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HUMANITÉS ELLEN MEIKSINS WOOD Liberté et propriété UNE HISTOIRE SOCIALE DE LA PENSéE POLITIQUE OCCIDENTALE DE LA RENAISSANCE AUX LUMIèRES Traduit de l’anglais par Véronique Dassas et Colette St-Hilaire

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HUMANITÉS

«La meilleure façon de mettre en lumière les limites des doctrinesdominantes, c’est de connaître la tradition canonique et le contextehistorique qui les ont vu naître. » suivant ce précepte, Liberté et pro-priété retrace l’histoire sociale de la pensée politique de la moder-nité. sondant les grands moments politiques de cette période (lacité-état de la renaissance, la réforme, les empires espagnol et néer-landais, l’absolutisme français et la révolution anglaise), ellen meiksins wood pense ensemble la naissance de l’état moderne et laformation du capitalisme.

cet ouvrage fait suite à Des citoyens aux seigneurs, qui couvrait la période allant de l’antiquité à la fin du moyen Âge. La grande thèsequi sous-tend cette imposante recherche peut être résumée ainsi : lapensée politique est intrinsèquement liée à l’évolution historique dela relation conflictuelle entre état et propriété privée, et c’est danscette tension que les sociétés modernes ont accouché d’idées richeset équivoques encore vivantes de nos jours : les droits de la personne,la liberté, l’égalité et la propriété.

Ellen Meiksins Wood a enseigné la science politique à l’Université Yorkà Toronto. Elle est reconnue pour sa contribution aux études sur les ori-gines agraires du capitalisme. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages,dont e retreat from class (Verso), qui a reçu le Deutscher Prize,L’origine du capitalisme et L’empire du capital (Lux).

eLLen meiksins wood

Liberté etpropriétéune histoire sociaLe de Lapensée poLitique occidentaLede La renaissance aux Lumières

Traduit de l’anglais par Véronique Dassas et Colette St-Hilaire

Liberté etpropriété

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Ellen Meiksins Wood

libertéet propriété

Une histoire sociale de la pensée politiqueoccidentale de la Renaissance aux Lumières

Traduit de l’anglais par Véronique Dassas et Colette St-Hilaire

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La collection « Humanités », dirigée par Jean-François Filion, prolonge dans le domaine des sciences l’attachement de Lux à la pensée critique et à l’histoire sociale et politique. Cette collection poursuit un projet qui a donné les meilleurs fruits des sciences humaines, celui d’aborder la pensée là où elle est vivante, dans les œuvres de la liberté et de l’esprit que sont les cultures, les civilisations et les institutions.

Dans la même collection : – Pierre Beaucage, Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas

de la Sierra Norte de Puebla– Francis Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d’un mot– Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique– Jonathan Martineau (dir.), Marxisme anglo-saxon : fi gures

contemporaines– Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs– Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital– Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme– Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsi– Bill Readings, Dans les ruines de l’université– Raymond Williams, Culture et matérialisme

© Ellen Meiksins Wood, 2012 (Verso)Titre original : Liberty and Property

© Lux Éditeur, 2014, pour la présente éditionwww.luxediteur.com

Dépôt légal : 3e trimestre 2014Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN : 978-2-89596-186-4

Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la sodec. Nous reconnaissons l’aide fi nancière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition et du Fonds du livre du Canada (flc) pour nos activités d’édition.

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C H A P I T R E 1

Transitions

Le déclin du féodalisme ; l’apparition du capitalisme, depuis ses origines agraires jusqu’aux premières

phases de l’industrialisation ; les ruptures religieuses de la Réforme ; l’évolution de l’État-nation ; le développe-ment du colonialisme moderne ; les grands moments culturels qui vont de la Renaissance à l’époque des Lumières ; la philosophie moderne et une révolution scientifi que enracinée dans l’empirisme de Francis Bacon ou le rationalisme de René Descartes : tous ces dévelop-pements historiques très importants, ponctués non seu-lement par des guerres entre États mais également par des rébellions et des révoltes menant parfois à la guerre civile, sont considérés comme faisant partie du début de l’époque moderne, de ce que l’on appelle la première modernité.

