léon trotsky : la révolution d’octobre a-t-elle été un

6
Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un échec ? (mai 1940)

Upload: others

Post on 17-Jun-2022

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

Léon Trotsky :La révolution

d’Octobrea-t-elle étéun échec ?(mai 1940)

Page 2: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

54

Ce texte de Trotsky figure à la fin du tome 23 des Œuvres (pp. 334 à 338).L’expérience prouve qu’il est néanmoins largement méconnu,

car il est assez malaisé d’y entrer. La difficulté que représente sa lectureconsiste en ce qu’il est conçu comme la préface à un recueil qui ne verrajamais le jour et ne sera même jamais formalisé, Trotsky étant assassiné

quatre mois plus tard. Or, dans ce texte, Trotsky commence par présenteret expliciter ces articles que le lecteur n’a pas sous les yeux,

et répondre aux critiques dont ils ont fait l’objet dans la revue américaineThe New Republic. Le lecteur ne peut donc vraiment saisir les allusions

que Trotsky fait à ces derniers, qui portent sur un vaste éventailde problèmes, depuis le rôle de Kerenski en 1917 jusqu’à la politique

de Staline en passant par l’analyse du régime parlementaire, et auxquelsTrotsky renvoie quand il écrit : “Ce qui est arrivé n’est pas, et de loin,

ce qui était prévu dans ces articles.”

Pour cette raison, nous avons supprimé ici le début de cette préfaceet reproduit le texte à partir du moment où il aborde deux problèmes

de fond dont la compréhension n’est pas directement liéeà la connaissance de la dizaine d’articles évoqués : la nature et la validité

d’un pronostic, et la question : la révolution russe a-t-elle échoué ?On verra que, dans les deux cas, les lignes de Trotsky

sont d’une évidente actualité…

LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 39

Page 3: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

55

LÉON TROTSKY : LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE A-T-ELLE ÉTÉ UN ÉCHEC ?

C’EST devenu maintenant unehabitude dans la presse bour-geoise du monde de décrire (lasituation actuelle) comme le

produit de la néfaste volonté d’un seulhomme. L’initiative de ce concept re-vient à la France. “Ce n’est pas réelle-ment par la volonté d’un seul homme,d’un seul fou, que l’Europe et l’humanitétout entière vont être à nouveau plongéesdans le gouffre de la guerre ?” Puisl’idée a traversé jusqu’en Angleterre etaux Etats-Unis. L’histoire, c’est que lemonde entier vit généralement dans lecadre florissant de rapports fraternels etpacifiques. Mais il apparaît quelque partun dictateur et ce seul homme est ca-pable de plonger le monde entier, avecses millions d’habitants, dans la guerre.C’est la même idée que The New Repu-blic a élaborée sur Kerenski et la révolu-tion d’Octobre. Là, l’ennui était qu’unepersonne faible a assumé la direction dela démocratie et n’a pas su comment em-pêcher des hommes forts de renverser ladémocratie et de la remplacer par unedictature.

Maintenant, le malheur est qu’il y aen Allemagne au pouvoir un homme fortqui bouleverse la paix que chérissent lesdémocraties plus puissantes.

Ce qui est arrivé n’est pas, et de loin,ce qui était prévu dans ces articles. Et ce

qu’ils prévoyaient est loin de s’être réa -lisé. C’est le destin de tout pronostic po-litique. La réalité est infiniment plusriche en ressources, variantes et combi-naisons que n’importe quelle imagina-tion. Que la guerre commencerait par unpartage de la Pologne entre l’Allemagneet l’URSS, nous ne l’avions pas prédit.Peut-être qu’une analyse plus attentive etplus détaillée nous aurait suggéré aussicette variante. Mais quand tout est fait etdit, le partage de la Pologne n’est qu’unépisode.

