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L'INDIVIDUATION DU STYLE ENTRE LUMIÈRES ET ROMANTISME José-Luis Diaz Armand Colin | Romantisme 2010/2 - n° 148 pages 45 à 62 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-2-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Diaz José-Luis, « L'individuation du style entre Lumières et romantisme », Romantisme, 2010/2 n° 148, p. 45-62. DOI : 10.3917/rom.148.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h27. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h27. © Armand Colin

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L'INDIVIDUATION DU STYLE ENTRE LUMIÈRES ET ROMANTISME José-Luis Diaz Armand Colin | Romantisme 2010/2 - n° 148pages 45 à 62

ISSN 0048-8593

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-2-page-45.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Diaz José-Luis, « L'individuation du style entre Lumières et romantisme »,

Romantisme, 2010/2 n° 148, p. 45-62. DOI : 10.3917/rom.148.0045

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Romantisme no 148 (2010-2)

José Luis DIAZ

L’individuation du styleentre Lumières et romantisme

Posée dès 1753 par Buffon, constamment citée avec le respect qu’onaccorde aux évidences ayant pignon sur rue, la formule célèbre – « le styleest l’homme même » – semble, une fois lancée, faire consensus et poserune vérité immobile. C’est à relativiser une telle apparence et à historisercette formule, mais surtout le paysage littéraire mouvant dans lequel ellese décline qu’est consacrée la présente étude. L’individuation du style esten effet un événement qu’on gagne à comprendre en observant les muta-tions globales d’un espace littéraire où d’autres grandes révolutionsconcomitantes ont lieu : sacre de l’écrivain, autonomisation de la littéra-ture, mise en cause de la notion de genre, redéfinition de l’« originalité »,sans oublier le processus d’ensemble qui concerne au plus près la ques-tion : individuation de l’écrivain, biographisation de la littérature 1. Car cen’est pas seulement le style qui s’individualise : c’est aussi l’écrivain. C’estl’homme, désormais, instance nouvelle (et non plus tant l’auteur…), quiest le principe créateur – et donc aussi le point d’origine auquel se doitde remonter toute véritable compréhension critique.

Quelle est donc la part du style dans l’individuation de l’auteur encette période de biographisation tous azimuts de l’expérience esthétique ?Comment la réflexion sur le style s’inscrit-elle dans les mutationsd’ensemble qui ont lieu ? Se concentre-t-elle de manière constante sur laproblématique de Buffon ?

PROGRÈS EN INDIVIDUATION UN PEU LENTS :LA BARRIÈRE DES GENRES

On le sait, la formule de Buffon ne veut pas dire dans le texte ce qu’onva lui faire dire ensuite. Le paysage mental dans lequel elle s’inscrit estloin d’avoir rompu avec l’épistémè classique. Quand on a en vue soncontexte, il n’y est pas question de valoriser l’originalité du style, liée à

1. Ce travail complète une étude de ces mutations plus amples : L’Homme et l’œuvre. Labiographisation de la littérature, Paris, PUF, coll. « Les Littéraires », 2010.

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l’idiosyncrasie du sujet écrivant. Tout au contraire presque, l’accent estmis sur l’idée qu’il faut surveiller son style, le faire aussi « noble », pleinde « majesté » qu’il se puisse, pour ne pas risquer de donner une mau-vaise image de soi. Le style apparaît bien comme marque individuante,mais d’une manière négative et policière : afin d’inviter l’écrivain à biense tenir en langue s’il veut que ses ouvrages deviennent immortels. Ainsil’écrivain n’est pas libre de se laisser aller à son penchant stylistique, loinde là. Son style le met à nu. Le lecteur surveille l’auteur ; et il est bonqu’il se sente surveillé. L’instance jugeante reste le public roi, nonl’intime appréciation du scripteur. Dans ces conditions, pas question deprôner le laisser-aller : Buffon conseille à l’écrivain « la défiance pour sonpremier mouvement ». Pas question non plus de se contenter de soignerson style : car il faut que l’ouvrage soit d’avance pensé, composé, avant lepassage à l’écriture. L’elocutio n’est ici que la perfection de la dispositio.Ainsi chez Buffon point du tout d’autonomisation du style ; et point nonplus d’individuation stylistique autre que négative.

Buffon s’inscrit ainsi dans un paysage que confirment les ordinairesdéfinitions du style qui ont cours. Pour que commence à se faire un lien,ténu, entre style et personne, il faut attendre l’édition de 1798 du Dic-tionnaire de l’Académie française 2. Quant à l’Encyclopédie, nulle trace danssa définition originelle (1765) d’individuation du style. Jaucourt n’ytraite pas tant du style que des styles : et les styles sont définis selon leniveau de langue (simple, tempéré, sublime) ; puis selon la division prose/poésie ; enfin, à l’intérieur de ces deux empires, en fonction des genres :épique, dramatique, lyrique, bucolique, d’une part ; style périodique,style coupé, style épistolaire de l’autre. De même le Dictionnaire philoso-phique de Voltaire (1764), à l’article intitulé (de façon symptomatique)« genre de style », pose que le style dépend du genre. Voltaire a d’ailleurstendance à pousser sa réduction des « genres de style » jusqu’à n’en rete-nir que deux :

[…] chaque genre d’écrire a son style propre en prose et en vers. On saitassez […] que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode[…]. Chaque genre a ses nuances différentes : on peut, au fond, lesréduire à deux, le simple et le relevé.

Ce n’est que dans la partie confiée à Marmontel du Supplément de l’Ency-clopédie (1776-1777), reprise dans l’Encyclopédie méthodique (1786) etdans les Éléments de littérature (1787), que l’idée d’un style personnel faitune entrée discrète : à titre de variable parmi d’autres du style, mais nonla première ni la plus importante. Défini comme étant le « caractère de ladiction », le style est « modifié » d’abord par le « génie de la langue » ; en

2. « On dit d'Un Écrivain, qu'Il n'a point de style, pour dire, qu'Il n'a point une manièred'écrire qui soit à lui […] », Dictionnaire de l'Académie française, 5e éd. (1798).

