l'invention du style brésilien · in: actes de la recherche en sciences sociales. vol. 103,...

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Monsieur José Sergio Leite Lopes Monsieur Jean-Pierre Faguer L'invention du style brésilien In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 103, juin 1994. pp. 27-35. Résumé L'invention du style brésilien L'étude de la carrière de Mario Filho (1908-1966), qui a contribué, au début des années 1930, au développement du journalisme sportif et à l'instauration du professionnalisme dans son pays, paraît être une piste privilégiée pour comprendre les transformations du football brésilien, l'énorme croissance de la popularité de ce sport et son rôle politique. Contrairement à l'idée courante aujourd'hui, qui consiste à penser le « style brésilien » comme quelque chose de « naturel », l'action réformatrice qu'il a entreprise peut aider à éclairer le caractère de construction sociale du football comme sport populaire. Le passage au professionnalisme impliquait une nouvelle conception du sport qui n'était pas réductible à des impératifs économiques. Le professionnalisme s'adressait à des joueurs (et, par identification, à des spectateurs) qui appartenaient aux catégories les plus pauvres et les plus stigmatisées et qui attendaient tout du football : un statut social mais aussi une reconnaissance collective en tant que Brésiliens « à part entière », la possibilité de carrières leur permettant d'accéder à un statut que ne leur garantissaient pas les clubs amateurs qui recrutaient leurs joueurs dans les classes moyennes blanches, la possibilité enfin d'échapper aux rapports de dépendance qu'impliquait le professionnalisme « marron » des équipes financées par les commerçants ou les industriels dans une logique étroitement « sportive » (la recherche du « résultat»). De ce point de vue, Mario Filho, auteur du livre Le Noir dans le football brésilien, a influencé de manière indissociable les mondes du sport, du journalisme et de la politique. Citer ce document / Cite this document : Leite Lopes José Sergio, Faguer Jean-Pierre. L'invention du style brésilien . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 103, juin 1994. pp. 27-35. doi : 10.3406/arss.1994.3094 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1994_num_103_1_3094

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Page 1: L'invention du style brésilien · In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 103, juin 1994. pp. 27-35. Résumé L'invention du style brésilien L'étude de la carrière

Monsieur José Sergio LeiteLopesMonsieur Jean-Pierre Faguer

L'invention du style brésilienIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 103, juin 1994. pp. 27-35.

RésuméL'invention du style brésilienL'étude de la carrière de Mario Filho (1908-1966), qui a contribué, au début des années 1930, au développement du journalismesportif et à l'instauration du professionnalisme dans son pays, paraît être une piste privilégiée pour comprendre lestransformations du football brésilien, l'énorme croissance de la popularité de ce sport et son rôle politique. Contrairement à l'idéecourante aujourd'hui, qui consiste à penser le « style brésilien » comme quelque chose de « naturel », l'action réformatrice qu'il aentreprise peut aider à éclairer le caractère de construction sociale du football comme sport populaire. Le passage auprofessionnalisme impliquait une nouvelle conception du sport qui n'était pas réductible à des impératifs économiques. Leprofessionnalisme s'adressait à des joueurs (et, par identification, à des spectateurs) qui appartenaient aux catégories les pluspauvres et les plus stigmatisées et qui attendaient tout du football : un statut social mais aussi une reconnaissance collective entant que Brésiliens « à part entière », la possibilité de carrières leur permettant d'accéder à un statut que ne leur garantissaientpas les clubs amateurs qui recrutaient leurs joueurs dans les classes moyennes blanches, la possibilité enfin d'échapper auxrapports de dépendance qu'impliquait le professionnalisme « marron » des équipes financées par les commerçants ou lesindustriels dans une logique étroitement « sportive » (la recherche du « résultat»). De ce point de vue, Mario Filho, auteur du livreLe Noir dans le football brésilien, a influencé de manière indissociable les mondes du sport, du journalisme et de la politique.

Citer ce document / Cite this document :

Leite Lopes José Sergio, Faguer Jean-Pierre. L'invention du style brésilien . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.103, juin 1994. pp. 27-35.

doi : 10.3406/arss.1994.3094

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1994_num_103_1_3094

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J. Sergio Leite Lopes et Jean-Pierre Faguer

L'invention

du style brésilien

Sport, journalisme et politique au Brésil

Leçon de football

dans la favela de Mangueira,

1992 (Jornal do Brasil, Marcelo Régna.

Archives NEPI/IFCS).

Il travers son travail de journaliste, puis de directeur JLJi. de journal, Mario Filho, héritier d'un journal poli-

Ê 11, tique suspendu, du jour au lendemain, par la révolution de 1930, a pu exercer, au prix d'une reconversion réussie dans le journalisme sportif, une sorte de rôle de «ministre informel du football brésilien». Son influence a été grande sur le monde de la presse sportive, dont il a su transformer le style, ainsi que sur l'organisation des compétitions sportives avec, par exemple, la création des « jeux du printemps » qui opposaient entre eux les élèves des différents établissements de Rio. Mais, comme en témoigne son livre « Le Noir dans le football brésilien » 1, c'est surtout en tant que réformateur du football de son pays qu'il a pu exercer une action politique réelle dans un domaine où précisément l'accumulation

de capital politique peut être rapide : sa contribution à l'instauration du professionnalisme a pu donner du football une image méritocratique d'« émancipation des Noirs » (c'est le titre de l'un des chapitres du livre) et a conduit vers les stades de nouvelles catégories de joueurs et de supporters issus des quartiers les plus pauvres des grandes villes brésiliennes. De ce point de vue, son action s'est exercée de manière indissociable dans les champs du sport, du journalisme et de la politique.

