lignes_017_0040

17
GEORGES BATAILLE ET LE MYTHE DU BOIS : UNE RÉFLEXION SUR L'IMPOSSIBILITÉ DE LA MORT Osamu Nishitani Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 40 à 55 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-40.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Osamu Nishitani, « Georges Bataille et le mythe du bois : une réflexion sur l'impossibilité de la mort », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 40-55. DOI 10.3917/lignes.017.0040 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

Upload: ziggy00zaggy

Post on 02-Dec-2015

4 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

LIGNES_017

TRANSCRIPT

Page 1: LIGNES_017_0040

GEORGES BATAILLE ET LE MYTHE DU BOIS : UNE RÉFLEXIONSUR L'IMPOSSIBILITÉ DE LA MORTOsamu Nishitani

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 40 à 55 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-40.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Osamu Nishitani, « Georges Bataille et le mythe du bois : une réflexion sur l'impossibilité de lamort », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 40-55.DOI 10.3917/lignes.017.0040--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes.

© Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 2: LIGNES_017_0040

duction, avec la mention suivante : « Un nommé Dianus écrivit ces noteset mourut 2. »

À la différence d’autres pseudonymes, ce nom, qui n’est pas uneinvention de l’auteur, et dont nous verrons la source plus loin, apparaîtplusieurs fois dans les textes batailliens, non seulement comme nomd’auteur mais aussi comme nom d’un personnage ou du narrateur d’unrécit. Par exemple, L’Alleluiah (1947), une sorte d’instruction érotiquedestinée à une jeune fille, est sous-titré « Cathéchisme de Dianus » ; c’estdonc Dianus qui le prononce. Dianus est aussi le titre et le personnage dela deuxième partie de L’Impossible (1947). En outre, on peut discerner dansles textes de Bataille la figure fugitive de Dianus qui n’est pas nomméeexplicitement. Ainsi est-ce le cas du petit texte qui précède MadameEdwarda, et du dernier chapitre du Coupable qui s’intitule « Le Roi dubois ». Il s’agit, d’une part, d’un « souverain » qui, dépourvu de tout, prisdans l’angoisse du « pire » (de la mort ?), disparaît en gravant un texte quilui-même s’efface (nous y reviendrons) ; d’autre part, d’un amant qui entredans le bois périlleux de l’érotisme.

On ne se trompe sans doute pas beaucoup en supposant que Bataille adonné le nom de Dianus à celui qui écrit dans l’« extase », hors de lui, ouen son absence, à sa place ; autrement dit, à un sujet qui a perdu son identitéou la maîtrise de soi dans l’« extase ». Bataille ne s’est pas servi dupseudonyme gratuitement. Si l’on veut, Bataille et Dianus sont en quelquesorte deux noms alternatifs : de même que ce qu’on appelle « être-dans-le-monde » alterne avec le « hors de soi » dans l’« extase », de même Batailleet Dianus alternent dans l’acte d’écrire, ou encore, Bataille devient Dianusen écrivant ces textes.

Le Roi du Bois

Alors qui est Dianus ? D’où vient ce nom ? Bataille indique dans unenote du Coupable qu’il l’a tiré de la mythologie romaine 3. Bien qu’il ne leprécise pas davantage, il est évident que le mythe dont il s’agit est celui qui

41

OSAMU NISHITANI

Georges Bataille et le mythe du bois :une réflexion sur l’impossibilité de la mort 1

Le pseudonyme

G. Bataille a utilisé parfois des pseudonymes pour signer ses écrits ; LordAuch, par exemple, pour L’Histoire de l’œil, Louis Trente pour Le Petit,Pierre Angélique pour Madame Edwarda, etc. Certes, il s’agissait, dans laplupart des cas, d’œuvres dites « pornographiques ». De sorte qu’on peutexpliquer aisément l’emploi de pseudonymes par un souci chez lui dedécence, l’auteur étant, à l’époque, bibliothécaire à la Nationale.

Cette hypothèse tient dans la mesure où l’on s’attache à chercher une« motivation » à ces signatures sous pseudonymes. Cependant, s’agissantde l’auteur de L’Expérience intérieure, il y a lieu de penser qu’il n’est paspertinent de parler d’une quelconque « motivation ». En effet, en un sens,ce n’est pas Bataille – celui qui peut être identifié sous ce nom – qui a écritces livres. Il faut rappeler que l’« expérience intérieure » qu’il réclamaittoujours était celle de l’« extase » : être « hors de soi ». S’il a écrit ces textes« hors de lui », en se dépouillant de la personnalité nommée Bataille, ilconvient mieux alors de ne pas signer Bataille, quelque soient par ailleursles usages éditoriaux.

Or, parmi les noms utilisés par lui comme pseudonymes, Dianus nousparaît bien particulier. Il a adopté ce nom à plusieurs reprises, et enpremier lieu pour un texte intitulé « La Nuit », publié en 1940 dans larevue Mesures, et intégré par la suite dans Le Coupable, en guise d’intro-

40

2. G. Bataille, Le Coupable, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1973, t. V, p. 239.3. « Dianus est le pseudonyme – tiré de la mythologie romaine – dont je me suis servi quandje publiai la première fois ces premières pages du Coupable, en avril 1940, dans le numérode Mesures qui sortait à cette date d’une imprimerie d’Abbeville. » (Idem, p. 239).

1. Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans Vers une sémiotique différen-tielle. Texte – lecture – interprétation, Études réunies par Andrée Chauvin et FrançoisMigeot, vol. 3. Semen 11. Presses Universitaires Franc-Comtoises,1999.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 3: LIGNES_017_0040

duction, avec la mention suivante : « Un nommé Dianus écrivit ces noteset mourut 2. »

À la différence d’autres pseudonymes, ce nom, qui n’est pas uneinvention de l’auteur, et dont nous verrons la source plus loin, apparaîtplusieurs fois dans les textes batailliens, non seulement comme nomd’auteur mais aussi comme nom d’un personnage ou du narrateur d’unrécit. Par exemple, L’Alleluiah (1947), une sorte d’instruction érotiquedestinée à une jeune fille, est sous-titré « Cathéchisme de Dianus » ; c’estdonc Dianus qui le prononce. Dianus est aussi le titre et le personnage dela deuxième partie de L’Impossible (1947). En outre, on peut discerner dansles textes de Bataille la figure fugitive de Dianus qui n’est pas nomméeexplicitement. Ainsi est-ce le cas du petit texte qui précède MadameEdwarda, et du dernier chapitre du Coupable qui s’intitule « Le Roi dubois ». Il s’agit, d’une part, d’un « souverain » qui, dépourvu de tout, prisdans l’angoisse du « pire » (de la mort ?), disparaît en gravant un texte quilui-même s’efface (nous y reviendrons) ; d’autre part, d’un amant qui entredans le bois périlleux de l’érotisme.

On ne se trompe sans doute pas beaucoup en supposant que Bataille adonné le nom de Dianus à celui qui écrit dans l’« extase », hors de lui, ouen son absence, à sa place ; autrement dit, à un sujet qui a perdu son identitéou la maîtrise de soi dans l’« extase ». Bataille ne s’est pas servi dupseudonyme gratuitement. Si l’on veut, Bataille et Dianus sont en quelquesorte deux noms alternatifs : de même que ce qu’on appelle « être-dans-le-monde » alterne avec le « hors de soi » dans l’« extase », de même Batailleet Dianus alternent dans l’acte d’écrire, ou encore, Bataille devient Dianusen écrivant ces textes.

Le Roi du Bois

Alors qui est Dianus ? D’où vient ce nom ? Bataille indique dans unenote du Coupable qu’il l’a tiré de la mythologie romaine 3. Bien qu’il ne leprécise pas davantage, il est évident que le mythe dont il s’agit est celui qui

41

OSAMU NISHITANI

Georges Bataille et le mythe du bois :une réflexion sur l’impossibilité de la mort 1

Le pseudonyme

G. Bataille a utilisé parfois des pseudonymes pour signer ses écrits ; LordAuch, par exemple, pour L’Histoire de l’œil, Louis Trente pour Le Petit,Pierre Angélique pour Madame Edwarda, etc. Certes, il s’agissait, dans laplupart des cas, d’œuvres dites « pornographiques ». De sorte qu’on peutexpliquer aisément l’emploi de pseudonymes par un souci chez lui dedécence, l’auteur étant, à l’époque, bibliothécaire à la Nationale.

Cette hypothèse tient dans la mesure où l’on s’attache à chercher une« motivation » à ces signatures sous pseudonymes. Cependant, s’agissantde l’auteur de L’Expérience intérieure, il y a lieu de penser qu’il n’est paspertinent de parler d’une quelconque « motivation ». En effet, en un sens,ce n’est pas Bataille – celui qui peut être identifié sous ce nom – qui a écritces livres. Il faut rappeler que l’« expérience intérieure » qu’il réclamaittoujours était celle de l’« extase » : être « hors de soi ». S’il a écrit ces textes« hors de lui », en se dépouillant de la personnalité nommée Bataille, ilconvient mieux alors de ne pas signer Bataille, quelque soient par ailleursles usages éditoriaux.

Or, parmi les noms utilisés par lui comme pseudonymes, Dianus nousparaît bien particulier. Il a adopté ce nom à plusieurs reprises, et enpremier lieu pour un texte intitulé « La Nuit », publié en 1940 dans larevue Mesures, et intégré par la suite dans Le Coupable, en guise d’intro-

40

2. G. Bataille, Le Coupable, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1973, t. V, p. 239.3. « Dianus est le pseudonyme – tiré de la mythologie romaine – dont je me suis servi quandje publiai la première fois ces premières pages du Coupable, en avril 1940, dans le numérode Mesures qui sortait à cette date d’une imprimerie d’Abbeville. » (Idem, p. 239).

1. Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans Vers une sémiotique différen-tielle. Texte – lecture – interprétation, Études réunies par Andrée Chauvin et FrançoisMigeot, vol. 3. Semen 11. Presses Universitaires Franc-Comtoises,1999.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 4: LIGNES_017_0040

convoitise, cette menace pouvait aviver davantage le rayonnement de lacouronne. Surtout dans un cas comme celui de Macbeth, devenu roi parrégicide, la menace des ténèbres qui l’avertit – « Plus de sommeil » – devaitrendre plus éclatant encore le rayonnement sinistre du trône ensanglanté.Mais pour les rois ordinaires, ce destin n’était le leur que de fait : ils nepouvaient se protéger avec leur pouvoir ; en outre, en tant qu’incarnationde la légitimité, le roi était l’autorité inviolable qu’on ne pouvait touchersans condamnation pour lèse-majesté (c’est pour cette raison que Macbethfut mis hors la loi ; le tuer permettait de réparer et de restaurer la légitimité).En revanche, dans le cas de Dianus, Roi du Bois, ce destin est le sien dedroit : il est inscrit dans la loi même qui l’a fait accéder à la royauté.

