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NOUVELLES RECHERCHES S1R L'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE Nous ne savons quel mauvais vent souffle sur l'intéressante caté- gorie d'écrivains qui s'occupent envers et contre tous de l'Amérique et de son histoire, mais ce qu'ils continuent à débiter d'erreurs, de contre-sens et de balivernes est à peine croyable. Certes, leurs élu- cubrations en elles-mômes importent peu. Cependant le critique se trouve dans la nécessité de les signaler, puisqu'on les répand par milliers d'exemplaires, non seulement dans le public, mais dans les lycées, les collèges et les écoles, voire, pour plusieurs, avec la toute-puissante approbation et le généreux concours des autorités constituées. Nous voyons môme à cet égard un phénomène assez curieux. Émettre des idées saugrenues, les soutenir malgré tout et sans l'ombre d'une preuve; qualifier ses hallucinations de pures vérités et traiter au contraire les faits, l'histoire et les documents comme s'ils n'existaient pas, c'est aujourd'hui faire oeuvre pie cl d'apôtre. Dans l'avant-dernier numéro de la Revue historique, il a été ques- tion de livres ineptes où des ecclésiastiques corses, pour flagorner leurs compatriotes, prétendent que Christophe Colomb est né, non à Gènes, mais à Calvi, où, cela soit dit par parenthèse, on se prépare à lui élever une statue haute de dix coudées. Voilà maintenant que ces publications biscornues et malsaines sont distribuées en masse dans les villes, les villages et les hameaux par la Société religieuse et moralisatrice de la propagande 4 domicile , - tout comme pour les saintes Écritures. La prétention corse n'a pas manqué (l'avoir sort contre-coup. Animé par un si bel exemple, le Bulletin de l'Académie royale d'histoire, d'Espagne, terre promise, comme l'on sait, de la saine 1. Tourcoing, Lille, France Mouscron, Belgique, officine de Le Purgatoire, revue du monde surnaturel, - Document il il il il il Ili 111111 m il 1 mil 0000005578832

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Page 1: LHISTOIRE DE LAMÉRIQUEbibnum.enc.sorbonne.fr/omeka/files/original/a74acfbff9d2...1. Boletin de la Real Acadenzia de la fisstoria, tome IX, numéro doc-tobre 1886, pp. 22iO.244. 2

NOUVELLES RECHERCHES

S1R

L'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE

Nous ne savons quel mauvais vent souffle sur l'intéressante caté-gorie d'écrivains qui s'occupent envers et contre tous de l'Amériqueet de son histoire, mais ce qu'ils continuent à débiter d'erreurs, decontre-sens et de balivernes est à peine croyable. Certes, leurs élu-cubrations en elles-mômes importent peu. Cependant le critique setrouve dans la nécessité de les signaler, puisqu'on les répand parmilliers d'exemplaires, non seulement dans le public, mais dans leslycées, les collèges et les écoles, voire, pour plusieurs, avec latoute-puissante approbation et le généreux concours des autoritésconstituées.

Nous voyons môme à cet égard un phénomène assez curieux.Émettre des idées saugrenues, les soutenir malgré tout et sansl'ombre d'une preuve; qualifier ses hallucinations de pures véritéset traiter au contraire les faits, l'histoire et les documents commes'ils n'existaient pas, c'est aujourd'hui faire oeuvre pie cl d'apôtre.

Dans l'avant-dernier numéro de la Revue historique, il a été ques-tion de livres ineptes où des ecclésiastiques corses, pour flagornerleurs compatriotes, prétendent que Christophe Colomb est né, non àGènes, mais à Calvi, où, cela soit dit par parenthèse, on se prépareà lui élever une statue haute de dix coudées. Voilà maintenant queces publications biscornues et malsaines sont distribuées en massedans les villes, les villages et les hameaux par la Société religieuseet moralisatrice de la propagande 4 domicile , - tout comme pourles saintes Écritures.