1 - Cf. M. Filho, O Negro no FutebolBrasilei.ro (Le Noir dans le football brésilien), Rio de Janeiro. Civilizaçao Brasileira, 1964, 402 pages (lre édition 1947). Nous voulons remercier pour leurs commentaires Rosilene Alvim et Afrânio Garcia Jr.

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28 J. Sergio Leite lopes et Jean-Pierre Faguer

Pendant la dictature de G. Vargas, les cérémonies du 1er mai et les annonces de la promulgation des lois sociales étaient organisées dans l'un des plus grands stades de Rio. Défilé des ouvriers de la sidérurgie, membres du syndicat d'État (Jornal do Brasil, Marcelo Régna. Archives NEPI/IFCS).

On aurait tort de réduire son influence au seul cadre de son travail de journaliste, un des facteurs, parmi d'autres, de la transformation d'un sport sur lequel le pouvoir des clubs reste déterminant. Son action s'est exercée sur l'ensemble des forces qui constituaient le monde du football grâce à ses relations familiales et personnelles avec les responsables politiques, avec le monde des dirigeants des clubs2, ainsi qu'avec le monde intellectuel dans lequel un de ses frères a occupé en tant qu'homme de théâtre une place importante. La préface que l'anthropologue Gilberto Freyre, auteur de Maîtres et esclaves, a écrite pour son livre, est un témoignage de l'influence dont le football jouissait dans ce milieu parmi les hommes de sa génération.

Le succès populaire d'une pratique sportive ne pose pas en effet seulement la question de la transformation des règles explicites du jeu (par exemple, pour le football, la taille des buts, la durée de la partie, le nombre des joueurs, la liste des « fautes » sanctionnées et la gravité de la sanction, ou encore la fameuse règle du hors- jeu) ; il implique aussi toute une conception du sport et,

dans le cas particulier, une transformation profonde de la pratique sportive introduite comme activité de loisir par une élite anglophile. Le professionnalisme s'adressait au contraire à des joueurs qui appartenaient aux milieux les plus pauvres et les plus stigmatisés de la société brésilienne et qui attendaient tout du football : la possibilité d'une carrière que ne leur garantissaient pas les clubs amateurs recrutant leurs joueurs dans les classes moyennes blanches, une notoriété sportive qui leur permettrait d'échapper aux rapports de dépendance qu'impliquait le professionnalisme « marron » des équipes financées par les commerçants ou les industriels dans une logique étroitement sportive (la recherche du « résultat »), autrement dit un statut social mais aussi une reconnaissance collective en tant que citoyens « à part entière » . Luttant pour ouvrir la pratique du football aux classes populaires et élargir son public, les instigateurs

2 — 11 était lié personnellement au président du Vasco da Gama, l'un des principaux défenseurs du professionnalisme et avec celui du Fluminense ; le mari de sa belle-sœur était le président du Flamengo.

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L'invention du style brésilien 29

du professionnalisme ont contribué à le transformer en un sport profondément « interclassiste » : le football est devenu au Brésil, contrairement à l'Angleterre, une activité sportive qui mêle les classes.

Un produit d'importation

L'historiographie du football fait remonter son introduction officielle au Brésil, en 1894, au retour à Sâo Paulo, après un séjour d'études à Southampton, de Charles Miller, fils d'un Anglais et d'une Brésilienne. De fait, le football est un «produit d'importation», introduit soit par l'intermédiaire des entreprises anglaises installées dans le pays (avec leurs ingénieurs, leurs techniciens qui ont apporté non seulement leur technologie mais aussi leur style de vie, leurs loisirs, inséparablement liés à la morale du sport), soit par l'intermédiaire des voyages en Europe de la haute bourgeoisie brésilienne dont les enfants font leurs études dans des collèges européens où l'on joue au football. Les « grands » clubs des années 1920 ont pu apparaître comme les lieux de rencontre entre ces deux tendances.

La langue du football utilisait de nombreux anglicismes. C'est ainsi que les positions des joueurs étaient formulées en anglais, de même que les consignes données sur le terrain par les capitaines des équipes (« corne back, forwards», «man on you», «take your man», etc.) 3. Le public présent dans les tribunes était

ment proche de ces joueurs : hommes en complet-cravate et femmes avec des chapeaux à fleurs. Les joueurs étaient des associés du club et fréquentaient les fêtes et les bals. Les garçons jouaient tandis que les filles et les parents étaient dans la tribune. Les « grands » clubs de football - le Botafogo, champion en 1910, le Flamengo, vainqueur en 1914 et en 1915, 1' América, champion en 1916, le Fluminense, champion en 1917, 1918 et 1919 - formaient une sorte de « seconde famille » . Les rencontres entre « grands » et « petits » clubs prenaient la forme de confrontations sociales. On appréciait notamment celles qui opposaient les clubs d'origine anglaise, pratiquant le football tel qu'on le jouait à l'école ou dans les clubs aristocratiques, aux clubs dont les joueurs étaient d'origine populaire et avaient été formés à l'école du football paternaliste d'entreprise. En revanche, l'inclusion de joueurs des classes populaires, souvent de couleur, était mal acceptée dans les « grands » clubs aristocratiques. C'est le cas du joueur Carlos Alberto, métis, fils d'un photographe spécialisé dans les photos de cérémonies de remise des

