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Les héritiers de la houe Livre 2 ANDRÉ PÈRE, CHARLOTTE, ANDRÉ FILS ET HÉLÈNE Roman familial par Florian Houâllet 1

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Les héritiers de la houe

Livre 2

ANDRÉ PÈRE, CHARLOTTE, ANDRÉ FILS ET HÉLÈNE

Roman familial

par

Florian Houâllet

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NOTES DE L'AUTEUR

Les deux André s'inscrivent dans la lignée des Ouellet dont nous sommes lesdescendants. Le personnage de Charlotte, une héroïne locale, a bel et bien existé. Ceuxd'André fils et d'Hélène sont des créations destinés à rendre compte de la conquête desAnglais et de l'esprit qui régnait dans le Canada de l'époque.

Par moment, le lecteur aura l'impression de lire un résumé d'un cours d'histoire. Pard'autres, il vivra au diapason de personnages romanesques.

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Chapitre 1

Côte-du-Sud, 1759

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En mai de l’année 1759, depuis la lointaine Gaspésie jusqu’à Rivière-Houelle et bientôtjusqu’à Québec, les habitants des deux rives du Saint-Laurent, atterrés, regardent sedéployer le plus impressionnant cortège flottant qu’ils n’aient jamais vu. Sous les ordresdu major général James Wolfe, près de trente mille hommes et cent quatre-vingt-neufnavires remontent le fleuve à la conquête de Québec, capitale de cinq mille habitants.

Quelques jours plus tard, devant la population réunie près des portails des églises, desémissaires font lecture de la proclamation du Gouverneur de la Nouvelle-France. Pierrede Rigaud, Marquis de Vaudreuil-Cavagnal, ordonnent à la population d’évacuer lesparoisses de la Côte-du-Sud et aux miliciens de la région de se placer sous lecommandement de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, chargé de surveiller lesmouvements de l’ennemi et de l’empêcher de débarquer.

À l’instar des habitants de Kamouraska et de Rivière-Houelle, André Houâllet, fils ainéd’André et petit fils de Mathurin-René, répond à l’appel. Charlotte, sa sœur cadette,s’inquiète pour lui:- Ils vont te tuer, là-bas.

- En 1690, mon grand-père, mes grands-oncles et mon arrière-grand-père, RenéHouâllet, se sont battus contre les troupes du Général Phipps. Ils les ontrepoussées aujourd’hui, c’est mon tour.

Charlotte sent monter la colère en elle:- Et mon tour à moi, quand viendra-t-il?

En Nouvelle-Écosse, des miliciens ont mis le feu aux maisons et aux granges, déporté lapopulation française et pris les terres des Acadiens. Après avoir été emprisonnées durantde longs mois dans les cales des navires, des familles séparées ont été abandonnées dansdes contrées aussi éloignées que la Louisiane et l’Australie. Le Gouverneur s’attend àune répétition de la déportation des Acadiens, pense André, il nous demande de fuir nosterres, de nous cacher ou de nous battre. C’est pourquoi le gouverneur intime d’évacuerles paroisses. - Quand le temps sera venu, tu devras mettre les meubles à l’abri, pousser le bétail

dans les bois et protéger les vieillards et les enfants.

Le Bas-du-Fleuve, le pays de quatre générations de défricheurs et de cultivateurs, desHouâllet et des centaines d’autres familles, c’est le seul pays que connaît Charlotte, ellene comprend pas son frère :

- Pourquoi aller faire la guerre à Québec? Ils ont une armée là-bas. C’est ici qu’ilfaut se battre.

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Sous la gouverne de Vaudreuil et de Bigot, les maîtres de la colonie font ripaille ets’enrichissent pendant que les soldats ne mangent qu’un repas par jour. Tout est rationné,les moulins à farine sont fermés et les gens de la ville crèvent de faim. Face à lapuissante armée anglaise, la petite colonie française ne peut survivre que si la Franceenvoie des renforts. Mais pour André et Charlotte, se battre contre les Anglais, ce n’estpas une question de force, mais d’honneur:- Jamais je n’abandonnerai aux Anglais le pays du Canada.

- Mon pays à moi, dit Charlotte, c’est la terre de mon père. La ferme dont tuhériteras un jour, toi, mon frère. Tant que je serai vivante, les miliciens américainsn’y toucheront pas. Je le jure.

Dans la vallée du Saint-Laurent, comme deux nuages noirs dans un ciel gris, deuxsecrets de Polichinelle circulent parmi les citoyens. En mars, voguant vers la conquêtede Québec, Wolfe a confié à son état-major: en cas d'échec de notre expédition, il faudradétruire les fermes, les récoltes et le bétail, expédier en Europe le plus grand nombrepossible de Canadiens, en ne laissant derrière eux que famine et désolation, comme enAcadie. L’autre secret n’est rien moins que la réponse du clergé au premier. Dans sonmandement du cinq juin, l’évêque de Québec, Monseigneur Henri-Marie Dubreuil dePontbriand demande au clergé canadien: de rester à l’écart du conflit et de faire auxAnglais toutes les politesses possibles, les priant d’épargner le sang et les églises.

Début juin, marchant vers l’église de Kamouraska, des paroissiens arborent un souriredésabusé, d’autres expriment de la colère, la plupart s’efforcent de rester impassibles,attendant le sermon du curé Joseph Trutaut, avant de réagir au mandement de l’évêque.

À la sortie de la messe dominicale, la rage envahit le cœur des fidèles. Au curé, AndréHouâllet lance la première attaque: - Au risque de leur vie et en réponse à l’appel du Gouverneur, nos fils vont se battre

pour sauver la patrie menacée. Et vous, vous qui prétendez être les guides de cepeuple, vous allez faire toutes les politesses possibles aux Anglais, vous allez lesprier d’épargner les églises. Et mon fils, et le fils d’Amable et celui de Wilbrod etles autres ici présents! Vont-ils mourir en vain? L’Évêque est-il du côté del’ennemi ou avec le peuple?

Le poing levé, les hommes l’appuient de leurs cris:- Mort aux Anglais!

- Que le clergé soit avec le peuple ou qu’il se taise!

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Écartelé entre la position de son évêque et celle de ses paroissiens, le curé tente dejustifier: - Dieu ne veut pas la violence, le Christ est mort sur la croix pour que la paix et

l’amour règnent sur la terre.

Rien n’y fait, les hommes sont excédés. - Les miliciens anglais font des massacres, ils tuent et scalpent des cultivateurs

comme nous.

Une voix aiguë de femme résonne tout à coup dans la clameur, c’est Charlotte. Montéesur le four à pain, frêle, mais vive, les yeux pétillants et le poing levé, elle ignore leprêtre et les hommes qui l’entourent. Portant son regard sur le groupe de filles de sonâge, elle crie : - Nos frères sont partis se battre à Québec, mais nous, filles du Canada, allons-nous

rester passives devant l’ennemi? Allons-nous laisser les Anglais nous ruiner sansnous battre?

Charlotte se tourne vers le curé:- Ou plutôt, allons-nous faire des politesses et des prières aux miliciens américains?

C’est avec des fusils de chasse qu’il faut attendre les incendiaires, pas avec descourbettes, Monsieur le Curé.

Éberlués, les hommes n’osent intervenir. D’un pas rageur, Margueritte s’approche de safille en criant son désarroi:- La guerre, ce n’est pas l’affaire des filles. Tu te rends ridicule. Descends de là.

- Ouais, ouais, disent les hommes et les vieilles dames.

Des adolescents et un petit groupe de jeunes femmes avancent vers Charlotte et clamenten coeur:- On est avec toi, Charlotte.

- On n’attendra pas qu’ils viennent brûler nos maisons et nos granges.

Le curé intervint:- Si vous prenez les armes, ils vous arrêteront et vous violeront.

- Ils violeront mon corps, ils me scalperont s’ils le veulent, réplique Charlotte. Maisils ne m’auront pas vivante.

Au cours des semaines suivantes, Charlotte met sur pied une unité de milice composée

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de femmes. Elle apprend qu’à L’Îslet, d’autres femmes et des vieillards organisent larésistance. Des garçons trop jeunes pour s’enrôler dans l’armée française se joignent àelles. Charlotte tente de les dissuader, mais n’y parvient pas.- On est plus jeunes que vous autres, mais on est plus forts.

Le vingt-quatre juin, les navires britanniques se trouvent au large de l’île aux Grues.Deux jours plus tard, les soldats débarquent à l’île d’Orléans. Le vingt-neuf juin, undétachement se rend à Beaumont, où ils rencontrent peu d’opposition.