Frazer a vu dans ce mythe le prototype d’un régicide sacrifiant unhomme-dieu qui incarnait l’esprit des arbres, et qui devait être mis à morttous les ans pour que le Bois renaisse à une nouvelle vie. Mais ce qui nousintéresse ici, ce n’est pas l’examen de son interprétation, mais la raisonpour laquelle Bataille a accordé tant d’importance à ce personnagemythique au point de lui emprunter son nom à plusieurs reprises.L’interprétation de Frazer, basée sur d’innombrables exemples desacrifices similaires et sur des idées ethnologiques préconçues, ne nousfournit pas un éclaircissement suffisant.

La souveraineté

C’est que l’ethnologue regarde ce mythe du point du vue morpho-logique, et en fait un prototype du sacrifice de l’homme-dieu, sans analyserla structure même de ce sacrifice. Mais quand on envisage ce mythe dupoint de vue analytique, on aperçoit dans la structure de ce mythe une sortede dédoublement du sacrifice. Ici, Dianus est un roi qui doit être mis àmort, c’est-à-dire qu’il est destiné à être victime. Mais il y est destiné parcequ’il était sacrificateur de son prédécesseur. C’est ce qui est prescrit par laloi. Si le mythe de Némi paraît particulièrement étrange, c’est par cedédoublement du sacrifice d’un type récurrent : le meurtre commis par lesacrificateur est en même temps une sorte d’engagement à être victimepotentielle. L’acte de mettre à mort son prédécesseur est donc pour lui lapromesse de sa propre mort. Bien sûr, il ne cherche pas sa propre mort ;il s’efforce plutôt de se défendre jusqu’au bout de ses forces. Ce quin’empêche tout de même pas qu’il doive subir tôt ou tard un coup mortel

43

a inspiré à J.-G. Frazer sa longue enquête qui aboutira au fameux Rameaud’Or : le mythe concernant le prêtre de Diane au Bois de Némi, près de Rome.

Ce qui a attiré l’attention de l’ethnographe anglais, c’est la règlesingulière qui détermine la succession des prêtres du sanctuaire de Diane.Cette règle qui constitue la loi du Bois réserve un privilège étrange à celuiqui détient la prêtrise. Frazer décrit ainsi cette loi et la figure sinistre duprêtre : « Dans le bosquet sacré se dressait un arbre spécial autour duquel,à toute heure du jour, voire aux heures avancées de la nuit, un être aulugubre visage faisait sa ronde. En main haute un glaive dégainé, ilparaissait chercher sans répit, de ses yeux inquisiteurs, un ennemi promptà l’attaquer. Ce personnage tragique était à la fois prêtre et meurtrier, etcelui qu’il guettait sans relâche devait tôt ou tard le mettre à mort lui-même,à fin d’exercer la prêtrise à sa place. Telle était la loi du sanctuaire. Celuiqui briguait le sacerdoce de Némi n’entrait en office qu’après avoir tué sonprédécesseur de sa main ; dès le meurtre perpétré, il occupait la fonction,jusqu’à l’heure où un autre, plus adroit ou plus vigoureux que lui, le mettaità mort à son tour 4. »

Frazer précise à propos de ce prêtre : « À la jouissance de cette tenueprécaire s’attachait le titre de roi. » Curieux statut de roi, comme si sa seulegloire n’était que d’être exposé sans abri à la menace de meurtre qui l’obligeà une veille perpétuelle, à une vigilance sans repos. En effet, ce roi est, dansle bois, la seule personne qu’on peut tuer impunément. Il n’a aucun pouvoirinstitutionnel, ni de légitimité qui le protègent ; au contraire, la loi quil’érige en roi prescrit qu’il doit s’exposer à un attentat mortel. Ce qui leprive à jamais de sommeil et de repos, du moins jusqu’à ce que la mort ledélivre définitivement.

Dianus est le nom de ce prêtre, de ce roi en proie à la mort, emprisonnédans sa souveraineté mortelle, comme si son couronnement était déjà sondétrônement. En fait, il n’est pas exceptionnel qu’un roi soit menacé demeurtre dès son accession au trône. Cela pouvait être un destin commun,par exemple pour les rois du Moyen-Age. Le trône étant objet de

42

4. J. G. Frazer, Le Rameau d’Or, traduction de Lady Frazer, Paris, Ed. Paul Geuthner,1923, p. 5.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 5: LIGNES_017_0040

convoitise, cette menace pouvait aviver davantage le rayonnement de lacouronne. Surtout dans un cas comme celui de Macbeth, devenu roi parrégicide, la menace des ténèbres qui l’avertit – « Plus de sommeil » – devaitrendre plus éclatant encore le rayonnement sinistre du trône ensanglanté.Mais pour les rois ordinaires, ce destin n’était le leur que de fait : ils nepouvaient se protéger avec leur pouvoir ; en outre, en tant qu’incarnationde la légitimité, le roi était l’autorité inviolable qu’on ne pouvait touchersans condamnation pour lèse-majesté (c’est pour cette raison que Macbethfut mis hors la loi ; le tuer permettait de réparer et de restaurer la légitimité).En revanche, dans le cas de Dianus, Roi du Bois, ce destin est le sien dedroit : il est inscrit dans la loi même qui l’a fait accéder à la royauté.

Frazer a vu dans ce mythe le prototype d’un régicide sacrifiant unhomme-dieu qui incarnait l’esprit des arbres, et qui devait être mis à morttous les ans pour que le Bois renaisse à une nouvelle vie. Mais ce qui nousintéresse ici, ce n’est pas l’examen de son interprétation, mais la raisonpour laquelle Bataille a accordé tant d’importance à ce personnagemythique au point de lui emprunter son nom à plusieurs reprises.L’interprétation de Frazer, basée sur d’innombrables exemples desacrifices similaires et sur des idées ethnologiques préconçues, ne nousfournit pas un éclaircissement suffisant.

La souveraineté

C’est que l’ethnologue regarde ce mythe du point du vue morpho-logique, et en fait un prototype du sacrifice de l’homme-dieu, sans analyserla structure même de ce sacrifice. Mais quand on envisage ce mythe dupoint de vue analytique, on aperçoit dans la structure de ce mythe une sortede dédoublement du sacrifice. Ici, Dianus est un roi qui doit être mis àmort, c’est-à-dire qu’il est destiné à être victime. Mais il y est destiné parcequ’il était sacrificateur de son prédécesseur. C’est ce qui est prescrit par laloi. Si le mythe de Némi paraît particulièrement étrange, c’est par cedédoublement du sacrifice d’un type récurrent : le meurtre commis par lesacrificateur est en même temps une sorte d’engagement à être victimepotentielle. L’acte de mettre à mort son prédécesseur est donc pour lui lapromesse de sa propre mort. Bien sûr, il ne cherche pas sa propre mort ;il s’efforce plutôt de se défendre jusqu’au bout de ses forces. Ce quin’empêche tout de même pas qu’il doive subir tôt ou tard un coup mortel

43

a inspiré à J.-G. Frazer sa longue enquête qui aboutira au fameux Rameaud’Or : le mythe concernant le prêtre de Diane au Bois de Némi, près de Rome.

Ce qui a attiré l’attention de l’ethnographe anglais, c’est la règlesingulière qui détermine la succession des prêtres du sanctuaire de Diane.Cette règle qui constitue la loi du Bois réserve un privilège étrange à celuiqui détient la prêtrise. Frazer décrit ainsi cette loi et la figure sinistre duprêtre : « Dans le bosquet sacré se dressait un arbre spécial autour duquel,à toute heure du jour, voire aux heures avancées de la nuit, un être aulugubre visage faisait sa ronde. En main haute un glaive dégainé, ilparaissait chercher sans répit, de ses yeux inquisiteurs, un ennemi promptà l’attaquer. Ce personnage tragique était à la fois prêtre et meurtrier, etcelui qu’il guettait sans relâche devait tôt ou tard le mettre à mort lui-même,à fin d’exercer la prêtrise à sa place. Telle était la loi du sanctuaire. Celuiqui briguait le sacerdoce de Némi n’entrait en office qu’après avoir tué sonprédécesseur de sa main ; dès le meurtre perpétré, il occupait la fonction,jusqu’à l’heure où un autre, plus adroit ou plus vigoureux que lui, le mettaità mort à son tour 4. »

Frazer précise à propos de ce prêtre : « À la jouissance de cette tenueprécaire s’attachait le titre de roi. » Curieux statut de roi, comme si sa seulegloire n’était que d’être exposé sans abri à la menace de meurtre qui l’obligeà une veille perpétuelle, à une vigilance sans repos. En effet, ce roi est, dansle bois, la seule personne qu’on peut tuer impunément. Il n’a aucun pouvoirinstitutionnel, ni de légitimité qui le protègent ; au contraire, la loi quil’érige en roi prescrit qu’il doit s’exposer à un attentat mortel. Ce qui leprive à jamais de sommeil et de repos, du moins jusqu’à ce que la mort ledélivre définitivement.