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second lieu seulement par les « qualités de l’esprit et de l’âme de l’écri-vain » ; en troisième lieu, « par le genre dans lequel il s’exerce, par le sujetqu’il traite, par les mœurs ou la situation du personnage qu’il fait parler,ou de celui qu’il revêt lui-même, enfin par la nature des choses qu’ilexprime 3 ». Le bref développement sur l’influence de l’« esprit » et du« caractère 4 » est ainsi encadré par un long préambule sur l’influence du« génie » des langues, puis par un exposé substantiel sur l’influence desgenres : influence d’autant plus importante que le genre-roi est pourl’instant le genre dramatique, ce qui fait que l’imitation du « caractère »des personnages passe avant l’expression stylistique de l’auteur. Certes,tout comme Marivaux (1734) Marmontel a recours à la notion de« manière » pour en référer à la part de ce qui, dans le style, est sousl’influence du « caractère » (et passe après l’influence de l’« esprit ») :

Le caractère de l’écrivain se communique aussi à ses écrits ; ses pensées ensont imbues, son expression en est teinte ; et l’énergie ou la faiblesse, lahardiesse ou la timidité, la langueur ou la véhémence du style, dépendentplus des qualités de l’âme que des facultés de l’esprit. Mais de la tournurehabituelle de son esprit, comme des affections habituelles de son âme,résulte encore, dans le style de l’écrivain, un caractère particulier, quenous appelons sa manière.

Pourtant, la poétique de Marmontel reste, comme celle de La Harpe(1799), une poétique normative des genres. Et elle se méfie de lamanière. Car les « singularités qu’[on] se donne par affectation, décèlenttoujours l’artifice ; et l’écrivain qui croit avoir une manière à soi n’est quemaniéré, n’a que de la manière ».

Situation semblable dans un traité versifié sur le style que publiel’abbé Cournand en 1781 5. Certes, la préface met l’accent sur ce quidans le style provient du « génie de l’Auteur » : mais à égalité avec ce quiprovient du « genre de l’ouvrage ». Et si un autre passage insiste surl’intérêt qu’il y a à connaître la vie privée des « grands hommes », c’estpour comprendre le genre qu’ils ont choisi 6. Décidément, le genre primele style. Ce que confirme le plan du traité, qui distingue quatre grandsstyles : le simple, le gracieux, le sublime et enfin le sombre (innovationpréromantique).

3. Encyclopédie méthodique. Grammaire et littérature, Paris, Panckoucke, t. III, 1786,p. 417.

4. Jaucourt, article « Style », Encyclopédie, Neuchâtel, Fauche, s.d., t. XV, 1765,p. 551-552.

5. Les Styles, poëme en quatre chants, Paris, Duchesne, 1781.

6. « Nous n'étudions point assez la vie des grands hommes […] ; il faudroit les suivre dansles détails de leur vie privée, nous y trouverions peut-être la cause de leurs succès, nous verrionspourquoi ils ont réussi dans un genre plutôt que dans un autre », ibid., p. XII-XIII.

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LE STYLE COMME « EMPREINTE »

Pour que l’idée d’une individuation du style progresse, il faudra doncque l’édifice poéticien des genres faiblisse. Ce dont on commence à avoirquelques signes à la fin du XVIIIe siècle, dans l’orbite du préromantisme.Ainsi dans la manière qu’a Suard de mettre le « style épistolaire » horsgenres et préceptes, tout comme dans la critique adressée par Mercier au« style des hommes de Cour », à tort vanté pour être « simple 7 ». Le pre-mier pose que « le style épistolaire est celui qui convient à la personne quiécrit et aux choses qu’elle écrit », tout en s’insurgeant contre « ces distinc-tions de genres et de tons qu’on est parvenu à introduire dans la littéra-ture 8 ». Et de conclure : « On n’a véritablement un style que lorsqu’on acelui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit,modifié par le sentiment qu’on éprouve en écrivant. » Chez le second,l’éloge de « l’innovateur en fait de style 9 » s’assortit d’une mise en reliefde l’individuation stylistique bien plus nette que chez Buffon : « Le styleest l’empreinte de l’âme », « il ne s’apprend point, […] ne s’imitepoint 10. » De là, aux antipodes de Buffon, une insistance sur le naturel,qui valorise « l’Auteur qui s’abandonne au vrai mouvement de son âme »,et a donc « un idiome » à lui 11. De là aussi une conception positive del’originalité, absente chez Buffon, et qui file la métaphore del’empreinte : « Les mêmes talens ne peuvent précisément se reproduire,parce que quand la Nature forme une tête, elle lui donne une empreinteparticulière, et le cachet est à jamais brisé 12. »

Mme de Staël elle aussi remarque que « le style des ouvrages estcomme le caractère d’un homme 13 ». Elle aussi valorise le « style del’âme 14 ». Mais elle n’en reste pas moins paradoxalement proche de Buf-fon, qu’elle critique souvent 15. Chez elle aussi, que le style soit un révé-lateur de l’homme, cela entraîne l’obligation de le surveiller. Et commeelle est en quête du style convenant « à des écrivains philosophes, chez

7. Louis-Sébastien Mercier, De la littérature et des littérateurs, Yverdon, 1778, p. 54.

8. « Du style épistolaire et de Mme de Sévigné », Mercure de France, 1778, repris dans Élé-ments de littérature, publiés par J. B. A. Suard, Paris, Dentu, 1803, t. III, p. 232.

9. Op. cit., p. 37.

10. Ibid., p. 54.

11. Ibid., p. 87-88.

12. Ibid., p. 1-2.

13. Ibid., p. 380.

14. De la littérature considéré dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), éd.A. Blaeschke, Paris, Garnier, 1998, p. 392.

15. En l’accusant de s’être « complu dans l’art d’écrire » (ibid, p. 279) ou en l’opposant àRousseau : « M. de Buffon colore son style par l’imagination : Rousseau l’anime par son carac-tère ; l’un choisit ses expressions, elles échappent à l’autre », Lettres sur les écrits et le caractèrede Jean-Jacques Rousseau, s. l., 1788, p. 4.

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une nation libre », elle attend d’eux non l’abandon au naturel, mais« cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère del’homme dans l’écrivain 16 ». Pourtant elle aussi a recours à la métaphorede l’empreinte lorsqu’elle affirme que « cette sorte de style » n’est point« un art que l’on puisse acquérir avec de l’esprit, c’est soi, c’estl’empreinte de soi 17 ». Métaphore qui hante la notion de « caractère », siimportante dans la psychologie naissante, et qu’on retrouve chez l’ana-lyste le plus aigu alors du « style d’auteur », Joubert :

Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière. Il s’affectionne à desmots d’un certain son, d’une certaine couleur, d’une certaine forme, et àdes tournures de style, à des coupes de phrase où l’on reconnaît sa main,et dont il s’est fait une habitude. […] On reconnaît souvent un excellentauteur, quoi qu’il dise, au mouvement de sa phrase et à l’allure de sonstyle, comme on peut reconnaître un homme bien élevé à sa démarche,quelque part qu’il aille 18.