La prétention corse n'a pas manqué (l'avoir sort contre-coup.Animé par un si bel exemple, le Bulletin de l'Académie royaled'histoire, d'Espagne, terre promise, comme l'on sait, de la saine

1. Tourcoing, Lille, France Mouscron, Belgique, officine de Le Purgatoire,revue du monde surnaturel,

- Document

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critique et de l'érudition dc bon aloi, s'est aussi mis de la partie.Cet organe autorisé de la docte compagnie a inséré une thèse inti-tulée Gristobal Colon Espa fiel, corne n acide en territorio perte ne.cienle al reine de Aragon. ln effet, c'est bien simple. Si Colombnaquit à Calvi et si, à l'époque de sa naissance, Calvi appartenait àl'Aragon, Colomb est né sujet aragonais ou espagnol. Malheureuse-ment, ce lumineux syllogisme est bancal de ses deux prémisses.Galvi n'a appartenu à l'Aragon en tout que pendant cinq mois et huitjours', plus d'un quart de siècle avant la naissance de ChristopheColomb, en 1)i20, et il n'est pas le moins du monde né à Calvi oudans n'importe quelle partie de la Corse 3.

Les autres pays étaient destinés à avoir aussi leur tour. Ainsinous apprenons, sans la moindre surprise,, qu'à Dublin, un zélépatriote irlandais fait mettre sous presse une dissertation des plusscientifiques, aux fins de prouver que Christophe Colomb est nédéfinitivement dans les riants vallons de l'Hiberuie : ChristopherColumbus a real Irisitman, tel est le titre affriolant de son utiletravail. Cette fois encore, le principal argument est emprunté à l'his-toire naturelle des animaux. Cela demande explication.

Ceux de nos lecteurs qui ont eu la patience (le lire les élucubra-tions de MM. les abbés Casanova, Peretli et Fioraventi se rappellentsans doute qu'une raison majeure aux yeux de ces brillants dialecti-ciens était le prétendu fait que Colomb aurait eu avec lui en Arné-rique des chiens corses. A cela le critique méticuleux répond, sansy attacher autrement d'importance, que la version italienne invoquée

1. Boletin de la Real Acadenzia de la fisstoria, tome IX, numéro d'oc-tobre 1886, pp. 22iO.244.

2. Alfouise V s'empara de Calvi à la finde juillet 1420 et quitta celte villepour Bonifacio, le 1' août suivant Bex vero ad Idus Augustl anno rnutlesbnoqadriagintesirno vigesiino Bonifacium... Les Génois l'en chassèrent le 5 jan-vier 1 4121 : Abcessit anno 1421, nocis Januart. Les Calvais en apprenant satuile massacrèrent la garnison aragonaise et se redonnèrent à Gènes. PetrusFilix Cyrnaeus, De Rebus Corsicis,' uns. de la BibI. nat., latin, 5918, in-4',lib. Il, fol. 6, 11h. lii, fol. 84; Muratori, lIai. scriptor., t. XXIV, col. 444,4134; Filippini, La Historia di Corsica. Turnone, 1591, in-4', Pl- 114-115.

3. Abbé Gasabianca, le Berceau de Christophe Colomb et la Corse, dans laRevue dis Monde catholique, numéros des P' juillet et P' août 1889; Chris-tophe Colomb, les Corses et le gouvernement français, 1890, in-8.

i. « Mais oui, Colomb avait une meute de chiens corses. L'abbé Fernand,son fils, et Roselly de Lorgues attestent le fait, qui, d'après nous, est vraimentune forte preuve de l'origine calvaise de l'amiral, Abbé Fioraventi, Conser-vateur de lu Corse, 6 mai 1886. Voyez maintenant cette glose « La choses'explique facilement, car le Corse aime son chien, comme l'Arabe aime soncheval c'est pourquoi les chiens suivaient leurs rnilres. » Abbé Casanova,