Dianus est le nom de ce prêtre, de ce roi en proie à la mort, emprisonnédans sa souveraineté mortelle, comme si son couronnement était déjà sondétrônement. En fait, il n’est pas exceptionnel qu’un roi soit menacé demeurtre dès son accession au trône. Cela pouvait être un destin commun,par exemple pour les rois du Moyen-Age. Le trône étant objet de

42

4. J. G. Frazer, Le Rameau d’Or, traduction de Lady Frazer, Paris, Ed. Paul Geuthner,1923, p. 5.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 6: LIGNES_017_0040

où tout est victime 5 ». Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler ici qu’il asitué son expérience au moment de l’achèvement du Savoir absolu (lemoment à la fois logique et historique). Le sujet hégélien, en grimpant leséchelles dialectiques, se réalise pleinement en Savoir absolu, en tantqu’auto-réalisation complète de l’Esprit ; il finit par se reposer dans sonsiège auto-suffisant (la nécessité et la liberté étant enfin identifiées). MaisBataille ne s’arrête pas là, il refuse le repos ; malgré Hegel, dialectiqueoblige, il avance encore d’un pas ; et alors, le Savoir absolu va s’effondrerdans l’abîme du Non-savoir qui s’ouvre par ce « faux pas », ce pas en excès.L’acheminement vers le Savoir absolu était le processus de conquête del’autonomie absolue du sujet. Mais la fin qui nous permet un repos nousassujettit à cette stabilité. Et le sujet qui ne se contente pas de cette clôtureessaie de nier cette fin autosuffisante. Dès ce moment, la fin rassuranteabolie, s’ouvre la nuit sans fin où le sujet lui-même perd définitivementson pouvoir de maîtrise. C’est à ce moment-là que se déclenche l’expé-rience intérieure, qu’il qualifie de « sacrifice de la raison ». Et il appelle« souveraineté » cet état de perte que le sujet doit subir par l’excès de saquête d’autonomie (ou de liberté).

Pour Bataille, donc, l’essentiel du sacrifice consiste en ceci : dans lesacrifice, « le sacrificateur lui-même est touché par le coup qu’il frappe, ilsuccombe et se perd avec sa victime 6 ». Sur cette exigence sacrificatoire, ilécrit par exemple : « Si l’on va jusqu’à la fin, il faut s’effacer, subir lasolitude, en souffrir durement, renoncer à être reconnu : être là-dessuscomme absent, insensé, subir sans volonté et sans espoir, être ailleurs 7. »C’est précisément l’exigence à laquelle a répondu Dianus, conformémentà la loi du Bois.

Demander aux autres qu’ils vous reconnaissent comme maître, commedans le cas du maître hégélien, c’est leur imposer de renoncer au désir dele tuer, de s’assujettir au maître qu’ils reconnaissent comme tel par la peurde la mort. Ainsi, le maître hégélien, en feignant de mettre en jeu sa viedans la lutte à mort avec un autre, réussit bien à préserver sa vie, et autorise

45

par quelqu’un d’autre qui veut le remplacer. Dès qu’il sera devenu roi, ettant qu’il sera roi, il ne pourra pas se dérober à ce destin. C’est justementà cause de cela qu’il est roi ; roi à immoler, roi effrayé et tremblant en attentedu coup invisible du sacrificateur. Si on suit l’ordre du récit de ce mythe,et si on remarque les rôles successifs de Dianus – d’ailleurs tous les roiss’appellent Dianus – la caractéristique de ce mythe se résume à ceci : ici,le sacrificateur, en provoquant la mort de la victime, se place lui aussid’emblée sous le règne de la mort.

Le sacrificateur est en même temps (ou à terme) victime, c’est justementce que Bataille a pensé comme étant l’essentiel du sacrifice. Pour Bataille,le sacrifice n’est pas un simple rite religieux qu’on puisse envisager commephénomène objectif ou objectivable. C’est un phénomène contagieux quine laisse pas intact le sujet qui l’observe. Ce qui se passe dans le sacrificeaffecte celui qui l’observe (ce qui nous fait penser au principe d’incertitudedans la physique quantique). De sorte que la connaissance du sacrifice nes’obtient pas comme un simple résultat de l’observation, mais elle-mêmeconstitue une expérience, expérience non pas simplement objective, maiscelle où la subjectivité est mise en cause. Et cette mise en cause permet des’approcher de ce qui se passe dans le sacrifice.

Selon lui, ce qui est détruit dans le sacrifice, ce n’est pas un objet, maisun état de servilité, une subordination à l’ordre de l’utilité (ou de la« choséité »). C’est cette servilité qui rend les objets utiles. Dans cet ordrede l’utilité, même le roi est utile, parce qu’il rend service à la société entant que détenteur de l’ordre, en tant qu’il est celui dont tout l’ordredépend. Le sacrifice du roi, frappant l’instance suprême de l’ordre d’unmonde, déchaîne une violence qui le détruit ; et cette violence délivre leschoses de leur état de servilité, et les rend à leur plénitude d’être. Mais cen’est pas tout, dit Bataille, car, par cette abolition de l’ordre des choses, laservilité (ou la subjectivité) du sacrificateur n’échappe pas non plus à ladestruction, dans la mesure où c’est le monde lui-même auquel il appartienten tant que sujet-sacrificateur, qui vient d’être détruit. Autrement dit, lesacrifice abolit l’objet en même temps que le sujet.

On ne peut donc saisir l’essentiel du sacrifice qu’en le considérantcomme non seulement une négation de l’objet (victime), mais aussi commecelle du sujet (sacrificateur). Bataille a été amené à cette idée en vivant son« expérience intérieure » justement comme celle du sacrifice, du « sacrifice

44

5. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Œuvres complètes, t. V, p. 151.6. Ibid, p. 176.7. Ibid., p. 179.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 7: LIGNES_017_0040

où tout est victime 5 ». Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler ici qu’il asitué son expérience au moment de l’achèvement du Savoir absolu (lemoment à la fois logique et historique). Le sujet hégélien, en grimpant leséchelles dialectiques, se réalise pleinement en Savoir absolu, en tantqu’auto-réalisation complète de l’Esprit ; il finit par se reposer dans sonsiège auto-suffisant (la nécessité et la liberté étant enfin identifiées). MaisBataille ne s’arrête pas là, il refuse le repos ; malgré Hegel, dialectiqueoblige, il avance encore d’un pas ; et alors, le Savoir absolu va s’effondrerdans l’abîme du Non-savoir qui s’ouvre par ce « faux pas », ce pas en excès.L’acheminement vers le Savoir absolu était le processus de conquête del’autonomie absolue du sujet. Mais la fin qui nous permet un repos nousassujettit à cette stabilité. Et le sujet qui ne se contente pas de cette clôtureessaie de nier cette fin autosuffisante. Dès ce moment, la fin rassuranteabolie, s’ouvre la nuit sans fin où le sujet lui-même perd définitivementson pouvoir de maîtrise. C’est à ce moment-là que se déclenche l’expé-rience intérieure, qu’il qualifie de « sacrifice de la raison ». Et il appelle« souveraineté » cet état de perte que le sujet doit subir par l’excès de saquête d’autonomie (ou de liberté).

Pour Bataille, donc, l’essentiel du sacrifice consiste en ceci : dans lesacrifice, « le sacrificateur lui-même est touché par le coup qu’il frappe, ilsuccombe et se perd avec sa victime 6 ». Sur cette exigence sacrificatoire, ilécrit par exemple : « Si l’on va jusqu’à la fin, il faut s’effacer, subir lasolitude, en souffrir durement, renoncer à être reconnu : être là-dessuscomme absent, insensé, subir sans volonté et sans espoir, être ailleurs 7. »C’est précisément l’exigence à laquelle a répondu Dianus, conformémentà la loi du Bois.

Demander aux autres qu’ils vous reconnaissent comme maître, commedans le cas du maître hégélien, c’est leur imposer de renoncer au désir dele tuer, de s’assujettir au maître qu’ils reconnaissent comme tel par la peurde la mort. Ainsi, le maître hégélien, en feignant de mettre en jeu sa viedans la lutte à mort avec un autre, réussit bien à préserver sa vie, et autorise

45

par quelqu’un d’autre qui veut le remplacer. Dès qu’il sera devenu roi, ettant qu’il sera roi, il ne pourra pas se dérober à ce destin. C’est justementà cause de cela qu’il est roi ; roi à immoler, roi effrayé et tremblant en attentedu coup invisible du sacrificateur. Si on suit l’ordre du récit de ce mythe,et si on remarque les rôles successifs de Dianus – d’ailleurs tous les roiss’appellent Dianus – la caractéristique de ce mythe se résume à ceci : ici,le sacrificateur, en provoquant la mort de la victime, se place lui aussid’emblée sous le règne de la mort.

Le sacrificateur est en même temps (ou à terme) victime, c’est justementce que Bataille a pensé comme étant l’essentiel du sacrifice. Pour Bataille,le sacrifice n’est pas un simple rite religieux qu’on puisse envisager commephénomène objectif ou objectivable. C’est un phénomène contagieux quine laisse pas intact le sujet qui l’observe. Ce qui se passe dans le sacrificeaffecte celui qui l’observe (ce qui nous fait penser au principe d’incertitudedans la physique quantique). De sorte que la connaissance du sacrifice nes’obtient pas comme un simple résultat de l’observation, mais elle-mêmeconstitue une expérience, expérience non pas simplement objective, maiscelle où la subjectivité est mise en cause. Et cette mise en cause permet des’approcher de ce qui se passe dans le sacrifice.

Selon lui, ce qui est détruit dans le sacrifice, ce n’est pas un objet, maisun état de servilité, une subordination à l’ordre de l’utilité (ou de la« choséité »). C’est cette servilité qui rend les objets utiles. Dans cet ordrede l’utilité, même le roi est utile, parce qu’il rend service à la société entant que détenteur de l’ordre, en tant qu’il est celui dont tout l’ordredépend. Le sacrifice du roi, frappant l’instance suprême de l’ordre d’unmonde, déchaîne une violence qui le détruit ; et cette violence délivre leschoses de leur état de servilité, et les rend à leur plénitude d’être. Mais cen’est pas tout, dit Bataille, car, par cette abolition de l’ordre des choses, laservilité (ou la subjectivité) du sacrificateur n’échappe pas non plus à ladestruction, dans la mesure où c’est le monde lui-même auquel il appartienten tant que sujet-sacrificateur, qui vient d’être détruit. Autrement dit, lesacrifice abolit l’objet en même temps que le sujet.

On ne peut donc saisir l’essentiel du sacrifice qu’en le considérantcomme non seulement une négation de l’objet (victime), mais aussi commecelle du sujet (sacrificateur). Bataille a été amené à cette idée en vivant son« expérience intérieure » justement comme celle du sacrifice, du « sacrifice

44

5. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Œuvres complètes, t. V, p. 151.6. Ibid, p. 176.7. Ibid., p. 179.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 8: LIGNES_017_0040

au cadre de la problématique du sacrifice. Alors, que signifie-t-il, ce mythe,en dehors de la problématique du sacrifice ? Pour l’examiner, revenonsdonc, une fois encore, au Mythe du Bois.

