l'intelligence collective sur le divan - oasys

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Work SPÉCIAL NEUROSCIENCES L'intelligence collective sur le divan Comment faire naître une collaboration performante? Entre théorie et pratique, les réponses de la psychologie cognitive. Gérer desindividualités, des compétenceset desdésirs différents : l'exercice est loin d'être simple. C'estpour- tant le rôle du manager, qui doit orienter efficacement le travail des uns et desautres vers un même objectif. Une mission heureusement facilitée par une meilleure compréhension de nos mécanismes cérébraux. Déjà, en 2010, une équipe de chercheurs menée par le Centre pour l'intelligence collective du MIT s'inter- rogeait sur les ressorts d'une collaboration perfor- mante. Leur étude avait démontré que la réflexion d'un groupe de personnes se révèle, dans certains cas, plus efficace que celle des individus pris isolé- ment. Mais, contrairement à un préjugé tenace, la pertinence de ce travail collectif ne résulte pas de la somme des intelligences individuelles. Au contraire, rassembler des experts de haut niveau autour d'une table fait naître des enjeux de pouvoir susceptibles de nuire au fonctionnement du groupe ! Exit aussi la bonne ambiance au sein de l'équipe, laquelle s'avère peu efficiente sur la qualité du résultat, tout comme la motivation des collaborateurs. Lesfacteurs les plus déterminants d'une bonne intelligence col- lective résident dans la sensibilité sociale des parti- cipants (empathie, ouverture d'esprit), dans leur capacité à s'écouter entre eux, mais aussi dans la parité femmes-hommes. Si les managers n'ont pas toujours la main sur la composition de leur équipe pour concocter ce cocktail gagnant, ils peuvent agir sur l'environnement de travail afin de favoriser cette fameuse intelligence collective. Entre théorie et pra- tique, voici quelques idées pour faire émerger une collaboration performante. Créer delasécuritémotionnelle «La collaboration n'est pas forcément naturelle en entreprise et au sein des organisations en général», constate Eric Singler, directeur général du groupe BVA et auteur de Nudge Management (Pearson France, 2018). Bien sûr, l'homme a besoin de lien social mais, dans le champ professionnel, il a aussi tendance à rester sur son quant-à-soi. Difficile, en particulier pour les cadres, de gommer le crédit lié à leur position hiérarchique et à leur statut pour coopérer, tout simplement. / Lathéorie / Cette forme de retrait social s'ex- plique par un biais que nous avons tous : l'aversion au risque. Pour le décrire simplement : un humain préférera toujours gagner 50 euros àcoup sûr plutôt que 100 avec une chance sur deux. En entreprise, Tous droits de reproduction réservés PAYS : France PAGE(S) : 58-61 SURFACE : 314 % PERIODICITE : Mensuel DIFFUSION : 77031 JOURNALISTE : Julie Krassovsky 1 avril 2019 - N°273

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WorkSPÉCIALNEUROSCIENCES

L'intelligencecollective sur le divanComment faire naître une collaborationperformante? Entre théorie et pratique,les réponsesde la psychologie cognitive.

Gérer desindividualités, descompétenceset desdésirsdifférents : l'exerciceest loin d'être simple. C'estpour-tant le rôle du manager, qui doit orienter efficacementle travail desunset desautres vers un même objectif.Une mission heureusement facilitée par une meilleurecompréhension de nosmécanismescérébraux. Déjà,en 2010, une équipe de chercheurs menée par leCentre pour l'intelligence collective du MIT s'inter-rogeait sur les ressorts d'une collaboration perfor-mante. Leur étude avait démontré que la réflexiond'un groupe de personnes se révèle, dans certainscas, plus efficace que celle des individus pris isolé-ment. Mais, contrairement à un préjugé tenace, la

pertinence dece travail collectif ne résulte pasde lasomme des intelligences individuelles. Au contraire,rassembler des experts de haut niveau autour d'unetable fait naître des enjeux de pouvoir susceptiblesde nuire au fonctionnement du groupe ! Exit aussila bonne ambiance au sein de l'équipe, laquelles'avère peu efficiente sur la qualité du résultat, toutcomme la motivation descollaborateurs. Lesfacteursles plus déterminants d'une bonne intelligence col-lective résident dans la sensibilité sociale des parti-cipants (empathie, ouverture d'esprit), dans leurcapacité à s'écouter entre eux, mais aussi dans laparité femmes-hommes. Si les managers n'ont pastoujours la main sur la composition de leur équipepour concocter ce cocktail gagnant, ils peuvent agirsur l'environnement de travail afin de favoriser cettefameuse intelligence collective. Entre théorie et pra-tique, voici quelques idées pour faire émerger unecollaboration performante.