Le lendemain, le lieutenant-colonel Robert Moncton rejoint cette avant-garde avec lereste de ses troupes. Il placarde alors à la porte de l’église de Beaumont le message deWolfe: Le Roi de la Grande-Bretagne ne porte pas la guerre aux paysans industrieux,aux ordres religieux, aux femmes et aux enfants sans défense; à ceux-ci, dans leurspénibles positions, sa clémence royale offre protection. Le peuple ne sera pas troublésur ses terres, il peut habiter ses maisons et pratiquer sa religion en sécurité. Pour cesinestimables bienfaits, j’espère que les Canadiens ne prendront aucune part au grandconflit entre les deux Couronnes. Mais si, par une vaine obstination et par un couragemal guidé, ils veulent prendre les armes, ils doivent s’attendre aux conséquences lesplus fatales. Leurs habitations seront pillées, leurs églises exposées à une soldatesqueexaspérée, leurs récoltes seront complètement détruites et la flotte la plus formidable lesempêchera d’avoir quelques secours.

À la mi-juillet, Wolfe somme les habitants de rentrer tranquillement chez eux avant ledix août. S’ils persistent à prendre les armes, il fera ravager leurs propriétés.

Dans la nuit du vingt-trois au vingt-quatre juillet, deux détachements dirigés par lecolonel Malcolm Fraser, reçoivent la mission de faire des prisonniers et de s’emparer dubétail des habitants. L’un se dirige vers Saint-Henri et l’autre vers Beaumont. Ils seheurtent à la résistance des Canadiens. Un affrontement meurtrier survient à l’est deBeaumont. Le colonel Fraser est atteint à la cuisse, tandis qu’au moins neuf défenseursperdent la vie et plusieurs sont blessés. Cet incident est la circonstance qu’attendait legénéral Wolfe pour mettre ses menaces à exécution.

Dès le début d'août, Wolfe fait incendier Baie-Saint-Paul et La Malbaie par Goreham quimène aussi un raid du côté de Sainte-Anne et Saint-Roch. Les paroisses de Lotbinière etde l'île d'Orléans ainsi que toutes celles de la côte de Beaupré, de la rivièreMontmorency jusqu'au cap Tourmente, subissent le même sort.

Le trente août, des miliciens américains surprennent quelques Canadiens qui travaillentsur leurs terres. Ils ne sont pas armés, mais tentent de résister avec des fourches. Cinq

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d’entre eux sont scalpés et tués.

Au début de septembre, dans la région sous contrôle britannique, il ne reste que la Côte-du-Sud à brûler. Partout où le rivage se prête à l’accostage, des jeunes gens exercent unevigie continue pour surveiller les déplacements des troupes anglaises.

Le neuf septembre, à la faveur d’une nuit noire, sous les ordres d’officiers anglais, desdizaines de navires de guerre remplis de miliciens et de soldats, descendent le fleuve.Leur mission est de punir les habitants de la rive sud. La moitié, huit cents hommes,dirigés par Joseph Goreham, s’arrête à Montmagny. Le reste des troupes, mené parGeorge Scott, poursuit sa route en direction de Kamouraska.

Dès qu’ils entreprennent les manœuvres de débarquement, les guetteurs canadienscourent avertir la population. Dans un branle-bas de combat sans précédent, les femmes,les enfants et les vieillards vident les maisons et les granges de leurs occupants, prennentdes meubles et poussent les bestiaux jusque dans les bois. Les plus alertes escaladent lesaffleurements rocheux de la paroisse, à la recherche de refuges.

Une heure plus tard, dissimulées à la lisière du bois, Charlotte et ses combattantesguettent l’arrivée de l’ennemi. La troupe avance, silencieuse. Les soldats sont armés defusils tandis que les miliciens éclairent la nuit de centaines de brûlots incendiaires. Unepremière maison située un peu à l’est de Kamouraska est incendiée. Mais les milicienssont trop loin pour être atteints par les balles de la troupe de Charlotte. Les incendiairescourent d’une bâtisse à l’autre, lancent la poix dans les maisons, les granges et sur leschaloupes. En s’éloignant, ils rient et crient des injures aux habitants qu’ils croient êtreencore dans les logis en flamme.

Dans un bruit d’enfer, le ciel se remplit d’étincelles et de fumée noire. Quand lestroupes arrivent à portée de fusil, Charlotte ordonne l’attaque. Bien entraîné, la milicetouche la cible à quelques reprises. L’ennemi se retire avec les blessés.

Quelques minutes plus tard, sous les ordres du major Scott, deux détachements reçoiventla mission d’encercler les tireurs. L’un d’eux les contourne par la gauche, l’autre par ladroite.

Les résistantes continuent à tirer, mais les cibles sont de plus en plus éloignées. À lafaveur du bruit ambiant, les miliciens s’approchent des tireuses déguisées en soldats. Ilss’arrêtent, surpris d’entendre des voix de femmes. - Don’t shoot, dit le lieutenant Black, I want them alive.

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- For sure, répond un milicien, we’ll have fun here.

Les hommes s’avancent, pointent leur baïonnette dans le dos des tireuses et les sommentde jeter les armes. Elles se tournent pour engager le combat. D’un coup de crosse, lesmiliciens les désarment.

Comme des brutes affamées, des miliciens anglais tentent de dévêtir les femmes. Lecommandant Black ordonne à ses hommes d’arrêter. Excités à l’idée de prendre uneagréable vengeance avant de finir le massacre, ils ignorent l’ordre. Le lieutenant tire au-dessus de leur tête et répète son commandement. Furieux, les hommes obéissent.

Charlotte et ses camarades sont faites prisonnières. Sous la protection du Major Scott,elles ne sont pas violées, mais subissent l’humiliation de devoir regarder le spectaclehorrifiant du ravage de la région.

Le dix septembre, cent neuf maisons sont incendiées; le lendemain, cent vingt et uneautres habitations sont réduites en cendre. En quelques heures, cent trente-cinq famillesse retrouvent sans toit. Les jours qui suivent, le scénario se répète à Rivière-Houelle, àSaint-Rock-des-Aulnais, à Saint-Jean-Port-Joli, à L’Islet, à Cap-Saint-Ignace. Assis derrière une table en bois d’ébène qui occupe la moitié de sa cabine d’officiersupérieur, entouré de cartes du monde, de souvenirs de voyage, de trophées et debouteilles d’alcool, parlant un français impeccable, le major George Scott aimes’entretenir avec l’une ou l’autre de ces femmes qu’il compare à celles qu’il a connuesdans des circonstances semblables, en Acadie. - Je vous admire beaucoup, c’est vraiment dommage que vous soyez si rebelles. La

Great Britain a besoin de sujets courageux comme vous et vos amies acadiennes.

Charlotte le regarde avec des yeux de feu:- J’en ai cure de votre Great Britain. J’appartiens à la plus grande puissance du

monde. Nous vaincrons.

Le major éclate d’un rire gras avant d’ajouter:- Comme vous êtes naïve. Vos pères sont de bons fermiers. Vos terres sont

prospères, comme celles des Acadiens. Je n’en avais jamais vu d’aussi fertilesavant de mener ma mission militaire en Nova-Scotia. Tout cela estimpressionnant, mademoiselle. Mais vos dirigeants sont corrompus. Ce sont desnobles prétentieux, ils vous laisseront tomber et retourneront se prosterner devantle Roi Louis XlV et sa cour. Vous devez réfléchir avant de faire des bêtises quevous regretteriez amèrement.

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Charlotte veut comprendre pourquoi les Anglais s’en prennent ainsi à des fermiers quihabitent à cinquante kilomètres de la ville fortifiée de Québec. Le point faible de laNouvelle-France, c’est la pauvreté de la population, sa dépendance à l’égard de lamétropole française. Depuis des mois, la marine royale bloque le ravitaillement par voiemaritime. En détruisant les récoltes et le bétail des fermes, ils provoquent une situationde famine généralisée. - Sans arme et sans nourriture, vos maîtres n’auront d’autre choix que de capituler.

À Charlotte qui clame toujours la puissance dominante de la France et son inévitablevictoire militaire, le Major Scott répond par un sourire suffisant. Sur le continenteuropéen, la France s’épuise et sur les mers, la Grande-Bretagne règne en maître.Catastrophée devant le spectacle de la dévastation de la Côte-du-Sud, Charlotte peut enappeler de la glorieuse histoire du royaume de France, mais elle ignore les déboiresmilitaires de la mère patrie. Scott, lui, sait que dorénavant, la Grande-Bretagne est unempire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Les terres brulées du Canada et lesfamilles confrontées au froid et à la misère font partie de cet empire.

