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D'ARTAGNAN CAPITAINE DES MOUSQUETAIRES DU ROI HISTOIRE VÉRIDIQUE D'UN HÉROS DE ROMAN PAR CHARLES SAMARAN PARIS - CALMANN-LÉVY - 1912

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Page 1: L'Histoire antique des pays et des hommes de la ......l'époque de Mazarin et de Louis XIV adolescent. Alexandre Dumas, lui, se dégagea plus délibérément encore des scrupules de

D'ARTAGNAN

CAPITAINE DES MOUSQUETAIRES DU ROI

HISTOIRE VÉRIDIQUE D'UN HÉROS DE ROMAN

PAR CHARLES SAMARAN

PARIS - CALMANN-LÉVY - 1912

Page 2: L'Histoire antique des pays et des hommes de la ......l'époque de Mazarin et de Louis XIV adolescent. Alexandre Dumas, lui, se dégagea plus délibérément encore des scrupules de

CHAPITRE PREMIER. — LA LÉGENDE DE D'ARTAGNAN.

CHAPITRE II. — AU PAYS NATAL DE D'ARTAGNAN.

CHAPITRE III. — LE MIRAGE DE PARIS.

CHAPITRE IV. — D'ARTAGNAN AUX GARDES.

CHAPITRE V. — D'ARTAGNAN AUX MOUSQUETAIRES.

CHAPITRE VI. — D'ARTAGNAN EN MÉNAGE.

CHAPITRE VII. — D'ARTAGNAN ET FOUQUET.

CHAPITRE VIII. — VERS LE BÂTON DE MARÉCHAL.

CHAPITRE IX. — D'ARTAGNAN, GOUVERNEUR DE LILLE.

CHAPITRE X. — LA MORT DE D'ARTAGNAN.

APPENDICE. — HOMONYMES ET PARENTS DE D'ARTAGNAN.

DOCUMENTS.

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CHAPITRE PREMIER. — LA LÉGENDE DE D'ARTAGNAN.

Alexandre Dumas, les Trois mousquetaires et la popularité de d'Artagnan. — Le père du roman historique en France : Gatien Courtils de Sandras, sa vie, ses

œuvres. — Les Mémoires de M. d'Artagnan. — Leur mérite littéraire et leur valeur historique. — Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan devant l'histoire.

De tous les noms nimbés de gloire que la légende et l'histoire nous ont transmis, peut-être n'en est-il pas de plus populaire, en France et même ailleurs, que celui de d'Artagnan1. Qu'il serve à désigner les lions les plus redoutés des ménageries ou les larges chapeaux de feutre que le négociant astucieux place sous cette protection illustre, ce nom prestigieux n'est jamais invoqué en vain. Il fait recette.

D'Artagnan, c'est le Gascon, disons mieux le Français par excellence, à l'esprit juste et alerte, au corps souple et vigoureux, au cœur bon et compatissant, qu'aucune difficulté ne trouve en défaut, que n'effraie aucun danger, qu'aucune infortune ne laisse insensible, habile enfin au jeu de la finesse comme au jeu de la force, mais toujours loyal et brave comme son épée.

Cette renommée universelle, Charles de Batz-Castelmore, dit d'Artagnan — ce sont les seuls noms et titres que notre héros ait le droit de porter devant l'histoire — n'en a joui ni de son vivant ni même longtemps après sa mort. Ce fut assurément un brave gentilhomme, un homme de guerre expérimenté, à l'occasion un adroit diplomate, et, en toutes circonstances, un Gascon souple et délié sans être courtisan. Il sut gagner la sympathie de tous, même de ceux dont il fut obligé, par devoir professionnel, d'assumer la garde dans les prisons du roi : Fouquet et Lauzun par exemple. Quand il mourut, en valeureux soldat, chacun exalta à l'envi la conscience, le zèle, la bravoure, la générosité du parfait galant homme qu'il était. Mais là s'arrêta sa gloire, car — il faut bien le dire — c'est à des chances fort imprévues que d'Artagnan a dû son immense fortune posthume.

Et d'abord, quelque trente ans après sa mort, un publiciste de talent s'avisa de fabriquer et d'imprimer sous le nom de d'Artagnan de prétendus Mémoires2, où le capitaine-lieutenant des grands mousquetaires du roi était censé raconter beaucoup de choses qu'on n'osait guère dans ce temps-là imprimer qu'en Hollande ; et qui tiraient de cette circonstance l'attrait, toujours irrésistible, du fruit défendu. Ensuite, beaucoup plus tard, un exemplaire de ces Mémoires

1 Il faudrait dire Artagnan, sans particule, ou monsieur d'Artagnan. Le mousquetaire signait soit Charles de Castelmore d'Artagnan, soit Artagnan tout court, conformément à l'usage de son temps. Nous avons perdu, pour la plupart, le sentiment de ces nuances, et d'ailleurs la petite erreur de Dumas père s'est tellement répandue que ce serait jeter, sans raisons sérieuses, le trouble dans l'esprit de nombreux lecteurs que de ne pas laisser à d'Artagnan le nom sous lequel il est universellement connu. 2 Mémoires de monsieur d'Artagnan, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roi, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand, 1re édition Cologne, Pierre Marteau, 1700-1, 3 vol. in-12. — 2e éd. Amsterdam, Pierre Rouge, 1704, 4 vol. in-12, avec, en tête, un portrait gravé. — 3e éd. Amsterdam, Pierre de Coup, 1715, 3 vol. in-12.

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apocryphes, le premier volume tout au moins, vint à tomber sous la main d'un romancier, dont les dons merveilleux d'imagination, de vie, et — c'est une justice à lui rendre — d'intuition historique plaisaient tout particulièrement et n'ont pas, d'ailleurs, cessé de plaire au public français. L'auteur des Trois mousquetaires en fit son livre de chevet et en tira, avec Auguste baquet, la matière de nombreux volumes.

Sous couleur de conter les aventures plus ou moins authentiques d'un personnage bien placé pour pénétrer les secrets de la cour du grand Roi, Gatien Courtils de Sandras avait peint de couleurs vives, mais un peu suspectes, l'époque de Mazarin et de Louis XIV adolescent. Alexandre Dumas, lui, se dégagea plus délibérément encore des scrupules de l'historien. A meilleur titre que les Mémoires fabriqués par Courtils, son œuvre est du roman beaucoup plus que de l'histoire. Sans doute, il a narré assez exactement des épisodes tout à fait réels, brossé, non sans vérité, le portrait de personnages connus de tous, mis très habilement en œuvre quelques bonnes sources contemporaines, comme par exemple les curieux Mémoires du jeune Brienne pour l'évasion du duc de Beaufort, la maladie et la mort de Mazarin. Mais il est clair que c'est à Dumas, et à lui seul, que d'Artagnan doit d'être devenu comme une manière de héros national. Grâce à lui, ce nom magique, sonnant clair et haut, vibrant comme un appel aux armes et claquant comme un drapeau, séduira longtemps encore, j'imagine, les bonnes gens de France.

De ces deux promoteurs de la gloire du Mousquetaire, le second, c'est-à-dire l'auteur des Trois mousquetaires, de Vingt ans après et du Vicomte de Bragelonne, n'a pas besoin d'être présenté. On n'en saurait dire autant du premier.

Gatien de Courtils était, au dire du Père Lelong qui paraît l'avoir connu, un homme de grande taille et de haute mine, et qui avait de l'esprit, mais tourné du côté : de l'intrigue. Sa biographie présente bien des obscurités. Il naquit vers 1641 à Paris1, et s'il se dit lui-même dans divers actes de la paroisse de Chuelles (Loiret), c'est seulement parce qu'il y possédait le petit château du Verger, où le peintre Girodet vécut après la Révolution, et qui existe encore2. Il était fils de Jean de Courtils, seigneur de Tourly, et de Marie de Sandras, dont il prit aussi le nom quand elle fut morte3.

Gatien de Courtils fut marié trois fois. On ne sait rien de sa première femme. La seconde, qu'il prit vers l'âge de trente-quatre ans, le 14 mars 1678, s'appelait Louise-Barbe Pannetier. La troisième et dernière, épousée à Paris, le 4 février 1711, était veuve comme lui. Elle avait nom Marguerite Maurice, veuve d'Amable Auroy, libraire4. Courtils ne survécut guère à cette union. Il mourut le 8 mai

1 Niceron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres, II, 1729, p. 165-177, et surtout les corrections au t. X, 1re partie, p. 86-87. Il y a aussi quelques bons renseignements sur Courtils dans Lelong, Bibl. hist. de la France, 1re éd., 1719, p. 980 et s. ; 2e éd., III, 1771, p. XLII-XLIII. 2 Pignard-Péguet, Histoire générale illustrée des départements. Loiret, 1910, p. 696. 3 Niceron (X, 1re partie, p. 86-7) dit qu'à Paris il s'appela toujours Courtils de son nom de famille, et Sandras du nom d'une terre de Normandie que son père aurait perdue au jeu. Niceron ne croit pas à ce détail, que la veuve de l'écrivain, interrogée par lui, ne put démentir ni confirmer. 4 Jal, Dictionnaire critique d'histoire et de la littérature, 442-3. — Sur la famille de Courtils, voir principalement le volume 909 des Pièces originales à la Bibliothèque nationale. C'est probablement un de ses parents que Charles de Courtils, écuyer,

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1712 à Paris, rue du Hurepoix (quai des Augustins), chez M. de Billy, libraire à l'Image Saint-Jérôme, gendre de sa femme, et le lendemain on le porta en terre au cimetière de Saint-André-des-Arcs, sa paroisse1.

La carrière militaire et littéraire de Gatien de Courtils ne paraît pas avoir été moins agitée que sa vie conjugale. D'abord cornette au Royal-Étranger, il avait, lors de son second mariage, en 1678, le grade de capitaine au régiment de Beaupré-Choiseul, et Beuchot, dans la Biographie Michaud, dit qu'il fut aussi capitaine au régiment de Champagne. La paix de 1678 lui ayant procuré des loisirs, il lui vint à l'esprit de les utiliser en commençant la série des innombrables ouvrages qui lui valurent, en même temps que de réels succès de librairie, quelques exils et au moins deux emprisonnements à la Bastille2.

Courtils de Sandras, ou Sandras de Courtils, qu'on a appelé un des primitifs du roman moderne3, fut un des auteurs les plus féconds et, semble-t-il, un des pamphlétaires les plus redoutés de son époque. Dans une série de volumes, bien entendu anonymes, il s'attaque Louis XIV lui-même, publiant successivement : Les conquestes amoureuses du grand Alcandre dans les Pays-Bas, avec les intrigues de sa cour (Cologne, Pierre Bernard, 1681), Les dames dans leur naturel, ou la galanterie sans façon sous le règne du grand Alcandre (Cologne, Pierre Marteau, 1686), Le grand Alcandre frustré (Cologne, Pierre Marteau, 1696), Les annales de la cour et de Paris pour les années 1697-1698 (Cologne, Pierre Marteau, 1701). Dans d'autres publications, il feint de se faire simplement l'éditeur des mémoires de divers personnages et, à la faveur de ce subterfuge, il raconte sur eux et sur les affaires auxquelles ils furent plus ou moins mêlés tout ce qu'il sait et même ce qu'il ne sait pas. A cette série appartiennent, choisis entre vingt : les Mémoires de M. L. C. D. R. (le comte de Rochefort) (Cologne, Pierre Marteau, 1687), les Mémoires de Jean-Baptiste de la Fontaine (id., 1698), les Mémoires de M. d'Artagnan (id., 1700-1701), les Mémoires de la marquise de Fresne (id., 1701).

chevalier de Saint-Louis, ancien lieutenant-colonel du régiment de Luxembourg, qui mourut le 22 juin 1722, rue Quincampoix (Arch. nat., Y 12015). 1 Niceron, X, 1re partie, p. 86-87. Cf. Jal, Dictionnaire, p. 442-3. 2 Il était passé en Hollande pour faire imprimer ses premiers ouvrages, mais il dut quitter ce pays quand il eut fait paraître son Histoire de la guerre de Hollande, où il lui était échappé quelques vérités qui déplurent à ses hôtes. En 1693, il fut arrêté sur une lettre de La Reynie, lieutenant de police, avec les manuscrits qu'il se disposait pour la seconde fois à porter lui-même en Hollande, et emprisonné à la Bastille (Arch. nat., O1 37, f° 93 v°). L'année d'après, on permit à sa femme de l'y aller voir (O1 38, f° 82 v°, 297 v°). Les années suivantes, il est encore fait mention de lui dans les registres du secrétariat de la Maison du Roi (O1 40, f° 30 v° ; 41, f° 9 ; 43, f° 29), et le 13 octobre 1697, on recommande de bien garder ce faiseur de libelles dangereux. En 1699, il est accusé de la composition de faux manuscrits (O1 43, n° 65). Néanmoins, le 28 février, le gouverneur Saint-Mars reçoit l'ordre de l'élargir, mais en lui enjoignant d'avoir à quitter Paris et de n'en pas approcher à la distance de moins de vingt lieues (O1 43, f° 72), ce qui fut exécuté le 2 mars (Funck-Brentano, Lettres de cachet, p. 110). L'année suivante, toujours sous l'œil du guet, il demanda la permission de se rendre à Paris pour cause de maladie, et, après enquête, on l'autorisa ; le 10 février, à venir y passer trois mois (O1 44. f° 16, 65 v°). Le 22 avril 1702, quinze exemplaires des Mémoires de M. d'Artagnan furent saisis à la Porte-Saint-Denis dans le carrosse de la ville d'Eu, et on les fit porter à la Chambre syndicale des imprimeurs (Bibl. nat., ms. fr. 21745, f° 299). Arrêté de nouveau cette année-là ou l'année suivante, Courtils resta presque constamment à la Bastille durant les dix dernières années de.sa vie (A. de Boislisle, Les aventures du marquis de Langalerie, p. 8). 3 A. Le Breton, Revue des Deux Mondes, 15 février 1897.

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L'ouvrage de Courtils qui parait contenir le plus de souvenirs personnels — et pour cause — est l'Inquisition française ou l'Histoire de la Bastille, qui parut après sa mort sous le nom de Constantin de Renneville (Amsterdam, 1724, 5 vol. in-12). L'attribution est sans doute exacte, car dans nombre de passages des Mémoires de Jean-Baptiste de la Fontaine1 par exemple, il ne fait pas mystère de l'intention où il était de composer ce qu'il appelle un Traité de la Bastille2.

Il va sans dire que Pierre Marteau ou Du Marteau, le prétendu éditeur des ouvrages de Courtils, n'a jamais existé. Il semble démontré que Jean Elzevier, imprimeur à Leyde, se servit pour la première fois de ce nom fictif dont, après lui, de nombreux imprimeurs hollandais, belges ou même français, firent un fréquent usage pour leurs productions clandestines. La collection qui porte ce nom va jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Elle comprend des ouvrages d'histoire générale et spéciale, de polémique religieuse et politique, des pamphlets, satires et libelles, des productions anecdotiques, érotiques, dus pour la plupart à des plumes exercées et, dans l'ensemble, supérieurs aux Mazarinades3.

Les ouvrages de Courtils de Sandras sont longs, diffus, encombrés de digressions. N'étaient la clarté, l'enjouement, la vivacité du style, qualités auxquelles les contemporains, comme le Père Lelong et Bayle4, ont d'ailleurs rendu hommage, on ne les lirait pas sans fatigue. Les Mémoires du comte de Rochefort sont, de tous ces écrits, celui qui recueillit le plus généralement l'estime des lettrés. Quant aux Mémoires de M. d'Artagnan, ils eurent aussi un véritable succès, et il faut reconnaître qu'ils sont encore, malgré de nombreuses longueurs, d'une lecture supportable. Pour Dumas ils furent la révélation d'une époque, et Victor Hugo, dit-on, les goûtait beaucoup, particulièrement l'épisode, qu'il était tenté de s'approprier, de Milady et de la chambrière5.

Mais le mérite littéraire des ouvrages de Courtils doit nous préoccuper beaucoup moins que leur valeur historique, car la question se pose de savoir quel crédit on peut leur faire et dans quelle mesure un historien a le droit d'utiliser les renseignements de tout genre dont ils abondent.

Quelques auteurs de notre temps se refusent à accorder à Courtils la moindre créance. Comme ils l'ont pris souvent en flagrant délit de mensonge ou d'ignorance, ils ne veulent pas qu'il y ait rien de sérieux ni d'exact dans ses récits. D'autres au contraire, à l'opinion desquels le long commerce qu'ils ont entretenu avec les hommes et les choses du XVIIe siècle donne une autorité singulière, font à Courtils un grand mérite de sa connaissance surprenante des faits et des gens du temps6. Il faut citer ici tout ce passage du savant éditeur de

1 Pages 450-1, 453, 467. 2 La bibliographie des ouvrages de Courtils de Sandras a été donnée par Léonce Janmart de Brouilland, dans le Bull. du Bibliophile, 1883. Le même auteur avait annoncé une publication qui devait avoir pour titre : Œuvres choisies de messire Gatien de Courtils, seigneur de Sandras et du Verger [1644-1712], publiées pour la première fois d'après les textes originaux avec un commentaire historique, et accompagnées de notes littéraires, biographiques et bibliographiques précédées de l'histoire universelle des romans de cape et d'épée. Cette vaste entreprise n'a pas été menée à bonne fin, sans doute par suite de la mort (survenue vers 1892) de celui qui l'avait conçue. 3 L. Janmart de Brouilland, La liberté de la presse en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Histoire de Pierre du Marteau, imprimeur à Cologne. Paris, 1888, in-4°. 4 Réponse aux questions d'un provincial, 1704, p. 224-242. 5 Edmond et Jules de Goncourt, Journal, V, p. 243. 6 A. de Boislisle, Les Aventures du marquis de Langalerie, p. 7.

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Saint-Simon : En 1701, un correspondant de M. d'Argenson, chargé d'examiner les Annales de la cour et de Paris, y reconnut sans peine la plume de l'auteur des Mémoires de Rochefort et de ceux de M. d'Artagnan qui avaient eu tant de succès. Même genre, disait-il, même style, et même hardiesse de médire de tout le monde et de s'y débiter pour un personnage qui a eu part aux intrigues et qui sait quid rex reginæ dixerit et quid Juno fabulata est cum Jove. Cependant, c'est un petit particulier sans bien, sans fortune, et qui apparemment n'écrit tout cela que pour le vendre aux libraires de Hollande. Il faut pourtant qu'il -ait quelque habitude avec les fainéants de Paris qui lui apprennent tout ce qui s'y conte de vrai ou de faux entre les nouvellistes... Il faut convenir qu'il débite des faits fort curieux et fort singuliers ; mais quelle impudence de donner pour des mémoires de M. d'Artagnan trois volumes dont il n'y a pas une ligne faite par M. d'Artagnan !1 Et M. de Boislisle ajoute : Moyennant quelques précautions, l'historien a le droit de se servir de ses publications, si apocryphes qu'elles soient. Le jeune Brienne a bien cru devoir discuter sérieusement dans ses Mémoires plusieurs passages du Testament politique de J.-B. Colbert2.

Un autre historien, Jules Lair, qui a beaucoup pratiqué le XVIIe siècle à l'occasion de mademoiselle de La Vallière et de Fouquet, a porté sur les ouvrages de Courtils un jugement semblable à celui de M. de Boislisle. Citant les Mémoires de M. de Bordeaux, il fait remarquer qu'ils ne doivent pas être considérés comme complètement apocryphes3.

Il ne pouvait entrer dans notre intention de passer au crible d'une sévère critique tous les ouvrages de Courtils de Sandras, mais il nous sera permis d'observer que, d'une part, les écrivains du temps n'ont pas dédaigné de les examiner avec attention et d'y noter des renseignements véridiques à côté de négligences, d'erreurs ou de fantaisies4, que, d'autre part, dans ceux que nous avons pu lire, comme les Mémoires du comte de Rochefort, les Mémoires de M. de Bordeaux, les Mémoires de J.-B. de La Fontaine, l'Inquisition française, il y a, non seulement sur les événements généraux, mais sur les faits et gestes de tels ou tels personnages, des détails d'une exactitude surprenante.

Si, restreignant la discussion aux seuls Mémoires de M. d'Artagnan, on observe que des auteurs presque contemporains de Gatien de Courtils, des auteurs sérieux, comme Le Père Daniel5, Le Pippre de Neufville6 et Pinard7, ne se font font pas faute de citer souvent cet ouvrage et paraissent lui accorder confiance pour tout ce qui concerne la carrière militaire de notre héros, on se rendra compte de l'embarras où nous nous sommes trouvé.

Courtils a-t-il connu d'Artagnan ? Il avait, semble-t-il, de vingt-cinq à trente ans à la mort du mousquetaire, et, par conséquent, il a pu le voir aux armées ou à

1 Ravaisson, Arch. de la Bastille, X, 8-9. 2 Mémoires du jeune Brienne, II, p. 212, 216, 264, 274. Voici le passage le plus caractéristique de Brienne sur Courtils : Or je dirai, au sujet de ces sortes de testamens, tels que celui du cardinal de Richelieu, celui de M. Colbert et du marquis de Louvois au roi, que ce ne sont que pièces feintes, écrites par d'habiles écrivains, qui ne raisonnent pas tant mal. (p. 216). 3 Nicolas Foucquet, I, p. 338, n. 2. 4 Par exemple jeune Brienne et P. Bayle (op. cit.), le premier sur le Testament de Colbert, le second sur la Vie de Turenne. 5 Histoire de la milice française, II, 1721, p. 217. 6 Abrégé chronologique et historique de la Maison du Roi, II, 1731, p. 152. 7 Chronologie historique et militaire, VI, 1783, p. 418-9.

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Paris, en tout cas entendre beaucoup parler de lui. Mais les détails de la vie de d'Artagnan étaient-ils assez répandus dans le public pour qu'on pût en apprendre l'essentiel dans des conversations de gens de cour ou de nouvellistes ?