3 — Le premier chapitre du livre « Le Noir dans le football brésilien » rappelle l'importance des rituels de l'époque de l'amateurisme liés au style de vie britannique : les rencontres se terminent par des fêtes dans des cafés, on boit du whisky, on chante des chants anglais, ce qui marginalise les joueurs et les supporters brésiliens d'origine populaire. Il donne des exemples de la transformation du vocabulaire sportif anglais en brésilien. Le public est aristocratique et comprend des jeunes filles de bonne famille, comme au Jockey-Club. C'est un milieu dans lequel les spectateurs des classes populaires, qui viennent de plus en plus nombreux assister aux rencontres, se sentent mal à l'aise.

L'ÉVOLUTION DU FOOTBALL BRÉSILIEN ENTRE LES ANNÉES 1910 ET LES ANNÉES I 930 AVEC L'ENTRÉE PROGRESSIVE DES JOUEURS DE COULEUR DANS LES CLUBS D'ÉLITE

Ci-dessus : l'équipe du Flamengo, champion 1939 : Dominguos da Guia, 3e à partir de la gauche, au 2e rang ; Leónidas da Silva, 3e à partir de la gauche au 1er rang (I. Alves, Uma Naçao chamada Flamengo, Rio de Janeiro, Ed. Europa, 1989). Ci-contre : l'équipe du Fluminense, années 1910 (Fla-Flu; las multidöes despenar am, Nelson Rodrigues et Mario Filho, Rio, Ed. Europa, 1987).

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diplomes, qui jouait dans l'équipe réserve du club de l'América à la fin des années 1910, surtout composée d'étudiants. Son origine mulâtre, jusqu'alors inaperçue, prit une grande importance lorsqu'il rejoignit l'équipe première du Fluminense, le club le plus renommé de Rio. Carlos Alberto commença alors à se préoccuper de son apparence. Avant d'entrer sur le terrain et de saluer les tribunes, moment où un joueur de couleur est le plus exposé aux réactions du public, il se maquillait avec de la poudre de riz pour se blanchir (si bien que, au cours d'un match contre son ancien club, les supporters de l'América qui occupaient les places les moins chères commencèrent à crier: «poudre de riz! », «poudre de riz! »4). Quelques années plus tard, les dirigeants de l'América, pour renforcer leur équipe, recrutèrent, parmi les joueurs du quartier du port, un marin surnommé « Manteiga » («beurre», en vertu de la bonne qualité de ses passes, d'une facilité déconcertante). On lui proposa de devenir employé de l'établissement commercial d'un des directeurs du club. Mais Manteiga était noir : lors de son premier match, des joueurs de l'América quittèrent le vestiaire. Neuf joueurs de la première et de la deuxième équipes du club démissionnèrent pour protester contre le recrutement de ce nouvel équipier (ils furent par la suite intégrés au Fluminense). Les dirigeants gardèrent Manteiga en dépit de la crise, mais celui-ci ne se sentit jamais à l'aise, en particulier lors des réceptions mondaines du club. Au cours d'un déplacement à Salvador de Bahia (ville du Brésil à la plus forte densité de population noire, et où il était né), Manteiga y resta et abandonna le club5.

A la fin des années 1920, la diffusion du football dans les classes populaires est suffisante pour que quelques joueurs noirs accèdent à des clubs de première division qui commencent à recruter les meilleurs d'entre eux. La présence des joueurs noirs devient plus visible par le biais des compétitions internationales et par un début de concurrence entre clubs pour le recrutement de joueurs au-delà des frontières nationales. La première Coupe du monde, celle de 1930 en Uruguay, met en mouvement un réseau international du football qui ne cessera de se renforcer par la suite. La chronique sportive internationale fera les éloges de Fausto, un membre de l'équipe du Brésil surnommé la « Merveille noire » du football, un milieu de terrain très technique formé par le club de la cité ouvrière de Bangu et recruté par l'équipe du Vasco, championne en 1929. Au retour de la Coupe, l'amateurisme « marron » pratiqué par les dirigeants du Vasco ne fait qu'augmenter le malaise de ce joueur sérieux et appliqué, élégant mais dur sur le terrain, qui jouait au football pour vivre, et manifestait sa mauvaise humeur et sa

volte à l'égard d'une situation qu'il ressentait comme un joug, sans avoir les mots et les arguments d'un professionnalisme qui n'avait pas encore vu le jour. En 1931, au cours d'un déplacement au Portugal et en Espagne, Fausto décide de rester comme joueur professionnel dans un club de Barcelone .

