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fiction Cinq inédits de patrice desbiens Liberté art & politique | 12 $ | n o 299 | printemps 2013 Que reste-t-il de la contre-culture dans le Québec inc.? L’héritage de la contre-culture, au-delà du Lsd et de l’amour libre. essai Libre Les inquiétudes de Simon Galiero sur le cinéma québécois critique Peste et choléra | Shawn Cotton | Lise Payette | Inch’Allah entretien Marie Brassard se confie à Christian Lapointe

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fiction Cinq inéditsde patrice desbiensLiberté

art & politique | 12 $ | no 299 | printemps 2013

Que reste-t-il de la contre-culture dans le Québec inc.?L’héritage de la contre-culture, au-delà du Lsd et de l’amour libre.

essai Libre Les inquiétudes de Simon Galiero sur le cinéma québécois critique Peste et choléra | Shawn Cotton | Lise Payette | Inch’Allahentretien Marie Brassard se confie à Christian Lapointe

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Libertédossier

La contre-culturedans le Québec inc.09 Présentation 10 jonathan lamy La charge épormyable de la contre-culture 13 josée yvon La poche des autres14 karim larose / jean-PhiliPPe warren Terra incognita19 marie-france daigneault bouchard La contre-culture et son (anti) théâtre20 Pauline harvey Ta dac tylo va taper21 élise lassonde La mémoire des zines22 jean-PhiliPPe warren Les premiers hippies québécois

chroniques

un jeu si simpLe / 5Quatre-vingt-treizealain farah

zone franche / 30Les barons voleurs canadiensalain deneault

doctorak, go ! / 53Coelhopocalypsemathieu arsenault

carnets d’heLsinki / 61Le modèle suédois modèlejean-PhiliPPe Payette

Le Lecteur impuni / 65Profils de fantômesrobert lévesque

art & Politique

Comprendre dangereusement no 299 | PrintemPs 2013

essai libre

entretien avec / 57marie brassardpar christian laPointe

poésie / 63Patrice desbiensCinq inédits

revue de presse / 68 alexis martin

cahier critique

fiction / 34daniel letendre

sur Patrick Devilleanne-marie régimbald

sur Jean Échenozlaurence côté-fournier

sur Jean-Philippe Martelmarie Parent

sur Wajdi Mouawad

essais / 42jonathan livernois

sur Lise Payetterobert richard

sur Jean-Pierre Issenhuthéric Pineault

sur Maurizio Lazzarato

poésie / 38maxime catellier

sur Shawn Cottonanne-renée caillé

sur Liliane Giraudon

théâtre / 46j. mill / j. lefort-favreau

sur ComaPhiliPPe couture

sur Hamlet est mort : gravité zéro

cinéma / 49martine delvaux

sur L’impostureserge cardinal

sur Inch’Allahanne-marie auger

sur Les États-Unis d’AfriqueaPolline caron-ottavi

sur The Master

simon galiero Du cinéma d’auteur et du « renouveau » dans le cinéma québécois / 27

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2 liberté | no 299 | 2013

directeur / éditeurPhilippe Gendreau

rédacteur en chefPierre Lefebvre

directeur du cahier critiqueJulien Lefort-Favreau

directeur artistique & designÉric de Larochellière

comité éditorialPhilippe GendreauOlivier KemeidÉric de LarochellièrePierre LefebvreJulien Lefort-FavreauRobert RichardDavid Turgeon

dossierPhilippe GendreauOlivier KemeidPierre LefebvreJean PichetteAnne-Marie Régimbald Robert RichardJean-Philippe Warren

éditeur – fictionMaxime Catellier

éditeur – dessinsDavid Turgeon

illustration en couvertureVincent Giard

dessinateursAiming for the Gut(Jean-Sébastien Larouche & Mivil Deschênes) / 11-12, 24, 50Jimmy Beaulieu / 43-44 Julien Castanié / 31Clément de Gaulejac / 39Francis Desharnais / 36Pascal Girard / 35

révision linguistiqueRosalie LavoieAlexie MorinFleur Neesham

correction d’éPreuvesRosalie Lavoie

coordination administrative / secrétaire de rédactionIvan Carel

imPressionImprimerie Gauvin8, rue LeducGatineau (Québec) j8x 3a1819 777-5201

PaPiersRolland Opaque et Enviro Édition

distribution au canadaDiffusion Dimedia539, boul. Lebeau Ville Saint-Laurent (Québec) h4n 1s2514 336-3941

conseil d’administrationMarie-France BazzoNathalie BondilPhilippe GendreauYvon LachanceDavid LavoiePierre Lefebvre

PublicitéIvan Carel514 [email protected]

abonnementsodeP (Liberté) c. P. 160 succursale place d’Armes Montréal (Québec) h2y 3e9514 [email protected]

La revue Liberté reçoit des subventions du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des Arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal.

déPôt légalBibliothèque nationale du Québec

Liberté est répertoriée dans l’index de périodiques canadiens et dans rePère.

Liberté est disponible sur microfilms. S’adresser à : University Microfilms International, 300 N. Zeeb Road, Ann Arbor, Michigan 48106 usa.

Liberté est membre de la sodeP. (www.sodep.qc.ca)

issn : 0024-2020isbn : 978-2-923675-19-0

Imprimé au Canada

liberté4067, boul. saint-laurent, suite 304montréal (québec) h2w 1y7514 [email protected]

www.revueliberte.ca

Libertéart & Politique | no 299

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3liberté | no 299 | 2013

E n 1970, j’avais beau être le contemporain du Grand cirque ordinaire, des éditions Cul-Q ou de la Nuit de la poésie, ça laissait mes trois G. I. Joe indifférents.

Quelque chose pourtant m’excite, aujourd’hui, quand on mentionne la contre-culture. Ce « contre », en effet, résonne de mieux en mieux en moi alors que de plus en plus l’on conçoit la culture comme un secteur d’activité économique semblable à la restauration, au toilettage pour chien ou à l’en-tretien paysager. Désormais, quand on parle de culture de façon sérieuse, c’est pour évoquer avec docte conviction un homme et une femme qui, parce qu’ils ont de l’instruction et un salaire conséquent, sont affamés de distractions haut de gamme. C’est comme ça qu’un soir ils vont au théâtre ou au concert ou, mon Dieu, qui sait, peut-être même à l’opéra. Avec un peu de chance, ce couple qui suscite l’envie de tous a un enfant. C’est donc avec l’enfant que la magie commence, puisqu’il leur faut d’abord s’assurer des services d’une gar-dienne. Après, si tout va bien encore, ils prennent leur voi-ture, c’est-à-dire qu’ils consomment de l’essence, payent aussi une place de stationnement, à moins qu’ils ne décident de prendre un taxi ou, pourquoi pas, les transports en commun – c’est important, le sort de la planète, faut faire sa part –, de toute façon, peu importe, toujours est-il qu’ils se déplacent. Comme c’est plus stimulant, imaginons pour ce soir-là un grand slam, genre un anniversaire à célébrer ou, plus idéa-lement encore, une promotion pour madame. Ils mangent donc au restaurant, laissent un pourboire généreux au serveur, voient la pièce ou le show ou l’expo ou le film, peu importe, puis comme ils ont rencontré par hasard de vieilles connais-sances – cette soirée est vraiment magique –, avant de ren-trer, ils prennent ensemble un dernier verre dans un bar en évoquant le bon vieux temps. Ils remontent ensuite dans le taxi ou le métro ou la voiture, puis remettent, enfin, son dû à la gardienne. Une belle sortie.

Bien entendu, la culture, ce n’est pas seulement ça. En amont de cette soirée de rêve, il y a eu des contrats pour un metteur en scène, des concepteurs, des comédiens, des musi-ciens, un gérant de salle ; de la publicité dans les journaux, les services d’un attaché de presse, d’un graphiste et d’un impri-meur pour l’affiche, bref, ce n’est vraiment pas vrai que la culture, c’est juste du niaisage de gratteux de guitare. Comme tout le reste, de la marine marchande aux salons de coiffure, la culture met l’épaule à la roue. Grâce à elle, un peu partout, chaque soir, pour un paquet de commerces, it is business as

éditoriaL

pourquoi je déteste la culture

Pierre lefebvre

usual. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on la subventionne, comme on le fait pour les porcheries, les usines ou les mines. Et comme toute tentative de parler autrement de la culture sur la place publique se termine presque immanquablement en un trop triste dialogue de sourds, j’en viens par moments à conclure que la composante transcendantale de l’art, c’est-à-dire sa capacité à nous arracher aux contingences de notre quotidien, s’est tout bêtement dissoute dans le culturel.

Prenons comme exemple la question du prix unique du livre. En gros, le nœud de l’affaire est que des grandes surfaces comme Costco vendent des best-sellers et des Petit Larousse au prix coûtant ou peu s’en faut. Ne pas faire une cenne au cours du processus ne les ennuie pas du tout puisque la manœuvre est pour elles une stratégie de marketing – les livres sur les présentoirs remplissent la même fonction que les cochonneries empilées près des caisses. Les librairies indé-pendantes n’ayant pas les moyens de vendre plus ou moins à perte pour le plaisir de séduire le chaland, ce type de concur-rence leur fait un mal de chien, d’autant plus que les profits qu’elles tirent de la vente des best-sellers sont précisément ce qui leur permet de garder en stock des bouquins ne s’envo-lant pas comme des petits pains chauds, c’est à dire, au final, d’être des librairies dignes de ce nom.

Si la librairie est un commerce, le livre pour sa part n’est pas seulement une marchandise. Il serait maladroit de confondre son sort avec celui de la bobette ou de la lampe halogène, puisqu’il a ceci de spécifique qu’il n’est pas uniquement doté d’une valeur marchande. Que peut, en effet, « valoir » La pro-menade de Robert Walser ou Le père Goriot de Balzac ? Le prix, bien sûr, variera selon la qualité de l’édition, mais le texte lui-même ne peut à proprement parler avoir de prix. Or, c’est précisément sur cette ambiguïté de l’objet livre (à tout le moins quand il s’agit de littérature et des humanités, lais-sons de côté pour le moment les guides, les livres de cuisine et de psychopop) que ce débat achoppe. On pourrait même résumer le litige comme opposant ceux qui défendent la spé-cificité de la librairie – un commerce offrant un peu plus que des biens de consommation, soit des œuvres s’inscrivant mal dans le cadre de l’offre et de la demande – à ceux qui nient qu’une telle spécificité puisse exister et, dès lors, qu’une poli-tique pour la protéger soit une nécessité.

Face à un tel aveuglement, que faire ? Je ne sais trop, mais commencer par être contre cette culture peut être un point de départ. L

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5liberté | no 299 | 2013

un jeu si simpLe

quatre-vingt-treize

De la culture générale comme bricolage.

alain farah

P artant du principe que Montréal est une île et qu’on imagine mal toute la tristesse qu’il me faut pour parvenir à l’oublier, il me prend parfois l’envie de creuser le sol, d’aller voir plus bas que l’asphalte,

plus bas que la terre, d’aller voir jusqu’où, sous le roc, je dois me rendre pour que ma pelle fasse bing, que j’atteigne l’alliage sophistiqué qui compose la trappe qui attend d’être déblayée, d’être défoncée, pour qu’enfin je puisse rejoindre ma base sou-terraine, ce petit îlot de tranquillité où je ne manque de rien, où je trouve la paix et surtout un tourne-disque où jouent en boucle « Verse Chorus Verse », la chanson de Kurt Cobain cachée sur la vieille compilation No Alternative, ou « Just » de Thom Yorke, dont le clip, vu sur MusiquePlus au milieu de mon adolescence, avait rempli mon cœur de désespoir tout en me convainquant de devenir écrivain.

Quelque part l’automne dernier, passant chez moi à la même heure que d’habitude, le facteur a glissé dans la fente de porte qui fait office de boîte aux lettres un numéro de la revue Arguments, une édition spéciale pour ses quinze ans prenant la forme d’un vade-mecum de vingt-cinq choses à connaître, « sous peine d’être ignorant ». Avec cette proposition, chacun des auteurs a tenté de s’approprier ce consensus qui soude depuis longtemps l’intelligentsia québécoise : la culture géné-rale va à vau-l’eau. Car qui ne s’émeut pas du fait que « nos jeunes » prennent les sans-culottes pour un groupe de nudistes et l’édit de Nantes pour l’épouse d’Henri IV ? Qui, cherchant des coupables pour expliquer cette inculture, ne pointe pas les suspects de convenance que sont le renouveau pédago-gique, les familles dysfonctionnelles, la spectacularisation de nos existences ?