Quoi qu'il en soit, nous avons étudié ces Mémoires aussi scrupuleusement que possible. Le cadre d'événements historiques dans lequel se meut le récit y est généralement exact. Sur ce point, on peut les suivre pas à pas, les annoter avec soin : on ne les trouvera pas souvent en défaut. Il est certain que l'auteur était admirablement au fait de l'histoire de son temps, et qu'il a utilisé de bonnes sources.

Pour ce qui regarde d'Artagnan lui-même, l'opinion qu'on doit se faire de ce livre est beaucoup plus complexe. Les campagnes de guerre que Courtils attribue à d'Artagnan, comme garde française ou comme mousquetaire, sont bien celles qui sont relatées dans les historiques de ces corps de troupes ; il sait quelque chose des relations de d'Artagnan et de Mazarin, de sa présence au voyage de Saint-Jean-de-Luz et dans le grand cortège de l'entrée à Paris en 1660 ; il est assez bien informé de ses rapports de gardien à prisonnier avec Fouquet, des difficultés qu'il eut avec sa femme et de la séparation qui s'ensuivit, et il mentionne — à peu près seul — que son héros a été gouverneur de Lille1. Mais combien, à côté de cela, de choses inventées à plaisir ou puisées dans les bruits de ville, pour employer les expressions de Bayle !

Courtils ignore le pays d'origine de d'Artagnan et jusqu'à son nom véritable. Il lui taille contre toute vraisemblance une part dans l'enlèvement de madame de Miramion2, et dans les négociations avec l'Ormée de Bordeaux pendant la Fronde, pour ne citer que deux épisodes saillants, Quant aux détails, extrêmement abondants, qu'il fournit avec complaisance sur la vie privée de d'Artagnan, sur ses duels, sur ses amours, comment les accepter sur la foi seule de cet infatigable conteur ? Ni dans les papiers des cours de justice, ni chez les successeurs des notaires dont Courtils pousse l'audace jusqu'à donner parfois le nom3, on n'a pu retrouver soit les actes qu'il aurait passés, soit les jugements qui auraient suivi quelques-unes de ses frasques retentissantes. Et on a le droit, semble-t-il, d'attribuer l'insuccès de ces démarches, moins aux lacunes des archives qu'au défaut de conscience historique de Courtils.

Devant ce mélange d'événements vrais ou probables et de faits absolument controuvés, qui est le propre de ce genre amphibie, le roman historique, dont l'auteur des Mémoires de M. d'Artagnan est un peu le père en France, l'historien ne peut hésiter longtemps sur l'attitude à prendre. Pour les traits de mœurs ou de pittoresque, propres à faire goûter plus vivement au lecteur la saveur naturelle de l'époque, il ne les rejettera pas absolument. Mais quant au récit lui-même, il ne l'alléguera que s'il a pu en vérifier par ailleurs l'exactitude, à moins que ce ne soit au contraire pour en démasquer les erreurs et les impudences, ou pour reconnaître que les moyens ont manqué pour faire la critique de tel ou tel passage.

1 On verra, bien entendu, au cours du présent ouvrage, que Courtils s'accorde avec la vérité dans beaucoup d'autres circonstances. 2 Le Journal de Verdun (t. VIII, mars 1708, p. 223-4) avait déjà remarqué cette erreur, sans doute volontaire. 3 Il a bien existé à Paris un tabellion nommé Lecat à l'époque sous laquelle Courtils prononce son nom.

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Les trois mousquetaires — qui, on l'a souvent remarqué, étaient quatre — ont trouvé des biographes généralement plus scrupuleux que Courtils de Sandras. Leurs patientes recherches ont levé peu à peu une partie du voile qui enveloppa longtemps leurs personnalités un peu falotes. C'étaient en vérité d'authentiques béarnais, pourvus de noms à tuer chien, que les trois compagnons de d'Artagnan.

Du fameux Athos, -que Dumas a fait vivre assez vieux contrairement à la vérité historique, sous le nom de comte de la Fère, on ne sait pas grand'chose. Il s'appelait Armand de Sillègue d'Athos d'Autevielle (nom qu'envierait un hidalgo d'Espagne) et appartenait comme Tréville, comme d'Artagnan peut-être, comme tant d'autres, à une famille de marchands enrichis qui avaient acheté des biens nobles. Athos est un petit village aux portes de Sauveterrede-Béarn, sur la rive droite du gave d'Oloron. Armand Athos d'Autubiele, (comme l'appelle le registre des décès de Saint-Sulpice), mousquetaire de la garde du roi, neveu à la mode de Bretagne du capitaine Tréville, mourut à Paris le 21 décembre 1643. Il n'y a pas à penser que ce soit des suites des blessures qu'il aurait reçues avec d'Artagnan à la Foire Saint-Germain, quand ils se défendaient contre les braves apostés peut-être par la vindicative Milady1.

Porthos, qui prend dans Dumas les titres de baron de Bracieux et de Pierrefonds, s'appelait en réalité Isaac de Portau2. Son père avait été contrôleur des guerres de-Béarn, et un autre de ses ascendants secrétaire du roi de Navarre. Né à Pau en 1617, il servait vers 1640 dans la compagnie des gardes du roi commandée par François de Guillon, seigneur des Essarts, beau-frère de Tréville. On l'y retrouve en 1642 à Perpignan et à Lyon. Vers 1643, il obtint la casaque de mousquetaire. Puis on perd sa trace, et on ne sait ni ce qu'il devint par la suite ni quand il mourut3. Dumas père, usant de ses droits de romancier, a comblé avec son aisance habituelle cette regrettable lacune.

Henri d'Aramitz — Aramis en littérature — ne fut, est-il besoin de le dire, ni chevalier d'Herblay, ni évêque de Vannes, ni duc d'Alaméda, ni général des Jésuites, mais plus simplement écuyer et abbé laïque4 d'Aramitz en la vallée pyrénéenne de Barétous. D'ancienne noblesse militaire du Béarn, il était fils de Charles d'Aramitz, maréchal des logis de la compagnie des mousquetaires. 11 entra en 1640, semble-t-il, dans cette compagnie, où il fut sous les ordres de son cousin germain Tréville. Y resta-t-il les quinze années au moins qu'il demeura au service du roi ? On sait seulement que le 16 février 1650, il passa contrat de mariage en Béarn avec Jeanne de Béarn-Bonnasse, que le 22 avril 1654, sur le point de retourner à Paris, il fit son testament, et qu'il mourut, à une date qu'on ignore, laissant deux fils et deux filles5.

D'Artagnan, lui aussi, lui surtout, devait donner matière à des publications historiques. En 1847, Eugène d'Auriac faisait paraître un D'Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires6, dont une nouvelle édition a paru en 18887. Mais

1 Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 230-40. 2 En 1650, on trouve Isaac de Portau, contrôleur des guerres et maréchal de l'artillerie de Navarrenx (Carsalade du Pont, La Fronde en Gascogne, p. 34, n. 1). 3 Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 241-50. 4 Seigneur d'une terre noble, propriétaire de dîmes inféodées et patron de la cure. 5 Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 218-30. 6 Deux vol. in-8°. 7 Un vol. in-16.

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ce livre n'était pas de nature à satisfaire la curiosité du public, car l'auteur, sans se donner la peine de faire la moindre recherche dans les livres ou dans les archives, s'était contenté de résumer et d'arranger au goût des lecteurs du XIXe siècle les Mémoires fabriqués par Courtils de Sandras.

Ces Mémoires, paraphrasés en 1859 sous le titre de : Les amours de d'Artagnan1, ont été réimprimés en 1896, à la Librairie illustrée, en trois volumes in-12. L'éditeur anonyme a coupé le récit en chapitres, précédés chacun d'une notice de quelques lignes, et divisé l'ouvrage en trois parties (I. Le cadet, premiers duels, premiers amours. — II. Le lieutenant, la Fronde, guerre de rues, guerre d'alcôves. — III. Le capitaine, gens d'épée et gens de cour). Il a aussi ajouté quelques notes, mais sur d'Artagnan il ne donne de renseignements historiques un peu précis que lorsqu'il raconte sa mort.

Une revue provinciale, qui a beaucoup fait pour l'histoire du sud-ouest de la France, la Revue de Gascogne, n'a pas manqué d'apporter de menues contributions à l'histoire d'un illustre Gascon2.

Plus récemment, M. Jean de Jaurgain, qui avait publié il y a vingt-cinq ans une série d'articles sur les mousquetaires gascons mis à la mode par Alexandre Dumas, a repris, complété, remanié ces études et les a réunies en un volume intitulé : Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, études biographiques et héraldiques3. Dès lors, il n'y avait guère à trouver sur Athos, Porthos et Aramis, et M. de Jaurgain, grâce à sa connaissance des archives publiques, notariales et privées du Béarn, aura, je crois bien, découragé toute recherche nouvelle. Pour Tréville, son compatriote plus immédiat et presque son voisin, il a pu être d'une grande abondance, surtout en renseignements familiaux et locaux. Mais en ce qui concerne d'Artagnan, il nous a semblé — à tort ou à raison — qu'il y avait encore beaucoup à dire, et c'est pourquoi nous avons pris la plume à notre tour.

Il faut enfin signaler, sur la famille de d'Artagnan, un travail tout nouveau paru sous le titre de Batz-Castelmore dans le Bulletin de la société archéologique du Gers4. Nous avons à cœur de dire ici toute notre gratitude à l'égard de l'auteur de ce travail, notre fidèle ami Adrien Lavergne.

Il y a dans chacune de nos vieilles provinces des hommes qui restent attachés inébranlablement au culte des ancêtres et à la religion du souvenir. Passionnément épris du sol natal, ils en connaissent jusqu'au plus humble brin d'herbe, ils en aiment jusqu'à la moindre pierre. Vous pouvez les interroger sur la petite église de campagne perdue au fond de quelque combe, sur le sens du mot, savoureux et plein, que vous aurez surpris aux lèvres d'un laboureur, sur la chanson — née Dieu sait quand au temps où filaient nos grand'mères dont le pâtre charme sa solitude. Ces sages vivent paisibles et sans besoins, en compagnie de livres chéris. Ils sont vieux, car il faut du temps pour apprendre, et les yeux s'usent et les épaules se voûtent sur les grimoires, mais ils

1 Par Alb. Blanquet, Paris, 1859, 8 vol. in-8°. 2 P. La Plagne-Barris, Quelques notes sur Georges du Bourg et d'Artagnan, dans la Revue de Gascogne, XXIV, 1883, p. 149, 350. — J. de Carsalade du Pont, Un petit-neveu de d'Artagnan, le comte d'Argelès, XXXVI, 1895, p. 391. — Tamizey de Larroque, Du portrait de d'Artagnan, XXXVII, 1896, p. 451. 3 Paris, Champion, 1910, in-8°, VIII, 273 pages et la table. 4 Tiré à part Auch, Cocharaux, 1911, 24 pages, et deux dessins représentant, l'un le château de La Plagne, l'autre celui de Castelmore.

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conservent des âmes toutes neuves, d'une noblesse, d'une délicatesse, d'une simplicité charmantes. Adrien Lavergne est de ceux-là1.

1 Nous avons été aidé par beaucoup d'autres personnes. Le nom de quelques-unes se trouvera en divers endroits, comment ne pas adresser des remerciements tout particuliers à notre très cher ami Abel Gardey, conseiller général du Gers, dont les soins inlassablement dévoués ont été si précieux à ce livre ?

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CHAPITRE II. — AU PAYS NATAL DE D'ARTAGNAN.

Le pays de Fezensac et le château de Castelmore. — Les Batz-Castelmore, leur noblesse, leurs origines. — La naissance de Charles de Batz, dit d'Artagnan. —

Un coin de Gascogne sous Louis XIII. — Un village : Lupiac. — La vie des gentilshommes et des paysans.

C'est là-bas, très loin, dans un pays au nom rude et mystérieux, au cœur de la vieille Gascogne.

Sur les confins des anciens comtés d'Armagnac et de Fezensac, au sommet d'une croupe assez élevée qui forme la ligne de partage des eaux entre le bassin de l'Adour et celui de la Garonne, est bâti le petit château de Castelmore1. A l'ouest, une pente mouchetée de bouquets de grands chênes dévale vers l'étroite vallée de la Douze. De là, vers les bourgs de Manciet et de Cazaubon, l'œil suit le ruisseau peu à peu grossissant par-dessus les petits étangs, où miroitent ses eaux paresseuses, et les barthes, autrefois impénétrables, que les loups habitaient il n'y a pas un siècle. Plus loin, la vue s'étend sur une partie de l'Armagnac Noir, découvre au- midi la vallée de l'Adour, et, par les temps clairs, les Pyrénées bleuâtres.

A l'est et au nord, ce sont les coteaux du Fezensac. Dans le creux d'un vallon la Gélise prend naissance et dirige son cours vers les antiques oppida d'Éauze et de Sos. Tout près de là, passait la route romaine, dite Ténarèze, qui des Pyrénées arrivait jusqu'aux Landes sans franchir ni pont ni rivière, suivant toujours le faite d'une ligne ininterrompue de coteaux. Elle a donné son nom à une assez longue bande de territoire et à l'eau-de-vie de raisin qui, depuis deux ou trois siècles, flamboie au verre des vignerons2.

Le château de Castelmore, de dimensions restreintes — un rez-de-chaussée et un étage supérieur —, a subi depuis le Moyen âge des remaniements importants. Les deux tours rondes qui le flanquent vers l'ouest sont certainement les plus anciennes. Celles de l'est, du côté de la façade primitive, où l'on accédait en venant de la route romaine, n'existent plus. Elles ont été remplacées par de grosses tours carrées, lorsque, un nouveau chemin étant venu à passer à l'ouest du château, on avança de plusieurs mètres le mur de la vieille façade dont le fronton en arrière fut respecté, et qu'on plaça au nord l'entrée de la maison ainsi transformée.

Jamais le luxe n'habita cette demeure très simple. S'il y fait bon vivre de la calme vie provinciale, c'est que les murs en sont épais, les salles commodes, vastes et fraîches, et que les arbres qui l'entourent y déploient leurs ombrages jusque sur les perrons vétustes. C'est aussi qu'on y peut respirer à pleins poumons l'air pur rafraîchi par les neiges montagnardes et goûter la majesté d'un vaste horizon.

1 Gers, arrondissement de Mirande, canton d'Aignan. 2 Sur la Ténarèze, voir en particulier A. Breuils, dans la Revue de Gascogne, XXXII, 1891, p. 548-62.

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Au temps du bon roi Henri, un petit gentilhomme, dont la famille avait grandi dans le pays, y vivait avec les siens1. Il s'appelait Bertrand de Batz et portait le titre de seigneur de Castelmore et de La Plagne. Son oncle, Bertrand, comme lui, premier du nom, seigneur de Castelmore, avait servi sous Monluc, ainsi que tant de Gascons batailleurs de cette époque. L'année de la Saint-Barthélemy, jeune encore, il était archer dans la compagnie de Fabien, fils du défenseur de Sienne. Bientôt, il épousa au château de Montesquiou une parente des Monluc, Anne de Massencomme. Le capitaine Fabien assistait au contrat. De cette union plus qu'honorable, presque glorieuse, célébrée le 29 juillet 1574, aucun enfant ne naquit, si bien que quand il fit son testament en 1605, Bertrand de Batz l'ancien, tout en laissant à sa femme 3 000 écus faisant 9 000 livres tournois avec la jouissance de la maison de Castelmore, institua pour héritier universel son neveu Bertrand de Batz le jeune, à condition que ce dernier ou, en cas de décès, ses frères Daniel et Pierre, fussent substitués aux noms et armes des Batz-Castelmore.

C'est ainsi que Bertrand le jeune ajouta à sa terre de La Plagne celle de Castelmore, et se trouva à la tête de biens assez importants.

Les Batz-Castelmore se rattachaient-ils, comme ils voulurent plus tard le démontrer, aux Batz-Castillon qui étaient, eux, d'ancienne et authentique noblesse, ou appartenaient-ils à cette petite caste privilégiée de marchands qui avait, dit le juriste Loyseau2, qualité d'honneur, au contraire des laboureurs, sergents, artisans et gens de bras, tous réputés viles personnes ? Peut-être leur noblesse, si noblesse il y a, n'était-elle pas fort ancienne, et tranchaient-ils du gentilhomme, comme ces gens dont parle La Bruyère3, aux lieux mêmes où leurs ancêtres payaient la taille. Je ne m'amuse point à vanter sa naissance, dira l'auteur des Mémoires de M. d'Artagnan, quoique j'aye trouvé à cet égard des choses bien avantageuses parmi ses écrits. J'ai eu peur qu'on ne m'accusast de l'avoir voulu flatter, d'autant plus que tout le monde ne convient pas qu'il fût véritablement de la famille dont il avoit pris le nom. Si cela est, il n'est pas le seul qui ait voulu paraître plus qu'il n'étoit.

L'opinion généralement adoptée est que Bertrand de Batz l'ancien était le second enfant d'Arnaud de Batz, marchand de Lupiac, lequel en 1565 déclarait qu'il n'était point noble. Mais pour tirer la chose au clair, ce ne serait pas trop de la pratique généalogique d'un d'Hozier, doublée de la science diplomatiste d'un Mabillon, et il y a tant de Batz en Gascogne que les généalogistes du roi eux-mêmes, impuissants à débrouiller cet écheveau, en ont, de désespoir, laissé tomber leur plume. Il suffira de dire que le frère, les fils et les petits-fils de d'Artagnan ayant été successivement recherchés au sujet de leur noblesse, finirent par obtenir d'être mis hors de cause, et qu'à cette occasion M. Legendre, intendant de la généralité, écrivit la lettre suivante : J'ay signé le jugement de relaxe de messieurs d'Artagnan, et je n'en ay jamais signé avec tant de plaisir. M. Laugeois (le traitant auteur des poursuites) devrait payer l'amende pour eux, n'y ayant jamais eu de persécution égale à celle que l'on a exercée contre les

1 Voir surtout J. de Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 178 et suiv., et A. Lavergne, Batz-Castelmore. 2 Loyseau, Traité des ordres, chap. VIII, p. 45. 3 Œuvres, I, p. 251.

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descendants d'une maison remplie de tant d'hommes illustres et de si belles alliances1. Voilà, n'est-il pas vrai, un certificat qui a son prix.

Mais, au fait, à quoi bon remonter au déluge ou même seulement aux Croisades ? Saint-Simon a dit, avec une moue méprisante, des ancêtres de Vauban que s'ils étaient gentilshommes, c'était bien tout au plus, et la gloire de Vauban ne nous en paraît que plus complète. Si quelques quartiers manquaient à d'Artagnan, ne les a-t-il pas conquis à la pointe de l'épée2 ?

Charles de Batz-Castelmore, connu dans l'histoire et dans le roman sous le nom de d'Artagnan, fut un des sept ou huit enfants de Françoise de Montesquiou, fille du seigneur d'Artagnan en Bigorre, que Bertrand II de Batz avait épousée, avec cinq mille livres de dot, par contrat du 27 février 1608, passé en la maison seigneuriale de ce lieu. Il naquit — on ne peut guère en douter — dans le petit château de Castelmore.

Cet événement se produisit selon toute apparence entre les années 1610 et 1620, car Charles avait été précédé au moins par son frère Paul3. Les curieux regretteront que les registres des baptêmes, mariages et sépultures tenus par les curés de Meymés, paroisse sur le territoire de laquelle se trouvait Castelmore, soient perdus pour la première moitié du XVIIe siècle. Ces précieux feuillets nous auraient donné, non seulement l'acte de naissance du mousquetaire intrépide, spirituel et charmant dont le souvenir vit dans tant de mémoires, mais aussi ceux de tous ses frères et sœurs. Il faut malheureusement se contenter de la mention suivante, écrite anciennement sur la chemise, aujourd'hui vide, qui les contenait : Registres de Meymés, dans tout le paquet contenant depuis 1602 jusqu'à 1680, etc., inclusivement 1700. Ce qui en reste ne commence qu'en 16624.

A l'époque où le petit d'Artagnan vint au monde, il y avait, non loin du manoir de Castelmore, trois petites églises champêtres, annexes de la paroisse Saint-Germier de Meymés, et depuis longtemps disparues. C'étaient Saint-Pierre du Pin, Notre-Dame de Baubeste et Saint-Michel de Guillamats5. Dans la première de ces églises, Bertrand Ier de Batz-Castelmore fut inhumé6. La mère de d'Artagnan, Françoise de Montesquiou, le fut dans la seconde7. Là aussi furent ensevelis la petite Anne, fille de Paul, le frère aîné de d'Artagnan, sa femme morte en couches, Arnaud de Batz, abbé de La Réau, en 1683, et Paul de Batz lui-même, en 17048. Comme Notre-Dame de Baubeste était en quelque sorte

1 A M. Merigot, directeur des affaires du roi à Montauban, 27 novembre 1716 (Archives du Gers. Fonds du Grand Séminaire). 2 Les armes des Batz-Castelmore étaient, d'après leur maintenue de noblesse de 1716 : écartelé, aux 1 et 4 d'or à éployée de sable ; aux 2 et 3 d'azur au château à deux tours d'argent, maçonné de sable (O'Gilvy, Nobiliaire de Guienne et Gascogne, IV, p. 355). 3 Voir l'Appendice. 4 Archives communales de Margouet-Meymés (canton d'Aignan) obligeamment communiquées par M. Castagnon, maire. 5 Pouillé du diocèse d'Auch (1672), aux archives de l'archevêché ; Cf. Dom Brugèles, Chroniques ecclésiastiques du diocèse d'Auch, 1746, p. 382. — Le Pin et Baubeste figurent encore au XVIIIe siècle dans la carte de Cassini. L'église de Meymés elle-même a été détruite et remplacée par celle du Parré, chef-lieu actuel de la paroisse. Quant à l'ancienne commune de Meymés, une ordonnance de Charles X, du 2 septembre 1826, la réunit à celle de Margouet qui prit le nom de Margouet-Meymés. 6 Voir son testament du 21 mars 1605, où il demande à être enterré dans cette église. 7 Registre de Cousso, notaire à Lupiac. 8 Voir les Documents à la fin de ce volume.