Mais qu’on prenne garde aux limites que Joubert pose aussitôt. Qui veutêtre lu doit effacer ses empreintes : « Quand votre phrase est faite, il fautlui ôter avec soin les coins et les autres empreintes de votre calibre parti-culier. Il faut l’arrondir, afin qu’elle puisse entrer facilement dans lesautres esprits. » Et si sa condamnation du « style livrier 19 » s’inscrit dansl’esprit du préromantisme ambiant, il estime que « le style tempéré seulest classique 20 ».

Désormais, si la formule de Buffon a force de loi, c’est selon la réin-terprétation préromantique qu’en ont imposée Mercier, Joubert et Mmede Staël, et qu’on retrouve jusque chez Bonald (1806). L’idée que le styleest empreinte est partout. Un professeur d’éloquence tel qu’Andrieux sejoint lui-même au chœur. Acquiesçant à Buffon, il se plaint qu’il y ait« peu même d’écrivains de profession dont on puisse dire qu’ils aient unstyle ! » Et il ajoute : « Cependant, pour être regardé comme un bonécrivain, ne faut-il pas joindre au talent de bien écrire, celui d’avoir, enécrivant, sa manière propre, son cachet et comme sa physionomie 21 ! » Lanotion de « cachet » file ici la métaphore de l’« empreinte », tandis quecelle de « physionomie » creuse le sillon physiologie – qu’indiquait chezJoubert la notion de « démarche », et qu’on retrouve dans telle formule

16. De la littérature…, op. cit., p. 390.

17. Ibid.

18. Pensées de Joubert : précédées de sa correspondance et d'une notice par Paul Raynal,4e éd., Paris, Didier, 1866, t. II, p. 85-86.

19. « Il est un style livrier, qui sent le papier et non le monde, les auteurs et non le fond deschoses », ibid., t. II, p. 292.

20. Ibid., t. II, p. 290.

21. Fr. Andrieux, « Cours de grammaire et de belles-lettres », Journal de l’école poly-technique, t. IV, 1810, p. 197.

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du Globe sur le style comme « corps de la pensée 22 ». Pourtant, niAndrieux, ni Lemercier, ni Boiste n’en ont fini avec l’idée que le styledépend surtout du genre. C’est donc là l’un des premiers fronts quedevra ouvrir la révolution romantique.

CONTRE LE « STYLE-MODÈLE »

Dès 1827, Hugo dénonce « l’arbitraire distinction des genres 23 ».Vigny confirme : « Le germe de la grandeur d’une œuvre est dansl’ensemble des idées et des sentiments d’un homme, et non pas dans legenre qui leur sert de forme 24. » Hippolyte Fortoul conclut : « Il n’y apas de genres, il n’y a que des hommes 25. » Si ces formules sont des slo-gans, pas toujours suivis d’effet, l’espace littéraire qu’elles redéfinissentouvre néanmoins une bien plus grande liberté au style. Délivré de la clô-ture des genres, il sera le cachet sui generis que chaque écrivain novateurappose sur la langue commune.

Dès lors, quelles seront les inflexions nouvelles que l’école romantiqueva apporter en matière de style ? Preuve que le consensus quant à sonindividuation est loin d’être évident, le geste initial consiste dans ladénonciation des normes stylistiques des « rhéteurs ». On s’en prend àl’idée qu’il existe un seul « style ». C’est là un front commun du combatdes romantiques contre les classiques. S’y retrouvent, en 1827-1829, lestrois théoriciens du second Cénacle : Sainte-Beuve, Hugo, Deschamps. Àceux qui font du style de Racine un style-modèle, Sainte-Beuve rétorque :

[…] ce style est le produit d’une organisation rare et flexible, modifiée parune éducation continuelle et par une multitude de circonstances socialesqui ont pour jamais disparu ; il est, autant qu’aucun autre, […] marqué aucoin d’une individualité distincte […]. D’où il résulte […] que vouloir éri-ger ce style en style-modèle […], y rapporter toutes les autres manièrescomme à un type invariable, c’est bien peu le comprendre 26 […].

Et Sainte-Beuve d’opposer le style de Régnier 27, voire celui de Boileau,qui a « une couleur, une texture », à celui de Jean-Baptiste Rousseau qui

22. « Le style pour quelques critiques n’est que l’art d’écrire correctement et avec un élé-gance convenue. Pour M. Delécluze et pour nous, c’est bien autre chose. Le style est le corps dela pensée », « Littérature. À l’éditeur du Globe », Le Globe, 18 octobre 1827, t. V, p. 451.

23. Préface de Cromwell (1827), Œuvres complètes, éd. J. Massin, Le Club français du livre,1970 [désormais OCH], t. III, p. 62.

24. « Réflexions sur la vérité dans l’art » [1829], préface de Cinq-Mars, Œuvres complètes,éd. Baldensperger, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1965, p. 20.

25. « Littérature. – De l’art actuel », Revue encyclopédique, juillet-août 1833 [paru en 1834],t. LIX, p. 112.

26. « Racine », Revue de Paris, 17 janvier 1830, Portraits littéraires, Œuvres, éd. M. Leroy,Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » [désormais PL], t. I, p. 758.

27. « Mathurin Régnier et André Chénier », Revue de Paris, 16 août 1829, PL, p. 811.

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« ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame ».Conclusion : « Le style de Rousseau n’existe pas 28. »

Dans la Préface de Cromwell, même dénonciation du style que prônela muse bégueule des néo-classiques, « accoutumée qu’elle est aux caressesde la périphrase » :

Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on avu partout, rhétorique, lieux communs, fleurs de collège, poésie de verslatins. Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poètes decette école sont élégants à la manière des princes et des princesses dethéâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasinmanteaux et couronnes de similor 29 […].

D’où requête que le style se fasse inventif. Tenant « en laisse la gram-maire », le créateur véritable « peut oser, hasarder, créer, inventer sonstyle », il « en a le droit 30 ». Ce qui conduit Hugo à opposer le style clas-sique, périphrastique et sobre d’images jusqu’à l’abstinence, au styleromantique, adepte du mot propre et de la métaphore. Antithèse sanscesse reprise ensuite, mais que dès 1829 confirme un grand article sur le« style symbolique » de Pierre Leroux. Posant que « poésie et métaphoresont une même chose », Leroux met en lumière l’importance nodale dela métaphore et de ses dérivés dans la « révolution dans le style » opéréepar la « nouvelle école 31 ».

