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L'ÉTHIQUE ET LES LIMITES DE LA TRANSGRESSION Diogo Sardinha Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 125 à 136 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-125.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Diogo Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 125-136. DOI 10.3917/lignes.017.0125 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

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L'ÉTHIQUE ET LES LIMITES DE LA TRANSGRESSIONDiogo Sardinha

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 125 à 136 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-125.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Diogo Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », Lignes 2005/2 (n° 17),p. 125-136.DOI 10.3917/lignes.017.0125--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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DIOGO SARDINHA

L’éthique et les limites de la transgression

Les textes du dernier Foucault sur l’éthique, publiés en 1984,contrastent profondément avec ce qu’il avait écrit pendant la premièremoitié des années soixante sous l’influence d’écrivains comme Bataille. Audébut, dans ses textes inspirés de la littérature, la transgression mettait lesujet en péril, peut-être même le déchirait ; vingt ans plus tard, la recherchede la mesure et les exigences d’austérité contribueront à former un nouveausujet et à le protéger. Rien d’étonnant, donc, qu’une lecture des deuxderniers volumes de l’Histoire de la sexualité ouvre devant nous un universsi différent de celui que Foucault nous avait offert à partir de l’expériencelittéraire du supplice du sujet. L’attention qu’au début des années 1960 ilprêtait aux œuvres d’écrivains comme Roussel, Blanchot, Bataille et Artaudle poussait à considérer le sujet comme une instance non pas à former età protéger, mais à supplicier et à détruire. On retrouvait ainsi dans lalittérature la face violente d’une disparition de l’homme dont, peu d’annéesplus tard, l’archéologie des sciences humaines nous dévoilerait la facepositive et calme. Mais au même moment, l’éthique, capitale pour le dernierFoucault, était envisagée selon deux perspectives distinctes et jusqu’à uncertain point opposées : elle était comprise d’une part comme tempéranceet équilibre, d’autre part comme scandale et subversion. Et la premièrecaractéristique commune à ces perspectives était le fait que Foucault lesrefusait l’une comme l’autre.

Aussi étrange que cela puisse paraître, l’expérience littéraire du débutdes années soixante et le déplacement vers l’Antiquité propre aux annéesquatre-vingt appartiennent à un même univers problématique, qu’onpourrait appeler celui des limites de l’être et de leur rapport à l’éthique.

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par son égalisation avec le non-sens – « Il n’y a pas de cycle de la naissanceet de la mort auquel il faut échapper, ni de connaissance suprême àatteindre 24. » – marquerait ce discret passage du rire à l’humour. Discretpassage où le rire souverain remis en jeu à l’occasion d’une blessurecommune rend possible une expérience qui ne sera certes pas « commune »,mais davantage partagée. Le zen, mais aussi Proust, sainte Thérèse et saintJean de la Croix, d’autres encore, ceux qui, nommés ou non dansL’Expérience intérieure, rataient l’expérience intérieure en finissant parcéder, et par en interrompre l’incessante mise en question, l’ont connu.

24. Cité par Deleuze dans Logique du sens, Paris, 10/18, 1969, p. 186

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théorie qui sépare de façon péremptoire l’éthique et le franchissementdes limites 1. Du même coup il élabore les rudiments d’« une pensée quiserait, absolument et dans le même mouvement, une Critique et uneOntologie, une pensée qui penserait la finitude et l’être 2 ». Ces deuxpoints garantissent qu’on est sur le même terrain du retour au mondegrec où la finitude et l’être seront les clés d’une éthique définie commemode de « fixer ce qu’on est ». Seulement, dans l’expérience de Bataille,l’éthique est écartée d’un revers de main, en même temps que les limitesy sont toujours considérées comme des frontières tournées vers le dehors.De là un contraste frappant entre la transgression comme franchissementvers l’au-delà et l’austérité antique comme resserrement de l’en deçà.Voyons donc si une lecture de la « Préface... » nous permet de prendrela mesure exacte de l’écart entre le début des années soixante et le débutdes années quatre-vingt. Peut-être nous aidera-t-elle à comprendrecomment la sagesse antique répond à la voix, entre-temps devenuemuette, de la transgression moderne incarnée par Bataille.

Le refus de l’éthique comprise comme scandale et subversion

La « Préface à la transgression » assigne une tâche à la philosophie : elledoit accueillir et porter plus loin l’expérience moderne des limites et deson franchissement. Kant a inauguré la critique comme étude desdomaines légitimes de la raison. Au même moment, Sade a découvert lasexualité comme « profanation dans un monde qui ne reconnaît plus desens positif au sacré 3 ». Ensemble, ils nous ont légué « une expérienceessentielle à notre culture [...] une expérience de la finitude et de l’être, dela limite et de la transgression 4 ». Désignée comme singulière et décisive 5,cette façon d’éprouver nos rapports à l’être est, pour Foucault, ce qu’il ya de nos jours à penser, si, en tout cas, on tient à explorer les voies de l’excès,de la sexualité et de la mort qu’ont ouvert pour nous Bataille, Blanchot et

1. M. Foucault, « Préface à la transgression » (1963), Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard,1994, p. 233-250. On se réfère désormais à ce texte par « Préface... »2. Ibid., p. 239.3. Ibid., p. 234.4. Ibid., p. 241.5. Ibid., p. 236.

127

En effet, l’attention du dernier Foucault à ces trois termes (limites, être etéthique) n’est aucunement une nouveauté dans son parcours. Sans douteacquiert-elle une forme originale dans les deux derniers volumes del’Histoire de la sexualité. Mais il suffit d’invoquer l’Histoire de la folie pourconstater que les crises et les réajustements du « monde éthique » autantque les « expériences éthiques » de la déraison et de l’erreur se lientintimement dans ce livre à des partages constants entre les sensés et insenséscomme à des exclusions et inclusions, qui, dans leur ensemble, ne sont plusqu’un travail sur les frontières extérieures et intérieures de la sociétéoccidentale. En un mot, la curiosité à l’égard de l’éthique et de la fixationdes limites est loin de constituer, chez Foucault, une nouveauté de sonretour aux Grecs.