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l'oratoire privé des Castelmore, et qu'ils y avaient fondé une chapellenie dont le titulaire était à leur nomination, il est à présumer que d'Artagnan reçut le baptême dans ce modeste sanctuaire, dont le souvenir s'est à peu près complètement perdu dans le pays1.

S'il faut décidément renoncer à connaître la date exacte de la naissance de d'Artagnan, et quel rang il occupe dans la postérité de son père Bertrand de Batz, on sait par d'autres documents qu'il eut au moins six frères et sœurs, que Paul fut le premier né des garçons et Claude l'aînée des filles. Paul, Charles, Jean et notre Charles, Claude, Henrie et Jeanne, telle est la nichée qu'abrita dans la première moitié du XVIIe siècle le château de Castelmore, et qui s'égailla ensuite aux quatre coins de l'horizon.

Le lecteur sera curieux, peut-être, de connaître la physionomie de ce coin de Gascogne au temps de Louis XIII, de savoir ce que pouvait être un village à cette époque, quelle existence menaient les hobereaux dans leurs gentilhommières et les paysans dans leurs métairies. Il imaginera ainsi plus aisément comment d'Artagnan a pu passer au pays natal les belles heures de sa jeunesse et de son adolescence.

Les constructions de quelque importance, qu'habitaient jadis les petits comme les grands gentilshommes, tours rondes ou carrées, cube solide de maçonnerie flanqué d'une sorte de donjon, étaient assez nombreuses dans la campagne, car les nobles n'habitaient guère les bourgades. Ils préféraient vivre seuls, non pour sauvegarder leur dignité, mais parce qu'ils étaient surtout propriétaires fonciers.

Au temps de Henri IV et de Louis XIII, ces demeures n'ont plus rien du château féodal ; à peine si les fossés existent encore quand ils ne se sont pas laissé combler par les éboulis. Ce sont des manoirs, au sens étymologique, entourés d'une agglomération de bâtiments d'exploitation, granges, celliers, pressoirs, fournils.

Voyons par exemple ce qu'était le château d'Arblade-Brassal en Armagnac au XVIIe siècle. Pour les maisons de cette noblesse terrienne, il peut servir de modèle. D'ailleurs, au siècle précédent, une Françoise de Benquet, des seigneurs d'Arblade, avait épousé Arnaud de Batz, le premier ancêtre bien authentique de notre d'Artagnan.

On arrivait au château ou maison noble d'Arblade par un pont de bois fermé de balustrades qui franchissait le fossé. Un grand ouvroir conduisait à la salle basse, dont quelques tables couvertes de tapis de Bergame, quelques chaises de bois de chêne, une petite table servant à mettre les verres pour le service de la table, et — ceci pour le luxe — un timbre de cuivre, formaient tout le mobilier. Une autre

1 Ce serait en tout cas faire fausse route que de chercher dans d'autres registres paroissiaux que ceux de Meymés une trace quelconque de la naissance et du baptême de notre mousquetaire. Dans l'état civil de Lupiac, par exemple, on trouve non pas des Batz-Castelmore, mais des Batz-La Plagne, dont le petit château, encore debout, faisait partie de cette paroisse. Les deux lignes mutilées :

Charles de Bat... Parrin M. de....

qui se lisent sur un feuillet hors série du premier volume de l'état civil de Lupiac, lequel commence à l'année 1613, concernent certainement non pas Charles de Batz-Castelmore, mais Charles de Batz-La Plagne, fils de Pierre, seigneur de ce lieu, et de damoiselle Anne de Préchac, dont l'extrait baptistaire figure tout au long à sa place chronologique sous la date du 9 février 1625.

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salle basse à côté, aussi sommairement meublée, mais garnie d'un lit, la cuisine, assez bien fournie d'ustensiles, parmi lesquels trois tourtières à faire des patais, la dépense et une ou deux autres petites pièces : voilà le rez-de-chaussée.

Montons par un degred de table (escalier de bois) à la grande salle haute. Il y a deux lits et quelques chaises. Au même étage sont une petite chambre, une autre salle, et une galerie conduisant à une tour, dans laquelle deux pétards ouverts des deux bouts, fort vieux et tout rouillés, gisent sous la poussière.

Dans une chambre sur le haut de la maison, se trouvent des coffres, du linge, des fusils, deux paires de pistolets pêle-mêle près d'un saloir.

La fournière est dans la basse-cour du château, ainsi que le chai, les pressoirs, les écuries et la chambre à tenir la boulaille. Devant le château, il y a un pigonié qui panche du costé du midy, une grange à mettre la gerbe, enfin le jardin1.

N'est-elle pas d'une simplicité touchante cette demeure d'une très vieille famille, installée là depuis le XIVe siècle au moins, dont un membre avait été gouverneur du comté d'Armagnac pour le roi de Navarre ? Ou je me trompe fort, ou le château de Castelmore n'était pas meublé plus somptueusement.

Au sommet du coteau, d'où l'œil du maître pouvait distinguer les métairies disséminées dans le voisinage, le petit manoir s'élevait, flanqué de ses quatre tourelles, avec son jardin, son verger, son pigeonnier, son allée d'arbres. Les biens nobles, dont le seigneur de Castelmore faisait hommage au roi, n'étaient ni nombreux ni étendus, car ils ne comprenaient guère que la maison d'habitation elle-même et ses dépendances immédiates. Quant aux droits seigneuriaux, ils consistaient en fiefs et lods et ventes perçus à Lupiac, Castillon, Aignan, Margouet, et en quelques monopoles — taverne, ou privilège de vendre le vin, boucherie, halle et terrage — que la communauté de Lupiac avait engagés aux Batz2. En propriétaire avisé et prévoyant, Paul de Batz, qui succéda comme seigneur de Castelmore à son père Bertrand, s'efforça d'arrondir celles de ses terres qui ne payaient point d'impôt. Il finit par obtenir du roi en 1646, après de longues démarches et enquêtes, le don, à titre d'inféodation, de 28 arpents à Pelauque et de 12 à Corbin. Ce n'étaient, il est vrai, que ronces et bruyères, mais Paul de Batz espérait bien défricher quelque jour ces terrains incultes et jouir ainsi, moyennant quarante sous de redevance annuelle, de bonnes terres que la taille ne chargerait pas3.

Plus tard, d'Artagnan lui-même tenta d'user de son influence pour aider son frère à faire anoblir des biens taillables. Mais l'intendant Pellot ne parut pas disposé à se laisser forcer la main. C'est là une faveur de bien grande conséquence, écrivait-il à Colbert. Il faut éviter absolument de porter atteinte à la réalité de la taille. D'autres obtiendront à leur tour ce que demandent messieurs de Castelmore, et qu'arrivera-t-il ? la taille retombera sur les pauvres diables, au préjudice des deniers du roi4.

1 Inventaire après le décès d'Alexandre de Benquet (1672-1673), communiqué par M. J. Noulens, député du Gers. 2 Hommage rendu par Paul de Batz, frère aîné de d'Artagnan, le 22 mai 1662 (Arch. du Gers. Fonds du Grand Séminaire). 3 Arch. nat., E 1557, n° 49, arrêt du Conseil d'État du 26 janvier 1779, qui donne un historique fort détaillé de cette affaire. 4 Communay, Audijos et la gabelle en Gascogne (Arch. hist de la Gascogne), 1893. p. 155.

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Ces tentatives pour s'affranchir de charges fiscales donnent à penser que les Batz-Castelmore ne vivaient point dans l'opulence. Ils eussent été d'ailleurs une exception. Dans ces familles, généralement aussi fécondes que peu fortunées, l'usage voulait que l'aîné restât sous le toit familial, veillant au grain et à la conservation du patrimoine. On établissait les filles aussitôt qu'on le pouvait. Quant aux cadets, les uns partaient aux aventures, prenaient du service dans quelque bonne troupe, revenant de loin en loin au bercail durant l'intervalle des campagnes ; les autres entraient dans les ordres ; celui-ci devenait curé de paroisse, celui-là tâchait de se faire recevoir chevalier de Malte et d'obtenir une commanderie dont les revenus le feraient vivre. Quelque parent venait-il à jouir de crédit à la cour, on arrivait bien à se faire coucher un beau jour sur la feuille des bénéfices et attribuer quelque prébende, de celles, autant que possible, qui n'exigeaient pas résidence.

Ainsi firent les Batz. Ils partirent tous de bonne heure, laissant la maison à la garde de leurs parents, puis de leur mère seulement quand elle fut devenue veuve, ce qui arriva en 1635. Leur bagage d'instruction était mince. Arnaud seul, un des frères de d'Artagnan, étudia la théologie et conquit le bonnet de docteur1 ; il devint curé de Lupiac. Les autres ne s'attardèrent pas à apprendre. Nous verrons dans quelle terrible orthographe et quelles phrases maladroites le brave d’Artagnan, devenu gouverneur de Lille, écrira à M. de Louvois. Ce n'est pas qu'il n'y eût alors, dans les bourgades de Fezensac, quelques personnes de savoir, des docteurs en droit, en théologie, en médecine. A Auch, les Pères jésuites tenaient un collège réputé, où avaient enseigné des maîtres illustres. On aurait trouvé assurément, si l'on avait bien cherché, un régent ou un curé calamiteux qui, pour quelques écus et quelques pots de graisse d'oie, eussent enseigné aux garçons les rudiments du Despautère ou les eussent dressés tant bien que mal à tourner en latin des dictions françaises et à s'exercer aux belles amplifications et poésies. Mais cela coûtait cher et prenait bien du temps. D'ailleurs, les enfants de mademoiselle de Castelmore n'étaient pas tous sortis de l'adolescence quand leur père trépassa, et il fallut dès lors penser à autre chose qu'aux périodes de M. Cicéron ou aux vers de M. Virgile. Et puis, là où le Français n'arrive, comme dit Montaigne, le Gascon y peut aller.

Le manoir de Castelmore était isolé dans la campagne, à une lieue au moins des bourgs du voisinage. Le plus proche, admirablement placé tout au sommet d'une haute colline, était Lupiac, un village de huit feux, quarante-sept belugues (étincelles) et trois quarts de belugue2.

Ce fut longtemps une ville fortifiée. A la fin du XVIIIe siècle encore, on y voyait des murs, des fossés, une tour crénelée du côté de la porte d'Armagnac et une autre grande tour carrée qui porta le nom de tour d'Artagnan3.

1 Voir l'Appendice. Daniel de Batz-La Plagne, fut aussi docteur en théologie au début du XVIIe siècle. D'autres Batz occupèrent diverses cures des environs : Jean parait comme recteur de Meymés en 1640 (contrat de mariage de Henrie de Batz) et Odet lui succéda. 2 Arch. nat., E 1768, n° 136, tarif réformé pour les impositions de l'élection d'Armagnac (13 juin 1672). La taxation était la même au XVIIIe siècle (Expilly, Dictionnaire, 1764). Lupiac faisait partie du diocèse et de l'élection d'Auch ; au point de vue financier, il dépendait de la collecte de Vic. Le feu désignait originairement un ménage, une famille logée dans la même maison. Ce n'est pas le sens qu'il faut lui attribuer ici. 3 De Thézan, Lupiac, dans Revue de Gascogne, XXIV, 1883, p. 485.

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On peut penser que déjà au temps de Louis XIII ces fortifications avaient beaucoup perdu de leur caractère de défense, et que peu à peu, par la force même des choses, avec la pacification du royaume et l'adoucissement des mœurs, le village s'était fait d'abord plus aimable.

Villages de Gascogne, que le hasard ou la nécessité vous aient juchés au sommet des collines, ou tapis au creux des vallons, près des rivières et des sources, voilà longtemps que vous offrez le même visage accueillant. Vos petites maisons inégales sont venues se serrer à l'ombre du clocher, autour de la placette où le chêne et l'ormeau abritent le puits communal. Par vos venelles caillouteuses, par les routes qui vous traversent, vous surveillez discrètement les alentours. Vous apprenez les nouvelles, sans vous donner nulle peine, par le roulier palabreur, le meunier facétieux, les voyageurs de la diligence, par les paysans des environs qui viennent faire ferrer leurs chevaux ou aiguiser les socs de leurs charrues. par les commères surtout qui chaque dimanche apportent dans des paniers les œufs frais pondus ou les cèpes cueillis sous les châtaigniers dans la rosée du matin. Le dimanche est bruyant chez vous, mais, les autres jours de la semaine, vous vous repliez sur vous-mêmes. A l'heure où le soleil décline et où les ombres s'allongent, les bandes picoreuses des petits poussins s'ébrouent dans la poussière ; les chiens dorment- ou s'étirent le long des murailles ; accroupies au seuil des portes, les vieilles marmottent au fond de leurs coiffes. Il y a de très longs silences, ponctués seulement par le bruit du marteau du forgeron qui retombe sur l'enclume dans un éblouissement d'étincelles.

À ce tableau ajoutez quelques touches : le cliquetis du métier du tisserand, le mouvement du muet et l'ombre dansante de la quenouille, les grands bras du moulin à vent, les bas noirs et les souliers à boucles du recteur, le chapeau à larges bords tombants du bourgeois, la cotte et le capulet des femmes, le sarrau du laboureur, le feutre empanaché et les bottes éperonnées du gentilhomme chevauchant sur son bidet. et vous mirez l'image à peu près fidèle de ce que pouvait être une petite ville comme Lupiac, il n'y a pas loin de trois siècles.

Le calme n'y régnait pas toujours cependant. Les luttes politiques et religieuses avaient longtemps sévi dans la région avec violence. Faute peut-être d'une suffisante maréchaussée, des gens sans aveu profitaient du désordre, se présentaient en troupe aux portes des villes et parlaient haut. Il y avait aussi la peste. Quand on la signalait sur quelque point de la région, c'était, comme il advint à Éauze en 1630, le branle-bas des grands jours. La jurade endossait la livrée consulaire et s'assemblait au plus vite pour délibérer et prendre toutes mesures utiles ; les trompettes de la ville annonçaient à grand bruit les résolutions adoptées. On supprimait les marchés et les fêtes, on fermait les cabarets, on faisait le guet aux fossés et palissades pour empêcher les étrangers d'apporter dans la ville le germe du terrible mal1.

Les paysans de la région, nous les connaissons par les notes d'un voyageur, Léon Godefroy, qui traversa le pays en 1644, peu d'années par conséquent après que d'Artagnan en fut parti pour chercher fortune. Le peuple, dit-il, y est extrêmement basané, pour ne dire tout à fait noir ; de plus, il semble affecter la laideur et la difformité en se faisant raser entièrement comme il fait, si bien que ny à, la teste ny aux mentons et lèvres vous n'y voyez aucun poil2. Ces pauvres gens, pages ou pié-gris, sont, dit le même voyageur, misérables au dernier point

1 A. Breuils, Le carnaval à Éauze en 1630 (Revue de Gascogne, XXX, 1889, p. 132-5). 2 Voyage de L. Godefroy, publié par L. Batcave, p. 13.

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par les tailles et impositions dont ils sont chargés. Ne sont-ce pas là vraiment ces paysans dont La Bruyère a tracé le portrait avec une âpre vigueur, ces animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par les campagnes, noirs, livides et brûlés de soleil ?

Garçons et filles vont nu-tête. Les hommes sont coiffés du béret, les femmes du capulet ou sacotte qui leur tombe sur les épaules et forme une corne pointue derrière leur tête. Tous sont vêtus d'étoffes grossières, de bure, de raze ou de droguet, chaussés — quand ils le sont — de sabots. Leurs maisons basses, aux murs de pisé, au sol de terre battue, sont tournées presque toutes du côté du soleil levant. Souvent deux ou trois familles s'empilent sous le même abri, composé, la plupart du temps, d'une seule pièce, le chauffoir (cauhadé), qui sert de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, et dans laquelle le four s'ouvre à droite ou à gauche de la grande cheminée.

Le mobilier de ces habitations rustiques était, comme on pense, en rapport avec celui qui garnissait tant bien que mal les maisons des gentilshommes : bancs de bois, table branlante, vases de terre grossièrement tournés par des potiers de village, quelques rares pièces de vaisselle d'étain, qu'éclairaient, le soir venu, la fumeuse chandelle de résine ou le tris et malodorant careil1.

Au XVIIe siècle, ces paysans étaient profondément religieux.

Leur luxe, c'étaient les innombrables petites églises qui parsemaient la campagne et qu'ils aimaient parce qu'elles étaient faites à leur image, simples, humbles, modestes et si accueillantes2 ! Leurs distractions, c'étaient, autant et plus que les marchés et les foires des environs, les fêtes votives qui se déroulaient, en grande partie, devant l'autel, et dans lesquelles le saint, patron de la paroisse, était honoré comme un ami, un voisin, un protecteur : saint Germier à Meymés, le 16 mai, en pleine saison des fleurs, Notre-Dame, le 15 août, à Baubesté, et neuf jours plus tard, saint Barthélemy, à Lupiac. Ils savaient bien, ces pauvres gens, que, lorsqu'ils auraient dormi ou souffert, le temps marqué, sur les paillasses où criaient les feuilles de maïs desséchées ; mangé la mique, le millas ou le porc salé ; vendu les fruits et les œufs pour apporter au collecteur le bas de laine péniblement empli, ils iraient, à leur tour, se reposer près de ces églises où ils avaient tant de fois ployé gauchement leurs genoux, et courbé, devant les madones de bois peint, leurs têtes ridées par la privation et cuites par le soleil. Ils savaient qu'on placerait sur le char traîné par les bœufs, choyés plus que les enfants et la femme, leur maigre corps empaqueté dans un drap, les mains et le visage découverts, et qu'on irait par les cahoteux chemins des morts3, tandis que, comme aux funérailles romaines, les commères vociféreraient en cris aigus leurs plaintes monotones.

Pour se représenter ce que dut être dans ce milieu la jeunesse de Charles de Batz-Castelmore, le futur d'Artagnan, il faut appeler l'imagination au secours de l'histoire, car on se doute bien que nul document n'apportera jamais sur ses premières années les clartés que nous souhaiterions.

1 B. Ducruc, Le vêtement dans le Bas-Armagnac (Revue de Gascogne, XXXIII, 1892, p. 580). — Les maisons et le mobilier (XXXIV, 1893, P. 293). 2 On a compté jusqu'à quatorze églises ayant existé sur le territoire de la commune actuelle de Lupiac, et nous avons vu qu'à Meymés, paroisse natale de d'Artagnan, qui possédait au début du XIXe siècle 150 habitants environ, il n'y avait pas moins de trois églises annexes. 3 Expression locale désignant les chemins où passaient les cortèges funèbres.

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Il vécut assurément la vie de ces gentilshommes campagnards de l'ancienne France qui veillaient de près à la bonne tenue de leurs terres, levés plus tôt que leurs valets, dirigeant les travaux des champs et, le dimanche, visitant leurs héritages. L'air pur et la pratique des longues courses leur faisaient des poumons puissants et des muscles robustes — Paul de Batz, le frère aîné de d'Artagnan, deviendra presque centenaire. Bien loin de vivre retirés au fond de leurs donjons, ils ne dédaignaient pas de prendre part aux fêtes bruyantes, mangeant ferme, buvant sec et lutinant les filles. La chasse les occupait souvent du matin au soir, et les cadets, pour être entrés dans les ordres, n'en conservaient pas moins quelque chose de cette rudesse native et savoureuse qu'ils avaient sucée avec le lait. On les rencontrait parfois dans les chemins creux, la soutane relevée et les jambes gainées de guêtres ; ils avaient des distractions en disant leur messe, si la meute venait relancer les lièvres dans le voisinage de l'église.

Il arrivait que, grisés par l'indépendance ou par l'impunité relative dont on les laissait jouir, certains de ces nobles en prenaient à leur aise avec les édits du roi et se plaisaient à tracasser les gens de justice, racaille ennemie naturelle des gens bien nés. Rien pourtant n'autorise à dire que les Batz-Castelmore aient jamais imité ce baron de Pontéjac qui eut la tête tranchée à Toulouse pour avoir bravé, les armes à la main, les archers du roi, ni qu'ils aient enlevé sur les grands chemins les deniers de la taille comme le chevalier de Bivès et le marquis de Saint-Léonard, ou détroussé les passants sans négliger de faire aux fermes isolées des visites opportunes, à l'exemple de ce Lambert d'Aymier, sieur de Caravelle, qui sut d'ailleurs ce qu'il lui en coûta1.

Ils se contentaient de biens mieux acquis et cherchaient dans d'honorables familles du pays des partis pour leurs filles modestement dotées. D'Artagnan dut assister au mariage de l'aînée de ses sœurs qui épousa, en 1634, Hector-Antoine de Sarriac, sieur du Navarron, petit-fils d'un des assassinateurs du duc de Guise2. Mais, sans doute, il avait déjà quitté la maison paternelle quand ses deux autres sœurs, llenrie et Jeanne, s'unirent, la première à un voisin immédiat de Castelmore, Fris-Antoine de Lavardac, seigneur de Meymés3, la seconde à un gentilhomme du Condomois deux fois veuf déjà, Jean-Antoine d'Orfeuilh, seigneur des Peyroux (aujourd'hui Louspeyroux), dont on peut voir encore le curieux petit château aux confins des départements du Gers et de Lot-et-Garonne4.

Les voisins, les amis, les parents qu'on réunissait à l'occasion des fêtes de famille ou l'hiver devant les grands feux, c'étaient les Montesquiou, seigneurs d'Artagnan, auxquels les Castelmore s'enorgueillissaient d'être alliés, et d'autres de moins grande race, les du Cousso, seigneurs de La Peyrie, les du Busca, seigneurs du Perron, les Forgues, seigneurs de Gensac, les d'Esparsac, seigneurs du Bédat, les du Broqua, seigneurs de Castets, enfin les Batz seigneurs de La Plagne, tous hobereaux du cru aux noms sonores.