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R IrSkFRE I ' L I

porte cani corsi et que ce dernier mot y est pris, non dans le sens (1C

« chien de Corse, s mais dans celui de chien féroce d'une espèce par-ticulière una specie di cane, assai grosso e feroce, comme on levoit par le Dictionnaire della Crusca - une médiocre autorité,évidemment, aux yeux des savants balagnais - et par le texte ori-ginal espagnol perros bravisimos, que nous a conservé Las Casas 2

Mais à Calvi et à Olmi-Capella on n 'y regarde pas de si près.En voyant le prodigieux succès de cette manière de raisonner, les

louanges que la presse des deux mondes prodigue à ce genre delittérature, l'appui officiel que le gouvernement lui prête et l'appro-bation. fortement motivée qu'elle rencontre chez des professeurs etde fins lettrés, on s'explique comment un Irlandais au coeur simplea fini par croire que tout ce qui se trouve dans les livres deMM. Casanova et Peretti est arrivé.

Il est sorti de cet heureux concours de circonstances un enthymèmeque les érudits corses vont certainement qualifier d'intempestif.L'insulaire hibernien aurait formulé son ingénieuse pensée en cestermes : Comme l'on est nécessairement du même pays que sonchien, Colomb, à n'en pas douter, a vu le jour en Irlande, car l'il-lustre navigateur avait avec lui au Nouveau-Monde un chien irlan-dais : un perro de irlanda , un cane di quelli di Irlanda .

Que vont répondre nos curés de la Balagne à une vérité aussiéclatante? Mais c'est Charles Molloy qui ne serait pas content envoyant cette audacieuse prétention (le l'ue-Soeur, lui dont, le De Jureifaritimo (on n'a jamais bien su pourquoi) revendique depuis 1682pour l'Angleterre seule l'honneur d'avoir donné naissance à Chris-tophe Colomb : Born in En gland, but a resident at Genoa 5.

Quand on aura découvert que Colomb possédait également un chiendanois et un chien de Terre-Neuve, la gamme sera complète!

Bans la Nouvelle géographie universelle de M. Élisée Reclus 6

ouvrage plus sérieux, mais dont la partie historique témoigne de la

la Vérité, etc., p. 132, et la profonde dissertation étymologique (le l'abbé Perdu,dans son Christophe Colomb, Français, Corse el Calvais, p. 348.355.

1. Vocabolario degli Accadernici della Crusca, 1878, t. Ili, p. 853; Tomma-seo et Bellini, Di;ionario, Torino, 1865, col. 1167.

2. Historia general de las indias, lib. I, cap. civ, tome H, P. 97. Bravissimo= Ferocissimus, très féroce, Dictionnaire de Séjournai, tome J, p. 167.

3. Relation du quatrième voyage ; Navarrete, tome 1, p. 307.4. Lettera rarissirna, éd. de Morelli, Bassano, 1810, in-8', p. 26.5. 11 parait que Colomb avait eu à se plaindre de son ingrate patrie, la per-

fide Albion o discontented Native of this Isle, the Fa,nous Columbus, etc.De Jure maritlnw. London, 1682, in-8', p. 69.

6. Tome XIV, pi. 19, 21, 22.

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NOUVELLES RECHERCHES

même ignorance des documents, il est aussi question de l'Amérique,naturellement, et le dernier fascicule cri parle à peu près comme onl'eût fait du temps de Charlemagne. Nous y lisons, par exemple, quelors de son troisième voyage, Colomb « avait mis le cap au sud,d'après les conseils du juif Noise Jacob Ferrer)) (lisez Mosen ou Mes-sire Jaume Ferrer de Blancs, bon Catalan et nullement Juif, - ce quin'est pas une quantité négligeable par le temps qui court). D'aprèsFauteur de cette géographie, c'est toujours « en 1491 que Cabotretrouva les rivages visités par les Scandinaves » (les lettres-patentesautorisant le premier voyage de Cahot sont du mars 1496 et l'ex-pédition ne mit à la voile qu'au printemps de 1497 1 ). C'est encoreCabot qui serait « le plus habile marinier qu'il y eut dans toute l'An-gleterre, » lequel partit cri 1489 de Bristol pour aller dans l'Océan àla recherche de lite du Brésil (le Magister navis scientificus totiusAngli, loin d'être Cabot, était un nommé Thomas Llyde 2 (. « En1491, en 1492, puis en 1493, Cabot tenta de nouvelles expéditionsdans les mers occidentales » (Cabot n'a tenté d'expéditions dans lesmers occidentales, ni en 1491, ni en 492, ni cri 1493), etc., etc., etc.

