne-
Catherine Wagner, pour leur gnrosit en partageant leurs expriences et leur amiti. Mais aussi
aux chercheurs extrieurs au Centre comme Andr Grelon, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Brigitte Le
Roux et Philippe Bonnet pour avoir contribu amliorer les conditions matrielles de sa ralisation.
Un mot de remerciement aux fonctionnaires de lUnesco qui mont accueilli lors de la ralisation
dun stage la Section Diversit des expressions culturelles, qui ont partag avec gentillesse leurs
savoirs et savoir-faire. Que Mauro Rosi et Jair Torres soient aussi remercis pour mavoir ouvert les
portes de lorganisation, ainsi que Sang Phan et Adle Torrance pour leur amabilit en me guidant
dans les archives de lUnesco.
Je remercie les membres du jury, MM. Philippe Bouquillion, Vincent Dubois, Jean-Louis
Fabiani, Tristan Mattelart et Gustavo Sor, pour lattention quils ont accorde ce travail.
Les doctorants et anciens doctorants du CESSP mont apport un soutien moral prcieux qui
ma permis de surmonter les doutes et les preuves qui font le quotidien de la vie de thsard. Je tiens
spcialement exprimer ma gratitude Domingo Garcia, Sophie Nol, Fruela Fernandez, Constanza
Symmes, Daniel Palacios, Amine Brahimi et Tristan Leperlier. Ce travail est galement redevable
celles et ceux qui, lors de sances de groupes de travail et hors de celles-ci, mont prodigu de
prcieux conseils : Adrien, Alejandro, Amotz, Aude, Ccile, Clarisse, Claire, ric, Hlne, Jrme,
Leonora, Lucile, Madeline, Marcella, Myrtille et Yehezkel.
La ralisation de cette thse naurait pas t possible sans les multiples corrections,
remarques et suggestions dElsa Abou Assi, ric Brun, tienne Jezioro, Amine Brahimi, Clarisse
Fordant, Sophie Nol et Cyril Jayet. Je leur suis extrmement reconnaissant de leurs attentives
relectures de ce manuscrit. Ce travail doit aussi beaucoup lamiti fidle de la communaut des
doctorants et docteurs que jai rencontrs au sein de lEHESS dans ces annes de formation et de
recherche. Ils mont accompagn moralement et ont rendu ma vie de doctorant plus plaisante :
Amine, Camilo, Cristina, Cyril, Diego, Domingo, Fruela, Germn, Gnge, Henry, Ingrid, Nelson,
Marie, Marine, Paola, Ryder, Solenn, Tristan, Valentina et tous ceux que jaurais pu oublier par
inattention. Que mes camarades du Panchester soient aussi chaleureusement remercis pour les
moments de dtente, qui mont permis de souffler lors de la rdaction de cette thse.
Enfin, le mot remerciement nest pas assez fort pour ma famille qui, malgr la distance, ma
soutenu inconditionnellement dans ce projet, mme dans les moments o le doute lemporte sur
loptimisme. Merci pour leur fidle affection.
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Sommaire
Introduction .................................................................................................................................... 13
Premire partie. Gense et institutionnalisation de la question culturelle lUnesco ............. 49
Chapitre I. La construction dun espace international pour penser la culture ....................... 51
1.1. Une organisation internationale pour la culture .............................................................. 53
1.2. Les politiques culturelles : mergence dune problmatique internationale ................... 67
1.3. Premires rflexions internationales sur les politiques culturelles.................................. 81
Chapitre II. La culture comme catgorie dintervention internationale .................................. 95
2.1. La circulation internationale des ides et des savoirs ..................................................... 96
2.2. Les agents de lexpertise culturelle internationale ........................................................ 111
2.3. De Venise Mexico : la construction politique dune pense ...................................... 127
Chapitre III. Lespace des domaines daction et modles dintervention dans le secteur culturel
dans les annes 1980 ................................................................................................................ 141
3.1. La construction statistique dun espace des politiques culturelles dans le monde ........ 143
3.2. Gopolitique de laction culturelle ................................................................................ 156
Conclusion de la premire partie ............................................................................................. 191
Deuxime partie. LUnesco et la circulation internationale des produits culturels : un espace
de luttes ......................................................................................................................................... 195
Chapitre IV. La circulation libre et quilibre de linformation et la communication ......... 201
4.1. Linternationalisation de la communication.................................................................. 203
4.2. La Commission de seize sages ................................................................................ 224
4.3. La fabrication dun rapport international ...................................................................... 243
Chapitre V. De lexception culturelle la diversit culturelle ............................................... 273
5.1. Les conditions dmergence de la notion dexception culturelle .................................. 275
5.2. La construction sociale du principe de diversit culturelle ........................................... 292
5.3. Rhabiliter lUnesco pour dfendre la diversit culturelle ........................................... 318
Conclusion de la deuxime partie ............................................................................................ 343
Troisime partie. LUnesco, une plateforme mondiale pour la circulation internationale des
ides ............................................................................................................................................... 349
Chapitre VI. Les changes culturels internationaux entre mondialisation et diversit culturelle
................................................................................................................................................... 353
6.1. Llaboration de la Dclaration : lUnesco et sa lgitimit en la matire ..................... 354
6.2. Protger et promouvoir : une convention pour la diversit des expressions culturelles 365
6.3. Structure de lespace de prise de position autour du dbat de la diversit des expressions
culturelles ............................................................................................................................. 387
Chapitre VII. LUnesco dans le processus dinstitutionnalisation de laction culturelle en
Amrique latine ........................................................................................................................ 403
7.1. Prmices dun processus de linstitutionnalisation de la culture comme une catgorie
dintervention publique en Amrique latine ........................................................................ 405
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7.2. Les conditions sociales de ladoption de la diversit culturelle : le cas du Chili .......... 435
Conclusion de la troisime partie ............................................................................................ 457
Conclusion ..................................................................................................................................... 459
Sources ........................................................................................................................................... 471
Bibliographie .................................................................................................................................. 485
Annexe ............................................................................................................................................ 501
Table des illustrations .................................................................................................................... 511
Table de matires ......................................................................................................................... 511
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Liste de sigles
AAFU : Association des Anciens Fonctionnaires
de lUNESCO
AAID : Agence africaine dinformation et de
documentation
ADG : Adjoint Director General (Directeur gnral
adjoint)
ADM : Administration
ADPIC : Accord de l'OMC sur les aspects des
droits de proprit intellectuelle qui touchent au
commerce
AECID : Agence espagnole de coopration
internationale pour le dveloppement
AFD : Agence franaise de Dveloppement
AFP : Agence France-Presse
AGCS : Accord gnral sur le commerce des
services (ou GATS : General Agreement on Trade
in Services)
AIERI : Association internationale des tudes et
recherches sur linformation
AIF : Agence internationale pour la francophonie
AIPU : Association Internationale du Personnel de
lUNESCO
ALAIC : Asociacin Latinoamericana de
investigadores de la comunicacin
ALENA : Accord de libre-change nord-amricain
ALESCO : Organisation Arabe pour l'ducation,
la Culture et les Sciences
AMI : Accord multilatral sur linvestissement
AP : Associated Press
BM : Banque Mondiale
CAB : Cabinet du Directeur gnral
CE : Commission Europenne
CEE : Communaut conomique europenne
CEPALC : Commission conomique pour
lAmrique latine et les Carabes
CI : Communication et information
CIC : Commission internationale dtude des
problmes de la communication
CICI : Commission Internationale de Coopration
Intellectuelle
CIDSU : Comit international de soutien
lUNESCO
CIJ : Cour internationale de justice
CLT : Culture
CMAE : Confrence des ministres allis de
lducation
CPLP : Communaut des pays de langue
portugaise (en portugais : Comunidade dos Pases de
Lngua Portuguesa)
DDG : Deputy Directeur General (Sous-Directeur
gnral)
DG : Directeur gnral
ED : Education
ENA : Ecole Nationale dAdministration
FELAFACS : Federacin Latinoamericana de
facultades de comunicacin
FENU : Fonds dquipement des Nations Unies
FI : Fonctionnaire International
FIEJ : Fdration internationale des diteurs de
journaux et publication
FMI : Fond Montaire International
FPI : Fonction publique internationale
GATT : Accord gnral sur les tarifs douaniers et le
commerce (General Agreement on Tariffs and
Trade)
GS : General Service (services gnraux)
HCDH : Haut-Commissariat aux Droits de lHomme
IAPA/SIP : Association Interamricaine de presse
(en anglais Inter American Press Association et en
espaol Sociedad Interamericana de Prensa)
IDH : Indice de dveloppement humain
IEP : Institut dtudes politiques
IHENU : Institut des Hautes tudes sur les Nations
Unies
IICI : Institut International de Coopration
Intellectuelle
IIDH : Institut International des Droits de lHomme
IILA : Istituto Italo-latino Americano
IIP/IPI : Institut international de la
presse/International Press Institute
ILET : Instituto latino-amricano de estudios
transnacionales
MPAA : Motion Picture association of America
MPAE : Motion Picture Export Association of
America
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NANAP : Non-Aligned News Agencies Pool/Pool
des agences de presse des pays non-aligns
NOEI : Nouvel Ordre conomique International
NOMIC : Nouvel Ordre Mondial de lInformation
et de la Communication
NU : Nations Unies
OCDE : Organisation de coopration et de
dveloppement conomiques
OCI : Organisation de Coopration Intellectuelle
ODG : Bureau du Directeur gnral
OEA : Organisation des tats Amricains
OECE : Organisation europenne de coopration
conomique
OEI : Organisation des tats Ibro-amricains pour
la science, lducation et la culture
OI : Organisation internationale
OIF : Organisation internationale de la
francophonie
OIT : Organisation internationale du travail
OMC : Organisation mondiale du commerce
OMPI : Organisation mondiale de la proprit
intellectuelle
OMT : Organisation mondiale du tourisme
ONG : Organisation non-gouvernementale
ONU : Organisation des Nations Unies
ORD : Organe de rglement des diffrends de
lOMC
ORTF : Office de radiodiffusion-tlvision
franaise
OTAN : Organisation du trait de lAtlantique
Nord
OUA : Organisation de lunit africaine
PNA : Pays non-aligns
PNUD : Programme des Nations Unies pour le
Dveloppement
PVD : Pays en voie de dveloppement
RIDC : Rseau international sur la diversit
culturelle
RIPC : Rseau international sur la politique
culturelle
RP : Reprsentation permanente
SACEM : Socit des auteurs, compositeurs et
diteurs de musique
SC : Sciences
SDN : Socit des Nations
SHS : Sciences Humaines et Sociales
STA : Staff Association (Association du personnel
de lUNESCO)
STU : Staff Union (Syndicat du personnel de
lUNESCO)
TASS : Agence tlgraphique dinformation de
Russie
UAIA : Union des agences dinformation africaine
UE : Union europenne
UNESCO : United Nations Educational, Scientific
and Cultural Organization
UNIC : Centre dInformation des Nations Unies
UNICEF : United Nations Children's Fund
UNU : Universit des Nations Unies
UPI : United Press International
URSS : Union des rpubliques socialistes sovitiques
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propos de sauvages
Les Pemons de la Grande Savane appellent la rose Chirik
Yetaku, qui signifie Salive des Etoile ; les larmes Enu Parupu,
qui veut dire Vesou1 des Yeux, et le cur Yewan Enapu :
Graine du Ventre. Les Waraos du delta de lOrnoque disent
Mejokoji (Le Soleil du Cur) pour dsigner lme. Pour dire
ami, il disent Ma Jokaraisa : Mon Autre Cur. Et pour dire
oublier, ils disent Emonikitan, qui veut dire pardonner.