Si cette analyse est exacte, cela signifiera que l’éthique puisée auxantiques représente une coupure avec le monde littéraire du déchirementdu sujet. Encore le mot coupure n’est-il peut être pas le bon pour désignerce qui s’apparente plutôt à un silence tombé sur les écrivains du XXe siècle.De fait, il n’y aura jamais de rupture explicite : Foucault n’opposera pasces deux univers et ne reniera pas le premier au profit du second. Enrevanche, écrire soi-même sur ces écrivains impliquait sans doute refuserl’éthique ; tel a du moins été le cas chez Foucault. Inversement, s’intéresserà celle-ci entraînait peut-être un renoncement à l’expérience dont cesécrivains portaient témoignage. On distingue donc nettement deuxmoments de la réflexion foucaldienne sur l’éthique : le premier, au débutdes années 1960, qui l’écarte ; le second, au début des années 1980, quil’accepte. Ils semblent partager une préoccupation ou un problèmecommuns, si bien qu’ils ne sauraient se trouver en contradiction. Il seraitplus juste de parler de leur opposition. Mais de quelle manière exactements’opposent-ils ? Peut-on vraiment les comprendre comme des prises deposition sur un même terrain problématique ?

On peut formuler de la manière suivante l’hypothèse qui nous guideraici : il est vrai que la recherche des rapports de soi à soi prend le contre-pied de la théorie de la transgression et du supplice du sujet ; il n’en restepas moins que cette recherche et cette théorie s’inscrivent toutes deuxdans une problématique commune. Pour soumettre cette hypothèse àl’épreuve de la lecture, on prendra un texte exemplaire sur Bataille, publiéen 1963 et intitulé « Préface à la transgression ». Foucault y esquisse une

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théorie qui sépare de façon péremptoire l’éthique et le franchissementdes limites 1. Du même coup il élabore les rudiments d’« une pensée quiserait, absolument et dans le même mouvement, une Critique et uneOntologie, une pensée qui penserait la finitude et l’être 2 ». Ces deuxpoints garantissent qu’on est sur le même terrain du retour au mondegrec où la finitude et l’être seront les clés d’une éthique définie commemode de « fixer ce qu’on est ». Seulement, dans l’expérience de Bataille,l’éthique est écartée d’un revers de main, en même temps que les limitesy sont toujours considérées comme des frontières tournées vers le dehors.De là un contraste frappant entre la transgression comme franchissementvers l’au-delà et l’austérité antique comme resserrement de l’en deçà.Voyons donc si une lecture de la « Préface... » nous permet de prendrela mesure exacte de l’écart entre le début des années soixante et le débutdes années quatre-vingt. Peut-être nous aidera-t-elle à comprendrecomment la sagesse antique répond à la voix, entre-temps devenuemuette, de la transgression moderne incarnée par Bataille.

Le refus de l’éthique comprise comme scandale et subversion

La « Préface à la transgression » assigne une tâche à la philosophie : elledoit accueillir et porter plus loin l’expérience moderne des limites et deson franchissement. Kant a inauguré la critique comme étude desdomaines légitimes de la raison. Au même moment, Sade a découvert lasexualité comme « profanation dans un monde qui ne reconnaît plus desens positif au sacré 3 ». Ensemble, ils nous ont légué « une expérienceessentielle à notre culture [...] une expérience de la finitude et de l’être, dela limite et de la transgression 4 ». Désignée comme singulière et décisive 5,cette façon d’éprouver nos rapports à l’être est, pour Foucault, ce qu’il ya de nos jours à penser, si, en tout cas, on tient à explorer les voies de l’excès,de la sexualité et de la mort qu’ont ouvert pour nous Bataille, Blanchot et

1. M. Foucault, « Préface à la transgression » (1963), Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard,1994, p. 233-250. On se réfère désormais à ce texte par « Préface... »2. Ibid., p. 239.3. Ibid., p. 234.4. Ibid., p. 241.5. Ibid., p. 236.

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En effet, l’attention du dernier Foucault à ces trois termes (limites, être etéthique) n’est aucunement une nouveauté dans son parcours. Sans douteacquiert-elle une forme originale dans les deux derniers volumes del’Histoire de la sexualité. Mais il suffit d’invoquer l’Histoire de la folie pourconstater que les crises et les réajustements du « monde éthique » autantque les « expériences éthiques » de la déraison et de l’erreur se lientintimement dans ce livre à des partages constants entre les sensés et insenséscomme à des exclusions et inclusions, qui, dans leur ensemble, ne sont plusqu’un travail sur les frontières extérieures et intérieures de la sociétéoccidentale. En un mot, la curiosité à l’égard de l’éthique et de la fixationdes limites est loin de constituer, chez Foucault, une nouveauté de sonretour aux Grecs.

Si cette analyse est exacte, cela signifiera que l’éthique puisée auxantiques représente une coupure avec le monde littéraire du déchirementdu sujet. Encore le mot coupure n’est-il peut être pas le bon pour désignerce qui s’apparente plutôt à un silence tombé sur les écrivains du XXe siècle.De fait, il n’y aura jamais de rupture explicite : Foucault n’opposera pasces deux univers et ne reniera pas le premier au profit du second. Enrevanche, écrire soi-même sur ces écrivains impliquait sans doute refuserl’éthique ; tel a du moins été le cas chez Foucault. Inversement, s’intéresserà celle-ci entraînait peut-être un renoncement à l’expérience dont cesécrivains portaient témoignage. On distingue donc nettement deuxmoments de la réflexion foucaldienne sur l’éthique : le premier, au débutdes années 1960, qui l’écarte ; le second, au début des années 1980, quil’accepte. Ils semblent partager une préoccupation ou un problèmecommuns, si bien qu’ils ne sauraient se trouver en contradiction. Il seraitplus juste de parler de leur opposition. Mais de quelle manière exactements’opposent-ils ? Peut-on vraiment les comprendre comme des prises deposition sur un même terrain problématique ?

On peut formuler de la manière suivante l’hypothèse qui nous guideraici : il est vrai que la recherche des rapports de soi à soi prend le contre-pied de la théorie de la transgression et du supplice du sujet ; il n’en restepas moins que cette recherche et cette théorie s’inscrivent toutes deuxdans une problématique commune. Pour soumettre cette hypothèse àl’épreuve de la lecture, on prendra un texte exemplaire sur Bataille, publiéen 1963 et intitulé « Préface à la transgression ». Foucault y esquisse une

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l’originalité de son approche : les frontières elles-mêmes ne sontentièrement saisies qu’au moment où elles sont percées à jour ettranspercées. De ce fait, la percée signifie une violation, mais la violationn’est jamais en soi, elle n’existe pas hors du traversement des frontières.C’est pourquoi la connaissance des lignes qui définissent un être, voire quidéfinissent l’Être, ne peut jamais être acquise par un travail menéuniquement à partir de l’intérieur : elle suppose un franchissement de ceslignes mêmes, leur transgression. Pour le Foucault de 1963, une limiteintouchable existe aussi peu qu’une transgression hors des limites. Aucunedes deux n’est définitive, les deux sont provisoires. Aucune n’a de sens enelle-même, mais seulement en fonction de l’autre.