On était plus riche de belle humeur et de santé que de pistoles, et l'on mangeait plus souvent du porc salé que des douceurs telles que limons, dattes ou raisins de Corinthe, qui ne figuraient guère en ce temps-là que sur la table des raffinés.

1 J. de Carsalade du Pont, Le capitaine Caravelle, 1878, in-8°. 2 Contrat du 27 février. Le château de Navarron existe encore sous la forme la plus modeste aux environs de Monlezun en Pardiac (Gers). 3 Contrat du 29 juin 1640. Charles de Batz n'est pas au nombre des assistants. 4 Marié en 1652, Jean-Antoine d'Orfeuilh fit son testament le 3 mars 1655.

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Mais les Castelmore avaient à Notre-Dame de Baubeste, qui leur servait de chapelle, les honneurs d'église avec, vivants ou morts, une place spéciale dans le chœur, et le droit à une prière particulière. Ainsi faisaient-ils figure de hauts et puissants seigneurs.

Tels étaient le pays natal de d'Artagnan, les horizons et les spectacles familiers dont put s'emplir les yeux, avant de se lancer aux aventures, le jeune gentilhomme qui s'appelait alors Charles de Batz-Castelmore. Ses premières années furent sans doute celles d'un enfant un peu livré à lui-même à cause du grand nombre de ses frères et sœurs, et aussi du veuvage prématuré de la dame de Castelmore. Beaux mots gascons, vigoureux et expressifs, accent du cru qu'il gardera certainement jusqu'à la fin de son existence, et qui transparaîtra dans ses lettres, exercices violents comme ceux qui avaient formé le corps nerveux et robuste de Henri IV, grandes chasses au loup, au sanglier, au renard, de la forêt d'Aignan à celles de Mazous et de Clarac dont son frère aîné Paul, le mousquetaire, était capitaine1, en passant par les barthes de la Douze, tranches de pain bis frottées d'un cap d'ail, suivant la méthode dont Henri d'Albret s'était servi comme de thériaque des gens de village pour baptiser le Béarnais, voilà les souvenirs d'enfance que d'Artagnan dut évoquer bien souvent en songeant au pays natal.

Revint-il au château de Castelmore ? Une seule fois peut-être, quand, devenu sous-lieutenant des mousquetaires du roi, il traversa la Gascogne un jour d'avril 1660, accompagnant son maître qui allait chercher à la frontière l'infante Marie-Thérèse pour la mettre sur le trône de France. Ce printemps-là, les gens de Fezensac et d'Armagnac qui faisaient la haie sur le passage de Louis XIV et de sa mère Anne d'Autriche, purent admirer, soit à Vic, où le cortège s'arrêta, soit sur le chemin royal, vers Dému, Manciet et Nogaro, l'enfant du pays qui avait l'honneur de veiller jour et nuit sur Sa Majesté Très Chrétienne.

1 Brevet du 26 septembre 1637 (Arch. du Gers. Fonds du Grand Séminaire).

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CHAPITRE III. — LE MIRAGE DE PARIS.

Pourquoi les Gascons aimaient la guerre et Paris. — Henri IV et ses compagnons. — D'Artagnan et le baron de Fœneste. — Le voyage et l'arrivée

dans la capitale. — L'hôtel du Gaillard Bois : d'Artagnan et Lucien de Rubempré. — Les Gascons et les Béarnais à la cour : Fontrailles, Puységur,

Gramont, Tréville, Roquelaure, Besmaux et autres. — Paris au temps de Richelieu.

Le Gascon aime la guerre, et l'on a trop vanté les qualités militaires de cette race maigre et sobre pour qu'il ne soit pas superflu d'en apporter ici de nouveaux témoignages. Au cours du XVIe siècle, les Gascons emplissent les armées. Prenez les rôles des compagnies d'ordonnance, de celles qui se battirent en Italie ou pendant les guerres civiles. Dans tous les grades les Gascons y sont légion1.

Bien sûr, au cours des veillées d'hiver, sous le large manteau des cheminées propice aux confidences, la salle de Castelmore en avait entendu, de ces récits où s'enfièvrent les imaginations juvéniles. Chevauchées, batailles rangées, embuscades, murailles escaladées alors qu'une main tenait l'échelle et que l'autre cachait la lueur de la mèche du mousquet, les vieux soldats, les pieds sur les landiers, aimaient à se rappeler ces heures émouvantes, où ils se grisaient de danger. Biahore, biahore ! c'est le cri d'alarme des manants éveillés en sursaut. Billegagnée ! c'est la clameur de victoire des archers gascons quand ils se précipitent par la brèche ouverte.

Outre cette propension naturelle, atavique, au métier des armes, il y avait une bonne raison pour que la graine de soldats germât dru entre la Garonne et les Pyrénées. La richesse s'était obstinée, aussi bien au temps des guerres de religion qu'à l'époque de la guerre de Cent ans, et pour les mêmes causes, à ne visiter que fort irrégulièrement les nobles de Gascogne, si bien que dans leurs châteaux de la misère ces capitaines Fracasse, n'arrivaient qu'avec peine à nourrir leur nichée et à établir leurs filles. D'où la nécessité de faire de la place dans les nids. Mais où aller quand on est gentilhomme et qu'on a la fierté de son nom ? S'enrôler, acheter un grade si l'on peut réunir un petit pécule, sinon porter coude à coude avec le fils de l'artisan et du paysan l'arquebuse ou le mousquet. Et après tout, au métier de la guerre, tous les espoirs étaient permis. N'avait-on pas vu de minces gentilshommes et même des fils de manants commander des armées et devenir lieutenants de roi et maréchaux de France ? Un petit roi de Navarre, entouré de ses vaillants compagnons, n'avait-il pas gagné à la pointe de son épée Paris et tout le royaume ?

Henri IV était mort depuis longtemps déjà, mais il y avait encore à la cour du roi Louis XIII des Béarnais et des Gascons. Ils feraient bon accueil à un jeune compatriote, surtout s'il avait la précaution de se munir de quelque bonne lettre de créance, cachée dans la doublure du pourpoint ou dans les fontes de la selle. Deux cent cinquante livres suffisaient pour faire le voyage de Paris, acheter le

1 Fleury Vindry, Dictionnaire de l'état-major français au XVIe siècle. Première partie, Gendarmerie, 1901, 2 vol. in-8°.

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mousquet, l'épée, la bandoulière, les habits et garder quelques écus en poche1. On s'équipait donc et on partait.

Premierement, il faut que bous sachez que le cadet de Paulastron2 et moi fismes tant et si vien que lui eut de son frère deux cens cinquante francs (Vourdelais, s'entend) pour sa légitime, et moi bingt cinq pistoles de mon cousin l'ebesque d'Aire. Nous nous havillasmes doncq assez proprement, et abec des lettres de recommandation et unes mémoires, nous descendis mes par Garonne à Vourdeaux : là nous troubasmes au Chapeau rouye un grand gentilhomme qui alloit à Paris ; j'ai estai tant fat que je n'en sai pas le nom. Nous boulumes lui faire compenio ; il nous dit qu'il courroit en poste. — Comment, di-ye, abés bous un rouci qui puisse pousser d'ici à Paris ? — Il nous conta et apprit comment on alloit en poste3.

Ainsi parlait le baron de Fœneste qui, lui aussi, s'en était venu à Paris en droite ligne du pays de d'Artagnan. Mélange savoureux de naïveté et de forfanterie, assaisonné des tournures et de l'accent de Gascogne, ce tableau du fils de famille, tracé de main de maître par Agrippa d'Aubigné, est, au surplus, vrai.

C'est dans un aussi modeste équipage, mais avec la même confiance en la fortune, que le comte de Guiche, le futur maréchal de Gramont, arriva à la cour en 1624. Il s'est plu à conter ses débuts dans ses Mémoires. Parvenu aux charges les plus enviées, il aimait à se revoir partant pour ce long voyage. Un bonhomme, mi-gouverneur, mi-écuyer, très petitement appointé, un valet de chambre et un vieux laquais basque composaient tout son domestique. Sauvent, pendant l'interminable route, il lui fallut souper d'un morceau de pain et s'aller coucher au clignotement d'une lampe puante. Heureusement le jeu, dont il usa avec un succès décidé, lui vint en aide, et, comme il était bien fait et avenant de sa personne, il plut aux dames qui lui donnèrent de l'argent — c'est lui-même qui s'en vante lui permettant ainsi de faire mentir le proverbe qui veut qu'heureux au jeu soit malheureux en amour4. — Ainsi Gassion, qui devait mourir, comme Gramont, maréchal de France, n'avait en poche que vingt ou trente sols quand il quitta la maison paternelle sur un vieux courtaud auquel on aurait donné trente ans. Moins heureux que son compatriote, il lui fallut mettre ses souliers au bout d'un bâton et vivre sur l'habitant en attendant de pouvoir s'enrôler dans un corps de troupes. — Ainsi enfin Tréville, Béarnais comme les deux précédents qui, parti de rien ou de presque rien, commandait la compagnie des mousquetaires du roi à l'époque où d'Artagnan, encouragé peut-être par ce bel exemple d'énergie et de succès, partait pour la capitale sans penser assurément qu'un jour il serait son successeur envié à la tête de ce corps d'élite5.

1 P. La Plagne-Barris, dans la Revue de Gascogne, XXIV, 1883, p. 153-7, d'après les registres de notaires de la région. 2 D'Aubigné n'a pas choisi au hasard. Les Polastron étaient une vieille famille gasconne, dont une des reines de l'Émigration a, depuis, rendu le nom célèbre. 3 Agrippa d'Aubigné, Les aventures du baron de Fœneste, chap. III. Arrivée de Fœneste à la cour. 4 Mémoires du maréchal de Gramont, dans la coll. Michaud et Poujoulat, 3e série, t. VII, p. 237-8. 5 Jean-Arnaud ou Arnaud-Jean du Peyrer, depuis comte de Troisvilles — ou, comme on disait souvent alors, Tréville — était né à Oloron en 1598, d'un honorable bourgeois et marchand qui avait acquis cette gentilhommière. A seize ou dix-sept ans, il fut admis comme cadet au régiment des gardes. Enseigne au même régiment en 1622, il devint douze années plus tard, après une courte et brillante carrière, capitaine-lieutenant des

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D'Artagnan avait été devancé à Paris par deux ou trois de ses frères. L'un, qui portait le même prénom que lui, était ou avait été aux mousquetaires. Il est probable que l'autre, Jean, servait déjà au régiment de Persan, où il parvint, avant 1646, au grade de lieutenant, et à celui de capitaine, le 23 juin 1650. De plus, Henri de Montesquiou, son oncle maternel, gouverneur de Bayonne, avait servi quelques années auparavant, avec distinction, au régiment des gardes1.

Donc, par la boue ou la poussière des routes sinueuses, on s'acheminait vers le nord. On n'avait pas toujours bon gîte, je ne dis pas dans les hôtelleries ou dans les auberges, mais chez les personnes de qualité. Le malicieux cousin de madame de Sévigné, Bussy-Rabutin, qui se trouvait en Bourbonnais l'année même où, d'après une suffisante approximation, le jeune d'Artagnan quittait sa province, nous a laissé un tableau, un peu chargé peut-être, d'un de ces manoirs de province, chez une dame de laquelle il croyait pouvoir attendre une plus confortable hospitalité. La salle, de niveau plus bas que celui de la cour du château, était décarrelée en beaucoup d'endroits. Les murs glacés sentaient l'humidité et la moisissure. Il est vrai que l'âtre était vide, et que, quand on voulut allumer le feu pour faire honneur aux visiteurs, il se trouva que le bois était si couvert de neige et imprégné d'eau qu'on n'y put parvenir. Une botte de paille mouillée ne réussit qu'à augmenter l'âcreté et l'épaisseur d'une fumée nauséabonde dont le pauvre Bussy faillit être étouffé. Il comptait se rattraper sur le souper. Vaine espérance ! Les potages ne furent qu'eau bouillie, le pain que pâte mal cuite, le vin que mélange aigre et trouble. Les cuillers à moitié rompues s'accrochaient aux lèvres, les chaises non garnies titubaient. Une petite chandelle de vingt-quatre à la livre éclairait mal ce festin. Pour comble d'infortune, Bussy et son compagnon durent coucher dans le lit d'un tonnelier, lequel cerclait tout le jour des barriques dans la chambre qui leur avait été destinée2.

De savoir s'il est bien vrai que Charles de Batz quitta le château de Castelmore sur un bidet de vingt-deux francs et, sinon avec beaucoup d'argent dans sa poche — ce n'était, paraît-il, que dix écus3 — du moins avec de bons conseils sur l'honneur et la prudence, nous ne nous mettrons pas en peine. Les exemples beaucoup plus historiques que nous avons cités garantissent, sinon l'exactitude, du moins la vraisemblance de ces détails pittoresques, enregistrés malheureusement par le seul Courtils. Nous ne chercherons pas davantage à savoir s'il y a quelque chose de vrai dans la querelle qui serait advenue à Saint-Dyé, petite ville à trois lieues de Blois sur la rive gauche de la Loire4, entre le jeune voyageur et un gentilhomme nommé Rosnai, qui se serait permis de regarder en souriant le médiocre équipage du Gascon5. Ces anecdotes peuvent être fausses, mais, contées par un contemporain, elles ont tout au moins la couleur de l'époque, et au surplus, étant donné ce que nous devinons déjà et ce que nous apprendrons par la suite de l'humeur batailleuse et susceptible de d'Artagnan, elles n'ont pas lieu de surprendre.

mousquetaires de la garde du roi (J. de Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires). 1 Voir l'Appendice. 2 Bussy, Mémoires, I, p. 70 et suivantes. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 4. 4 Loir-et-Cher, arr. de Blois, canton de Bracieux. 5 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 5-13. Dans les Trois mousquetaires, Saint-Dyé est devenu Meung et Rosnai le comte de Rochefort.

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Avec ou sans aventures, c'est vers Paris que d'Artagnan se dirigeait, et tout cédait devant Paris.

La Ville, la Grand'Ville, dont le Béarnais avait dit qu'elle valait bien une messe, si tant est qu'il ait vraiment prononcé ce mot trop historique, était alors, d'une voix unanime, proclamée la merveille des merveilles, née comme par la vertu d'une baguette enchantée dans un adorable paysage d'Ile-de-France.

Quand il avait franchi vers le faubourg Saint-Marceau les derniers ressauts des collines que la route royale traversait, le voyageur venu de Loire ou de Garonne se dressait sur l'arçon de sa selle ou se penchait à la portière du coche pour mieux embrasser du regard le spectacle qui s'offrait à lui. Du fouillis de toits ensoleillés et de cheminées fumantes, dont le Bernin dira que, vues de Meudon, elles faisaient l'effet d'un peigne à carder1, et qu'encadraient comme une ceinture de grands bras mouvants les innombrables moulins disséminés dans la campagne et jusqu'aux portes mêmes de la ville, se détachaient en élégance ou en force, dans la brume légère qui estompait leurs contours, les clochers de Sainte-Geneviève, de Notre-Dame, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, la Tour du Temple, l'énorme masse de la Bastille-Saint-Antoine, le Louvre enfin, où les générations ne cessaient d'apporter de nouvelles pierres.

A mesure qu'on approchait, l'encombrement des charrettes, des chevaux, des piétons se faisait plus dense, et à travers cette cohue on se frayait difficilement passage. Enfin, on pénétrait dans ce que certains voyageurs appellent la grande forêt. Forêt, en effet, profonde, mystérieuse, terriblement noire quand venait le soir. Les rues étroites, boueuses, encombrées d'enseignes, barrées à leurs extrémités de chaînes pour la nuit, formaient un véritable dédale. Le large et pesant carrosse de l'homme de qualité rejetait le passant contre les bornes ou les barreaux de fer des boutiques ; le cheval du barbier ou de l'homme de loi l'éclaboussait d'une fange noirâtre. Il gagnait enfin son hôtellerie, les Trois Mores ou l'Écu de France, et s'enfonçait dans le sommeil pour recouvrer des forces.

Le fils du seigneur de Castelmore arrivait à Paris à peu près à l'âge où le Lucien de Rubempré de Balzac quitta, deux siècles plus tard, son faubourg de l'Houmeau pour conquérir lui aussi la capitale. Si nulle madame de Barge-ton n'accompagnait notre cadet, ce qui constitue entre les deux jeunes hommes, également pleins d'intelligence et d'ambition, une notable différence, comment ne remarquerait-on pas que, par une rencontre singulière, l'auteur des Illusions perdues et celui des Mémoires de M. d'Artagnan font débarquer leur héros à la même auberge, l'hôtel du Gaillard Bois2 ? Balzac a négligé de dire où se trouvait exactement cette maison, à l'enseigne d'ailleurs assez commune, dans le Paris d'il y a bientôt cent ans qu'il a si bien connu et si merveilleusement décrit. Mais Courtils de Sandras indique que le Gaillard Bois — on dirait aujourd'hui le Rameau verdoyant — était rue des Fossoyeurs3, aujourd'hui rue Servandoni, et de fait les documents du temps mentionnent très précisément cet immeuble qui aboutissait à la rue Férou et touchait à la maison faisant le coin septentrional de la rue du Canivet4. Les renseignements de Courtils de Sandras sont trop sujets à

1 Cité par Vautier (Voyage de Séb. Locatelli, p. 117, note 2). 2 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 13 et suivantes. 3 Dumas a retenu la rue des Fossoyeurs, aux maisons de laquelle il a cru devoir donner des numéros. Il n'en était pas à un anachronisme près. 4 Berty, Topographie du Vieux Paris, III, 253.

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caution pour qu'on puisse les accepter autrement que sous toutes réserves. Si on songe cependant que cette petite rue, voisine de l'église Saint-Sulpice, faisait partie du quartier où on se trouvait tout d'abord quand on entrait dans Paris par la Porte Saint-Jacques, que. d'autre part, M. de Tréville, le capitaine des mousquetaires du roi, avait son hôtel tout à côté, rue de Tournon1, il est fort naturel de penser que le jeune Gascon se logea en effet non loin de ce grand personnage, protecteur désigné de tous ceux que le défaut de pécune ou l'ambition de parvenir arrachaient aux gentilhommières de Béarn et de Gascogne.

En ce temps-là, dit-on, le poète Malherbe travaillait à dégasconner la cour qu'avaient un peu trop engasconnée les compagnons de Henri IV. Il avait certainement fort à faire. En 1640, il y avait trente ans que le poignard de Ravaillac avait fait son œuvre, et les Gascons se partageaient toujours avec les Italiens les grandes charges de l'État. Citons-en quelques-uns que d'Artagnan connut ou dut connaître : Louis d'Astarac, vicomte de Fontrailles, qui joua un rôle important dans la conspiration de Cinq-Mars2 ; Puységur, un Lectourois qui s'appelait Louis de Chastenet, et qui se poussait dans l'armée vers les hauts grades3 ; le comte de Guiche, depuis maréchal de Gramont, dont nous avons conté l'arrivée pittoresque, et qui fut certainement avec son fils un des protecteurs de d'Artagnan. Gassion, dont la fortune allait être aussi glorieuse ; Tréville enfin, le fils du marchand d'Oloron, qui, simple soldat de fortune, avait su, à force d'esprit et de bravoure, conquérir, outre le titre de comte, encore peu prodigué dans ce temps-là, les charges de capitaine-lieutenant des mousquetaires de Louis XIII, de gentilhomme ordinaire de sa Chambre et de lieutenant-général de ses armées. C'étaient là les représentants les plus distingués de la bravoure ou de l'habileté gasconnes. L'esprit gascon, les Roquelaure le personnifiaient, les Roquelaure dont le nom est devenu, à tort ou à raison, le type du bouffon grand seigneur qui se permet les propos et les plaisanteries les plus libres, et parfois aussi — le temps le voulait — les plus grossiers4.

N'oublions pas, enfin, un petit gentilhomme des environs d'Auch, François de Monlezun, sieur de Besmaux — encore un héros de Dumas père — qui faisait ses débuts à Paris à peu près en même temps que d'Artagnan, et que nous rencontrerons souvent au cours de notre récit. Celui-là fut le Gascon pratique, positif, insinuant, un peu plat, il faut bien le dire. Sans beaucoup s'exposer, restant dans les antichambres, il devint capitaine des gardes de Mazarin, gouverneur de la Bastille, et mourut à la fin du siècle, laissant une fortune énorme et des enfants mariés, grâce à de belles dots, au plus près des ministres.

1 Courtils ne se trompe pas quand il dit (Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 13) que Tréville logeait près du Luxembourg. 2 Fontrailles était né dans les premières années du XVIIe siècle ; il mourut en 1677. Sa Relation des choses particulières de la cour pendant la faveur de M. le Grand, a été imprimée dans la Collection Petitot et Monmerqué, 2e série, t. LIV, p. 405-77. 3 Puységur a laissé aussi des Mémoires fort intéressants, qui ont été édités par Tamizey de Larroque. 4 Gaston-Jean-Baptiste, marquis, puis duc de Roquelaure (en 1653), naquit en 1617 d'un père qui passait pour avoir beaucoup de verve gasconne. Il servit comme capitaine dès 1635 et devint maréchal de camp après le siège de Courtrai, en 1646. Il mourut en 1683 gouverneur de Guyenne.

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Ce qu'était Paris quand il apparaissait la première fois aux étrangers, nous avons essayé de le dire tout à l'heure. Nous voudrions maintenant regarder de plus près cette ville où, à part le temps réservé aux voyages et aux campagnes de guerre, la vie de notre héros va s'écouler tout entière.