Parfois, on pousse l’enquête un peu plus loin. On tente d’ex-pliquer les prétendues lacunes culturelles de la jeunesse en prenant à partie le pervers concept d’« économie du savoir ». Comme on le sait heureusement de plus en plus, ce syntagme témoigne d’un mépris de la connaissance désintéressée sous prétexte qu’elle ne sert à rien. Il m’est arrivé plus d’une fois de m’obstiner avec des apôtres de cette doctrine. Lors de ces débats, le moment que je préfère est celui où, faute de culture générale, les tenants du dogme utilitariste apprennent que l’indépendance académique et la résistance à la transforma-tion de l’université en antichambre du marché du travail, bien loin d’être des caprices contemporains, ont constitué pendant longtemps des acquis. Quand mes adversaires ne me croient pas, je leur dis quelques mots en « ous » en faisant semblant de citer la vieille bulle pontificale de Grégoire IX, datée du 13 avril 1231, qui reconnaissait l’indépendance de l’Univer-sité de Paris, puis je fais semblant de verser une larme sur le fait que l’institution universitaire, presque millénaire, soit devenue en quelques décennies une sorte de collège de secré-tariat moderne plus, où il s’agit d’obtenir le plus rapidement possible les outils pour devenir médecin ou ingénieur, de la même façon qu’on va au cégep pour devenir policier ou dans une école spécialisée pour devenir soudeur… Si, pour résister à cette dérive, il faut posséder les moyens de se forger un sens critique afin d’analyser l’état du monde, on comprend mieux pourquoi l’idéologie dominante ne valorise pas les humanités : au royaume de la phynances, ignorance is blessed.

À priori, je partage l’inquiétude des animateurs d’Arguments lorsqu’ils évoquent la possibilité de plus en plus commune de rencontrer des individus ayant « passé près de vingt ans sur les bancs d’école » mais pour qui « les noms de Bach ou de Freud n’évoquent rien ». Toutefois, en grattant la sur-face du consensus qui unit la plupart des intellectuels, on trouve derrière ce type de dénonciation une sensibilité anti- moderne qui, tout en se gardant une petite gêne, pense néan-

moins que la dilapidation de la culture générale est impu-table aux agités du bocal qui, depuis Auschwitz-Birkenau, se sont attaqués au « socle occidental » sur lequel a reposé, pen-dant si longtemps, un canon immuable. On imagine aisément les adeptes d’un tel discours faire valoir que, bien entendu, après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, il fal-lait peut-être remettre en question les « essentiels », mais que

Dans le monde des formes, l’intensité, jamais l’autorité, crée le désir et l’adhésion.

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6 liberté | no 299 | 2013

les temps ont changé et qu’en jetant l’eau du bain, on a laissé le bébé prendre froid.

Ma mère, obsédée dès son arrivée au Québec par les courants d’air, craignait presque autant que les éclats d’obus qui lui avaient fait fuir le Liban de me voir sortir de la maison les che-veux mouillés. Or, il n’y a rien comme une bonne grippe pour renforcer le système immunitaire, je ne comprends pas qu’elle ne l’ait pas lu dans le livre qu’elle lisait tout le temps.

À la fin d’un débat tenu en librairie autour du thème « La culture générale fout-elle le camp ? », auquel j’étais invité en ma qualité de trublion anarchiste, un des collaborateurs d’Ar-guments a employé cette formule surprenante : il invitait les intellectuels à « signer une paix des braves » mettant fin à la « guerre culturelle » opposant les tenants de la culture comme

essence et ceux qui la conçoivent comme un espace d’émanci-pation politique. J’ai de la difficulté à envisager la disparition d’une telle polarité, surtout qu’elle recoupe la bonne vieille rivalité des anciens et des modernes… On oublie trop souvent que la surenchère critique qui a suivi la découverte des camps a produit un autre savoir, un autre rapport au monde ; vou-loir imposer une culture générale du type « canon essentiel » avec la prescription comme seul argument, c’est oublier que dans le monde des formes, l’intensité, jamais l’autorité, crée le désir et l’adhésion. La critique radicale, voire la négativité, a beau causer des divisions, elle n’a jamais à se soumettre, même devant la perspective de sa disparition. En d’autres mots, la culture générale est mieux de le foutre, le camp, comme tout le reste d’ailleurs, si elle est seulement vouée à meubler les soi-rées mondaines que je prends par ailleurs plaisir à fréquenter, ne serait-ce que pour parler, la bouche pleine de canapés, à la gente demoiselle assise sur le divan rose, oui oui, celle juste derrière vous, avec l’air tout crispé, vêtue d’une robe bon chic bon genre achetée à fort prix chez bcbg.

« Vous venez souvent au Faculty Club ?— Non. Vous ?— Tous les midis, pour y manger un club. Didier, le major-

dome, est convaincu que mon prénom est Daniel, je ne le contredis pas, il me salue toujours chaleureusement, je trouve cette attention si touchante.

— Dans ce cas, vous ne m’en voudrez pas si je vous appelle Hugo ?

— Au contraire. J’ai justement une petite citation sur le bout de la langue. Regardez comme la métaphore végétale est maniée avec doigté : “À quoi bon s’attacher à un maître ? se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d’être le fungus ou le lichen de ces grands arbres. La ronce vit, le fungus végète. Le parasite d’un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse qu’il est, ne peut produire et nourrir que le gui.” »

On peut s’émouvoir de la perte d’un socle ou considérer cette situation comme une chance : s’il y a moins de modèles à suivre, il y a forcément plus d’événements à produire, à condition, je le concède, que cette perte de repères provoque la dyna-misation de la pensée, non son élimination. Je ne me résous pas pour autant à considérer que l’avenir de la culture géné-rale passe nécessairement par un sage retour à nos bons vieux classiques, peut-être aussi parce qu’il est rare d’entendre ceux qui pleurent la disparition de la culture générale parler de culture populaire, comme si une certaine nostalgie de la sépa-ration les habitait. N’est-ce pas réjouissant qu’enfin la culture ne soit pas cadastrée selon le bon goût normatif, mais plutôt en fonction du désir et de la curiosité ? Maronite, je prêche évidemment pour ma paroisse : il n’y avait qu’un seul livre chez moi, Mille secrets, mille dangers, un dictionnaire médical publié par le Reader’s Digest, livre que ma mère lisait compul-sivement. Comment voulez-vous, dans un tel contexte, que je puisse avoir lu le Cromwell d’Hugo ?

Comme tant d’autres, j’ai construit mon rapport à la culture par la télévision, les jeux vidéos, par la musique des clips qui jouaient à la télévision quand on l’ouvrait pour installer les jeux loués au club vidéo. Vers quatre-vingt-treize, cette musique, c’était essentiellement celle de Nirvana, de Nine Inch Nails, de Smashing Pumpkins, de Radiohead. Un jour, je revien-drai sur cette époque passée enfermé dans un sous-sol de Cartierville, je reparlerai de mes ongles bleus. Gavé aux antis-pasmodiques, engourdi par la codéine, c’est à ce moment-là que j’ai réussi à me convaincre de l’existence d’un deuxième sous-sol, caché encore plus bas, d’une base souterraine où la maladie et les avocats spécialistes en droit de la famille n’al-laient jamais me retrouver. Si cet endroit avait existé, je n’en serais sorti qu’une seule fois, le 2 novembre 1993, ce soir dont peu de gens se souviennent, ce soir où un nouveau groupe appelé Radiohead présentait dans une salle presque vide son premier album alors que Nirvana, à quelques kilomètres de là, enfilait pesamment, devant une salle comble, les pièces d’In Utero, son troisième et dernier.

Alain Farah est écrivain et professeur de littérature française à l’Uni-versité McGill. Son prochain livre, un essai, Le gala des incomparables, paraîtra en 2013 chez Classiques Garnier.

un jeu si simplechronique

L

La culture générale est mieux de foutre le camp, si elle est seulement vouée à meubler les soirées mondaines.

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9liberté | no 299 | 2013

P ourquoi Parler encore de la contre-culture, quarante ans après ses débuts en terre québécoise, si l’on veut bien prendre comme point de repère la date tout à fait arbitraire de 1970, ou plus de quarante ans si l’on

fouille ses prémices, apparues dès les années soixante ? Et dans Liberté, en plus, qui voua cette contre-culture aux gémonies, à grands coups de pamphlets de Jean Larose et de François Hébert ! Nicole Brossard, La nouvelle barre du jour et autres Beausoleil(s) furent plus souvent qu’à leur tour « varlopés » en nos pages… Voulons- nous ici en remettre une couche ? Non. Désirons-nous demander pardon pour nos ancêtres qui furent si rudes ? Que nenni. Souhaitons-nous juger sur pièce plutôt que sur impression ? Peut-être. Mais surtout, nous voulons profiter du recul qu’amène le passage du temps et explorer une question essentielle : que s’est-il passé au juste pendant cette période qui, au-delà des jugements esthétiques ou éthiques, fut marquante pour l’art au Québec ? Cette contre-culture existe-t-elle encore ? A-t-elle été récupérée par l’industrie culturelle (ses détracteurs diraient qu’elle en a toujours fait partie) ? A-t-elle disparu des radars ? A-t-elle des héri-tiers ? Si oui, lesquels ?

dossier

La contre-culture dans le Québec inc.

olivier kemeidjean-PhiliPPe warren

N’y a-t-il pas des paradoxes intéressants dans le cli-vage entre Révolution tranquille et contre-culture, dont celui-ci, qui n’est pas le moindre : plusieurs « contre-culturels » se sont permis de rappeler le point de départ révolutionnaire, politique, réfor-mateur et rebelle de cette révolution devenue, pour paraphraser le Bison ravi, « tranquille trop » ? Et si la contre-culture avait permis, entre autres, de pointer du doigt le début de l’endormissement des révolu-tionnaires tranquilles ? Leur lente mais sûre institu-tionnalisation ?

Cette idée de numéro a jailli dans la foulée des évé-nements célébrant d’abord les cinquante ans de la Révolution tranquille puis, de manière contagieuse – et au final assez cohérente –, la contre-culture des

années soixante-dix. Deux événements produits par la Grande Bibliothèque et l’Académie des lettres du Québec ont particulièrement inspiré le montage du dossier : le Cabaret de la Nuit Blanche 2011, intitulé « Le Cabaret pas tranquille », qui regroupait bon nombre de textes marquants des années soixante et soixante-dix et qui fut repris en septembre 2011 au Festival international de la littérature (fil), et une soirée de lecture à la Grande Bibliothèque en février 2011, « La contre-culture contre quoi ? », dont la collecte des textes était signée Pierre Ouellet et Jonathan Lamy. Que ces derniers en soient remer-ciés, comme tous ceux qui ont participé à la tenue de ces événements, les artistes en premier lieu : ils ont permis, une fois de plus, de rappeler que certains combats n’ont pas fini d’être menés. L

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10 liberté | no 299 | 2013

la contre-culture dans le québec inc.dossier

«Il faut Poser des actes d’une si complète audace, que même ceux qui les réprime-ront devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous. » Ces paroles, prononcées par Mycroft Mixeu-deim dans la pièce de Claude Gauvreau,

La charge de l’orignal épormyable, écrite en 1956, cristallisent en quelque sorte l’esprit de la contre-culture au Québec. Je voudrais ici souligner cette audace, cette soif de délivrance, et voir, derrière ce délire qui paraît aujourd’hui un peu décalé, ringard, de quelle manière cette charge est toujours intacte et actuelle, peut-être plus que jamais nécessaire.

Nous avons une idée plutôt naïve, un brin nostalgique, des années soixante et soixante-dix. Les gens étaient beaux, fous, insouciants. Tout semblait possible à cette bande de hippies que la dure et cruelle réalité du monde n’avait visiblement pas touchée. Par une sorte de contagion temporelle, il y aurait aussi quelque chose de fondamentalement cute à la contre-culture. À la Nuit de la poésie en 1970, Raoul Duguay arriva sur scène en tricycle, vêtu de culottes courtes, d’un chandail à pois et d’une tuque à pompon, nous invitant à réapprendre « l’alphabet de l’émerveillement » et souhaitant « que tout un chacun sorte des paquets de lumière de ses poches ».

Sous un fort parfum peace and love, ce plaidoyer pour la folie (pour que la folie puisse avoir droit de cité) témoigne de valeurs (souverainistes, féministes, écologistes) que partage aujourd’hui un nombre certainement plus grand de Québécois qu’à cette époque. Le clown avait vu juste et il était sérieux. À la fin de sa lecture avec l’Infonie, Raoul Duguay demanda en

effet une minute de silence « pour tous ceux qui sont poètes et que l’on ne peut pas entendre ». À l’évidence, trop peu de gens qui le possèdent sont conscients du privilège que repré-sente la possibilité de s’adresser à un public.