Même combat chez Émile Deschamps en 1828. Lui aussi s’en prendà l’idée qui a cours chez les « gens du monde » selon laquelle « écrire salangue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose ».« Il y a une manière de très mal écrire littérairement ; c’est d’écrirecomme tout le monde. » Le style est « cette qualité sans laquelle lesouvrages sont comme s’ils n’étaient pas 32 ». Si Deschamps s’abrite sousl’autorité de Buffon, son paysage mental suppose en fait une tout autrenotion du style, bien plus « stylicienne » déjà, plus attentive à la palettede formes que mobilise un style d’auteur : « C’est l’ordre des idées, lagrâce ou la sublimité des expressions, l’originalité des tours, le mouve-ment et la couleur, l’individualité du langage, qui composent le style 33. »Ce qui concorde avec l’insistance de Sainte-Beuve sur le « rythme » et la

28. « Jean-Baptiste Rousseau », Revue de Paris, 7 juin 1829, PL, t. I, p. 784.

29. Préface de Cromwell, OCH, t. III, p. 73.

30. Ibid., p. 76.

31. Le Globe, 8 avril 1829, p. 220-223.

32. Émile Deschamps, Études françaises et étrangères (1828), 5e éd., Paris, Levavasseur etCanel, 1831, p. LIII.

33. Mais Deschamps n’est pas conscient lui-même de ces différences. Sans avoir manifeste-ment relu Buffon, il affirme, après cette énumération de ce qui compose le style – aux antipodesde la pensée de Buffon : « C’est après une peinture éloquente de ces qualités que Buffon a dit :Le style est l’homme même », ibid.

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« facture 34 », comme avec celle de Deschamps sur la « partie artiste de lapoésie », opposée à sa « partie intellectuelle et littéraire ». Et Deschampsd’inviter Villemain à appliquer « son étonnante sagacité à l’étude appro-fondie du rythme, de l’harmonie, de la fabrication du vers ou de lastrophe, enfin de tout le matériel poétique 35 ». Leçon que, trop rhéteur àl’ancienne, il est bien incapable de mettre en application…

UN MATÉRIALISME STYLISTIQUE :PORTRAIT DU POÈTE-ARTISTE EN « HOMME DE STYLE »

Le Cénacle rompt ainsi avec l’antiformalisme affiché du tout premierromantisme, celui de Lamartine 36 mais aussi du Hugo des Odes (1822),dont la préface affirmait : « La poésie n’est pas dans la forme des idées,mais dans les idées elles-mêmes 37. » Désormais, une nouvelle figure auc-toriale se dégage : le « poète-artiste 38 », « homme de style », attentif à la« forme », tout en étant ouvert à la diversité esthétique du monde. Ledébat sur le style concerne certes le drame, avec l’opposition bien connuede Hugo et de Stendhal quant au vers (qui, selon Hugo, « rend plussolide et plus fin le tissu du style 39 »). Mais il concerne de plus en plus lapoésie. Alors que Buffon avait formulé sa conception du style en hommede lettres et de science, dans une espace épistémique non encore clivé parl’autonomisation de la littérature, désormais le débat sur le style concerneau premier chef le genre qui la manifeste le mieux. Le droit qu’a le poètede frapper la langue « à sa marque » commence à être admis. Observantla poésie contemporaine, c’est ce que constate le timide Magnin : « Cha-cun parle sa langue ; car, à titre de poètes, chacun a la sienne. » Et s’iln’approuve pas sans réserves « cette sorte de souveraineté sur le langage,ce droit de le refrapper à sa marque », il est bien forcé d’admettre que cedroit est pris « d’autorité par la poésie ». Et de détailler les marques sty-listiques qui constituent le « cachet de la nouvelle école » : « figures, allé-

34. « […] l’école nouvelle en France a continué l’école du XVIe siècle sous le rapport de lafacture et du rythme », Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre fran-çais au XVIe siècle (1828), Paris, Fasquelle, Bibliothèque-Charpentier, s. d., p. 283.

35. Op. cit., p. XXV.

36. Voir son aveu à Hugo le 23 décembre 1824 : « Quel homme qui dans deux strophes faitdeux fautes d’orthographe ! Mon principe est cependant qu’il en faut faire en vers, sans cela lagrammaire écrase la poésie » (OCH, t. II, p. 1458).

37. Préface des Odes et poésies diverses, juin 1822, OCH, t. II, p. 5.

38. Cette nouvelle figure est, selon Gérald Antoine, en partie une création du JosephDelorme. Sainte-Beuve y « prend place au rang des poëtes-artistes – c’est son mot, et il le répète– c’est-à-dire de la génération poétique la plus moderne […]. De ses Pensées sortira une généra-tion de poètes-artistes, attentifs à doubler les puissances de l’inspiration par les sortilèges calcu-lés de la forme, à la fois peinture, harmonie et rythme » (Vie, poésies et pensées de JosephDelorme, 1829, éd. G. Antoine, Paris, Nouvelles éditions latines, 1956, p. LXXXVII).

39. Préface de Cromwell, OCH, t. III, p. 74.

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gories, paraboles », « césure mobile, richesse de rimes, épithèteschromatiques, et numériques, mètres savants et variés », sonnet 40. Remiseau goût du jour de ce que le XVIIIe siècle appelait la « poésie du style ».

Il y a là une révolution stylistique, que complète une révolution esthé-tique qui donne plus de matérialité sensible, plus d’aesthesis au langage poé-tique. Car voici parallèlement la poésie définie non plus comme « un genrede littérature », mais comme « un art, par son harmonie, ses couleurs et sesimages 41 ». Ainsi, la ruine de la poétique, fondée sur la hiérarchie des genres,dégage à terme la possibilité d’une stylistique, ayant pris acte de l’infinitéidiosyncrasique des styles. Mais elle permet aussi l’émergence parallèle del’esthétique, où la poésie-art est destinée à jouer un rôle fondamental 42.

Le débat sur le style change ainsi de pivot : la question de son indivi-duation reste centrale, mais elle se lie désormais à celle de sa matérialitéformelle. Dès lors, la revendication de la liberté individuée du styles’accompagne d’une prise en considération plus nette des variables for-melles qui constituent un style d’auteur. Question plus importanteencore pour la poésie. En effet, bien avant Mallarmé, Deschamps saitqu’elle est « l’art le moins palpable, […] celui enfin qui a le grand désa-vantage sur les autres arts de n’avoir pas une langue à part et d’être obligéde s’exprimer avec les mêmes signes qu’un exploit d’huissier 43 ». Sondémarquage stylistique est donc plus essentiel que pour les autres genres.

En 1834, dans Littérature et philosophie mêlées, Hugo poursuit cesdeux combats désormais liés : insistance sur la liberté individuelle dustyle, affirmation de l’importance de la forme. Ce nouveau manifeste metla « forme » au centre de la création 44 :

La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absoluequ’on ne pense. C’est une erreur de croire […] qu’une même pensée peuts’écrire de plusieurs manières, qu’une même idée peut avoir plusieursformes. Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est propre […]. Tuezla forme, presque toujours vous tuez l’idée. […] Aussi tout art qui veutvivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions deforme, de langage et de style 45.