Le malaise de beaucoup de joueurs qui se sentaient « esclaves » des contraintes de l'amateurisme trouvera une issue au début des années 1930 lorsque des clubs européens, en particulier italiens, commenceront à recruter des joueurs sud-américains. Au lendemain de la première Coupe du monde gagnée par l'Uruguay, Mussolini, qui envisage d'organiser en Italie la deuxième Coupe, veut stimuler le football italien en s 'engageant à construire un stade au club vainqueur du championnat national. L'émulation entre les clubs conduit au recrutement de joueurs d'Amérique du Sud qui, pour l'Italie mussolinienne, ne pouvaient être que les bons joueurs de souche italienne jouant en Argentine, en Uruguay et au Brésil, spécialement à Säo Paulo où vivaient de nombreux emigrants récents d'origine italienne. Les clubs argentins sont ceux qui souffrent le plus de l'exportation de leurs meilleurs joueurs ; pour pouvoir les retenir ils répondront bientôt par l'adoption du professionnalisme (Montevideo adoptera à son tour ce professionnalisme). Au Brésil, ces recrutements touchent par la suite les clubs de Säo Paulo et de Rio, villes dans lesquelles il n'est pas rare que des Blancs adoptent un nom italien, falsifiant pour cela leurs documents avec l'accord des clubs italiens. On assiste à une exportation importante de joueurs blancs vers l'Europe ; les Noirs, plus réservés, renoncent généralement à s'expatrier, étant donné le racisme ouvert des pays d'accueil7. C'est ainsi que deux joueurs noirs vont devenir célèbres au Brésil et dans la chronique sportive inter-

4 - Dans les années 1930, Mario Filho a raconté cet épisode et l'a utilisé pour exacerber la rivalité entre supporters dans le but d'élargir le public du football professionnel. Cette désignation, à la fois stigmatisante et assumée, reste aujourd'hui une injure proférée contre le Fluminense par les supporters des autres clubs. 5 - On comprend ainsi la réaction des grands clubs lors de l'entrée couronnée de succès de l'équipe du Vasco da Gama, composée de Blancs pauvres, de métis et de Noirs, en 1923. Ce club, fondé par de riches immigrants portugais, fut écarté de la ligue des clubs en 1924 et 1925. 6 - Le gardien de but noir du Vasco, Jaguare, restera aussi en Espagne ; le Vasco, qui était en tête du championnat de 1931, ne cessera de perdre après le départ de ces deux joueurs. 7 - Avec l'avènement du professionnalisme en 1933, le Vasco propose un contrat à Fausto. Celui-ci revient au Brésil, quittant l'Espagne où il venait de refuser des offres de naturalisation. En ce qui concerne le gardien de but Jaguaré, il décide de quitter le club espagnol et de revenir au Brésil avant Fausto et avant l'adoption du régime professionnel ; il propose ses services au Vasco qui le fait un peu attendre avant de le reprendre. A l'opposé, plusieurs joueurs blancs de Säo Paulo ou de Rio, de vraie ou de fausse origine italienne, s'intègrent en Italie.

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L'INVENTION DU STYLE BRÉSILIEN

Le public des stades de football dans les années 1920 (les spectateurs sont blancs pour la plupart et portent chapeaux, costumes et cravates ; les femmes portent chapeaux et robes élégantes) (Fla-Flu; las multidöes despertaram, op. cit.).

nationale. Il s'agit de Dominguos da Guia et de Leónidas da Silva, un arrière et un avant-centre qui contribuèrent, lors d'une compétition internationale en 1932 entre le Brésil et l'Uruguay, à la victoire brésilienne à Montevideo par deux buts à un (deux buts de Leónidas) contre une équipe qui avait été championne du monde deux ans auparavant8.

L'invention d'un jeu populaire

En 1932, Mario Filho salue dans O Globo la victoire, sur les champions du monde, d'une équipe nationale composée pour la première fois de joueurs blancs, noirs et métis. La révolution de 1930, qui avait supprimé le journal fondé par son père9, l'a conduit à s'investir dans le journalisme sportif10. Embauché en 1931 par O Globo dont le directeur était un de ses amis, il y trouve la notoriété et augmente l'audience d'O Globo. Son salaire triple et il fonde un journal entièrement consacré au sport, dont il s'occupe à mi-temps. Cette première expérience de direction d'un quotidien spécialisé ne dura que huit mois, mais les vicissitudes qu'il rencontra illustrent les liaisons croissantes qui désormais s'établissent entre le sport populaire et la musique populaire, contribuant à la popularisation du football.

O Mundo esportivo a souffert en effet d'une erreur de planification : il est sorti à la fin de l'année 1931, à un moment trop proche de la fin du championnat de football de Rio, qui, de plus, est gagné par 1' América, un club doté d'un faible nombre de supporters par rapport aux autres grands clubs de Rio. L'équipe de ce nouveau journal se retrouve alors très vite en pleine saison moite du

football. Un reporter qui fréquentait le monde, alors mal connu, de la samba des favelas, suggère à Mario Filho la création d'un jury, patronné par le Mundo esportivo, constitué par ses journalistes pour élire la meilleure école de samba. Les semaines qui précèdent le Carnaval, le journal présenta le jury et les épreuves du concours. Ce fut un succès. L'année suivante, la couverture journalistique du défilé ne sera pas assurée par le Mundo esportivo qui disparaît entre-temps, mais par O Globo dans lequel l'équipe des journalistes a été recrutée11. La réussite d'un tel journal sportif supposait une transformation du public du football qui ne pouvait advenir qu'à la faveur de la professionnalisation de ce sport. Le journalisme sportif va contribuer à la formation de ce public de masse.