Signalons au passage qu’on n’est pas ici devant un argument ; il s’agitd’une constatation. En effet, il y va dans la « Préface... » de trouver lecontexte ou l’élément commun dans lequel la pensée et la littératuremodernes trouvent leur existence conjointe. Ce texte sur Bataille estcontraire à une nostalgie du rationalisme et ne propose donc aucun retourà une pensée purement critique. Au contraire, il insiste que « l’espacedésormais constant de notre expérience 11 » est celui où vivent ensemble etles frontières et leur viol. Cette conception d’un espace commun peut sansdoute paraître douteuse, pour ne pas dire paradoxale. Il n’en reste pasmoins que, pour Foucault comme pour Lacan, la « distance prodigieuse 12 »à laquelle se trouvent des formes de penser aussi opposées que celles deKant et de Sade mesure « une profonde cohérence ». À nous de l’accueilliret de la faire parler : « C’est en elle qu’il faut loger notre attention. »

Parallèlement, l’effort pour trouver la cohérence de l’expériencemoderne est commandé par un principe distinctif : le principe de l’excès.On le voit d’abord dans l’importance accordée au thème de la profanationqui, depuis Sade jusqu’à Bataille en passant par Nietzsche, se confond avecla transgression, dans un monde désormais dominé par l’absence de Dieuet même par sa mort. Mais on le constate ensuite dans la place faite à ladémesure d’un franchissement qui « ouvre violemment sur l’illimité 13 »,

11. Ibid., p. 235.12. Ibid., p. 242.13. Ibid., p. 237.

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Klossowski 6. Puisque les écrivains du XXe siècle nous ont porté au sommetde l’érotisme entendu comme « une expérience de la sexualité qui lie pourelle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu 7 », toute ladifficulté de la philosophie consiste désormais à trouver les conditions quilui permettront de poursuivre sur un nouveau terrain les découvertes dela littérature.

Rappelons au passage que, quatre mois avant la parution de cet article,dans le n° 195-196 de Critique, Jacques Lacan publiait dans le n° 191 dela même revue son article « Kant avec Sade ». Presque au même momentque Foucault, donc, Lacan prenait acte de la contemporanéité des deuxauteurs des Lumières et avançait la thèse qui a rendu célèbre son texte :« La Philosophie dans le boudoir vient huit ans après la Critique de laraison pratique. Si, après avoir vu qu’elle s’y accorde, nous démontronsqu’elle la complète, nous dirons qu’elle donne la vérité de la Critique 8. »

Pas plus qu’il ne sépare Kant, penseur par excellence de la légitimité,de Sade, découvreur exemplaire de la profanation sans Dieu, Foucault nesaurait séparer la limite et la transgression : elles n’ont de sens qu’ensemble.Voilà le point de départ de la « Préface... », que Foucault énonce de lamanière suivante : « La transgression est un geste qui concerne la limite ;c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage,mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le traitqu’elle croise pourrait bien être tout son espace 9. » Et, plus loin : « La limiteet la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être :inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ;vanité en retour d’une transgression que ne franchirait qu’une limited’illusion ou d’ombre 10. » Ce qui est, est limité. Par conséquent, l’être nese dévoile entièrement qu’au moment où ses frontières apparaissent enpleine lumière. Mais Foucault fait un pas de plus, un pas qui condense

6. Ibid., p. 240.7. Ibid., p. 236.8. J. Lacan, « Kant avec Sade », Critique, n°191, avril 1963, Paris, p. 291-313 : p.292.Repris dans J. Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, « le champ freudien », 1996, p. 765-790.9. Ibid., p. 236.10. Ibid., p. 237.

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l’originalité de son approche : les frontières elles-mêmes ne sontentièrement saisies qu’au moment où elles sont percées à jour ettranspercées. De ce fait, la percée signifie une violation, mais la violationn’est jamais en soi, elle n’existe pas hors du traversement des frontières.C’est pourquoi la connaissance des lignes qui définissent un être, voire quidéfinissent l’Être, ne peut jamais être acquise par un travail menéuniquement à partir de l’intérieur : elle suppose un franchissement de ceslignes mêmes, leur transgression. Pour le Foucault de 1963, une limiteintouchable existe aussi peu qu’une transgression hors des limites. Aucunedes deux n’est définitive, les deux sont provisoires. Aucune n’a de sens enelle-même, mais seulement en fonction de l’autre.

Signalons au passage qu’on n’est pas ici devant un argument ; il s’agitd’une constatation. En effet, il y va dans la « Préface... » de trouver lecontexte ou l’élément commun dans lequel la pensée et la littératuremodernes trouvent leur existence conjointe. Ce texte sur Bataille estcontraire à une nostalgie du rationalisme et ne propose donc aucun retourà une pensée purement critique. Au contraire, il insiste que « l’espacedésormais constant de notre expérience 11 » est celui où vivent ensemble etles frontières et leur viol. Cette conception d’un espace commun peut sansdoute paraître douteuse, pour ne pas dire paradoxale. Il n’en reste pasmoins que, pour Foucault comme pour Lacan, la « distance prodigieuse 12 »à laquelle se trouvent des formes de penser aussi opposées que celles deKant et de Sade mesure « une profonde cohérence ». À nous de l’accueilliret de la faire parler : « C’est en elle qu’il faut loger notre attention. »

Parallèlement, l’effort pour trouver la cohérence de l’expériencemoderne est commandé par un principe distinctif : le principe de l’excès.On le voit d’abord dans l’importance accordée au thème de la profanationqui, depuis Sade jusqu’à Bataille en passant par Nietzsche, se confond avecla transgression, dans un monde désormais dominé par l’absence de Dieuet même par sa mort. Mais on le constate ensuite dans la place faite à ladémesure d’un franchissement qui « ouvre violemment sur l’illimité 13 »,

11. Ibid., p. 235.12. Ibid., p. 242.13. Ibid., p. 237.

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Klossowski 6. Puisque les écrivains du XXe siècle nous ont porté au sommetde l’érotisme entendu comme « une expérience de la sexualité qui lie pourelle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu 7 », toute ladifficulté de la philosophie consiste désormais à trouver les conditions quilui permettront de poursuivre sur un nouveau terrain les découvertes dela littérature.