Pendant ce temps, à L'Islet, des vieillards, des femmes et des enfants tentent de résisteraux hommes de Scott. Six d’entre eux sont faits prisonniers. Durant les neuf jours quedure le ravage, à la faveur de nombreuses escarmouches, cinq personnes sont tuées parles soldats. Sur ce territoire, six cents familles subissent les foudres du major Scott.Devant les yeux de Charlotte et des autres prisonniers, des hommes, des femmes etenfants, il fait brûler neuf cent quatre-vingt-dix-huit solides bâtiments, deux sloops, deuxgoélettes, dix chaloupes ainsi que plusieurs bateaux et petites embarcations. Même lesmoulins à farine sont ravagés. Seuls les églises et les presbytères sont épargnés.

De son côté, du neuf au quinze septembre, Goreham s'occupe de la région de la rivièredu Sud, jusqu'à Berthier, sans négliger l'île aux Grues. La Côte-du-Sud n’est plus quedésolation.

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Chapitre 2

Québec, 1759

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Au milieu du XVlllème siècle, la France, première puissance mondiale, soutient desguerres sur trois fronts en même temps : contre la Prusse, sur les mers et dans sescolonies. Pendant ce temps, la Grande-Bretagne maîtrise les océans et compte sur ceformidable atout pour ravir à la France son statut hégémonique.

Le vingt-quatre juin 1759, une véritable armada de deux cent cinquante navires, chargésde quinze milles marins, deux mille canons et huit mille cinq cents soldats d’élitearrivent au large de Québec. L’invasion vise la forteresse de Québec pour ensuite coincerles derniers défenseurs de la Nouvelle-France à Montréal.

Pendant que Charlotte Houâllet endure le supplice de voir la Côte-du-Sud ravagée, sonfrère André assiste depuis deux mois au déferlement de quinze mille boulets de canonlancés sur Québec depuis la Pointe-Lévis, par les troupes du Général James Wolfe. Cedernier ne cache pas son intention. À son état-major réuni sur le pont du navire amiral, lefrêle commandant crie à tout vent:- La vermine canadienne doit être saccagée.

Chez les Canadiens, on craint le massacre et la déportation.

Sous les ordres d’officiers français fidèles à Louis-Joseph de Montcalm, un jour surdeux, André se joint à d’autres miliciens canadiens et à des guerriers amérindiens. Ilss’entraînent à faire la guerre en face à face et à découvert, à la manière des Européens.Le jour suivant, sous les ordres d’un officier fidèle au Gouverneur Vaudreuil, des soldatsfrançais et d’autres miliciens canadiens s’entraînent à faire la guerre comme ils l’ontappris au contact des Amérindiens, par embuscades et en troupes légères.

Vers quatre heures du matin, dans la nuit sans lune du treize septembre 1759, des soldatsanglais sont envoyés en reconnaissance. Alors qu'ils approchent de la grève, unesentinelle française lance :

- Qui vive? Qui vive?

Le capitaine Fraser réplique : - La France et vive le Roi!

Croyant qu'il s'agit de l'arrivée des ravitaillements, les Français laissent passer lesAnglais, qui ont tôt fait de se débarrasser des sentinelles. Ils se mettent alors à escaladerla falaise où ils affrontent l'officier Vergor et ses hommes. Écrasés par le nombre, ils sontbattus. À cinq heures le débarquement a lieu. Wolfe supervise l'opération.

André Houâllet a pris son tour de garde à l’ouest de la ville de Québec, là où les

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stratèges militaires ont pratiquement exclu une attaque anglaise, l’armée britanniqueétant concentrée à Pointe-Lévy, à l’est de la ville. Quand il constate la présence desAnglais, il court à Beauport, au quartier général de l’armée française. Épuisé, Andrécrie:- L’Anse-au-Foulon, ils sont montés par le sentier de l’Anse-au-Foulon.

***

Montcalm atteint Québec à sept heures vingt pour constater que les Anglais sont sur lesPlaines d'Abraham. - Les tuniques rouges sont partout.

Le marquis de Montcalm n’a jamais connu la défaite. Il n’a qu’une idée en tête,organiser le branle-bas de combat, attaquer les Anglais, retarder leur avance en attendantles renforts.

Quelques officiers supérieurs se consultent. Les troupes d’élite de l’armée française,ceux qui maîtrisent la technique du combat en terrain découvert, sont stationnées à Cap-Rouge, à onze kilomètres de là, sous les ordres du colonel Antoine de Bougainville. Unofficier interpelle Montcalm.

- Mon général, un cavalier galope vers Cap-Rouge. Bougainville sera en marchedans une heure. Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux l’attendre?

- Nous n’avons pas une minute à perdre... Au combat.

Peu après neuf heures, Montcalm traverse la ville, tambours battants, en direction desPlaines, à la tête de quatre mille cinq cents hommes, des soldats, des miliciens et leursalliés indiens.

À dix heures, Montcalm ordonne la charge. Celle-ci est désordonnée et indisciplinée.Des tirailleurs ouvrent le feu avant que Montcalm n'en donne l'ordre. Immobiles au sol,les Anglais subissent peu de dommage.

L’armée de Wolfe maîtrise parfaitement cette mécanique de combat qui, réglée au quartde tour, ne souffre pas l’improvisation. Le général anglais attend que les Français soientseulement à quelque quarante verges de ses lignes avant de crier Fire! Plusieurs Françaissont fauchés d'un coup et les autres, pris au dépourvu, ne savent comment réagir.L'armée française en déroute, fuie vers les remparts de la ville. André observe lesIndiens qui poursuivent le combat.

Il faut se battre, lance-t-il aux Canadiens.

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Blessé à une cuisse par une balle ennemie, André Houâllet se traîne pour se mettre àl’abri. Affaibli par l’effusion de sang, il perd du terrain sur les poursuivants. Bientôt, ilest rejoint et fait prisonnier.

En vingt minutes, la bataille fait cent cinquante morts chez les Français. LesBritanniques en compte soixante et un. Parmi les combattants français assiégés, troiscent soixante-dix sont faits prisonniers.

À dix heures vingt-quatre, dissimulé derrière un buisson, un tirailleur canadien vise ettire. Wolfe est blessé à une main.- Donnez-moi du tissu, ordonne-t-il.

Il s’enroule la main dans un petit drapeau et continue à diriger ses troupes. Une autreballe le frappe à la poitrine et une troisième au ventre. Le général chancelle et s'écroule.Il meurt avant la fin de la bataille.

Vers onze heures, à l'entrée de la porte Saint-Louis, Montcalm tente de calmer sestroupes. À l’instant où il franchit la porte, il est atteint de deux balles, coup sur coup. Ilrendra l'âme le lendemain, après une longue agonie.

Jusqu’à cette défaite, même en sachant que les Anglais ont déporté les Acadiens, qu’ilsveulent à tout prix s’emparer de Québec pour ensuite conquérir la Nouvelle-France, lesCanadiens ont conservé l’espoir d’une victoire. Emmurés dans une ville criblée deboulets de canon, les dirigeants ne cessent de clamer: - Protégée par le fleuve et défendue par l’armée française, Québec est et restera une

citadelle inexpugnable.

Mais la défaite des Plaines d’Abraham, survenant après soixante-trois jours debombardements, a un effet dévastateur sur leur moral. Après la chute de Québec,Montréal ne peut plus être ravitaillé. L’accès au réservoir de pelleteries de l’Ohio estmaintenant acquis aux Anglais. L’hégémonie mondiale passe de la France à l’Angleterre.L’Amérique du Nord sera anglaise.

***

Vaudreuil, le Gouverneur de la Nouvelle-France, se retire à cinquante kilomètres deQuébec. Il laisse dans la ville deux mille deux cents soldats et remet au commandantRamezay une directive établissant les termes de la capitulation.. Le Gouverneur

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prévient:- N’attendez pas que l’ennemi prenne la ville d’assaut. Sitôt que vous manquerez de

vivres, vous arborerez le drapeau blanc.

Le lendemain, quatorze septembre, une délégation des habitants de la ville se présentedevant Ramezay:- La reddition, nous exigeons la reddition de la cité.

Québec n’étant pas encerclée, Ramezay tente de les convaincre:- Nous avons de quoi nous battre au moins huit jours. Je m’attends à ce qu’on me

fournisse des vivres, l’hiver approche. Chaque jour compte. Si nous empêchonsles Anglais de prendre la ville avant deux ou trois semaines, ils devront se retirerpour ne pas être prisonniers des glaces et de l’hiver.