La crise de l'amateurisme, rongée par l'exportation de joueurs blancs vers l'Italie, par l'implantation du football professionnel en Argentine et en Uruguay, et par le malaise des joueurs brésiliens qui vivaient en fait de ce sport, trouve son point d'orgue dans une interview que publie Mario Filho avec un joueur du Vasco, surnommé Russinho, qui venait de recevoir en cadeau une voiture de la part des dirigeants et des supporters de ce club. Le Vasco, en plus des conditions matérielles d'hébergement, donnait en effet à ses joueurs pour « le repas et le transport» de l'argent après les matchs. Si, pour le journaliste, la voiture compensait l'insuffisance des indemnités ver-

8 - Déjà, en 1919, la première compétition internationale gagnée par le Brésil, le championnat sud-américain, avait mis en vedette l'avant-centre Arthur Friedenreich, auteur du but de la victoire, le premier joueur brésilien vénéré par le public de l'époque. Fils d'un Allemand et d'une Brésilienne noire, ce métis échappait au destin de ses semblables par la protection de son père qui appartenait à l'establishment d'origine allemande de Säo Paulo, jouant au club Germania et dans d'autres clubs importants de la ville. Sa légende comme grand joueur n'est pas sans lien avec le fait qu'il était un métis « protégé ». 9 — Son père, diplômé de la faculté de droit de Recife en 1908 (une des principales facultés du Brésil), s'est lancé dans le journalisme politique de cette ville en 1911. A cause de divergences politiques locales, il déménage à Rio avec sa famille en 1916. Dans la capitale, il devient reporter parlementaire puis, de 1916 à 1925, éditorialiste d'un des principaux quotidiens de Rio, le Correio da Manhä. Par suite de divergences, il démissionne en octobre 1925 pour fonder son propre journal, A Manhä, en décembre de la même année. Mario Filho s'est formé, comme ses frères, au journalisme dans le journal paternel ; il avait déjà la responsabilité de la page sportive. La plupart des données biographiques sur sa famille sont puisées dans la biographie de son frère, journaliste et homme de théâtre, Nelson Rodrigues, établie par R. Castro, O Arijo pornográfico, a vida de Nelson Rodrigues, op. cit. 10 — Pour une analyse de la révolution de 1930, cf. Afrànio Garcia Jr, «Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 98, juin 1993, p. 20-33- 11 - Les liaisons entre football et samba augmenteront au cours du temps, mais il n'était pas rare que des journalistes fréquentent les deux mondes ; c'est le cas d'un frère de Mario Filho, Joffre, ami de compositeurs de samba comme Lamartine Babo, qui dans les années 1940 sera l'auteur de plusieurs hymnes de clubs de football (cf. R. Castro, op. cit).

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sées à un avant-centre renommé, pour le joueur interviewé, un joueur blanc d'origine populaire, la situation était plus ambiguë : « Cet argent, si c'est pour le repas et les transports, c'est trop, mais si c'est pour un salaire, ce n'est pas assez. » Et l'entretien se terminait par la question de fond : « Finalement, sommes-nous des professionnels ou des amateurs ? »

A la suite de cet entretien, Mario Filho se trouve propulsé dans le milieu des dirigeants sportifs où il va exercer un rôle important, s'intéressant à l'ensemble des phénomènes que suscite le développement du football. L'entrée, en 1933, de trois des grands clubs de Rio dans le professionnalisme provoque une scission, les champions des années récentes (le Botafogo en 1930 et 1932, l'Amé- rica en 1931) qui prônent le maintien de l'amateurisme organisant une ligue à part (on assiste, à Säo Paulo, à une scission analogue). C'est dans ce contexte qui oppose deux championnats différents, l'un entre joueurs professionnels, l'autre entre joueurs amateurs, que Mario Filho va contribuer à mobiliser le public des stades en faveur du professionnalisme (cf. R. Castro, op. cit.).

Comme journaliste du Globo, il fréquente de façon assidue non seulement les compétitions, les entraînements et les clubs, mais aussi les cafés que certains clubs utilisent comme lieu de rencontres, plus « interclassistes » que les clubs, entre dirigeants, joueurs et supporters. Progressivement, il adopte un café proche du journal pour mener ses entretiens avec les différents agents du petit monde du football, demandant même à son journal une subvention pour payer le café des interviewés, ce qui facilite ses relations auprès des joueurs et des supporters (parmi lesquels des musiciens de la samba). Dès 1932, soit un an avant l'apparition du professionnalisme, « son » café devient un espace neutre, très fréquenté par ce petit monde, qui échappe aux clubs. Il organise alors, avec les autres partisans du professionnalisme, la couverture journalistique du nouveau championnat, affaibli par la dissidence des clubs amateurs. Il fait campagne dans son journal, parfois à la une, pour entraîner le public dans les stades, créant par exemple des prix destinés aux groupes de supporters les plus créatifs12. Il redonne sens aux matchs qui opposent les principales équipes en les resituant dans l'histoire des clubs. L'affrontement entre le Fluminense et le Flamengo, popularisé par la formule « Fla- Flu13», et leur passé de rivalités (l'origine du Flamengo étant une dissidence du Fluminense des années 1910) sont à l'origine de chroniques faisant l'épopée de leurs rencontres. Cette rivalité augmentera au cours des années 1930, après l'implantation du professionnalisme, quand le Flamengo pratiquera une politique de contrats auprès de grands joueurs noirs et sera adopté par les classes

populaires : la « poudre de riz » du Flu s'opposera à la « poudre de charbon » que les supporters du club, perçu comme plus aristocratique, renvoient aux supporters du Fia. Cette popularisation du Flamengo augmentera aussi la rivalité avec le Vasco, club portugais et première grande équipe à incorporer des joueurs noirs, en transformant les attributs symboliques propres à chacun des clubs en autant d'enjeux de discussions entre supporters des classes populaires.