Pauvres imbciles qui ne savent pas ce quils disent
Pour dire terre ils disent mre
Pour dire mre ils disent tendresse
Pour dire tendresse ils disent don de soi
Il y a chez eux une telle confusion de sentiments
quen toute raison
les braves gens que nous sommes
les appelons sauvages.
Gustavo Pereira2.
1 Vesou : suc de la canne sucre (NdT) 2 Gustavo PEREIRA, crit de sauvage [1993], in Diana LINCHY [trad. Nicole Priollaud], Posie vnzulienne
du XXe sicle, Genve, Ed. Patio, 2002.
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Introduction
la croise de la sociologie de la culture, la sociologie politique, les sciences de
linformation et la communication et la sociologie de linternational, cette recherche porte
sur la constitution de la culture comme catgorie dintervention internationale. Elle examine
lvolution des diffrentes conceptions de la culture lUnesco, organisation qui a jou un
rle majeur dans le positionnement international des dbats sur la culture. Elle fait ainsi
lhistoire sociale des reprsentations et des pratiques qui animent le travail de cette
organisation, en prenant comme terrain dobservation lexpertise, les ngociations
internationales et le militantisme transnational. Cette thse sintresse la gense des dbats
internationaux sur la culture et les biens culturels ainsi quaux conditions de possibilit et
aux enjeux qui structurent cet espace social. Elle a donc pour objectif de contribuer ltude
de la circulation internationale des ides et des savoirs.
A. LUnesco, un terrain dobservation transnational
LOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture
(UNESCO) est lorganisation internationale vocation culturelle la plus connue et reconnue
de la famille des Nations Unies. Les travaux labors au sein de cette organisation (tudes,
rapports, dclarations, conventions, etc.) peuvent savrer dun grand intrt comme terrain
dobservation pour saisir les moments de cristallisation des luttes internationales pour le
classement et la dlimitation des secteurs dont lUnesco a la comptence, car les luttes
symboliques engendres pour valider ou contester des systmes de classification rendent
visible les principes de hirarchisation et larbitraire, qui sous-tendent les reprsentations
lgitimes3 . Ils permettent didentifier ce que Gisle Sapiro appelle des oprateurs
axiologiques, sortes de catgories thiques de lentendement scolastique qui confrent aux
systmes doppositions culturelles, leur sens, dans la double acceptation de signification
et dorientation dans lespace4 .
3 Gisle SAPIRO, Le savant et le littraire in Johan HEILBRON, Remi LENOIR et Gisle SAPIRO (dirs.), Pour
une histoire des sciences sociales: Hommage Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004, p.91. 4 Ibid.
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Nous nous intresserons dans cette recherche mettre en vidence les initiatives
entreprises au sein de lUnesco afin de faire merger un espace international dchanges des
ides et des savoirs sur laction culturelle. Ds la fin de lanne 1960, lUnesco a organis
une srie de runions qui ont rassembl des agents de la plupart des pays du monde pour
dfinir la culture comme catgorie dintervention internationale et dlimiter son domaine
daction. En effet, en plus dtre un espace de rflexion et de prises de dcisions sur le
traitement accord au secteur culturel dans le monde, lUnesco est une institution dote dun
potentiel de diffusion important dans ses domaines dintervention (ducation, science,
culture, communication). Encadr par ses organes de gouvernance (Confrence gnrale et
Conseil excutif), le Secrtariat de lUnesco a la capacit de mettre en place des lieux
dchange travers un vaste rpertoire de moyens dintervention : runions dexperts,
colloques, symposiums, sminaires, ateliers de formations, confrences, groupes de travail
sur des thmatiques spcifiques, etc. Ces lieux dchanges produisent ainsi un ensemble
important de rapports, de documents, de recommandations, de livres, lesquels alimentent le
dbat international sur la culture dans toutes les rgions de la plante.
LUnesco est la fois un espace de luttes et une plateforme mondiale pour la
circulation internationale des ides et des savoirs. Plusieurs agents sont la base de la
construction et la circulation des savoirs produits au sein de cette organisation. Ce travail
sintresse autant la production de nouveaux savoirs quau processus dlaboration et de
ngociation des textes normatifs. Le rle des experts est central dans ce processus, car il rend
possible la validation technique de principes labors par lorganisation. Les experts dont
la lgitimit rside dans la possession dun savoir technique ou scientifique, constitu
lintrieur dun champ spcifique (scientifique, administratif, politique, etc.) sont en effet
des agents privilgis pour tudier les mcanismes dintroduction et lvolution des
catgories de pense employes par lorganisation. Dans notre tude, nous analyserons la
figure de lexpert au sein de lUnesco en nous appuyant sur des cas prcis, sans pour autant
prtendre lexhaustivit. Nous chercherons rendre visible lapport rel des experts au
travail de lUnesco, bien souvent occult par la visibilit accorde au travail diplomatique
dploy par les reprsentants des tats.
Cette approche a certains avantages analytiques, notamment parce quelle nous
permet de comparer la figure de lexpert dans une mme institution dans des priodes
relativement diffrentes. Lide serait de mieux comprendre la figure de lexpert, son action,
sa fonction sociale et son volution au sein dune organisation comme lUnesco. Pour y
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arriver, il sagit moins ici de proposer une thorie gnrale de la monte des experts que de
sattacher ltude empirique de nouvelles figures de lexpertise qui, peuvent prendre des
configurations assez varies diffrentes priodes, selon les enjeux en cause et la lgitimit
institutionnelle de lUnesco, institution commanditaire de lexpertise. Lanalyse
prosopographique des experts des diffrentes commissions permet de mieux saisir les
proprits sociales de ces experts et de rendre compte des spcificits de chaque commission.
Bien quil sagisse de commissions dexperts relativement diffrentes, lanalyse de la
production dexpertise amne dgager les principes qui vont alimenter les dbats, des
priodes diffrentes, sur la culture, laction culturelle, les produits culturels, etc. En effet, le
rsultat de lexpertise, qui se traduit sous la forme dun rapport, est frquemment le support
dune srie daffrontement entre les reprsentants des tats pour valuer, dfinir et agir sur
les secteurs dintervention de lorganisation. Ainsi, la terminologie employe pour dfinir la
culture et son domaine daction volue au fil du temps. Les dbats portant sur la signification
de ces diffrents termes rvleront les rapports de force entre les tats, qui tmoignent des
rapports de domination pour imposer la vision lgitime du monde social5.
LUnesco nest pas uniquement un espace o saffrontent les reprsentants des tats.
Selon les enjeux (politiques et idologiques), les fonctionnaires internationaux sont
susceptibles de rivaliser eux aussi dans des luttes pour la dfinition du travail international.