- Non, la ville est en ruine et la population est affamée. Nous ne voulons plus decette guerre.

Ce même jour, mis au courant des instructions données par Vaudreuil quatre jours plustôt, ces citoyens demandent à Ramezay pourquoi il refuse de suivre l’ordre duGouverneur et l’accusent d’insubordination. Réunis en conseil militaire, treize officiers sur quatorze approuvent la requête desrésidants de la capitale et recommandent à Ramezay de capituler. - La défaite des Plaines a démoralisé nos troupes. Le risque d’une autre défaite est

trop grand.

Le lieutenant du Roi engage alors des négociations avec les Anglais. Pour gagner dutemps, Ramezay pose onze conditions pour la capitulation, en premier lieu :- Les armes personnelles ne seront pas remises, les drapeaux resteront dans leurs

bataillons, les maisons résidentielles ne seront pas occupées sans l’accord desrésidents.

Le général Townshend accepte toutes les conditions. Le matin du dix-huit septembre1759, le lieutenant Ramezay, au nom de la France, et le général George Townshend, aunom du Roi d’Angleterre, signent la déclaration de capitulation. Le même jour Vaudreuilenvoie une dépêche à Ramezay pour annuler l’ordre de capituler et l’enjoint àpoursuivre la défense de la ville. Il est trop tard.

Le jour même, John Knox est envoyé pour prendre possession de Québec. Vue del'extérieur, la capitale de la Nouvelle-France a toujours l'air indestructible. Mais une fois

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qu'il franchit les portes, il ne peut retenir une exclamation:- Je n'en reviens pas!

Parmi les civils demeurés dans la ville, on compte environ deux mille trois centsfemmes, enfants et vieillards. Ils ont tout perdu. Les hommes en âge de combattre sonttoujours avec ce qui reste de l'armée française. Les Ursulines soignent comme elles lepeuvent les mille deux cents malades et blessés français, Canadiens ou Anglais.

Dans son journal du 20 septembre, Knox écrit: le ravage est inconcevable. Les maisonsrestées debout sont toutes plus ou moins perforées par nos obus. Les parties de la villeles moins endommagées sont les rues qui conduisent aux portes Saint-Jean, Saint-Louiset du Palais; elles portent cependant les marques de la destruction presque générale.

Soigné par les Ursulines puis conduit dans un camp de prisonniers canadiens, Andréretrouve Charlotte, d’autres jeunes femmes, des vieillards et des enfants. C’est laconsternation : - La France nous a abandonnés.

- Nos troupes n’étaient pas prêtes.

- Mais où étaient Bougainville et son armée?

- Nous avons été trahis par des dirigeants incapables.

Aux yeux de Charlotte et d’André, ceux qui ont subi les pires effets de cette guerre, cesont les paysans.- Les campagnes ont été dévastées, tout a été brulé, il ne nous reste plus rien.

***

semaines plus tard, ils sont remis en liberté sans autres formalités. Avec le soutien desseigneurs, les anciens miliciens organisent des corvées, remettent en état les maisonsencore habitables dans lesquelles les familles s’entassent pour passer l’hiver. ÀKamouraska, ils sont accueillis en héros. Charlotte et André constatent avecsoulagement qu’une partie des meubles, du cheptel et des bâtiments ont été sauvés de ladestruction.

Un soir de l’été indien, marchant sur la grève, Charlotte et son frère André seremémorent les événements. André conclut:

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- Nous avons perdu la guerre, mais nous sommes encore là et bien vivants. Ils nousrestent à survivre et à reconquérir nos terres et notre pays.

Charlotte répond, les deux mains sur son ventre et un petit sourire aux lèvres:- J’ai une petite idée de la façon dont nous y parviendrons.

Tôt au printemps de l’année suivante, elle épouse un fils de cultivateur avec qui elle auradouze enfants. L’année suivante, le jour de la naissance du premier bébé de Charlotte,André se mari à son tour. Il sera le père de sept garçons et sept filles.

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Chapitre 3

Montréal, Paris, 1760-1763

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- On ne peut s'occuper des écuries lorsque la maison brûle.

Telle est la réponse qu’a obtenue le colonel Antoine de Bougainville, le vingt décembre1758, lorsqu’il demanda des renforts à la France pour maintenir sa position de force enAmérique. Ces quelques arpents de neige, disait Voltaire.

À la suite de la défaite des Plaines d’Abraham, le gouvernement de Vaudreuil retraite àMontréal avec ce qui reste d’une armée française démoralisée.

Au printemps 1760, le siège de Québec recommence. Mais cette fois, le chevalier deLévis et l’armée française, forte de sept mille soldats, sont à l'extérieur des murs. Battussur le terrain dans une bataille féroce, les Britanniques sont contraints de se réfugierderrière les remparts. Les deux armées attendent désespérément des renforts. Lorsque, leneuf mai, en fin de matinée, une frégate britannique est en vue de Québec, le sort de lacolonie est scellé. Lévis est alors obligé de se replier sur Montréal. Sainte-Foy, ladernière victoire française en Amérique, n’aura duré que le temps de célébrer l’honneurmilitaire.

Vaudreuil doit affronter un cruel dilemme. Trois armées britanniques comptant en toutonze mille hommes encerclent la dernière ville française du Canada. Montréal estpratiquement sans défense. Tous, militaires et civils, lui recommandent de se rendre.Mais lorsqu'il apprend qu'Amherst leur refuse une reddition dans la dignité militaire,Lévis et Bougainville sont outrés. - Notre honneur est en jeu!

- Nous ne pouvons laisser souiller l’honneur de la France.

Les deux militaires exigent du Gouverneur de faire une dernière sortie avec les deuxmille quatre cents hommes qui restent. - Je vous demande le privilège de me retirer dans l'île Sainte-Hélène avec mes

hommes pour y défier Amherst, dit Lévis.

De cette façon, pensent les officiers supérieurs:nous répondrons aux vœux du roi et nous sauverons notre honneur et notre carrière.

La carrière de Vaudreuil est aussi en jeu. Mais il sait fort bien que donner à Lévis etBougainville la permission de se battre signifierait la destruction de Montréal et denouvelles souffrances infligées au peuple canadien. Les armées britanniques ont déjàprouvé leur férocité en Irlande, en Écosse et tout récemment en Acadie et dans la valléedu Saint-Laurent. Dans l'adversité, Vaudreuil prend la décision la plus difficile de sa

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carrière. Il rejette la demande de Lévis et signe une capitulation qui protège les droitsdes Canadiens, leur intégrité, leurs biens, leur religion et leurs lois.

Humilié, mais obéissant, Lévis se rend sur l'île Sainte-Hélène où il brûle ses drapeauxpour ne pas avoir à les remettre aux Anglais.

Le huit septembre, Montréal et tout le Canada sont cédés à l'Angleterre. À partir de cejour, la Grande-Bretagne de George III devient la nouvelle maîtresse du monde.Incapables de vivre dans un pays conquis, la plupart des officiers, des soldats, desfonctionnaires et des marchands français, s'embarquent pour la France.

Pour leur part, les soixante-seize mille cent soixante-douze âmes recensées par Amherstdans la colonie, bien que citoyens français, choisissent le Canada:- Nous sommes nés ici, le Canada est notre pays, nous y restons, pour le meilleur et

pour le pire.

***

Lorsque Louis XlV apprend la capitulation de la Nouvelle-France, il entre dans uneterrible colère:- Quelle honte!

- Votre Majesté, nous regrettons le sort des Canadiens.

- Je me fous des Canadiens, les Anglais peuvent en faire ce qu'ils veulent.

Ce qui bouleverse Louis XlV, c'est que son armée, la plus respectée d'Europe, a capitulésans recevoir les honneurs de la guerre. Quelqu'un doit servir de bouc émissaire. Il n'estpas question que ce soit un officier supérieur de l'armée française.

Peu après son arrivée au port de Brest en cette même année, Vaudreuil, le vieuxgouverneur est jeté dans la prison de la Bastille, à Paris. Le roi le rend personnellementresponsable du déshonneur qui frappe toute l'armée française. Le dernier gouverneur dela Nouvelle-France, un Canadien de surcroît, payera pour l’humiliant échec militaire.

En 1763, le traité de Paris mettra fin à la guerre de Sept Ans entre la France etl'Angleterre. La France perd sa colonie coûteuse du nord où on meurt de faim, de froidet du scorbut; elle garde ses colonies des Antilles pour le sucre et le soleil et quelquesîlots au sud de Terre-Neuve, au cœur des riches bancs de morues.

