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44 VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2 L'INVENTION SUR LE TERRAIN Après des études aux États-Unis, Shinya Ominami est rentré dans son village natal, Kamiyama, pour y initier voici vingt-cinq ans un vaste programme inédit afin de lutter contre la désertification. Première étape : inviter des artistes du monde entier à venir créer sur place, à l’image de cette tour Karaoké, un empilement d’enceintes planté à flanc de montagne par un artiste berlinois. Crédit photo : Ken Watanabe/Moderne Multimédias

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44 VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 2

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après des études aux états-Unis, shinya ominami est rentré dans son village natal, Kamiyama, pour y initier voici vingt-cinq ans un vaste programme inédit afin de lutter contre la désertification. Première étape : inviter des artistes du monde entier à venir créer sur place, à l’image de cette tour Karaoké, un empilement d’enceintes planté à flanc de montagne par un artiste berlinois.

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C’est un petit village comme il en existe beaucoup à travers le monde. À Shikoku, la plus petite des quatre îles principales de l’archipel japonais, Kamiyama a tout de la carte postale, lové dans

de verdoyantes montagnes, traversé par un cours d’eau… Sauf que ce cliché idyllique ne doit pas masquer une autre réalité : à Kamiyama, la population a été divisée par quatre depuis 1965 pour atteindre aujourd’hui 5 300 âmes, dont plus de la moitié dépasse les 65 ans. La plupart des jeunes sont partis, à Tokushima, la métropole de Shikoku distante d’une cinquantaine de kilomètres ; à Kobe, à quelque trois heures de route ; et surtout à Tokyo, la mégapole qui aimante toute les forces vives du pays au risque d’accentuer le fossé

Sous le vernis du miracle économique, le Japon a vu sa société se craqueler de toutes parts. Vieillissement accéléré de la population, désertification des campagnes, atomisation des urbains, précarisation des plus fragiles… Les fractures du modèle sont béantes. Et les solutions, au-delà du numérique qui est l’une d’entre elles, sont sans doute à trouver dans des expérimentations menées dans des villages isolés d’un bout à l’autre de l’archipel.

REPORTAGE AU JAPON

La solidarité se réinvente loin de Tokyo

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qui sépare les villes de la côte Est du reste de l’archipel. Comme partout ailleurs sur la planète, l’inexorable exode rural vide les terres arables… Simplement, le phénomène d’érosion est plus ancien au Japon. « Dans 49,8 % des municipalités, le nombre de femmes de 20 à 39 ans sera réduit de plus de la moitié d’ici 2040 », mettant en danger de disparition plus d’un quart des communes du Japon. Cette prédiction publiée en mai 2014 par le Japan Policy Council ( JPC), un think tank privé, a provoqué une onde de choc dans un pays soumis à deux problématiques démographiques : le vieillissement de la population et la désertification des campagnes.

Un viLLaGe recULé devenU éPicentre artistiQUe

La bourgade de Kamiyama aurait dû s’éteindre lentement. Mais elle renaît aujourd’hui grâce à Shinya Ominami, un natif du village qui, après des études aux États-Unis, a repris l’entreprise familiale tout en développant un projet au fort pouvoir d’attractivité : Green Valley. Ce clin d’œil humoris-tique à la Silicon Valley californienne est le nom d’un vaste programme qu’il a lancé en 2004 et de la société à but non lucratif qui le pilote. « On a tendance à l’oublier, mais dans les années 1930, avant de devenir un grand espace d’innovation, la Silicon Valley était une région agricole », rappelle le visionnaire.