Un pronostic est valable, non pasdans la mesure où il exprime ou trouveune confirmation photographique exactedes développements ultérieurs, mais plu-tôt s’il nous aide, en projetant devantnous les facteurs historiques, à nousorienter dans le cours réel des événe-ments. Il nous semble de ce point de vueque les articles réunis dans ce volumeont victorieusement subi l’épreuve. L’au-teur se sent le droit d’ajouter qu’ils peu-vent (encore être utiles) même aujour-d’hui en éclairant le présent à la lumièredu passé.

Les événements se déroulent à unrythme tel que certaines prédictions sontréalisées ou confirmées bien plus vitequ’on ne pouvait le supposer. Ainsi,quand nous parlions dans une interview(avec le St-Louis Post Dispatch, 14 fé-

Toute l’histoire ne serait-elledonc que faute et échec ?

Page 4: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

56

LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 39

vrier 1940) de l’inévitabilité de l’inter-vention des Etats-Unis dans la guerre, cefut considéré comme une hérésie qui futrefusée par tous les partis et toutes lesnuances d’opinion de parti aux Etats-Unis. Il n’y a qu’un mois de cela, et au-jourd’hui, au moment où nous écrivonsces lignes, la presse américaine, com-mentant l’invasion de la Scandinavie parles Allemands, dit qu’une interventiondes Etats-Unis est parfaitement possibledans l’année qui vient.

Le 9 mars 1939, M. Chamberlain aassuré aux correspondants étrangers quela situation internationale s’était amélio-rée, qu’il y avait un dégel dans les rap-ports anglo-allemands et que le désarme-ment pourrait être mis à l’ordre du jour.Six jours plus tard, l’armée allemandeoccupait la Tchécoslovaquie.

En 1937, M. Roosevelt proclama laneutralité ; sans prévoir le moins du mon-de que cette doctrine était incompatibleavec la position globale des Etats-Unis.

On pourrait indéfiniment citer sem-blables exemples. On peut presque direque c’est une loi que les postes de direc-tion dans les démocraties contempo-raines ne sont occupés que par des hom -mes qui ont pendant des années fait ladémonstration qu’ils ne peuvent pass’orienter dans la situation actuelle etqu’ils ne peuvent rien prévoir.

En juin 1939, j’ai eu une conversa-tion avec un groupe de touristes améri-cains sur des questions de politiquemondiale. La conversation a abordé laFoire internationale de New York. Cetteexposition est sans aucun doute un ma-gnifique triomphe du génie humain.Mais quand on rappelait “le monde dedemain”, on lui donnait là un nom unila-téral — unilatéral au moins. Le mondede demain apparaîtra différemment. Pourdonner une image véritable du monde dedemain, il faudrait des bombardiers sur-volant tout et lâchant leurs charges à descentaines de kilomètres alentour. La pré-sence du génie humain côte à côte avecune barbarie terrifiante — c’est l’imagedu monde de demain. Là aussi, notre“schéma rigide” s’est révélé juste.

Ce qui est important dans la penséescientifique, surtout dans les questions

complexes de politique et d’histoire,c’est de distinguer le fondamental du se-condaire, l’essentiel de l’accidentel, deprévoir le mouvement des facteurs es-sentiels du développement. Pour les gensdont la pensée ne va que du jour au len-demain, qui cherchent à se rassurer avectoutes sortes d’événements épisodiquessans les relier ensemble dans un tableauglobal, la pensée scientifique qui part defacteurs fondamentaux semble dogma-tique : en politique, on rencontre ce para-doxe à tout moment.

Si l’auteur a justement prédit un cer-tain nombre de choses, cela n’est pas àmettre à son crédit personnel, mais à ce-lui de la méthode qu’il a appliquée. Danstous les autres domaines, les gens — ouau moins ceux qui sont spécialement for-més — considèrent comme essentiellel’application d’une méthode définie. Ilen va autrement en politique. Là dominela sorcellerie. Des gens d’une éducationsupérieure croient que, pour une opéra-tion politique, les capacités d’observa-tion, le coup d’œil, une certaine dose definesse et le sens commun suffisent.