Les niaiseries ésotérico-kitsch de l’Infonie participaient, faut-il le rappeler, d’une réelle réflexion sur la création, notam-ment son rôle au sein de la société. « Seul un art contestataire et contesté est efficace au niveau de la conscience individuelle et au niveau de l’évolution historique de l’art », écrit Duguay, en 1971, dans Lapokalypsô. Par ailleurs, alors qu’aujourd’hui la notion d’interdisciplinarité est décidément à la mode, rare-ment avait-on connu au Québec un projet de création mobi-lisant autant de disciplines. L’Infonie a produit des disques, des livres, des films ainsi qu’un nombre considérable de spec-tacles et d’illustrations.

Dans son désir de créer des œuvres « contestables », le projet infoniaque était audacieux. On aurait tort de penser qu’il était bien accueilli par « toulmonde » et « toutunchacun » simple-ment parce qu’il prenait place dans une époque bénie où, apparemment, tout était permis. Plusieurs personnes trou-vaient certainement que la bande de l’Infonie avait l’air de joyeux crétins, ce qui faisait en quelque sorte partie de leur démarche. Ainsi, l’époque de la contre-culture n’était pas plus permissive qu’une autre, mais ses tenants prenaient davantage de libertés avec l’art, la littérature, la culture, le bon goût. Cette audace semble aujourd’hui démodée, quelque chose comme une folie de jeunesse de l’histoire culturelle du Québec qu’il ne faudrait surtout pas répéter.

Une image forte de cette folie, elle aussi tirée de la Nuit

La chargeépormyable de la contre-cultureUn héritage pour fissurer le consensus et réveiller le désir de rébellion.

jonathan lamy

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14 liberté | no 299 | 2013

Comment comprendre l’émergence et le dévelop-pement de la contre-culture au Québec ?Karim Larose — Devant cette question, il faut faire, me semble-t-il, un léger pas de côté. En réa-lité, je ne pense pas qu’on puisse cerner actuel-lement, de façon convaincante, l’apparition du

phénomène contre-culturel, du moins dans l’état de notre réflexion sur les années soixante-dix, que la critique et la recherche redécouvrent depuis quelque temps – dans la len-teur. Dans un compte rendu critique publié en 1980, Pierre Nepveu considérait que « les années soixante-dix [avaient] donné très peu de livres dont on puisse dire qu’ils constituent des ouvrages essentiels. » Le regard a-t-il vraiment évolué ? Le peut-il, du reste ? Aujourd’hui encore, ce jugement semble pré-valoir à un point tel que les années soixante-dix, pain béni pour le politicologue, sont devenues, dans la hiérarchie des lieux de mémoire, le parent pauvre de l’histoire des arts et de la culture au Québec. Tenir compte de cette perception d’en-semble permet de savoir, précisément, où nous en sommes.

Diverses initiatives et travaux récents – sur Denis Vanier, sur Patrick Straram, sur les effets de mai 1968 ou sur les archives de la contre-culture – commencent pourtant à modifier cer-taines de nos préconceptions sur l’époque. Ils sont loin d’être négligeables. Je n’en reste pas moins convaincu que la voie contre-culturelle – comme c’est le cas de toute contestation signifiante des formes d’hégémonie discursive – est d’abord ouverte par des opérations de grande ou de petite envergure touchant à l’ordre du langage lui-même, pour détourner le mot d’André Breton. Charles Taylor l’a souligné : en privilé-giant une démarche généalogique qui me semble toujours

valable pour montrer de quelle façon le rapport aux normes – éthiques, mais aussi culturelles – est affecté, il faut remonter aux sources mêmes de ces normes, visibles notamment dans d’insensibles glissements de langage.

Nous pouvons donc sans doute décrire les conditions d’ap-parition de la contre-culture – de la révolte étudiante de 1968 à l’apport de la culture étatsunienne –, mais nous n’aurons pas pour autant compris les raisons premières d’un change-ment qui, en dernière instance, se produit d’abord de façon fort peu spectaculaire. Pour comprendre l’originalité de l’iti-néraire que suit dans les années soixante et soixante-dix un intellectuel comme Paul Chamberland, passant d’un Parti pris marxisant à un horizon ésotérique, celui de l’homme nouveau, il faut réfléchir, en tenant compte des inflexions du langage de l’époque, à l’épuisement de configurations idéologiques antérieures : le concept d’aliénation, dont l’objet se modifie (les conséquences du conformisme social inquiètent davan-tage que les effets des structures politiques), de même que la représentation de la subjectivité et la réorientation du projet politique d’une partie de la gauche culturelle – pour n’évo-quer que certains des éléments les plus significatifs.

Il ne s’agit bien sûr pas de valoriser la période au nom de la pureté de ses intentions et de ses rêves : l’idéologie contre-culturelle ne manque pas de naïveté, de facilité aussi, d’œu-vres au langage parfaitement transparent et de positions dis-cutables, entre autres un anti-intellectualisme occasionnel ou, dans le champ de la culture, la mise de l’avant d’un ima-ginaire enfantin et le primat indiscuté d’un art « naturel ». Il n’en reste pas moins étonnant que le conservatisme foncier de ce début de xxie siècle, notamment en matière de recherche

la contre-culture dans le québec inc.dossier

TerraincognitaDirecteur du Centre d’archives Gaston-Miron sur la culture et la littérature québécoises, karim larose répond aux questions de jean-PhiliPPe warren sur ce qu’il nous reste à découvrir au sujet de la contre-culture.

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et de transmission de savoirs, fasse l’économie d’un regard objectif et attentif sur ce pan de l’histoire du Québec. Manifes-tement, la parole contre-culturelle s’écrit à perte, dans la fan-taisie échevelée d’une décennie d’expérimentations ; sa perspec-tive, en ce sens, est antilibérale et contre-productive. Ce choix explique sans doute en partie pourquoi les spécialistes de la contre-culture se font si rares. La contre-culture n’est pas un lieu de savoir institutionnellement rentable. Elle porte une connaissance sans pouvoir et sans esprit de sérieux. Raison de plus, me semble-t-il, pour s’y intéresser. Une cartographie de la période reste donc à faire. Des années soixante-dix, on attend toujours qu’elles deviennent, un peu à l’image de la Révolution tranquille (ni plus ni moins), un véritable lieu de mémoire et une balise conséquente dans la réflexion sur l’his-toire intellectuelle et artistique du Québec.

Quelle place occupe ce moment dans le courant nationaliste, encore très fort dans les années soixante-dix ? Y a-t-il continuité ou rupture ?K. L. — Tous les cas de figure exis-tent. Victor-Lévy Beaulieu est sans doute, autour de 1973, le meilleur exemple d’un amalgame à pre-mière vue improbable entre la promotion d’un projet collectif à saveur nationaliste (dans la filia-tion du nationalisme « minori-taire » d’un Jacques Ferron) et la revendication d’une position contre-culturelle, prenant néan-moins à revers les retours de Californie et aficionados de la dernière « bibitte américaine ». Aux yeux de VLB toujours, ce n’est qu’à travers le français qué-bécois, langage « ostiquement contre-culturel », et en revendi-quant une contre-culture pour ainsi dire native, constitutive et originelle, que le Québec pourra faire valoir une spécificité quelconque aux frontières de l’empire étatsunien.

Mais de façon générale, la rupture domine, non parce que le nationalisme disparaît des esprits, mais parce qu’il se fait plus discret dans les discours : à l’évidence, il ne constitue plus un enjeu principal. Les textes de Paul Chamberland le montrent assez distinctement. On contourne alors souvent la référence au nationalisme, ce qui est toujours un choix et encore une façon de lui faire un sort. La contre-culture qué-bécoise, sans être forcément antinationaliste (on n’ira jamais du côté des positions de Cité libre), met de l’avant un inter-nationalisme de bon aloi, tant par rapport à la défense de valeurs considérées universelles que dans le choix des réfé-rences intellectuelles et esthétiques. Dans les années soixante- dix, Gilbert Langevin, poète associé à la contre-culture, cri-tique très explicitement la figure de l’écrivain « caresse- ma-tuque », qu’il rattache à un nationalisme littéraire (voir

sur le sujet l’excellente étude de Frédéric Rondeau). La revue Mainmise publie même, en coédition avec Flammarion, un Répertoire québécois des outils planétaires (1977), dont le titre rend compte aussi bien d’une tension que d’une résolution qui tranche dans le sens de l’universel. La planète l’emporte sur le local. Les nombreuses épigraphes qui se retrouvent en première page de l’ouvrage rassemblent du reste des noms aussi divers que Pierre Dansereau, Raoul Duguay, Martin Buber ou Michel Serres, sans oublier la citation d’un « ano-nyme » ; après tout, l’art et la pensée sont pour tous.

Que la contre-culture ait été en porte-à-faux avec la poli-tique du temps, et cela jusqu’à la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, explique sans doute enfin le désintérêt de l’institution à son endroit. La contre-culture a, stricto sensu,

l’âge du Parti québécois de René Lévesque et cette contempora-néité lui a certainement nui à un moment où se dessinaient au Québec des choix politiques essentiels.

On réduit souvent la contre-cul-ture des années soixante-dix à une série de clichés : la drogue, la musique psychédélique, les communes et l’amour libre. Au-delà de ces images d’Épinal, quel est le discours à la fois politique, esthétique et social de ce mouvement ?K. L. — La contre-culture émet des messages contradictoires. Attentif aux stratégies de résis-tance culturelle mais aussi à ses simulacres, Patrick Straram, par exemple, dont la formation intel-lectuelle s’est faite au contact des membres de l’Internationale

situationniste, n’est pas Denis Vanier, préoccupé par l’édi-tion du deuxième volet de ses « œuvres complètes » dans les années quatre-vingt-dix, comme on le voit par la publication récente d’une partie de sa correspondance avec Rémi Ferland. Aussi, le phénomène des communes n’a que peu à voir avec la plongée dans un espace urbain qui, par l’exploration de toute forme de plaisir sensoriel, remet en question les repères habi-tuels de la subjectivité. Cette diversité paraît naturelle bien sûr, mais le caractère débridé, voire anarchique de la « libéra-tion » contre-culturelle l’accentue de manière sensible. En ce sens, la contre-culture agit comme un creuset dans lequel se croisent des tendances diverses réunies par la conviction que le monde doit tendre vers la créativité, un élargissement de la conscience, le pluralisme, l’affirmation d’une éthique éco-logique, la solidarité humaine et la recherche de nouvelles façons – non réprimées – de percevoir le monde. Ces valeurs structurent, concrètement, les textes de l’époque.

Mais le plus important est peut-être ailleurs : le désir de créer un réseau d’informations parallèle, un autre mode de

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« La contre-culture n’est pas un lieu de savoir institu-tionnellement rentable. Elle porte une connaissance sans pouvoir et sans esprit de sérieux. Raison de plus pour s’y intéresser. » — Karim Larose

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Les premiershippies québécoisQuand on pouvait vivre la révolution en toute paix, au sein même du système qu’on contestait.

Portrait sociologique d’un mouvement

jean-PhiliPPe warren

P hénomène encore récent aux États-Unis, c’est à la fin des années soixante qu’ont essaimé à Montréal les premières com-munautés hippies. En janvier

1967, par exemple, le journaliste Pierre Louis Guertin avait mené une petite enquête sur la bohème de Montréal et en était revenu déçu. La « vraie bohème, celle qui s’adonne aux “goof balls” et au lsd, celle qui “swingue” », existait bel et bien au Québec, mais, selon Guertin, elle demeurait encore isolée et discrète. Ce que l’on retrouvait surtout dans les cafés et les bars des rues Saint-Laurent ou Saint-Denis, c’était une jeunesse insouciante, âgée de seize à vingt ans, qui se donnait rendez-vous le soir pour festoyer et bavarder loin du regard des parents. La taverne, toujours inter-dite aux femmes, représentait encore un lieu de rassemblement naturel, bien qu’il existât d’autres endroits de rencontre – comme la Hutte suisse, la Casa Espagnol ou le Bistro – où se réunissaient contestataires, beatniks et artistes marginaux.