Elle était divisée en trois parties bien distinctes : la Cité, la Ville et l'Université. La Cité au centre, entre les deux bras de la Seine ; la Ville sur la rive droite, fermée par les portes Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, Saint-Honoré et Porte-Neuve ; l'Université sur la rive gauche, avec les portes Saint-Bernard, Saint-Victor, Saint-Marcel, Saint-Jacques, Saint-Michel, Saint-Germain, de Bussi, Dauphine et de Nesle. Du même côté, mais hors des remparts, le Bourg de Saint-Germain-des-Prés prenait de jour en jour une importance plus grande.

Les curiosités du Paris d'alors étaient nombreuses, et il est facile, grâce aux relations de voyage ou aux descriptions que les libraires publiaient à l'usage des étrangers, de savoir quelles étaient celles qui attiraient le plus communément les visiteurs.

Il y avait d'abord le spectacle infiniment varié de la Seine — un fleuve mort aujourd'hui, si on le compare à ce qu'il était en ce temps-là —, coulant largement entre des rives plates, sillonnée par d'innombrables petits bateaux de toute dimension et de toute forme. Plusieurs ponts la franchissaient, sur quelques-uns desquels on passait entre deux rangées de maisons, comme le Pont-au-Change, le Pont Saint-Michel et le Petit-Pont ; le Pont-Neuf, avec ses douze arches et sa chaussée bordée de deux trottoirs plus élevés, était le vrai centre de la vie populaire, où les charlatans, les vendeurs d'orviétan, les comédiens de foire attiraient la foule sous le sourire de bronze du bon roi Henri. Dans la Cité, le vieux Palais de justice avec ses galeries remplies de boutiques, où les femmes les plus jolies et les plus avenantes aguichaient les chalands, était un des endroits les plus fréquentés. La masse imposante du Louvre frappait d'un tel étonnement les visiteurs que certains lui avaient fabriqué une belle étymologie : Louvre, disaient-ils, signifie l'Œuvre, parce que, pour le terminer, il y faudrait travailler jusqu'à la fin du monde. Les places et les jardins recueillaient aussi leur part de l'admiration publique : la Place Royale, presque neuve, vaste carré entouré de beaux hôtels, sous lesquels circule une galerie couverte, et orné en son milieu de la statue du roi ; le jardin du Luxembourg, à la belle terrasse, aux ombrages profonds, aux gazons fleuris ; le grand jardin des Tuileries, avec ses bosquets, ses allées d'ormeaux et de mûriers, ses haies, ses fontaines jaillissantes, sa volière, son Écho. De la terrasse de l'Orangerie on suivait de l'œil les carrosses qui s'en allaient au Cours-la-Reine, et on notait que cinq ou six de ces véhicules pouvaient tenir de front dans la principale allée. Les gens studieux faisaient le compte des 65 collèges qui composaient l'Université ; ceux qui cherchaient les distractions mondaines les trouvaient dans les beaux hôtels ombragés du Marais, où les gens de qualité, qui y demeuraient de préférence, consentaient à entrouvrir aux curieux la porte de leurs cabinets.

Paris était déjà la capitale du bon goût, le séjour de la vie élégante, des bonnes manières et de la civilisation. Il fallait, pour paraître à la cour, estre bien vestu à la mode de trois ou quatre Messurs qui ont l'autourité, comme disait le baron de Fœneste, et ces Messurs s'ingéniaient à dérouter les imitateurs par toute espèce d'inventions extravagantes. Un Italien venu en France sous le ministère de Mazarin nous a laissé un tableau peu flatté, mais exact, des modes de cette époque. Les hommes, dit-il, portent un costume bariolé, des braies d'une largeur

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et d'une profondeur invraisemblables. Des collerettes droites et raides engoncent la tête, qui a peine à se mouvoir dans ce carcan amidonné. Sur les cheveux, toujours séparés au milieu du front par une raie profonde, est posé un chapeau pointu qu'ombrage un panache aussi long qu'une queue de renard. Dans le dos flotte une ample cape rouge. Les chaussures sont de larges bottes, toujours munies d'éperons, des souliers de couleur écarlate, très étroits, à hauts talons, à bords extrêmement évasés. Ainsi se présente l'homme de qualité à la fin du règne de Louis XIII. Quant aux femmes, elles doivent être pâles ; c'est pourquoi elles se collent sur le visage emplâtres et cosmétiques et enfarinent leur chevelure. Avec leurs vertugadins, soutenus par de véritables cercles de barrique, elles sont aussi encombrantes que ridicules1.

Tant que durait le jour, les rues, où régnait une fantaisie de kermesse, étaient un amusement pour le regard, de la boutique du cordonnier, où les bottes pendaient au plafond, accrochées par des ficelles, jusqu'aux rôtisseries, d'où s'échappait le suave parfum des viandes dorées. Marchands d'eau-de-vie, vielleurs, aveugles, joueurs de flûte et de tambourin, montreurs de chiens savants, danseuses bohémiennes, bouffons italiens, porteurs d'eau, crocheteurs, marchands de mort aux rats soufflaient, avec leurs cris, leur va-et-vient, leurs boniments, comme un vent de folie allègre dont profitaient aussi bien les vide-goussets que les badauds. Un voyageur compare la foule allant à ses affaires ou baguenaudant par les rues de la ville capitale à un essaim de fourmis ou à la troupe des Myrmidons.

Paris était beau, mais Paris était sale. Maintenant que les voies sont larges, claires, inondées de lumière et de soleil, on se fait difficilement une idée nette de ce qu'était cet enchevêtrement de rues étriquées, inégales, malsaines. Il en sortait de tels relents méphitiques que le sieur Courtois, médecin, demeurant rue des Marmousets2, voyait chaque matin ses chenets de cuivre recouverts d'une couche de vert-de-gris dans sa salle sur la rue3. Bien longtemps après l'époque où nous sommes, la rue des Prouvaires passait pour une des plus larges et plus belles rues qu'on pût trouver. On ne sortait que botté jusqu'à mi-cuisses, et pour cause, car pour empêcher la boue de gâter les vêtements, il fallait s'équiper un peu en égoutiers.

La nuit tombée, il n'était pas prudent de sortir sans escorte de laquais. Bien entendu, on avait toujours des armes. La ville, éclairée seulement par quelques mauvaises lanternes qu'allumaient les bourgeois et qu'éteignaient les malfaiteurs, devenait un véritable paradis pour les filous et les coupeurs de bourse4.

Dans ce Paris des environs de 1640 le jeune Castelmore arrivait avec les yeux vifs et les joues duvetées de la jeunesse. Nous aimerions à savoir qu'il était grand, svelte, bien fait de sa personne. Si le portrait, qu'un libraire avisé mit

1 Lettre du chevalier Marin au cardinal Montalto, publiée par E. Rodocanachi dans la Revue des Ét. hist., 1892, p. 481-7. 2 La rue des Marmousets-en-la-Cité n'existe plus. Elle se trouvait dans le voisinage de Notre-Dame, et allait des rues de la Colombe et Chanoinesse à celles de la Lanterne et de la Juiverie. 3 Mémoires du jeune Brienne, I, 149-50. 4 F. Barrière, Introduction aux Mémoires du jeune Brienne.

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beaucoup plus tard en tête de ses pseudo-mémoires1, est bien celui de notre héros, il se peut que la réalité ne soit pas une fois n'est pas coutume — trop décevante à côté du rêve. D'Artagnan y apparaît sous le costume d'un homme de guerre, la poitrine cuirassée et barrée d'une écharpe, le bâton de commandement dans la main gauche. Sous la perruque plate, les yeux bien ouverts regardent droit, le nez s'incurve légèrement, et une fine moustache met une ligne d'ombre au-dessus des lèvres spirituelles2. Visage sympathique en vérité, digne d'avoir été celui du don Quichotte adolescent au teint mat, à la chevelure sombre, aux traits énergiques, dont la plume de Dumas a su graver l'image ineffaçable dans le souvenir de ses lecteurs.

D'Artagnan prenait place au bon moment parmi la noblesse, un peu folle de ses vingt ans, mais toute brillante de jeunesse, qui vivait alors à Paris, alliant la bonne humeur française à l'élégance italienne et à la fierté castillane3. Époque séduisante entre toutes, où Cyrano de Bergerac, — d'Artagnan poète, a-t-on dit4, — guerroie contre les philistins, où Molière, contemporain lui aussi de ces deux illustres5 commence à regarder d'un œil perçant le monde et la vie, tandis que Richelieu, désespérant de conquérir une royale maîtresse, se glisse, la nuit venue, dans les ruelles tortueuses qui avoisinent le Palais-Cardinal, pour aller reposer, près de Marion de l'Orme ou de madame de Fruges, sa belle et fine tête fatiguée.

1 En tête du premier volume de l'édition parue en 1704 à Amsterdam (Pierre Bougé, 4 vol. in-12). Un exemplaire de cette édition, ignorée de presque tous les bibliographes, se trouve à la Bibliothèque de l'Institut. M. Lozes, d'Auch, en possède un autre qu'il nous a permis gracieusement d'utiliser. Nous donnons le portrait d'après l'exemplaire de Paris où la gravure est mieux venue. 2 Il est difficile de savoir si ce dessin, d'exécution peu soignée, est la reproduction d'un portrait qui aurait été fait de d'Artagnan à l'époque où il était capitaine des mousquetaires. Aucune peinture de ce genre ne parait être arrivée jusqu'à nous, et aucun portrait de d'Artagnan n'est mentionné dans l'inventaire de son mobilier dressé après sa mort. On pouvait supposer, à cause du bâton de commandement, que le libraire avait pris simplement une gravure représentant un maréchal de France. Les recherches que nous avons faites dans la collection de portraits de maréchaux du Cabinet des Estampes et dans l'œuvre de plusieurs graveurs de cette époque ont été infructueuses. 3 Le Cid avait été joué en 1636. 4 N. Bernardin, Hommes et mœurs au XVIIe siècle, 1900, p. 130-131. 5 Cyrano était né en 1619, Molière en 1622.

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CHAPITRE IV. — D'ARTAGNAN AUX GARDES.

Les libertés de Dumas père. — Les débuts romanesques de d'Artagnan : vérités et vraisemblances. — D'Artagnan cadet aux gardes. — Ses premières

campagnes. — Son passage aux mousquetaires. — Il devient gentilhomme de Mazarin. — Missions de confiance. — D'Artagnan, Bussy et madame de

Miramion. — La Fronde et les exils du cardinal. — D'Artagnan lieutenant, puis capitaine aux gardes. — Nouvelles campagnes et missions.

Les lecteurs des Trois mousquetaires, pour qui ce livre a été en grande partie écrit, s'étonneront peut-être de ne pas trouver dans les pages qui vont suivre les renseignements qu'ils attendent sur le beau Buckingham, les amours d'Anne d'Autriche, ou l'affaire du bastion Saint-Gervais au siège de La Rochelle. Il faut donc, sans plus tarder, les prévenir qu'Alexandre Dumas a un peu abusé de leur complaisance quand il leur a montré le jeune d'Artagnan se taillant sa part — et quelle part ! — dans ces subtiles intrigues et ces mirifiques exploits. C'est d'une quinzaine d'années, ni plus ni moins, que le romancier s'est permis d'avancer les débuts de son héros, car le récit des Trois mousquetaires évolue entre 1625 et 1628 — la capitulation de la Rochelle est du 28 octobre — et d'Artagnan ne put arriver à Paris que longtemps plus tard, aux environs de 1640.

De plus, quand on lit après le roman moderne les Mémoires de M. d'Artagnan, on s'aperçoit que Dumas, loin de suivre pas à pas son devancier, ne fait guère que s'inspirer de ce récit plus ou moins historique. Le bourg de Meung près d'Orléans remplace celui de Saint-Dyé près de Blois ; M. de Rosnai se transforme en M. de Rochefort ; Porthos devient, aux lieu et place de Besmaux, le héros ridicule de l'histoire du baudrier ; et on a quelque peine à reconnaître dans la jolie madame Bonacieux l'hôtesse parisienne de d'Artagnan. Quant à Milady, personnage tout à fait épisodique dans le récit de Courtils de Sandras, elle acquiert avec Dumas une importance singulière. Il faut noter aussi que dans les Mémoires de M. d'Artagnan il n'est nullement question que Milady soit marquée d'une fleur de lis sur l'épaule. C'est dans les Mémoires du Comte de Rochefort que Dumas a pris ce détail dont il a tiré un si grand parti.

On voit par là avec quelle liberté le romancier populaire a puisé dans ces fameux Mémoires. Le lecteur est donc averti une fois pour toutes qu'on s'efforcera de commenter, non pas le récit, trop peu fidèle, de Dumas, mais celui de Courtils de Sandras, en disant ce qui doit en être retenu ou rejeté quant à l'histoire véridique de d'Artagnan1.

1 Pour la série de Vingt ans après (époque de la Fronde, 1648 à 1652), Dumas s'est peut-être inspiré encore quelque peu de l'œuvre de son devancier, quand il met en scène, par exemple, d'Artagnan et Besmaux gentilshommes de Mazarin, ou qu'il conte les aventures du premier en Angleterre. C'est que cette partie de la vie de d'Artagnan se trouve dans le premier volume des Mémoires, le seul qu'il semble avoir consulté. Pour le Vicomte de Bragelonne, ou Dix ans plus tard (1660-1661), Dumas ne doit rien à l'ouvrage de Courtils de Sandras.

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Il faut renoncer à considérer comme rigoureusement exacts les débuts de d'Artagnan tels que Courtils de Sandras les rapporte longuement dans les Mémoires : sacrifice nécessaire, mais qui pourra sembler pénible aux lecteurs plus friands de romans joyeux ou dramatiques que de récits vrais et moins attrayants.

Adieu donc la rencontre de Porthos, le mousquetaire, dans l'antichambre de Tréville1 ; adieu le duel au Pré-aux-Clercs, du côté de l'île Maquerelle — depuis l'île des Cygnes entre Jussac, Biscarrat, Cahuzac et Bernajoux contre Porthos, Athos, Aramis et d'Artagnan ; adieu aussi les premières fredaines avec la gracieuse hôtesse2.

Il est bien vrai, pourtant, que les duels étaient alors comme une maladie parisienne ; si, au temps du baron de Fœneste, on ne voyait dans la capitale que yens qui se vattent pour un clin d'uil, si on ne les salue que par acquit, pour une fredur, si un manteau d'un autre touche le lur, si on crache à quatre pieds d'ux3, ces susceptibilités ridicules étaient loin d'être passées de mode sous Louis XIII. Les duellistes nommés dans les Mémoires, ont, au surplus, parfaitement existé en chair et en os. On sait très bien qui ils étaient et quelle fut leur carrière militaire : Claude, comte de Jussac, fut tué à la bataille de Fleurus en 1690, à plus de soixante-dix ans. Cahuzac et Biscarras (ou Biscarrat) étaient frères, de la famille de Rotondis, et créatures de Richelieu. Biscarrat fut lieutenant des chevau-légers du cardinal-ministre ; quant à Vernajoul, Bernajoux à la gasconne, c'était un gentilhomme du pays de Foix, capitaine au régiment de Navarre4. Quel dommage que les inspecteurs de police de ce temps n'aient pas écrit leurs souvenirs ! Ils auraient vraisemblablement parlé de ces rencontres, que Courtils donne pour avoir fait grand bruit et n'avoir pas médiocrement contribué à lancer, si on peut dire, la jeune renommée de notre Gascon.

A dire vrai, on ne sait guère non plus que par Courtils, confirmé d'ailleurs par le grave Pinard, que Charles de Batz-Castelmore entra en qualité de cadet au régiment des gardes, dans la compagnie de des Essarts, beau-frère de Tréville5. Peut-être est-ce dès cette époque qu'il prit le nom de d'Artagnan, parce que, si l'on en croit d'Hozier, le roi était accoutumé à ce nom, que l'oncle maternel du jeune cadet, Henri de Montesquiou, avait porté avec honneur dans le même régiment.

Les cadets étaient des jeunes gens qui entraient volontairement dans les troupes sans recevoir de solde, ni être inscrits sur les rôles, et à qui on ne pouvait refuser leur congé dès qu'ils le sollicitaient. Ils servaient seulement pour apprendre le métier de la guerre et se rendre capables d'y avoir plus tard de

1 Au dire de Courtils, le père de Porthos aurait été voisin du père de d'Artagnan de deux ou trois lieues, et, de plus, Porthos aurait eu deux frères, Athos et Aramis, aux Mousquetaires, ce qui, on l'a vu, est contraire à la vérité. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, I, passim. 3 Aventures du Baron de Fœneste, chap. IX. 4 J. de Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 190-191. 5 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 40. François de Guillon, seigneur des Essarts, était le frère d'Anne de Guillon, femme de Tréville (J. de Jaurgain, op cit., p. 33). Il fut tué en juin 1645 au siège de La Mothe en Lorraine (Gazette de France, 1645, 1re partie, p. 523).

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l'emploi. Les cadets avaient été fort nombreux sous Henri IV. On en comptait encore beaucoup sous le règne de son fils1.

Le régiment des gardes françaises, véritable école militaire des cadets de Gascogne — au début, huit de ses compagnies sur dix étaient commandées par des capitaines gascons — avait été créé pendant la minorité de Charles IX. Composé de 32 compagnies d'environ 300 hommes, désignées chacune, sauf la colonelle, par le nom de son capitaine, il tenait le premier rang parmi tous les régiments d'infanterie2. Le mestre de camp général était précisément alors Antoine de Gramont, de qui nous avons déjà parlé. Il avait succédé à Rambures, tué au siège de La Capelle en 1637, et était sur le point de voir ses services récompensés par le bâton de maréchal de France3. Les gardes françaises avaient le pas sur tous les autres corps de troupes, comme gardes de la personne du prince et le plus considérable régiment du royaume. Les officiers jouissaient du droit de committimus. Le régiment faisait partie des troupes d'infanterie de la Maison du roi avec les cent suisses et les gardes suisses. Les gardes françaises ne portaient pas encore d'uniforme, chaque compagnie ayant quelque signe distinctif. Ils avaient le privilège d'entrer les premiers dans une place prise4. A la fin du XVIIe siècle, les gardes purent revendiquer avec orgueil le mérite d'avoir formé nombre de maréchaux de France, tels que Guébriant, Fabert, Toiras, Catinat, Vauban, Montesquiou5.

Au cours des deux années qui précédèrent la mort de Richelieu, survenue le 4 décembre 1642, le régiment des gardes prit part à plusieurs campagnes. En 1640, la plus grande partie de ses compagnies — huit d'entre elles se trouvant en ce moment en Italie — ouvrirent la tranchée le 4 juillet devant Arras et se signalèrent à la reprise du fort Rantzau. Le capitaine Pauliac y fut tué6, et — c'est un détail que les relations du siège ne mentionnent pas — Cyrano de Bergerac blessé7. Cyrano dialoguant, assis sur un tambour, avec d'Artagnan appuyé sur son épée, voilà une scène piquante à laquelle M. Rostand n'a pas songé !

En 1641, les mêmes troupes prirent part au siège d'Aire qui résista quarante-neuf jours. Le 29 juin, les gardes perdirent un aide-major et 190 hommes à l'assaut de la demi-lune. La place capitula le 26 juillet. Les gardes terminèrent la campagne devant Bapaume, et, après la prise de cette ville, ils se rendirent à Fontainebleau, où était le roi8. En 1642, les compagnies qui avaient fait la campagne de Picardie suivirent Louis XIII en Roussillon. Le 18 mars, sous les ordres de Fabert, alors capitaine aux gardes, elles ouvrirent la tranchée devant Collioure, et le 1er avril, elles entrèrent de force dans la ville. La prise de Perpignan (9 septembre) mit fin à la campagne, et Richelieu mourut le 4 décembre, deux mois et vingt-deux jours après l'exécution de dé Thou et de Cinq-Mars.

1 Daniel, Hist. de la milice française, II, p. 278-9. 2 Daniel, II, 260. 3 En 1641 (Daniel, II, 267-8). Susane (H. de l'Inf., II, 5) donne pour Gramont la date du 18 avril 1639. 4 Daniel, II, pp. 279 et suivantes. 5 Daniel, II, 287. 6 Le Pippre ; Daniel ; Susane, H. de l'Inf., II, 48-9. 7 Voir la Préface, mise par Lebret, l'ami de Cyrano, en tête de l'Histoire comique des états et empires de la Lune et du Soleil, éd. P.-L. Jacob, 1858, p. 14. 8 Susane, II, 50.

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Il semble bien que dans les états de service de d'Artagnan tels que les donne Pinard en sa Chronologie historique et militaire1, sa participation aux sièges d'Arras, d'Aire, de La Bassée et de Bapaume en 1640 et 1641, de Collioure et de Perpignan en 1642, soit fondée sur le récit de Courtils. Ce n'est donc pas encore le moment d'abandonner les formules dubitatives. Il faut faire remarquer cependant que pour les sièges de 1641 Courtils paraît ne parler que de celui de Damvilliers, ce qui semblerait indiquer que Pinard a eu à sa disposition une autre source, peut-être les états de service authentiques qui existaient jadis au Dépôt de la guerre et qui ont disparu fâcheusement avec tous ceux de cette époque2.

Bientôt Louis XIII mourait à Saint-Germain-en-Laye, le 14 mai 1643, et la Régence recueillait quelques jours après à Rocroi Sa première moisson de gloire. Il n'y a pas apparence que d'Artagnan ait assisté à cette grande journée. Du moins la maladie et la mort du roi avaient-elles retenu à Paris les compagnies des gardes qui servaient alors dans le royaume3.

Pinard enregistre ici que d'Artagnan, vers cette époque, serait passé en Angleterre comme gentilhomme du comte d'Harcourt, aurait servi Charles I" contre les mécontents et se serait trouvé à la bataille livrée par le prince Robert au comte d'Essex. Mais, comme il y a grandement lieu de soupçonner qu'il s'en est rapporté sur ce point aux Mémoires de M. d'Artagnan, on ne saurait mieux faire que de renvoyer le lecteur, dûment averti, à cet ouvrage. Il y verra, intercalées dans le récit du séjour en Angleterre, les fameuses histoires des amours avec Miledi (Milady) et de la médecine d'Aramis, de l'authenticité desquelles il nous est impossible de nous porter garant.