C'est à cette époque qu'apparaissent les premiers drapeaux, les supporters déguisés aux couleurs du club, les pétards, les feux de Bengale, les ballons de la Saint-Jean et les petits orchestres de samba avec leurs percussions, toute la scénographie qui accompagne les rencontres du dimanche et évoque celle du Carnaval.

Le professionnalisme accroît la compétition entre les clubs qui se disputent les meilleurs joueurs quelles que soient leur appartenance sociale ou la couleur de leur peau. De manière significative, le premier championnat professionnel est remporté en 1933 par l'équipe de la cité ouvrière de Bangu, composée essentiellement de Noirs et de métis. Ces joueurs appréciaient le nouveau fonctionnement du club qui avait recruté l'ex-entraîneur du Fluminense et les avait libérés des anciennes corvées propres à l'amateurisme. Toutefois, ce sont le Vasco da Gama et le Flamengo qui vont se montrer les plus engagés dans le recrutement des joueurs noirs. Ainsi Fausto, Dominguos et Leónidas, qui ont acquis une grande réputation à la fin des années 1930, se trouvent réunis sous le maillot du Flamengo. Le club bénéficie de leur renommée et attire un public populaire de plus en plus nombreux. Les retransmissions radiophoniques de la Coupe du monde, qui, en 1938, se déroule en France, vont encore accroître la popularité du football professionnel et son audience. Conscient de l'importance de cette compétition, et alors que la presse brésilienne dispose de peu de ressources, Mario Filho parvient à obtenir du journal O Globo les fonds nécessaires pour réaliser des entretiens téléphoniques avec les joueurs et l'entraîneur de l'équipe du Brésil, à la veille des rencontres.

A la direction de son propre journal, le jornal dos sports, qu'il a acquis deux ans plus tôt, il impose sa propre conception du journalisme sportif, c'est-à-dire un art particulier de produire des événements. La création de ce style accompagne ainsi le développement du foot-

12 - Le premier supporter à arriver au stade gagnait par exemple un réfrigérateur. 13 - Dénomination que Mario Filho a repris du passé. Cette expression avait été utilisée pour désigner une sélection de joueurs des deux clubs qui affrontait une équipe de Säo Paulo. Mais il substitue ici, à l'idée de coopération, celle de confrontation.

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L'invention du style brésilien

bail professionnel en lui apportant les catégories de pensée nécessaires à sa valorisation. Mario Filho invente tout à la fois une forme d'écriture et un type de spectacle, mais cette double invention exige la corrélation entre le marché du football professionnel et celui de la presse sportive qui a intérêt au développement du premier. A bien des égards, c'est le journal qui crée la demande en procédant à une réécriture de l'événement pour lui donner une visibilité politique et nationale qu'il ne possédait pas initialement. Mario Filho transforme le genre du fait divers - qui s'attache à rendre public la vie privée des gens importants - en conférant à l'événement une dimension collective qui donne au sport le statut d'une manifestation populaire. Il s'emploie ainsi à réhabiliter un genre disqualifié en le mettant au service d'une cause sportive. Le journalisme cesse d'être uniquement affaire de rhétorique et s'assigne des objectifs sociaux.

La production d'un style national: trajectoires de grands joueurs noirs

Après son élimination par l'Italie en demi-finale de la Coupe du monde, l'équipe nationale fut chaleureusement accueillie à Rio et à Säo Paulo, les joueurs noirs, Domin- guos et Leónidas étant même fêtés comme des héros. Si on compare leur carrière avec celle de Fausto, on voit comment le passage du football au professionnalisme a profondément modifié les enjeux du football en offrant aux joueurs l'accès à une véritable notoriété.

Fausto, né en 1905, commença une carrière de demi- centre à Bangu en 1926. Ses qualités - vision du jeu, contrôle de la balle, élégance et un grand engagement physique - expliquent son recrutement par le Vasco da Gama avec qui il obtient le titre de champion en 1929. Remarqué par la presse internationale, il tente de faire carrière en Espagne puis en Suisse, mais ces expériences se terminent par des ruptures de contrat, et son retour au club du Flamengo se terminera par un échec. La reconnaissance de son talent est en contradiction avec son désir de gagner sa vie par un football encore ancré dans l'amateurisme. Son style dur et appliqué, son hostilité envers la presse et les dirigeants, traduisent les aspirations au professionnalisme des ouvriers-joueurs alors que les conditions permettant l'avènement de ce dernier n'étaient pas encore réunies.

Dominguos et Leónidas connaîtront des carrières plus heureuses. Dominguos est né à Bangu, et son talent se construit dans le cadre de cette cité ouvrière. D'abord ouvrier-joueur, il obtient un petit emploi municipal qui l'incite dans un premier temps à refuser les offres des

Mario Filho avec le président G. Vargas, dans les années 1950 (Ruy Castro, O Arijo Pornográfico, a vida de Nelson Rodrigues, Companhia das Letras, Säo Paulo, 1992, Helena Rodrigues, collection particulière).