Certains événements illustrent cependant que quelque chose était en train de changer dans la province au couchant de la décennie. Déjà en 1967, la publicité québécoise s’empa-rait comme d’une mode des symboles et du

style du mouvement hippie. Les fleurs et les dessins hallucinés étaient intégrés aux cam-pagnes de marketing qui visaient la lucrative clientèle – alors en émergence – des jeunes. L’Expo 67 a constitué à cet égard une date marquante, avec entre autres la construc-tion du dôme géodésique de Buckminster Fuller qui dominait le paysage de Terre des Hommes. Cette année-là, les Montréa-lais purent assister aux spectacles de Frank Zappa & The Mothers of Invention, de Gra-teful Dead, de Jefferson Airplane, de Joni Mitchell, de Thelonius Monk, de Simon & Garfunkel. En même temps que San Fran-cisco, Montréal connaissait, à petite échelle, son propre Summer of Love, ses rues vibrant au son et au style de Haight-Ashbury. Outre l’Expo, l’année 1967 a été marquée, en vrac, par la fin des États généraux du Canada fran-çais, les procès de Charles Gagnon et de Pierre Vallières, le discours du général de Gaulle du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, la sortie de l’album Sgt. Pepper’s, la commer-cialisation de la minijupe et l’ouverture des premiers cégeps ; puis ce fut, l’année suivante, l’Infônie (avec Raoul Duguay) et l’Osstidcho, la grève étudiante d’octobre 1968, la contes-tation du bill 63, la création de l’Université du Québec à Montréal, la mort de Daniel

Johnson, la fondation du fraP et celle du Parti québécois. Quelque chose bougeait au pays de Maria Chapdelaine.

sex, drugs & rock ’n’ roLL

Finissant de balayer les anciennes certitudes, les années soixante ont été pour la jeunesse québécoise celles d’un refus tonitruant du monde hérité de leurs parents. Un des pre-miers hérauts québécois de la contre-culture, Léandre Bergeron, né en 1933, écrivait dans le numéro de décembre 1967 de la revue Logos : « Après vingt ans, vingt-cinq ans de cette aber-ration, on dit non, ça ne marche plus, on se fout de moi, ce n’est plus possible, stop, arrêtez la musique, laissez-moi débarquer. »

On peut d’ailleurs lire le changement rapide de l’éthos des jeunes Québécois dans leurs attitudes vis-à-vis de la drogue. En sep-tembre 1968, à peine un étudiant québécois sur dix confiait avoir consommé de la colle, du lsd ou de la marijuana. Près des trois quarts se prononçaient en faveur d’un dur-cissement de la législation sur la marijuana et 84 % dans le cas du lsd. Peu de temps après, cependant, les opinions avaient changé et des mots nouveaux, associés à l’univers de

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la drogue – pot, grass, stone, high, bag, trip –, avaient subitement envahi le vocabulaire des jeunes. Exemple de cette rapide évolu-tion des mœurs, la revue Rézo publiait au printemps 1969 un article qui expliquait comment cultiver du pot et, en juin 1969, la revue Allez chier faisait paraître un numéro « Spécial Marihuana ».

Une semblable révolution emportait éga-lement les tabous relatifs à la sexualité. L’éro-tisme envahissait peu à peu la publicité, des réclames de soutiens-gorge aux annonces de bières et de voitures. Des magazines mensuels publiés au Québec ouvraient leurs pages à un contenu sexuel, comme Ho ! Ho !, Défi, Zéro, Le Nouveau sieur, avec un tirage total supé-rieur à quarante mille exemplaires, concur-rencés par des journaux comme Montréal-flirte, Rendez-vous, Montréal punch, Minuit Montréal confidentiel, Flirt et potins. En février 1968, un juge de la Cour supérieure affirmait qu’il n’y avait rien d’obscène, pour une effeuilleuse, à danser nue avec seulement de petites pas-tilles collées sur les mamelons. Le juge Phi-lippe Pothier – Jacques Benoit le cite dans La Patrie du 25 février 1968 – expliquait sa décision en invoquant le profond boulever-sement des mœurs ayant agité la province depuis près de dix ans : « J’ai vu arriver cela petit à petit. Aujourd’hui, dans les journaux, à la télévision, on parle de sexe comme on parle de température. Vous passez devant un kiosque à journaux et vous voyez des femmes nues sur toutes les pages couver-ture. » Il croyait que l’austérité exagérée des mœurs d’autrefois avait provoqué une réac-tion plus vive qu’ailleurs face aux excès de la censure. « Ici [sous Duplessis], on était emmuré par une dictature presque religieuse. On était en retard. Aujourd’hui, on rejoint les autres, on prend les bouchées doubles… » Le bill omnibus de Pierre Elliott Trudeau venait reconnaître cette évolution des valeurs qui se déroulait jusque-là en marge ou dans l’ombre, l’avortement, le divorce et l’homo-sexualité étant désormais reconnus comme des pratiques légitimes.

Enfin, les années soixante correspondent également à un tournant musical majeur au Québec. Les groupes yéyés qui avaient fait la fortune des stations radiophoniques popu-laires du temps des Baronets et des Classels sont alors déclassés par un rock plus agressif et plus psychédélique. En 1971, un sondage de la revue Mainmise indiquait que ses lec-teurs appréciaient tout particulièrement les Beatles, Janis Joplin, Led Zeppelin, les Rol-ling Stones, Charlebois, Bob Dylan (les lec-trices ajoutaient à cette liste John Mayall et King Crimson, et les lecteurs les Moody Blues, Procul Harum, ainsi que Crosby, Stills, Nash & Young). Robert Charlebois l’avait bien

compris, lui qui était passé, dans une pro-gression rapide, de la chansonnette La Boulée (1965) au rock déjanté de Lindberg (1968) et de Tout écartillé (1969).

un vent d’amériqueLe changement culturel des années soixante, résumé un peu trop rapidement par l’expres-sion anglaise « sex, drugs and rock ‘n’ roll », prend sa source dans plusieurs courants amé-ricains, courants relayés par de nombreux contacts avec les milieux canadiens-anglais. Ainsi, quand Georges Khal, un des premiers chantres de la contre-culture au Québec, décide de partir en voyage à bord de sa camionnette Volks, muni d’un petit pécule, d’un paquet de dattes et d’un sac de pot, il choisit naturelle-ment de prendre le chemin de San Francisco. Pourquoi San Francisco ? Ainsi que l’explique son ami « Pénélope » (alias Jean Basile) dans Mainmise en 1972 : « Parce que San Francisco, c’est pour nous une Mecque. C’est là où a pris naissance notre Mouvement. C’est de là qu’est venue notre musique. » Robert Char-lebois et Patrick Straram feront eux aussi, comme tant d’autres, ce pèlerinage en Cali-fornie. Une partie de l’équipe de Mainmise a même pensé ouvrir une petite succursale de la revue dans la ville californienne afin de « faire circuler les bonnes vibrations » !

Outre les voyages vers l’Ouest, les idées de la contre-culture circulaient au Québec grâce à la lecture de certains écrivains féti-ches, dont Theodore Roszak avec The Making of a Counter-Culture, Jerry Rubin avec Do it ! Scenarios of the Revolution et Charles Reich avec The Greening of America. Notons égale-ment le passage à Montréal de groupes de musique américains qui investissaient les bars à la mode, dont le New Penelope – une boîte qui, avant de fermer à l’hiver 1969, fut entre autres visitée par Muddy Waters, Frank Zappa & The Mothers of Invention, The Fugs et The James Cotton Blues Band. Enfin, l’exil de draft dodgers et d’autres dissidents des États-Unis venus trouver plus au nord un asile politique et culturel exerçait une influence réelle sur la scène québécoise soudainement branchée sur certains des réseaux contre- culturels les plus critiques du continent.

Cela explique que le mouvement hippie québécois soit né dans les langes du milieu anglophone de Montréal. C’est ainsi que le quartier de l’underground à Montréal s’est, dans les premiers temps, concentré autour du ghetto McGill, la plupart des love children québécois demeurant dans le quadrilatère formé par la rue Sherbrooke au sud, l’avenue des Pins au nord, la rue Saint-Denis à l’est et l’avenue du Parc à l’ouest (avec les rues Prin-ce-Arthur et Milton au centre). Les membres

de l’équipe de rédaction de la revue Logos, la première véritable revue underground de Montréal, n’y habitaient-ils pas tous ? Ces jeunes, pour la plupart des étudiants, par-fois étrangers, transformaient peu à peu le quartier à leur image.

un nouveL éthosBientôt, des marginaux du carré Saint-Louis, habillés de vieux jeans râpés, auront rejoint la première vague contre-culturelle montréa-laise anglophone. Les idéaux de la contre- culture allaient trouver un écho dans diverses initiatives cherchant à créer, dans ce secteur plus dynamique de Montréal, une sorte de village en ville où l’individualisme le plus exacerbé rencontrerait le communautarisme le plus fort. On visait à créer des centres de rencontre, des coopératives d’alimentation, des cafés communautaires. Dans la revue Le Village, dirigée par Jean Roy, Robert Myre et Pierre Cadieux, le lecteur pouvait découvrir des créations littéraires, des collages, des des-sins, de la poésie, des photos de nus, des infor-mations pratiques, des hymnes à l’amour, des annonces de livres (ceux de Jerry Rubin, par exemple), des annonces de boutiques d’ali-ments naturels, des encarts sur le Front de libération homosexuelle, des annonces de head shops (boutiques vendant des articles pour les consommateurs de drogue, dont des pipes à hachisch, de l’encens et du papier à rouler, mais aussi des revues, de la musique, des robes longues), des articles sur la légali-sation de la marijuana et sur la macrobio-tique, le tout présenté sur fond de calligra-phie psychédélique. Le Village incarnait bien le style « cool » désormais privilégié par les marginaux montréalais.

Peu à peu, de petits centres pour la pra-tique du yoga, du Wen-do ou de la Gestalt-thérapie ouvraient ailleurs dans la métropole, ainsi que des disquaires de musique under-ground, des boutiques de vêtements fleuris, des bars alternatifs, des coopératives d’ali-ments naturels et végétariens, des magasins non orthodoxes. Pour devenir hippie, il suffi-sait, expliquait un jeune homme de l’époque, de se faire pousser les cheveux, de porter des jeans délavés et des sandales, de manger des produits naturels (riz brun, graines de soya), de vibrer dans toutes les directions jusqu’à devenir son propre transistor et capter les bonnes énergies cosmiques… Les hippies s’in-téressaient aux mêmes choses, discutaient des mêmes sujets, adhéraient aux mêmes symboles, aspiraient au même bonheur, cherchaient à vivre les mêmes expériences, entretenaient les mêmes préjugés. Partout, ils étaient faci-lement reconnaissables à leurs vêtements et à leur attitude, qui ne changeaient guère de

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simon galiero essai libre

On Pourrait dégager du cinéma québécois contemporain quelques catégories emblémati-ques. D’abord un cinéma populaire ou popu-liste, issu de la télévision ou du Hollywood le plus terne (c’est-à-dire résolument détaché du Hollywood intéressant, de Lubitsch à Altman) :

Canuel, Dionne, Gaudreault, Podz, Scott. Ensuite, un ver-sant mainstream presque aussi onéreux mais moralement plus chic, prétendument sérieux et ouvert sur des thémati-ques supposées universelles : Barbeau-Lavallette, Falardeau, Nguyen, Vallée, Villeneuve. En gros, ils concrétisent le fan-tasme de Roger Frappier lorsqu’il fait l’apologie d’un cinéma du « grand contexte », enligné sur des étoiles telles que Slumdog Millionaire 1. Une voie qui adopte avec une subtilité variable des préoccupations et une esthétique mondialisées extrême-ment en vogue, du Mexique à la France, et qui porte visible-ment ses fruits avec entre autres de successives nominations aux Oscars. Finalement, en guise de troisième voie, les œuvres réunies sous l’étiquette un peu guindée de « renouveau », une version plus ou moins radicale du cinéma d’auteur à la Ville-neuve : Côté, Delisle, Deraspes, Édoin, A. Émond, Fournier, Giroux, Lafleur, Lavoie, Ouellet, etc. (certains y grefferaient quelques aînés comme B. Émond, R. Jean, C. Martin). Parent pas toujours pauvre des deux autres mais non moins célébré et défendu par un certain public qui y perçoit des œuvres plus exigeantes auxquelles il confère, parfois lourdement, une sorte de fonction eucharistique. Ce créneau a d’ailleurs été investi, dans les dernières années, par des courts métrages où l’on semble se disputer ses attributs et vouloir en singer les 1. Film exemplaire selon Frappier dans son article du Devoir du 7 novembre 2009 inti-tulé « Pour un cinéma du grand contexte ».

maniérismes et les poncifs. Les canons du court les plus sub-ventionnés (Édoin, L. Denis, Nicolas Roy, parmi d’autres) ont ainsi troqué les clichés du « court métrage comique à punch » qui les précédaient par ceux d’une tendance située quelque part entre un réalisme brut plus ou moins poétique et un hyper-réalisme (appellation parfois ouvertement revendiquée) plus ou moins « social ». Le court et le long d’« auteur » se révèlent ainsi l’un l’autre à travers des esthétiques communes – entre le plan mélancolique et pontifiant filmé à la grue et l’usage d’une caméra flottante à la courte profondeur de champ sup-posée simuler une sorte d’empathie subjectiviste – dont les dispositifs sont animés par des thématiques tout aussi com-munes (accidents, automutilation, avortement, euthanasie ou fin de vie, infanticide, maladie, meurtre, suicide, viol, etc.) et qui, malgré des ornements « cinéphiles », semblent directe-ment emprunter aux obsessions thérapeutiques des médias et des conférenciers de la psychopop.