•r i.aime 1 t , c'est ii faire croire que depuis vingt-cinq ans, mêmeen France, il n'a été imprimé sur ce sujet aucun document, ni lemoindre travail critique, et qu'on peut traiter l'histoire du Nou-veau-Monde comme s'il s'agissait de la lune.

Mais c'est dans le domaine de ta science étymologique, à proposde l'origine du nom d'Amérique, que les absurdités se sont surtoutdonné carrière. Un géologue émérite, M. Jules Marcou, professeurà l'université de Harvard, a publié sur la matière deux espèces dethèses qui ont été jugées dignes des plus sérieuses méditations. Dixrevues scientifiques, à commencer par le Bulletin de la Société degéographie de Paris; de grands et graves journaux ont donné l'hos-pitalité de leurs cotonnes à ces divagations.

Jusqu'ici, depuis Humboldt', on croyait que le nom d'Amériqueavait été inventé, proposé et propagé par le géographe allemandMartin WatdseernLiller qui, dans sa Cosmographie introductio, sortie

1. Pro Johanne Cabot et fuis suis. Super Terra incognita inuestiganda. Subanno Il Ilenric, VII. Lettre de Lorenzo Pasqualigo, 23 aoOt 1497; dépochesde R. di Soncino au (lue de Milan, 21 août et 18 décembre 1497, etc., etc., dansnotre Jean et Sébastien Cabot, doc. 1V-X.

2. Itinerarium Wille1mi Botoner, die?. de iVorcestre, dans l'édition deasmyth. Cambridge, 1778, in8', p 267. Pour un texte pris sur le tus. du col-

lège de Corpus-Christi, voir noire Cabot, p. 44.3. Tome IX, 6' série, 1875, p. 587 et année 1889.4. Examen critique de ta géographie du nouveau continent, t. IV, 1836-39,

p. 33; Cosmos, London, t. Il, 1849, p. 676.

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SUR L'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE.

des presses de Saint-Dié en mai 1507, livre réimprimé souvent',répandu partout et qu'on trouve encore dans toutes les grandes biblio-thèques, a écrit ceci : « Mais maintenant que ces parties [du monde,c'est-à-dire Europa, Africa, Asia] ont été explorées (l'une façon plusétendue et qu'une quatrième partie a été découverte par Americus(ainsi qu'on le verra par la suite 2), je ne vois pas pourquoi nouspourrions raisonnablement nous refuser à la nommer America, c'est-à-dire le pays d'Americus ou l'Amérique, d'après celui qui l'a décou-verte, Americus, homme d'un génie sagace, puisque l'Europe etl'Asie ont emprunté leur nom à des femmes 3 . »

Et comme jusqu'alors le Nouveau-Mondc n'avait jamais été dési-gné dans les livres et sur les cartes que sous le nom de Norus Orbis,de Terra Sancte Grucis, de Brasilia OU cJe Papa galli Terra, tandisqu'à partir de la publication dudit traité et de ladite proposition duditWaldseemLiller, le Nouveau-Monde a été constamment dénomméAinerica, les gens qui ne cherchent pas midi à quatorze heures ontsimplement conclu de ces faits, incontestables et incontestés, que lecontinent transatlantique avait pris son nom de Amène Vespuce,qui alors passait pour l'avoir découvert.