La thse remarquable de Meryll David-Ismayil a t consacre ltude du groupe
dindividus que composent les fonctionnaires de lUnesco6. Sa morphologie montre que ces
fonctionnaires ne forment pas un groupe homogne. Elle a volu tout au long de lhistoire
de lorganisation. Ainsi, la question du recrutement est dautant plus sensible que les enjeux
des postes pourvoir sont plus importants. Les conflits internes peuvent par ailleurs
provoquer leffondrement des coalitions internes favorisant un climat de mfiance et de
fausses rumeurs, qui sont reproduites dans les coulisses de lorganisation et amplifies, voire
dformes par la presse selon lpoque7. Ceci nest pas favorable limage de lorganisation
et compromet la lgitimit des travaux quelle labore.
LUnesco est une organisation internationale o gravitent plusieurs agents cherchant
faire valoir leurs points de vue. Le rle de la socit civile , incarn par les ONG et les
5 Armand MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, Paris, La Dcouverte, 2005, 122 p. 6 Meryll DAVID-ISMAYIL, Les fonctionnaires internationaux : un groupe non professionnalis? La formation
du groupe des fonctionnaires de lUNESCO comme analyseur des rapports de domination lchelle
internationale, thse de doctorat en Science Politique sous la direction de Michel Dobry, Universit Paris 1,
2013. 7 Ibid.
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associations internationales, est dautant plus important dans les travaux de lUnesco
quelles peuvent influencer leurs gouvernements au niveau national pour quils adoptent une
position dtermine dans llaboration des programmes de lorganisation. Dans le cadre de
cette thse, nous nous sommes intresss particulirement aux revendications des deux
rseaux internationaux de groupes dinfluence : le Comit mondial pour la libert de la
presse et le Comit international de liaison des coalitions pour la diversit culturelle. Dans
les annes 1980, le premier ne mnage pas lUnesco, en lattaquant virulemment pour arrter
le programme qui cherche tablir un Nouvel ordre mondial de lInformation et de la
Communication (NOMIC), alors que le deuxime dploiera tous ses efforts pour faire du
principe de la diversit culturelle une cause dfendre tous les niveaux (national et
supranational), qui se matrialise dans ladoption de la Convention sur la protection et la
promotion de la diversit des expressions culturelles en 2005. Nous nous efforcerons de
contextualiser les dbats pour rendre compte de la position de ces agents et des enjeux qui
les structurent.
Par la diversit des acteurs et la porte de son travail, lUnesco est une organisation
internationale qui participe rgulirement la construction des espaces transnationaux pour
dbattre des domaines de sa comptence. Dans ces dbats, elle est elle-mme un agent trs
influent. Ces espaces ne sont pas permanents, dans la mesure o les agents sinvestissent
selon les enjeux en cause, selon les secteurs concerns, selon la position des tats membres
au moment de dfendre tels ou tels principes, ou encore selon des intrts particuliers,
notamment avec la mobilisation des groupes de pression. LUnesco peut tre envisage ainsi
comme une agora internationale qui met en relation des groupes appartenant des espaces
transnationaux complexes, situs diffrents niveaux (supranational, international ou
national). Ils rivalisent en arguments pour faire valoir leurs visions du traitement
international de la culture. Les points de convergence et dopposition sont, bien entendu, la
dfense de postulats quils considrent comme lgitimes. Nous nous efforcerons de mettre
en vidence les liens entre diffrents acteurs et dexpliciter le sens quils donnent leurs
actions au moment de les dfendre. Comme nous le rappelle Abram de Swaan, la
sociologie de la socit transnationale a pour tche premire dtudier les relations qui
lient les personnes entre elles par-del les frontires, cette sociologie doit moins sattacher
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rendre compte des relations entre tats que des rapports existant entre les ressortissants des
diffrents pays8 .
B. La culture, une catgorie dintervention internationale
La culture fait partie de ces concepts dont tout le monde connat le sens, mais
personne ne lui accorde une signification unique. Dabord parce que le mot culture a une
histoire9, ensuite parce que son sens varie dune langue lautre, et enfin parce que les usages
de cette notion ont t divers selon les contextes et les configurations sociales10. Le mot
culture est issu du latin cultura qui stendait par mtaphore de la culture des terres la
culture de lesprit. Dans la seconde moiti du XVIIe sicle, le sens figur de culture sinsre
dans le vocabulaire courant, mais cest un demi-sicle plus tard quelle rentre dans les
dictionnaires de lpoque. Lemploi du concept de culture au sens figur se rpand largement
sous la plume des philosophes des Lumires, comme le dmontre Philippe Bnton.
Cependant, elle prend un sens diffrent, passant de la formation de lesprit par linstruction
au rsultat de cette instruction, ltat de lesprit cultiv11 . Le sens du mot culture sinscrit
alors dans la perspective universaliste de lidologie des lumires.
Dans la seconde moiti du XVIIIe sicle, le mot culture fut oppos la notion de
civilisation12. Comme lexplique Lucien Febvre, cette dernire dsignait le progrs de
lOccident et de lhumanit en gnral, elle est apparue pour voquer laffinement des murs
et a t rapidement oppose au mot barbarie (ou sauvagerie) pour souligner ltat de la
socit civilise, dont lOccident prtendait avoir le monopole13. En Allemagne, on prfre
le terme Kultur, entendu comme un ensemble de conqutes intellectuelles et morales qui
constituent le bien propre dune nation, sans que le terme soit associ lide de supriorit
dun peuple sur un autre14. En effet, comme laffirme Norbert Elias, les penseurs allemands,
en opposant le terme Kultur celui de civilisation, lui confrent une connotation relativiste
8 Abram de SWAAN, Pour une sociologie de la socit transnationale , Revue de synthse, vol. 119, no 1,
janv. 1998. 9 Philippe BNTON, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1975. 10 Denys CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Dcouverte, 2010, 157 p. 11 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 31. 12 Olivier REMAUD, Culture versus Civilisation. La gense dune opposition , Revue de Synthse, vol. 129,
no 1, 1 janv. 2008. 13 Lucien FEBVRE, Civilisation. volution dun mot et dun groupe dides in Lucien FEBVRE et al. (dirs.),
Civilisation : Le mot et lide, Paris, la Renaissance du livre, 1930. 14 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 37.
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pour affirmer une certaine authenticit de leur identit nationale face lhgmonie
culturelle franaise de lpoque15.
Un demi-sicle plus tard, en pleine expansion coloniale, volutionnisme,
ethnocentrisme et universalisme sallient parfaitement et conduisent tout naturellement
limprialisme16 explique Philippe Bnton. partir du milieu du XIXe sicle, le concept
de culture se dveloppe simultanment dans les sciences de lhomme naissantes. Il se
constitue contre les explications naturalistes qui, comme le constate Gisle Sapiro, ancrent
les conduites humaines dans des donnes biologiques (races, instincts, besoins, hrdit) et
environnementales (thorie des climats), un ordre de phnomnes et un domaine de savoir
distinct de ceux des sciences de la nature17 . Le mot culture sest introduit ainsi dans des
disciplines voisines de lanthropologie, la sociologie et la psychologie sociale pour dfinir
un ensemble de traits distinctifs caractrisant les socits, et qui comprend la connaissance,
les croyances, lart, la morale, le droit, les coutumes et tout autre acquis par lhomme en tant
que membre dun groupe18.
Lusage du terme culture se rpand et devient un objet dtude part entire chez les
philosophes allemands qui constituent les sciences de la culture en les diffrenciant des
sciences de la nature. Ltude de la reprsentation du monde sinstalle dans ce courant et
permet, par exemple, Ernst Cassirer de sintresser aux systmes dapprhension de la
ralit partir de lanalyse des formes symboliques : mythique, religieuse, du langage, des
arts et de la science. Les anthropologues britanniques et amricains sintressent aussi aux
catgories de perception et confrent au mot culture un sens descriptif. Si Edward Tylor, est
l inventeur du concept scientifique de culture, comme laffirme Denys Cuche, Franz
Boas sera le premier anthropologue mener des enqutes in situ [] en ce sens, il est, lui,
linventeur de lethnographie19 . Dans lentre-deux-guerres, lanthropologie culturelle fait
cole et les recherches sur les cultures sont poursuivies, entre autres, par Bronislaw
Malinowski, Ruth Benedict et Margaret Mead.
Aprs la Deuxime Guerre mondiale, lUnesco nat des cendres de lOrganisation de
coopration intellectuelle, qui avait t conue par la Socit des Nations. Il sagit dune
organisation technique du Systme des Nations Unies pour travailler sur la coopration
15 Norbert ELIAS, La Civilisation des murs, Paris, Calmann-Lvy, 1991, 342 p. 16 P. BNTON, Histoire de mots..., op. cit., p. 49. 17 Gisle SAPIRO, La notion de culture , Encyclopaedia Universalis. 18 D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., p. 15. 19 Ibid., p. 18.