Rappelons au passage que, quatre mois avant la parution de cet article,dans le n° 195-196 de Critique, Jacques Lacan publiait dans le n° 191 dela même revue son article « Kant avec Sade ». Presque au même momentque Foucault, donc, Lacan prenait acte de la contemporanéité des deuxauteurs des Lumières et avançait la thèse qui a rendu célèbre son texte :« La Philosophie dans le boudoir vient huit ans après la Critique de laraison pratique. Si, après avoir vu qu’elle s’y accorde, nous démontronsqu’elle la complète, nous dirons qu’elle donne la vérité de la Critique 8. »

Pas plus qu’il ne sépare Kant, penseur par excellence de la légitimité,de Sade, découvreur exemplaire de la profanation sans Dieu, Foucault nesaurait séparer la limite et la transgression : elles n’ont de sens qu’ensemble.Voilà le point de départ de la « Préface... », que Foucault énonce de lamanière suivante : « La transgression est un geste qui concerne la limite ;c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage,mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le traitqu’elle croise pourrait bien être tout son espace 9. » Et, plus loin : « La limiteet la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être :inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ;vanité en retour d’une transgression que ne franchirait qu’une limited’illusion ou d’ombre 10. » Ce qui est, est limité. Par conséquent, l’être nese dévoile entièrement qu’au moment où ses frontières apparaissent enpleine lumière. Mais Foucault fait un pas de plus, un pas qui condense

6. Ibid., p. 240.7. Ibid., p. 236.8. J. Lacan, « Kant avec Sade », Critique, n°191, avril 1963, Paris, p. 291-313 : p.292.Repris dans J. Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, « le champ freudien », 1996, p. 765-790.9. Ibid., p. 236.10. Ibid., p. 237.

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Nous voilà dans un monde plus pur qu’on ne le croirait. Dans l’universde la transgression telle que Foucault la lit chez Bataille, il n’y a pas de placepour les utopies ni les rêves révolutionnaires qui éclaireraient les gestesaccomplis par des hommes ou des femmes. Pas d’autre côté qui, soit commeespérance soit comme projet, ferait la loi à l’immanence et à la percée desparois. Mais pas non plus de valeurs qui diviseraient notre monde en bienet en mal ou en vérité et délire, comme il en était dans l’Histoire de la folie.De ce livre vient en effet la question du destin du « monde éthique » où lesindividus sont classés selon des valeurs censées refléter leur rationalité ouleur bienséance. Toute l’analyse accomplie dans l’Histoire de la folie s’étayesur cette conception, dont on peut donner un exemple éloquent : « À partirde l’âge classique et pour la première fois, la folie est perçue à travers unecondamnation éthique de l’oisiveté et dans une immanence sociale garantiepar la communauté de travail. Cette communauté acquiert un pouvoiréthique de partage, qui lui permet de rejeter, comme dans un autre monde,toutes les formes de l’inutilité sociale. [Le fou] franchit de lui-même lesfrontières de l’ordre bourgeois, et s’aliène hors des limites sacrés de sonéthique 19. » Au contraire de la « Préface... », ce passage saisit le franchis-sement des frontières dans un monde partagé, et cela en un double sens :un monde vécu en commun avec d’autres, nonobstant brisé par une ligneprofonde séparant ceux qui travaillent honnêtement de ceux qui se placentd’eux-mêmes au-delà de tout activité productive. L’éthique du labeurs’oppose à l’oisiveté et se trouve, par là suite, à la base du renfermement :« C’est dans une certaine expérience du travail que s’est formulée l’exigence,indissociablement économique et morale, de l’internement. Travail etoisiveté ont tracé dans le monde classique une ligne de partage qui s’estsubstitué à la grande exclusion de la lèpre 20. »

19. M. Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 102.20. Idem., p. 101. Sans doute faudrait-il entendre, dans l’idée d’un « ordre bourgeois »défini par les « limites sacrées de son éthique », l’écho des thèses exposées en 1904-1905par M.Weber, dans Die protestantische Ethik und der « geist » des Kapitalismus (trad.De I.Kalinowski, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion,« Champs », 2002). Dans la « Remarque préliminaire » de 1920 au Recueil d’études desociologie de la religion, Weber explique le sens d l’expression esprit du capitalisme enparlant du « rôle déterminant qu’on joué certains contenus de croyances religieux dansl’émergence d’un “mentalité économique”, de l’ethos économique moderne et l’éthique

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autant qu’à la description de ce mouvement comme une « pure violence 14 ».Par ailleurs, le geste de passer outre les frontières « affirme cet illimité danslequel [ce geste] bondit 15 », en même temps qu’on apprend qu’« aucunelimite ne peut [le] retenir 16 ». Enfin, dès qu’une limite est franchie, d’autresla remplacent plus loin, et c’est pourquoi « la transgression franchit et necesse de recommencer à franchir » de nouvelles lignes. Si cette force défaille 17,ce n’est donc que temporairement, jusqu’à ce qu’un rebondissement la fassepercer des frontières entre-temps mises en place. Le travail sur les limitesest ainsi perçu sous le jour de la violence et de l’excès, qui seuls permet depenser l’interdépendance des frontières et de leur transgression.

Ayant compris cela, on n’a pourtant pas encore entièrement saisi la naturede la transgression. Par exemple, on ne sait pas dans quelle mesure le traver-sement violent des démarcations pourrait se donner comme une tâche àaccomplir. Le cas échéant, qui devrait ou serait en passe de mener à bien cettetâche ? C’est alors que la « Préface... » procède à une distinction cruciale, quijustifie toute l’attention qu’on lui prêtera ici : Foucault va séparer sansambiguïté la transgression et l’éthique, pour, du même coup, mettre celle-cià distance. Considérons ses mots : « Cette existence [c.-à-d. de la transgression]si pure et si enchevêtrée, pour essayer de la penser, de penser à partir d’elle etdans l’espace qu’elle dessine, il faut la dégager de ses parentés louches avecl’éthique. La libérer de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire dece qui est animé par la puissance du négatif. La transgression n’oppose rien àrien, ne fait rien glisser dans le jeu de la dérision, ne cherche pas à ébranler lasolidité des fondements ; elle ne fait pas resplendir l’autre côté du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable. Parce que, justement, elle n’est pasviolence dans un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe surdes limites qu’elle efface (dans un monde dialectique ou révolutionnaire), elleprend, au cœur de la limite, la mesure démesurée de la distance qui s’ouvreen celle-ci et dessine le trait fulgurant qui la fait naître 18. »

14. Ibid., p. 237.15. Ibid., p. 238.16. Ibid., p. 238.17. Ibid., p. 237 : « Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instantoù elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point du temps ? »18. Ibid., p. 237-238.