Eh bien ! il parait que nous nous étions tous grossièrement trom-pés. Voici ce que le docte géologue, la presse des deux mondes elleBulletin de la Sociale de géographie de Paris apprennent à leurslecteurs, assoiffés de science

u Ammerique est le nom indien des montagnes entre Juigalpa etLihert,ad, province (le Uhontales, qui séparent le lac de Nicaragua dela côte des Mosquitos. Il signifie en langue maya le pays du vent, lepays oit le vent souffle toujours 4. »

II suffit de citer de pareilles niaiseries pour en faire justice!Les lauriers du géologue franco-américain empêchaient d'autres

érudits de dormir, et voici quels furent les heureux effets de celteinconcevable jalousie.

Pendant l'hiver de 1883, le bruit se répandit à New-York qu'un

1. Bibliotheca Americana Vetusti.vsinta, n°' 44-47, etc.2. Waldseeuniïller fait allusion au récit des quatre voyages de Vespqce, inséré

dans cette uiCine Cos,nographiae lntroductio.3. Nunc vero et hae partes [c'est-à-dire Europa, Africa, Asla] sunt lallus

lu.çtralae, et alla quarta pars per Arnericunv Vesputium (VI in .requenlibusaudielur) irusenta est, qu-am non video cur quis sure vetet ab Amerlco inuen-tore sagacis ingenij viro Anzerigen quasi A inerici terram siue Arnericamdicendam cum et Europa el Asic a niulieribus sua sorlila sint no4uina.Verso du 15 feuillet.

4. Nouvelles recherches sur l'origine du nom d'Amérique, par Jules Marcou.Paris, 1888, in-8 1, p. 3. A country aiways windy (op. cil., p. 6).

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NOUVELLES RECHERCHES

citoyen, jusqu'alors inoffensif, après de profondes cogitations et delaborieuses recherches (vulgo la lecture mal digérée d'un chapitrede Prescott), venait de percer le mystère qui, dans ce milieu, parait-il,couvrait encore l'origine du nom d'Amérique. Sous le poids d'uneémotion, qu'à cette distance nous ne comprenons pas très bien, lelaborieux citoyen fut instamment prié par la Société de géographie(le New-York d'exposer devant ses membres, en séance publique, lesrésultats de sa belle découverte.

Il se rendit à de si flatteuses instances, con amore (pour nous ser-vir de ses propres paroles), fit, sa conférence, fui applaudi : Saltaviet placui, et peu après, le Journal of tue Geographical Society ofNew York la publia sans sourciller'. C'était, on doit le dire, pendantle carnaval.

Cette première incubation portait le titre de The Origin of thenaine ofAm.erica from the National Ilistory of the Peruvians et étaitsignée Lamber[; lequel Lambert est ainsi qualifié dans une glosemanuscrite du sus-nommé géologue Lambert, alias de SI-Bris, nota serious wriler. Un mystificateur. C'est un peu la pelle qui moquedu fourgon, si nous osons nous exprimer ainsi.

Comme on devait s'y attendre, la dissertation eut un succès rten-tissant et le tirage ne tarda pas à être épuisé. Le besoin s'étant faitde nouveau sentir de propager la bonne nouvelle, il fut fait de etécrit une seconde, puis une troisième édition. On accueillit cette der-nière avec plus d'enthousiasme encore que les autres, et un exem-plaire, par l'effet de l'injuste destinée, vint s'échouer sur le huaiSaint-Michel, où nous l'avons cueilli et acquis moyennant quarantecentimes, prix fort.

C'est un affreux petit volume, recouvert de papier jaune-serin,orné d'une carte et quelle carie! Le titre seul du bouquin est tout unpoème L'Empire d'Amaraca (origine du nom national,) ou les aven-tures palpitantes des pionniers espagnols 2

La pensée mère (lui a présidé à la confection de cette oeuvre estque le nom primitif du Nouveau-Monde était Amaraca, Amerioco,Maraca ou la Moraca, ad libitum, mot qui veut dire, parait-il, laGrande terre du soleil, et était, ii ce que raconte M. Lambert, ou deSaint-Bris, le nom national des Péruviens.