On ne s’en surprendra pas, dans le canon de la pen-sée politique occidentale les penseurs de ces débuts de la modernité sont surreprésentés. Bien que les historiens puissent ne pas s’entendre pour y faire entrer tel ou tel penseur, cette période est riche, plus que d’autres, de fi gures dominantes – de Machiavel ou Hobbes à Locke et Rousseau – dont le statut canonique est aussi irréfutable que celui de Platon ou d’Aristote. Cependant, tous les jalons historiques qui marquent cette période et même la

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façon de les désigner – la Renaissance, la Réforme, les

Lumières, sans parler du « féodalisme » et de la « montée

du capitalisme » – provoquent périodiquement des polé-

miques entre historiens. Même chose, d’ailleurs, pour

l’expression « première modernité » elle-même. De

prime abord, il semble pourtant qu’il s’agisse d’une dési-

gnation assez naïve et vague de certaines balises chrono-

logiques se situant, en gros, entre le Moyen Âge et la

modernité aboutie. On emploiera ici l’expression juste-

ment dans ce sens plus ou moins neutre, pour sa simpli-

cité et faute de mieux. Mais l’enjeu dépasse cette simple

indication chronologique. Quelles que soient les dates

choisies – disons approximativement de 1500 (ou 1492 ?)

à 1800, ou peut-être 1789 ou même 1776 –, le début de

la modernité présuppose une idée de ce qui est moderne,

par rapport à ce qui est ancien, médiéval ou au moins

« prémoderne », une notion de modernité qui pose elle-

même quelques questions.

On a beaucoup tenté de clarifi er cette idée de « moder-

nité » et on aura ici l’occasion d’aborder quelques-unes

des questions qu’elle soulève. Pour le moment, on se

contentera d’affi rmer que, malgré les désaccords sur ce

que représentent exactement la liberté et la propriété

« modernes » et sur le fait qu’elles soient bonnes, mau-

vaises ou neutres au plan moral, il en existe dans la culture

« occidentale » une conception solide, profondément

enracinée, qui traverse différentes écoles de pensée tout à

fait opposées sur d’autres plans. Même quand on établit

des distinctions nettes entre différentes histoires natio-

nales, il subsiste encore un récit unique et global de l’his-

toire européenne et de l’avènement de la modernité, un

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Chapitre 1. Transitions 11

récit qui se défi nit à la fois par des ruptures et des proces-sus de transition, des passages d’une époque à une autre marqués par des changements fondamentaux.

Dans ce récit, l’ère moderne est, entre autres, un mélange de caractéristiques économiques, politiques et culturelles, alliant capitalisme (ce que les tenants de l’économie politique classique aiment à désigner comme une « société commerciale »), autorité légale-rationnelle (dans certains cas, mais pas forcément, avec une préfé-rence pour la forme de la démocratie libérale) et progrès technique – ou une « rationalisation » sous différentes formes observables dans les marchés, les États, la laïcité et le savoir scientifi que. On peut insister sur tel ou tel aspect, sur la primauté de telle ou telle cause ; on peut trouver différents équilibres parmi les facteurs écono-miques, culturels ou sociaux de la modernité. On peut discuter longtemps des processus de changement qui débouchent sur l’époque moderne. On peut considérer que la transition décisive se trouve dans le passage du féodalisme au capitalisme, dans la montée de la bour-geoisie, la marche en avant de la liberté, une rupture radicale par rapport à la tradition, et dans bien d’autres choses encore. Mais on trouvera diffi cilement une notion de modernité qui n’établisse pas un lien étroit, quel qu’il soit, pour le meilleur ou pour le pire, entre la culture de l’investigation « rationnelle », les avancées de la tech-nique, l’économie de marché et un État « rationnel »1.