Le Roi (le prêtre souverain) de ce Bois est un meurtrier qui a tué sonprédécesseur ; grâce à cette épreuve de force, il est devenu roi ; et en tantque roi, il est obligé d’affronter une autre épreuve, celle de la mort qui leguette. Il ne peut se dérober à cette épreuve puisque ce destin est prescritpar la loi du Bois. Ici, on peut remarquer un renversement du rapport quece personnage noue avec la mort. Avant son arrivée au sacerdoce, la mortà laquelle il avait affaire était celle qu’il pouvait et devait donner à un autre,mais dès qu’il y est arrivé, elle est devenue celle qu’il doit subir malgré lui,mais inéluctablement, tant qu’il est roi. Et dans ce récit mythique, la loidu Bois fonctionne comme un dispositif charnière, qui assure le renver-sement du rapport à la mort de celui qui est devenu roi.

Les deux morts n’ont pas lieu comme événements dans le cadre du récitmythique, celui-ci raconte seulement le destin du roi et sa figure solitaire,à la fois farouche et effrayée. Le récit se déroule entre les deux morts : lapremière mort déjà consommée, c’est la deuxième que le héros attend, touten s’acharnant à l’écarter. Mais celle-ci règne déjà sur le Bois jusqu’à cepoint où l’on ne sait plus si c’est lui, ou bien si c’est la mort, qui règneréellement sur le Bois. Mais en tout cas, cet « entre-deux morts » constituel’espace-temps du mythe, par conséquent le royaume de Dianus.

Or, la première mort, c’est lui qui l’a provoquée de sa propre main. Ila réalisé cette mort comme si elle avait été l’objet d’un acte volontaire,comme s’il avait réalisé simplement une des possibilités du monde quiappartient à sa liberté. Il a obtenu cette mort comme la tête d’un ennemi,pour qu’il puisse la montrer comme preuve de sa vigueur, commejustificatif de son accession au trône. Soit dit en passant, on peut rapprochercette « geste » de la lutte à mort hégélienne. Il a couru le risque de la morten attaquant le roi précédent. S’il y a réussi, c’est parce qu’il est arrivé àmaîtriser sa peur devant la mort – lui aussi a risqué sa vie. Grâce à lamaîtrise de la mort, il a pu la viser comme but de son acte, et il a pu ladonner à un autre. Mais malgré cette réussite, à la différence du maîtrehégélien, notre Roi du Bois ne peut se reposer sur son trône.

Cependant, c’est à partir de ce moment-là qu’il se trouve affronté à uneautre mort. Cette fois-ci, il s’agit de sa propre mort. Mais curieusement,

47

ainsi son adversaire à conserver la vie pour que celui-ci puisse le reconnaîtrecomme maître, détenteur de la liberté. Mais Bataille ne veut pas admettrela tricherie, la mesquinerie ou la « réserve » hégélienne de la vie, parce quele maître hégélien a besoin, pour être maître, de la « reconnaissance » del’esclave (ou du valet ou du serviteur) dont, dans cette mesure, il dépend ;ce qui permet à celui-ci de remplacer un jour celui-là. Mais Bataille, pourtirer jusqu’au bout les conséquences de la quête de l’autonomie, brise cedénouement de compromis ; il exige que le sujet humain qui cherchel’autonomie absolue (dans un monde sans Dieu) s’expose à la mort (à laperte de soi) sans aucun souci de se sauvegarder. C’est pourquoi il avanced’un pas supplémentaire au moment de l’achèvement du Savoir absolu, cequi correspond, sur le plan existentiel, à ne pas hésiter à mettre sans réservesa vie en jeu, et à succomber bêtement dans la mort. Cette affirmation sansréserve de l’autonomie, Bataille l’appelle la « souveraineté 8 ».

Le « souverain » chez Bataille désigne donc celui qui n’a pas de mesure,celui qui est insensé, excessif, et qui accepte, en renonçant à la connaissance,de subir une solitude et une misère sans appel. Ainsi, le « Roi du Bois »Dianus est-il la figure par excellence du « souverain » bataillien.

Par ailleurs, Dianus, par son destin, incarne précisément le sacrificateurbataillien qui « est touché par le coup qu’il frappe ». Ce roi, qui ne demandepas la reconnaissance, s’expose dans sa solitude à la mort, tire sa gloireroyale de cette solitude. Il est « souverain » à cause de ce dépouillement,il est aussi « coupable » par principe, puisqu’il est devenu roi par unmeurtre, un régicide. Il est donc tout à fait naturel que celui qui a écrit LeCoupable se donne le nom de Dianus.

La double mort

Cependant, il reste encore, nous semble-t-il, quelque chose de nonélucidé dans ce mythe. Le statut étrange de ce roi correspond bien à l’imagedu « souverain » chez Bataille, pour qui l’essentiel du sacrifice consiste ence que le sacrificateur lui-même soit touché par le coup qu’il frappe ; ainsile sacrificateur est en même temps victime, et celui qui a défié la mort nepeut échapper à l’emprise de la mort. Ce qui est impliqué ici n’est pas limité

46

8. Je renvoie sur ce point à l’étude de Jacques Derrida, « De l’économie restreinte àl’économie générale », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1968.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 9: LIGNES_017_0040

au cadre de la problématique du sacrifice. Alors, que signifie-t-il, ce mythe,en dehors de la problématique du sacrifice ? Pour l’examiner, revenonsdonc, une fois encore, au Mythe du Bois.

Le Roi (le prêtre souverain) de ce Bois est un meurtrier qui a tué sonprédécesseur ; grâce à cette épreuve de force, il est devenu roi ; et en tantque roi, il est obligé d’affronter une autre épreuve, celle de la mort qui leguette. Il ne peut se dérober à cette épreuve puisque ce destin est prescritpar la loi du Bois. Ici, on peut remarquer un renversement du rapport quece personnage noue avec la mort. Avant son arrivée au sacerdoce, la mortà laquelle il avait affaire était celle qu’il pouvait et devait donner à un autre,mais dès qu’il y est arrivé, elle est devenue celle qu’il doit subir malgré lui,mais inéluctablement, tant qu’il est roi. Et dans ce récit mythique, la loidu Bois fonctionne comme un dispositif charnière, qui assure le renver-sement du rapport à la mort de celui qui est devenu roi.

Les deux morts n’ont pas lieu comme événements dans le cadre du récitmythique, celui-ci raconte seulement le destin du roi et sa figure solitaire,à la fois farouche et effrayée. Le récit se déroule entre les deux morts : lapremière mort déjà consommée, c’est la deuxième que le héros attend, touten s’acharnant à l’écarter. Mais celle-ci règne déjà sur le Bois jusqu’à cepoint où l’on ne sait plus si c’est lui, ou bien si c’est la mort, qui règneréellement sur le Bois. Mais en tout cas, cet « entre-deux morts » constituel’espace-temps du mythe, par conséquent le royaume de Dianus.

Or, la première mort, c’est lui qui l’a provoquée de sa propre main. Ila réalisé cette mort comme si elle avait été l’objet d’un acte volontaire,comme s’il avait réalisé simplement une des possibilités du monde quiappartient à sa liberté. Il a obtenu cette mort comme la tête d’un ennemi,pour qu’il puisse la montrer comme preuve de sa vigueur, commejustificatif de son accession au trône. Soit dit en passant, on peut rapprochercette « geste » de la lutte à mort hégélienne. Il a couru le risque de la morten attaquant le roi précédent. S’il y a réussi, c’est parce qu’il est arrivé àmaîtriser sa peur devant la mort – lui aussi a risqué sa vie. Grâce à lamaîtrise de la mort, il a pu la viser comme but de son acte, et il a pu ladonner à un autre. Mais malgré cette réussite, à la différence du maîtrehégélien, notre Roi du Bois ne peut se reposer sur son trône.

Cependant, c’est à partir de ce moment-là qu’il se trouve affronté à uneautre mort. Cette fois-ci, il s’agit de sa propre mort. Mais curieusement,

47

ainsi son adversaire à conserver la vie pour que celui-ci puisse le reconnaîtrecomme maître, détenteur de la liberté. Mais Bataille ne veut pas admettrela tricherie, la mesquinerie ou la « réserve » hégélienne de la vie, parce quele maître hégélien a besoin, pour être maître, de la « reconnaissance » del’esclave (ou du valet ou du serviteur) dont, dans cette mesure, il dépend ;ce qui permet à celui-ci de remplacer un jour celui-là. Mais Bataille, pourtirer jusqu’au bout les conséquences de la quête de l’autonomie, brise cedénouement de compromis ; il exige que le sujet humain qui cherchel’autonomie absolue (dans un monde sans Dieu) s’expose à la mort (à laperte de soi) sans aucun souci de se sauvegarder. C’est pourquoi il avanced’un pas supplémentaire au moment de l’achèvement du Savoir absolu, cequi correspond, sur le plan existentiel, à ne pas hésiter à mettre sans réservesa vie en jeu, et à succomber bêtement dans la mort. Cette affirmation sansréserve de l’autonomie, Bataille l’appelle la « souveraineté 8 ».

Le « souverain » chez Bataille désigne donc celui qui n’a pas de mesure,celui qui est insensé, excessif, et qui accepte, en renonçant à la connaissance,de subir une solitude et une misère sans appel. Ainsi, le « Roi du Bois »Dianus est-il la figure par excellence du « souverain » bataillien.

Par ailleurs, Dianus, par son destin, incarne précisément le sacrificateurbataillien qui « est touché par le coup qu’il frappe ». Ce roi, qui ne demandepas la reconnaissance, s’expose dans sa solitude à la mort, tire sa gloireroyale de cette solitude. Il est « souverain » à cause de ce dépouillement,il est aussi « coupable » par principe, puisqu’il est devenu roi par unmeurtre, un régicide. Il est donc tout à fait naturel que celui qui a écrit LeCoupable se donne le nom de Dianus.