Un certain branding de cinéma d’auteur semble de toute manière, pour plusieurs cinéphiles, recéler en soi une sorte d’impulsion vertueuse (revendiquer une diversité et une pro-fondeur des styles et des points de vue, par exemple). Selon ses affinités, on défendra ce cinéma dans sa quasi-totalité ou seu-lement certaines de ses franges. Néanmoins – et sans oublier que le cinéma mainstream est loin d’être plus intéressant – peut-être existe-t-il des agencements qu’on peut réfuter fer-mement, aussi naturels puissent-ils paraître ? Peut-être exis-te-t-il même la possibilité de s’inscrire radicalement en faux contre certains traits de ce cinéma relayé ici ou ailleurs, et ce, même si on y est soi-même partiellement identifié ? L’objectif ici n’est pas de dresser une liste des coupables ni de se com-plaire dans le rôle de l’éternel objecteur de conscience (dont

Du cinéma d’auteur et du « renouveau »

dans le cinéma québécois

Au-delà de l’opposition entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur, le 7e art.

simon galiero

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zone franche

les barons voleurs

canadiensSur les penchants naturels

de la Cour suprême.

alain deneault

Comment qualifie-t-on une institution qui erre souvent… pour convenir fatalement aux intérêts des mêmes acteurs ? Ces dernières années, les magistrats de la Cour suprême ont invoqué, à répétition, de doctes principes – quitte à les tordre parfois – pour donner raison aux grandes

entreprises citées dans d’importants procès, de sorte que la balance pèse inexorablement du même côté.

En 2008, aux prises avec une poursuite intentée en Ontario par la société minière Banro, laquelle prétendait que notre livre Noir Canada, distribué dans un réseau de librairies onta-riennes à raison de quelques dizaines d’exemplaires, lui avait fait subir des dommages à hauteur de cinq millions de dollars pour cause de « diffamation », mon éditeur Écosociété, mes collègues Delphine Abadie et William Sacher ainsi que moi-même demandions aux tribunaux ontariens de statuer que les cours québécoises de justice seraient plus compétentes pour juger cette affaire que les ontariennes (si tant est qu’il fallût la considérer comme un enjeu de droit). Après tout, l’éditeur, les auteurs et la part essentielle du lectorat étaient québécois et le livre avait été écrit dans la province où le « droit civil » s’ap-plique. Il était illogique d’engager une procédure en Ontario de surcroît, puisqu’une autre de même nature était entamée au Québec à l’initiative de Barrick Gold. Nos avocats plaidè-rent conséquemment la clause du forum non conveniens. En principe, cette notion vise à empêcher des acteurs financière-ment puissants de faire du « forum shopping », c’est-à-dire de poursuivre où bon leur semble des acteurs moins nantis, tantôt pour profiter d’un système de lois qui leur semble plus avan-tageux, tantôt pour essouffler la partie adverse en la contrai-gnant à des déplacements nombreux et coûteux. Il serait en effet aberrant de pouvoir, par exemple, intenter à Halifax un procès à un blogueur de Vancouver sous prétexte que ses textes peuvent y être lus ou que la partie demanderesse se découvre

prétendument « présente » et « active » de quelque façon dans cette juridiction éloignée où elle intente son procès.

D’échec en échec, d’appel en appel, cette requête s’est fina-lement trouvée soumise aux juges de la Cour suprême… qui ont donné raison à la société privée, en mars 2012. Le juge Lebel a fait tourner sa décision autour de la seule question de la « diffamation », en la posant systématiquement du point de vue de l’intérêt de la société et en souscrivant à la jurispru-dence établie par un jugement de 2003 dans une cause impli-quant… Barrick Gold. En plein débat public sur les poursuites- bâillons, la Cour suprême confirmait donc qu’au Canada on peut prétendre à un « lien substantiel » avec un système de justice éloigné de l’endroit où se serait principalement pro-duit un méfait en matière de « diffamation ».

Or, le 1er novembre dernier, un autre jugement de la Cour suprême nous a donné à penser que c’est uniquement lorsque des multinationales poursuivent des citoyens que cette logique s’applique. La jurisprudence s’évanouit dès lors que des citoyens défient devant les tribunaux canadiens une société minière d’ici. La Cour suprême a en effet débouté les citoyens, dans ce cas précis un groupe de Congolais, en mettant en doute les argu-ments qui trouvent précisément grâce à ses yeux lorsque les avocats de multinationales les plaident… Les tribunaux cana-diens ne sont plus le « forum » approprié lorsque vient le temps de résoudre la question de la participation alléguée d’Anvil à la tuerie de soixante-treize civils au Congo en 2004, dans le contexte plus large où de nombreuses sociétés canadiennes pactisaient avec les autorités congolaises ou des rebelles aux abois pour leur obtenir du financement et des armes. Non, nous disent cette fois les tribunaux canadiens, on ne peut pas « relier la contestation [des Congolais] à une quelconque acti-vité d’Anvil au Québec ». Pas même à son financement.

Le quotidien La Presse, qui feint sporadiquement de décou-vrir par lui-même les graves enjeux reliés aux activités de l’in-dustrie minière canadienne à l’étranger, après avoir dénigré pendant des années notre travail, n’a pas fait ce rapproche-ment. Les publications de Paul Desmarais négligent rare-ment d’intégrer une dimension critique à leur collection de textes (et surtout d’images), mais c’est pour éviter au journal d’être complètement dépassé par la contestation. Cette stra-tégie du contre-feu consiste à admettre la critique pour mieux la tempérer, à la manière d’un thermostat idéologique. C’est pourquoi ces « critiques » restent souvent superficielles. L’ac-cent est plutôt mis sur le culte de la personnalité qui se déve-loppe sans pudeur dans le milieu journalistique. On n’ira tout de même pas au bout d’une logique qui compromettrait le journal lui-même.

Poursuivant dans la même veine, la Cour suprême, toujours en octobre 2012, a donné raison à la société Glaxo dans le cadre d’un procès intenté par l’Agence du revenu du Canada sur la question très sensible de l’évasion fiscale par le stratagème des « Prix de transfert ». Cette tactique, très connue, est de plus en plus combattue par les institutions fiscales. Elle consiste, pour une entreprise, à créer une ou plusieurs filiales dans les paradis fiscaux afin d’entretenir avec elles des relations d’affaires comme s’il s’agissait d’entités tierces indépendantes.

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d’outrepasser superbement la réglementation établie par le gouvernement du Québec et celle dûment adoptée par la municipalité de Neuville, pour qu’ils construisent, contre l’avis général, un aéroport privé sur des terres agricoles près de Québec ? Le prétexte cette fois : l’aéronautique relève de compétences fédérales et par conséquent un entrepreneur agissant dans ce domaine peut faire fi de toutes réglementa-tions provinciales ou municipales, porteraient-elles sur des champs de compétence reconnus relatifs à l’aménagement du territoire. On écarquille les yeux.

Dans son Histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn relate comment la caste financière dite des « barons voleurs » a pu compter sur les tribunaux pour s’imposer en Amérique à la fin du xixe siècle. L’accumulation primitive du capital a, en effet, nécessité la complicité des juges pour advenir. Ceux-ci couvrirent les pires méfaits du patronat tout en pen-chant encore et toujours en sa faveur lorsqu’il était opposé aux groupes ouvriers.

Cette hégémonie, toutefois, n’est jamais définitivement assurée. Là comme partout, là comme au Canada, les juges doivent continuellement renouveler leur parti pris, au gré des

circonstances, pour convenir aux intérêts oligarchiques. La beauté de la chose, c’est que leurs erre-ments idéologiques s’inscrivent dans la tradition jurisprudentielle du droit au point d’en fonder sa « science ». Chaque décision étant prise en fonction des précédentes, il suffit d’une décision dogma-tique, d’un parti pris aveugle, pour que des jugements aber-rants deviennent source de droit et socles pour la légitimation de décisions ultérieures.

Mais cette apparente mécanique n’empêche pas les juges de faire preuve d’une plasticité d’esprit qui défie l’entendement. En droit, les décisions impliquent des conséquences générales tout en portant sur des cas particuliers. Le parti pris axiologique de classe dont les juges font preuve ne se déclare donc pas comme tel, mais se dissimule dans les détails de décisions qui semblent se limiter à des situations précises. Outrageons alors les tribu-naux qui, lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes, ont l’épiderme très sen-sible. Les juges sont bien souvent d’anciens avocats de grands cabinets qui ont surtout servi les multinationales, les seules qui ont eu les moyens de se prévaloir de leurs services. Aussi pro-viennent-ils de milieux sociaux fort homogènes, quand ils ne sont pas tout bonnement « les amis du parti ». Les prétentions « scientifiques » du droit visent ainsi, dans de nombreux cas, à lubrifier le tour de passe-passe idéologique et le caractère poli-tique des décisions de « justice ».

Alain Deneault est auteur d’essais critiques sur la finance et les politiques économiques. Son dernier essai, Paradis sous terre, en collaboration avec William Sacher, est paru en septembre 2012 chez Écosociété.

zone Franchechronique

La visée : mener des opérations souvent factices de façon à ins-crire dans les comptes des filiales offshore une partie impor-tante des capitaux du groupe, et ce, dans le but de les soustraire au fisc des pays où l’entreprise a des activités réelles et substan-tielles. Par exemple, la filiale offshore d’une société canadienne peut se voir attribuer les droits d’exploitation d’une marque et facturer ainsi sa maison mère qui l’utilise, à hauteur de plu-sieurs millions de dollars par année. Les fonds se trouvent donc inscrits dans les coffres de la filiale et échappent à l’impôt. Le bilan financier de l’entreprise n’en souffre en rien puisqu’il est « consolidé », c’est-à-dire qu’il tient compte de tous ses capitaux, indépendamment de la filiale où ils se trouvent enregistrés. On explique par cette pratique courante le fait qu’aujourd’hui, plus de 50 % des transactions internationales ont lieu entre des entités d’un même groupe économique.

Il existe pourtant des lois au Canada pour prévenir ce type de manœuvres. Les entités d’un même groupe doivent se fac-turer des services sur une base « raisonnable ». Mais, comme d’habitude, ce qui est « raisonnable » en droit l’est rarement pour la pensée critique ou même pour le sens commun. De 1990 à 1993, la société pharmaceutique Glaxo, elle-même une filiale d’une société britannique homonyme, a vendu de la raniti-dine à sa filiale suisse à un prix cinq fois plus élevé que le pro-duit générique. Si l’Agence du revenu du Canada a estimé à cin-quante et un millions de dollars les pertes occasionnées pour le Trésor public par cette manœuvre, la Cour a pour sa part débouté le fisc canadien au profit de l’en-treprise. La transaction entre la Glaxo et sa filiale suisse l’autori-sait à utiliser la marque Zantac et justifiait donc ce prix. Ce type d’argument, loin de consti-tuer une réponse au problème, est lui-même le problème. Une commission d’enquête du Sénat français cherchant, elle, à se saisir réellement de l’enjeu, a signalé, dans la publication de son rapport l’été dernier, que certaines transactions, telles que celles qui portent sur les droits de propriété, sont fixées aux coûts discrétionnaires qu’établissent les entreprises elles-mêmes. Que valent par exemple les droits d’utilisation d’une grande marque ? Le prix fixé est arbitraire, de même que les décisions de justice qui l’avalisent.