Créerdelasécuritéémotionnelle«La collaboration n'est pas forcément naturelle enentreprise et au sein desorganisations en général»,constate Eric Singler, directeur général du groupeBVA et auteur de Nudge Management (PearsonFrance, 2018). Bien sûr, l'homme a besoin de liensocial mais, dans le champ professionnel, il a aussitendance à rester sur son quant-à-soi. Difficile, enparticulier pour les cadres, de gommer le crédit liéà leur position hiérarchique et à leur statut pourcoopérer, tout simplement.

/ Lathéorie / Cette forme de retrait social s'ex-plique par un biais que nous avons tous : l'aversionau risque. Pour le décrire simplement : un humainpréférera toujours gagner 50 euros àcoup sûr plutôtque 100 avec une chance sur deux. En entreprise,

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N E U R O N E S M I R O I R S ,L A F O R C E D E L ' E X E M P L E

la coopération représenteune forme deprise de risque.Pour contrer ce biais, lesétudes ont mis en avantl'importance du concept desécurité psychologique.En 2017, Google lançaitainsi une vaste étude pluri-disciplinaire auprès de180 équipes. Parmi les cinqfacteurs clés identifiéscomme moteurs d'un collectif performant, la sécuritépsychologique arrivait en tête. Le manager se doitdonc de chasser les incertitudes.

/ Lapratique /«Il ne faut pas sortir les collabora-teurs brutalement de leur zone de confort, au risquede les inhiber voire, pour certains, de les agresser»,assure Erwan Devèze, directeur de Neuroperfor-mance Consulting. Comment? En les rassurant déjàsur leur zone de compétence. Sans en abuser, fixezde petits objectifs individuels àchacun de vos colla-borateurs et accompagnez-les, si besoin, dans leurréalisation. Valorisez ensuite collectivement lesmissions accomplies. Dans le jargon managérial, onappelle cela les quick wins, desvictoires rapides quimotivent et surtout tranquillisent les collaborateursdans ce qu'ils savent faire. La reconnaissance est eneffet un puissant stimulateur de dopamine. En tantque manager, il vous appartient donc de créer lesconditions de cette sécurité psychologique. Au quo-tidien cela sedouble d'une attitude ouverte. «Affirmezque vous tenez à ce que tout le monde puisse s'expri-mer, rappelle Eric Singler. En groupe, ne critiquezjamais une idée, faites en sorte dedistribuer la paroleet surtout écoutez-la.»

Connaîtresescollaborateurs/ Lathéorie / Lecerveau humain prend en moyenne

35 000 décisions par jour (lire page 116), mieux vautdonc distinguer ce qui guide nos choix. Pour PierreMoorkens, président de l'Institut du neurocogniti-visme, qu'il a fondé avecJacques Fradin, médecin etthérapeute cognitif et comportemental, «il faut déjàdisposer d'une grille de lecture des comportements

Cette famille de neurones s'avère essentielle aux

processus d'imitation et donc à l'apprentissage. Ces

neurones pourraient également être impliqués dans

la compréhension des autres et permettre de mieux

appréhender leur comportement. Un rôle essentiel

sur lequel le manager doit s'appuyer. Prenez l'exemple

des réunions d'équipe. Au lieu de vous agacer sur

les retards systématiques de quelques collaborateurs

et plutôt que d'envisager un recadrage qui vous rebute

et risque de les braquer, puisez dans cet effet magique

des neurones miroirs. Pour les activer, veillez à

commencer chacune de vos réunions à l'heure prévue,

sans attendre les retardataires. Ne les critiquez pas

lorsqu'ils entrent dans la salle. Ne dérogez pas à cette

règle et vous verrez qu'en peu de temps ils imiteront

votre ponctualité et celle du reste de l'équipe.

pour comprendre son propreétat d'esprit et celui desautres». Pour le coach, nousfonctionnons selon quatregouvernances. La premièreest instinctive et renvoie ànos fonctions primaires(boire, manger, dormir). Laseconde est grégaire. Elleimpose une hiérarchie entreles individus et développe

notre notion du manque ou du trop-plein de confianceensoi. Puis vient la gouvernance émotionnelle (modelimbique), siègede nossavoirs, de nos apprentissageset de nos certitudes, parfois aussi de notre stress etde notre résistance au changement. La quatrièmegouvernance est adaptative. «C'est là, précise PierreMoorkens, que réside la dimension de la nuance, dela relativité, de la souplesse, etc.»