Tout commence en 1992 par un programme d’échange avec des artistes du monde entier qui reçoit le soutien de la pré-fecture de Tokushima. En 1997, il est décidé de faire de ce village perdu au milieu des montagnes un centre culturel international et, en filigrane, d’attirer de nouvelles activités dans cette région essentiellement agricole. Deux axes majeurs : l’environnement avec le programme Adopter, ins-piré des projets d’empowerment des États-Unis ; l’art, à tra-vers la plateforme KIEA (Kamiyama Artists in Residence), qui convie des artistes à y résider plusieurs mois. L’objectif : qu’ils créent des œuvres sur place, en s’inspirant des tradi-tions locales. Loin d’être « hors sol », comme trop souvent en la matière, le projet a dans son ADN la volonté d’impli-quer des habitants dans le processus de sélection, puis de création : la population participe au choix des artistes, avant de s’investir à toutes les étapes de l’expérience.

À un horizon d’une génération, l’ambition est de changer le paradigme démographique de Kamiyama. D’en faire un village « attractif », selon le président-fondateur Shinya Ominami, un « espace inédit » qui abrite une communauté combinant la qualité de vie des ruraux et le dynamisme créatif des urbains. À l’image de cette œuvre d’un Berlinois qui a récemment échafaudé une Tour Karaoké sur un versant de la montagne grâce à l’empilement d’enceintes. On peut s’y connecter

en journée avec son mobile, afin d’écouter l’improbable pop qui booste jour et nuit les rues de Shibuya, à Tokyo. Mais par sa forme traditionnelle, l’étrange édifice fait aussi écho au temple Shozanji abrité par Kamiyama, qui est aussi la douzième étape des 1 400 kilomètres du « chemin de Compostelle » nippon.

enFants et cHarPentiers dans Un FaBLaB coLLaBoratiF

En vingt ans, plus de cinquante artistes sont venus échanger et partager. Certains s’installent à l’année. D’autres y repassent, le temps de nouveaux ateliers. Il en est ainsi de Sayaka Sweeney Abe, qui entretient désormais un rapport étroit avec le village. Après avoir été invitée en 2013 et y avoir créé une œuvre en collaboration avec les habitants, cette dessinatrice- plasticienne japonaise, qui habite aux Pays-Bas et navigue sur toute la planète, a choisi d’y revenir régulièrement. « Je me suis demandé quelle valeur ajoutée je pouvais offrir au village, dit-elle. Étant donné qu’il n’y a ni musée ni galerie, j’ai choisi de dévelop-per avec huit autres personnes – artistes, designers, graphistes, ingénieurs… – un fablab où les villageois peuvent apprendre à coconstruire des projets. » Ils sont plus de cent membres, de tous âges, à fréquenter cet espace, le KMS (Kamiyama Maker Space), où les enfants apprennent à coder, où les charpentiers s’initient aux nouvelles technologies… « Chacun participe selon son temps, ses moyens, ses envies. Tout est basé sur l’échange. Mais ce qui est fantastique, c’est qu’en construisant des outils par et pour tous, nous sommes en train de créer un nouveau type de commu-nauté, quelque chose d’inédit qui évolue très vite. » Elle ose le mot « utopie », à l’image de cette monnaie locale qu’elle vient de réaliser à partir de copeaux de bois, et qu’elle compte mettre en place.

La « déPoPULation créative » Préserve Les écoLes

En 2017, la plupart des maisons traditionnelles (les kominka), dont bon nombre étaient proches de l’abandon, ont été rénovées. Elles sont désormais habitées par de jeunes Japonais, venus des grandes villes, mais aussi par des étrangers.

« Voir des papis et des mamies m’apporter des légumes ou passer nous faire coucou, c’était très nouveau pour moi ! »RYOHEI ASADA