La double mort

Cependant, il reste encore, nous semble-t-il, quelque chose de nonélucidé dans ce mythe. Le statut étrange de ce roi correspond bien à l’imagedu « souverain » chez Bataille, pour qui l’essentiel du sacrifice consiste ence que le sacrificateur lui-même soit touché par le coup qu’il frappe ; ainsile sacrificateur est en même temps victime, et celui qui a défié la mort nepeut échapper à l’emprise de la mort. Ce qui est impliqué ici n’est pas limité

46

8. Je renvoie sur ce point à l’étude de Jacques Derrida, « De l’économie restreinte àl’économie générale », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1968.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 10: LIGNES_017_0040

complétude de sa vie sans laisser aucune marge à Dieu. Ainsi, toujoursselon ce personnage, il pourrait non seulement réaliser la liberté humaineindividuelle, mais aussi apporter, par l’accomplissement de l’autonomiehumaine, la délivrance définitive à l’humanité tout entière. Ce parti pris,audacieusement athée, l’amène à un projet de suicide gratuit.

Mais Blanchot, en examinant l’hypothèse de Kirilov, affirme que celui-ci doit se heurter au destin paradoxal d’être trahi par l’acte lui-même dese suicider. Car la mort, étant la disparition définitive de celui qui laréclame, celui-ci ne pourra pas l’atteindre, la saisir de sa propre main. Sansdoute meurt-il, mais au fur et à mesure qu’il s’approche de la mort, il perdson pouvoir de l’atteindre, et il disparaît sans se l’approprier. S’il y a la mortqu’il meurt ou dans laquelle il meurt, c’est une mort qui ne lui appartientpas, qui lui est indifférente. Bref, la mort ne se présente jamais. C’est cequi est révélé dans la tentative de maîtriser la mort.

En se penchant sur cet « étrange projet » de suicide, Blanchot dit qu’« ily a comme une double mort » : « On ne peut “projeter” de se tuer. Cetapparent projet s’élance vers quelque chose qui n’est jamais atteint. Versun but qui ne peut être visé, et la fin est ce que je ne saurais prendre pourfin. Mais cela revient à dire que la mort se dérobe au temps de travail, àce temps qui est pourtant la mort rendue active et capable. Cela revient àpenser qu’il y a comme une double mort, dont l’une circule dans les motsde possibilité, de liberté, qui a comme extrême horizon la liberté de mouriret le pouvoir de se risquer mortellement – et dont l’autre est l’insaisissable,ce que je ne puis saisir, qui n’est liée à moi par aucune relation d’aucunesorte, qui ne vient jamais, vers laquelle je ne me dirige pas 10. »

Il y a donc une double mort, ou deux aspects de la mort qui alternent.L’expression « Je me tue » suggère bien ce « dédoublement ». En s’appuyantsur cette expression, Blanchot analyse ce qui se passe dans l’acte même desuicide, de « se donner la mort », et dégage le dispositif de ce dédoublement :« “Je” est un moi dans la plénitude de son action et de sa décision, capabled’agir souverainement sur soi, toujours en mesure de s’atteindre, et pourtantcelui qui est atteint n’est plus moi, est un autre, de sorte que, quand je medonne la mort, peut-être est-ce “Je” qui la donne, mais ce n’est pas moi qui

49

de sa propre mort, il ne peut pas disposer, tandis qu’il a bien réussi àdisposer de la mort d’un autre. La mort qui guette, la mort avec laquelleil a affaire maintenant, doit être sa propre mort, mais elle n’est pas à saportée, elle n’appartient pas à son pouvoir ni à sa liberté. Elle lui échoitindifféremment et inéluctablement, malgré tout son acharnement àl’écarter. Il ne peut savoir ni quand ni comment elle lui arrive. On doitdonc plutôt dire qu’il a perdu à jamais sa propre mort ; le pouvoir dedonner la mort appartient maintenant aux autres, autres indéterminésqu’on ne peut plus distinguer de l’étendue des ténèbres du Bois. C’estcomme si, dans le bois sur lequel il règne, il était entouré et menacé par lamort qui n’était que celle qu’il avait perdue. Le statut particulier du Dianusqui porte le titre de roi consiste en cette « perte de sa propre mort » ; etcette exposition à une mort perdue, cette hardiesse absurde, sembleconstituer sa « souveraineté ».

Il y a bien sûr moyen pour lui de se tuer pour se délivrer de ce destincruel, mais ce serait aller à l’encontre de sa souveraineté. Il est roi, puisqu’ilest un meurtrier-régicide, et en tant que tel, il est voué à être immolé parquelqu’un d’autre au titre de roi. Il ne peut donc pas se tuer. En ce sensaussi, il est privé du pouvoir de mourir. Par conséquent, on pourrait direque sa peur n’est pas la peur de mourir, c’est la peur causée par la perte de« la mort propre », la peur de ne pas pouvoir mourir, de ne pas tenir danssa main « sa propre mort 9 ».

Cette articulation de la mort que nous avons discernée dans le récitmythique nous rappelle une autre réflexion sur la mort, celle développéepar Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire. En essayant de montrer lasimilitude entre la recherche de l’œuvre littéraire et l’approche de la mort,l’auteur s’arrête devant un « étrange projet » de suicide. Il s’agit du cas deKirilov, un des protagonistes des Possédés de Dostoïevski. Ce personnagetente un suicide avec l’ambition de devenir le premier Homme-Dieu. Selonlui, le suicide effectué d’une façon tout à fait arbitraire doit prouver laliberté absolue de l’homme, parce que cet acte lui permettrait d’achever la

48

10. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard,1955, p. 104.

9. Nous voulons évoquer ici ce que formule Emmanuel Levinas dans De l’existence àl’existant et Le Temps et l’Autre. C’est surtout lui qui dit, contre l’idée heideggeriennesur l’angoisse devant la mort, ceci : la peur, plus fondamentale que l’angoisse, n’est pascelle du mourir, mais celle de pas pouvoir mourir.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 11: LIGNES_017_0040

complétude de sa vie sans laisser aucune marge à Dieu. Ainsi, toujoursselon ce personnage, il pourrait non seulement réaliser la liberté humaineindividuelle, mais aussi apporter, par l’accomplissement de l’autonomiehumaine, la délivrance définitive à l’humanité tout entière. Ce parti pris,audacieusement athée, l’amène à un projet de suicide gratuit.

Mais Blanchot, en examinant l’hypothèse de Kirilov, affirme que celui-ci doit se heurter au destin paradoxal d’être trahi par l’acte lui-même dese suicider. Car la mort, étant la disparition définitive de celui qui laréclame, celui-ci ne pourra pas l’atteindre, la saisir de sa propre main. Sansdoute meurt-il, mais au fur et à mesure qu’il s’approche de la mort, il perdson pouvoir de l’atteindre, et il disparaît sans se l’approprier. S’il y a la mortqu’il meurt ou dans laquelle il meurt, c’est une mort qui ne lui appartientpas, qui lui est indifférente. Bref, la mort ne se présente jamais. C’est cequi est révélé dans la tentative de maîtriser la mort.

En se penchant sur cet « étrange projet » de suicide, Blanchot dit qu’« ily a comme une double mort » : « On ne peut “projeter” de se tuer. Cetapparent projet s’élance vers quelque chose qui n’est jamais atteint. Versun but qui ne peut être visé, et la fin est ce que je ne saurais prendre pourfin. Mais cela revient à dire que la mort se dérobe au temps de travail, àce temps qui est pourtant la mort rendue active et capable. Cela revient àpenser qu’il y a comme une double mort, dont l’une circule dans les motsde possibilité, de liberté, qui a comme extrême horizon la liberté de mouriret le pouvoir de se risquer mortellement – et dont l’autre est l’insaisissable,ce que je ne puis saisir, qui n’est liée à moi par aucune relation d’aucunesorte, qui ne vient jamais, vers laquelle je ne me dirige pas 10. »

Il y a donc une double mort, ou deux aspects de la mort qui alternent.L’expression « Je me tue » suggère bien ce « dédoublement ». En s’appuyantsur cette expression, Blanchot analyse ce qui se passe dans l’acte même desuicide, de « se donner la mort », et dégage le dispositif de ce dédoublement :« “Je” est un moi dans la plénitude de son action et de sa décision, capabled’agir souverainement sur soi, toujours en mesure de s’atteindre, et pourtantcelui qui est atteint n’est plus moi, est un autre, de sorte que, quand je medonne la mort, peut-être est-ce “Je” qui la donne, mais ce n’est pas moi qui

49

de sa propre mort, il ne peut pas disposer, tandis qu’il a bien réussi àdisposer de la mort d’un autre. La mort qui guette, la mort avec laquelleil a affaire maintenant, doit être sa propre mort, mais elle n’est pas à saportée, elle n’appartient pas à son pouvoir ni à sa liberté. Elle lui échoitindifféremment et inéluctablement, malgré tout son acharnement àl’écarter. Il ne peut savoir ni quand ni comment elle lui arrive. On doitdonc plutôt dire qu’il a perdu à jamais sa propre mort ; le pouvoir dedonner la mort appartient maintenant aux autres, autres indéterminésqu’on ne peut plus distinguer de l’étendue des ténèbres du Bois. C’estcomme si, dans le bois sur lequel il règne, il était entouré et menacé par lamort qui n’était que celle qu’il avait perdue. Le statut particulier du Dianusqui porte le titre de roi consiste en cette « perte de sa propre mort » ; etcette exposition à une mort perdue, cette hardiesse absurde, sembleconstituer sa « souveraineté ».

Il y a bien sûr moyen pour lui de se tuer pour se délivrer de ce destincruel, mais ce serait aller à l’encontre de sa souveraineté. Il est roi, puisqu’ilest un meurtrier-régicide, et en tant que tel, il est voué à être immolé parquelqu’un d’autre au titre de roi. Il ne peut donc pas se tuer. En ce sensaussi, il est privé du pouvoir de mourir. Par conséquent, on pourrait direque sa peur n’est pas la peur de mourir, c’est la peur causée par la perte de« la mort propre », la peur de ne pas pouvoir mourir, de ne pas tenir danssa main « sa propre mort 9 ».

Cette articulation de la mort que nous avons discernée dans le récitmythique nous rappelle une autre réflexion sur la mort, celle développéepar Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire. En essayant de montrer lasimilitude entre la recherche de l’œuvre littéraire et l’approche de la mort,l’auteur s’arrête devant un « étrange projet » de suicide. Il s’agit du cas deKirilov, un des protagonistes des Possédés de Dostoïevski. Ce personnagetente un suicide avec l’ambition de devenir le premier Homme-Dieu. Selonlui, le suicide effectué d’une façon tout à fait arbitraire doit prouver laliberté absolue de l’homme, parce que cet acte lui permettrait d’achever la

48

10. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard,1955, p. 104.