On ne sait pas combien il en a coûté aux autorités fiscales canadiennes en frais d’avocats pour tenter de récupérer ces montants. On ignore également si les coûts qu’engendrent ces sagas judiciaires ne sont pas supérieurs, potentiellement, aux réparations que l’Agence souhaite obtenir. Le rôle central de l’argent dans l’administration de la preuve, qui corrompt en profondeur le système judiciaire lui-même, ne pose formel-lement aucun souci de conscience aux juges, aux différents barreaux canadiens ou aux législateurs.

que dire maintenant de la décision de la Cour Suprême, en octobre 2010, de permettre à une poignée d’investisseurs

L

« Ça fait 1 seconde et 13 centièmes que ta vie stagne. »

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patrick deville Peste & choléra, Seuil, 2012, 219 p.

Les coulisses de l’histoireL’obstination tranquille d’un solitaire qui a transformé le monde malgré lui.

daniel letendre

U ne Pléthore de critiques littéraires qui s’entendent sur les qualités d’une même œuvre, ça mérite qu’on s’y attarde un peu, qu’on tente de percer le mystère

de cette harmonie spontanée – bien que de joindre sa propre voix à celle du chœur revienne à s’insérer dans ce discours consensuel. Cette année, ce n’est ni le dernier Nothomb ni l’un des poulains de Richard Millet qui a retenu l’at-tention de la critique ; les cahiers et magazines littéraires ont tourné autour (et je tiens à cet « autour ») d’un seul roman – qui a d’ailleurs fait la liste courte de nombreux prix littéraires fran-çais (Goncourt, Renaudot, Médicis, Décembre) pour finalement remporter le Femina : Peste & choléra de Patrick Deville.

Après lecture du roman, il faut se rendre à l’évidence : Peste & choléra n’est assurément pas le meilleur des romans biogra-phiques de Deville. L’entreprise historique débutée par l’écri-vain en 2004 avec la publication de Pura Vida : vie et mort de William Walker a donné des textes offrant une lecture politique du passé plus convaincante. Il reste que Peste & choléra est un incontournable du paysage littéraire actuel, puisque Deville y propose, avec le récit de la vie du scientifique Alexandre Yersin, non pas simplement l’histoire d’un homme qui a silen-cieusement transformé le monde, mais une démonstration de la force du genre romanesque. Sous la plume de Deville, le roman devient en effet le révélateur du caractère essentielle-ment politique de toute action humaine.

Si vous avez lu les cahiers littéraires des journaux depuis la fin du mois d’août, vous savez sûrement qu’Alexandre Yersin, le microbiologiste, explorateur et agronome dont Deville nous raconte la vie, a fait partie du groupe fondateur de l’Ins-titut Pasteur, qu’il a isolé le bacille de la peste, concocté une boisson qui deviendrait le Coca Cola et fait fortune grâce au caoutchouc. Or, Deville s’efforce de montrer que tous ces exploits ont été accomplis sans le moindre souci d’héroïsme, de gloire ou de reconnaissance. Yersin n’obéit qu’aux impé-ratifs de son insatiable curiosité ainsi qu’à un désir d’émula-tion le poussant à faire honneur aux Livingstone, Stanley et Brazza dont les explorations africaines ont illuminé les rêves

Fictioncahier critique

de son enfance. Pour lui, une seule cause mérite sacrifice : la connaissance.

Yersin appartient à cette époque, le tournant du xxe siècle, où la société française était guidée par le tocsin de la nou-velle Église moderne qu’est le progrès, celui-ci passant autant par les explorations visant à la découverte de nouveaux terri-toires que par le renouvellement du savoir et des techniques scientifiques et artistiques. Deville fait d’ailleurs de Rimbaud le pendant littéraire de Yersin. Le pasteurien et le parnassien (c’est étrangement tout ce que Deville garde du « voyant »), et « chez ces deux-là la même frénésie de savoir et de partir », le premier délaissant la microbiologie pour l’exploration et l’agronomie, le deuxième abandonnant, après l’avoir rénovée, la poésie pour le trafic d’armes. Mais surtout, chez les deux hommes, un mépris de la subordination de leur travail à une cause qui lui est extérieure, un même mépris pour tout travail intéressé, poésie ou science qui serait mise au service d’un ego individuel ou national. Plongés dans une époque où toute conquête, territoriale, scientifique ou artistique, fait la fierté à la fois du découvreur et de son pays, Yersin et Rim-baud sont aux yeux de Deville l’exemple même de la dévo-tion, parfois dévorante, à son art. Or, ces deux-là servent éga-lement d’exemple pour illustrer l’impossibilité d’échapper à l’Histoire.

Ce que les journaux ont tu et que vous ignorez si vous n’avez pas lu Peste & choléra, c’est que le portrait de Yersin n’est pas qu’une métonymie de ce tournant du xxe siècle où « pour la dernière fois, peut-être de son histoire, Paris est une ville moderne », de cette effervescence littéraire, scien-

tifique et exploratoire qui a donné au progrès une valeur posi-tive aujourd’hui remise en question. Ce que les journalistes littéraires ont tu en s’en tenant à une simple description du spectacle de la trame narrative du roman, ce sont ses coulisses, là où la pensée du roman se construit, où son sens émerge. Ce n’est pourtant pas que Deville joue d’hermétisme en usant de formes tordues, en menant son lecteur sur de fausses pistes. Au contraire, il soulève dès les premières pages du livre le toit du théâtre pour exposer aux yeux de tous la mécanique du sens qu’il entend donner à la vie de Yersin.

L’incipit du roman, scène capitale dont Deville a choisi de faire le fil d’Ariane qui guidera le lecteur tout au long du récit, souligne simultanément les principaux traits de carac-tère du scientifique et l’angle d’approche grâce auquel l’écri-vain construit le récit de sa vie : « La vieille main tavelée au pouce fendu écarte un voilage de pongé. […] Un voiturier en habit referme sur lui la portière du taxi. Yersin ne fuit pas. Il n’a jamais fui. Ce vol, il l’a réservé des mois plus tôt […]. Les troupes allemandes sont aux portes de Paris. […] C’est le dernier vol de la compagnie Air France avant plu-sieurs années. »

Deville peint un Yersin marqué par ses aventures, atten-dant impatiemment de quitter Paris pour retrouver la mer de Chine ; surtout, l’écrivain prend soin de l’inscrire dans son époque en insistant toutefois sur la complète indifférence du scientifique devant les aléas de la guerre, son imperméa-bilité à ce que Deville a nommé pour lui les « saletés de la

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Il a marché sur la luneLe petit livre noir de Shawn Cotton nous convie au match revanche des Canadiens et des Surréalistes.

maxime catellier

C e n’est Pas un phénomène nouveau : du bout de sa lanterne, Diogène déclarait qu’il ne cherchait rien d’autre qu’un homme. Des siècles plus tard, Tristan

Tzara répondra à la question cruciale du « pourquoi écrivez-vous ? » par cette belle formule : « On écrit pour chercher des hommes. » Le plus grand poème américain du xxe siècle, « Howl » d’Allen Ginsberg, commence sur cette note fracassante : « I saw the best minds of my generation destroyed by madness. » On oublie souvent que la poésie est une affaire d’amitié, tout autant que de mots. Ce langage touchant à la vie dans ce qu’elle a de plus inviolable réunit les solitudes autour d’une idée commune : partager le trésor. En ce sens, la poésie est une forme de piraterie. Elle réunit quelques amis autour d’une table, d’une bouteille, d’un miracle. Elle se lance à l’assaut des mers, à la poursuite d’un rêve qu’elle veut partager à tout prix. Je l’affirme sans avoir honte de l’énormité de la chose : il n’y a pas de poésie pos-sible sans amitié.

Cette réflexion est née d’une discussion avec l’éditrice et poète Kim Doré. Je lui faisais part de mon malaise à parler du livre d’un ami comme s’il n’était pas mon ami. Comme si le fait d’aimer et de respecter cette personne n’avait rien à voir avec le fait d’aimer et de respecter son travail. Elle me fit remarquer que nous étions probablement les seuls à nous poser ce genre de questions, tellement le milieu littéraire car-bure au népotisme, au léchage grande surface et au dépuce-lage de coléoptères. D’accord, ce ne sont pas les mots qu’elle a utilisés. Ce sont les miens, et je les assume ; ils résument grossièrement le phénomène tel qu’on l’observe au fil des salons et des rentrées, des lancements et des cocktails. Ainsi, quelqu’un qui cherche à réaffirmer sa légitimité sera tout à coup plus présent que jamais à ces événements, allant même jusqu’à inonder les boîtes aux lettres des autres éditeurs avec la totalité de ses parutions. Ces gestes désespérés envoient un signal clair, comme un appel à l’aide inversé. Ils sonnent sou-vent le glas d’une époque.

Car, disons-le, le paysage éditorial québécois est entré en mutation et ne sera plus jamais le même. Beaucoup de jeunes

shawn cotton Les armes à penser, L’Oie de Cravan, 2012, 59 p.

poésiecahier critique

romanciers prometteurs publient au Quartanier, alors qu’il y a peu de temps la consécration passait nécessairement par le Boréal. Gaétan Lévesque a quitté xyz pour fonder sa propre maison. Normand de Bellefeuille a quitté Québec-Amérique et a fondé Druide (quel nom épouvantable !). La Mèche, sous la houlette de la Courte Échelle, se propose aussi comme solu-tion de rechange aux vieux éditeurs. Coups de tête maintient son audacieuse ligne éditoriale. Quelque chose est en train de se passer, c’est clair. En poésie, les géants d’autrefois (Hexa-gone, Herbes rouges, Écrits des Forges, Noroît) n’attirent plus autant les jeunes plumes, qui sont nombreuses à se tourner vers Poètes de Brousse, l’Écrou, La Peuplade et L’Oie de Cravan. Au moment où j’écris ces lignes, à l’étouffoir de la place Bona-venture, le Salon du livre de Montréal bat son plein, mais je suis certain de trouver ce que je cherche au sous-sol de l’église Saint-Dominique, où se tient l’Expozine.

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? chantait Pauvre Lélian. Je me souviens d’avoir emmené Shawn Cotton à l’Université de Montréal, lui qui n’a jamais mis les pieds dans un collège, pour assister au cours de Catherine Mavrikakis sur Claude Gauvreau, et de ses questions fascinantes de justesse à travers les facéties simiesques du corps étudiant tout entier dévoué au cirque d’un paraître bien peu savant. Je me souviens de Jon-quière lsd pour de vrai, j’étais là quand la fée Lucy a explosé

dans nos cerveaux. L’automne dernier, un petit livre noir portant son nom est sorti à l’enseigne de L’Oie de Cravan. C’est une auberge que je connais bien pour y avoir aussi mes habitudes, et dont la verdeur éditoriale n’a d’égale que l’es-prit tout en finesse de son charmant propriétaire,

Benoît Chaput. Sieur Cotton, dans un geste d’amitié pure et de générosité sans bornes, m’a dédié ce livre. Je tenterai ici de dire pourquoi sa poésie m’atteint de plein fouet, sans autre égard que l’amitié qui nous lie.

J’ai connu Shawn Cotton il y a une dizaine d’années, et nous sommes devenus des amis bien avant de publier nos vers. En fouillant mes archives, je pourrais dénicher une de ces feuilles volantes tapées à la machine, des poèmes de prime jeunesse que je vous citerais ici de manière inédite, mais le principal intéressé en hurlerait d’effroi, comme il ne me pardonnerait jamais d’évoquer son premier livre à compte d’auteur, « cette chose innommable ». Curieusement, Cotton a toujours eu le génie des titres pour ses poèmes, mais a toujours eu du mal à titrer ses livres, de la même manière qu’il est impossible de réunir toutes les étoiles du ciel sous le nom d’une seule constellation. Jonquière lsd s’est imposé de lui-même, à la fois pour évoquer une nuit intense et belle et, si je ne m’abuse, un livre de Louis Geoffroy. Je me souviens d’ailleurs que cette nuit, qui était celle de la Nuitte de poésie organisée par les bons soins de Pierre Demers et de sa compagne Claude Bou-chard au café-théâtre Côté Cour de Jonquière, s’est terminée par un de plus intenses moments poétiques de ma vie : Hervé Bouchard, citoyen d’Arvida, est entré par la grande porte du jour sur notre nuit interminable se diluant dans le rhum et l’acide pour nous lire « Mal au pays », de Gérald Godin. J’en tremble encore. Pour ce deuxième livre, donc, le premier chez L’Oie de Cravan, c’est finalement un poème en entier qui s’est

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Le bon usage de la poétique des MachosFemme de télévision, journaliste, ancienne ministre, Lise Payette fait paraître un recueil de ses chroniques publiées dans Le Devoir.

jonathan livernois

T u es né en 1982. Dans ta première jeunesse, tu ignores beaucoup de choses sur la vie de Lise Payette. Tu la connais d’abord comme auteure de téléromans, tels que

Les Dames de cœur, Montréal, ville ouverte et, surtout, Marilyn. De cette quotidienne, tu gardes un souvenir flou. Tu te rap-pelles quand même que la femme de ménage Marilyn y devenait mairesse de Montréal et que le personnage de Robert Lalonde se faisait tirer dessus. Ça reste gravé dans la mémoire, une ten-tative d’assassinat contre un romancier d’Oka.