1. Ici, le problème est peut-être obscurci par les débats sur le phé-nomène culturel que l’on appelle modernisme à la fi n du ixxe siècle et au début du xxe. Mais, quoi que l’on entende par modernisme (ou en fait par postmodernisme), qu’on le considère comme une intensifi ca-

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Ces dernières années, certains travaux historiques

défi nissent avec plus de précision la frontière entre la

première modernité et la modernité, le début de la

modernité tendant à se confondre avec le Moyen Âge tar-

dif. Parmi les historiens de la pensée politique en parti-

culier, certains remettent en cause l’idée même d’une

première modernité en arguant qu’il n’existe pas de rup-

ture importante entre les penseurs du Moyen Âge et ceux

que l’on décrit comme les premiers modernes. Les idées

politiques, dans cette perspective, ne changent pas au

cours des transformations historiques qui conduisent à

la fi n du « Moyen Âge ». Mais, là encore, la persistance du

concept de modernité, et du discours classique qu’on lui

associe, est tout à fait remarquable. Bien sûr, d’autres

penseurs rejettent l’idée même de modernité.

C’est en effet une idée qui peut déranger parce qu’on

l’associe à certaines notions de progrès qui ont des

relents de téléologie, ou qui paraissent d’un goût dou-

teux après les horreurs du xxe siècle. D’autres encore

s’opposent à toute forme de « grands récits » et préfèrent

abandonner la longue durée pour insister sur le local, le

particulier et le contingent. Puisque la « modernité »

implique une très longue progression historique allant

de l’ancien au moderne, avec au moins des explications

implicites sur la manière dont l’un a mené à l’autre, ce

refus d’une vision à plus long terme rend l’idée du

moderne diffi cile à soutenir.

tion ou au contraire comme un rejet du moderne et de ses formes culturelles, ce concept si discuté laisse fondamentalement intacte l’idée classique de modernité.

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Chapitre 1. Transitions 13

Cependant, malgré toutes ces polémiques, la notion

de modernité est rarement contestée à partir d’un point de

vue qui, s’il remet en question systématiquement le para-

digme classique, adopte pourtant une vision plus à long

terme de l’histoire. Les grands récits les plus infl uents –

depuis les conceptions du progrès des Lumières, jusqu’aux

interprétations marxistes et whigs de l’histoire ou à la

sociologie historique de Weber, et tous les différents cou-

rants qui s’en sont réclamés – ont eu tendance à garder

fondamentalement intacte la description composite clas-

sique de l’époque moderne, quels que soient les jugements

opposés qu’ils aient pu porter sur la modernité. La remise

en cause de l’histoire classique de la modernité vient plus

souvent de différents types d’histoires fragmentées ou

décousues, d’apports « postmodernes » ou « révision-

nistes » sans vision à long terme et ayant peu à apporter

sur la causalité ou sur le processus historique – quoique,

même là, le concept têtu de modernité ait tendance à res-

surgir là où on ne l’attend pas.

L’Europe des débuts de la modernité ?

Dans ces conditions, quel sens y a-t-il à parler de pensée

politique des débuts de la modernité ? La croissance de

l’État moderne, avec l’établissement de ses frontières

nationales, politiques, économiques et culturelles, est cer-

tainement l’un des traits majeurs du début de la moder-

nité. Et, d’une façon ou d’une autre, il affecte toutes les

formes d’organisation politique qui entrent dans son

champ de force. Mais le canon de la pensée politique occi-

dentale, qui est le sujet de ce livre, est également déterminé

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au cours de cette période par des formes politiques bien

différentes : les cités-États italiennes, les juridictions alle-

mandes, si incroyablement différentes les unes des autres,

et les républiques commerciales des Pays-Bas. Sans par-

ler du Saint-Empire romain, qui est à la fois un retour

délibéré à l’Antiquité impériale et une aspiration, même

si elle débouche fi nalement sur un échec, à l’État-nation,

en tension constante par rapport aux autres aspirants à

la souveraineté, qu’elle soit séculière ou ecclésiastique.