40. « Poésie. Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme », Le Globe, 11 avril 1829, t. VII,p. 228-229.

41. Préface des Études françaises et étrangères, op. cit., p. XVII-XVIII.

42. Voir mon étude : « L’invention de “l’Art”, ou De la poétique à l’esthétique (1800-1850),actes du IIe Congrès de la Société des études romantiques : L’Esthétique en acte, Nanterre,Presses de Paris X, p. 2009, p. 27-47.

43. Op. cit., p. XVIII.

44. Manifeste que Hugo attiédit lorsque, se retournant sur son passé, il soutient qu’il n’ajamais formulé le slogan de « l’art pour l’art » (William Shakespeare, OCH, t. XII, p. 283). Vraide l’énoncé précis, c’est moins vrai de l’idéologie qui le sous-tend.

45. OCH, t. V, p. 30.

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Après cette magnification de la forme, Hugo dénonce une fois encore lesconventions stylistiques impersonnelles qu’une langue ancienne proposeet dont se contentent ses usagers routiniers :

Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littéra-ture, qu’elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu’elle estfaite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, […] ils’échappe, comme une écume, de l’ensemble des ouvrages qui composentsa richesse littéraire, […] une certaine masse flottante de phrases conve-nues, d’hémistiches plus ou moins insignifiants,

Qui sont à tout le monde et ne sont à personne 46.

Se faisant historien de la langue, Hugo met en perspective la liberté sty-listique conquise par le romantisme, qui avait besoin d’inventer une« langue poétique » :

C’est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, lespoëtes de nos jours, […] ont soumis la langue à cette élaboration radicale[…] qui a été prise d’abord pour une levée en masse de tous les solé-cismes et de tous les barbarismes possibles, […]. Il fallait d’abord colorerla langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur 47.

Définissant les assouplissements et enrichissements stylistiques auxquels adû procéder la nouvelle littérature, Hugo proclame : « L’avenir […]n’appartient qu’aux hommes de style 48 ». D’où l’éloge camarade faitd’Émile Deschamps : « […] il y a dans M. Deschamps, non seulementun poète, ce qui est peu de chose, mais encore un grammairien et un pro-sodiste. […] l’abondance des images, l’invention pittoresque des détails,l’ordonnance habile des compositions, la richesse des couleurs. C’est là, lapart des poètes 49. »

« LE STYLE POUR LE STYLE »

Une telle idéologie littéraire engendre des résistances. Ses adversairesdénoncent un « matérialisme » qui accorde une prééminence indue à laforme. Un critique proclassique félicite Daru de ce que sa poésie neconsiste pas dans cet « inutile assemblage de mots dont la vaine harmoniefait de la poésie actuelle une sorte de musique sans paroles 50 ». Au Globe,on n’aime pas la poésie des Orientales : poésie pour les yeux, où se mani-

46. Ibid., p. 95. Ce texte reprend un article de 1822 (OCH, t. II, p. 46).

47. Ibid., p. 33.

48. Ibid., p. 35.

49. « Études françaises et étrangères, par Émile Deschamps », L’Album, 20 décembre 1828,OCH, t. III, p. 1081.

50. « Institut royal de France. Séance annuelle des quatre académies, le 24 avril », Mercurede France, 1824, t. X, p. 158.

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feste un pur « génie du style », signe d’un « matérialisme nouveau 51 ».Jusque dans les colonnes de L’Artiste, on se plaint de ce « matérialisme »stylistique qui « s’est emparé de l’art », les écrivains ayant cru à tort« qu’on refaisait le fond par la forme 52 ». Et de dénoncer d’un mêmegeste un tel matérialisme et la tendance à l’originalité outrancière : « Sousce déluge d’originalités, notez que le lecteur est assourdi ; on l’accabled’extraordinaire. C’est un style qui hurle comme une trompette ; despanoramas à user des bottes de sept lieues 53 […]. »

On retrouve de telles résistances chez certains écrivains romantiques,et d’abord chez un membre en rupture de Cénacle : Musset. Tant il veutse démarquer de cette « école rimeuse » qu’un critique en vient à dire àson propos : « Quant à la forme, c’est du dandisme pur 54. » Dans cemême esprit dandy, son frère Paul fait de la surenchère : « Le style est lemoindre de mes soucis 55. »

Il arrive même qu’un écrivain aussi soucieux de style que Balzacéprouve le besoin de se distancier des « phraséologues », à l’originalitéartificielle : « Avec votre permission, messieurs les phraséologues, jetrouve ce genre de narration beaucoup trop fatigant, et je voudrais biensubstituer à ce style, mon cher J. Janin, quelque chose de plus naturel, demoins étudié 56 ». Le Globe 57 et Sainte-Beuve ironisent sur le style deJanin, en passe de devenir un nouveau code : « piquant, pétillant, servi àla minute 58 », mais fabriqué, poseur. Jusque dans la revue L’Artiste, cer-tains raillent ce Deburau de la langue : ce n’est qu’un « styleur 59 » !

Mais c’est surtout dans le camp antiromantique que la résistance estvive. Côté humanitaire, l’opposition contre « l’art pour l’art » est unerésistance contre le « style pour le style ». Fortoul, Saint-Chéron, àLeroux y contribuent, mais c’est Proudhon qui l’exprime avec le plus devirulence : « Le style pour le style a produit de nos jours la littérature

51. « Littérature. Au rédacteur du Globe, 15 avril 1829, t. VII, p. 238.

52. Anon., « Notre-Dame de Paris, par M. Victor Hugo », L’Artiste, 27 mars 1831, t. I,p. 104.

53. Ibid.

54. [Duvergier de Hauranne], « Poésie. Contes d’Espagne et d’Italie, par M. A. de Musset »,17 février 1830, p. 10.

55. Paul de Musset, Samuel, Paris, 1833, p. X.

56. Les Deux amis (1830), Œuvres diverses, éd. R. Chollet et R. Guise, Paris, Gallimard,coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 682.

57. 15 avril 1830, t. VIII, p. 240.

58. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 13 mai 1850, t. II, p. 83.

59. Janin est « ce jeune styleur à visage joyeux », un « Janus qui […] bouleverse les règlesqu’il a établies […] », « Contes fantastiques et littéraires, par M. Jules Janin », La France litté-raire, octobre 1832, p. 219. Le mot revient dans la même revue en 1833, à propos d’un auteurde théâtre, « Anicet-Bourgeois, le grand faiseur et non le bon styleur », « Théâtres », La Francelittéraire, 1833, t. V, p. 213.