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Chapitre 4

Saint-Roch-des-Aulnaies, juillet 1763

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Une volée de cloches résonne dans le ciel bleu du village, annonçant la fin d’unecérémonie de mariage. La porte de l’église s’ouvre, grinçante, sur des mariés éblouis parle soleil de midi. L’homme attire son épouse à l’écart et l’embrasse passionnément. Enriant de bon cœur, la mariée se tient d’une main à son époux, relève sa jupe de l’autre,laissant voir ses jambes blanches en dévalant l’escalier. Écrasés de lumière, ils courentse réfugier sous un saule pleureur. Sans ralentir sa course, l’homme soulève sa femmedans l’air chaud et la fait tourner jusqu’à s’étourdir. D’une voix cristalline, en écho avecles cloches, la femme crie son allégresse. Pendant que les garçons et les filles font uneronde frénétique autour d’eux, les tourtereaux tombent à genoux sur l’herbe. Comme lesvagues du fleuve, les danseurs s’avancent maintenant vers eux, lèvent leurs bras enparasol, reculent en cœur et recommencent de plus belle. Les mariés se lèvent, entrentdans la ronde et entraînent la troupe dans une farandole à travers les allées d’un jardinfleuri. Sur le parvis, les vieux se réjouissent paisiblement en retenant les petits.Émerveillés, les bambins sautillent sur place.

André, petit-fils de René Houâllet, marié à Marguerite Levasseur en 1733, se réjouit desépousailles d’une de ses filles avec le fils d’un commerçant prospère de Rivière-Houelle.Héritier de Mathurin-René, André pratique le métier de cultivateur sur une des plusbelles seigneuries de la vallée du Saint-Laurent. Toutes les fois qu’il voit partir un de sesenfants, il imagine le jour où il donnera ses biens à l’aîné de ses fils. Le couple dépassemaintenant la cinquantaine, quatre de leurs enfants sont déjà mariés, dont Charlotte etAndré et quatre autres habitent encore le foyer paternel.

La plus âgée de ces derniers, leur fille Hélène, aura bientôt dix-huit ans. Grande, rousseet élégante malgré sa maigreur, elle est depuis longtemps, objet de convoitise. Le satinde sa peau claire, ses grands yeux vert émeraude et sa bouche candide donnent uneimpression de pureté à son visage. Une dizaine de prétendants cherchent à lui faire lacour. Par l’intermédiaire du curé, des parents font valoir les qualités de leurs fils. Unedes mères dont le fils s’est entiché d’Hélène s’approche de Marguerite:- Votre fille ne manque pas d’assurance, ma chère, elle donne l’impression de vivre

dans un autre monde, un monde dans lequel elle est la reine. - Hélas, je crois bien que vous ayez raison. Hélène parle peu. On ne sait trop ce

qu’elle pense. Quand on l’interroge, son regard se tourne doucement versl’intérieur, la rend inaccessible. Heureusement, avec son sourire d’ange, elle al’air heureuse. Que peut-on demander de plus d’un enfant?

Stationnés à l’entrée du village, ravi par la beauté de la scène, deux militaires, un sergentanglais en habit rouge et un capitaine écossais vêtu aux couleurs de son clan observentdiscrètement le spectacle, témoignage vivant de la joie de vivre caractéristique du

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régime français. Fièrement montés sur leur destrier, ils n’osent bouger de peur de romprele charme du moment. Chargés d’une mission diplomatique par le Gouverneur JamesMurray, les deux hommes se questionnent du regard. Ni l’un ni l’autre ne veut poser ungeste qui pourrait être interprété comme de l’animosité par cette population en liesse.

Le rustre anglais se tape les cuisses. - Que de jolies femmes, que de plaisir en perspective. Tu as vu la fille qui

ressemble, mais en plus jolie, à la mariée? Si seulement je peux coincer cettebiche dans un coin noir...

Splendide dans son kilt, l’Écossais ignore les propos grivois auxquels il est habitué. - Cette fille-là, dit-il d’une voix à peine audible, elle est belle comme le jour et

radieuse comme le soleil. Sa démarche gracieuse est digne des plus bellesprincesses du royaume d’Angleterre.

- Oh là! Nous ne sommes pas ici pour faire des conquêtes amoureuses, noussommes en mission, mon capitaine.

Ramené à la réalité, l’officier reprend l’allure impassible qu’exigent les circonstances.En 1759, les conquérants anglais ont endommagé une partie de l’humble chapelle.Aujourd’hui, à la tête d’une poignée de soldats, les représentants du régime militaireinstauré après la conquête viennent s’assurer que la population ne garde pas rancœurcontre l’armée de Sa Majesté.

L’Écossais examine l’état du bâtiment.- La chapelle a été fort bien restaurée, il ne paraît presque plus rien des dommages

qu’elle a subis.- Allons parler au curé avant qu’il ne se joigne aux fêtards pour le reste de la

journée, dit l’Anglais.

D’un même pas, conduit par les cavaliers, les chevaux avancent vers le prêtre. Unsilence s’abat sur l'entourage. À l’unisson, les officiers descendent de leur monture etsaluent le religieux d’un geste amical. Dans la langue de Molière, teintée d’un bel accentanglais, le capitaine s’adresse au religieux: - Bonjour Monsieur le Curé. Je vous prie de pardonner notre intrusion dans le cours

de cette charmante cérémonie. Si vous voulez bien nous accorder un entretien,nous promettons de faire diligence.

Stoïque, le religieux indique sa demeure du menton et s’y dirige prestement. Au pasmilitaire, les officiers marchent derrière lui en feignant ne pas voir la réaction des

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villageois. Pantois, ceux-ci s’immobilisent, silencieux. L’inquiétude et la suspicion selisent sur les visages.

Un fringant garçon s’amène au milieu de l’attroupement, exécute gauchement trois pasde gigue en exhibant son violon. Le temps d’un éclair, l’archet sautille joyeusement surles cordes. C’est le signal que tous, sauf Charlotte et André, attendaient. Sous un soleilardent, faisant fi de la présence des militaires, les fêtards se placent en rang comme pourentreprendre le dernier quadrille ramené de Versailles avant la défaite des Plainesd’Abraham, par des voyageurs proches de la noblesse.

Consternée à la vue des costumes britanniques, Charlotte se retire à l’écart, suivi de sonfrère. Elle revoit un garçon de quatorze ans, tombant dans la rivière Houelle sous lesballes des militaires, laissant derrière lui un filet rouge que le courant transporte vers lefleuve. - Ces maudites images qui m’empêchent de dormir, elles me sont revenues en

voyant ces militaires.

André revoit les scènes de la bataille des Plaines d’Abraham. Il croit entendre lesdécharges à l’unisson de milliers de fusils anglais, envahissant le ciel des plaines,comme autant de coups de tonnerre assourdissants, faisant écho à une foudre mortelle.

Derrière la porte close, l’homme d’Église adopte une attitude courtoise envers sesvisiteurs impromptus. Après les formules d’usage, il s’adresse résolument à celui quiparle le français:- Quel est l’objet de votre visite, Monsieur?

- Voilà, des sources civiles et religieuses ont fait savoir au Gouverneur Murray queles soldats de l’armée britannique ont manqué à l’éthique militaire en profanantun lieu saint. De tels gestes ne sont pas dignes d’une puissance civilisée. Nousvoulons élucider les faits.

- Il y a eu profanation, cela ne fait aucun doute, dit le prêtre.

- Croyez-vous que des officiers ont donné ordre de poser ces gestes?

Le prêtre s’appuie au dossier de son fauteuil, sourit:- Je n’en sais bougrement rien, Monsieur. Mais pourquoi diable ne pas le demander

à vos officiers? Ne sont-ils pas crédibles?- Nos officiers disent qu’ils n’ont jamais donné de tels ordres.

- Mais alors, pourquoi enquêter?- Les sentiments de la population que vous représentez nous préoccupent au plus

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haut point. Le Gouverneur Murray est sensible à tout ce qui peut menacer laquiétude. Il compte sur vous et sur l’Église catholique pour atteindre cette noblefin.

L’enquête n’est qu’un prétexte. L’officier vient s’assurer de la collaboration du religieux.Perspicace, le curé voit dans la circonstance l’occasion de s’attirer les faveurs de l’abbéBriand, son chef, grand vicaire de Québec et ami intime du gouverneur Murray.