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19
internationale dans les domaines de la culture, en mme temps que lducation, la science et
la communication. Cependant, elle se heurte au dpart la difficult de mettre en place ses
programmes de coopration avec les tats membres, car le terme culture a des acceptions
diffrentes selon les pays. Elle organise alors une srie de runions dexperts, qui comparent
les diffrentes formes daction publique dans le secteur culturel avec lobjectif den faire une
synthse. En effet, lUnesco va questionner et dfinir la notion de culture partir de formes
dintervention des tats dans ce domaine. Les politiques publiques sont donc indissociables
de la conception de la notion de culture lUnesco. Sa dfinition actuelle a t labore lors
de la Confrence mondiale sur les politiques culturelles Mexico en 198220, environ
quarante aprs la cration de lorganisation.
Ds la fin des annes 1960, lUnesco a organis plusieurs runions (dexperts et
intergouvernementales), qui vont rassembler des agents de la plupart des pays du monde. Ils
vont travailler pour tablir les formes de coopration dans laction culturelle (changes
dexpriences, dinformation, comparaison des rsultats, etc.). Cette comparaison
technique devient peu peu un espace de luttes entre les tats, car en ouvrant la porte
la comparaison entre pays, lUnesco fait merger un espace international de discussion de la
conception mme des politiques culturelles. Des principes tels que dveloppement
culturel , patrimoine immatriel , diversit culturelle , etc., sont le rsultat des luttes
internes pour valider des formes dintervention lgitimes dans lespace international. Ces
confrontations ne vont pas de soi, car chaque tat fait valoir sa forme daction qui est le
rsultat de structures sculaires spcifiques. Nous chercherons par la suite objectiver les
diffrences qui structurent cet espace international de laction culturelle.
Presque au mme moment o lUnesco dbat sur laction culturelle, elle ouvre
dautres grands chantiers internationaux dans ses domaines de comptence (ducation,
communication, culture, etc.). Nous y reviendrons plus tard, mais nous voudrions voquer
ici les dbats sur la circulation internationale de produits culturels. Les dbats autour du rle
des politiques publiques dans les changes culturels se tiennent la fin des annes 1970, au
sein de lUnesco, pour crer un Nouvel ordre mondial de linformation et de la
communication, qui cherche tablir une circulation quilibre de ce qui tait dfini
lpoque comme les moyens de communication de masse . Ds le dbut des annes 1980,
20 La culture est dfinie comme lensemble des traits distinctifs spirituels et matriels, intellectuels et affectifs
qui caractrisent une socit ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les
faons de vivre ensemble, les systmes de valeurs, les traditions et les croyances.
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20
le concept des industries culturelles21 permet dtablir un lien entre la communication et
la culture : les moyens de communication de masse (dition, radio, tlvision, cinma, etc.)
deviennent ainsi un secteur dintervention de laction culturelle.
La notion dindustrie culturelle a t employe pour la premire fois par Adorno et
Max Horkheimer au sein de lcole de Francfort. Dans louvrage la Dialectique de la raison,
ces auteurs dnoncent la transformation de la capacit cratrice en marchandise, o la classe
populaire deviendrait un consommateur de loisir, qui conduirait lhomme vers un long
processus dacculturation de la culture de masse 22. Cette thse avait t aborde quelques
annes plus tt par Walter Benjamin23. Il constate que les conditions de production moderne
conduisent la perte de laura des uvres dart. Ces dernires deviendraient alors une
marchandise reproductible et toute la fonction de lart serait bouleverse.
Entre 1970 et 1990, le terme industries culturelles au pluriel est repris par lcole
de Grenoble, partir de la publication de louvrage collectif Capitalisme et industries
culturelles en 197824, mais non pas dans la dimension savante et litiste de lcole de
Francfort. Les industries culturelles ont t repenses, selon Bernard Mige, avec un
approfondissement thorique et une ouverture des disciplines comme la sociologie ou
lconomie politique, mais [aussi] en relation troite avec des tendances sociales nouvelles,
que lon doit relier aux changements structuraux qui marquent alors le mode de production
capitaliste lui-mme25 . Ce groupe de recherche, proche du courant de lconomie politique
de la communication, se donne comme objectif de montrer quil existe une spcificit dans
les structures de productions culturelles au sein de chaque industrie (dition, tlvision,
cinma, radio, etc.).
En pleine Guerre froide, ces nouvelles perspectives dans la manire daborder
laction culturelle, les diffrends autour du NOMIC, les conflits lis aux revendications des
pays rcemment dcoloniss crent des luttes internes entre tats pour dfinir le domaine
daction de lUnesco. Lorganisation est accuse de ne pas tenir compte de ses comptences
institutionnelles dans ses propos et perd de lautorit pour dbattre de ces questions. Par
21 UNESCO, Les Industries culturelles. Un enjeu pour lavenir de la culture, Paris, Unesco, 1982, 215 p. 22 Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 [1947]. 23 Walter BENJAMIN, Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique in uvres III, Paris,
Gallimard, 2000. 24 Armel HUET et al., Capitalisme et industries culturelles, Presses universitaires de Grenoble, 1978 [2 d.
1984], 204 p. 25 Bernard MIGE, Les Industries du contenu face lordre informationnel, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 2000.
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21
ailleurs, les tats-Unis et le Royaume-Uni la quittent en claquant la porte. De fait, toutes ces
controverses des annes 1980 affaiblissent la porte des travaux de lUnesco pendant
plusieurs annes.
Les dbats tiennent place dans dautres institutions o les produits culturels vont tre
traits principalement partir de leur dimension conomique. Hors de lUnesco, les tats-
Unis vont chercher instituer la libre circulation par des accords de libralisation des
produits culturels lchelle plantaire, notamment dans les ngociations de nature
conomique, dans des organisations comme le GATT et plus tard lOMC. Les pays
europens vont sopposer cette conception du traitement du secteur culturel (notamment
dans le secteur des audiovisuels), dautant plus que les politiques publiques en faveur de la
culture, largement dveloppes en Europe, sont de plus en plus contestes dans les
organisations vocation conomique. La cause principale de ces dbats est la monte de
linternationalisation des changes culturels, de plus en plus ingaux cause dappareils
productifs diffrents et de lhypercentralit des tats-Unis. Port par la mme crainte
duniformisation de la production culturelle par le biais de la seule domination du march,
le principe d exception culturelle va apparatre pour faire barrage la doctrine de la
libre circulation . Dans cette perspective, les politiques culturelles sont appeles jouer
un rle important afin de maintenir une production nationale et empcher sa disparition.
Cette histoire de luttes pour classifier et dfinir les produits culturels montre que les rapports
de force politiques dans lespace international sont ingalement distribus, au mme titre
que les rapports de force conomiques et culturels26, o les changes culturels sont des
changes asymtriques qui laissent distinguer des rapports de domination27.
Le principe de diversit culturelle va absorber tous les dbats autour de ces questions,
mais comme on peut le constater ces problmes irrsolus prexistent larrive de cette
notion sur la scne internationale. Ainsi, la question des relations entre la culture et le march
revient au cur de lUnesco, linitiative de la France et du Canada, appuye par les pays
europens et les pays francophones, qui lui demandent de reprendre sa place comme agora
de discussion pour dbattre du rapport entre la culture et le commerce. Le concept de
diversit culturelle est en effet le rsultat de tout un processus de construction symbolique
au sein de lUnesco, notamment avec limportance consacre la culture comme source de
26 Gisle SAPIRO (dir.), Translatio : Le march de la traduction en France lheure de la mondialisation,
CNRS, 2008, 427 p. 27 A. MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, op. cit.
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22
crativit, indispensable pour le dveloppement dun pays ; et lextrieur de cette
organisation, avec le principe dexception culturelle plus centre sur la structure conomique
asymtrique de la production culturelle. Nanmoins, si ces deux connotations sont apparues
dans des priodes et des contextes relativement diffrents, elles ont un point en commun :
elles suggrent que les politiques culturelles sont indispensables pour que les cultures
soient promues et protges de ce qui a t dfini comme processus de mondialisation. Ainsi,
les politiques culturelles nationales auraient un rle important jouer pour rglementer et
quilibrer les changes culturels pour maintenir une certaine reprsentation des cultures dans
les industries concernes. Les expressions culturelles qui, selon les dfenseurs de la diversit
culturelle, sont devenues partie intgrante de la socialisation des individus, sont perues
comme un instrument indispensable dans les socits pour le maintien de la cohsion sociale.
On peut considrer ainsi le principe de diversit culturelle comme la manifestation la
plus rcente dune relation qui a toujours t antagonique, cest--dire la relation entre la
culture et le commerce. Et pourtant, ces deux dimensions apparaissent aujourdhui comme
indissociables. Selon les tenants de la thse de la diversit culturelle, le march ne remplit
pas les conditions ncessaires pour que les produits culturels, porteurs dune identit (qui
vhiculent des ides, des modes de vie, des conceptions du monde, etc.), soient reprsents
lintrieur des frontires nationales. Or, aujourdhui, selon les dfenseurs de la diversit
culturelle, les biens et les services culturels sont concerns par le processus de
mondialisation et le risque de standardisation de leur production, ce qui affecterait les
identits culturelles. De ce fait, les politiques culturelles sont perues comme un moyen
daide la cration, mais elles sont contestes, car elles apparaissent comme une forme de
protectionnisme national. Ces politiques sont vues comme une entrave la libre concurrence,
dans une perspective dchanges commerciaux internationaux.