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Nous voilà dans un monde plus pur qu’on ne le croirait. Dans l’universde la transgression telle que Foucault la lit chez Bataille, il n’y a pas de placepour les utopies ni les rêves révolutionnaires qui éclaireraient les gestesaccomplis par des hommes ou des femmes. Pas d’autre côté qui, soit commeespérance soit comme projet, ferait la loi à l’immanence et à la percée desparois. Mais pas non plus de valeurs qui diviseraient notre monde en bienet en mal ou en vérité et délire, comme il en était dans l’Histoire de la folie.De ce livre vient en effet la question du destin du « monde éthique » où lesindividus sont classés selon des valeurs censées refléter leur rationalité ouleur bienséance. Toute l’analyse accomplie dans l’Histoire de la folie s’étayesur cette conception, dont on peut donner un exemple éloquent : « À partirde l’âge classique et pour la première fois, la folie est perçue à travers unecondamnation éthique de l’oisiveté et dans une immanence sociale garantiepar la communauté de travail. Cette communauté acquiert un pouvoiréthique de partage, qui lui permet de rejeter, comme dans un autre monde,toutes les formes de l’inutilité sociale. [Le fou] franchit de lui-même lesfrontières de l’ordre bourgeois, et s’aliène hors des limites sacrés de sonéthique 19. » Au contraire de la « Préface... », ce passage saisit le franchis-sement des frontières dans un monde partagé, et cela en un double sens :un monde vécu en commun avec d’autres, nonobstant brisé par une ligneprofonde séparant ceux qui travaillent honnêtement de ceux qui se placentd’eux-mêmes au-delà de tout activité productive. L’éthique du labeurs’oppose à l’oisiveté et se trouve, par là suite, à la base du renfermement :« C’est dans une certaine expérience du travail que s’est formulée l’exigence,indissociablement économique et morale, de l’internement. Travail etoisiveté ont tracé dans le monde classique une ligne de partage qui s’estsubstitué à la grande exclusion de la lèpre 20. »

19. M. Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 102.20. Idem., p. 101. Sans doute faudrait-il entendre, dans l’idée d’un « ordre bourgeois »défini par les « limites sacrées de son éthique », l’écho des thèses exposées en 1904-1905par M.Weber, dans Die protestantische Ethik und der « geist » des Kapitalismus (trad.De I.Kalinowski, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion,« Champs », 2002). Dans la « Remarque préliminaire » de 1920 au Recueil d’études desociologie de la religion, Weber explique le sens d l’expression esprit du capitalisme enparlant du « rôle déterminant qu’on joué certains contenus de croyances religieux dansl’émergence d’un “mentalité économique”, de l’ethos économique moderne et l’éthique

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autant qu’à la description de ce mouvement comme une « pure violence 14 ».Par ailleurs, le geste de passer outre les frontières « affirme cet illimité danslequel [ce geste] bondit 15 », en même temps qu’on apprend qu’« aucunelimite ne peut [le] retenir 16 ». Enfin, dès qu’une limite est franchie, d’autresla remplacent plus loin, et c’est pourquoi « la transgression franchit et necesse de recommencer à franchir » de nouvelles lignes. Si cette force défaille 17,ce n’est donc que temporairement, jusqu’à ce qu’un rebondissement la fassepercer des frontières entre-temps mises en place. Le travail sur les limitesest ainsi perçu sous le jour de la violence et de l’excès, qui seuls permet depenser l’interdépendance des frontières et de leur transgression.

Ayant compris cela, on n’a pourtant pas encore entièrement saisi la naturede la transgression. Par exemple, on ne sait pas dans quelle mesure le traver-sement violent des démarcations pourrait se donner comme une tâche àaccomplir. Le cas échéant, qui devrait ou serait en passe de mener à bien cettetâche ? C’est alors que la « Préface... » procède à une distinction cruciale, quijustifie toute l’attention qu’on lui prêtera ici : Foucault va séparer sansambiguïté la transgression et l’éthique, pour, du même coup, mettre celle-cià distance. Considérons ses mots : « Cette existence [c.-à-d. de la transgression]si pure et si enchevêtrée, pour essayer de la penser, de penser à partir d’elle etdans l’espace qu’elle dessine, il faut la dégager de ses parentés louches avecl’éthique. La libérer de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire dece qui est animé par la puissance du négatif. La transgression n’oppose rien àrien, ne fait rien glisser dans le jeu de la dérision, ne cherche pas à ébranler lasolidité des fondements ; elle ne fait pas resplendir l’autre côté du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable. Parce que, justement, elle n’est pasviolence dans un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe surdes limites qu’elle efface (dans un monde dialectique ou révolutionnaire), elleprend, au cœur de la limite, la mesure démesurée de la distance qui s’ouvreen celle-ci et dessine le trait fulgurant qui la fait naître 18. »

14. Ibid., p. 237.15. Ibid., p. 238.16. Ibid., p. 238.17. Ibid., p. 237 : « Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instantoù elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point du temps ? »18. Ibid., p. 237-238.

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ou scandaleux. Ici les limites sont intérieures à l’espace commun et letraversent comme des frontières. À sa manière, l’éthique est pensée dansun rapport de forces : force commune qui exclut et inclut, à laquelles’oppose la force de la réponse qui vient bafouer les mœurs. En refusantun caractère éthique au franchissement des limites, c’est tout ce versantpolitique, social et moral que Foucault met résolument à l’écart.

L’ontologie critique, pensée de l’être et de la finitude

Maintenant, au profit de quoi cette mise à l’écart est-elle opérée ?Foucault ne nous laisse pas longtemps sans réponse, une réponse qu’ilformule précisément par une autre interrogative. On peut y lire sonhypothèse fondamentale : « Le jeu instantané de la limite et de latransgression serait-il de nos jours l’épreuve essentielle d’une pensée [...] quiserait, absolument et dans le même mouvement, une Critique et uneOntologie, une pensée qui penserait la finitude et l’être 22 ? » Toute la suitede la « Préface... » découle de cette idée : contre l’éthique, il est urgent depenser une Critique et une Ontologie. Du fait même, le terrain sur lequelse pose la question de la nature de la transgression se trouve radicalementtransformé. Il n’est plus celui des valeurs, mais bien celui de l’être en tantqu’il s’offre à nous comme limité. Si bien que la frontière dont il fautprendre acte n’est plus celle qui se trouverait à l’intérieur d’un monde vécuen commun, d’un monde partagé, comme si elle était une ligne séparantles existences selon leurs qualités véritables ou supposées. Au contraire, lafrontière est extérieure, elle est la limite qui informe l’être. Par conséquent,s’il y a du partage, c’est qu’il sépare l’être du vide. Ce vide, toutefois, rienn’empêche qu’il devienne le lieu d’une nouvelle existence. Seulement laconquête de ce (non-)lieu n’est possible qu’à force d’un viol, d’un excèsde l’être qui ne se contente ni d’un savoir positif de soi-même, obtenu parun côtoiement pacifique de ses limites, ni d’un établissement des droits oude la légitimité à l’intérieur de celles-ci. C’est tout à fait le contraire de ladéfinition de la critique que donne Kant. Ainsi dans les première lignes dela Préface à la Critique de la faculté de juger : « On peut appeler raisonpure la faculté de la connaissance par des principes a priori, et critique de