En 1759, explique le religieux, alors qu’ils étaient en route pour Québec, les troupesbritanniques ont brûlé les fermes, incendié les récoltes, massacré des familles, violé desfemmes et poussé la population à la famine. Certaines familles ont été épargnées dejustesse, mais les paroissiens n’ont pas oublié ces atrocités. Certains se sont enrôlés dansl’armée française, d’autres dans la milice canadienne, un de ses paroissiens y a été blesséet plusieurs ont été fait prisonniers: - Après la conquête, la pacification de ces bonnes gens ne s’est pas faite sans effort,

j’ai dû combattre un fort vent de révolte pour y parvenir. Les plus exaltés de mesouailles voulaient s’enrôler dans une guerre sainte contre la couronne britannique.D’autres voulaient joindre les rangs de Bougainville et Lévis.

- C’était à l’époque de Wolfe, mon père, le général voulait gagner la guerre. LeGouverneur Murray, lui, veut gagner le cœur des Canadiens.

- Il les gagnera... s’il tient ses promesses.

Satisfait de la réponse du religieux, l’officier se lève, aussitôt, suivi de l’Anglais:- Nous ferons rapport au Gouverneur Murray de votre loyauté, Monsieur le Curé.

Et si j’en crois les clameurs qui s’élèvent de la cour, je pourrai aussi témoigner dela joie de vivre retrouvée de vos protégés.

- Vous n’ignorez pas que la réfection de la chapelle a coûté très cher à mes fidèles.L’argent qu’on y a consacré devait servir à la construction d’un presbytère digned’eux et de leur pasteur. Ils attendent toujours...

Pour seule réponse, le capitaine lui adresse un sourire complice. L’abbé Porlier n’endemande pas davantage. Heureux de la tournure de la rencontre, les officiers s’enretournent à leur poste de garde pour la nuit pendant que le religieux rejoint lesnouveaux mariés et leurs familles. La journée du curé se termine dans les réjouissances.Aux questions que suscite la présence des militaires, il répond:- Simple visite de courtoisie, mon ami.

***

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À la première heure du jour suivant, le capitaine frappe à la porte d’André Houâllet,père. Hélène vient ouvrir. Elle ne peut retenir un cri de stupéfaction.

Avec déférence, le militaire demande à parler au propriétaire des lieux. André s’avancelentement, craintif.

- Monsieur, dit le capitaine, en vertu du droit au logement des officiers de saMagesté, j’ai pris la décision de m’installer quelque temps dans votre demeure.Vos armes vous seront confisquées dans l’heure. Elles vous seront remises à la finde mon séjour. Vous recevrez l’indemnité mensuelle prévue par la loi anglaise. Jen’exige pas d’occuper la meilleure chambre. Pour des raisons de sécurité, je doism’installer au rez-de-chaussée.

Choqué, André se tourne vers sa femme, aussi abasourdie que lui. L’Écossais ose undiscret sourire à l’intention d’Hélène qui reste impassible. Les trois adolescentsregardent la scène et serrent les dents. Dans sa tête, André revoit l’incendie de sa grange,il sent monter la rage en lui. Il fait un pas en direction de l’étranger qui ne bronche pas.Marguerite le saisit brusquement par le bras. - Ne fais pas ça André. C’est un officier, il est dans son droit.

Le fier habitant sait qu’en régime militaire, les officiers ont le droit de réquisitionner desappartements chez les habitants du pays, il sait aussi que cet homme peut exiger lameilleure chambre de la maison et s’approprier le meilleur cheval de l’écurie. Il le sait,mais ne veut pourtant pas admettre son impuissance.

Hélène recule d’un pas. Confuse, elle comprend l’humiliation de son père, mais ne peuts’empêcher de revoir les scènes de son rêve de la nuit précédente. Elle court dans leschamps, poursuivie par le beau capitaine dans les bras duquel elle tombe en riant.Hélène déteste maintenant la flamme qui s’éveille dans son corps, elle a honte de lalégèreté de son âme.

En dépit de ses appréhensions, André sait qu’il n’a pas le choix, il reprend ses sens etdemande d’une voix éteinte, brisée par l’émotion: - Combien de temps comptez-vous rester sous mon toit?

- Quelques semaines ou quelques mois, le temps qu’il faut pour m’assurer que lapaix règne dans la région.

- En 1759, Monsieur, ma fille Charlotte et sa milice de femmes se sont

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courageusement battues contre les incendiaires anglais. Depuis lors, aucun gestede rébellion n’a été commis par ici et vous le savez, vous... vous...

Marguerite sait pertinemment ce que pense André. Comme lui, elle se demande sil’officier a choisi leur demeure pour s’approcher d’Hélène, pour tenter de la séduire. Nevoulant pas imaginer le pire, elle s’efforce de contrôler l’emballement de ses proprespensées. Avec le calme du conquérant, l’officier acquiesce:- Vous m’en voyez ravi, Monsieur Houâllet. Puisque la paix règne, ma mission en

sera d’autant plus courte et agréable.

Sur un signe du capitaine, un soldat entre, saisit le fusil de chasse accroché au mur, faitune tournée de reconnaissance des lieux et conclut qu’il n’y a pas d’autres armes dans lamaison.- Dans une heure je prendrai possession de la chambre que vous aurez libérée. Si

aucun geste hostile n’est posé de votre part, je tâcherai de n’être pas tropdérangeant. Je suis le capitaine Mc Pherson, mais vous pouvez m’appeler Thomassi vous préférez.

C’est la consternation chez les Houâllet. Jour après jour, les voisins profitent desabsences de Thomas pour évoquer des histoires d’intrusions violentes et humiliantes:- À Montmagny, un homme a été fouetté parce qu’il refusait d’abandonner son

meilleur cheval à un officier.- Les soldats ont pris le presbytère et se comportent en brutes. Ils boivent jusqu’aux

petites heures du matin.- J’ai entendu des histoires de femmes violées, de filles enlevées, ajoute une

voisine.

En visite, l’abbé Porlier tente de rassurer la famille Houâllet:- J’ai pris information auprès de mon évêque. Cet officier a une réputation de

gentleman. Il est parmi nous pour des motifs diplomatiques. Je crois, parconséquent, qu’il se doit d’avoir une attitude exemplaire.

- Je n’y crois pas, Monsieur l’Abbé. La paix n’est pas menacée dans notre région. Ilaurait pu repartir après deux jours. Il n’a rien à apprendre en se baladant dans lacampagne. Cet homme s’est installé chez moi pour tenter de... de séduire ma fille,vous comprenez. C’est un menteur et un hypocrite.

Le prêtre se lève et fait un signe de croix pour annoncer son intention de bénir la familleavant son départ. Agenouillés, ils se prosternent.

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- Dans son infinie sagesse, Dieu met à l’épreuve ses enfants les plus dévoués, lesplus aptes à témoigner de la grandeur de la foi chrétienne.

Après un silence, il ajoute:- La présence parmi vous d’un étranger, d’un homme aux allures dignes, mais dont

on ne sait que bien peu de choses commande l’abnégation. Cette présence exigeaussi la prudence. Personne n’est à l’abri des attirances de la chair. Au nom de lamorale chrétienne fondée sur l’élévation de nos sentiments dans la pureté et lagrâce, je vous bénis tous et toutes. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,ainsi soit-il.

André reste coit. À la faveur d’un long silence, Catherine, Hélène et les jeunesretournent à leurs activités. André regarde Hélène qui s’éloigne. Ses convictions n’étantpas ébranlées par les paroles du curé, il sort de la maison et va se recueillir dans lasolitude de l’étable, auprès de son fidèle cheval blanc.

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Chapitre 5

Saint-Roch-des-Aulnaies, automne 1763

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Les semaines passent, chez les Houâllet, Thomas se comporte plus en invité qu’enconquérant. Après des journées consacrées à l’observation de la flore typique de lavallée, il entre tôt à la maison, note ses observations et s’offre à converser avecMarguerite, André et Hélène. Bribe par bribe, Thomas raconte les origines de sa famille,les grands moments de sa vie et ses projets d’avenir. Né en Écosse d’une famillebourgeoise lettrée dont les activités l’amènent à fréquenter la noblesse, Thomas McPherson adopta très jeune la carrière militaire pour se mettre au service de l’État,suivant ainsi les traces de son père. Lors d’un séjour de trois mois à Paris, il perfectionnasa maîtrise de la langue française apprise auprès de sa mère. En 1759, quand son père estappelé à servir en Amérique, Thomas choisit de le suivre jusqu’à Boston. En 1760, suiteà la conquête de l’Amérique française par la Grande-Bretagne, intrigué par le peuplefrançais d’Amérique dont il connaît vaguement l’histoire, Thomas demande à êtreaffecté à la garde du Gouverneur Murray, à Québec.