/ Lapratique / Un collaborateur qui manifeste dustress en raison d'une modification que vous avezapportée à son programme de travail aura tendanceà se réfugier dans le mode émotionnel. Il ne seradonc pas enmesure de prendre les bonnes décisions.«Le stress est un inhibiteur d'intelligence, la prioritéest alors de faire de la communication adaptée»,conseille Pierre Moorkens. Faites-le parler de ce quil'angoisse dans ce changement. S'il est plutôt dansla colère, dites-lui que vous le comprenez : cette seuledéclaration suffit parfois à ramener le calme. S'ilsemble découragé, prenez tout simplement le tempsde l'écouter. A contrario, les membres devotre équipeque vous identifiez comme étant plutôt dans ladominance (mode grégaire) réclament devotre partune posture différente. Restez neutre, rappelez larègle de fonctionnement de l'équipe, nevous justifiezpas et référez-vous si possible à des règles et à desconvenances formelles internes à l'entreprise.

Pour mieux connaître votre équipe, surtout sivous venez d'en prendre la direction, la coach BrigitteDubreucq conseille de «vous inspirer des question-naires de dynamique comportementale». Appelésaussi questionnaires de personnalité, «ce type d'en-quête est très utile pour savoir à quoi vos collabora-teurs accordent de la valeur», avance la présidentede Coherens. Quelques exemples de ces question-naires sont facilement accessibles en ligne.

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Passerenmodedéfi/ Lathéorie / Comment impliquer vos collabora-

teurs dans un projet nouveau ? C'estsimple : aidez-lesà activer leur intelligence adaptative. «Le cerveaucherche toujours la stratégie optimale pour résoudreun problème. Ce travail active le cortex préfrontal,qui joue un rôle important dans l'adaptation à dessituations nouvelles ou complexes», précise JérémyLamri, titulaire d'un doctorat en sciences cognitiveset responsable du département innovation et pros-pective chez JobTeaser. En gros : le cerveau de voscoéquipiers adore les challenges, à condition qu'ilne sesente pas menacé. A vous de le stimuler !

/ Lapratique / Pour mobiliser vos troupes, lancez-leur desdéfis. Et faites-les entrer en mode résolutionde problème. Votre art de renvoyer un feed-backpositif favorisera l'esprit critique et la capacité à com-muniquer de chacun. En entretien d'étape sur unprojet, «laissezvotre collaborateur exprimer lui-mêmece qui a marché ou pas, conseille Jeremy Lamri. Cetteauto-évaluation active son cortex préfrontal». Surtoutne le censurez pas :vous risquez de levoir serefermer

A V A N T L E P O S T , L E P R E - M O R T E M

Inventé par le psychologue

américain Gary Klein, l'outil

du pre-mortem (lire page 179)

s'appuie sur un constat: «Nous

sommes peu créatifs quand il

s'agit d'imaginer l'avenir, nous le

sommes beaucoup plus lorsqu'il

nous faut inventorier le passé»,

explique le spécialiste de la prise

de décision Olivier Sibony (lire

page 80). Pour mettre une équipe

sur la voie d'une bonne décision,

l'utilisation de ce biais cognitif

permet de se projeter dans

un avenir... inspiré du passé. En

pratique, il s'agit d'anticiper

toutes les problèmes qui feraient

qu'un projet, un produit, un

service pourrait échouer, afin

qu'elles n'arrivent pas. Chaque

membre de l'équipe liste les

causes possibles de l'échec et

les classe par ordre d'importance.

Puis, pour chaque problème,

trouvez une ou deux solutions

préventives à mettre en place.

«Cela permet d'identifier les

risques, poursuit Olivier Sibony.

Charge ensuite à l'équipe de

décider de les prendre ou non.