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expéditive, et l’improvisation sans idées ; l’amour pour l’amour conduit àla pédérastie, à l’onanisme et à la prostitution ; l’art pour l’art aboutit auxchinoiseries, à la caricature, au culte du laid 60. »

Même combat réactionnaire à la Revue des Deux Mondes et dans sesparages. En 1851, Montégut dénonce Hugo en tant que pur « homme destyle », qui a pourtant la prétention de faire la leçon aux politiques 61.Louis Reynaud se moque de la déconvenue des « hommes de style », aux« existences froissées » par 48 62. Mais c’est Nisard qui, face au style deChateaubriand, manifeste la plus nette conscience de la révolution qu’estl’autonomisation du style : « […] le style [est] devenu un but ; il y [a] despenseurs et des hommes de style ; distinction […] qui n’eût pas été com-prise de nos ancêtres, mais qui est un fait de ce temps-ci, dont il n’est paspermis de ne point tenir compte […]. » Avec une lucidité historiquedont il faut lui savoir gré, Nisard réalise que cette « époque du règneabsolu du style » est à des années-lumière de Buffon :

Encore n’est-ce plus même le style, comme le définissait le grand écrivainBuffon, dont le discours sur le style est premièrement un discours surl’art de concevoir et de disposer un sujet ; c’est le style séparé de ce quien est la matière, le style existant par lui-même, le style au mot le mot, lestyle pour le style.

De ce travers moderne, Chateaubriand lui-même n’est pas indemne.L’occasion pour Nisard de mieux mesurer la distance qui sépare Buffonde l’autonomisation contemporaine du style :

Je n’ai pas besoin de dire que je place M. de Chateaubriand avant cetteépoque du règne absolu du style, […] mais toutefois à une époque déjàde déclin, quand l’équilibre entre l’instinct et l’extrême culture menacede se rompre, que l’art d’écrire glisse vers le style, qu’on prend pour unedéfinition cette belle parole de Buffon, qui n’est en soi qu’une conclu-sion : « Le style, c’est l’homme 63 » […].

Soutenant l’école intime contre l’école artiste, la Revue des Deux Mondescombat une telle conception du style, plus encore lorsque Gautier etBanville la radicalisent. Charles Labitte et Alfred Crampon dénoncent lesoutrances des « jeunes matamores de l’art pour l’art » : « […] ce ne sontque bleus froids, violets glacés, gris souris. – Zébré, nacré, chamarré, strié,

60. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou Philosophie de lamisère, Paris, Librairie internationale, 1867, t. I, p. 182.

61. « Quel devoir s'impose, quel but s'assigne M. Hugo, lorsqu'il monte à la tribune ? […] ilne remplit d'autre devoir que celui d'homme de style et d'écrivain », « De la vie littéraire depuisla fin du XVIIIe siècle », Revue des Deux Mondes, 1er avril 1851, p. 102.

62. Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques, 2e éd.,Paris, Michel Lévy, 1861, p. 198.

63. « Du dernier ouvrage de M. de Chateaubriand », Revue de Paris, octobre 1836, Paris,t. XXXIV, p. 160-161.

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écaillé, truculent, voilà les épithètes ». S’ensuit une déploration de la déca-dence qui affecte ce bijou national, la prose française :

Tel est le style contre lequel on a échangé la prose que Montesquieu avaitanimée d’un si vif esprit, Buffon d’une si haute majesté, et Rousseau detant d’éloquence et de feu ! Était-elle donc réellement impuissante, cetteprose des maîtres, à rendre les conceptions de M. Gautier 64 ?

Même réquisitoire chez Labitte :

Le vocabulaire est pour M. Th. Gautier un véritable sérail où il commandeen maître. Par malheur, cet amour aveugle et véhément de la forme faitrejeter l’idée sur le second plan ; le sentiment n’est plus qu’un vassal decette langue opulente et expressive qui s’enivre d’elle-même et se contemplecomme Narcisse. […]. Chez M. Gautier, c’est le langage qui a le pas […].

Tout en condamnant la « domination de l’image » et la « suprématie del’expression », ce critique débouche sur un paradoxe : plus un style estpersonnel, plus il est aisément imitable. Plus donc il y a risque qu’il nedevienne commun :

Voilà l’inconvénient d’avoir une manière, un parti pris, et des habitudesinvétérées dans le style. C’est un pli qui ne vous quitte plus et commeune senteur qui vous trahit tout d’abord. Ajoutez qu’une certaine unifor-mité se glisse ainsi à la longue, et que la nécessité oblige, pour varier et serajeunir, d’exagérer encore le procédé dont on est l’esclave 65.

IDIOSYNCRASIES À L’EMPORTE-PIÈCE

Cette idée que le style moderne est un style gravé, où l’empreinte sefait marque infamante, est un thème cher à Sainte-Beuve selon qui lesgrands écrivains sont, depuis Rousseau, des « perturbateurs d’atti-cisme 66 ». De quoi retrouver du charme à la « parole unie » :

Byron dit du style d’Hazzlit qu’il ressemblait à une éruption de petite vérole.Presque tous les styles modernes sont dans ce cas, plus ou moins gravés. Laparole lisse, unie, polie, quand on la retrouve, en tire du charme 67.

Lisant Gautier, Sainte-Beuve craint que « l’excessif ragoût de style[n’]engendre vite le dégoût 68 ». Car la conséquence paradoxale du mou-vement concomitant d’individuation et de matérialisation du style, c’est

64. Alfred Crampon, « Critique littéraire. – Les Fantaisistes », Revue des Deux Mondes,1er novembre 1852, t. IV, p. 590.

65. Charles Labitte, « Simples essais d’histoire littéraire. VII. Le grotesque en littérature »,Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1844, t. VIII, p. 508.

66. « La marquise de Crequi. Fin », 6 octobre 1856, Causeries du lundi, Paris, Garnier, s. d.,t. XII, p. 484-485.

67. « Pensées et fragments », Portraits contemporains [désormais PC], t. III, p. 209.

68. « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1838, t. XV, p. 869.

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la codification de ces individuations à outrance, et donc aussi le repérageaisé des formes qui les manifestent : épithètes rutilantes, mots rares,métaphores, phrases coupées, rejets, etc. Voici donc les critiques soumisà une double tentation : dénoncer l’individualisme accrocheur qui carac-térise les styles modernes, ou en montrer les effets d’école.