Le concept de première modernité ne comprend pas

seulement les premières manifestations de l’État ou de

l’économie modernes mais également des développe-

ments culturels et intellectuels enracinés dans des formes

sociales et politiques très différentes, et pas franchement

modernes, comme c’est le cas des cités-États italiennes

où va fl eurir la Renaissance ou de l’électorat de Saxe d’où

Martin Luther va lancer sa Réforme, au moins selon ce

que prétend l’histoire classique.

Ces exemples ne diffèrent pas seulement par leur

forme politique, mais dans les rapports entre le pouvoir

d’État, la propriété et les forces productives. Ces diffé-

rences vont déboucher sur des traditions de discours

politique singulières. C’est vrai également pour les cités-

États et les principautés regroupées à un moment ou un

autre sous le pouvoir, fragile cependant, du Saint-Empire

romain : celles des Allemands et des Espagnols, des Ita-

liens et des Néerlandais. Bien sûr, tous ces peuples, aux-

quels, à ce chapitre, on peut ajouter les Français et les

Anglais, partagent un même héritage culturel ; et notre

période s’ouvre sur un moment d’unité culturelle parti-

culier, manifeste avec la langue latine rassemblant les

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Chapitre 1. Transitions 15

érudits d’Europe occidentale, tout l’appareil de la théo-

logie chrétienne, les classiques grecs de la philosophie

politique en plein renouveau et la « République des

lettres » que constitue l’humanisme européen. Cepen-

dant, ce vocabulaire intellectuel commun rend d’autant

plus frappante la diversité des traditions nationales. Les

langages hérités de la théorie politique occidentale se

sont adaptés avec une souplesse remarquable aux diffé-

rences de contexte ; et, chaque forme historique particu-

lière posant des problèmes singuliers, les mêmes

traditions de discours seront mobilisées non seulement

pour fournir des réponses différentes mais aussi pour

répondre à des questions d’un autre ordre2.

Mais, au-delà de toutes ces différences, est-ce qu’on

peut encore parler d’une Europe de la première moder-

nité ou, plus spécifi quement, est-ce qu’on peut encore

penser à l’Europe occidentale comme à une entité dis-

tincte, c’est-à-dire qui, au cours de la période couverte

par ce livre, fait l’expérience d’un modèle de développe-

2. L’Histoire de la pensée politique moderne, 1450-1700 (Paris, Presses universitaires de France, 1997), sans écarter les différences nationales et reconnaissant bien sûr la diversité des discours natio-naux, adopte ce qui est désigné comme « un éclairage historique plus général », en choisissant de traiter le sujet surtout par thème plutôt que par pays. On y adopte cette approche essentiellement en se fondant sur le fait que ce n’est pas seulement la survie de la res publica christiana mais aussi la « République des lettres » humaniste qui produit une communauté intellectuelle dépassant les frontières nationales (p. 5). Quelles que soient ses vertus, cette approche ne parvient pas à rendre justice aux différences importantes qui existent dans l’élaboration et l’application de ce discours européen commun pour réagir aux diffé-rentes questions posées par des modèles opposés de développement politique et économique dans les États européens.

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ment historique qui la distingue des autres régions ?

Dans ce qui suit, on insistera sur les particularités du

développement national ; pour le moment, on exami-

nera les fondements communs.

Dans le premier tome de cette histoire sociale de la

pensée politique, on a soutenu que la théorie politique,

dans toute sa diversité, a été façonnée par une tension

particulière entre deux sources de pouvoir, l’État et la

propriété privée. Toutes les « grandes » civilisations, bien

sûr, ont eu des États et certaines d’entre elles des sys-

tèmes sophistiqués de propriété privée. Mais l’évolution

de ce qui va devenir l’Europe occidentale, avec des racines

dans l’Antiquité gréco-romaine et en particulier dans

l’Empire romain d’Occident, va accorder à la propriété,

en tant que lieu de pouvoir distinct, un degré inusité

d’autonomie par rapport à l’État.