Cependant, la socit (ou nation) qui russit rendre visible de manire globale, son
modle de comportements et de normes, notamment travers ses productions culturelles,
exerce une sorte de violence symbolique sur les socits moins munies dune industrie
reprsentative. Violence symbolique qui universalise les particularismes lis une
exprience historique singulire en les faisant mconnatre comme tels et reconnatre comme
universels28 comme lcrivent Pierre Bourdieu et Loc Wacquant. Le premier constat
faire est lomniprsence des tats-Unis sur le march mondial des produits culturels. On
28 Pierre BOURDIEU et Loc WACQUANT, Sur les ruses de la raison imprialiste , Actes de la recherche en
sciences sociales, n 124, 1998, p. 110.
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23
craint donc luniformisation culturelle par la voie de la dculturation. En effet,
lindustrialisation de la production culturelle et le dveloppement des industries culturelles
prsentent certes un nombre davantages en favorisant la diffusion des produits culturels
auprs du plus grand nombre, mais voluent surtout dans un environnement o la
concurrence ne fait que crotre. On estime que ces industries reprsentent elles seules un
peu plus de 7% du PIB mondial29. La mise en place des accords commerciaux rgionaux ou
multilatraux rsulte de la volont de crer un cadre normatif, stable et scurisant pour le
commerce. La difficile question des relations entre lconomie et la culture dans le
dveloppement des industries culturelles a ranim une autre question, celle de savoir sil faut
laisser ces dernires voluer dans un contexte commercial rgi par les lois du march ou
accepter quelles puissent tre conduites par des politiques publiques.
C. Construction de la problmatique et cadre thorique
Le questionnement qui a guid notre travail a volu constamment, au fil du travail
de terrain et du recueil des matriaux. Ainsi, nous sommes partis dune interrogation initiale
sur les enjeux qui taient lorigine de ladoption du principe de la diversit culturelle, vers
une problmatique qui a pris la forme dune histoire sociale de la construction dune
catgorie dintervention internationale. La problmatique gnrale qui nous a guid tout au
long de cette tude est la suivante : en dpit de leurs limites, de leurs contradictions, pourquoi
les diffrentes doctrines sur la culture et ses domaines daction se sont-elles imposes parfois
trs rapidement dans les dbats des institutions nationales et internationales ? Pour rpondre
cette question, il faut envisager lhypothse selon laquelle, avant dtre des principes
connots dune certaine idologie, elles se sont prsentes comme des constructions
symboliques, dotes dune redoutable efficacit au sein des tats. Dans cette perspective, il
sagit moins dvaluer ces notions au regard dune norme idologique qu laune de leur
poids effectif dans luniversalisation des intrts spcifiques, cest--dire de limportance
quelles peuvent revtir, notamment aux yeux des gouvernements, dans lapplication des
politiques culturelles nationales, voire locales, qui vont entraner la valorisation de certaines
formes de production culturelle.
29 UNESCO, changes internationaux dune slection de biens et services culturels 1994-2003 : Dfinir et
valuer le flux de commerce culturel mondial, Montral, Institut de statistique de lUnesco/Secteur de la
Culture de lUnesco, 2005, p. 9.
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24
La culture et les doctrines qui bornent son domaine daction selon lpoque
(dveloppement culturel, exception culturelle, diversit culturelle) trouvent dans la
logique proprement linguistique des diffrentes formes dargumentation et de rhtorique le
principe de leur efficacit symbolique , qui stablit dans la relation entre proprits du
discours, les proprits de celui qui les prononce et les proprits de linstitution qui
lautorise les prononcer30. Ce processus de construction et dacceptation de la culture
comme catgorie dintervention internationale est le rsultat de la mobilisation de groupes
htrognes (hommes politiques, diplomates, artistes, scientifiques, socit civile , etc.),
lesquels ont su mobiliser plusieurs types de ressources discursives, qui vont de pair avec
leurs diffrents capitaux symboliques.
Lanalyse des espces de capital des agents sera mobilise pour faire apparatre les
formes symboliques de la construction de linternational. Selon Bourdieu : toute espce de
capital (conomique, culturel, social) tend ( des degrs diffrents) fonctionner comme
capital symbolique (en sorte quil vaudrait peut-tre mieux parler, en toute rigueur, deffet
symbolique du capital) lorsquil obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle dun
habitus structur selon les mmes structures que lespace o il sest engendr31. Cela
signifie que le capital symbolique (lhonneur, lhonorabilit, le prestige, la rputation) est la
forme dans laquelle se transforme toute espce de capital lorsquelle est mconnue comme
telle, cest--dire en tant que force, pouvoir (rel ou potentiel), par consquent, reconnue
comme lgitime ou, du moins, marque dune certaine lgitimit. Pour Bourdieu, le capital
symbolique, produit de la transfiguration dun rapport de force en rapport de sens ,
reprsente la possession dune forme de connaissance et de reconnaissance par les autres,
mais aussi la dtention du pouvoir de reconnatre, de consacrer, de parler avec succs de
ce qui mrite dtre connu et reconnu et, plus gnralement, de dire ce qui est, ou mieux
encore, de dire en quoi consiste ce qui est, ce quil faut penser, par le biais dune manire
performative de dire (ou de prdire)32 .
Cest en analysant les espces de capitaux des individus impliqus dans les dbats
tudis dans cette recherche que nous serons en mesure de comprendre la porte de leurs
actions et de leurs rpercussions dans le travail de lorganisation, qui dans certains cas a
30 Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire : Lconomie des changes linguistiques, Paris, Fayard, 1982,
p. 111. 31 Pierre BOURDIEU, Mditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 285. 32 Ibid.
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25
conduit, comme nous le verrons plus tard, une reconfiguration des comptences de
lUnesco, lieu qui dlgue l autorit qui confre son autorit au discours autoris33 . De
ce fait, une partie importante de ce travail de recherche consiste en lanalyse du processus
par lequel lUnesco sest dote de cette autorit. En effet, cest lUnesco qua t constitu
le pouvoir dnonciation des diffrentes conceptions de la culture comme catgorie
dintervention internationale, ainsi que les stratgies qui mnent son champ daction. Ainsi,
le principe de diversit culturelle forme dnonciation drive de la notion de culture a
pu trouver son efficacit symbolique parce quelle sest prsente en alternative, pour ne pas
dire en opposition, aux arguments dautres instances qui prtendent encadrer la circulation
des produits culturels, savoir lOMC, o tait en cours de ngociation, la libralisation des
biens et services culturels.
tudier lhistoire des dbats sur la culture lUnesco claire les discussions plus
rcentes comme celle de la mise en place dun instrument juridique de promotion et
protection de la diversit culturelle. Cette tude met galement en lumire les prsupposs
qui, aujourdhui, sont perus par une majorit dagents, comme une donne naturelle ,
intemporelle , ncessaire et/ou homogne . Elle renvoie, tout la fois, aux produits
dlaboration antrieure et aux processus en cours de restructuration. Ainsi, la notion de
diversit culturelle est apprhende comme une construction historique par des acteurs
individuels et collectifs. Dans cette perspective, Armand Mattelart insiste sur limportance
dune rflexion profonde sur lhistoricit des notions pour mieux comprendre ce quelles
sont censes noncer :
La perte de repres historiques, du lieu de production des ides et des pratiques, va
de pair avec une perte du pouvoir dnonciation, le pouvoir de nommer les choses au
profit de nologismes et de notions-logotypes []. Je nai cess de minterroger sur
leur incidence dans la production des outillages mentaux et institutionnels qui
organisent la mise en forme de classifications, nomenclatures, concepts, schmas de
perception et dinterprtation de ltat du monde et de son futur et orientent des
modles daction, des stratgies34.
Lhistoricit devient alors un outil pour saisir la structure des prises de position des
agents impliqus dans ces dbats. Elle nous permet de dnaturaliser certains concepts
qui se prsentent actuellement comme allant de soi. Cette approche sociohistorique nous
33 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 113. 34 Armand MATTELART, Pass et prsent de la socit de linformation : entre le nouvel ordre mondial de
linformation et de la communication et le sommet mondial sur la socit de linformation , EPTIC, vol. VIII,
no 6, sept. 2005.
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26
donne les moyens de dgager les configurations et les reconfigurations passes de lespace
social tudi. Nous pouvons ainsi reconstituer lespace social actuel, ses possibles, et
dmontrer que la promotion dune nomenclature conceptuelle est le rsultat de prises de
position et de luttes symboliques. Il sagit didentifier les rgles internationales de la
circulation des biens symboliques dans le but de comprendre comment des agents
sattribuent lautorit de lgitimer la manire de valoriser les diffrentes formes
dexpressions culturelles.
Cette gense sociale , pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, nous permet
dune part de saisir les schmes de perception, de penses et dactions qui sont
constitutifs 35 de ce que Pierre Bourdieu appelle habitus, et qui peut se traduire en terme
dun habitus collectif, cest--dire les traditions diffrentes des pays en ce qui concerne le
traitement de la culture36. Dautre part, cette gense sociale explique le fonctionnement
actuel des structures sociales, ce que Pierre Bourdieu appelle des champs. propos du
concept de champ, Gisle Sapiro, nous rappelle que la force heuristique du concept de
champ ne rside pas tant dans sa dfinition spatiale que, par-del ses proprits relationnelle
et dynamique, dans lhistoricit et la temporalit propre quil suppose37 .