9. Nous voulons évoquer ici ce que formule Emmanuel Levinas dans De l’existence àl’existant et Le Temps et l’Autre. C’est surtout lui qui dit, contre l’idée heideggeriennesur l’angoisse devant la mort, ceci : la peur, plus fondamentale que l’angoisse, n’est pascelle du mourir, mais celle de pas pouvoir mourir.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 12: LIGNES_017_0040

Autrement dit, mourir n’est pas un acte subjectif, on ne peut mouriren tant que sujet, en tant que maître de soi. Tant qu’on est sujet, la mortapparaît dans la sphère du possible comme les autres actes ; mais une foisla mort déclenchée par cet acte de la saisir, il survient un renversementdu rapport avec la mort. Ainsi le suicide se révèle un leurre : même si jeme donne la mort par moi-même, « je » ne peux pas mourir. Plutôt, latentative de suicide prouve non seulement l’impossibilité du suicide, maisaussi celle de la mort tout court. C’est ce que Blanchot essaie de montrerdans ce passage.

La vérité de la mort

Ce destin paradoxal du suicidaire se superpose exactement à celui denotre Dianus. Ce qui empêche en apparence le rapprochement des deuxcas, c’est le fait que Dianus tue quelqu’un d’autre – en l’occurence le roiprécédent – au lieu de se tuer lui-même. Mais si on examine les choses deplus près, on constate une grande similitude. Car tant que le suicidaire secomporte comme sujet, il s’attaque lui-même comme à quelqu’un d’autre,pris comme l’objet visé par son acte. En outre, cet autre visé par son acten’est que lui-même, c’est-à-dire son « moi » qui a régné en lui en tant quesujet jusqu’à ce moment-là. De sorte qu’on peut dire qu’il s’agit, dans cecas aussi, d’une sorte de « roi précédent ». Par ailleurs, on peut rappelerque Dianus n’est pas un nom proprement dit, car son prédécesseur s’appelaitaussi Dianus, tout le temps que celui-ci exerçait le sacerdoce. De sorte quecelui qu’a tué Dianus n’était que son double, un autre Dianus précédant,tout à fait comme « moi » renvoyé à la place de l’objet par un acte du sujetqui dit « je ». Un autre élément nous incite à ce rapprochement, c’est le faitque les deux protagonistes provoquent tous les deux la mort, en réclamantchacun à sa façon la « souveraineté » : l’un, la liberté absolue, l’autre, lasouveraineté sur le Bois ; et que, tous les deux, par l’acte même de réalisationde la mort, se jettent dans un espace où la mort est impossible, comme sicet acte visant à maîtriser la mort la rendait immaîtrisable.

On peut dire maintenant que les deux récits sont les variantes d’unmême dispositif. Kirilov, n’ayant pas bien prévu la conséquence de sonacte, a parlé pour la liberté humaine, tandis que Dianus savait qu’il allaitperdre sa propre mort, puisque elle était prescrite par la loi suivant laquelleil était devenu roi. On pourrait dire qu’il vit l’« après-Kirilov », c’est-à-

51

la reçois et ce n’est pas non plus ma mort – celle que j’ai donnée – où il mefaut mourir, mais celle que j’ai refusée, négligée, et qui est cette négligencemême, fuite et désœuvrement perpétuels 11.

Tant que « je » est en plein exercice, tant qu’on est dans la sphère de lavie, des activités, la mort paraît quelque chose de possible, et on peut latenter au même titre que tous les actes possibles. Mais cet acte n’atteintpas à sa fin, d’abord parce que, même si je me donne la mort, « ce n’estplus moi qui la reçois », ensuite parce que « ce n’est pas ma mort où il mefaut mourir ». Ainsi, sous le coup mortel, on entre dans un espace où tousles rapports constituant le projet, le monde, les actes, les buts etc., sedécomposent, et c’est dans cette décomposition des rapports où l’on meurt(d’ailleurs cette formule « on meurt » est précise, parce qu’en perdant lepouvoir de prononcer « je », qui désigne le nœud central des rapports aumonde, celui qui meurt devient « on » impersonnel). Nous pouvons doncdire, que, outre la double mort, il y a le double monde, à savoir, le mondeoù nous vivons, où la mort paraît possible, et le monde où nous mourons,où la mort se révèle impossible. Quand nous mourons, nous allons perdre,non seulement nous-même, mais aussi notre mort. Notre mort, notrepropre mort, nous ne l’avons comme possibilité que dans le monde où nousvivons. Et ce monde dissimule son envers où la mort est impossible.

« Je » pense qu’il est possible de mourir, comme tous les autres actes sontpossibles dans ce monde. Surtout quand on est privé de la possibilité de toutautre acte, elle peut paraître la seule et ultime possibilité qui nous reste pouraffirmer notre liberté. C’est pour cela que le suicide pourrait être une ultimetentative de révolte (dans la dialectique hégélienne, le maître doit garder envie les esclaves, sinon sa maîtrise serait vaine ; ainsi le suicide pourrait, à lalimite, et seulement à la limite, être une atteinte contre le maître). Ou encorecomme Kirilov, on peut tenter le suicide, pour prouver que la mort ressortitpleinement à la liberté humaine, et par la suite donner congé à Dieu. En cesens, la possibilité de mourir est une question cruciale pour la liberté humaineou humaniste. Mais en tentant sa propre mort, on est rejeté d’emblée dansun espace où règne une mort indifférente qui n’appartient à personne, et c’estlà qu’on périt dans une passivité absolue par rapport à la mort.

50

11. Ibid., p. 107.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 13: LIGNES_017_0040

Autrement dit, mourir n’est pas un acte subjectif, on ne peut mouriren tant que sujet, en tant que maître de soi. Tant qu’on est sujet, la mortapparaît dans la sphère du possible comme les autres actes ; mais une foisla mort déclenchée par cet acte de la saisir, il survient un renversementdu rapport avec la mort. Ainsi le suicide se révèle un leurre : même si jeme donne la mort par moi-même, « je » ne peux pas mourir. Plutôt, latentative de suicide prouve non seulement l’impossibilité du suicide, maisaussi celle de la mort tout court. C’est ce que Blanchot essaie de montrerdans ce passage.

La vérité de la mort

Ce destin paradoxal du suicidaire se superpose exactement à celui denotre Dianus. Ce qui empêche en apparence le rapprochement des deuxcas, c’est le fait que Dianus tue quelqu’un d’autre – en l’occurence le roiprécédent – au lieu de se tuer lui-même. Mais si on examine les choses deplus près, on constate une grande similitude. Car tant que le suicidaire secomporte comme sujet, il s’attaque lui-même comme à quelqu’un d’autre,pris comme l’objet visé par son acte. En outre, cet autre visé par son acten’est que lui-même, c’est-à-dire son « moi » qui a régné en lui en tant quesujet jusqu’à ce moment-là. De sorte qu’on peut dire qu’il s’agit, dans cecas aussi, d’une sorte de « roi précédent ». Par ailleurs, on peut rappelerque Dianus n’est pas un nom proprement dit, car son prédécesseur s’appelaitaussi Dianus, tout le temps que celui-ci exerçait le sacerdoce. De sorte quecelui qu’a tué Dianus n’était que son double, un autre Dianus précédant,tout à fait comme « moi » renvoyé à la place de l’objet par un acte du sujetqui dit « je ». Un autre élément nous incite à ce rapprochement, c’est le faitque les deux protagonistes provoquent tous les deux la mort, en réclamantchacun à sa façon la « souveraineté » : l’un, la liberté absolue, l’autre, lasouveraineté sur le Bois ; et que, tous les deux, par l’acte même de réalisationde la mort, se jettent dans un espace où la mort est impossible, comme sicet acte visant à maîtriser la mort la rendait immaîtrisable.

On peut dire maintenant que les deux récits sont les variantes d’unmême dispositif. Kirilov, n’ayant pas bien prévu la conséquence de sonacte, a parlé pour la liberté humaine, tandis que Dianus savait qu’il allaitperdre sa propre mort, puisque elle était prescrite par la loi suivant laquelleil était devenu roi. On pourrait dire qu’il vit l’« après-Kirilov », c’est-à-

51

la reçois et ce n’est pas non plus ma mort – celle que j’ai donnée – où il mefaut mourir, mais celle que j’ai refusée, négligée, et qui est cette négligencemême, fuite et désœuvrement perpétuels 11.

Tant que « je » est en plein exercice, tant qu’on est dans la sphère de lavie, des activités, la mort paraît quelque chose de possible, et on peut latenter au même titre que tous les actes possibles. Mais cet acte n’atteintpas à sa fin, d’abord parce que, même si je me donne la mort, « ce n’estplus moi qui la reçois », ensuite parce que « ce n’est pas ma mort où il mefaut mourir ». Ainsi, sous le coup mortel, on entre dans un espace où tousles rapports constituant le projet, le monde, les actes, les buts etc., sedécomposent, et c’est dans cette décomposition des rapports où l’on meurt(d’ailleurs cette formule « on meurt » est précise, parce qu’en perdant lepouvoir de prononcer « je », qui désigne le nœud central des rapports aumonde, celui qui meurt devient « on » impersonnel). Nous pouvons doncdire, que, outre la double mort, il y a le double monde, à savoir, le mondeoù nous vivons, où la mort paraît possible, et le monde où nous mourons,où la mort se révèle impossible. Quand nous mourons, nous allons perdre,non seulement nous-même, mais aussi notre mort. Notre mort, notrepropre mort, nous ne l’avons comme possibilité que dans le monde où nousvivons. Et ce monde dissimule son envers où la mort est impossible.

« Je » pense qu’il est possible de mourir, comme tous les autres actes sontpossibles dans ce monde. Surtout quand on est privé de la possibilité de toutautre acte, elle peut paraître la seule et ultime possibilité qui nous reste pouraffirmer notre liberté. C’est pour cela que le suicide pourrait être une ultimetentative de révolte (dans la dialectique hégélienne, le maître doit garder envie les esclaves, sinon sa maîtrise serait vaine ; ainsi le suicide pourrait, à lalimite, et seulement à la limite, être une atteinte contre le maître). Ou encorecomme Kirilov, on peut tenter le suicide, pour prouver que la mort ressortitpleinement à la liberté humaine, et par la suite donner congé à Dieu. En cesens, la possibilité de mourir est une question cruciale pour la liberté humaineou humaniste. Mais en tentant sa propre mort, on est rejeté d’emblée dansun espace où règne une mort indifférente qui n’appartient à personne, et c’estlà qu’on périt dans une passivité absolue par rapport à la mort.