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Tant et si bien que le nombre de résidents s’accroît. En 2011, l’année où la population globale du Japon a commencé à diminuer, Kamiyama a enregistré une augmentation de la sienne, certes toute symbolique : 139 personnes ont démé-nagé et 151 ont emménagé. En deux décennies, le projet Green Valley a inversé la tendance, notamment grâce au concept de « dépopulation créative » de son fondateur Shinya Ominami, c’est-à-dire accepter le départ inévitable de cer-tains natifs du village, mais stabiliser sa composition démo-graphique grâce à l’arrivée de citadins… C’est ainsi que, chaque année, ces « nouvelles » familles permettent le main-tien des établissements scolaires sur place : deux écoles maternelles, un collège et un lycée. À Kamiyama, des activi-tés se sont développées et des commerces ont refleuri. Kouki Kanazawa a ainsi bénéficié d’une aide de 2 millions de yens (15 000 euros) pour ouvrir voici six mois une cordonnerie dans

la petite rue qui fait office d’artère commerçante. Ce natif de Nagoya est venu chercher une qualité de vie. « J’étais perdu parfois dans l’immensité urbaine. Ici, tout est plus simple, plus direct. Tout le monde se connaît. » Travailler mieux en travaillant moins. Au pays où les heures supplémentaires mensuelles peuvent atteindre la centaine, cela surprend. Et pourtant…

Les citadins se connectent aUX anciens…

Designers Web ou éditeurs TV, médecins ou plasticiens, tous ont choisi de s’installer ici pour vivre mieux, misant sur la durabilité plutôt que sur la vitesse. Mais ce pari aurait été intenable sans la mise en place, dès 2005, d’un réseau de fibre optique par la préfecture de Tokushima. C’est ainsi que Sansan, start-up digitale comparable à un Linkedin nippon,

À Kamiyama, le programme Green valley se déploie : des sociétés y implantent des bureaux satellites, le Food Hub Project promeut l’agriculture locale, un fablab est devenu la plateforme expérimentale de cette communauté rétro-futuriste, etc.

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basée à Tokyo, a ouvert à Kamiyama un bureau satellite. Et elle a été suivie par d’autres compagnies - douze en 2017 ! - qui essaient de fixer la population locale en favorisant l’em-bauche des enfants nés alentour. C’est le cas de Tomohiro Itou, un jeune trentenaire revenu en 2013 dans sa région natale après avoir suivi des études de droit. Au terme d’une formation de six mois, il a intégré l’équipe de Green Valley, où il suit les dossiers de candidature de ceux qui veulent déménager ici. Impossible de tous les satisfaire : « Une bonne vingtaine sur la centaine de demandes sont validées chaque année, en fonction des besoins de la communauté. Certains viennent d ’Osaka, de Tokyo, d ’autres d ’Indonésie, des États-Unis. Il y a même des Irlandais à Kamiyama ! » Qui l’eût cru il y a tout juste un quart de siècle ?

À l’époque, Ryohei Asada était à peine né. À 27 ans, ce jeune homme d’Osaka a emménagé en juin 2016 à Kamiyama au titre de la formation professionnelle. Depuis janvier 2017, avec six autres personnes venues de tout le Japon, il constitue le noyau de l’antenne d’une société spécialisée dans les sites Web, dont le siège se trouve à Yoyogi au cœur de Tokyo. Jeans serrés et coupe de cheveux héritée des mangaka, il participe à des opérations de nettoyage du quartier, de débroussaillage en forêt le week-end. Il s’est même fait de nouveaux amis : les anciens, « ceux à qui l’on parle si peu en ville ». « Voir des papis et des mamies m’apporter des légumes ou passer nous faire coucou, c’était très nouveau pour moi ! » Et inversement, Kumiko et Yasunobu Aihara, 74 et 77 ans, vous le certifient tout de go : « Nous serions bien tristes si tous ces jeunes et ces étrangers n’étaient

plus là. On leur donne des conseils, on les initie à nos danses, ils nous aident pour tout ce qui est nouvelle technologie, ils nous font goûter de nouveaux plats. Grâce à Green Valley, des idées modernes ont permis de rajeunir le village ! » Et d’ajouter : « Nous formons une vraie famille. » D’autant que les enfants du couple sont partis vivre à Tokushima, et aux États-Unis aussi.