Plusieurs années plus tard, tu apprends que Lise Payette est chroniqueuse au Journal de Mont- réal. Tu y vois une victoire différée du féminisme contre la célèbre page 7 du tabloïd. Mais, en 2007, parce que le quoti-dien de la rue Frontenac décide de reprendre ses textes afin de remplir les pages du Journal de Québec en lock-out, elle prend son manteau et s’en va. Tu trouves ça admirable. Par contre, tu es déçu de Michel Beaudry, qui continue à parler des plus récents tournois de golf. La même année, Le Devoir offre une tribune à Lise Payette. C’est bien, mais tu ne la lis pas. Pour-tant, tu aimes Lise Payette : tu sais maintenant qu’elle a été une grande vedette de la télévision, une très bonne inter-vieweuse et une féministe tout-terrain. Elle a aussi été politi-cienne. Souverainiste, elle a été ministre du premier gouver-nement Lévesque et responsable de la réforme de l’assurance automobile du Québec. Malgré cette vie admirable, chaque fois que tu lis quelques lignes de sa chronique du vendredi, tu penses au sketch de rbo qui parodiait son téléroman Les Machos (diffusé au milieu des années quatre-vingt-dix), rebap-tisé pour l’occasion Les Nachos. On y voyait des personnages féminins prendre la parole, distillant des propos féministes stéréotypés et brandissant une pancarte où l’on pouvait lire le mot « message ». Ses chroniques du Devoir te semblent avoir le même problème : qu’elles traitent du gouvernement Cha-rest, de féminisme, de la grève étudiante, de l’information au xxie siècle ou de l’indépendance du Québec, elles ont toutes

lise payette Le mal du pays : chroniques 2007–2012, Lux, 2012, 235 p.

de gros sabots. Tu ne comprends pas pourquoi Lux publie Le mal du pays, un recueil de ses meilleures chroniques parues dans le Devoir entre 2007 et 2012. Mais, après l’avoir lu, tu comprends. Et tu arrêtes d’écrire à la deuxième personne du singulier.

L’idée de colliger des essais ou des chroniques pour en faire un recueil ne surprendra personne. C’est même plutôt la norme lorsqu’on parle d’essais au Québec, comme le notait François Ricard dès la fin des années soixante-dix. Des pensées asthma- tiques y trouveraient-elles un peu d’air ? Chose certaine, une fois rassemblés, ces textes circonstanciels révèlent ce que Ricard nomme leur « nécessité intérieure », c’est-à-dire leur fil conduc-teur, difficilement identifiable à la petite semaine. Ainsi se sont constituées, au début des années soixante, les œuvres détermi-nantes que furent Convergences de Jean LeMoyne, La ligne du risque de Pierre Vadeboncœur, L’homme d’ici d’Ernest Gagnon et Une littérature qui se fait de Gilles Marcotte. Cinquante ans plus tard, les choses n’ont guère changé : la principale collec-tion d’essais au Québec porte le joli nom de « Papiers collés ». Notre pensée est encore et toujours inachevée ou fragmen-taire, selon l’optimisme du moment.

Le mal du pays de Lise Payette profite-t-il de l’« effet » recueil ? Ses textes y trouvent-ils une nouvelle jeunesse ? Et leur fil conducteur ? Les ressorts formels deviennent-ils évi-dents ? Pas facile de répondre. Chose certaine, ce qui agaçait à la lecture de la première chronique agace toujours à la fin

du recueil. D’abord apparaît çà et là un lyrisme indépendantiste sans valeur mironienne ajoutée. Par exemple :

Tout le monde sait, cependant, que le Québec va finir par se réveiller. Le problème, c’est de savoir quand. Un beau matin, quelqu’un va lui marcher sur le gros

orteil et il risque de se réveiller de mauvaise humeur. De nou-veaux chefs vont sortir du lot. Les Québécois vont relever la tête et se donner la perspective qui leur fait tellement défaut en ce moment. Nous aurons retrouvé le goût de la conquête.

Vœux pieux. De toute façon, des chefs sont déjà sortis du lot au Québec et n’ont pas été suivis. C’est dire qu’il ne faut pas attendre Jean-François Lisée pour faire l’indépendance.

Outre cet optimisme de 1975, qui laisse de glace le lecteur né à l’époque de la comédie musicale Pied de poule, il y a une certaine naïveté, plus ou moins feinte, qui parsème le recueil. Voilà qui peut surprendre, d’autant plus que cela n’enlève rien à la sagacité de Lise Payette. Ainsi, lors de la remise de la Légion d’honneur à Jean Charest, en février 2009, elle espère (vraiment ?) que ce dernier fera un coup d’éclat, qu’il refu-sera la médaille et qu’il la remettra dans la poche de Nicolas Sarkozy, question de dénoncer avec fracas les déclarations de ce dernier sur le destin du Québec. Inutile de dire qu’elle a été déçue : « Sarkozy passe la médaille au cou de Jean Cha-rest. J’ai envie de pleurer. J’ai honte de voir que Paul Desma-rais applaudit. Jean Charest se fait tout petit pour être à la hauteur de Sarkozy et je sais que s’il rougit, ce n’est pas de honte, mais de plaisir. » Aussi, on se demandera si elle s’illu-sionne sur les capacités réelles des Québécois : « Jean Charest

essaiscahier critique

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46 liberté | no 299 | 2013

Bibelot d’inanitéDe la difficulté d’incarner une langue performative et des pieds nus de Patrice Chéreau sur les planches du tnm.

julien lefort-favreau et jessie mill

C oma de Pierre guyotat est un texte du retour : retour à l’enfance et retour à la langue normative. Après des années d’expérimentations formelles,

Guyotat signe un assemblage baroque de souvenirs d’en-fance et d’épisodes tirés des années 1976 à 1982, période de dépression où il tente de « transformer » sa langue. L’anarchie apparente des pensées, fragmentaires et désor-données, n’en altère jamais la force narrative. Ainsi, Patrice Chéreau prend en charge ce qui pourrait être une longue didascalie, un souffle épique composé essentiellement d’actions. Le montage du texte rend sensible cette traversée, reprenant le début et la fin du livre. Mais entre les deux, le caractère baroque, bric-à-brac et confus propre à cette épopée semble moins appuyé. En réalité, l’écriture de Coma écorche le corps – « le mot me déchire », écrit Guyotat – et l’on peut déceler à la lecture la force d’une écriture performative, faite à même l’usure de la chair. L’écriture engage une introspection et une rencontre difficile avec l’autre : « Cette langue dépasse ma pauvre force, elle va plus vite que ma pauvre volonté. »

Dans un fonctionnement calqué sur l’action de la mémoire, les pensées arrivent par à-coups, dans un va-et-vient défiant la chronologie, imposant un désordre d’associations inat-tendues. L’artifice de la diction soignée et le rythme régulier maintenu par Chéreau ont d’ailleurs pour effet de lier les étapes du trajet plus qu’elles ne le sont réellement. Le seul fil non rompu dans le texte est peut-être celui d’une parole

Coma, texte de pierre guyotat, mise en scène de thierry thieÛ niang, avec Patrice Chéreau, présenté au tnm du 30 oct. au 4 nov. 2012.

théâtrecahier critique

tendue. Telle une confession, Coma est adressé d’abord à soi, comme pour se purifier, puis aux autres et finalement à Dieu. C’est sous le regard du metteur en scène Thierry Thieû Niang que Chéreau entreprend ce « voyage athlétique », expression qu’il emprunte à Guyotat, pour lire seul Coma. L’exercice pra-tique que représente la lecture en scène lui permet de faire l’expérience d’une transmission. Ce faisant, il cherche, à tra-vers son propre corps cette fois, la voie qui mène le texte au spectateur. Comment peut s’incarner sous leurs yeux un texte sur la lente disparition d’un sujet ?

Ce récit est aussi politique – comme on dit de Pasolini qu’il est politique quand il réécrit l’évangile selon Mathieu. Car c’est bien ce que fait Coma : réécrire la Passion du Christ. Guyotat raconte le chemin de croix que représente pour lui l’écriture à la fin des années soixante-dix. Comme Job, souvent évoqué, il est plutôt du côté des vaincus. Sa littérature vient d’en bas. Tentant d’écrire Histoire de Samora Mâchel (encore inédit) et Le Livre (publié chez Gallimard en 1984), il se mine complè-tement la santé, vivant dans un camping-car, il se nomadise, prend des analgésiques et finit par sombrer dans le coma. À travers ces épreuves du corps, Guyotat souhaite incarner le Verbe, mais surtout le faire exister dans le réel, d’où son carac-tère performatif. Récit d’une dépression, d’une dégradation physique, d’un investissement total dans la création, Coma marque le passage à une langue dite normative et souhaitée

anonyme. Guyotat est parlé par une langue qui le dépasse : c’est la langue de l’effacement de soi. Elle est aussi la force politique de Coma. La lente déliquescence qui est racontée devient une forme de résistance politique, une résistance au flot commun. Ce texte résulte donc de la tension paradoxale entre la résistance à la langue de tous et le désir de rejoindre le lecteur.

Que reste-t-il de la puissance de cette langue, qui dans le livre rend sensible la déchéance du sujet ? Que reste-t-il de cette violence de l’histoire ? Que peut restituer la scène de la force politique de cette littérature ? Cette puissance que l’on confère ici à Coma, la retrouve-t-on dans la mise en scène de Thierry Thieû Niang, dans la voix de Patrice Ché-reau ? Opère-t-elle ?

Une impression d’expérience partielle se dégage d’une discussion avec d’autres spectateurs – les uns obnubilés par les pieds nus de Chéreau jusqu’à voir disparaître l’un de ses orteils, les autres perdus dans la densité du texte ou simple-ment déçus d’une diction ou d’une voix. Chose sûre, la ren-contre attendue avec ce grand texte n’a pas eu lieu pour tous. Attente créée, il faut bien le dire, par la présence de l’acteur davantage que par la mise en jeu d’une œuvre méconnue. Même si ses spectacles n’ont jamais été accueillis à Montréal, Chéreau arrive précédé d’une réputation dorée acquise grâce à son cinéma que l’on connaît mieux, mais aussi à la for-tune de ses grandes mises en scène de théâtre et d’opéra qui ont fait de lui l’un des artistes de théâtre les plus célébrés en Europe. Pour les Français, il est le metteur en scène de Bernard- Marie Koltès, et depuis cette rencontre artistique, il est consi-déré comme un véritable découvreur et passeur de textes contemporains.

Telle une confession, Coma est adressé d’abord à soi, puis aux autres et finalement à Dieu.

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53liberté | no 299 | 2013

doctorak, go !

coelho- pocalypse !

Pirater Prochain épisode, et autres observations sur la libre

circulation des œuvres.

mathieu arsenault

Je crois à la libre circulation des textes et de la culture en général. Je crois que l’intérêt public devrait avoir priorité sur l’intérêt des individus et que, pour cette raison, tout le monde devrait avoir accès aux œuvres. Ce principe est derrière la grande idée du domaine public, qui s’applique aux œuvres

anciennes, rendues au patrimoine de l’humanité une fois passée une période de temps suivant la mort de leur créateur.

Mais je crois aussi que notre époque est en passe de faire faire à cette notion de domaine public un saut qualitatif. Il n’est d’ailleurs plus aujourd’hui question de croire ou non à la libre circulation. Le modèle de la culture comme indus-trie, qui a organisé et donné sa forme aux arts et aux lettres depuis les cinquante dernières années, entre présentement, avec la mise en commun de la culture, dans l’époque de son irrémédiable déclin. Le nouveau modèle, sur le point de sup-planter l’ancien, on pourrait l’appeler la « collectivisation de la culture », c’est-à-dire la mise en commun, volontaire ou non, des œuvres d’art et de la culture pour tous. Qu’elles soient ou non régies par le droit d’auteur, les œuvres y sont préci-pitées sans que l’industrie arrive à fermer les vannes qui se sont ouvertes.