50

11. Ibid., p. 107.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 14: LIGNES_017_0040

perdant le pouvoir de la saisir, tandis que la mort révélée indifférente etimpersonnelle engloutit le « moi » périssant. C’est l’étrange loi du Boisqui occulte le dévoilement de la mort par celui qui consomme la mortpossible. Cette loi n’est donc autre que la loi de la mort elle-même, oumieux encore, c’est la Loi en tant que Mort ; et le Bois où règne la Loi-Mort représente « l’espace de la mort » qui appartient à la mortimpersonnelle. Par conséquent, Dianus est le nom de celui qui vit cettevérité de la mort telle qu’elle est.

Mais alors, quelle mort doit-il mourir ? ou dans quelle mort doit-ilpérir ? C’est aussi notre problème, puisqu’il s’agit de la mort de tous leshommes. Une mort dépersonnalisée ? une mort qui n’appartient àpersonne ? Ici, nous voulons nous rappeler une fois encore la dernièremoitié de la deuxième citation de Blanchot : « [La mort] où il me fautmourir, c’est celle que j’ai refusée, négligée, et qui est cette négligence même,fuite et désœuvrement perpétuels. »

C’est justement la mort refusée par Kirilov, une mort passive, une mortqui ne dépend pas de la volonté de celui qui meurt, qui n’est pas « sa propremort », « une mort impropre », non-appropriable. La mort est impossible,elle est hors d’atteinte, elle se dérobe perpétuellement et, par conséquent,malgré la soif d’autonomie, la mort laisse un être humain définitivementinaccompli, inachevé. C’est ce sur quoi Bataille n’a cessé d’insister commeconséquence de son expérience. Alors, a-t-on besoin une fois encore deDieu pour combler cette faille ? L’impossibilité de mourir ne nous ramènepas forcément à « quelque chose comme Dieu » comme l’a dit Heidegger ;elle n’est qu’une vérité humaine pure et simple avec toutes ses implications.Plutôt, assumer cette incomplétude ou inachèvement, ce serait la gloirehumaine. C’est justement la raison pour laquelle Dianus est pour Bataille« souverain », « souverain » dans un sens ni religieux ni politique, maispurement et simplement « humain ».

Freud a trouvé que la « vérité » qu’il avait découverte avait déjà étéinscrite dans une pièce de Sophocle, d’une façon si parfaite qu’elle enépuisait l’essence et la portée. De même, Bataille a vu inscrite pour ainsidire en grandeur nature, dans la figure étrange d’un mythe romain, la« vérité » de la mort qui rend un mortel « souverain ». Cette « vérité » estinscrite dans ce récit si ouvertement qu’on ne s’en aperçoit pas – commela « lettre volée » qui n’a pas été découverte par celui qui la cherchait.

53

dire l’impossibilité de la mort révélée par la consommation d’une mortpossible. Et vivre jusqu’au bout cette impossibilité, constitue la« souveraineté » qu’il éprouve.

Si l’on voit les choses du point de vue dit « réaliste », un suicidaire« peut » bien mourir d’un seul coup, sans avoir le temps de percer le secretdu suicide : le dédoublement de la mort. Cela n’empêche tout de mêmepas qu’on puisse parler, par principe, de la double phase du rapport à lamort : le rapport comme activité, d’un côté, l’acte libre qui la provoque ;et la passivité, de l’autre, que le suicidaire doit subir en mourant. Mais cettedernière ne constitue pas exactement un rapport : il serait plus pertinentde parler de la perte de rapport dans la passivité. En tout cas, ces deuxphases alternent par l’acte même de provoquer la mort. Dès que la mortest consommée, s’ouvre un espace où la mort se révèle hors d’atteinte. Etpeut-être cette phase d’impossibilité est la réalité de la mort, ou « le réel »tout simplement, si j’ose dire, enfin actualisé par la consommation de lamort possible qui reste virtuelle dans le monde où nous vivons.

Le Mythe du Bois illustre d’une façon exemplaire ce « dédoublementde la mort » et son alternance. Il articule nettement par l’injonction de laloi, la double phase de la mort que traverse le héros, et il déploie ce quin’est pas déployable dans l’espace-temps du récit en tant qu’espacementde « l’entre-deux mort ». Ce qui permet ce déploiement, c’est la loi du Boisqui régit l’alternance du rapport à la mort du héros. Elle permet de déployerdans le temps structurant du récit la duplicité de la mort, occultée dans lasphère des possibles, sphère de la subjectivité où règne le sujet autonomepour qui tout paraît possible. Et la double mort alterne avec l’alternancede Dianus dans l’espace du Bois, qui mérite en fin de compte d’être nommé« l’espace de la mort ».

Comme nous venons de le montrer, le mythe du Bois n’est pas unsimple mythe concernant le sacrifice, il fait prendre corps, en récitmythique, au secret de la mort des hommes, au secret de la mort humaine(de tous temps, avant, pendant et après le christianisme) occulté soit parla croyance en Dieu, soit par celle en l’autonomie de l’Homme. La mortest impossible. Sous l’apparence du possible, elle cache son impossibilitéqui ne se révèle que dans sa proximité. Dès que la mort possible estconsommée, la mort se révèle impossible, et « je » disparaît sans l’atteindre,sans avoir « sa propre mort », sans avoir une « fin » qui lui appartienne, en

52

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 15: LIGNES_017_0040

perdant le pouvoir de la saisir, tandis que la mort révélée indifférente etimpersonnelle engloutit le « moi » périssant. C’est l’étrange loi du Boisqui occulte le dévoilement de la mort par celui qui consomme la mortpossible. Cette loi n’est donc autre que la loi de la mort elle-même, oumieux encore, c’est la Loi en tant que Mort ; et le Bois où règne la Loi-Mort représente « l’espace de la mort » qui appartient à la mortimpersonnelle. Par conséquent, Dianus est le nom de celui qui vit cettevérité de la mort telle qu’elle est.

Mais alors, quelle mort doit-il mourir ? ou dans quelle mort doit-ilpérir ? C’est aussi notre problème, puisqu’il s’agit de la mort de tous leshommes. Une mort dépersonnalisée ? une mort qui n’appartient àpersonne ? Ici, nous voulons nous rappeler une fois encore la dernièremoitié de la deuxième citation de Blanchot : « [La mort] où il me fautmourir, c’est celle que j’ai refusée, négligée, et qui est cette négligence même,fuite et désœuvrement perpétuels. »

C’est justement la mort refusée par Kirilov, une mort passive, une mortqui ne dépend pas de la volonté de celui qui meurt, qui n’est pas « sa propremort », « une mort impropre », non-appropriable. La mort est impossible,elle est hors d’atteinte, elle se dérobe perpétuellement et, par conséquent,malgré la soif d’autonomie, la mort laisse un être humain définitivementinaccompli, inachevé. C’est ce sur quoi Bataille n’a cessé d’insister commeconséquence de son expérience. Alors, a-t-on besoin une fois encore deDieu pour combler cette faille ? L’impossibilité de mourir ne nous ramènepas forcément à « quelque chose comme Dieu » comme l’a dit Heidegger ;elle n’est qu’une vérité humaine pure et simple avec toutes ses implications.Plutôt, assumer cette incomplétude ou inachèvement, ce serait la gloirehumaine. C’est justement la raison pour laquelle Dianus est pour Bataille« souverain », « souverain » dans un sens ni religieux ni politique, maispurement et simplement « humain ».

Freud a trouvé que la « vérité » qu’il avait découverte avait déjà étéinscrite dans une pièce de Sophocle, d’une façon si parfaite qu’elle enépuisait l’essence et la portée. De même, Bataille a vu inscrite pour ainsidire en grandeur nature, dans la figure étrange d’un mythe romain, la« vérité » de la mort qui rend un mortel « souverain ». Cette « vérité » estinscrite dans ce récit si ouvertement qu’on ne s’en aperçoit pas – commela « lettre volée » qui n’a pas été découverte par celui qui la cherchait.

53

dire l’impossibilité de la mort révélée par la consommation d’une mortpossible. Et vivre jusqu’au bout cette impossibilité, constitue la« souveraineté » qu’il éprouve.

Si l’on voit les choses du point de vue dit « réaliste », un suicidaire« peut » bien mourir d’un seul coup, sans avoir le temps de percer le secretdu suicide : le dédoublement de la mort. Cela n’empêche tout de mêmepas qu’on puisse parler, par principe, de la double phase du rapport à lamort : le rapport comme activité, d’un côté, l’acte libre qui la provoque ;et la passivité, de l’autre, que le suicidaire doit subir en mourant. Mais cettedernière ne constitue pas exactement un rapport : il serait plus pertinentde parler de la perte de rapport dans la passivité. En tout cas, ces deuxphases alternent par l’acte même de provoquer la mort. Dès que la mortest consommée, s’ouvre un espace où la mort se révèle hors d’atteinte. Etpeut-être cette phase d’impossibilité est la réalité de la mort, ou « le réel »tout simplement, si j’ose dire, enfin actualisé par la consommation de lamort possible qui reste virtuelle dans le monde où nous vivons.

Le Mythe du Bois illustre d’une façon exemplaire ce « dédoublementde la mort » et son alternance. Il articule nettement par l’injonction de laloi, la double phase de la mort que traverse le héros, et il déploie ce quin’est pas déployable dans l’espace-temps du récit en tant qu’espacementde « l’entre-deux mort ». Ce qui permet ce déploiement, c’est la loi du Boisqui régit l’alternance du rapport à la mort du héros. Elle permet de déployerdans le temps structurant du récit la duplicité de la mort, occultée dans lasphère des possibles, sphère de la subjectivité où règne le sujet autonomepour qui tout paraît possible. Et la double mort alterne avec l’alternancede Dianus dans l’espace du Bois, qui mérite en fin de compte d’être nommé« l’espace de la mort ».