Un écosYstÈMe Mariant terroir et nUMériQUe

Contrairement à la plupart de ses copains d’enfance, Kaoru Shiramomo, fils d’agriculteurs du coin, est revenu au pays après des études à Tokyo. Employé depuis douze ans par la mairie, investi dans le programme Artists In Residence, il pilote désormais le Food Hub Project : un restaurant – et épicerie – qui favorise les produits locaux, en circuit court. « 70 % des produits que nous cuisinons viennent de nos champs. Nous avons démontré aux fermiers que notre modèle fonctionne. Du coup, même les plus sceptiques nous rejoignent. » Au fur et à

au Japon, la population décroît depuis 2011, et le fossé entre personnes âgées et jeunes actifs a augmenté dans les grands centres urbains.

« Les solutions viendront de la société civile, notamment des jeunes. »PROFESSEUR MASAHARU OKADA

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mesure de la construction du nouvel écosystème du village, une communauté est née. « Il a fallu quinze ans, depuis l’ins-tallation du premier artiste, pour réussir à changer les mentalités, du côté des locaux comme des nouveaux arrivants », résume Shinya Ominami, qui souhaite se préserver de l’écueil d’une gentri-fication. L’exemple de Kamiyama est désormais suivi par de nombreux autres villages, mais aussi des sociétés high-tech, japonaises et étrangères, qui missionnent des émissaires pour constater in situ comment tout ceci s’articule.

Plus de quarante sociétés japonaises ont ouvert des bureaux dans la préfecture de Tokushima. Longtemps oubliée, la région est maintenant à la pointe de l’innovation économique, sociale et solidaire. Comme à Kamikatsu, où la moitié de la population a plus de 65 ans. Tomoji Yokoishi, président de la société Irodori, a permis aux aînés de trouver une seconde jeunesse en partant à la cueillette de feuilles et de fleurs afin de garnir les plats des restaurants de Tokyo. Grâce à un par-tenariat avec le premier opérateur mobile du pays, NTT Docomo, il a muni quelque 350 septuagénaires, en grande majorité des femmes, de smartphones, de tablettes tactiles, voire de drones, pour communiquer entre eux par monts et forêts, ainsi qu’avec leurs commanditaires de la capitale. L’idée : réintégrer les anciens au cœur de la communauté, non par des aides, mais par une activité adaptée à leurs expertises. Mieux, l’initiative a drainé de jeunes urbains dans le désert des campagnes : plus de 600 stagiaires y sont passés depuis 2010, et une vingtaine y vivent désormais. À l’instar de l’actuel directeur de Irodori, Yuki Ohata, 30 ans, qui a fondé une famille dans ce village qu’il a toujours considéré à la pointe de l’innovation. C’était même sa motivation pour y venir.

L’éMerGence diFFiciLe d’Une éconoMie sociaLe et soLidaire

L’apport des nouvelles technologies est indubitable dans l’économie sociale et solidaire, secteur émergent depuis dix ans au Japon, des provinces reculées aux grandes villes où de nombreuses initiatives voient le jour. Des espaces de coworking avec une orientation sociale se développent, comme Sakura Works Kannai (Yokohama), Impact Hub

(Tokyo), ou encore le Hana Lab (Nagano), dédié aux femmes, notamment seules ou en difficulté.

C’est une petite révolution des mentalités dans un pays qui a sa propre vision de la solidarité, héritée d’une longue histoire. « Il y a un siècle, explique le professeur Masaharu Okada, notre modèle de solidarité était fondé sur les trois voies du bonheur : les vendeurs sont heureux, les acheteurs sont heureux, la société est heureuse. Tout le monde devait y trouver son compte. C’était une forme de capitalisme social, fondé sur une vraie conscience morale. Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon a importé plein de choses de la culture occidentale, en particulier son modèle capitaliste. Le pays a connu un formidable essor économique, puis il a décou-vert le revers de ce système : de nombreux problèmes, notamment écologiques, sociaux et de l’ordre de l’éducation. Le gouvernement a alors décidé, pour y répondre, d’importer également ce qu’il per-cevait comme le modèle social de l’Occident : le système des ONG et des fondations. C’est pourquoi la solidarité sociale se résume encore, pour la majorité des Japonais, aux organismes caritatifs, ONG ou fondations. Sauf que la population, dont ce n’est pas la culture, ne donne rien à ces organisations, qui se retrouvent dépen-dantes des subventions gouvernementales. »