Prenons, par exemple, les différences entre l’Empire

romain et les premiers moments de l’État impérial

chinois. En Chine, un État fort s’installe en l’emportant

sur les grandes familles aristocratiques et en les empê-

chant de s’approprier les territoires nouvellement

conquis qui seront administrés par les fonctionnaires de

l’État central3. En même temps, les paysans passent sous

contrôle direct de l’État, ce qui maintient la propriété

paysanne comme source de revenu et de recrues pour

l’armée, et assure le morcellement de la propriété fon-

cière. Rome, par contre, réalise l’expansion de son empire

sans État fort. Elle est gouvernée par des non-profession-

nels, une oligarchie d’aristocrates propriétaires terriens,

3. Voir Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, A. Colin, 1980.

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Chapitre 1. Transitions 17

dans une petite cité-État, avec un gouvernement réduit à

sa plus simple expression. Bien que les paysans fassent

partie de la communauté des citoyens, ils restent domi-

nés par les classes possédantes. Au fi l de l’expansion de

l’Empire, avec la participation des paysans soldats enrô-

lés dans l’armée loin de chez eux, ils sont nombreux à

être dépossédés. La terre est de plus en plus concentrée

entre les mains de l’aristocratie et ce sont essentiellement

les esclaves qui la travaillent, au moins dans l’Italie

romaine. Quand la République fait place à l’État impérial

avec une structure bureaucratique propre, l’aristocratie

terrienne continue d’amasser des propriétés immenses.

Si, en Chine, être au service de l’État central procure géné-

ralement de grandes richesses, dans l’Empire romain, c’est

la terre qui va rester la seule source stable et sûre de

richesse. Même à son apogée, l’État impérial est « sous

gouverné » par rapport à la Chine, géré par l’entremise

d’un vaste réseau d’aristocraties locales.

L’Empire romain représente le premier exemple

connu d’État impérial fort combiné à un système de pro-

priété privée tout aussi fort. Cette collaboration étroite,

même si elle n’est pas toujours facile, s’exprime dans les

concepts romains d’imperium et de dominium. Le concept

romain de dominium, quand il s’applique à la propriété

privée, exprime avec une clarté exceptionnelle l’idée

d’une propriété privée, exclusive et individuelle, avec

tous les pouvoirs que cela implique, tandis que l’impe-

rium défi nit un droit de commander réservé à certains

magistrats civils et ultimement à l’empereur lui-même.

Alors que dans l’histoire occidentale de la pensée poli-

tique et juridique, la distinction entre propriété privée et

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pouvoir d’État ne sera pas toujours aussi claire, les Romains apportent certainement du neuf en distinguant le pouvoir public de l’État du pouvoir privé de la pro-priété, en théorie comme en pratique. Par opposition à la Chine, où l’on retrouve un rapport direct entre l’État et les paysans dont il s’approprie le travail, à Rome, la rela-tion entre propriétaire et producteurs n’est pas principa-lement une relation entre gouvernants et gouvernés, mais entre des propriétaires et une main-d’œuvre domi-née sous une forme ou une autre, esclaves ou paysans exploités en tant que fermiers et métayers. Quand l’Em-pire s’effondrera, cette relation fondamentale va se main-tenir et fonder l’ordre social pour les siècles à venir.

Ces deux pôles de pouvoir – l’État et une propriété privée forte – dans un régime impérial reposant sur des classes qui, sur le plan local, ont un degré important d’autonomie, vont entraîner une tendance au morcelle-ment du pouvoir souverain, même dans l’Empire romain. Cette tendance fi nira par l’emporter, laissant derrière elle tout un tissu de dépendances individuelles liant les paysans aux propriétaires fonciers. Quand l’Empire se désagrège, après plusieurs tentatives de recentralisation de la part de la monarchie mérovingienne, de l’Empire carolingien et des États qui vont lui succéder, l’autono-mie des aristocraties terriennes s’affi rme dans ce que l’on pourrait appeler une privatisation du pouvoir de l’État, le morcellement féodal de la souveraineté4, accompagné de l’attribution des charges publiques aux seigneurs

4. Sur le concept de « souveraineté morcelée », voir Perry Anderson, Les passages de l’Antiquité au féodalisme, Paris, Maspero, 1977, p. 160-162.