C'est également sans succès que nous avons cherché à nous renseigner sur une tentative d'assassinat dont d'Artagnan et d'autres gardes auraient été victimes à la Foire Saint-Germain. D'Artagnan et Athos auraient été blessés, mais trois des bravi, apostés peut-être par l'énigmatique anglaise, seraient restés sur le carreau. Il eût été bien intéressant de savoir par le rapport du commissaire au Châtelet comment les choses se passèrent. Mais il est probable que cette belle aventure ne s'est produite que dans l'imagination de Courtils de Sandras4.

Il faut revenir au récit de ces actions de guerre que Voltaire appelait les détails de la fureur et de la misère humaine5. Se battre contre les ennemis était à la mode. Tandis que le fils d'un petit majordome italien, Giulio Mazarini, s'étant haussé au rang de premier ministre du roi de France, s'essayait à gouverner un peuple, le jeune monarque qui devait être Louis le Grand montrait dès l'âge le plus tendre un goût très vif pour les exercices guerriers auxquels il allait sacrifier avec prédilection pendant sa longue vie. Il se plaisait déjà à commander la manœuvre de ses mousquetaires6, et vagabondait dans les corridors du Louvre, battant le tambour de toute la force de ses mains enfantines.

1 Pinard, VI, 418. 2 Les Mémoires de M. d'Artagnan narrent ces événements avec un luxe de détails qui ne ne laisse pas d'être fatigant. L'auteur a d'ailleurs entremêlé son récit de divers épisodes, dont certains, quoique probablement imaginaires, comme les démêlés avec Rosnai et les amours avec l'hôtesse, concernent du moins d'Artagnan lui-même, mais dont d'autres, l'histoire de Saint-Preuil, gouverneur d'Arras par exemple, n'ont rien à voir avec lui. 3 Susane, II, 51. 4 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 250 à 359. 5 Siècle de Louis XIV, chap. XI. 6 Mémoires du jeune Brienne, I, 219.

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En 1644, le régiment des gardes, sauf quelques compagnies de service auprès du roi, s'en fut à l'armée de Flandre sous le duc d'Orléans. Les forts de la Bajette (entre Gravelines et Saint-Omer), de la Capelle et de Saint-Folquin se rendirent successivement. Il n'est pas inadmissible que d'Artagnan soit entré le premier, comme le veut Courtils, dans le fort Saint-Philippe que les Espagnols avaient abandonné la nuit1. Il faut bien que notre héros ait mis à son actif quelques brillants faits d'armes, et on peut supposer que Courtils ne les a pas tous inventés. C'est tout ce qu'on peut dire. On sait aussi que les gardes ouvrirent la tranchée devant Gravelines le 18 juin, qu'après la prise de la ville, ils furent employés à soumettre les forts espagnols situés sur la rivière d'Aa, et qu'ils terminèrent la campagne en forçant les retranchements des Espagnols à Steenvoorde2.

D'après Courtils et Pinard, cette campagne aurait été la dernière de d'Artagnan dans les gardes, car à la fin de cette année il serait entré aux mousquetaires3. Il ne put, en tout cas, y rester bien longtemps, puisque la compagnie fut cassée en 1646.

Quoi qu'il en soit, il aurait pris part en 1645, comme mousquetaire, à la campagne de Flandre. Au siège de Bourbourg, pendant qu'on repoussait une sortie, il aurait reçu trois coups de feu dans ses habits et un dans son chapeau, tandis que plusieurs de ses camarades seraient tombés mortellement blessés à ses côtés4. Quand Dieu garde quelqu'un, lui fait dire son historiographe, il est bien gardé. Par malheur, cette phrase se trouve textuellement dans les Mémoires de Bussy, et Courtils est fort capable d'avoir imaginé l'incident de Bourbourg pour se donner l'occasion de la placer. D'après Pinard, qui s'est probablement contenté de noter à quelles actions les mousquetaires prirent part au cours de cette campagne, d'Artagnan se serait trouvé aussi à la prise de Cassel, de Mardick, de Linck, de Menin, de Béthune et de Saint-Venant.

Colbert a dit que d'Artagnan fut une créature de Mazarin ; rien n'est plus vrai. C'est vers 1646, semble-t-il, que d'Artagnan lia sa fortune à celle du cardinal en devenant, en même temps que Besmaux, l'un de ses gentilshommes. Courtils de Sandras a conté dans les Mémoires de M. d'Artagnan de nombreux épisodes des rapports du Gascon et de l'Italien, et cela avec une apparence de vérité que confirme le portrait, très exact et très vigoureux, qu'il a tracé du célèbre ministre. Il le montre, ce cardinal, si passionné pour le jeu qu'il n'hésite pas, comme plus tard un autre de ses compatriotes, Casanova, à corriger la fortune, ou, selon le charmant euphémisme qui lui était familier, à prendre ses avantages5. On l'entend promettre sans se lasser, et endormir de paroles ceux qui avaient le plus de raisons de se défier de lui ; on l'entend estropier et bégayer le français avec cet accent effroyable dont il ne put jamais se défaire, et dont l'acteur Gil Naza savait, dit-on, se servir admirablement pour camper le personnage dans la Jeunesse de Louis XIV de Dumas père.

Voici comment, au dire de Courtils6, d'Artagnan entra au service de Mazarin. Il avait rejoint le roi à Amiens pour se rendre à l'armée du duc d'Orléans, quand

1 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 359-78. 2 Susane, II, 51. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 378. 4 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 396-407. 5 Mémoires du jeune Brienne. 6 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 424-427.

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l'Éminence demanda à Tréville deux mousquetaires n'ayant que la cape et l'épée, afin qu'ils lui eussent l'obligation de leur fortune. Celui-ci indiqua les deux Gascons à bourse plate, Besmaux et d'Artagnan, qui revinrent aussitôt à Paris se mettre à la disposition de leur nouveau maitre. Tous deux nageaient dans la joie, et s'attendaient à faire dorénavant un chemin rapide dans le sillage du tout-puissant ministre. Ils croyaient même que les cailles, pour ainsi dire, leur alloient tomber toutes rôties dans la bouche. Mais il leur fallut prendre patience, courant sans cesse pour Mazarin qui, de cette manière, n'avait pas à payer de sa poche des messagers particuliers. Tout de même, ils avaient bouche à cour1, ce qui est bien quelque chose pour des gens qui se sentent le ventre creux et les dents longues.

D'après Courtils — toujours lui ! — à qui Pinard continue d'emprunter ses renseignements pour la biographie succincte de d'Artagnan, le nouveau gentilhomme de Mazarin aurait inauguré ses fonctions en portant au maréchal du Plessis, qui était en Italie, l'ordre de passer en Provence et de s'y embarquer pour Orbitello avec le maréchal de la Meilleraie2. Aucun document ne permet de confirmer Courtils sur ce point, mais, en revanche, il est parfaitement exact que d'Artagnan fut envoyé cette année-là devant Courtrai dont on faisait le siège. On lit en effet, à la date du 30 juin 1646, dans la Gazette de France, à laquelle il est, au demeurant possible que l'auteur des Mémoires ait pris ce détail : Le 28, le sieur d'Artagnan, l'un des gentishommes de Son Éminence, arriva ici de notre armée de Flandre, et rapporte que la place de Courtrai est tellement pressée qu'il y a espérance que Son Altesse Royale l'emportera dans quatre ou cinq jours, et que les ennemis avoyent passé la rivière du Lis pour tascher d'introduire dans la place quelque secours par le quartier de Sa dite Altesse, qu'ils croyoient moins retranché que les autres : d'où ils furent repoussés avec grande perte, comme vous sçaurez plus particulièrement3.

En septembre-octobre, d'Artagnan aurait assisté au siège de Dunkerque, où le comte de Laval aurait été tué à ses côtés4. Il est vrai que Laval, blessé le ter octobre 1646, mourut le 8, quatre jours après la prise de la ville, mais il n'y a rien sur d'Artagnan dans les relations du siège, en particulier dans celle de Sarrazin5. Il n'a pas été possible non plus de savoir si le gentilhomme de Mazarin Mazarin fit en Angleterre et en Allemagne, en 1647 ou 1648, les voyages que lui prêtent l'auteur des Mémoires de M. d'Artagnan6 et celui de la Chronologie militaire.

Mais un nouveau document, plus irrécusable encore que l'article de la Gazette, va nous montrer d'Artagnan accomplissant, à quelque temps de là, une autre mission du cardinal-ministre. C'était en 1648 ; Charles de Monchy, marquis d'Hocquincourt, depuis maréchal de France, était gouverneur de Péronne, Roye et Montdidier. II fallait le prévenir de desseins hostiles formés par les ennemis sur la frontière française et l'engager, ainsi que M. le Prince et M. de Vaubecourt, à prendre toutes mesures utiles pour garantir d'une surprise les places de la région, Saint-Quentin, Guise, La Capelle et Ham aussi bien que Péronne.

1 Mémoires de M. de Bordeaux, I, 1758, p. 158-161. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 427-441. 3 Gazette de France, 1646, p. 546 (lire 536). 4 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 455-468. 5 1649, in-4°. 6 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 504-540.

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D'Artagnan fut chargé de cette mission de confiance, et partit le 9 juin 1648, muni des instructions suivantes :

Mémoire à M. d'Artagnan s'en allant à Péronne le 9e juin.

Le sieur d'Artagnan dira à M. d'Hocquincourt que l'on a eu avis de Bruxelles que les ennemis assemblent environ trois mil hommes dans le Hainaut pour tenter quelque surprise sur nos places frontières, ou pour faire diversion, entrant en France par quelque endroict que je ne sçais point. C'est pourquoy, il dira au dit sieur d'Hocquincourt qu'il se tienne sur ses gardes, et le priera de donner part de cet avis aux autres gouverneurs, et leur recommandera la mesme chose, et qu'ils assemblent en cas de besoin les milices du pays pour les jetter dans leurs places afin de n'estre pas pris au dépourveu, et le dit d'Artaignan pourra mesme, si M. d'Hocquincourt le trouve bon de la sorte, aller en quelqu'une des places proches de là, comme Saint-Quentin et Guise, en mesme temps que le dit sieur d'Hocquincourt pourra envoyer quelque autre au Catelet, à la Capelle et à Ham. Il dira mesme à M. d'Hocquincourt que l'on a donné ordre à M. de Vaubecourt de marcher vers nos places avec les mesmes troupes qu'il avoit quand il en partit par ordre de M. le Prince, auquel aussy on a depesché pour l'informer de tout, afin qu'en cas de besoin il puisse donner les assistances nécessaires. S'ils voyent d'estre pressez, on se remet à eux de depescher à M. de Vaubecourt pour luy en donner advis et s'ajuster1.

Il est fâcheux que dans les affaires de ce genre, on sache fort bien, d'habitude, ce que l'envoyé devait faire, mais point du tout comment il s'est acquitté de sa mission. C'est exactement le cas pour celle que d'Artagnan eut à remplir à Péronne et autres lieux.

Le même été, tandis que d'Artagnan se trouvait peut-être à Paris, éclata un scandale mondain qui défraya longtemps les conversations à la cour et à la ville. On apprit un beau matin d'août qu'une toute jeune et belle veuve de dix-neuf ans, madame de Miramion2, avait été enlevée au Bois de Boulogne par Bussy, qui l'avait conduite de force au château de Launay non loin de Sens, chez le commandeur Guy de Rabutin, son parent. Cette aventure est demeurée célèbre autant par son caractère romanesque, que par la notoriété, des deux héros, dont l'un était déjà fort connu par son esprit et ses fredaines, et dont l'autre devait acquérir une réputation toute différente et assez imprévue grâce à l'exaltation toujours croissante d'une piété excessive. Il paraît bien évident que si Courtils de Sandras a mêlé d'Artagnan à cette affaire, d'abord comme ayant failli épouser mademoiselle de Miramion, son véritable ballot, au dire d'une dame de ses amies, ensuite comme l'ayant tirée des mains de Bussy3, c'est d'abord parce qu'il avait là sous la main un épisode pittoresque, c'est aussi parce qu'il n'était pas fâché de montrer en mauvaise posture le spirituel cousin de madame de Sévigné. Assurément, il ne l'aimait pas. En d'autres circonstances, il n'a pas manqué de tirer des Mémoires de Bussy, sans se faire faute de les travestir au

1 Aff. Etr., Corr. pol. Pays-Bas, vol. 30, f° 99 (original avec des corrections qui paraissent de la main de Mazarin). Cf. vol. 28, f° 112 v°. A la suite, lettres de Mazarin à Vaubecourt et à M. le Prince (10 juin). 2 Marie Bonneau, fille de Jacques, seigneur de Rebelle, née le 2 novembre 1629, avait épousé à seize ans, en 1645, Jean-Jacques de Beauharnais, seigneur de Miramion, qui mourut six mois après, la laissant grosse d'une fille qui devait être la Présidente de Nesmond. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 455-68.

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besoin, des anecdotes où ce dernier paraissait sous un jour tant soit peu ridicule1. En tout cas, aucun des nombreux auteurs contemporains, qui ont parlé de l'enlèvement de madame de Miramion, ne dit un mot de cette prétendue intervention de d'Artagnan ; aucun des écrivains postérieurs, qui, s'occupant soit de madame de Miramion soit de Bussy, ont étudié et confronté les divers témoignages, n'a cru devoir retenir le récit de l'auteur des Mémoires de M. d'Artagnan2. C'est par des exemples comme ceux-là qu'on est fondé à traiter de suspect cet ouvrage et que l'historien ne s'aventure à en tirer parti qu'avec d'infinies précautions.

Sur d'Artagnan avant, pendant et après la journée des Barricades (27 août 1648)3, sur ses prétendues missions au nom de Mazarin en Angleterre et en Allemagne, soit auprès de Cromwell, soit auprès des négociateurs de la paix de Munster4, il n'y a rien à dire. Quant aux missions auprès de Louis Foucault, comte du Dognon, gouverneur de Brouage, et des Ormistes de Bordeaux pendant la Fronde, le véritable négociateur fut non pas Charles de Batz-Castelmore, mais Jean-Charles ou Isaac de Baas. Le rôle véritablement rempli par l'un ou l'autre des Baas dans ces circonstances, on le trouvera soit dans l'Histoire des Condé du duc d'Aumale, soit dans le livre de Communay sur l'Ormée à Bordeaux, soit dans les nombreuses lettres de Baas aux Affaires étrangères. En tout cas, Baas négociait et agissait pour les princes, et non pour Mazarin. Est-ce à dessein que Courtils -de Sandras a commis cette confusion5 ?

Pendant la Fronde, d'Artagnan, cavalier infatigable, fait la navette entre le cabinet du cardinal et les chefs d'armées. Après la bataille de Rethel (15 décembre 1650), Mazarin l'envoie auprès du maréchal du Plessis, s'excusant de ce que sa goutte l'empêche d'aller le trouver lui-même pour se réjouir avec lui du succès obtenu sur l'armée de Turenne. Le lendemain, d'Artagnan était revenu de sa course ; il avait apporté à Le Tellier, secrétaire d'État à la guerre, une liste de morts et de blessés6.

Puis, Mazarin ayant été forcé de quitter le royaume (mars 1651), d'Artagnan lui sert d'émissaire, soit auprès de l'électeur de Cologne, soit auprès de Colbert et des autres amis fidèles restés en France. Le 3 avril, le cardinal en exil écrit d'Aix-la-Chapelle à Anne d'Autriche : J'ay envoyé Artaignan à Bonne faire mes complimens à M. l'Électeur et luy demander quelque chanteau pour ma retraitte, car le nonce ne m'a nullement conseillé d'aller à Cologne, où le peuple est

1 Par exemple (Courtils, I, 71-76), l'histoire du colonel d'infanterie qui fait passer, ayant gardé ses bottes, son régiment en revue par le roi. Cela arriva à Bussy qui le raconte dans ses Mémoires (I, 64). Les Mémoires de Bussy avaient paru en 1696, et Courtils avait pu, par conséquent, en prendre connaissance. 2 Citons seulement L. Greder, L'Enlèvement de madame de Miramion par Bussy, dans le Bull. de la Soc. hist. des VIIIe, XVIIe arr., 1906, p. 29-32, et le livre de Gérard-Gailly sur Bussy, où on trouvera une abondante bibliographie du sujet. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 468-504. 4 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 504-506. 5 Courtils dit aussi que Mazarin refusa à d'Artagnan la confiscation, qui montait à 100.000 écus, d'un Portugais nomme Lopez. Il n'a pas inventé ce personnage qui doit être Alphonse Lopez, mort à Paris le 29 octobre 1649, qu'on voulait faire passer pour juif, mais qui était mahométan et se disait des Abencérages de Grenade (Tallemant, Historiettes, II, 187-8). 6 Correspondance de Mazarin, éd. Chéruel, III, p. 943-7.

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extrêmement brutal. Je croy que je pourray demeurer à Leischnik ou à Bruel qui sont à deux lieues de la dite ville, l'un en delà et l'autre en déçà1.

Le choix de Mazarin s'arrêta en définitive sur Brühl, d'où il prépara sa rentrée en France. D'Artagnan apporte alors ses lettres à Colbert2, qui continuait, de même que Fouquet, à correspondre avec le cardinal comme avec son chef incontesté3.

Enfin Mazarin rentre en franco le 22 décembre. Il n'a rien de plus pressé que de confier à son âme damnée, Basile Fouquet, frère de Nicolas, tout un plan d'intrigues, où l'habileté et, le dévouement de d'Artagnan doivent trouver leur emploi. L'abbé dressera une liste de toutes les personnes qu'il sera à propos de voir, et on déléguera auprès d'elles les agents de Mazarin présents à Paris, d'Artagnan, Dalleville, ou le chevalier de Terlon4. Si on recognoissoit, ajoutait encore l'ex-proscrit, que S. A. R. ne fust pas si aigrie contre moy et qu'Elle eust agréable qu'un gentilhomme de ma part luy présentant la lettre, on en pourroit charger d'Artagnan ou Dalleville qui sont à Paris5.

S'il fallait s'en rapporter à Courtils de Sandras, toujours suivi par Pinard et Le Pippre de Neufville, d'Artagnan avait obtenu depuis deux ans déjà, en 1649, une lieutenance aux gardes, libéralité que Mazarin avait fait précéder d'une petite mercuriale ainsi conçue : Monsieur d'Artagnan, jou vous avois toujours pris pour un aigle, et jou vois que vous n'êtes qu'oun oison... Un gouvernement est la moindre chouse que peut espérer oun de mes domestiques ; vouiez la belle comparaison qu'il y a donc d'oune lieutenance aux gardes avec oun gouvernement6. D'Artagnan était depuis longtemps fixé sur la valeur des magnifiques promesses de l'Italien ; mieux vaut tenir qu'espérer, pensait le Gascon pratique. Ce qui paraît sûr en tout cas, c'est qu'en 1651 d'Artagnan n'avait pas encore cette fameuse lieutenance, car, peu de temps après son installation à Brühl, Mazarin écrivait à ce sujet à la reine et au maréchal de Gramont, mestre de camp général du régiment des gardes. La reine, disait-il, m'ayant fait espérer autrefois une lieutenance aux gardes pour d'Artagnan, je m'asseure que, s'il (le maréchal) en parle à Sa Majesté, il. la trouvera toujours dans la mesme disposition7.

On sait un peu mieux la date à laquelle d'Artagnan reçut la charge de capitaine aux gardes. Parlant de la compagnie de Raffuveille, une des 33 du régiment, Le Pippre de Neufville mentionne au rang des capitaines Charles de Bats, connu sous le nom de comte d'Artagnan, nommé, dit-il, à cette compagnie par le cardinal Mazarin en 1655, moyennant 80.000 livres qui servirent de récompense à M. de Vennes, lieutenant-colonel, démissionnaire8. L'examen des papiers trouvés chez d'Artagnan après sa mort fournit à cet égard des renseignements un peu contradictoires. D'une part, en effet, il figure avec le titre de capitaine

1 Correspondance de Mazarin, éd. Chéruel, IV, p. 116. 2 Je reçus hier au soir fort tard par les mains de M. d'Artagnan, les deux lettres qu'il a plu à Votre Éminence de m'écrire des 23 et 24 du mois passé (Colbert à Mazarin, 4 mai 1651, dans Clément, I, 77). 3 J. Lair, Foucquet, I, p. 177. 4 Hugues de Terlon, fils d'un conseiller au Parlement de Toulouse, devint un grand diplomate. Il fut ambassadeur en Suède et on a de lui deux volumes de Mémoires où il raconte ses négociations. 5 Mazarin à l'abbé Fouquet, Sedan, 26 déc. 1651 (Chéruel, IV, 580-1). 6 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 540-46. 7 Mazarin à Lionne, Brühl, 23 avril 1651 (Chéruel, IV, p. 144). 8 III, p. 259.

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aux gardes dans une pièce du 3 mai 1655. D'autre part, le notaire mentionne sous la date du 14 janvier 1656 une commission au sieur de Castelmore d'Artagnan pour une compagnie au régiment des gardes françaises. Enfin, dans l'inventaire des titres et papiers trouvés dans le cabinet de Colbert, n'y a-t-il pas au 13 janvier 1656 une obligation de 4.000 livres consentie à Colbert par Charles d'Artagnan, capitaine des gardes1 ? Dans quel cas les notaires ont-ils mal lu la date de ces diverses pièces ?

Le zèle que d'Artagnan mettait à servir le cardinal explique ces récompenses, malgré tout un peu tardives. Il le suit dans la bonne corme dans la mauvaise fortune. Le 27 novembre 1651, le Parlement avait rendu ses arrêts contre Mazarin et, quelques jours après, celui-ci écrivait à Basile Fouquet : Je vous prie de dira à Artagnan qu'il me revienne trouver et qu'il prenne ses précautions, afin qu'il ne lui arrive pas quelque malheur. Au nom de Dieu, prenez aussy les vostres ; car si tout le monde sçavoit à quel point vous estes Mazarin, je crois que vous feriez mal vos affaires2.