22. M. Foucault, « Préface... », art. cit., p. 239.

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À partir de cette idée du partage, certains individus peuvent êtreconsidérés par les autres comme subversifs ou scandaleux. Du même coup,l’espace reste ouvert pour une apologie de la désobéissance ou du scandale.Dans le livre sur la folie, il était question de comment on jugeait « lesconduites de l’homme social [divisées par une] pathologie dualiste, entermes de normal et d’anormal, de sain et de morbide, que scinde en deuxdomaines irréductibles la simple formule : “Bon à interner” 21. » Dans la« Préface... », en contrepartie, la violence de la transgression n’est plus uneétiquette dont les honnêtes gens se serviraient pour classer des compor-tements déshonorants ou nuisibles. Le texte sur Bataille ouvre sur unmonde bien différent, dans lequel les violations de la norme dans unesociété partagée (le « monde éthique » de l’Histoire de la folie) ne seconfondent pas avec la transgression prise désormais dans son sens le plusradical, dans son sens ontologique.

Libérer la transgression de ce qui pourrait être scandaleux et subversif,pour reprendre les termes de l’article de 1963, équivaut à refuser deuxchoses : premièrement, que la transgression puisse être le résultat d’unjugement partagé qui trancherait entre l’ordre et le désordre au sein de lacommunauté ; deuxièmement, qu’elle devienne l’objet d’un discours quien ferait l’éloge et d’une pratique qui tenterait de l’actualiser. Autrementdit, la transgression ne sert ni d’accusation ni de programme ; pas plusqu’elle ne donne lieu à l’anathème qui frapperait ceux qui violent desvaleurs à défendre, elle n’est dirigée contre les fondements de la vie encommun qu’on pourrait prétendre saper, peut-être même détruire. Ce sontces deux sens que recouvre alors un seul mot – l’éthique. Du même coup,l’idée que Foucault se fait de cette dernière nous apparaît en toute clarté :elle est le règne des valeurs qui ne sont approuvées par la société que parcequ’elles sont, simultanément, ce qui rend possible de diviser en deuxl’ensemble des hommes et des femmes, entre fous et gens raisonnables,personnes normales ou anormales, disciplinés ou subversifs, honorables

rationnelle du protestantisme ascétique. » (Ibid., p.63-64.) Sous la perspective foucal-dienne de l’Histoire de la folie, cet ethos apparaît intimement lié à la valeur du travailet, par son intermédiaire, à la prétention d’exclure de la société toute sorte d’oisifs, voirela figure même de l’oisiveté.21. M. Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 174.

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ou scandaleux. Ici les limites sont intérieures à l’espace commun et letraversent comme des frontières. À sa manière, l’éthique est pensée dansun rapport de forces : force commune qui exclut et inclut, à laquelles’oppose la force de la réponse qui vient bafouer les mœurs. En refusantun caractère éthique au franchissement des limites, c’est tout ce versantpolitique, social et moral que Foucault met résolument à l’écart.

L’ontologie critique, pensée de l’être et de la finitude

Maintenant, au profit de quoi cette mise à l’écart est-elle opérée ?Foucault ne nous laisse pas longtemps sans réponse, une réponse qu’ilformule précisément par une autre interrogative. On peut y lire sonhypothèse fondamentale : « Le jeu instantané de la limite et de latransgression serait-il de nos jours l’épreuve essentielle d’une pensée [...] quiserait, absolument et dans le même mouvement, une Critique et uneOntologie, une pensée qui penserait la finitude et l’être 22 ? » Toute la suitede la « Préface... » découle de cette idée : contre l’éthique, il est urgent depenser une Critique et une Ontologie. Du fait même, le terrain sur lequelse pose la question de la nature de la transgression se trouve radicalementtransformé. Il n’est plus celui des valeurs, mais bien celui de l’être en tantqu’il s’offre à nous comme limité. Si bien que la frontière dont il fautprendre acte n’est plus celle qui se trouverait à l’intérieur d’un monde vécuen commun, d’un monde partagé, comme si elle était une ligne séparantles existences selon leurs qualités véritables ou supposées. Au contraire, lafrontière est extérieure, elle est la limite qui informe l’être. Par conséquent,s’il y a du partage, c’est qu’il sépare l’être du vide. Ce vide, toutefois, rienn’empêche qu’il devienne le lieu d’une nouvelle existence. Seulement laconquête de ce (non-)lieu n’est possible qu’à force d’un viol, d’un excèsde l’être qui ne se contente ni d’un savoir positif de soi-même, obtenu parun côtoiement pacifique de ses limites, ni d’un établissement des droits oude la légitimité à l’intérieur de celles-ci. C’est tout à fait le contraire de ladéfinition de la critique que donne Kant. Ainsi dans les première lignes dela Préface à la Critique de la faculté de juger : « On peut appeler raisonpure la faculté de la connaissance par des principes a priori, et critique de

22. M. Foucault, « Préface... », art. cit., p. 239.

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À partir de cette idée du partage, certains individus peuvent êtreconsidérés par les autres comme subversifs ou scandaleux. Du même coup,l’espace reste ouvert pour une apologie de la désobéissance ou du scandale.Dans le livre sur la folie, il était question de comment on jugeait « lesconduites de l’homme social [divisées par une] pathologie dualiste, entermes de normal et d’anormal, de sain et de morbide, que scinde en deuxdomaines irréductibles la simple formule : “Bon à interner” 21. » Dans la« Préface... », en contrepartie, la violence de la transgression n’est plus uneétiquette dont les honnêtes gens se serviraient pour classer des compor-tements déshonorants ou nuisibles. Le texte sur Bataille ouvre sur unmonde bien différent, dans lequel les violations de la norme dans unesociété partagée (le « monde éthique » de l’Histoire de la folie) ne seconfondent pas avec la transgression prise désormais dans son sens le plusradical, dans son sens ontologique.