Sainte-Beuve condamne l’individualité outrée du style, à une époqueoù elle se fait crûment physiologique :

Les poésies, les romans sont arrivés à un tel degré d’individualité, commeon dit, à un tel déshabillé […] ; le style, à force d’être tout l’homme, esttellement devenu non plus l’âme, mais le tempérament même, qu’il est àpeu près impossible de faire de la critique vive et vraie […], sans fairepresque de la physiologie à nu sur l’auteur ou parfois de la chirurgiesecrète 69 […].

Quant à penser que ce style outrancièrement personnel finit très vitepar avoir son code, que loin d’être une particularité propre à tel ou telécrivain, il devient style d’école, c’est là une idée qui court depuis la finde la Restauration. Dès février 1830, Duvergier de Hauranne dénoncele « code romantique », tout en donnant acte à Musset d’avoir renoncéaux « longues énumérations descriptives qui [en] sont devenues commeune des lois 70 » : un nouveau « canon » n’a pas tardé à remplacerl’autre… Magnin se plaint, en revanche, que Vigny soit resté fidèle à la« césure mobile », qui est « la cocarde du bataillon sacré 71 ». En 1835,un critique trouve que Les Chants du crépuscule emblématisent toute« l’économie du style de l’école romantique », telle que l’a biendécrite… Joseph Delorme 72. Mais, à cette époque, le second Sainte-Beuve dénonce lui-même les ravages d’une telle stéréotypie. Elleconduit entre autres à un style uniformément colorisé : « La forme et lestyle poétiques sont […] tombés, en quelque sorte, dans le domainepublic ; il coule devant chaque seuil un ruisseau de couleurs, il suffit desortir et de tremper 73. »

69. « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1838, t. XVI, p. 365. Reprisdans « Pensées et fragments », PC, t. II, p. 529.

70. [Duvergier de Hauranne], « Poésie. Contes d’Espagne et d’Italie, par M. A. de Musset »,17 février 1830, t. VIII, p. 11.

71. Charles Magnin, « Poésies, par M. le comte Alfred de Vigny, auteur de Cinq-Mars », LeGlobe, 9 mai 1829, t. VII, p. 294.

72. «“L'insouciance et la profusion qui donnent une allure si particulière aux larges périodesde notre poète, dit Joseph Delorme, cette foule de participes présens quittés et repris, ces phrasesincidentes jetées adverbialement, ces énumérations sans fin qui passent flot à flot, ces si, cesquand éternellement reproduits […], tout cela n'est-il donc rien pour caractériser une manière ?”Ajoutez les enjambemens et la richesse de la rime, il serait difficile de mieux résumer toute l'éco-nomie du style de l'école romantique […] », A. R Bouzenot, « Bulletin littéraire. Les Chants ducrépuscule, par M. Victor Hugo », Revue de Paris, 1835, t. XII, p. 56-57.

73. Sainte-Beuve, « Pensées et fragments », PC, t. II, p. 531.

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Mais c’est aussi Gautier en personne, destiné à subir les foudres dela Revue des Deux Mondes pour cause d’individualité stylistique tropvoyante, qui grossit le camp des sceptiques. Vendant la mèche, il semoque de la facilité qu’il y a à « faire » les « différents styles » :« l’artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu » et « en yprenant des noms de peintres en i ou en o […] ; le dantesque aumoyen de l’emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c’estpourquoi ; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah ! anathème ! malé-diction ! enfer ! ainsi de suite 74 […] ». Gautier est donc très tôt sensibleà la part de sociolecte qui, par renversement paradoxal, est l’ordinaireconséquence d’une idiolectalisation trop systématique. Le premier, ilparle de poncif (mot de rapin). Et il joue à se prendre lui-même sur lefait : une fois, en commençant une description d’orgie avec sabbats etsorcières à la clé, avant de se raviser : « Pouah ! pouah ! voilà un com-mencement fétide, c’est le poncif de 1829 75 » ; une autre, en lançantune autre description d’orgie, avant de se raviser : « […] cette formede phrase, qui florissait la semaine passée, n’est plus déjà de mise danscelle-ci 76 […] ».

La crainte que ces idiosyncrasies à l’emporte-pièce ne se retournenten stéréotypies invite Sainte-Beuve à rêver pour le critique un stylepeu marqué, voire un non-style 77. De même, Émile Souvestre applau-dit George Sand de ne pas succomber au style romanesque à la mode.Elle n’a ni « le prosaïque parlage des anciens romanciers ni les cha-toyantes arabesques en vogue de nos jours ». « Sans contrastes heurtés,sans boutades fantasques », son style est « dépouillé de cette phraséolo-gie redondante, espèce de brodage à la mécanique qui défigure toutepensée par ses vulgaires ornements 78 ». S’ensuit la condamnation desstyles à cachet :

Ce que l’on appelle le cachet d’un écrivain en fait de style est rare-ment autre chose que la monotonie d’une forme. On reconnaît aumilieu de toutes ses originalités prétendues la même note résonnantcomme le bourdon qui accompagne la musette pastorale, et ces âmes,pareilles aux timbres d’horloge, semblent n’avoir qu’un seul côté quiretentisse 79.

74. Théophile Gautier, Les Jeunes-France, romans goguenards (1833), Paris, Charpentier,s.d., p. 89.

75. Ibid., p. 230.

76. Ibid., p. 231.

77. « Une des conditions du génie critique […], c'est de n'avoir pas d'art à soi, de style »,« Du génie critique et de Bayle », Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1835, Portraits litté-raires, op. cit., t. I, p. 989.

78. Étienne Souvestre, « Du roman », Revue de Paris, octobre 1836, t. XXXIV, p. 127-128.

79. Ibid, p. 128.

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« LE STYLE EST ENTRAILLES »

Mais c’est loin d’être là la pensée dominante. Tout au contraire, Sandest régulièrement accusée par la critique de ne pas avoir de style. Granierde Cassagnac le démontre. Voici d’abord sa définition du style :

Le style, c’est la manière dont ceux qui se servent d’une langue utilisentindividuellement les matériaux qu’elle fournit : le style, c’est donc uneméthode, un procédé, un art. Tout art a ses données générales, ses règles.[…] Ce style, c’est sa personnalité esthétique ; ce style, c’est lui ; c’estl’homme, comme a dit Buffon. L’écrivain doit se reconnaître au style,comme l’homme au visage 80.