Comme nous venons de le montrer, le mythe du Bois n’est pas unsimple mythe concernant le sacrifice, il fait prendre corps, en récitmythique, au secret de la mort des hommes, au secret de la mort humaine(de tous temps, avant, pendant et après le christianisme) occulté soit parla croyance en Dieu, soit par celle en l’autonomie de l’Homme. La mortest impossible. Sous l’apparence du possible, elle cache son impossibilitéqui ne se révèle que dans sa proximité. Dès que la mort possible estconsommée, la mort se révèle impossible, et « je » disparaît sans l’atteindre,sans avoir « sa propre mort », sans avoir une « fin » qui lui appartienne, en

52

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 16: LIGNES_017_0040

Dianus « n’est plus un roi du Bois », ni un Dieu chrétien, ni un souveraindu Moyen Âge ; il est un inconnu qui s’égare au fond de la nuit des grandesvilles modernes. Mais il est « souverain », parce qu’il assume la « vérité »occultée et oubliée en ce monde où nous vivons, la vérité de la mort : lamort est impossible.

Cette vérité dont se chargeait autrefois seulement celui qui cherchaitla souveraineté, religieuse ou séculaire. Bataille l’a vécue à travers son« expérience intérieure » en tant que sacrifice, dans lequel « tout estvictime ». D’ailleurs, cette expérience, située ou plutôt greffée par lui justeau moment de l’accomplissement du Savoir absolu, est marquée aussi d’unehistoricité, celle de la fin de l’Histoire, de l’accomplissement du mondehumain. À ce moment de l’Histoire où l’homme se croit autonome dansun monde enfin devenu le sien. Bataille affirme que l’homme n’est pasachevé, son monde n’est pas accompli. Ce n’est pas qu’il faille encore unpeu de temps pour que l’humanité s’achève, que l’œuvre de l’humanité soitaccomplie, mais que l’homme est foncièrement inachevé, qu’il ne peut parprincipe s’accomplir. Parce que la mort, qui apparaît impossible, ne luiappartient pas. L’homme manque sa « fin » malgré sa finitude, et c’est cemanque de « fin » qui constitue son ouverture originaire, ouverture aumonde, à autrui, aux autres, à la communauté, à l’histoire...

L’enjeu de cette révélation de l’impossibilité de la mort est immense.Cela implique toutes les problématiques concernant l’existence de l’êtrehumain. Pour suggérer simplement l’importance de l’enjeu, nous nouscontentons aujourd’hui de rappeler les controverses qui opposent Levinasà Heidegger. En avançant l’idée de l’impossibilité de la mort, contre cellede Heidegger qui a défini la mort comme une possibilité de l’impossible,Levinas a renversé toutes les implications de la thèse heideggerienne. Cequi est mis en jeu, c’est la tentative de recherche d’une nouvelle pensée del’homme qui ne soit plus une copie ou un remplaçant de Dieu, libre del’anthropomorphisme qui a conditionné la pensée moderne dite humaniste,à l’époque de la mort de Dieu. Ce sont Bataille, Blanchot et Levinas quiont formulé clairement cette idée.

Bataille n’a pas érigé Dianus en symbole privilégié. Simplement il aemprunté son nom. D’ailleurs, ce nom n’est pas un nom propre ordinairecomme nous l’avons remarqué tout à l’heure ; c’est le nom dont se vêt celuiqui vit cette vérité toute nue telle qu’elle est. Plusieurs milliers d’annéesnous séparent de l’époque du Mythe du Bois. Mais si Bataille a assuméson expérience intérieure comme celle de l’inachèvement de l’être humain,expérience qui révèle « l’imposture de la mort 12 », alors il était en plein droitde se nommer Dianus.

Dianus n’est plus un roi, ni un prêtre, mais il ressuscite sous l’anonymatdans le monde contemporain. Ici, nous pouvons évoquer un petit texte trèsétrange, mis en tête de Madame Edwarda en guise de « pré-texte ». C’estun court texte qui donne l’impression qu’à peine commencé, il est déjà entrain de se dissiper dans sa propre extinction. Ce qui se dit dans ce texteconcerne le « souverain qui n’est plus un roi », devenu « souverain » ausommet de l’angoisse. Le nom de Dianus n’y figure pas, mais ce texte lui-même constitue une sorte de signature d’un Dianus qui meurt :

« MON ANGOISSE EST ENFIN / L’ABSOLUE SOUVERAINE. MA /SOUVERAINETÉ MORTE EST À / LA RUE. INSAISISSABLE — AU-/ TOUR D’ELLE

UN SILENCE DE / TOMBE — TAPIE DANS L’AT-/ TENTE D’UN TERRIBLE —ET / POURTANT SA TRISTESSE SE / RIT DE TOUT 13 »

« Je » suis absorbé dans l’« angoisse », et devenu « angoisse » même,comme tel je suis « souverain » ; et « ma souveraineté » est déjà « morte »puisqu’elle est frappée par la mort. Ce « je », déjà à moitié effacé, guetteen attendant un attentat invisible, et ce « terrible » n’est autre chose quela mort qu’il a perdue, et qui doit lui échoir tôt ou tard. Mais « sa tristessese rit de tout ». Il est indéniable que ce « moi » qui s’énonce dans ce textedoit s’appeler Dianus. Une autre version de ce texte qui figure dans lanouvelle édition du livre le constate ; là est inscrit explicitement ceci : « LE

SOUVERAIN N’EST PLUS UN ROI : IL EST CACHÉ DANS LES GRANDES VILLES. 14 »

54

12. G. Bataille, Œuvres complètes, t. V, p. 83.13. Ibid, t. III, p. 17.14. Ibid, t. III, p. 494

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes

Page 17: LIGNES_017_0040

Dianus « n’est plus un roi du Bois », ni un Dieu chrétien, ni un souveraindu Moyen Âge ; il est un inconnu qui s’égare au fond de la nuit des grandesvilles modernes. Mais il est « souverain », parce qu’il assume la « vérité »occultée et oubliée en ce monde où nous vivons, la vérité de la mort : lamort est impossible.

Cette vérité dont se chargeait autrefois seulement celui qui cherchaitla souveraineté, religieuse ou séculaire. Bataille l’a vécue à travers son« expérience intérieure » en tant que sacrifice, dans lequel « tout estvictime ». D’ailleurs, cette expérience, située ou plutôt greffée par lui justeau moment de l’accomplissement du Savoir absolu, est marquée aussi d’unehistoricité, celle de la fin de l’Histoire, de l’accomplissement du mondehumain. À ce moment de l’Histoire où l’homme se croit autonome dansun monde enfin devenu le sien. Bataille affirme que l’homme n’est pasachevé, son monde n’est pas accompli. Ce n’est pas qu’il faille encore unpeu de temps pour que l’humanité s’achève, que l’œuvre de l’humanité soitaccomplie, mais que l’homme est foncièrement inachevé, qu’il ne peut parprincipe s’accomplir. Parce que la mort, qui apparaît impossible, ne luiappartient pas. L’homme manque sa « fin » malgré sa finitude, et c’est cemanque de « fin » qui constitue son ouverture originaire, ouverture aumonde, à autrui, aux autres, à la communauté, à l’histoire...

L’enjeu de cette révélation de l’impossibilité de la mort est immense.Cela implique toutes les problématiques concernant l’existence de l’êtrehumain. Pour suggérer simplement l’importance de l’enjeu, nous nouscontentons aujourd’hui de rappeler les controverses qui opposent Levinasà Heidegger. En avançant l’idée de l’impossibilité de la mort, contre cellede Heidegger qui a défini la mort comme une possibilité de l’impossible,Levinas a renversé toutes les implications de la thèse heideggerienne. Cequi est mis en jeu, c’est la tentative de recherche d’une nouvelle pensée del’homme qui ne soit plus une copie ou un remplaçant de Dieu, libre del’anthropomorphisme qui a conditionné la pensée moderne dite humaniste,à l’époque de la mort de Dieu. Ce sont Bataille, Blanchot et Levinas quiont formulé clairement cette idée.

Bataille n’a pas érigé Dianus en symbole privilégié. Simplement il aemprunté son nom. D’ailleurs, ce nom n’est pas un nom propre ordinairecomme nous l’avons remarqué tout à l’heure ; c’est le nom dont se vêt celuiqui vit cette vérité toute nue telle qu’elle est. Plusieurs milliers d’annéesnous séparent de l’époque du Mythe du Bois. Mais si Bataille a assuméson expérience intérieure comme celle de l’inachèvement de l’être humain,expérience qui révèle « l’imposture de la mort 12 », alors il était en plein droitde se nommer Dianus.

Dianus n’est plus un roi, ni un prêtre, mais il ressuscite sous l’anonymatdans le monde contemporain. Ici, nous pouvons évoquer un petit texte trèsétrange, mis en tête de Madame Edwarda en guise de « pré-texte ». C’estun court texte qui donne l’impression qu’à peine commencé, il est déjà entrain de se dissiper dans sa propre extinction. Ce qui se dit dans ce texteconcerne le « souverain qui n’est plus un roi », devenu « souverain » ausommet de l’angoisse. Le nom de Dianus n’y figure pas, mais ce texte lui-même constitue une sorte de signature d’un Dianus qui meurt :

« MON ANGOISSE EST ENFIN / L’ABSOLUE SOUVERAINE. MA /SOUVERAINETÉ MORTE EST À / LA RUE. INSAISISSABLE — AU-/ TOUR D’ELLE

UN SILENCE DE / TOMBE — TAPIE DANS L’AT-/ TENTE D’UN TERRIBLE —ET / POURTANT SA TRISTESSE SE / RIT DE TOUT 13 »

« Je » suis absorbé dans l’« angoisse », et devenu « angoisse » même,comme tel je suis « souverain » ; et « ma souveraineté » est déjà « morte »puisqu’elle est frappée par la mort. Ce « je », déjà à moitié effacé, guetteen attendant un attentat invisible, et ce « terrible » n’est autre chose quela mort qu’il a perdue, et qui doit lui échoir tôt ou tard. Mais « sa tristessese rit de tout ». Il est indéniable que ce « moi » qui s’énonce dans ce textedoit s’appeler Dianus. Une autre version de ce texte qui figure dans lanouvelle édition du livre le constate ; là est inscrit explicitement ceci : « LE

SOUVERAIN N’EST PLUS UN ROI : IL EST CACHÉ DANS LES GRANDES VILLES. 14 »

54

12. G. Bataille, Œuvres complètes, t. V, p. 83.13. Ibid, t. III, p. 17.14. Ibid, t. III, p. 494

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 12

1.10

8.86

.73

- 16

/08/

2015

13h

40. ©

Edi

tions

Lig

nes

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. ©

Editions Lignes