Libérer la transgression de ce qui pourrait être scandaleux et subversif,pour reprendre les termes de l’article de 1963, équivaut à refuser deuxchoses : premièrement, que la transgression puisse être le résultat d’unjugement partagé qui trancherait entre l’ordre et le désordre au sein de lacommunauté ; deuxièmement, qu’elle devienne l’objet d’un discours quien ferait l’éloge et d’une pratique qui tenterait de l’actualiser. Autrementdit, la transgression ne sert ni d’accusation ni de programme ; pas plusqu’elle ne donne lieu à l’anathème qui frapperait ceux qui violent desvaleurs à défendre, elle n’est dirigée contre les fondements de la vie encommun qu’on pourrait prétendre saper, peut-être même détruire. Ce sontces deux sens que recouvre alors un seul mot – l’éthique. Du même coup,l’idée que Foucault se fait de cette dernière nous apparaît en toute clarté :elle est le règne des valeurs qui ne sont approuvées par la société que parcequ’elles sont, simultanément, ce qui rend possible de diviser en deuxl’ensemble des hommes et des femmes, entre fous et gens raisonnables,personnes normales ou anormales, disciplinés ou subversifs, honorables

rationnelle du protestantisme ascétique. » (Ibid., p.63-64.) Sous la perspective foucal-dienne de l’Histoire de la folie, cet ethos apparaît intimement lié à la valeur du travailet, par son intermédiaire, à la prétention d’exclure de la société toute sorte d’oisifs, voirela figure même de l’oisiveté.21. M. Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 174.

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dans l’autonomie que Foucault lui reconnaissait en 1963. Il faudra regarderde plus près cette possibilité.

Quoi qu’il en soit, l’ontologie critique foucaldienne inspirée de Bataillefait beaucoup plus que dégager la transgression « de ses parentés louches avecl’éthique ». Elle revendique une attitude polémique en rompant simulta-nément avec l’apriorisme kantien et la dialectique hégélienne. Elle objecte ainsià Kant d’avoir réduit la critique à l’anthropologie : s’il est vrai que l’effortpour articuler « le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notreraison » a eu le mérite d’ouvrir la voie à une pensée des lignes qui ne pourraientpas être légitimement dépassées, il n’en est pas moins vrai qu’« une telleouverture, Kant a fini lui-même par la renfermer dans la question anthropo-logique à laquelle il a, au bout du compte, référé toute l’interrogation critique 27

[...]. » Par la suite, la dialectique hégélienne tirera parti de cet endormissementde la pensée et substituera « à la mise en question de l’être et de la limite lejeu de la contradiction et de la totalité 28 ». Dans ces conditions, si le problèmeimportant est celui des rapports entre l’être et ses limites, on comprend lacritique de fond adressée par Foucault à l’encontre de Kant : dans sonentreprise critique, à l’être il a substitué l’homme et plus exactement la raisonde l’homme dont il a voulu pénétrer la structure transcendantale. C’est cequi explique le choix que fait la Critique de la raison pure, lorsqu’elle sépareexplicitement la critique et l’ontologie pour emprunter la voie de la première,dans les termes suivants : « [...] le titre pompeux d’une ontologie qui prétenddonner, des choses en général, une connaissance synthétique a priori dans unedoctrine systématique (p. ex. le principe de causalité) doit faire place au titremodeste d’une simple analytique de l’entendement pur 29. » Cet extrait dudernier chapitre de l’Analytique transcendantale condense le sens du clivagequi se produira aussitôt entre l’analytique et la dialectique saisie comme« logique de l’apparence 30 ». Ainsi la critique aura le champ libre pourdénoncer la vanité de toute ontologie.

27. Ibid., p. 239.28. Ibid., p. 239.29. E. Kant, Kritik der reinen Vernunft. Trad. Trémesaygues et Pacaud, Critique de laRaison pure, Paris, PUF, 1971, p. 222.30. Ibid, p. 251.

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la raison pure l’examen de sa possibilité et de ses limites en général [...]. »La critique « met un frein aux inquiétantes prétentions de l’enten-dement 23 ». Et il ajoute plus loin que le champ de « la critique des facultésde connaître [...] s’étend à toutes leurs prétentions, qu’elle doit ramener àleurs légitimes limites 24 ».

Aussi la pensée de la transgression ne peut-elle être une pure critique.Elle doit aller au-delà des extrémités actuelles de l’être pour accompagnerjusqu’à la fin le mouvement de rupture, ou la « décision ontologique 25 ».Cette décision, qu’il est nécessaire de prendre ici au plus près de son sensétymologique comme acte de trancher, est le geste qui vient à son tourinterrompre ce qui interrompait l’existence. La transgression est la décisioncomme acte de passer outre, d’aller plus loin que ce qu’on croirait possible,et par là l’acte de poursuivre les discontinuités ou les décisions : « Latransgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui,derrière elle, aussitôt se referme en une vague peau de mémoire, reculantainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable 26. » Peut-être la raisonla plus secrète et la plus intime d’un conception discontinuiste de l’histoirese cache-t-elle ici : ce n’est qu’en fixant des limites temporelles au moded’être de l’ordre, et en refusant du même coup l’idée de progrès, qu’onpeut proposer une pensée du franchissement de ces limites, événementontologique qui prend la valeur d’un affranchissement par rapport au moded’être qui nous tient captifs. En radicalisant dans Les Mots et les choses lesarticulations temporelles qu’il avait soupçonnées dans l’Histoire de la folie,Foucault étend-il la logique littéraire de la transgression à la pensée dusavoir ? Auquel cas, la disparition graduelle des ruptures radicales du savoirà l’éthique aurait libéré l’ontologie critique de ses attaches aux modes d’êtrede l’ordre et, ce faisant, aurait permis à cette ontologie de revenir sur scène

23. Kant, Kritik der Urteil, AK. V, p. III-IV. Trad. Philonenko, Critique de la facultéde juger, Paris, Vrin, 1965 ; « Préface », p. 17.24. Idem, AK. V, p. XX ; trad., « Introduction », § III, p. 2525. « La contestation n’est pas l’effort de la pensée pour nier des existences ou des valeurs,c’est le geste qui reconduit chacune d’elles à ses limites, et par là à la Limite où s’accomplitla décision ontologique : contester, c’est aller jusqu’au cœur du vide où l’être atteint salimite et où la limite définit l’être. » M. Foucault, « Préface... », art. cit., p. 238.26. Idem, p. 237

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dans l’autonomie que Foucault lui reconnaissait en 1963. Il faudra regarderde plus près cette possibilité.