011 le voit, c'est un succédané de la théorie Marcou. Est-il néces-

1. N' 1, 1883, p. 45, seq.2. Tite Empire of Amaroca (orgin of tue national naine) or, thrilhing

advenlurcs of the Spanish pioneers; by Thomas de .t. Bris. New-York, Bos-ton, Baltimore, Philadelphie, Washington, Chicago, San-Francisco, London,Leipzig, home, Paris, 1888; in-8', 140 p.

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SUR L'HISTOIRE DE L'ÂM}I1IQtE.

saire de le (lire? Dans aucun récit de la découverte, des explorationsou de la conquête du Nouveau-Monde, sur aucune carie dressée aucours des [rois siècles qui suivirent le premier voyage de Colomb,on ne trouve l'ombre, ni la moindre trace, pas plus de l'Amaraca oude la Moraca de M. Lambert que de l'Amnierique de M. Marcou.

A ce fait patent, M. Marcou et ses nombreux admirateurs opposent(le gratuites assertions renouvelées des érudits corses, ou mieux desboutiquiers à court de l'article demandé- Je voudrais acheter...- Cela n'existe pas.- Cependant...- Non, Monsieur, il n'y en ajamais eu.En effet, notre géologue explique au candide lecteur comment,

e dans tous les documents qui nous sont parvenus sur l'Amérique etqui datent du xvi' siècle..., on ne trouve jamais un seul nom dechaînes de montagnes... Cette omission dans la géographie physiquemontre d'abord (fOC cette science de description exacte et topogra-phique d'un pays n'existait pas encore. » Rien de plus net.

Une carte de l'époque, c'est un document, et, (lails l'espèce, lepremier, le plus probant de tous. Maintenant, consultons les cartesdu Nouveau-Monde contemporaines de la découverte de ces régions.Eh bien I il n'y en a pas une seule qui ne représente et ne nomme(les montagnes ou des chaînes de montagnes

M. Tasado et H. de S. Eufemia (La Cosa, 1500), Mont. Albissi-mas (Cantino, 1502), Serra (le Sta Madalena (Kunstrnann, n° 2,4503), Jlontana allissima (Schôner, 1520), Serra de S. Maria etMonte Speso (Turin, 4523), Monte Espeso, Sierra de G. G. Davila,Montana verde, Sierras Dardea et Sierras nevadas (Weimar, 4527),Serras de Violas (Globe de de Bure, 1525), Monte de 'frigo (Verraz-zano, 1529), Sierras de St. Martin et Sierra Morena (Ribero, 1529),Sierras de S. Christoval (Wolfenbiittel, 1530), etc., etc. D'où viennentaussi les noms indiens de montagnes Cahonai, Cazacubana, Ymizui,ilybahai no, Mahaitin, ilazua, Nei bay mao, Baoruco, Masaya, Heri fia,Oppou, etc., etc., rapportés par Pierre-Martyr d'Anghiera' etOviedo2,tous deux historiographes officiels et l'un et l'autre travaillant sur lesrelations originales? Mais nous sommes bien bon de discuter cesinepties

1. Montes autem Maîzallin dieU, Hazua, Neibagmnao... Montes vocout Imiullybahazno..., etc. Pierre-Martyr, Decad. II, lib. VII, VIiI.

2. Monte de Massaya [julenidnt au Nicaragua] que assi se nointra en lenguade aquelios chorogeta.s. Oviedo, IIi.sl. Generat, lib. XLII, cap. iv, etc., etc.

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O NOUVELLES RECHERCHES

Pour cri revenir à M. Lambert, alias de Saint-Bris, quand de vaguesrumeurs concernant le Pérou, que l'on vient nous dire être le paysdorigiiie dii mot générique Arnaraca, parvinrent pour la premièrefois aux oreilles des Espagnols, et jamais sous ce vocable, ce fut en1511 Balboa), puis en I 522 (Andagoya), tandis qu'ils n'y mirent lespieds (Pizarro et Almagro) qu'en 1524. Or, à ces dates, le nomd'America figurait dans les traités de cosmographie et sur les cartespubliées en Allemagne, en Pologne et en France, selon le conseilprécité de Waldseemiiller, depuis des années I ! Enfin, il est certainque le seul terme employé par les Péruviens pour désigner leur paysétait Taianlinsuya 2•