Cependant, il est difficile de parler dun champ et dun habitus proprement
constitus, lorsquil sagit de restituer la disposition des diffrents agents dans lespace
international tudi ici. Nous nous attacherons objectiver, dans la mesure du possible, la
structure des positions qui dtermine les prises de position dun pays dans le domaine de la
culture38. En effet, lenjeu fondamental des prises de position autour des nomenclatures
internationales est la dfinition lgitime de ce que doivent englober la culture et ses domaines
daction. Si aujourdhui il y a des partisans trs attachs au principe de diversit culturelle,
cest parce que ces derniers ont su, travers diffrentes stratgies, imposer leurs visions et
leurs schmes de perceptions dans cette notion. Pourtant, ce nest pas toujours possible de
restituer pleinement cet espace, car il y a autant de facteurs difficiles objectiver lchelle
plantaire. Par exemple, lengagement des reprsentants dun pays envers la notion de
diversit culturelle peut dpendre de lidologie du gouvernement au pouvoir, du dbat
interne sur la conception de la culture, de lexistence dune politique publique en faveur de
35 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 147. 36 Voir par exemple le III chapitre. 37 Gisle SAPIRO, Le champ est-il national ? , Actes de la recherche en sciences sociales, no 200, dc. 2013,
p. 85. 38 Sur les diffrents modle daction culturelle, voir par exemple le chapitre III et ; sur les diffrentes positions
dfendues dans la ngociation de la Convention de 2005, voir le chapitre VI.
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27
la culture, etc. Mais, en nous appuyant sur des cas prcis, nous nous tenterons de montrer
quil existe une sorte de champ transnational des luttes pour la dfinition lgitime de la
culture, dans lequel lUnesco occupe une position symboliquement dominante.
tudier la culture dans une dimension internationale et dans une perspective
historique remplit en dfinitive un double objectif : cela nous permet de dcrire, la fois, la
gense de la formation dun espace international et nous donne la possibilit de situer les
rapports de force des agents dans ltablissement dune pense internationale de la culture.
Nous envisageons dans cette tude plusieurs niveaux danalyse entre agents divers (individus
et institutions) afin de restituer leurs diffrences et ventuellement leurs possibles prises de
position. Notre propos nest donc pas dnumrer une srie dvnements pour raconter
lhistoire de la mondialisation culturelle39 , histoire qui occulte bien souvent les
reprsentations, les intrts et les pratiques des acteurs uvrant en vue de lavnement dun
nouvel ordre mondial. Mais de rendre compte du travail des agents luvre pour tablir
des rgles de la gouvernance mondiale de la culture.
D. Un tat des lieux
Les organisations internationales sont souvent abordes partir des thories des
relations internationales40. Certains politistes prfrent lappellation sociologie des relations
internationales41. En tant que spcialit acadmique, les relations internationales se sont
constitues dans lentre-deux-guerres. Elles se sont dveloppes de manire autonome en
Grande-Bretagne et aux tats-Unis au lendemain de la Premire Guerre mondiale, comme
laffirme Steve Smith42. En France, elles sont longtemps restes le domaine des historiens et
des juristes comme le soutient Guillaume Devin : cette tradition a souvent privilgi ltude
de lvnement et de la norme plutt que la recherche des dterminants et des rgularits qui
affectent la conduite des acteurs sur la scne internationale43 . Cet intrt pour la
39 titre dexemple nous pouvons citer Jean TARDIF et Jelle FARCHY, Les enjeux de la mondialisation
culturelle, Paris, d. Hors Commerce, 2006, 366 p. ; mais aussi Jean-Pierre WARNIER, La mondialisation de
la culture, Paris, La Dcouverte, 2004. 40 Marie-Claude SMOUTS et Guillaume DEVIN, Les organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2011 ;
Tim DUNNE, Milja KURKI et Steve SMITH, International Relations Theories: Discipline and Diversity, New
York, Oxford University Press, 2010, 400 p ; Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les Nouvelles Relations
internationales : Pratiques et thories, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. 41 Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, Paris, La Dcouverte, 2007 ; Marcel MERLE,
Sociologie des relations internationales, 3e d., Paris, Dalloz, 1982. 42 Steve SMITH, International Relations: British and American Perspectives, Oxford, Blackwell, 1985, 242 p. 43 G. DEVIN, Sociologie des relations internationales, op. cit., p. 3.
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28
nbuleuse communaut internationale44 apparat avec la cration de la Socit des
Nations en 1919 afin dtablir une paix perptuelle entre les peuples45. Deux courants
principaux se sont dvelopps et oppos pour apprhender le rle des organisations
internationales dans le systme mondial : le fonctionnalisme ou institutionnalisme et le
(no)ralisme ou ralisme structurel.
Le premier, plus optimiste, voit dans les organisations internationales la cl pour
lintgration et le bien-tre social avec pour objectif final de diminuer la conflictualit
intertatique. En imposant des critres de lgitimit internationale, il estime que les
organisations internationales ont contribu dmocratiser le systme international offrant
de nouvelles opportunits aux acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux. Il prne
la rduction de limportance des tats dans le systme international, laissant la place des
acteurs internationaux plus mme de rduire la concurrence entre tats. Le deuxime, plus
sceptique, prne lanalyse des relations internationales en insistant sur les rapports entre les
tats, o les organisations internationales ont certes une fonction rgulatrice dans le monde
menac par lanarchie du systme international, mais elles ont un rle marginal et ne sont
pas considres comme des acteurs part entire. Les organisations internationales ne
seraient que de simples institutions intertatiques, soumises et contrles par leurs tats
membres46.
Dautres recherches prnent une analyse moins normative des organisations
internationales, prtant plus dattention aux connexions et aux circulations (des techniques,
des savoirs, des experts), dans une approche socio-historique47. Ces travaux sinscrivent dans
une dmarche plus large de ce quAntoine Vauchez appelle le prisme circulatoire48 . Ce
dernier est selon Vauchez devenu en quelques annes un outil mthodologique carrefour
des sciences sociales de linternational mobilis par disciplines, courants intellectuels et
44 Kanga Bertin KOUASSI, La communaut internationale : De la toute puissance linexistence, Paris,
LHarmattan, 2007, 189 p. 45 Maurice BERTRAND, LONU, 6e d., Paris, La Dcouverte, 2006. 46 Pour une mise au point des diffrents courant voir M-C. SMOUTS et G. DEVIN, Les organisations
internationales, op. cit. Pour une prsentation de la position raliste voir Robert JERVIS, Realism in the Study
of World Politics , International Organization, n 52, vol. 4, 1998 et pour la position fonctionnaliste voir
Guillaume DEVIN, Que reste-t-il du fonctionnalisme international ? Relire David Mitrany (1888-1975) ,
Critique internationale, n 38, janv.-mars 2008, p. 137-152. 47 Sur ce point voir le numro 52 de Critique internationale, en particulire Sandrine KOTT, Les organisations
internationales, terrains dtude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique , Critique
internationale, n 52 (3), 2011, p. 9-16. 48 Antoine VAUCHEZ, Le prisme circulatoire. Retour sur un leitmotiv acadmique , Critique internationale,
vol. 2, no 59, mai 2013.
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29
coles les plus divers49 . Cette dimension transnationale ninvalide pas le rle jou par
les tats, mais largit lintrt sur linterconnexion des autres acteurs dans la fabrication de
linternational (migration, ONG, mouvements sociaux, etc.)50.
Les anthropologues se sont aussi intresss rcemment ltude des organisations
internationales51. Bien que lapproche ethnographique soit sduisante plusieurs titres,
permettant notamment de rvler les formes de mise en scne de la gouvernance
mondiale ou de rvler les reprsentations et les pratiques qui se dploient lintrieur de
lorganisation52 , cette mthode peut savrer moins efficace pour la mise en pratique dune
approche socio-historique. Par ailleurs, cette mthode peut rencontrer des difficults pour
analyser les rapports de forces des agents tudis, si lon en croit les diffrents termes
employs par les anthropologues pour dsigner le manque dinformation ou linaccessibilit
aux matriaux empiriques : les matres du clair-obscur53 , ombre et lumire : un fil
conducteur54 , les rgimes dinvisibilit des experts55 , etc.