Le professeur Okada promeut un modèle proche du capita-lisme social, réinventé à l’aune du microcrédit, sur lequel il travaille dans son laboratoire de recherche, le Yunus & Shiiki Social Business Research Centre, hébergé à l’université de Kyushu. Pour lui, avant toute chose, « les Japonais doivent se réapproprier leur histoire, en reconsidérant les autres façons qu’ils avaient, auparavant, de résoudre leurs problèmes. » Au Japon, le terme même de « solidarité sociale » n’existe pas vraiment. Les Japonais ont toujours plutôt parlé de mécanismes de « coopé-ration », mis en place pour ou par une communauté, comme une sorte de principe actif qui se retrouve aujourd’hui remixé sur les réseaux numériques. La preuve avec les Kodomo Shokudo, qui depuis deux ans permettent à certains enfants scolarisés de Tokyo, vivant dans l’extrême pauvreté, de manger au moins un repas chaud par jour. L’initiative a été financée par le crowdfunding, comme toutes celles que soutient la plateforme Ready for, dédiée aux projets sociaux et solidaires. Ready for est née en mars 2011, quelques jours à peine après la catastrophe de Fukushima.

La catastroPHe de FUKUsHiMa a secoUé Les MentaLités

Selon Muriel Jolivet, professeure de sociologie française à l’université jésuite Sophia de Tokyo, où elle vit depuis qua-rante ans, le choc de la catastrophe du 11 mars 2011 a fait évoluer les mentalités : « La communauté nationale a été ébranlée avec encore plus de puissance que lors du séisme de Kobe en 1995. L’État est intervenu tard. Ce sont plutôt les solidari-tés locales qui ont tout de suite permis de mettre en place des

Métro de tokyo : tous connectés, mais combien sont isolés ?

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abris. (…) Je me souviens que les gens étaient très impressionnés par les visites de l ’Empereur : ça ne s’était jamais vu, un empe-reur à genoux, en train de discuter avec les gens dans les abris. Alors qu’en revanche, le Premier ministre se faisait haranguer à cause des lenteurs gouvernementales. » Des initiatives se sont montées sur Internet. L’association Zonta House a permis aux enfants isolés par le tsunami d’avoir des cours à dis-tance, tandis que Code For Japan a fourni une tablette aux familles frappées par la catastrophe, afin qu’elles se connectent entre elles et se reconstruisent avec l’aide d’ac-teurs sociaux et d’organismes dédiés.

De fait, depuis six ans, de nouvelles solidarités s’organisent, sans attendre l’intervention de l’État. Ainsi, en 2016, lors du

séisme du Kyushu. « J’ai vu un camion qui venait du Toroku avec écrit en grosses lettres : “Je viens en reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour nous !”, se rappelle Muriel Jolivet. Parmi les jeunes, il y a beaucoup de volontaires. Ça, c’est nou-veau. Des gens qui arrivent avec des bêches, des bottes, et qui disent : on est là pour aider. » En revanche, précise la socio-logue, il ne faut pas surestimer l’importance de ces actions spontanées et ne pas oublier le rôle des communautés de quartier, les séculiers Tonalïgumï, des groupes à la fois de solidarité, d’interdépendance et d’entraide. « En cas de séismes, de sinistres, ces communautés sont là. Elles reposent sur les structures de la société japonaise traditionnelle. À la cam-pagne, quand il y avait des famines, ce sont elles qui géraient la situation. Elles organisaient le partage équitable du riz ou des