Face à ce curieux personnage, André demeure suspicieux, mais accepte enfin de partagerses connaissances historiques avec ce militaire savant, cet intellectuel aux manièresraffinées et aux allures d’artiste.

En réponse à ses questions, André raconte l’histoire des Houâllet. Marguerite évoque lescoutumes festives des Canadiens. Hélène se plaît à souligner les origines de son arrière-grand-mère, Anne Rivet, Fille du roi. - Un personnage remarquable, dit-elle, veuve d’un courtisan, elle était dans

l’entourage du Roi Soleil.- Peut-être a-t-elle connu son jardinier, André Le Nôtre demande Thomas.

Avec sa mère dont l’arrière-grand-père était français, Thomas partage une passion pourla botanique et la création de jardins floraux. Séjournant à Paris en 1758, il s’intéressaaux travaux d’André Le Nôtre, jardinier du roi Louis XlV, et de ses disciples.

André vante la beauté de la région de Kamouraska, la valeur inestimable des terres de lavallée et son amour pour le travail du sol. - Le fleuve, la plaine du Saint-Laurent et la forêt environnante sont des richesses

inestimables. - Vous avez raison, Monsieur Houâllet, comparés aux paysans français, anglais ou

écossais, les gens d’ici sont dès privilégiés. Privés de liberté, exposés auxépidémies et à la famine, les paysans européens sont misérables.

Les craintes d’André n’empêchent pas le quatuor de rire à l’occasion. - Ici, dit Marguerite, on se moque bien des couleurs réservées à la noblesse. À la

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Mi-Carême, les jeunes gens se pavanent devant les seigneuries en exhibant descostumes aux couleurs du roi.

- Même le rouge cardinal est porté comme une couleur de carnaval, dit Hélène.

- Au Canada, dit André, les religieux sont nos guides spirituels, mais quand ilstentent de se mêler de choses politiques ou personnelles, ils n’ont pas la vie facile.Nous, les Canadiens on est indépendants et rebelles. On tient ça des coureurs desbois.

Thomas se plait à orienter la discussion sur les dernières années du régime français. Ilfait valoir que le Gouverneur et son entourage étaient corrompus, que les impôtsaugmentaient sans cesse, que les habitants étaient corvéables à merci, pour la seulegloire de personnages sans scrupules. Il lui arrive d’insister sur les méfaits de cesdirigeants:- N’est-il pas vrai que, faute d’argent, Vaudreuil utilisait des cartes à jouer ou

d’autres papiers improvisés en guise de lettres de change? Vous n’ignorez pas quecette monnaie fictive n’était pas toujours reconnue par le trésorier du roi? Encorequelques années de ces pratiques de fin de régime et les habitants d’ici auraientété totalement ruinés.

Troisième génération d’une famille installée en Amérique depuis un siècle, André se sentcanadien, il craint que les Anglais remplacent une aristocratie par une autre, uneFrançaise par une Anglaise. Un sentiment d’humiliation l’envahit: - Le sort d’un peuple conquis, c’est le déshonneur et la honte.

Thomas tente de lui redonner espoir:- Les seigneuries seront abolies, Monsieur Houâllet, les nobles français ne seront

pas remplacés par des seigneurs anglais. Les fermiers d’ici sont des citoyenslibres. Vous Hélène, qu’en pensez-vous?

- Nous sommes dans une drôle de situation pour parler de liberté, dit-elle, regardantson père.

Thomas baisse les yeux, conscient d’être à la fois le symbole et l’instrument del’aliénation de leur liberté.

***

Les semaines passent, Thomas ne fait jamais allusion à la fin de sa mission. Toujours

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souriant avec Hélène, il se montre obligeant. Elle demeure discrète, ne fait rien pouréviter sa présence. Quand, tremblante, elle est réveillée par l’intensité de ses rêves, sonâme se trouble, sa douleur devient angoisse: Je n’appartiens pas à la classe bourgeoise.Mes rêves sont trompeurs. Il ne peut pas m’aimer. S’il s’intéresse à moi, c’est seulementpour me séduire et profiter de moi. Mais je l’aime, je l’aime...

Penchée au-dessus des fraisiers, d’un geste lent et mécanique, sans penser à ce qu’ellefait, Hélène cueille les baies mûres de la saison. La jeune femme ne chante pas sasolitude, elle ne pense pas davantage aux confitures qu’elle s’apprête à faire. Sesrêveries diurnes se mêlent à ses rêves nocturnes. Chantonnant un air écossais, la voixmélancolique de Thomas parvient à l’oreille d’Hélène. Pendant un instant, elle croitqu’il est le fruit de son imagination. Thomas s’avance doucement vers elle sans cesserde chanter. Hélène pense s’enfuir, elle regarde vers la maison. Personne ne peut lesapercevoir. Elle recule d’un pas et s’arrête.- Chère Hélène, c’est la première fois que je suis seul avec vous. N’ayez aucune

crainte, voyons.

Hélène pense: Je ne sais si c’est de lui ou de moi-même que j’ai peur.

L’Écossais attend cette occasion depuis longtemps. Son regard langoureux enveloppeHélène tout entière. Elle lui sourit tendrement tout en baissant les yeux. Thomas sedemande si le temps est venu de lui exprimer son amour. Il ne peut attendre pluslongtemps.- Depuis le jour où votre regard vert a rencontré le mien, je suis attiré par vous

comme par un aimant irrésistible. Je rêve à vous. Je ne vis plus que pour vous. Jevous aime plus que tout au monde, Hélène.

- Je vous aime aussi, Thomas. Je vous aime, mais cet amour est insensé. Vous êtesÉcossais. Je ne suis pas de votre monde. Vous êtes le conquérant dans la maisonde mon père.

Thomas prend la main tremblante d’Hélène et dit:- Demain, puisque vous m’aimez aussi, je parlerai à votre père. Je lui demanderai

votre main. Nous irons vivre à Québec ou à Boston.- Mon père ne voudra jamais. Pour lui, vous êtes l’ennemi. Il va me tuer plutôt que

d’accepter.

Le repas du soir se passe dans une atmosphère de sérénité. Hélène et Thomas,habituellement affables, ne disent pas un mot. Les adolescents quittent rapidement latable pour aller jouer près du fleuve jusqu’à la tombée du jour. La nuit venue, comme

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d’habitude, quand sa femme et ses enfants ont gagné leur chambre, André s’apprête à lessuivre. C’est le moment qu’attend Thomas pour approcher son fauteuil du sien. Lacuisson des framboises embaume encore la maison d’une odeur sucrée.- Vous devez vous demander ce que je fais, tout ce temps, dans les bois et sur la

grève?- Vous avez une mission, m’avez-vous dit?

- Ma mission est diplomatique et non botanique. Mais, voyez-vous, je découvre iciun pays d’une grande beauté, des terres fertiles et des plantes généreuses. Leseffluves salins du grand fleuve me font penser à mon Écosse natale. J’aime cepays et les gens qui l’ont défriché.

André demeure imperturbable, ce n’est pas par amour, pense-t-il, que les Britanniquesont conquis ce pays, incendié les fermes et les récoltes, c’est pour des intérêtséconomiques et militaires. - L’homme sous mes habits militaires est un pacifiste, un amoureux de la nature et

un ami de la culture. - Mais alors, si votre mission n’a plus de sens, qu’attendez-vous pour quitter ma

maison?

Thomas se lève, s’avance vers la fenêtre, regarde les derniers reflets de soleil dans lesnuages mauves, il craint la réaction d’André. - Je suis amoureux d’Hélène, Monsieur Houâllet. Votre fille est l’être le plus

merveilleux que je connaisse. Je l’aime plus que tout et je sais qu’elle partagemon sentiment. J’ai l’immense honneur de vous demander sa main.

Interloqué, André sent son cœur se débattre dans sa poitrine, il pense à Charlotte et àAndré qui se sont battus contre les Anglais, il imagine sa fille subjuguée par un officierennemi, puis bondis de son fauteuil en hurlant:- Vous n’avez pas honte! Je ne suis pas chez moi dans ma maison et vous me

demandez la main de ma fille. Ce n’est pas en être soumis et humilié que je vousrépondrai. C’est en homme libre et maître dans sa maison. Redonnez-moi monfusil, vous m’entendez, redonnez-moi mon fusil.

Alertés par les cris, Marguerite, Hélène et les adolescents accourent dans la cuisine:- Je quitte votre demeure sur-le-champ. Je vous redonnerai votre fusil, Monsieur

Houâllet. Mais je ne retire pas ma demande.