La collectivisation prend plusieurs formes. Pour la déni-grer, on évoque le piratage de la musique, des films, des séries télé. Le piratage, assure-t-on, est un vol qui prive les artistes des revenus auxquels ils ont droit. Mais du point de vue de la collectivisation, la question de la moralité du piratage est secondaire en regard de ce formidable déplacement qu’une horde anonyme fait subir aux produits de la culture de masse, les faisant passer dans le champ du collectif où chacun peut les consulter à sa guise, hors de l’appareil industriel dans lequel ils ont été créés. D’ailleurs, la question du piratage ne constitue peut-être qu’une phase dans l’histoire toute récente de la collectivisation de la culture. Une période de transition à laquelle succédera celle de la circulation décomplexée de

biens culturels cédant d’entrée de jeu leur droit de reproduc-tion au collectif. La licence Creative Commons représente une manifestation de cette nouvelle étape. Elle tente d’établir des règles d’attribution des œuvres indépendamment des règles de leur circulation et de distinguer le droit d’auteur du droit de reproduction, que l’industrie culturelle avait plus ou moins fusionnés. On le constate déjà : les textes, les images, les vidéos qui sont immédiatement et gratuitement accessibles prennent petit à petit le pas sur les productions dont la circulation est restreinte par la nécessité de payer pour y avoir accès. À titre d’exemple, les critiques de livres gratuites en ligne sont celles qui circulent le plus. On les distribue, on les commente. Les critiques de livres publiées en revue ou cachées derrière un paywall, quant à elles, ne circulent virtuellement plus que via les dossiers de presse et les formulaires de demandes de sub-vention des artistes.

Il n’y a aucune raison pour que ce qui arrive en ce moment dans le champ critique ne se produise pas à terme dans le champ de la création et que la gratuité des œuvres ne devienne pas une condition de leur existence au sein de la culture. On le voit déjà dans le monde de la musique. L’industrie, ébranlée la première par la diffusion sauvage de ses produits (ah, la grande époque du P2P !), s’est adaptée en créant des plateformes comme Bandcamp ou Soundcloud, où l’écoute est gratuite, et tente d’élaborer un système de mécénat de l’auditeur.

recherché : trou_de_memoire.rtf

Mais en littérature, se produit-il la même chose qu’en musique ? Moi qui étais tout content de voir enfin apparaître la perspec-tive d’une collectivisation de la littérature. J’allais enfin pou-voir faire de la place dans la bibliothèque de mon petit quatre et demi en trouvant l’équivalent numérique des exemplaires papier que je possède, ce qui est, d’après ce que j’ai compris, toujours légal au Canada. Voici d’ailleurs un truc infaillible pour trouver une copie numérique d’un livre papier que vous possédez : il faut ouvrir le livre au hasard et chercher un extrait de phrase vraiment quelconque, de celles qui ne se retrouvent jamais en citation dans les articles critiques. Du genre : « ils n’en finissent plus de me raconter leurs mal-heurs et de me chuchoter à l’oreille. » Celle-ci vient de Trou de mémoire d’Aquin. On entre ça entre guillemets sur Google et voilà ! Si une version numérique complète du livre existe, le lien devrait apparaître.

Or, il se trouve que j’ai finalement pu localiser très peu de livres complets. Ma bibliothèque continue de déborder et c’est au compte-gouttes que j’arrive à mettre la main sur ces livres qui ne sont pas encore tombés dans le domaine public. C’est très étrange… Est-ce que finalement personne ne s’intéresse suffisamment à Aquin pour numériser chacune des pages de ses œuvres complètes ? Est-ce que le respect pour l’Œuvre, l’Artiste et le Livre freine l’élan de collectivisation qui s’est emparé du domaine de la production audiovisuelle ? Est-ce que les œuvres du canon littéraire sont à ce point nombreuses et variées qu’elles diluent l’intérêt collectif pour leur mise en commun au point où leur circulation perd sa viabilité ?

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57liberté | no 299 | 2013

Christian Lapointe — Comme ce numéro de Liberté se penche sur la contre-culture, j’ai d’abord envie de te demander si tu as l’impression que ton travail s’inscrit dans cette mouvance.Marie Brassard — C’est drôle, parce que j’ai des amis qui sont vraiment dans l’underground et qui, parfois, me disent que je me situe, en fait, dans le middleground. Je trouve que c’est une bonne description. Je n’oserais pas me réclamer de l’underground, en ce sens que je n’ai pas le sentiment d’y participer.C. L. — Mais est-ce que l’underground est de la contre-culture ?M. B. — J’ai cru un moment que ça signifiait la même chose… Je me souviens, petite, d’avoir lu Mainmise, une revue contre-culturelle. À l’époque, je crois même que la revue était le lieu de la contre-culture « officielle » ; on y faisait l’apologie de la liberté et on y parlait de tout ; il n’y avait pas de tabous. Mais c’est la génération hippie qui était derrière ça, tout était alors très ouvert… Dans ce sens-là, je pourrais toujours dire que je participe de la contre-culture. Mais l’expression est quand même drôle, parce qu’au fond, je ne travaille contre personne. Je ne travaille pas contre une culture particulière. Par exemple, comme j’ai beaucoup tourné à l’étranger, on me demande par-fois si j’y représente ma culture. C’est bien sûr le cas, dans la mesure où j’ai grandi ici, mais j’ai toujours le sentiment que

marie brassardentretien — théâtre

la patrie d’un artiste, c’est aussi lui-même ou elle-même. Nous sommes notre propre territoire, et cela va au-delà de notre ori-gine ou du milieu auquel nous appartenons. Un artiste, c’est aussi un électron libre. C’est cette liberté-là qui compte pour moi, et beaucoup plus qu’une volonté de m’opposer à une chose ou à une autre. Ce n’est pas par hasard que je ne suis pas devenue une artiste mainstream. D’une certaine manière, le middleground me correspond très bien, et c’est par choix que j’occupe cette place-là, non par défaut.C. L. — C’est intéressant, cette association avec l’under-ground… Cela dit, peut-on considérer que celui qui est connu du grand public, comme Armand Vaillancourt par exemple, fait toujours partie de l’underground, de la contre-culture ? Dans un monde où même l’art « pos-tradical » est devenu un objet de consommation, peut-il encore y avoir de la contre-culture ?M. B. — La contre-culture, c’est une expression que j’associe aux années soixante-dix. Ça participait de l’esprit révolu-tionnaire, c’était un mouvement en opposition à. Et si je ne suis pas en opposition à, je ne peux pas dire non plus que je navigue dans le courant. J’essaie seulement, le plus possible, d’être fidèle à ma parole, parole que je ne peux pas néces-sairement définir… Et j’ajouterais que je suis souvent beau-coup plus intéressée par les démarches singulières, étranges ou inusitées que par les gestes attendus ou encore les choses

Ce qu’on ne sait pas encore — rencontre

avec Marie BrassardJimmy, Peep-show, La noirceur, le théâtre de Marie Bras-sard ne cesse de nous entraîner entre le rêve et le réel, le visible et l’invisible, le désir et la mort. Alors qu’elle s’apprête à plonger dans l’œuvre de Nelly Arcan sur la scène de l’Espace Go, elle s’entretient avec cet autre explorateur des limites du monde et du théâtre qu’est le comédien et metteur en scène christian laPointe.

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Le Lecteur impuni

profils de

fantômesSoupault fait le trottoir,

Céline vocifère et Labiche encaisse.

robert lévesque

Je déambulais avenue du Mont-Royal un samedi d’été, la circulation automobile interdite, des éta-lages de marchandise en solde installés au bord des trottoirs : fringues, godasses, cadrans et calen-driers, tapis de souris… et des pelles à gâteaux ! Puis, côté nord, entre les rues Saint-André et Pontiac,

des livres, le tout-venant des best-sellers spécu-latifs, l’à tout-va des manuels pratiques, le clin-quant de la psycho-pop et le médium saignant du polar, des invendus d’has-been, les recettes de Juliette Huot et, soudain, cordés comme des sar-dines, j’aperçois dans une boîte un dos de cou-verture qui m’est familier avec les deux fines lignes bleues qui le barrent et le petit casque muni d’ailes dont le Mercure de France a fait son logo : je l’empoigne, je le sors du lot, je le retourne, c’est un Soupault !

En une fraction de seconde (projeté dans une dimension autre que le sol asphalté du Plateau Mont-Royal), j’allais savoir lequel des Soupault du Mercure je me procurais inopinément, lequel des deux Soupault, car le copain d’Apollinaire et le complice de Breton n’a que deux titres chez cet éditeur que Gaston Gallimard racheta en 1957 (maison rue de Condé, fondée en 1890 par Alfred Valette et alors fréquentée par Proust, qui y portait des articles quand il n’était qu’une revue, ce Mercure de Léautaud qui y fut secrétaire de 1908 à 1941) pour en confier le sort à sa bru (Simone Cornu, l’épouse de Claude) qui dirigea cette maison de 1962 jusqu’à sa mort en 1995 (un soir de cet été-là, l’été de Srebrenica, j’étais assis à côté de Simone Gallimard au Théâtre municipal d’Avignon devant l’Ubu Roi roumain de Silviu Purcarete ; Jean Daniel l’accompagnait et dans mon souvenir, c’est lui qui ne semblait

philippe soupault Eugène Labiche, Mercure de France, 1964, 219 p.—louis-ferdinand céline Écrits polémiques, édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi, Éditions 8, 2012, 982 p.—pascal mérigeau Jean Renoir, Flammarion, 2012, 1102 p.

pas loin de cette mort qui nous attend tous…). Simone Gal-limard publia Profils perdus en 1963 (« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire vers six heures du soir attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” – c’est le moins que l’on puisse dire – régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fan-tômes dont il vaut mieux oublier les noms […]. ») et un Eugène Labiche en 1964. Pour dix dollars, j’avais – Achevé d’imprimer le 27 janvier 1964 par l’imprimerie Floch à Mayenne – le Labiche de Philippe Soupault ! Chouette !

Une petite rareté, dans un stock brut ; pour qui ne connaî-trait pas cet ouvrage, une stupéfaction ! Pensez donc, un sur-réaliste et un vaudevilliste ! Le coauteur des Champs magnéti-ques se penchant sur celui d’Un monsieur qui prend la mouche, le poète d’Il y a un océan chez le boulevardier de La Cuvette d’eau ! Je n’étais pas en mesure de m’énerver, car je savais que Soupault avait écrit en 1944 et publié en 1945 aux édi-tions du Sagittaire (la maison mère du surréalisme) un essai sur le fabricant français du Chapeau de paille d’Italie et que le Mercure l’avait repris en 1964 ; ma surprise était d’avoir la chose en mains, jaunie, massicotée, Eugène Labiche, sa vie, son œuvre, un exemplaire dans lequel le propriétaire n’avait rien écrit, ni son nom ni des notes, ni soulignage ou acco-lade, intact, pourrait-on dire, et trouvé un demi-siècle après sa parution sur un trottoir de Montréal. Évidemment, vous me direz, l’affaire eût été plus palpitante si j’étais tombé sur l’édition originale de 1945, celle du Sagittaire où Soupault travailla jusqu’à la fin des années vingt, époque où Breton le vira de son Vatican en même temps qu’Artaud et Vitrac

parce que ces messieurs accordaient une trop grande valeur à l’activité littéraire… mais ceci est l’une des fables de la rue Fontaine… Et le Sagittaire s’éteignait en 1979, au moment où Raphaël Sorin et Gérard Guégan, des gars épa-tants et toujours actifs, commençaient à y publier les premières traductions de Bukowski…

Son Labiche, Soupault l’avait accroché en queue de train d’une série d’essais sur diffé-rents bonshommes qui tâtèrent du xixe siècle : Blake, Apollinaire, Lautréamont, Baudelaire. Il l’écrivit de retour d’Afrique où il avait réussi à s’évader après six mois de taule pour avoir tenu des propos antifascistes sur les ondes de Radio-Tunis, une antenne qu’il avait créée en 1938. D’Alger il rentra à Paris en passant par les Amériques. Car les Alliés alors allaient libérer

Paris, il y avait des soldats allemands tirés à bout portant qui tombaient dans la rue depuis les toits, des Parisiens résis-tants de la dernière heure et d’autant revanchards tondaient des salopes dans des cours d’immeubles, on fusillait officiel-lement Brasillach, Hemingway libérait le bar du Ritz a la cinque de la tarde et Breton (pape en exil) était au loin, en Gaspésie, ramassant des agates sur la plage de Percé, écrivant Arcane 17, en amour avec Elisa Claro, une Chilienne brune qui avait dans l’œil du fatal à la Garbo.

C’est dans ce contexte que Soupault – qui nous étonna

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Que reste-t-il de la contre-culture dans le Québec inc.?L’héritage de la contre-culture, au-delà du lsd et de l’amour libre.

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