grands clubs pour sauvegarder son emploi, et ce n'est qu'en 1933 qu'il accepte de signer un contrat professionnel avec le Nacional de Montevideo. Lors de son retour au Brésil, il joue successivement au Vasco, au Flamengo et avec les Corinthians de Säo Paulo, avant de terminer sa carrière à Bangu, son quartier natal. C'est là qu'il investit ses économies et choisit de résider lors de sa retraite de footballeur. Né en 1913, Leónidas commence à jouer dans des petits clubs des quartiers populaires de Rio, et c'est là qu'il connaît sa première sélection dans l'équipe nationale qui affronte l'Uruguay. Inscrivant le but décisif pour le Brésil, il est remarqué par le Penarol de Montevideo qui lui offre un contrat. Mais il ne parvient pas à s'imposer et revient à Botafogo avant d'être transféré au Flamengo où, grâce à un concours organisé par le journal de Mario Filho, il est sacré joueur de l'année. Leónidas, surnommé 1'« homme-caoutchouc» ou le «diamant noir», doit sa popularité à la compétition des clubs dans le cadre du professionnalisme et à la volonté du Flamengo de devenir le grand club populaire. Toutefois, au retour de la Coupe du monde de 1938, il ne pâment pas à obtenir un contrat correspondant à sa notoriété et signe à Säo Paulo où sa présence remplit les stades de la ville. Il met fin à sa carrière en 1949 et commente les matchs de football pour la radio de Säo Paulo.

A travers cette comparaison, on comprend mieux l'influence de Mario Filho sur le football brésilien. L'instauration du professionnalisme ne signifiait pas uniquement la prise en compte d'impératifs économiques : c'est une « morale » du jeu qu'il a contribué à introduire, une conception du professionnalisme différente de celle qui avait cours en Europe. Il refusait qu'au nom de la recherche de l'efficacité sportive les joueurs deviennent dépendants du club qui les avait recrutés. Dans son livre sur l'histoire du football brésilien, il insiste sur les conditions minimales nécessaires à la création d'un football professionnel autonome, ne connaissant que ses propres lois, sa définition de la compétence, ses critères d'excel-

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Illustration non autorisée à la diffusion

34 J. Sergio Leite lopes et Jean-Pierre Faguer

L'entraîneur noir Fleitas Solich, originaire du Paraguay, donne des conseils au jeune Zico, fils d'émigrés portugais et future vedette du football brésilien au tournant des années 1980 (Ivan Alves. Uma Naçao chamada Flamengo, Ed. Europa, Rio, 1989).

lence, voire de « popularité ». Cela impliquait des joueurs relativement indépendants des clubs et des pressions qui, de l'extérieur, s'exercent sur le monde du sport.

Fausto a sans doute été à la fois trop en avance et trop en retard, voulant être professionnel sous l'amateurisme et devenant professionnel sous le professionnalisme, mais trop tard. En revanche, Dominguos et Leónidas ont occupé, chacun dans un style différent, tout l'espace ouvert par le professionnalisme.

Gilberto Freyre, dans sa préface au livre « Le Noir dans le football brésilien», reprend l'opposition entre Dominguos et Leónidas. Dominguos, formé au club de Bangu, incarne, selon lui, un jeu « apollinien », c'est-à-dire plus anglais, plus sobre, alors que le jeu de Leónidas correspond à un jeu « dionysiaque » à son avis plus créateur, plus émotif, qui incarne le mieux ce que les footballeurs noirs ont apporté au football brésilien. Le football de Leónidas serait la première expression d'un football émancipé de ses origines britanniques et aristocratiques, le « véritable » football brésilien. Gilberto Freyre reprend une analyse que développe Mario Filho (p. 227) lorsqu'il évoque un moment clé du passage au professionnalisme avec la victoire en 1933 du club de Bangu dans le championnat de Rio : « Un joueur aussi talentueux que Dominguos, admirable par sa manière de jouer sans maniérisme, est pour notre football ce que Machado de Assis est pour notre littérature, il est une espèce d'Anglais perdu sous les tropiques. (...) Chez Leónidas, au contraire, le jeu devient malin, plein de surprises et de variations dionysiaques, une danse bahia-

naise. » On peut voir dans cette opposition tout ce qui n'arrive pas à être domestiqué, qui échappe à la discipline industrielle, tension qui donne vie au football brésilien et dont on retrouve la trace, plus tard, dans l'opposition entre le jeu de Pelé et celui de Garrincha l4. Mais Pelé, lui-même fils de joueur de football, entraîné encore gamin par Val- demar de Brito, un grand joueur noir de la génération de son père et de Leónidas, est lui-même l'héritier de tous les « baroquismes » brésiliens.

Il est vrai que ce «style brésilien», dont les joueurs noirs sont les principaux artisans, se laisse apercevoir à travers des micro-inventions du jeu, qui deviennent des marques associées à des joueurs : ainsi l'acrobatie de la « bicyclette » de Leónidas ; ainsi la « domingada » de Dominguos, qui consiste dans le fait de désamorcer l'attaque adverse et de sortir de la défense non par un grand tir, mais en dribblant les adversaires ; ainsi le célèbre dribble à droite de Garrincha apprécié internationalement dans les Coupes de 1958 et 1962. Mais ce style est plus visible dans le jeu « au ralenti » du milieu de terrain Didi (élu le meilleur joueur de la Coupe de 1958 par la chronique sportive internationale), inventeur du tir dit de la «fôlha sêca» (littéralement «feuille sèche»), frappe de la balle avec friction de la partie interne du pied qui produit une trajectoire courbe, permettant de passer au- dessus du mur des joueurs adverses lors des coups francs, par un effet de demi-boomerang associé à l'image de la feuille sèche emportée par le vent, qui trompe les gardiens de but. Il incarne, par son allure, ses subtiles feintes de corps, ses passes à longue distance «en courbe», l'image de la « danse », telle que l'a décrite Gilberto Freyre dans les années 1940, au service d'un jeu intelligent, plein de ruse et produit apparemment sans effort.