Deux mois plus tard, c'est à Bussy-Rabutin, alors gouverneur du Nivernais, que d'Artagnan apporte, en même temps qu'une lettre du roi, des missives du cardinal et des secrétaires d'État Le Tellier et La Vrillière. Il était, en outre, porteur d'informations verbales, sur lesquelles Bussy était prié de lui donner entière créance3.

En 1653, pendant que la guerre continuait en Champagne, Mazarin envoya d'Artagnan à Champfort, frère du lieutenant-général Souvigny, pour lui ordonner d'établir un pont sur l'Aisne, à Pont-à-Verre (aujourd'hui Pontavert). Ce fut l'occasion de quelques scènes assez divertissantes. D'abord, Champfort ayant répondu qu'il ne pouvait pas faire de pont sans charpentiers, et que ce n'était pas sa faute si tous les officiers de l'artillerie avaient été licenciés, alla trouver Mazarin en compagnie de d'Artagnan qui fut aigrement tancé de n'avoir pas su faire exécuter les ordres. Ensuite, le pont ayant été refait et d'Artagnan ayant porté les compliments du cardinal à Champfort, celui-ci le chargea de la commission suivante : Vous pouvez dire à Son Éminence ce que vous me voyez faire en intention de servir le roy, et que Son Éminence soit satisfaite de mes services ; que, pour la récompense, je ne l'attends que de Dieu4. Il est permis de de penser que d'Artagnan garda prudemment dans sa poche cette réponse un peu raide et cavalière.

Les prétendues aventures de d'Artagnan, envoyé par Mazarin en Angleterre, avec la maîtresse de M. de Bordeaux, ambassadeur français à la cour de Cromwell, et son emprisonnement à la Bastille, ne sont pas, ne peuvent pas être pris en considération. Un fragment de lettre de Mazarin à Servien doit être cependant signalé ici, ne servirait-il qu'à aiguiller de nouvelles recherches, bien difficiles, il est vrai : L'anglois que je vous ay adressé par le moyen du père d'Artagnan, jésuite, vous découvrira sans doute de très grands et importans secrets ; car je sçay, par d'autres voyes, une partie de ce qui se trame entre Cromwell, les Espagnols qui sont en Flandres et le prince de Condé5. Ce père d'Artagnan,

1 Clément, VII, p. 394. Pinard (IV, p. 418-9) donne la date du 14 fév. 1656. Quant à Courtils (II, p. 365), il va au hasard, car il parait rapporter la chose à l'année 1653. 2 Mazarin à l'abbé Fouquet, Pont-sur-Yonne, 11 janv. 1652 (Chéruel, V, p. 7). 3 Lettre du roi à Bussy, Sully, 29 mars 1652, dans les Mémoires de Bussy, I, 261. 4 Mémoires du comte de Souvigny, éd. L. de Contenson, II, 1906, p. 230-2. 5 Châlons, 9 nov. 1653 (Chéruel, VI, 79).

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jésuite, est une chose assez extraordinaire. D'Artagnan aurait-il marché sur les plates-bandes d'Aramis ?

Il y avait alors dans le jardin des Tuileries un certain nombre de pavillons, parmi lesquels celui de la Volière, qui ressemblait à un véritable petit château. Si ce n'est pas notre d'Artagnan qui en fut capitaine et concierge de 16M à 1656, c'est du moins un d'Artagnan familier de Mazarin. Ce personnage, que M. Babeau dans son petit ouvrage sur le jardin des Tuileries1 appelle Pierre, — je n'ai pu savoir sur la foi de quels renseignements, — eut le brevet de cette charge en avril 16542. Avant la mort à Perpignan du titulaire, le sieur Leclerc, commissaire des vivres en Catalogne, le surintendant des bâtiments Le Camus était venu prier Colbert de s'entremettre auprès de Mazarin pour la lui faire obtenir. Il offrait 20.000 livres qu'elle valait environ en billets-de l'Épargne. Colbert s'acquitta de la commission, mais en profita pour postuler en son propre nom, alléguant qu'il lui serait fort commode d'être ainsi logé près du Louvre. Heureusement, d'Artagnan avait devancé les autres compétiteurs, et le cardinal dut s'excuser sur l'engagement qu'il avait pris : J'avois demandé cette charge pour d'Artagnan qui m'en avoit prié, me depeschant un courrier exprès, mais je n'avois pas sçu qu'elle valust plus de 6.000 livres. Si je pouvois faire quelque chose pour vous, je le ferois ; mais vous voyez l'engagement dans lequel je suis3.

Sur ce, Colbert s'inclina gracieusement : Pour la charge que j'avais pris la liberté de demander à Votre Éminence, je serais bien aise qu'elle en gratifie M. d'Artagnan, ses bontés me faisant assez connoistre qu'elle se souviendra de moi dans les occasions qui me seront avantageuses4. Ce dut être un gros crève-cœur pour Mazarin de vendre une charge à meilleur compte qu'il aurait pu. Pourtant d'Artagnan eut la préférence. Deux ans après, le roi lui permit d'en tirer récompense pour subvenir aux dépenses qu'il avait faites à son service. Il s'en démit donc en faveur de M. d'Estrades, lieutenant-général, et gouverneur de Mézières, avec survivance pour Louis d'Estrades, son fils5.

Mais revenons au service actif de d'Artagnan et à ses dernières campagnes en qualité de capitaine aux gardes.

En 1654, le régiment, après avoir accompagné le roi à Reims, pour les cérémonies du sacre, se rendit sous les murs de Stenay qui fut investi le 9 juin, et capitula le 6 août, après un mois de tranchée ouverte. Diverses attaques vers la fin du siège furent meurtrières, et si d'Artagnan ne fut pas au nombre des morts, peu s'en fallut. Il y a eu (à Stenay), écrivait Mazarin à Le Tellier le 29 juillet, un capitaine et sept officiers des gardes de blessés au logement du moineau (bastion plat bâti au milieu d'une courtine). Hervilliers, Artaignan, Le Fay et le chevalier de Montaigu... sont de ce nombre ; mais il n'y en a qu'un ou deux

1 A. Babeau, Le Jardin des Tuileries ans XVIIe et XVIIIe siècles, p. 9. 2 Arxh. nat., O1 7, f° 185, et KK 1551, f° 167 v°. Il n'y a malheureusement pas le prénom du nouveau titulaire. 3 Colbert à Mazarin, 30, octobre et 5 novembre 1653 (Clément, I, p. 210-211). La réponse du cardinal est en marge de la lettre du 30 octobre. 4 Colbert à Mazarin, 15 nov. 1653 (Clément, I, 213). 5 Arch. nat., O1 7, f° 182 v°, et KK 1454, f° 165 v°. Cette pièce ne porte ni date de mois, ni date de jour. Les états de gages des officiers des Bâtiments sont perdus pour les années 1654-1655. La charge du capitaine de la Volière des Tuileries rapportait 1.000 livres ; M. d'Estrades figure à l'état de 1656 pour trois quartiers, soit 750 livres (Arch. nat., O1 2387, f° 110).

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qui soient en danger1. Hervilliers mourut, et le régiment des gardes perdit en outre à Stenay les capitaines du Thil et Rouvray2. Après la reddition de Stenay, le régiment marcha, toujours sous les ordres de Turenne, à l'attaque des lignes espagnoles devant Arras, où le roi et la reine vinrent le 28 août. Il est bon do remarquer que Courtils de Sandras est dans la vérité historique en signalant la présence de d'Artagnan, cette année-là, à l'armée de Turenne3. Il ne parle pas, il est vrai, de la blessure qu'il reçut.

La campagne de 1655 ne fut pas moins dure pour les gardes françaises qui prirent part aux sièges de Landrecies et de Saint-Ghislain. D'après Courtils, Le Pippre et Pinard, d'Artagnan, outre ces deux sièges, aurait assisté à celui de Condé4.

En 1656, le régiment, partagé entre les deux armées de Turenne et du maréchal de la Ferté, se réunit le 15 juin pour faire le siège de Valenciennes. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, pendant que le prince de Condé attaquait les lignes françaises, les gardes, furent fort maltraités et perdirent plusieurs capitaines. Parmi eux fut le capitaine Vitermont, qui s'était particulièrement distingué à la défense de Dunkerque en 1651-25 et à la délivrance d'Arras en 16546. Il chargea chargea de ses volontés son camarade d'Artagnan, qui recueillit son dernier soupir et ses dernières paroles, comme on peut le voir par la lettre que Mazarin lui écrivit de la Mère le 10 août 1656. : J'ay eu un déplaisir extrême de la mort du pauvre Vitermont, et ce que vous me mandez qu'il vous a envoyé dire en mourant redouble encore ma douleur. J'ay satisfait à ce qu'il a souhaité de moy en faisant donner à son frère la récompense de sa compagnie. Je vous prie d'avoir tousjours bien soin de la vostre, rien ne vous pouvant conserver davantage mon estime et mon affection7.

Pour les campagnes de 1657 et de 1658, nous n'avons rien de précis à apporter sur la part que d'Artagnan y prit, selon toute vraisemblance.

En 1657, les compagnies qui marchaient dans l'armée de Turenne firent le siège de Cambrai. Elles durent se retirer. Celles de l'armée de la Ferté assiégèrent Montmédy qui capitula après quarante-six jours de tranchée ouverte. Turenne occupa Saint-Venant, fit lever le siège d'Ardres et assiégea la Mothe-au-Bois qui fut prise et rasée. Il s'empara encore de Bourbourg et de Mardyck. D'après Courtils, la compagnie de d'Artagnan faisait précisément partie de l'armée de Turenne, et il raconte fort longuement comment il réussit à s'introduire dans Ardres, vêtu en vendeur de tabac et contrefaisant l'ivresse. Les 14 compagnies

1 Chéruel, VI, p. 239. 2 Susane, H. de l'Inf., II, p. 56. 3 Mém., II, 454-477. Il dit aussi que d'Artagnan partit ensuite pour le Quesnoy. Cette ville fut prise le 6 sept. 1654. 4 Courtils est d'accord sur tous ces points avec l'historique du régiment des gardes. A Landrecies, d'Artagnan aurait été donné en otage pendant qu'on traitait de la reddition de la place, dont Mazarin lui aurait ensuite refusé le commandement comme étant trop jeune. Ce sont des détails qui n'ont pu être vérifiés. Besmaux, qui commandait les gardes de Mazarin, assista lui aussi à la délivrance d'Arras (La Mesnardiére, Relation du siège, p. 33). 5 Relation publiée par Tamizey de Larroque dans la Coll. Mérid., III, 1872, p. 56. 6 La Mesnardière, Relations de guerre, p. 32, 48. 7 Aff. Étr., Corr. pol. Pays-Bas, vol. 38, f° 164 v°. Courtils dit lui aussi que d'Artagnan prit part à cette campagne.

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des gardes qui avaient servi sous Turenne passèrent leurs quartiers d'hiver à Calais.

Le 15 mai 1658, ces compagnies quittèrent Calais et joignirent' l'armée au Vieux-Hesdin sous Armand de Gramont, comte de Guiche, qui avait obtenu à douze ans, en 1649, la charge de mestre de camp en survivance de son père, et qui commençait à peine à l'exercer. Le 19 mai, ces troupes attaquèrent les régiments irlandais à Mont-Cassel, et de là se rendirent au siège de Dunkerque, où tout le régiment se trouva réuni le 25 mai. C'est alors que d'Artagnan passa, en qualité de sous-lieutenant, aux mousquetaires.

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CHAPITRE V. — D'ARTAGNAN AUX MOUSQUETAIRES.

Le rétablissement des mousquetaires du roi pour le neveu de Mazarin. — Petit historique de ce corps d'élite. — Le siège de Dunkerque et la bataille des

Dunes. — D'Artagnan sous-lieutenant de la compagnie. — Le voyage de Saint-Jean-de-Luz. — L'entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse dans Paris.

La compagnie des mousquetaires du roi, la seule qui existât à ce moment, puisque la deuxième compagnie ne fut créée que deux ans plus tard, en 1660, avait été formée sous Louis XIII, de l'ancienne compagnie des gardes du corps du roi, dite des Carabins, que l'on venait d'armer du mousquet.

Troupe d'élite, composée en grande partie de jeunes gentilshommes, c'était la meilleure école pour apprendre à la fois le métier de soldat et les devoirs d'homme de cour. Le roi en personne la commandait, de même que les gendarmes et les chevau-légers de la garde. Les mousquetaires, qui n'étaient pas plus de 100 dans les débuts, atteignaient maintenant le nombre de 150. Ils n'avaient pas encore d'uniforme, et leurs chevaux étaient de divers poils.

Le mousquet était une arme précise, mais lente. On a fait, depuis cette époque, de terribles progrès dans l'art de tuer les hommes. Quand le soldat avait versé la charge de poudre et introduit la balle par le bout du canon, il allumait la mèche aux étincelles d'un briquet et l'ajustait sur un mécanisme à ressort. Puis il mettait en joue l'arme appuyée sur une fourche et faisait jouer le mécanisme qui abattait la mèche sur l'amorce.

La compagnie des mousquetaires du roi, dont nous avons vu que d'Artagnan avait probablement fait partie en 1644 et 1645, avait été cassée, en 1646, par Mazarin, très mal disposé à l'égard de son capitaine Tréville1. Elle venait d'être rétablie en janvier 1657, toujours par l'autorité de Mazarin qui en confia le commandement à son jeune neveu Philippe-Julien Mancini, duc de Nevers.

Si on prend l'État général des officiers de la Maison du roi pour l'année 16572, on voit que les mousquetaires à cheval de la garde ordinaire du roi sont composés de 150 hommes de guerre, ayant pour capitaine le roi, pour lieutenant M. de Mancini, avec, en outre, un sous-lieutenant, un cornette, deux maréchaux des logis, un fourrier, un trompette et un maréchal ferrant. Ils ne sont obligés d'escorter le roi que quand le roi sort ; alors, ils marchent à cheval, deux à deux, devant tous les autres gardes. La solde des mousquetaires est de 35 sous par jour. Quant à leurs privilèges, exemptions et prérogatives, ils sont les mêmes que ceux dont jouissent les autres officiers domestiques et commensaux du roi3.

roi3.

1 Voir aux Arch. nat., O1 12, f° 298, la dépêche du roi pour casser les mousquetaires. M. de Jaurgain ne l'a pas connue. 2 Paris, Leché, 1657, p. 48. 3 Ces privilèges sont énumérés longuement dans le volume. — Sur les mousquetaires, voir, outre les ouvrages de Daniel et de Le Pippre de Neufville, déjà cités, Le Thueux, Essais hist. sur les deux compagnies des mousquetaires du roi, 1778, 1 vol. in-12.

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Le roi avait eu la pensée de mettre toute la compagnie dans le même quartier. Il avait ordonné que les mousquetaires habiteraient les logis par eux occupés avant leur licenciement. Mais bien des choses étaient changées dans l'état des lieux, de sorte que la plupart des mousquetaires prenaient leurs logements où bon leur semblait dans cette bonne ville de Paris, en payant. D'autre part, de nombreuses difficultés s'étaient élevées entre mousquetaires et habitants, ceux-ci soutenant tantôt qu'ils étaient exempts de loger des gens de guerre, tantôt qu'on exigeait d'eux des locaux trop grands. Un règlement, que le prévôt et les échevins reçurent mission d'exécuter, mit un terme à ces difficultés. Ils durent installer les mousquetaires dans leur ancien quartier — le faubourg Saint-Germain, semble-t-il1 — et dans les rues voisines. Chaque logement destiné à deux soldats serait composé d'une chambre à deux lits — les mousquetaires couchant dans l'un, leurs valets dans l'autre — et d'une place pour deux chevaux dans une écurie. S'ils désirent être plus au large, c'est à leurs frais2.

Dès lors, le peuple de Paris et les étrangers se firent fête d'aller voir parader ou manœuvrer, à Vincennes, à Neuilly, ces hommes d'élite, vêtus magnifiquement de casaques d'azur aux croix d'argent. On choisissait les jours où le roi les commandait lui-même. Chacun détaillait leurs costumes, se montrait les deux tambours et le fifre qui les accompagnaient, et les mèches de leurs mousquets attachées à la têtière entre les oreilles dès chevaux3. Bientôt, on put observer que tous étaient montés sur des chevaux gris dont la queue balayait la terre, et le populaire eut vite fait de leur donner le surnom de mousquetaires gris4, qui vint s'ajouter à celui de Grands mousquetaires par lequel on les désignait auparavant.

Pendant la première année du rétablissement des mousquetaires ; l'officier le plus élevé en grade de la compagnie après le duc de Nevers, fut le sous-lieutenant Isaac de Baas, vieux soldat de fortune, dont ce grade devait être le bâton de maréchal. Sous son commandement effectif, car Mancini ne comptait probablement pas plus alors qu'il, ne compta par la suite, la compagnie suivit, cette même année 1657, le roi à Sedan pour pouvoir assister au siège de Stenay formé par le marquis de Fabert. Après la reddition de la place, elle rejoignit l'armée du maréchal de La Ferté qui assiégeait Montmédy. Les mousquetaires s'y distinguèrent à la prise du fort appelé le Moineau5.

A la fin de 1657 et au début de 1658, les mousquetaires travaillèrent à renforcer Mardyck que les Espagnols n'osèrent attaquer. Le sieur de Baas, écrivait Mazarin à Turenne le 10 décembre 1657, commandera les mousquetaires du roy et mes

1 Les Grands mousquetaires furent d'abord logés dans les maisons des habitants du faubourg Saint-Germain (Jaillot, Recherches sur Paris, V, p. 16). 2 Arch. nat., O1 12, f. 317 v° 318 (18 mars 1657). 3 Le 19 janv. 1657, les Holiandais Villiers, qui visitaient la capitale, allèrent voir le roi qui rentrait de Vincennes avec ses nouveaux mousquetaires (éd. Faugère, p. 50). En avril, le roi les fit manœuvrer dans un pré, à côté du pont de Neuilly (p. 103). 4 C'est en novembre 1657, d'après les mêmes voyageurs, que le roi commanda à ses mousquetaires de se pourvoir de chevaux qui eussent la queue longue (ibid., p. 339). 5 Le Pippre de Neufville, II, 241 (Journal hist. des deux compagnies de mousquetaires du roi).

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gardes, et le 3 janvier 1658, à Baas lui-même : Les mousquetaires du roi y ont acquis de la réputation1.

De là on se rendit, en mai, devant Dunkerque. Il y avait encore fort peu de temps qu'on y était, quand Baas, ayant résigné sa charge pour raisons de santé, d'Artagnan, qui se trouvait aussi sous les murs de Dunkerque avec sa compagnie de gardes françaises, fut appelé à prendre sa place. C'était à peu près l'époque où Besmaux eut le gouvernement de la Bastille2, au dire de Courtils, qui, cette fois, n'a pas dû se tromper beaucoup. On sait en effet très positivement que la nomination de Besmaux est du 10 avril 1658. On sait aussi que, le 5 mars 1659, au moment de son mariage, d'Artagnan s'intitule sous-lieutenant des Grands mousquetaires du roi. Pinard donne cette fois une date précise, le 26 mai 1658, qui n'est pas dans Courtils, et qu'on peut accepter comme très vraisemblable3.

Il n'est pas question nommément de d'Artagnan dans les relations du siège de Dunkerque et de la bataille des Dunes. Les mémorialistes réservent leurs éloges pour un de ses maréchaux des logis qui commandait un petit peloton de 30 mousquetaires et réussit à leur tête une manœuvre habile, dont Louis XIV, qui la vit de ses yeux, racontait, dit-on, avec un plaisir infini les diverses phases. Lauroëde et son peloton de mousquetaires n'épargnèrent point les armes dont il parut qu'ils avaient appris l'usage dans la propre cour du Louvre, dit La Mesnardière4. A la bataille des Dunes, les mousquetaires firent aussi bonne figure, et le jour de l'entrée solennelle dans Dunkerque, ils marchaient en un seul corps non loin du groupe imposant que formaient Louis XIV et Mazarin, le vieux Le Tellier et le jeune Louvois5.

D'Artagnan n'avait alors guère plus de quarante ans, et son titre de sous-lieutenant des mousquetaires du roi lui donnait de l'importance. Courtils de Sandras a dit qu'aussitôt en possession de cette charge enviée, il fut assailli de demandes par ses compatriotes6. En pareille matière, on peut sans difficulté faire crédit à l'auteur des Mémoires. Il dit aussi que Mazarin donna à d'Artagnan deux beaux chevaux de son écurie, du poil qu'il les lui fallait pour son nouvel emploi7. Voilà qui n'est pas moins vraisemblable. Il ajoute encore que, le duc de de Nevers ne s'occupant guère de faire son métier de capitaine-lieutenant, d'Artagnan fut le chef véritable de la compagnie, qu'ainsi il se trouva en rapports constants avec le roi, et qu'il put se lier d'amitié avec des hommes comme Lionne, Le Tellier, Servien et Fouquet8. Il n'y a aucune bonne raison de mettre en doute ces renseignements, qui sont vérifiés par les documents de l'époque, ou si plausibles qu'il paraît impossible de ne pas les accepter.

1 Aff. Etr., Corr. pol. Pays-Bas, 43, f° 16 et 135. Voir aussi aux volumes 42, f° 23, 55, 63 et 43, f° 59, 90, 123, 170, des lettres de Baas à Mazarin, et de Mazarin à Baas sur ces affaires de Mardyck. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 104. 3 L'inventaire après décès de d'Artagnan mentionne comme portant la date du 30 décembre 1660, un brevet ou pension en faveur du défunt, de sous-lieutenant de la compagnie des mousquetaires à cheval du roi, servant à la guerre de sa personne. Cela est assez difficile à expliquer. 4 Relation, p. 217 ; cf. p. 163, 202, 205, 206, 217, 236. 5 Relation, p. 267, 271. 6 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 110. 7 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 90-103. 8 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 110-126.