Puis vient le jugement sans appel : « […] Mme Sand n’a pas de style. »À son tour, Esquiros le répète, Sand n’a pas le pouvoir de marquer la

langue à « son effigie » : « Sa phrase manque de ce caractère personnelauquel on reconnaît tout de suite les grands écrivains comme les ancienschevaliers à leur blason 81. » Et Esquiros de saluer, en revanche, les« hommes de style », en filant la métaphore de la monnaie : « Rien neressemble moins à un homme de style, quand on y regarde de près, qu’unautre homme de style. Ce sont deux pièces d’argent frappées à une imagetoute différente. » Et de condamner Sand, « création de la Revue des DeuxMondes », ayant suivi les directives de Planche, et perméable aux stylesmasculins dont elle subit l’attraction, comme l’a dit le Vicomte de Lau-nay 82. En antithèse, Esquiros annonce une « seconde génération littérairepleine de promesses à laquelle appartient l’avenir » : Nerval, Gautier,Ourliac, Frémy : « Plusieurs parmi eux sont des hommes de style. » Mais,paradoxe : sans que ce Messie se joigne aux sectateurs de « l’art pourl’art »…

Si bien des critiques – Sainte-Beuve, Planche, Nisard… – ont pris lepli de déprécier les styles marqués (comme de stigmates honteux), lanorme romantique n’en reste pas moins longtemps tout autre : valorisa-tion de l’individuation stylistique, et prise en compte de ses procédés for-mels. C’est en fonction d’elle qu’un critique apprécie dans La Peau dechagrin « l’individualisme original d’un auteur favori du public ». AinsiBalzac se démarque de « notre jeune école littéraire, qui n’est pas encoreaussi hardie avec le dictionnaire qu’avec la pensée » : « Son style a en effet un

80. Granier de Cassagnac, « Jacques, par George Sand », Revue de Paris, 12 octobre 1834,t. X, p. 88-89. Le même auteur reprend cette formule de « personnalité esthétique » dans unarticle sur Janin où il affirme que seuls deux écrivains contemporains ont un style, Hugo et Janin(« Bulletin littéraire. Littérature. Romans, contes et nouvelles », Revue de Paris, 12 octobre1834, t. X, p. 151).

81. Alphonse Esquiros, « Les littérateurs contemporains », La France littéraire, 1840, nouv.série, t. I, p. 15.

82. « C’est surtout à propos des ouvrages de femmes que l’on peut s’écrier avec M. de Buf-fon : “Le style est l’homme” », « Lettres parisiennes », La Presse, 8 mars 1837.

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caractère. Ce n’est pas le style de ses émules, de ses rivaux : il lui est propre,il lui appartient 83. » C’est là aussi la norme que Hugo pousse à outrancedans les marges de William Shakespeare (1864). De manière testamen-taire, il y donne une version flamboyante de la pensée de Buffon :

Le style […] jaillit de tout l’écrivain, de la racine de ses cheveux aussibien que des profondeurs de son intelligence. […] Le style est âme etsang ; il provient de ce lieu profond de l’homme où l’organisme aime ; lestyle est entrailles.

Reste à concilier la nécessité ombilicale du style avec la liberté du créa-teur. Ce que Hugo opère en usant des pouvoirs de l’oxymore. Totus inantithesi :

Le style a une chaîne, l’idiosyncrasie, ce cordon ombilical […]. À cetteattache près, qui est sa source de vie, il est libre. Il traverse en pleineliberté tous les alambics de la grammaire […]. De là, au point de vueabsolu, cette surprenante élasticité du style […]. Quelquefois Pétrarqueet Rabelais sont dans le même homme […].

VERS LE STYLE IMPERSONNEL

Pour que s’atténue un peu ce dialogue de sourds entre critique prudeet derniers feux du romantisme, il faut attendre l’époque suivante. Nonque le dogme de l’impersonnalité s’applique uniformément au style. Carpour Zola, Barbey, Remy de Gourmont, il reste affaire de tempérament.Pour les Goncourt, « l’épithète rare » est « la griffe de l’écrivain 84 » ; et ilsadmirent le style de Michelet, « autographe d’une pensée 85 ». Quant àVapereau, il admet à contrecœur que « la formule de Buffon, avec salégère modification, a été prise pour la devise d’une théorie individualisteà laquelle il n’avait pas songé, mais qui n’en a pas moins sa part devérité 86 ».

Mais on entre tout de même dans un autre monde. Celui où, parréaction, gagne le gros « style Revue des Deux Mondes 87 », le style doctri-naire, certifié sans images, dont se moque Hugo 88. Celui où Nachette-Scholl, ce farceur qui désossait la langue française, et avait inventé, en fait

83. [Anon.], « La Peau de chagrin, par M. de Balzac », Revue de Paris, 14 août 1831,t. XXIX, p. 130.

84. Journal, 25 février 1866, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. II, p. 11.

85. Ibid., 5 novembre 1864, t. I, p. 1118.

86. G. Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, p. 1922.

87. Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes. Les philosophes et les écrivains reli-gieux, Paris, Amyot, 1860, p. 58.

88. « On dirait, aux réclamations et clameurs de l’école doctrinaire, que c’est elle qui estchargée de fournir à ses frais à toute la consommation d’images et de figures que peuvent faireles poètes », William Shakespeare, OCH, t. XII, p. 228.

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de style, le « flamboyant cocasse », émonde ses « erreurs coloristes » et sefait un style insipide façon Geoffroy 89. Mais aussi le monde Baudelaire-Flaubert…

En Poe, « le premier Américain qui […] ait fait de son style unoutil 90 », ce n’est pas l’empreinte stylistique de l’homme que Baudelaireadmire, mais son « style serré, concaténé 91 ». En Buffon, c’est plutôt lechantre de la patience que Flaubert estime, plutôt que l’autre, le persis-tant symbole de l’individuation stylistique. La nécessité de la valeur tra-vail (Barthes) fait que l’empreinte naturelle du style n’est plus valorisée.Ni facile à reconnaître après l’épreuve du gueuloir. Le style enfin délivréde l’individualité : non plus « moule particulier », mais substance abso-lue. Ce dont Maupassant rend hommage à Flaubert :

Il n’imaginait pas des styles, comme une série de moules particuliers dontchacun porte la marque d’un écrivain, et dans lequel on coule toutes sesidées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolued’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité. Le styledevait donc être impersonnel, et n’emprunter ses qualités, qu’à la qualitéde la pensée, à la puissance de la vision 92.

Voici la piste. Quant à la suite de l’enquête, ce sera pour une autre fois.

(Université Paris-7)

89. Les Hommes de lettres, Paris, Dentu, 1860, p. 213.

90. « Edgar Poe, sa vie et ses ouvrages » (1852), Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris,Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 19, p. 274.

91. Ibid., p. 283.

92. Guy de Maupassant, « Gustave Flaubert dans sa vie intime », La Nouvelle Revue, 1er jan-vier 1881.

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