À tottori, préfecture à la fois la moins peuplée et la plus âgée, la nippon Foundation a missionné satoshi Kida pour développer depuis 2015 un programme visant à soutenir des initiatives locales : un programme d’intégration « artistique » des handicapés au théâtre des oiseaux, une structure d’hébergement pour attirer les jeunes urbains, une association visant à faire les courses pour les personnes les plus isolées…

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pommes de terre disponibles. Aujourd’hui, dans des petites îles sans médecin, et où la moyenne d’âge tourne entre 70 et 80 ans, ce sont toujours elles qui accompagnent les personnes isolées. »

Un ModÈLe HYBride Face À La coMPLeXité des ProBLÈMes

Le modèle de solidarité du Japon est hybride. Il mêle de façon complexe le rôle de l’État, qui n’arrive pas toujours à se désen-gager ; l’action des communautés traditionnelles, loin d’avoir disparu ; l’importance des entreprises en matière sociale ; et toutes ces initiatives individuelles, portées notamment par les jeunes nés avec le numérique. Et pourtant, ce modèle réussit à faire face à une multitude de problèmes. Certains sont récur-rents, comme les catastrophes naturelles. D’autres sont très anciens, même s’ils prennent une dimension nouvelle à l’ère du capitalisme mondialisé. Ainsi ceux liés à cette minorité que l’on appelle les burakumin, discriminés pour être astreints aux tâches impropres (selon le vertueux bouddhisme) comme l’abattage des animaux. La fracture entre les villes et les campagnes s’est quant à elle accentuée au fil du dernier demi-siècle. Elle se marie à la montée d’une grande pauvreté, dont les SDF, laissés à leur sort jusque dans Shinjuku, cœur économique de la capi-tale, sont le symbole. « Les organisations caritatives gouvernemen-tales tentent d’intervenir, dit le professeur Okada, mais cela ne fonctionne pas. (…) Les solutions viendront de la société civile. Les jeunes peuvent apporter des solutions originales. Mais il leur faut un soutien financier, qu’on ne peut attendre de l’État. »

Comble du paradoxe de la société nippone, ces technologies que beaucoup voient comme une vraie solution ont engen-dré un phénomène qui commence à essaimer en Europe : les hikikomoris, de plus ou moins jeunes urbains désocialisés suite à la pression constante des normes du capitalisme en version japonaise. Ils seraient plus de 300 000, emmurés chez eux face à leurs jeux vidéo et leurs fenêtres ouvertes sur le monde virtuel, qu’elles soient TV ou iMac. « C’est la forme extrême de la difficulté de la majorité des Japonais à communi-quer, analyse Muriel Jolivet. Les relations humaines ont l’air très harmonieuses au Japon. Mais si l ’on gratte le vernis, elles sont extrêmement complexes. C’est cela que révèle ce phénomène : des gens hypersensibles, très fragiles, qui s’enferment chez eux, avec une immense difficulté à s’adapter à la société. » Des asso-ciations ont vu le jour pour leur venir en aide, comme Tama-riba dans la région de Tokyo qui accompagne ces « super geeks » pour les réinsérer dans la vie active.

La niPPon FoUndation investit Une réGion PoUr MieUX essaiMer

Et si la solution, pour résoudre les questions d’isolement et d’atomisation sous toutes leurs formes, ne passait pas forcé-

ment par le numérique ? Rendez-vous sur la côte Ouest de Honshu, la principale île de l’archipel, où se concentrent à l’Est la plupart des grandes villes. À trois bonnes heures d’autoroute de Kobe, Tottori est la préfecture à la fois la plus pauvre, la moins peuplée et la plus âgée, avec 40 % de retraités – contre 25 % de moyenne nationale. « Nous avons perdu près de 50 000 personnes depuis quinze ans, et d’après les estimations, nous devrions encore en perdre un quart d’ici 2040 pour ne plus compter que 440 000 habitants ! », assure M. Fukuta, qui y est responsable de la revitalisation des villages. Depuis avril 2016, ce fonctionnaire a rejoint la cellule implantée ici un an plus tôt par la Nippon Foundation, organisme à but non lucratif qui finance depuis 1962 des projets de solidarité au Japon comme à l’étranger, issus d’associations et avec un focus fort sur l’innovation.