Fils d'ouvrier de la ville sucrière de Campos, dans le nord de l'État de Rio, Didi joue, tel Dominguos ou Garrincha, dans un club appartenant à une usine textile où il travaille comme artisan-apprenti du secteur d'entretien. Il est recruté par un petit club de banlieue de Rio, puis joue successivement dans deux clubs de tradition longtemps aristocratique, le Fluminense et le Botafogo, qui consentent, dans les années 1950, à recruter des joueurs noirs. Après la Coupe de 1958, il tente sa chance au Real de Madrid mais ne s'y adapte pas : il répète l'histoire de Fausto, Dominguos et Leónidas et se condamne au succès au Brésil, dans l'équipe nationale où il deviendra à nouveau champion du monde en 1962.

14 - Pour une analyse de cette opposition voir J. S. Leite Lopes et S. Maresca, « La disparition de la "joie du peuple". Note sur la mort d'un joueur de football», Actes de la recherche en sciences sociales, n°79, septembre 1989, p. 21-36.

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L'opposition entre « classicisme » et « romantisme » n'est pas sans lien avec le travail accompli par un ensemble d'« experts » du monde du sport - un monde dans lequel les journalistes ont joué un rôle prépondérant - pour réformer le football brésilien, le « naturaliser » au double sens du mot, c'est-à-dire le « nationaliser » en le transformant en un sport plus «naturel», plus proche des goûts et des attentes du peuple en matière de spectacles populaires. «Le fait qu'un joueur signe un contrat, écrit Mario Filho, reçoive de l'argent de son club, vive du club, ne diminue pas sa popularité (...), au contraire, le supporter a une préférence pour le professionnel, pour celui qui gagne de l'argent en jouant» (p. 226).

Ainsi toute la logique du professionnalisme, dont le livre de Mario Filho est une sorte de justification a posteriori, vise, par le travail d'« experts » (journalistes, supporters et «connaisseurs»), à libérer le joueur de talent de l'emprise de son club en le rendant populaire. Cette réforme supposait le passage d'un professionnalisme « marron » patronné par des entreprises à un professionnalisme à part entière qui impliquait la professionnalisa- tion de l'ensemble des acteurs dont l'action « unitaire » permet de transformer un jeu d'amateurs en un spectacle « national » : joueurs, journalistes, entraîneurs et responsables de club mais aussi ces « militants » à plein temps que sont les supporters.

Mario Filho insiste sur la différence de notoriété qu'ont connue en Uruguay Dominguos et Leónidas. Le style « Anglais des tropiques » de Dominguos était très apprécié ; ce qui ne fut pas le cas de celui de Leónidas, qui est présenté comme un joueur trop novateur — avec ses « bananeiras » , ses galipettes et son invention des « ciseaux » . Il ne pouvait être apprécié à sa juste valeur qu'au Brésil où, selon l'auteur du livre « Le Noir dans le football brésilien » , « la couleur de la peau fut pour lui un atout supplémentaire ; il apparut comme de plus en plus carioca et, dans un certain sens, plus brésilien » (p. 233). Il incarnait un Brésil

plus « authentique » parce qu'il possédait les propriétés physiques de la majorité de la population pauvre de Rio, plus que, par exemple, Romeu Pelliciari, son collègue de l'équipe nationale dans la Coupe de 1938, avant-centre «presque blond aux yeux bleus », fils d'immigrés italiens de Säo Paulo qui fut recruté par le Fluminense en 1935.

Mais ce n'est pas uniquement une question de couleur de peau. A travers les enjeux spécifiques du football s'opposent différents « modèles » d'authenticité du peuple brésilien correspondant à des couches différentes de l'immigration qui sont en même temps des « morales » du sport retraduites dans des conceptions différentes du pro

fessionnalisme : tandis que de nombreux joueurs blancs de Säo Paulo s'expatriaient en Europe et y restaient, les plus grands joueurs noirs comme Fausto, Dominguos et Leónidas, après avoir essayé de faire carrière en Uruguay, en Argentine et en Europe, revinrent au Brésil. Faute de pouvoir être assimilés, ils furent condamnés au succès « sur place » et à devenir de grands joueurs au Brésil. C'est en ce sens qu'ils sont les fondateurs d'un football national. Il y a entre les autres joueurs et les joueurs noirs toute la différence qui sépare de « bons professionnels » susceptibles d'exercer leurs talents à l'échelle mondiale de joueurs de talent qui recherchent, dans la réussite sportive, une émancipation ethnique. Pour Mario Filho, le professionnalisme n'est qu'un moyen pour conduire à l'émancipation des Noirs, condition nécessaire à la constitution du football comme sport « national » . Une telle entreprise n'est pas affaire uniquement d'argent. Elle suppose une identité entre les joueurs et le public, unis par l'adhésion à un même projet d'émancipation sociale par le sport. C'est en ce sens que Mario Filho apparaît comme un réformateur moins des règles explicites du football que des conditions sociales qui permettent de transformer un sport en spectacle populaire dans lequel la définition des propriétés morales et corporelles qui définissent une certaine excellence sociale est aussi un enjeu.