Les insanités de M. Lambert, dit de Saint-Bris, sont., à n'en pasdouter, du môme acabit que celles de M. Marcou, cl ce dernier n'estpas loin de le reconnaitre lorsqu'il dit « qu'évidemment Amarca adû aider à la propagation du nom d'Amérique, et fournit une raisonde plus en faveur de son origine. Mais ce qui doit vexer profondé-ment le savant géologue, c'est de voir son rival représenter l'Amé-rique comme la Terre du soleil, quand lui, Marcou, n'a songé qu'àen faire un pays où poussent eu abondance les haricots.

Un ouvrage du mérite exceptionnel de L'Empire d'Amarca avaitsa place désignée d'avance au premier rang dans les fastes d'une cer-taine famille d'érudits américains. Aussi est-ce sans surprise qu'onlit les dithyrambes qui émaillent la couverture de ce livre: « Aura lasympathie de tous! (Boston Globe.) Les arguments de l'auteursont formidables et nous semblent concluants » (Boston EveningPost). « Les histoires surannées de l'Amérique à l'usage des écolesdevront être abandonnées dorénavant » (Arnerican Magazine), etc.

Un pareil accueil avait de quoi flatter l 'amour-propre le plus exi-geant. Il manquait néanmoins à la gloire de l'écrivain cette consé-cration que la France, que Paris, la capitale de la civilisation, seulepeut donner. Cette joie suprême lui a été jusqu'ici refusée, et c'estMarcou qui l'emporte, voici comment

Convaincu, à l'instar des journaux de la libre Amérique, de lanécessité de plus en plus évidente d'infuser un sang nouveau dansce genre d'études historiques, un membre distingué de l'Université,M. Ileriry Yast, docteur ès lettres et professeur d'histoire au lycéeCondorcet, admirant fort la théorie Marcou, n'a pas hésité à la fairesienne.

Dans une Histoire de l'Europe, qui en est à sa quatrième édition,

1. Bibtiotheca Americana l'ceusussima, a" 44-47, 49, 69, 61, 63, 69, 80, 81, etc.2. Le licencié Ondegardo, Gare. itasso de la Vega, PrescGLt.

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S1JF L ' IIISi'OIItE 1)5 L'AMIIUQ1JL. lirevue et corrigée', cet érudit attaque le problème. Après nous avoirappris « que Christophe Colomb est né en l3fi ou en 140 1 quilfréquenta l'Université de Pavie, que vers Ils7O il se fixa en Portugal,et qu'il offrit à Gênes de faire les frais de la glorieuse entreprise,offre que les Génois repoussèrent avec dédain, » - dates et circons-tances toutes, hélas ! absolument apocryphes, - le savant universi-taire aborde de plain-pied la question étymologique et la résout ainsi:

En réalité, le mot Amérique est américain, c'est un mot indienqui désigne les plus hautes terres du Nicaragua. Dans ces hautesterres, on a jadis recueilli de l'or en abondance, et quand Colomb,lors de son quatrième voyage, demandait aux Indiens où l'on recueil-lait l'or, ils ont certainement répété le mot A7nenc, Aineric. Le motd'Amérique devint donc celui du pays de l'or. Et voilà pourquoivotre fille est muette.

Ça, c'est un nouvel avatar de l'idée lumineuse du professeur Mar-cou. Mais voyez sa malchance : l'historien qui la présente à la jeu-nesse studieuse de son pays, et avec une autorité à nulle autrepareille, passe sous silence le nom, le génie, les efforts et les sacri-fices du modeste penseur qui l'a conçue.

C'est à jeter le manche après la cognée!

1. 1Iistore de l'Europe, par Henri Vast, docteur ès lettres, professeur aulycée Condorcet, 4 édition. Paris, Garnier frères, 1889, in-12, p. 105.

Nogent-le-Rotrou, imprimerie DACPL'LaI-GOUVBRNEUR