LUnesco a fait lobjet de plusieurs recherches, par-del les ouvrages de tmoignage
publis par ses anciens fonctionnaires56, manant aussi bien de spcialistes des relations
internationales que dhistoriens. Parmi les plus reprsentatifs de ces derniers, on peut
voquer le travail de Jean-Jacques Renoliet dans lequel il analyse le passage de
lOrganisation de coopration intellectuelle (OCI), tablie par la Socit des Nations, la
cration de lUnesco. Il montre bien les diffrents conflits (politiques et culturelle) lis la
coopration intellectuelle dans lentre-deux-guerres, qui sont anims par linfluence des
49 Ibid., p. 9. 50 Pierre-Yves SAUNIER, Circulations, connexions et espaces transnationaux , Genses, n 57, 2004, p. 110-
126 ; Caroline DOUKI et Philippe MINARD, Histoire globale, histoires connectes : un changement dchelle
historiographique , Revue dhistoire moderne et contemporaine, n 54-4 bis, 2007, p. 7-21 ; Johanna SIMANT,
La transnationalisation de laction collective , in Olivier FILLIEULE, Isabelle SOMMIER et ric
AGRIKOLIANSKY (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les socits
contemporaines, Paris, La Dcouverte, 2010, p. 121-144. 51 Voir par exemple les travaux de lquipe dirig de Marc ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC :
Scnes de la gouvernance mondiale, Paris, CNRS, 2011, 288 p. 52 Ibid., p. 18. 53 Lynda DEMATTEO, Les matres du clair-obscur : transparence et secret dans la communication , in Marc
ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC, op. cit., p. 33. 54 Marc ABLS, Le global-politique et ses scnes , in Marc ABLS (dir.), Des anthropologues lOMC,
op. cit., p. 113. 55 Mximo BADAR, Les rgimes dinvisibilit des experts , in Marc ABLS (dir.), Des anthropologues
lOMC, op. cit., p. 81. 56 Thomas JEAN, U.N.E.S.C.O., Paris, Gallimard, 1962, 266 p ; Richard HOGGART, An idea and its servants:
UNESCO from within, London, Chatto & Windus, 1978 ; Chikh BEKRI, LUNESCO : Une entreprise
errone? , Paris, Publisud, 300 p ; Association des anciens fonctionnaires de lUnesco (AAFU), LUnesco
raconte par ses anciens, Paris, Unesco, 2006.
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grandes puissances. Un autre travail qui mrite dtre mis en avant est celui de Meryll David-
Ismayil57. Elle a fait de lUnesco son terrain pour montrer comment la formation du corps
des fonctionnaires internationaux permet dexpliquer la reproduction de rapports de
domination, qui sont le reflet des rapports de force des tats membres.
Le travail de Chlo Maurel58, qui se trouve mi-chemin entre lhistoire et les
relations internationales, se donne comme objectif dvaluer les rsultats obtenus par
lUnesco dans les trente premires annes59. En mobilisant une documentation archivistique
importante, elle retrace les principaux dbats ayant aliment le fonctionnement institutionnel
et administratif, la promotion des valeurs spcifiques, les tensions politiques de
lorganisation dans la priode qui suit sa cration. Par contre, on peut regretter le peu
dinformation sur la slection des donnes mobilises et sa justification, ainsi que la
reproduction des catgories propres aux agents de lpoque sans valuer adquatement le
contexte (politique et idologique) de leur production60. Cest sans doute la position
prescriptive, souvent adopte par les spcialistes des relations internationales, qui les font
basculer facilement dans des analyses normatives ngligeant llucidation des stratgies des
agents, qui permettrait de mieux apprhender le sens quils donnent leurs actions.
Ainsi, lUnesco est souvent analyse dans ce type de travaux en reprenant les mmes
reproches que formulait ladministration amricaine lorsque les tats-Unis ont quitt
lorganisation au dbut des annes 1980. Ils voyaient dans lorganisation la mauvaise lve
du systme des Nations Unies61. Les raisons invoques par ces spcialistes des relations
internationales pour expliquer le fonctionnement dfaillant de lorganisation sont dune
part, la politisation62 de lorganisation, due des biais idologiques des programmes et
57 M. DAVID-ISMAYIL, Les fonctionnaires internationaux..., op. cit. 58 Chlo MAUREL, Histoire de lUnesco : Les trente premires annes, 1945-1974, Paris, LHarmattan, 2010,
310 p. 59 Son livre est issu de son travail de thse : Chlo MAUREL, LUnesco de 1945 1974, thse de doctorat en
Histoire sous la direction de Pascal Ory, Universit Paris 1, 2005. 60 Pour une analyse critique cet ouvrage voir Meryll DAVID-ISMAYIL, Lecture critique de louvrage de Chlo
Maurel, Histoire de lUNESCO, les trente premires annes. 1945-1974 , Dynamiques Internationales, 2011.
En ligne : http://dynamiques-internationales.com. 61 Voir par exemple larticle de lambassadrice des tats-Unis aprs de lUnesco, Jean Broward Schelvin
GRARD, Pourquoi les tats-Unis ont d quitter lUNESCO , Revue des Deux Mondes, juin 1984, p. 514. 62 Victor-Yves GHEBALI, The Politicization of UN Specialized Agencies: the UNESCO Syndrome in
David PITT et Thomas G. WEISS (dirs.), La nature des bureaucraties des Nations Unies, London, Croom Helm,
1986 ; Sagarika DUTT, Politicization of the United Nations Specialized Agencies : a case Study of UNESCO,
Lewiston (New York), Mellen University Press, 1995.
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dautre part, ladite mauvaise gestion budgtaire63. Ils reprennent parfois ces discours en
les traitant comme des faits, au lieu de les interprter en tant que stratgies discursives
dployes par des agents pour affaiblir le travail de lorganisation lorsquelle ne rpond pas
des intrts spcifiques.
LUnesco en tant quorganisation internationale a aussi fait lobjet dtudes sur sa
relation avec certains de ses tats membres64. Plusieurs auteurs se sont galement intresss
au travail de lorganisation dans les domaines spcifiques dont elle a la comptence sur le
plan international65. Nous ne faisons quvoquer quelques exemples dans cette introduction,
car nous y reviendrons en dtail dans le corps de la thse, particulirement sur les travaux
concernant la notion de diversit culturelle66. La contribution de lUnesco
linternationalisation des disciplines universitaires a pris comme objet dtude les sciences
politiques67. De manire gnrale, partir de 1948, lUnesco a rendu possible la coopration
internationale des associations nationales de plusieurs disciplines (sciences juridiques,
sociologie, philosophie, sciences conomiques, sciences administratives, sciences de
linformation et la communication68, etc.), notamment en participant la cration des
63 Maurice FLORY, La crise de lUNESCO , Annuaire franais de droit international, vol. 31, no 1, 1985 ;
Pierre de SENARCLENS, La crise des Nations Unies, Paris, Presses universitaires de France, 1988 ; Ren-Pierre
ANOUMA, Le retrait des tats-Unis dAmrique de lUNESCO (1984) , Civilisations. Revue internationale
danthropologie et de sciences humaines, no 43-2, 29 juin 2009. 64 Gail ARCHIBALD, Les tats-Unis et lUnesco, 1944-1963, Paris, Publications de la Sorbonne, 1993 ; William
PRESTON, Edward S. HERMAN et Herbert SCHILLER, Hope and Folly: The United States and Unesco, 1945-
1985, University of Minnesota Press, 1989, 398 p ; Elhem CHNITI, La Grande-Bretagne et lUNESCO, 12 ans
de relations entre une institution des Nations Unies et une puissance fondatrice, thse soutenue luniversit
Paris 1 sous la direction de Ren Girault, 1992 ; Iris Julia BHRLE, La France et lUNESCO de 1945 1958,
mmoire de master ralis lIEP de Paris, sous la direction de Maurice Vasse, 2006 ; Maria Anglica
TRINDADE MARINHO, Le Brsil et lUNESCO 1980-1995, mmoire de matrise prsent luniversit Paris 4
sous la direction de Mme K. de Queiros Mattoso et de M. Denis Rolland, juin 1999. 65 Cline GITON, La Politique du livre de lUnesco (1945-1974), thse de doctorat en Histoire sous la direction
de Jean-Franois Sirinelli, Institut dtudes politiques de Paris, 2012 ; C. Anthony GIFFARD, Unesco and the
Media, Addison-Wesley Longman, 1989, 328 p ; Antoine CHAR, La guerre mondiale de linformation, Qubec,
Presses de lUniversit du Qubec, 1999, 152 p. 66 titre dexemple, nous pouvons cit Pierre LEMIEUX (dir.), La diversit culturelle : Protection de la diversit
des contenus culturels et des expressions artistiques, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2006, 215 p. ; A.
MATTELART, Diversit culturelle et mondialisation, op. cit. ; Sabine GAGNIER, Porte et limites de la
Convention sur la protection et la promotion de la diversit des expressions culturelles de lUNESCO de 2005,
thse de doctorat en Science politique et Droit public sous la direction de Monique Chemillier-Gendreau,
Universit Paris VII-Denis Diderot, 2010. 67 Thibaud BONCOURT, Linternationalisation de la science politique : une comparaison franco-britannique :
(1945-2010), thse de doctorat en Science politique sous la direction de Pierre Sadran, Bordeaux 4, 2011. 68 Nous verrons dans la deuxime partie de cette thse le rle de lUnesco dans la cration de lInstitut
international de la presse (IIP) et de lAssociation internationale des tudes et recherches sur linformation
(AIERI).
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Associations, Comits, Conseils et Instituts internationaux pour le dveloppement des
rseaux de collaboration69.