Elle met aussi au jour des aspects

qu'on n'avait pas envisagés

et, dans ce cas, il faut peut-être

revoir le processus de décision.»

comme une huître. Engagez aussi la créativité et lacoopération par des réunions d'équipe sur un pro-blème donné. «Parexemple, si l'un devos fournisseursvous quitte, posez des questions ouvrantes : et si onallait chercher un fournisseur dans un autre pays ?Qu'en pensez-vous ? Questionnez ensuite le pourquoide la réaction devos collaborateurs :qu'est-ce qui estimportant pour vous dans cette action ? Quel seraitson impact sur votre travail ?Comment transformerce problème en objectif? Si vous étiez sûr de réussirque feriez-vous ? Toutes cesinterrogations poussentà la réflexion collective», détaille Pierre Moorkens.Et si le temps presse, au mieux, vous aurez trouvéune solution adaptée, au pire, une solution que vousassumerez collectivement !

Contrerlesbiaisnégatifs/ Lathéorie / Notre cerveau enregistre plus souvent

ce qui est positif dans sa mémoire à court terme etce qui est négatif dans sa mémoire à long terme.Une façon pour nos ancêtres préhistoriques de sesouvenir des dangers qu'ils affrontaient au quotiden,afin de rester toujours sur leurs gardes ! «Ce biaisde négativité nous fait nous sentir en danger. Or,quand on veut combler des faiblesses, on perd del'énergie. Il faut donc pouvoir contrebalancer ceteffet», remarque Stéphanie Noncent, coach certifiéeet fondatrice d'Opteamind.

/ Lapratique /Donnez toujours une part supplé-mentaire au positif. Identifiez le talent de vos colla-borateurs plutôt que leurs défauts. «J'organise souventdes réunions d'équipe où chaque participant exposesesdeux ou trois forces, ensuite s'engage un partagede points de vue entre eux», explique la coach. Auquotidien, le manager doit également lutter contreson propre biais d'excès de confiance en soi. Non, iln'est pas le seul à pouvoir résoudre un problème, ildoit donner l'occasion à sescollaborateurs de pro-poser des actions. Attention également au biais destéréotype : cen'est pasenvous entourant de collèguesperformants ou qui vous ressemblent que vous trou-verez forcément la meilleure issue à une crise. Suiviepar J. F. Kennedy au début de son mandat, cette stra-tégie a débouché sur le calamiteux épisode de l'inva-sion manquée deCuba... Mais le président américaina su réagir rapidement en faisant appel à des colla-borateurs ne partageant pas systématiquement sonavis. Enfin, sollicitez lesneurones miroirs (lire encadrépage 59) de vos équipiers en adoptant un comporte-ment exemplaire. «L'intelligence collaborative s'ap-puie sur le cerveau social. Les neurones miroirs

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génèrent l'envie d'avancer», précise David Destoc,directeur du cabinet d'accompagnement au change-ment Oasys Mobilisation. Plus vous vous montrerezempathique, positif, confiant, ponctuel, plus votreéquipe serainfluencée par cette attitude et s'efforcerade l'imiter. Attention, ça marche aussi si vous êtesagressif, arrogant, méprisant et toujours en retard !

Organiserdesréunionsinclusives/ La théorie / Par le biais des neurones miroirs,

notre cerveau se forme et grandit au contact del'autre. Cela signifie, d'une part, qu'un fonctionne-ment en silo risque de ne pasvraiment faire avancerleschosesdans votre entreprise. Et que, d'autre part,en réunion, vous avez tout intérêt à vous appuyersur quelques mécanismes cognitifs tels que le besoind'empathie, l'écoute et la contradiction, pour amé-liorer la prise de décision collective.

/ Lapratique / Lors d'une réunion, «commenceztoujours par le sujet et non par l'objet», insiste DavidDestoc. Le sujet, ce sont lesgens autour de la table :prenez quelquesminutes pour laisserchacun racontercomment il sesent, où en est son travail... «Chaqueréunion doit inclure une participation individuelleet une synthèse collective», ajoute Olivier Sibony,professeur affilié destratégie à HECPariset spécialistede l'application dessciencescognitives dans la prisede décision (lire page 76). Il propose, par exemple,de commencer une réunion enutilisant la techniquedu mémo. Ecrivez un court mémo sur la décision àprendre et donnez-le à chaque participant en débutde réunion. Demandez àchacun d'y noter ce qu'il enpense.Chacun lit ensuite cequ'il a couchésur le papieret la discussion débute. «Vous engagez ainsi les col-laborateurs à donner leur avis sansêtre influencéspar lesopinions desautresou par la vôtre», commenteOlivier Sibony. Une bonne façon de sedégager de lapensée moutonnière propre aux effets de groupe. *

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