La Nippon Foundation a affecté trois milliards de yens (près de 23 millions d’euros) pour financer plusieurs projets sur cinq ans à Tottori – soit en moyenne une vingtaine de programmes chaque année. « Créer une société où tous les gens se soutiennent mutuellement, créer une société où tous les individus peuvent parti-ciper activement et promouvoir des projets », tel est l’ambitieux trépied affiché par la Nippon Foundation et la préfecture de Tottori afin de faire de celle-ci « la première en termes d’actions de volontariat au Japon ». Avec l’ambition d’essaimer ensuite dans d’autres préfectures menacées par la désertification au Japon. Satoshi Kida est arrivé de Kanagawa, l’une des préfectures à la plus forte densité, dont la principale ville est Yokohama, pour piloter la petite équipe de la Nippon Foundation, qui soutient principalement de modestes associations, connectées au terrain. « Notre mission est de permettre aux habitants de continuer à vivre de façon convenable dans le futur, dit-il. Donc l’essentiel consiste à financer des initiatives qui vont dans ce sens. À commencer par celles en direction des personnes âgées ou vivant avec un handicap. Car jusqu’à présent, elles étaient prises en charge par le gouvernement, ce qui n’est plus le cas. La situation est dramatique. »

« Tottori a perdu près de 50 000 personnes depuis quinze ans, et d’après les estimations, nous devrions encore en perdre un quart d’ici 2040 pour ne plus compter que 440 000 habitants ! »M. FUKUTA

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Le saLUt Par Le toUrisMe et Les Petites associations cULtUreLLes ?

La fondation soutient par exemple le Théâtre des Oiseaux, situé en périphérie de la ville de Tottori, qui intègre à sa compagnie des personnes autistes ou trisomiques. « Non pas pour faire de l ’art-thérapie, mais pour les intégrer, dans toutes leurs particularités, au processus créatif. Professionnels ou han-dicapés, pour moi, c’est la même chose. J’essaie de trouver leur potentiel et de découvrir leur vraie nature à travers le théâtre », insiste Nakashima Makoto, le directeur et fondateur de ce théâtre, qui est né dans la région voici cinquante et un ans. Depuis 2006, date de son retour à Tottori, il multiplie les actions en direction des communautés locales, notamment des quelque 200 élèves des collège et lycée voisins.

À 50 kilomètres de là, M. Ayaki s’interroge sur l’avenir de son village natal : après des années de travail à Tokyo, il a choisi de rentrer dans ce petit bourg, au bout de la route qui serpente dans la montagne. Ici, la principale activité est le travail du bois. S’il reste encore des bûcherons, malgré une chute des cours du bois, l’essentiel de la population – guère plus de 200 âmes – est de longue date à la retraite. « Je fais partie des jeunes ! », sourit M. Ayaki, à tout juste 69 ans. Loin d’être un cas isolé, ce village est exemplaire de cette région menacée dans sa vitalité. Comme d’autres, le sexagénaire loue une partie de sa maison via Airbnb pour accueillir des touristes le temps d’un week-end. « Mais ce n’est quand même pas la solution pour les plus jeunes ! », s’exclame-t-il, rappelant qu’il y a cinquante ans l’activité battait son plein.