Quoi qu’il en soit, l’ontologie critique foucaldienne inspirée de Bataillefait beaucoup plus que dégager la transgression « de ses parentés louches avecl’éthique ». Elle revendique une attitude polémique en rompant simulta-nément avec l’apriorisme kantien et la dialectique hégélienne. Elle objecte ainsià Kant d’avoir réduit la critique à l’anthropologie : s’il est vrai que l’effortpour articuler « le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notreraison » a eu le mérite d’ouvrir la voie à une pensée des lignes qui ne pourraientpas être légitimement dépassées, il n’en est pas moins vrai qu’« une telleouverture, Kant a fini lui-même par la renfermer dans la question anthropo-logique à laquelle il a, au bout du compte, référé toute l’interrogation critique 27

[...]. » Par la suite, la dialectique hégélienne tirera parti de cet endormissementde la pensée et substituera « à la mise en question de l’être et de la limite lejeu de la contradiction et de la totalité 28 ». Dans ces conditions, si le problèmeimportant est celui des rapports entre l’être et ses limites, on comprend lacritique de fond adressée par Foucault à l’encontre de Kant : dans sonentreprise critique, à l’être il a substitué l’homme et plus exactement la raisonde l’homme dont il a voulu pénétrer la structure transcendantale. C’est cequi explique le choix que fait la Critique de la raison pure, lorsqu’elle sépareexplicitement la critique et l’ontologie pour emprunter la voie de la première,dans les termes suivants : « [...] le titre pompeux d’une ontologie qui prétenddonner, des choses en général, une connaissance synthétique a priori dans unedoctrine systématique (p. ex. le principe de causalité) doit faire place au titremodeste d’une simple analytique de l’entendement pur 29. » Cet extrait dudernier chapitre de l’Analytique transcendantale condense le sens du clivagequi se produira aussitôt entre l’analytique et la dialectique saisie comme« logique de l’apparence 30 ». Ainsi la critique aura le champ libre pourdénoncer la vanité de toute ontologie.

27. Ibid., p. 239.28. Ibid., p. 239.29. E. Kant, Kritik der reinen Vernunft. Trad. Trémesaygues et Pacaud, Critique de laRaison pure, Paris, PUF, 1971, p. 222.30. Ibid, p. 251.

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la raison pure l’examen de sa possibilité et de ses limites en général [...]. »La critique « met un frein aux inquiétantes prétentions de l’enten-dement 23 ». Et il ajoute plus loin que le champ de « la critique des facultésde connaître [...] s’étend à toutes leurs prétentions, qu’elle doit ramener àleurs légitimes limites 24 ».

Aussi la pensée de la transgression ne peut-elle être une pure critique.Elle doit aller au-delà des extrémités actuelles de l’être pour accompagnerjusqu’à la fin le mouvement de rupture, ou la « décision ontologique 25 ».Cette décision, qu’il est nécessaire de prendre ici au plus près de son sensétymologique comme acte de trancher, est le geste qui vient à son tourinterrompre ce qui interrompait l’existence. La transgression est la décisioncomme acte de passer outre, d’aller plus loin que ce qu’on croirait possible,et par là l’acte de poursuivre les discontinuités ou les décisions : « Latransgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui,derrière elle, aussitôt se referme en une vague peau de mémoire, reculantainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable 26. » Peut-être la raisonla plus secrète et la plus intime d’un conception discontinuiste de l’histoirese cache-t-elle ici : ce n’est qu’en fixant des limites temporelles au moded’être de l’ordre, et en refusant du même coup l’idée de progrès, qu’onpeut proposer une pensée du franchissement de ces limites, événementontologique qui prend la valeur d’un affranchissement par rapport au moded’être qui nous tient captifs. En radicalisant dans Les Mots et les choses lesarticulations temporelles qu’il avait soupçonnées dans l’Histoire de la folie,Foucault étend-il la logique littéraire de la transgression à la pensée dusavoir ? Auquel cas, la disparition graduelle des ruptures radicales du savoirà l’éthique aurait libéré l’ontologie critique de ses attaches aux modes d’êtrede l’ordre et, ce faisant, aurait permis à cette ontologie de revenir sur scène

23. Kant, Kritik der Urteil, AK. V, p. III-IV. Trad. Philonenko, Critique de la facultéde juger, Paris, Vrin, 1965 ; « Préface », p. 17.24. Idem, AK. V, p. XX ; trad., « Introduction », § III, p. 2525. « La contestation n’est pas l’effort de la pensée pour nier des existences ou des valeurs,c’est le geste qui reconduit chacune d’elles à ses limites, et par là à la Limite où s’accomplitla décision ontologique : contester, c’est aller jusqu’au cœur du vide où l’être atteint salimite et où la limite définit l’être. » M. Foucault, « Préface... », art. cit., p. 238.26. Idem, p. 237

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3 - Communication / Communauté

On doit souligner que, en écrivant cela, Foucault s’inscrit subrepti-cement dans le sillage de Heidegger. C’est ce dernier qui avait tenté l’accordde l’entreprise critique avec une ontologie devenue fondamentale dansKant und das Problem der Metaphysik. En effet, dans la conclusion de cetouvrage significativement intitulée « Ontologie fondamentale et critiquede la raison pure », on peut lire ceci : « Avons-nous le droit, en interprétantla Critique de la Raison pure selon l’ontologie fondamentale, de nous croireplus savants que nos grands prédécesseurs ? [...] Notre interprétation de laCritique de la Raison pure, inspirée par l’ontologie fondamentale, n’a-t-elle pas précisé la problématique de l’instauration du fondement de lamétaphysique, encore qu’elle n’ait pas réussi à en pénétrer le pointdécisif 31 ? »

C’est Heidegger qui nous vient encore à l’esprit lorsqu’il est questionde repousser l’éthique au profit de l’ontologie critique. En effet, la Lettresur l’humanisme nous apprend que l’ontologie fondamentale ne se confondpas avec l’éthique classique, pas plus qu’elle ne se confond avec l’ontologiede la métaphysique : « La pensée qui pose la question de la vérité de l’être[...] n’est ni éthique ni ontologie. C’est pourquoi la question de la relationentre ces deux disciplines est, dans ce domaine, désormais sansfondement 32. » L’éthique, à laquelle faisait référence Jean Beaufret — « Ceque je cherche à faire, depuis longtemps déjà, écrivait l’interlocuteur deHeidegger, c’est préciser le rapport d’une ontologie avec une éthiquepossible 33. »

31. M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA 3, § 45 : « Fundamentalonto-logie und Kritik der reinen Vernunft ». Trad. Waelhens et Biemel ; Kant et le problème de lamétaphysique, Gallimard, « Tel », 1981, p. 300.32. « Über den Humanismus » (1946), Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main ; « Lettresur l'humanisme (Lettres à Jean Beaufret) », trad. Munier, Questions III et IV, Paris,Gallimard, « Tel », 1990, p. 119.33. Idem, p. 114.

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