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locaux et à d’autres pouvoirs indépendants. Ce pouvoir public délégué est en même temps un pouvoir d’appro-priation : on commande le travail des classes productives en s’appropriant ses fruits par un loyer ou en nature, en particulier auprès des paysans qui restent propriétaires des terres, mais travaillent sous la domination politique et juridique des seigneurs. Faute de mieux, on peut appliquer l’appellation si contestée de féodalisme ou de « société féodale » à ce morcellement de la souveraineté typiquement occidental qui investit la propriété privée d’un pouvoir public comme jamais auparavant dans l’histoire. La période « médiévale », pour ce qui nous intéresse ici, est en gros marquée par la prédominance de cette confi guration distinctive et par son déclin5.

Ce morcellement féodal existe sous différentes formes et à différents degrés. Les monarchies féodales sont plus puissantes dans certaines régions que dans d’autres. Et puis certaines zones d’Europe sont à divers degrés sous la domination de pouvoirs supérieurs, le Saint-Empire romain ou la papauté. Mais le morcelle-ment politique touche aussi les entités politiques euro-péennes qui ne correspondent pas au modèle du système féodal. On prétend, par exemple, que l’Italie est le « mail-lon faible » du féodalisme européen car, surtout dans le Nord, ce sont les patriciats urbains qui dominent, et non pas les classes de l’aristocratie seigneuriale terrienne comme ailleurs. Cela étant, les cités-États du nord de

5. Pour une analyse du concept fort discuté de féodalisme, voir Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen Âge, Montréal, Lux, 2013, ch. 4.

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Table

1 Transitions 9

2 La cité-État de la Renaissance 71

3 La Réforme 115

4 L’Empire espagnol 171

5 La République néerlandaise 217

6 L’absolutisme français 291

7 La Révolution anglaise 411

8 Lumières ou capitalisme 565

Remerciements 621

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cet ouvrage a été imprimé en août 2014 sur les presses des ateliers de l’imprimerie xxxxxx pour le compte de lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or de légende dessiné par robert lapalme

Le texte a été mise en page par Claude Bergeron

La révision du texte a été réalisée par Laurence Jourde

Lux Éditeurc.p. 60191

Montréal, Qc H2J 4E1

Diffusion et distributionAu Canada : Flammarion

En Europe : Harmonia Mundi

Imprimé au Québecsur papier recyclé 100 % postconsommation

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HUMANITÉS

«La meilleure façon de mettre en lumière les limites des doctrinesdominantes, c’est de connaître la tradition canonique et le contextehistorique qui les ont vu naître. » suivant ce précepte, Liberté et pro-priété retrace l’histoire sociale de la pensée politique de la moder-nité. sondant les grands moments politiques de cette période (lacité-état de la renaissance, la réforme, les empires espagnol et néer-landais, l’absolutisme français et la révolution anglaise), ellen meiksins wood pense ensemble la naissance de l’état moderne et laformation du capitalisme.

cet ouvrage fait suite à Des citoyens aux seigneurs, qui couvrait la période allant de l’antiquité à la fin du moyen Âge. La grande thèsequi sous-tend cette imposante recherche peut être résumée ainsi : lapensée politique est intrinsèquement liée à l’évolution historique dela relation conflictuelle entre état et propriété privée, et c’est danscette tension que les sociétés modernes ont accouché d’idées richeset équivoques encore vivantes de nos jours : les droits de la personne,la liberté, l’égalité et la propriété.

Ellen Meiksins Wood a enseigné la science politique à l’Université Yorkà Toronto. Elle est reconnue pour sa contribution aux études sur les ori-gines agraires du capitalisme. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages,dont e retreat from class (Verso), qui a reçu le Deutscher Prize,L’origine du capitalisme et L’empire du capital (Lux).

eLLen meiksins wood

Liberté etpropriétéune histoire sociaLe de Lapensée poLitique occidentaLede La renaissance aux Lumières

Traduit de l’anglais par Véronique Dassas et Colette St-Hilaire

Liberté etpropriété

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