L’illusion de la libre volonté engen -dre l’arbitraire subjectif. En Amérique,on trouve beaucoup la conception del’homme politique comme un “ingé-nieur” qui prend des matières premièreset construit en fonction de ses plans. Iln’y a rien de plus naïf et vide que cetteconception. Pourtant, comme dans toutephilosophie, y compris la philosophie del’histoire, il existe une façon juste deconcevoir les rapports réciproques entresubjectif et objectif. En dernière analyse,les facteurs objectifs remportent toujourssur le subjectif. C’est pourquoi une poli-tique juste commence toujours par uneanalyse du monde réel et une analyse destendances qui le traversent. C’est seule-ment ainsi qu’on peut parvenir à uneprédiction scientifique correcte et à uneintervention correcte dans un processussur la base de cette prédiction. Touteautre approche relèverait de la sorcel -lerie.

Des gens à la tournure d’esprit vul-gaire pourraient maintenant faire allu-sion à la défaite du courant politique au-quel appartenait et appartient toujours

Page 5: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

57

LÉON TROTSKY : LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE A-T-ELLE ÉTÉ UN ÉCHEC ?

l’auteur de ce livre. Comment est-il pos-sible que l’empiriste Staline ait vaincu lafraction qui suivait une méthode scienti-fique ? Cela ne veut-il pas dire que lesens commun est supérieur au doctrina-risme ?

Tout sorcier a un certain pourcentagede malades qui guérissent. Et tout doc-teur un certain pourcentage de maladesqui meurent. A partir de là, certains ten-dent à préférer la sorcellerie à la médeci-ne. Mais en fait, la science peut démon-trer que dans un cas le malade a guéri endépit de l’intervention du sorcier et quedans l’autre il est mort parce que lascience médicale, au moins dans sa pha-se actuelle, ne pouvait effectivement sur-monter les forces de destruction de l’or-ganisme ; dans les deux cas, on peut dé-terminer correctement le rapport entrel’objectif et le subjectif.

En politique, la méthode scientifiquene peut assurer la victoire dans tous lescas. Mais, par ailleurs, la sorcellerie donnedans certains cas une victoire quand celle-ci repose sur des alignements objectifs etles tendances générales du développe-ment.

II y a des gens qui se considèrentcomme des gens instruits, mais qui sepermettent d’émettre des jugementssommaires comme celui selon lequel “larévolution d’Octobre a été un échec”.Qu’en est-il de la Révolution française ?Elle s’est terminée par la restauration,bien qu’épisodique, des Bourbons. Et laguerre civile aux Etats-Unis ? Elle aconduit au règne des Soixante Familles.Et toute l’histoire humaine en général ?Jusqu’à présent, elle a conduit à la se-conde guerre impérialiste, qui menacenotre civilisation entière. Il est dans cesconditions impossible de ne pas dire quetoute l’histoire n’a été que faute et échec.Finalement, qu’en est-il des êtres hu-mains eux-mêmes — pas un petit facteurdans l’histoire ? Ne faut-il pas dire quece produit d’une évolution biologiqueprolongée est un échec ? Bien entendu, iln’est interdit à personne de faire sem-blables observations générales. Maiselles découlent de l’expérience indivi-duelle de petits boutiquiers, ou de lathéosophie, et ne s’appliquent pas auprocessus historique dans son ensembleou à toutes ses étapes, ses chapitres prin-cipaux ou ses épisodes.

Page 6: Léon Trotsky : La révolution d’Octobre a-t-elle été un

58

Les

amba

ssad

eurs

de

l’Ita

lie, d

es E

tats

-Uni

s et

de

la G

rand

e-Br

etag

neas

siste

nt, d

ésol

és, à

la m

arch

e de

la ré

volu

tion

à Pe

trogr

ad.