Cette recherche prend pour objet la dconstruction du processus
dinternationalisation de la culture, tout comme laction culturelle, en tant que catgorie
dintrt et de dbat international. ce propos, il ny a pas de travaux ayant fait le lien direct
entre lUnesco et les politiques culturelles des tats. LUnesco est cite comme rfrence,
mais elle na pas t tudie dans cette perspective. Les travaux pionniers de Vincent
Dubois70 et de Philippe Urfalino71 sur les politiques culturelles ont donn une perspective de
dconstruction historique de cette catgorie partir de ltude du cas franais dans le
contexte national, mais, cest Vincent Dubois qui a pens la culture comme une catgorie
dintervention publique. Dubois a par ailleurs tendu ses travaux aux configurations locales
afin de rendre compte de lespace et la structure dynamique des relations entre des agents
sociaux engags divers titres dans la production dune politique culturelle72 et poursuivie
par des analyses minutieuses denqutes portant sur les formations ladministration
culturelle73. Dautres chantiers ont t ouverts par Vincent Dubois et Emmanuel Ngrier74
pour faire des politiques culturelles un objet de comparaison internationale. Ils ont ainsi
analys plusieurs pays de lEurope du Sud dans une approche comparative et dans une
perspective historique. Le recueil de Philippe Poirrier a largi le nombre de pays et prne
une histoire des politiques culturelles dans le monde75. Elle reste pourtant construire, car
cet ouvrage ne fait que rassembler dans un mme volume plusieurs histoires nationales des
politiques culturelles, mais permet dj dentamer une rflexion sur ce que nous pouvons
69 Michel CONIL-LACOSTE, Vingt ans dactivit de lUnesco dans le domaine des sciences sociales , Revue
franaise de sociologie, n 9-3, 1968, p. 390-404. 70 Vincent DUBOIS, La Politique culturelle. Gense dune catgorie dintervention publique, Paris, Belin, 1999,
381 p. 71 Philippe URFALINO, Linvention de la politique culturelle, Paris, Hachette littratures, 2004. 72 Vincent DUBOIS (dir.), Le politique, lartiste et le gestionnaire : (Re)configurations locales et (d)politisation
de la culture, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2012, p. 9. 73 Vincent DUBOIS, La culture comme vocation, Paris, Liber, 2013, 199 p. 74 Vincent DUBOIS et Emmanuel NGRIER, Linstitutionnalisation des politiques culturelles en Europe du
Sud : lments pour une approche compare , Ple Sud, no 10, mai 1999. 75 Philippe POIRRIER (dir.), Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris,
Documentation franaise, 2011, 485 p.
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appeler une histoire transnationale des politiques culturelles76, qui commence faire lobjet
dune rflexion thorique, comme le propose David Alcaud77.
mile Durkheim avait dj soulign lintrt de la comparaison comme mthode
privilgie de la sociologie pour ladministration de la preuve : Nous navons quun moyen
de dmontrer quun phnomne est cause dun autre, cest de comparer les cas o ils sont
simultanment prsents ou absents et de chercher si les variations quils prsentent []
tmoignent que lun dpend de lautre78 . Cependant, Jean-Claude Passeron rappelle que le
raisonnement sociologique se trouve entre deux ples. Le ple du raisonnement
exprimental reprsent par le raisonnement statistique doit tenir compte de lhistoricit
afin dchapper lillusion nomologique dans laquelle peut nous induire la comparaison.
Sans tomber lextrme oppos de ce que Passeron appelle le ple du rcit historique, qui
est le discours assujetti ne dcrire des faits quen reproduisant explicitement ses
interprtations au contexte spatio-temporel des phnomnes observs. Selon Passeron, le
raisonnement sociologique est un raisonnement composite, il apparat ainsi comme un
va-et-vient entre contextualisation historique et raisonnement exprimental, qui vise une
synthse interprtative79.
La comparaison des politiques des pays, dont il est question ici, nest pas un
phnomne nouveau. Au point que nous pouvons considrer la politique compare
comme un sous-champ au sein des sciences politiques, comme le souligne Sophie Broud80.
Institutionnalis comme domaine de recherche dans les universits anglo-saxonnes depuis
les annes 1960, il ne sest consolid dans le monde francophone que tardivement. Une revue
lui a t consacre en 1994, la Revue internationale de politique compare (RIPC), et
76 Pierre-Michel MENGER, Les politiques culturelles. Modles et volutions in Philippe POIRRIER (dir.),
Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris, Documentation franaise, 2011,
p. 465477. 77 Dazvid ALCAUD, Peut-on comparer les politiques culturelles ? Rflexion sur la porte heuristique et les
conditions de lanalyse. Lexemple de la comparaison franco-italienne , in Cline THIRIOT, Marinne MARTY
et Emmanuel NADAL, Penser la politique compare. Un tat des savoirs thorique et mthodologique, Paris,
Karthala, 2004, p. 197-214. 78 Emile DURKHEIM, De la division du travail social, Presses Universitaires de France, 2007, p. 124. 79 Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique : Un espace non popprien de largumentation,
dition revue et augmente, Albin Michel, 2006, 666 p. ce propos voir aussi Jean-Louis FABIANI, La
gnralisation dans les sciences historiques : obstacle pistmologique ou ambition lgitime ? , Annales HSS,
n 1, 2007, p. 9-28. 80 Sophie BROUD, Retour sur quelques enjeux de la politique compare , Les cahiers Irice, vol. 5, no 1,
2010.
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plusieurs ouvrages thoriques et mthodologiques ont t dits rcemment81. Les objets
classiques de la politique compare peuvent se regrouper en trois grandes catgories : les
institutions publiques, les forces et les comportements politiques et enfin les processus de
transformation politique. Plusieurs approches se dtachent selon les variables privilgies
pour expliquer les similitudes et les diffrences entre les pays ou entre les processus
politiques : lapproche institutionnelle, lapproche historique, lapproche culturelle,
lapproche conomique et lapproche stratgique82.
Pourtant, le comparatisme est de plus en plus contest par les partisans dune histoire
croise (Entangled history)83, connecte (Connected history)84 et partage (Shared
history)85. Ces approches entendent dpasser la vision hermtique de la dfinition des
frontires nationales comme catgorie danalyse, qui rend peu visibles tous les phnomnes
dinteractions, de partages et de connexions. En effet, ils argumentent que la comparaison
tend privilgier la mise en uvre dun raisonnement synchronique, tandis que le
croisement rvle des tudes de transferts, des changes, ils sattachent donc lanalyse de
processus la fois diachroniques et synchroniques. Cependant, des auteurs comme Patrick
Hassenteufel ne voient pas dincompatibilit entre le comparatisme et lhistoire croise
ou connecte , mais plutt un dplacement de la construction dobjets comparatifs,
notamment en ce qui concerne la comparaison des politiques publiques. Ainsi, selon
Hassenteurfel, il faut passer de la comparaison internationale la comparaison
transnationale, qui donne lieu plusieurs modalits de convergence86.
La comparaison est utilise ici pour situer un espace transnational en construction.
Nous avons ainsi compar les politiques culturelles dune centaine de pays en utilisant les
donnes recueillies par lUnesco dans les annes 1980. Le but est de mettre en avant le rle
81 Bertrand BADIE et Guy HERMET, La politique compare, Paris, Armand Colin, 2001 ; Gazibo MAMOUDOU
et Jane JENSON, La politique compare : Fondements, enjeux et approches thoriques, Montral, Presses de
lUniversit de Montral, 2004 ; Cline THIRIOT, Marianne MARTY et Emmanuel NADAL (dirs.), Penser la
politique compare : un tat des savoirs thoriques et mthodologiques, Paris, Karthala, 2004 ; Emmanuel
NADAL, Marianne MARTY et Cline THIRIOT (dirs.), Faire de la politique compare : les terrains du
comparatisme, Paris, Karthala, 2005. 82 G. MAMOUDOU et J. JENSON, La politique compare : Fondements, enjeux et approches thoriques, op. cit. 83 Michael WERNER et Bndicte ZIMMERMANN, Penser lhistoire croise : entre empirie et rflexivit ,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 58, no 1, 2003. 84 Caroline DOUKI et Philippe MINARD, Histoire globale, histoires connectes : un changement dchelle
historiographique? , Revue dhistoire moderne et contemporaine, no 54-4bis, 12 dc. 2007. 85 Voir ce propos : Michael WERNER et Bndicte ZIMMERMANN, De la comparaison lhistoire croise,
Paris, Seuil, 2004. 86 Patrick HASSENTEUFEL, De la comparaison internationale la comparaison transnationale , Revue
franaise de science politique, vol. 55, no 1, 1 mars 2005.
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de cette organisation dans ltablissement des circuits de transfert de ce qui semble tre des
modles daction publique. Il sagit dtablir les possibles formes dinfluence et la
dynamique des changes de savoirs dans un contexte dmergence dun espace transnational
de diffusion et de lgitimation de laction culturelle. Nous exposerons le moment venu la
mthode statistique que nous allons employer pour cette comparaison, ainsi que la pertinence
de prendre les tats membres en tant quunit danalyse sociologique, de mme que les
catgories construites pour la comparaison. Il sagit, comme le rappelle Giovanni Sartori,
moins de savoir si deux objets sont comparables que sous quel angle ils le sont87.
E. Mthodologie et droulement de la recherche
Pour aborder la culture comme catgorie dintervention internationale lUnesco,
nous avons employ plusieurs mthodes de recherche, qui vont du dpo