Thomas sort de la maison, enfourche son cheval et se dirige vers le poste militaire situé

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à quelques lieues.

Quand elle tente de courir vers sa chambre, Hélène éclate en sanglots. - Reste là, Hélène, dit André. Nous avons une décision à prendre. Jamais je

n’accepterai de te donner à cet homme, à cet ennemi qu’hier je combattais, aurisque de ma vie.

- Je l’aime Papa, c’est plus fort que moi, je l’aime à n’en plus dormir. Et il m’aimeaussi.

Silencieuse jusque là, Marguerite éclate à son tour:- Tu déshonores ta famille et tes ancêtres. Cet homme ne pense qu’à abuser de toi, il

te laissera tomber à la première occasion. Je ne t’ai pas mise au monde pour tevoir souffrir.

- Il n’y aura pas de première occasion, dit André. Tu iras chez les Ursulines letemps qu’il faudra pour te ramener à de meilleurs sentiments.

- Jamais! Vous m’entendez, jamais! Vous ne m’enfermerez pas. Et laissez-moipasser.

- C’est ce qu’on verra ma fille. Va réfléchir.

Désespérée, Hélène court dans sa chambre. La maison est libérée de la présence del’étranger, mais personne n’y dort avant le milieu de la nuit.

À midi, le lendemain, Thomas revient avec le fusil de chasse d’André et le lui remet enfaisant un petit salut militaire, comme il l’aurait fait pour un égal. - Voici votre fusil, Monsieur Houâllet. Vous êtes armé et je ne le suis pas. Si vous

posez un geste malheureux, je saurai me défendre. Ma requête est honnête etdigne de votre fille. Je n’ai jamais touché un cheveu de celle que j’aime, elle peuten témoigner.

André saisit l’arme à deux mains. Il sait que le fusil n’est pas chargé, qu’il se rendraitridicule en feignant de tirer, il regarde du côté de la petite armoire où sont entreposéesles balles, la poudre et la baïonnette. Hélène se précipite vers le meuble.- J’aime mieux mourir que de vous laisser armer ce fusil.

- Enlève-toi de là, Hélène.

L’écume au coin de la bouche, le poing fermé, le père menace sa fille. Marguerite tente,en vain, de le retenir. Il s’apprête à la frapper quand la voix de Thomas tonne comme uncoup de fouet ferré.

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- Non! Un peu de dignité! La colère vous rend fou!

André s’arrête, le bras dans les airs, se tourne vers Marguerite et tombe à genoux devantelle.- Je ne peux pas Marguerite, je ne peux pas donner ma fille à un ennemi, tu

comprends, je ne peux pas.- Mais si votre fille m’aime comme moi je l’aime, vous ne pourrez que détruire sa

vie en détruisant la mienne. Vous le regretterez à jamais.- Prenez vos affaires et partez. Vous avez fait assez de mal dans cette maison.

Dans sa chambre, Hélène rage contre son père, contre les conquérants, contre la viemême: mes parents m’ont inculqué l’esprit de liberté de nos ancêtres. Ils m’ont vanté laforce de caractère de mon arrière-grand-père. Aujourd’hui, ils veulent que je soissoumise.

Le lendemain matin, prétextant aller au champ pour y cueillir des bleuets, Hélène courtsur la grève jusqu’au camp de Thomas. - Il faut partir mon amour, fuir avant qu’il ne soit trop tard. Mon père veut

m’envoyer au couvent. - Non Hélène, je vais reparler à votre père.

- Il va vous tuer, Thomas. Mon père guette votre venue, son fusil à la main.

Entre deux drames, Thomas choisit le moindre:- Nous partirons la nuit prochaine. Venez me rejoindre derrière la vieille grange.

J’aurai un cheval pour vous. Je vous attendrai le temps qu’il faudra.- Je viendrai Thomas, je viendrai.

Au petit matin, étonnée de l’absence d’Hélène à la table du déjeuner, Marguerite frappeà la porte de sa chambre sans obtenir de réponse. Sur le lit fait avec soin, elle trouve unecourte lettre: chers parents, j’ai choisi de mon plein gré de fuir avec Thomas. Quandvous lirez ces mots, je serai déjà loin. Il ne sert à rien de me chercher. J’ai la fermeconviction de poser le geste qui fera mon bonheur. Demain je serai mariée avec celuique j’aime. Je vous demande de me pardonner ma fuite. Je n’avais pas d’autre choix.Je vous aime de tout mon cœur et vous aimerai toujours. Hélène.

***

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À Québec, un prêtre anglican célèbre une discrète cérémonie de mariage. Peu de tempsaprès, le capitaine obtient la permission de rentrer à Boston. Le père de Thomas, John,un notable associé aux autorités politiques et militaires du Massachusetts, accueilleHélène avec suspicion. Sa mère, Johanne, heureuse d’avoir près d’elle une femme avecqui parler en français, lui procure une bienveillante affection.

À Boston, une ville trois fois plus populeuse que Québec, Hélène rencontre unebourgeoisie de commerçants prospères, des intellectuels fiers d’afficher leurappartenance au collège d’Harvard, des peintres, des écrivains et des journalistesengagés dans la défense des intérêts de la colonie. Elle y découvre aussi lesmanifestations de haines religieuses, le commerce d’esclaves et la misère des quartiersoù s’entassent des noirs, des Indiens et des infirmes.

Inspirée du style Tudor, la résidence des Mc Pherson impressionne Hélène. Aidée de sabelle-mère qui la soutient sans réserve, Hélène s’initie à la langue anglaise par desexercices de prononciation et la lecture de contes pour enfants. Assise sur un banc debois à l’ombre des peupliers ou marchant dans les sentiers du jardin fleuri, désireused’être à la hauteur de son mari et de conquérir l’estime de son beau-père, elle nes’accorde aucun répit.

Après quelques mois, Hélène peut lire le journal:- Vous apprenez vite, mon enfant, à l’automne vous lirez Shakespeare, Defoe et

d’autres.- Bientôt, je connaîtrai plus d’auteurs anglais et américains que de français et de

Canadiens.

Alors qu’Hélène cherche un livre dans la bibliothèque de la maison, sa belle-mèrel’entraîne dans la section des livres en langue française:

- J’ai ici des oeuvres de Rousseau, Diderot, Voltaire et Montesquieu. J’ai aussi descontes merveilleux de Marie-Catherine d’Aulnoy. Une femme d'esprit celle-là.Une bagarreuse qui ne craignait pas le scandale. Je l’ai connue lors d’un séjour àParis. On la comparait à La Fontaine. Vous devez bien connaître ces auteurs ?

- La Fontaine, oui. Pas les autres, Mesdame. Dans les écoles de campagne, nous nelisons que des livres saints et il n’y a pas de bibliothèque dans les villages.

Entrant dans la pièce, Thomas ajoute:- Pas seulement dans les campagnes, la censure prévaut aussi dans les villes. Seuls

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les ecclésiastiques et quelques privilégiés ont accès à des livres laïques. Là-bas,on craint les philosophes, surtout les Français.

- Et bien, ma fille, dorénavant, vous faites partie des privilégiés de ce monde. Etvous lirez ces auteurs, qu’ils soient français ou anglais.

***

Au printemps 1764, quand Murray met fin au régime militaire, il invite Thomas à fairepartie de son gouvernement. Thomas revient vivre à Québec avec sa femme. Hélèneécrit à ses parents pour leur annoncer qu’elle est enceinte et qu’elle prie le ciel pour queson père accepte de la revoir avec son époux.

Sous la gouverne de Murray, les militaires rentrent dans leurs casernes. En vertu dutraité de Paris, la langue, la religion et les droits civils des Canadiens sont reconnus etrespectés par le régime anglais.

Le clergé, seule puissance organisée face aux pouvoirs politiques, militaires etéconomiques des conquérants, joue dorénavant le rôle de représentant politique desCanadiens de langue française. Elle remplace, en quelque sorte, l’ancienne élitearistocratique qui a fui en France après la conquête.

Conscient de l’humanité dont fait preuve le gouverneur Murray, André, pressé parMarguerite qui veut revoir sa fille et connaître son petit-fils, accepte de revoir Hélène audébut de l’automne 1764. Il la retrouve rayonnante de bonheur, tenant fièrement sonbébé de deux mois contre son coeur. Tête basse, les deux hommes se serrent la mainsans mot dire. Plus tard, reprenant goût à la discussion et voyant sa fille chérie se plaireà devenir un personnage respecté, sinon influent à Québec, André cherchera lacompagnie de Thomas et le traitera comme un véritable ami.

Fin du livre 2

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