C’est en tout cas le tourisme qui a permis à Naoki Iwata, étudiant originaire de la banlieue de Gifu, d’être à l’initiative d’un projet avec un partenaire à Mochigase, une petite loca-lité cernée de montagnes et d’axes routiers : « Nous avions l’ambition de recréer du lien entre les étudiants des grandes villes, comme moi, et les habitants du coin. Et puis très vite, je me suis rendu compte que mettre en place une structure d’hébergement, pas chère (4 000 yens la nuitée, 3 000 pour les étudiants – soit 30 ou 22 euros), pouvait être la première étape pour y parvenir. » Après un an, Naoki Iwata a déjà accueilli plus de 100 per-sonnes, de tout le Japon, de tous âges. « La réaction des habi-tants est très positive. Pour eux, c’est comme si Mochigase retrouvait sa vie d ’il y a un siècle, quand il y avait beaucoup d’activité. On va d’ailleurs refaire le Ankolo manjyuu, un gâteau traditionnel de la région, très prisé à l’époque. »

Non loin de chez lui, plusieurs personnes s’activent à repeindre le café Kawa no Hotori, « un lieu qui ne propose que des produits locaux et attire de nouveau du monde, plus de 1 000 personnes par mois ! » Ce n’est pas rien dans un village de moins de 3 000 résidents permanents. Preuve de cette nouvelle activité, il publie un magazine proposant agenda et bons plans, qu’il distribue aux habitants. « Ils me passent des

infos, témoignent de leur histoire. Ils sont de nouveau fiers de leur village ! » Et le bénéfice est dans les deux sens, insiste Naoki Iwata, du haut de ses 21 ans : « Je suis désormais pleinement intégré à la vie de Mochigase. J’ai le sentiment d’être plus épa-noui que lorsque je vivais en ville… Je suis sûr que d ’autres jeunes pourraient aussi en profiter. »

troUver des soLUtions Pérennes, Pas ForcéMent tecHnoLoGiQUes…

Certes le tourisme de qualité « durable » peut constituer une solution à moyen terme. Mais dans cette préfecture, la popu-lation doit trouver des solutions plus pérennes, et en atten-dant fait face à des besoins immédiats. C’est à ceux-là que tente de répondre le très pragmatique Yuuji Azumi, 56 ans. Tous les jours, malgré un handicap à la jambe, il remplit sa camionnette de denrées alimentaires achetées dans un magasin de Chizo-cho, une autre localité située dans une vallée voisine de Mochigase. « Nous allons dans plus de 30 à 40 foyers par jour pour livrer des personnes en incapacité de sortir. » Les personnes passent commande, et lui se charge du reste. Depuis avril 2017, l’association Waki no Sato a mis en place cette initiative privée, qui a permis l’embauche de deux personnes, elles-mêmes en situation délicate, avec le soutien de la Nippon Foundation. Son surnom, « Yorozu-ya », signifie « soutenir une variété d’actions pour ceux qui sont fragi-lisés », tout un programme ! Qu’il pleuve ou qu’il neige, Yuuji Azumi, accompagné d’un jeune handicapé mental, Hiroki Takemoto, fait les courses, mais aussi un brin de causette avec « ses » clients, dont la plus âgée a 95 ans.

« Penser que la solution au vieillissement va passer par le recours aux robots, qui seront chargés de toutes les tâches, est une fausse piste », affirme Muriel Jolivet. Dans ce pays fortement encla-vé et muré dans ses certitudes, plus qu’ailleurs, les solutions sont multiples. Recréer du lien, humain, demeure la clé, la technologie n’étant qu’un moyen parmi d’autres, comme le souligne le professeur Okada, qui fut un technophile à la pointe des télécommunications : « L’être humain crée la tech-nologie pour répondre à ses besoins. À quoi sert la technologie ? C’est très important de le savoir. Par exemple, au Bangladesh, il y a eu un grave problème d ’approvisionnement d ’eau. Un consultant a imaginé comme solution de puissantes roues qui pompent l’eau du sous-sol, mais qui aussi le contaminent. Pour-quoi, au nom du bien commun, ne pas avoir utilisé une technique plus ancienne ? La technologie pour la technologie n’est pas la solution. L’essentiel reste de connaître le territoire et ceux qui le font vivre. »

Jacques denis

Voir dans solidarum.org le dossier « Japon ».

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons.

Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.