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Alors commença pour d'Artagnan la vie parisienne, partagée entre les obligations militaires et les devoirs de société. Il habitait rue du Bac1, dans le quartier qu'occupaient ses mousquetaires, à deux pas du Louvre, où il pouvait se rendre pour son service, à pied par le Pont Rouge, en carrosse par le Pont-Neuf. Il faisait manœuvrer sa compagnie au Pré-aux-Clercs, au Bois-de-Boulogne, dans la cour du Louvre, et passait des revues à Vincennes ou à la plaine Saint-Denis. Parfois encore, il continue à remplir des missions pour Mazarin, si tant est que le cardinal parle de lui quand il écrit, le 19 septembre 1658, à la reine qu'il a fait partir le matin Artagnan pour porter au confident (le roi) et à elle-même la bonne nouvelle de la continuation des grâces qu'il plaît à Dieu départir à ce royaume, autrement dit de la prise de Menin par Turenne et de la défaite du prince de Ligne sur la Lys2.

D'Artagnan va dans les hôtels du Marais faire sa cour aux dames. Madame de Sévigné, qu'il retrouvera pendant l'affaire Fouquet, parle de lui comme d'une vieille connaissance. Il rencontrera bientôt une riche veuve, qu'il prendra pour femme, mais il remplira ses devoirs de mari et de père de famille avec moins de zèle, il faut bien le dire, que le service du roi3. Le maréchal de Gramont et son fils le comte de Guiche sont ses protecteurs et amis ; de loin en loin, il visite à la Bastille son compatriote Besmaux qui, avec sa femme Marguerite de Peyrolz, dressée à l'économie la plus stricte, s'exerce depuis quelque temps au métier lucratif de marchand de soupe pour prisonniers du roi.

En ce temps-là, Mazarin et Anne d'Autriche projetaient le mariage du jeune Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse. Pendant que le cardinal et Hugues de Lionne d'un côté, Don Luis de Haro et Don Pedro Coloma de l'autre, négociaient à l'île des Faisans, le roi parcourait en octobre la Guyenne, la Gascogne et le Languedoc, probablement avec d'Artagnan et ses mousquetaires4. Quand on voit, soit dans la correspondance publiée de Mazarin, soit dans les documents inédits des Affaires Étrangères, les nombreuses lettres adressées à M. d'Artagnan, chargé de surveiller les constructions provisoires élevées dans l'île en vue de la conférence, ou un peu plus tard pour le mariage du roi5 ; quand on lit dans la Muse historique de Loret les vers suivants :

Monsieur d'Artagnan, homme habile, Et le baron de Wateville, Qui pour Philippe, son seigneur, De sa frontière est gouverneur, Font travailler en diligence Dans l'Isle de la Conférence6...

on est tenté de croire que cet homme habile est notre d'Artagnan. En réalité, il s'agit de Henri de Montesquiou, seigneur d'Artagnan, le propre frère de Françoise de Montesquiou, l'oncle par conséquent de Charles de Batz-Castelmore. Henri de

1 Voir son contrat de mariage du 5 mars 1659. 2 Lettres de Mazarin, IX, p. 62-63. 3 Voir le chapitre suivant. 4 Le 7 octobre 1659 à Bazas, le 8 à Casteljaloux, le 9 et 10 à Nérac, le 11 à Lectoure, le 12 à Mauvezin, le 13 à l'Isle-Jourdain, le 14 à Toulouse. 5 Aff. Étr. France, 280, f° 103 v° (mention dans Lettres de Mazarin, IX, p. 832) ; 281, f° f° 531 (ib., IX, p. 896) ; 281, f° 124 (publ. IX, p. 489-90) ; 284, f° 302 (ment. IX, 940) ; 284, f° 302 ; Bibl. nat., Mél. Colbert 52°, f° 150 (ib., IX, 942) ; 284, f° 337 v°, etc. 6 III, p. 177.

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Montesquiou était depuis plus de vingt ans gouverneur de Bayonne, et mourut en fonctions en septembre 1668. Quant au baron de Wateville, ou Bateville, il était gouverneur de Saint-Sébastien1.

La paix des Pyrénées fut signée le 7 novembre 1659, et, au printemps de l'année suivante, le roi se dirigea vers Saint-Jean-de-Luz, où son mariage devait être célébré. Courtils est bien informé quand il dit que d'Artagnan accompagna Louis XIV au cours de ce voyage2. Le 23 avril 1660, le cortège royal, venant de Toulouse, passa à l'Isle-Jourdain ; le lendemain, il était à Auch. Le 25, suivant toujours la route de Toulouse à Bayonne, le roi et la reine-mère firent leur entrée vers quatre heures du soir à Vic-Fezensac. Quand leur approche fut signalée, les habitants s'avancèrent au-devant d'eux sous la conduite de Jean de Lambes, cadet de la maison de Marambat. Rangés en bataille dans un champ, ils déchargèrent leurs mousquets en signe d'allégresse, aux cris de : Vive le roi ! Le juge royal et le théologal du chapitre abondèrent en copieuses harangues3. Tout le monde coucha cette nuit-là à Vic ou dans quelques châteaux des environs, et le procès-verbal des consuls ne manqua pas de mentionner que Leurs Majestés étaient escortées de la compagnie des mousquetaires, et que le sieur d'Artagnan, lieutenant d'icelle, qui la commandait, faisait la garde ordinaire4.

On passa le lendemain non loin du château de Castelmore, à une lieue environ, et bientôt les carrosses s'engagèrent dans les chemins boueux de l'Armagnac. L'étape s'acheva à Nogaro, où l'on coucha après une partie de chasse peu fructueuse5. Puis, par Mont-de-Marsan, Tartas et Dax, on gagna Bayonne et l'île des Faisans. Le mariage royal fut célébré en grande pompe à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660.

Ce magnifique cortège qui comprenait, outre le roi et la reine-mère, Monsieur, frère du roi, et mademoiselle de Montpensier, excita partout en Gascogne curiosité et admiration. De toutes parts on accourut pour voir les somptueux carrosses à six chevaux, les riches costumes, enfin le roi lui-même dans l'éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de sa puissance. Écoutons un de ces spectateurs enthousiastes, si parfaitement ébloui de ces merveilles, qu'il semble marcher dans un rêve : J'eus l'honneur moi-même de boir le roy et la reine sa femme, et aussi la reyne sa mère, et Monsieur le frère du roy, et tous en ma présence... Je ne désire plus sinon boir le Roy des roys au ciel. Dieu m'en fasse la grâce !6 Il est permis de croire que le commandant des mousquetaires, caracolant à la tête de sa compagnie, dut recueillir auprès de ses compatriotes un succès du même genre.

Deux mois plus tard, d'Artagnan eut une nouvelle occasion de briller dans un des plus majestueux déploiements d'apparat que le peuple de Paris ait jamais eu la bonne fortune de contempler.

Le jeune couple royal, parti de Saint-Jean-de-Luz le 15 juin 1660, était arrivé à Fontainebleau exactement un mois plus tard. Restait l'entrée solennelle, où le roi

1 Voir, par exemple, une lettre du 30 décembre 1659 (Aff. Étr., Espagne, 37, f° 634). 2 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 155. 3 Montezun, Histoire de la Gascogne, VII, p. 508-511. 4 Archives municipales de Vic. 5 Montezun, Histoire de la Gascogne, VII, p. 508-11. 6 Journal de Laborde-Péboué, de Doazit, publié par M. de Cauna, Armorial des Landes, III, 1869, p. 519-520.

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devait présenter Marie-Thérèse à sa capitale. Cette cérémonie eut lieu le 26 août.

Au petit jour, les tambours commencèrent à battre dans les rues tendues de riches tapisseries et barrées d'arcs de triomphe. Depuis le Trône jusqu'au Pont-Neuf, les troupes prirent leurs places, et tous les grands corps de l'État se mirent en marche pour aller saluer Leurs Majestés. Le chancelier, vêtu de drap d'or frisé, montait une haquenée blanche ; une autre haquenée de même couleur, houssée jusqu'à terre de velours bleu fleurdelisé, portait les sceaux dans un coffret d'argent doré.

Au bout du faubourg Saint-Antoine, avait été édifié une manière de trône surmonté d'un dais, soutenu par quatre colonnes et orné de tentures. Vers sept heures du matin, Louis XIV et Marie-Thérèse s'y étaient rendus de Vincennes, entourés des princes du sang et de la cour : le roi tout éblouissant d'argent, de diamants, de perles, tout cousu de rubans et empanaché de plumes, sur un cheval d'Espagne bai-brun ; la reine parée de tous les joyaux de la couronne, dans une calèche que tiraient six chevaux danois gris-perle aux longues queues flottantes.

Alors commencèrent les discours : harangue du recteur de l'Université, compliment du prévôt des marchands qui présenta les clefs de la ville. Puis les juridictions et cours souveraines défilèrent, chaque dignitaire à son rang, avec le costume et les attributs traditionnels : Châtelet, Cour des Monnaies, Cour des Aides, Chambre des Comptes, Parlement.

Le roi et la reine dînèrent dans une petite maison qui communiquait par une galerie avec le Trône, et vers deux heures l'entrée proprement dite commença.

Une partie de l'après-midi, les dames, du haut des amphithéâtres et des balcons décorés de beaux tapis, purent admirer le cortège chamarré, étincelant qui se déroulait sous leurs yeux : l'équipage du cardinal, l'Écurie de Monsieur, de la reine, la petite Écurie du roi, le chancelier, que deux pages protégeaient du soleil au moyen d'un parasol de tabis violet à franges d'or, les mousquetaires, les chevau-légers, les pages de la Chambre, un gros de gentilshommes vêtus avec une prodigalité folle, les gouverneurs de province, la maison du roi, les cent suisses, les hérauts d'armes, le grand maître de l'artillerie, le grand écuyer, et j'en passe. Leurs Majestés fermaient la marche.

On s'arrêta aux arcs de triomphe, d'abord à celui du faubourg Saint-Antoine, avant que la porte de l'enceinte, fermée au préalable, fût ouverte toute grande, puis à ceux du cimetière Saint-Jean, du Pont Notre-Dame, du Marché Neuf et de la Place Dauphine. Durant le trajet, on fit halte aussi rue Saint-Antoine, devant l'hôtel de madame de Beauvais, où Anne d'Autriche s'était placée pour mieux voir.

Enfin on franchit les guichets du Louvre au milieu des acclamations.

Les mousquetaires faisaient grande figure dans cette admirable fresque. La nouvelle compagnie, que Mazarin avait récemment donnée au roi, venait en premier sous le commandement de Marsac et du marquis de Montgaillard. Sur les croupes des chevaux s'étalaient les longues casaques bleues à galon d'argent, ornées aux manches et aux quatre coins du chiffre du roi en broderie. Ensuite chevauchaient les anciens ou Grands mousquetaires, vêtus de neuf pour la circonstance. Ils étaient divisés en quatre brigades, distinguées chacune par un panache de couleur différente : blanc ; blanc, noir et jaune ; blanc et bleu ;

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blanc et vert. Les grandes croix brodées sur les manches et au milieu du dos tranchaient sur l'azur des casaques. En tête, le sieur d'Artagnan, tout à fait bien ajusté, et sur un cheval de prix, ressemblait, tant il était couvert de dentelles, de rubans et de longues plumes, à un autel de confrérie1.

1 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 156. Pour le reste de la description, voir surtout La magnifique et superbe entrée du roy et de la reyne en la ville de Paris, dans la Gazette de France, 1660, partie II, p. 785-817. Sur le luxe de cette entrée, voir les vers de La Fontaine, Relation de l'entrée de la reine dans Paris, 1660 :

La cour ne se mit pas seule sur le bon bout, Et ce luxe passa jusqu'à la bourgeoisie.

Chacun fit de son mieux. Ce n'était qu'or partout. Vous n'avez vu de votre vie

Une si belle infanterie. On eût dit qu'ils sortaient tous de chez le baigneur.

Imaginez-Vous, Monseigneur, Deux mille hommes en broderie.

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CHAPITRE VI. — D'ARTAGNAN EN MÉNAGE.

D'Artagnan et les femmes. — Son mariage avec une veuve, la dame de Sainte-Croix. — Ses enfants. — Il se sépare de sa femme. — Où Courtils de Sandras

n'a pas menti. Les logis parisiens de d'Artagnan. — Le quartier Saint-Germain-des-Prés et le Pré-aux-Clercs. — La maison du quai Malaquais. — La Seine et

le Pont-Rouge. — Le sommelier Bertrand Gervais et la servante Fiacrine Pinon. Le mobilier et la garde-robe de d'Artagnan.

D'Artagnan approchait de la quarantaine, âge critique et difficile, à ce que disent, non sans amertume, ceux qui en ont franchi le cap, et il n'avait pas encore connu l'écueil ... ou le port du mariage.

Ce qu'avait été jusqu'alors la vie sentimentale de cet alerte soldat, Courtils de Sandras l'a conté par le menu en des récits, assez savoureux parfois, mais trop complaisamment prolixes pour inspirer confiance. S'il fallait en croire cet auteur, particulièrement suspect sur un tel sujet, d'Artagnan ne se serait pas fait faute de puiser largement, et sans trop regarder à la qualité du breuvage, à ce qu'on est convenu d'appeler la coupe des voluptés.

A peine est-il arrivé à Paris, jeune, bien découplé, que son hôtesse — dont Dumas s'est inspiré pour madame Bonacieux — le regarde avec complaisance, et lui ouvre à la fois son cœur et sa bourse.

Cette amourette est traversée par mille aventures. Le mari — car il y a un mari, bien entendu — tend un piège à d'Artagnan, qui s'enfuit en chemise et tombe au beau milieu de garçons rôtisseurs en train de piquer leur viande au clair de lune. Un commissaire enquête. Le mari trompé est enfermé au Grand-Châtelet, et Tréville tance vertement son entreprenant compatriote1.

La deuxième aventure galante est celle de Milady X... la jeune Anglaise. Il faut lire dans Courtils, suivi parfois assez exactement par Dumas, cette abracadabrante histoire : les affronts sanglants dont la jeune coquette accable d'Artagnan, la substitution que celui-ci imagine pour venir à bout de sa résistance, les malices de la femme de chambre, la vengeance de Milady et l'emprisonnement du pauvre garde française à l'Abbaye2.

Une jeune veuve, fort riche, dont le mari, après dix-huit mois de ménage, était mort à Rocroi, le console quelque temps. Il veut l'épouser, mais des intrigues de domestiques font échouer ce projet3.

Bientôt, une dame, parente de son capitaine des Essarts, devient sa maîtresse4. Elle est remplacée par la femme d'un Président, mais cette nouvelle conquête

1 Mémoires de M. d'Artagnan, I, passim. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 262-291 et passim. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 382-394. 4 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 407-424.

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meurt en couches dans un couvent, après avoir marqué à d'Artagnan la plus touchante sollicitude1.

Passons sur l'histoire de madame de Miramion. Nous avons déjà montré que tout ce que raconte Courtils comme se rapportant à d'Artagnan concerne en réalité Bussy, dont Courtils a arrangé les Mémoires à sa manière. N'accordons pas plus d'attention, pour des motifs analogues, aux prétendues aventures bordelaises et à l'histoire de la maîtresse du prince de Conti2. Entre temps, c'est la veuve d'un conseiller au Parlement que Mazarin veut donner pour femme à notre héros. Le fils de cette dame s'y oppose par toute sorte de manœuvres, et fait enfermer sa mère au château de Pierre-Encize, près de Lyon. Elle meurt au moment où d'Artagnan vient de la délivrer3.

N'est-ce pas là un assez sérieux bagage de don Juan ? Il y a encore, pourtant, la maîtresse de M. de Bordeaux, ambassadeur du roi à Londres, sur qui d'Artagnan jette son dévolu4, avant d'en finir, ou à peu près, avec les passades de notre mousquetaire.

Personne assurément ne s'étonnera que des recherches entreprises, non sans candeur peut-être, pour essayer de retrouver dans les archives quelques traces des démêlés que d'Artagnan aurait eus avec la justice à l'occasion de ces fredaines, n'aient pas donné de résultat. Il y avait cependant dans ces histoires de commissaires, d'emprisonnements, d'interrogatoires, de quoi piquer au jeu un fureteur de profession. Tout cela serait-il donc inventé de toutes pièces ? Le plus déconcertant, c'est que, quand Courtils en vient à parler du mariage de son héros, il apporte des renseignements que confirment les documents les plus irrécusables.

Je m'étais marié, lui fait dire Courtils5, comme les autres, parce qu'il semble que si c'est une folie, comme en effet j'estime que c'en est une, et même très grande, de se marier, c'est du moins une folie qu'il semble permis de faire une fois. Folie ou non, l'après-midi du 5 mars 1659, deux notaires au Châtelet, maîtres Levasseur et Boindin, se transportèrent au château du Louvre, où ils lurent aux futurs époux, messire Charles de Castelmore d'Artagnan, chevalier, sous-lieutenant des Grands mousquetaires du roi, et capitaine à son régiment des gardes, et dame Charlotte-Anne de Chanlecy, dame de Sainte-Croix, veuve de messire Jean-Léonor Damas, en son vivant chevalier seigneur de La Clayette, Clessy, Bennes et Tresmont en Bourgogne6, un contrat en bonne et due forme, conclu de l'autorité de très puissant monarque Louis de Bourbon, roy de France et de Navarre, et de l'illustrissime et éminentissime monseigneur Julles, cardinal Mazarini.

Les Chanlecy, auxquels s'alliait le mousquetaire, étaient une famille charolaise qui portait d'or à une colonne d'azur semée de larmes d'argent, avec la devise : virtus mihi numen et ensis. La baronnie de Sainte-Croix-sur-le-Solnan était une

1 Mémoires de M. d'Artagnan, I, p. 441-455. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, II, p. 261-304. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, II, p. 161-214. 4 Mémoires de M. d'Artagnan, II, p. 477-543. 5 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 402-406. 6 Les deux premières de ces seigneuries au moins sont dans le département de Saône-et-Loire. Sur cette famille de Damas, voir Arch. de Saône-et-Loire, B 610, E 194.

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ancienne possession bressane de la maison de Vienne1. Des Bourbon-Condé, à qui elle était venue par la suite, elle avait passé aux Chanlecy en 16262.

Les futurs époux se référaient d'une manière générale au régime matrimonial, institué par la coutume de Paris, qui consistait dans la communauté _ de tous les biens meubles et conquêts immeubles. Pourtant, un certain nombre de dérogations étaient apportées au droit commun, ce qui permet de supposer, sinon que d'Artagnan avait déjà quelques fortes dettes, tout au moins que sa femme n'osait pas mettre la main au feu qu'il n'en aurait jamais3. Les biens de la future épouse consistaient : en la terre et baronnie de Sainte-Croix près Louhans, au bailliage de Chalon-sur-Saône ; en 60.000 livres, à elle dues par lés héritiers de son premier mari ; en t8.000 livres provenant d'un legs de son oncle de Chanlecy ; en 6.000 livres de principal dues à titre de rente constituée par M. d'Elbeuf ; en meubles meublants, dont la valeur, au dire d'experts, allait à 6.000 livres. La baronnie de Sainte-Croix était exclue de la communauté comme étant un immeuble acquis avant le mariage, mais, d'après le droit commun, les sommes et meubles ci-dessus énumérés auraient dû en faire partie dans leur intégralité. Il n'en fut pas ainsi, car, en vertu d'une convention expresse, ces sommes et meubles n'entraient dans la communauté que jusqu'à concurrence de 6.000 livres. II était, d'autre part, stipulé que les charges du futur époux et leur produit lui resteraient propres.

Le douaire qui devait être attribué à madame d'Artagnan au jour du décès de son mari était de 4.000 livres de rente, dont le paiement était garanti par tous les biens du futur époux4. De plus, elle avait droit, mais pendant la viduité seulement, à l'habitation dans l'une des maisons appartenant à son mari, lors du décès, convenablement garnie de meubles jusqu'à concurrence de 6.000 livres.

Telles étaient les dispositions principales5 de ce contrat, à l'original duquel daignèrent apposer leurs augustes signatures Louis, alors dans la fleur de la

1 A 7 kilomètres de Louhans (Saône-et-Loire, canton de Montpont). Le château appartient aujourd'hui à M. de Varax. M. L. Guillemaut en a donné un dessin dans sa Notice sur Sainte-Croix (p. 28). Seule, une tour ancienne subsiste. 2 Courtépée, Description du duché de Bourgogne, III, 1848, p. 449. — Guichenon, Histoire de Bresse, article Vassalieu. Révérend du Mesnil, Armorial de Bresse, p. 159. — L. Guillemaut, Armorial de la Bresse Louhannaise, p. 18, 19, et Notice sur Sainte-Croix, 1907, in-8°. 3 Il était convenu que la communauté ne serait pas tenue des dettes antérieures au mariage, lesquelles demeureraient à la charge de l'époux qui les aurait contractées. D'après le droit commun, les dettes mobilières antérieures au mariage entraient dans le passif de la communauté. 4 Il s'agit, en l'espèce, d'un douaire conventionnel ou préfixe, par opposition au douaire coutumier, qui, selon la cou-turne de Paris, était de moitié des immeubles que le mari possédait au jour de son mariage ou qui lui avaient été acquis en ligne directe par succession ou donation pendant le mariage (Nouvelle coutume de Paris, art. 247). 5 Au décès de l'un ou de l'autre époux, le survivant prélèvera par préciput certains objets objets personnels : habits, armes, chevaux et équipage pour le mari ; habits, carrosse, chevaux, bagues et joyaux pour la femme, et réciproquement jusqu'à concurrence de 10.000 livres, à moins que le survivant ne préfère opérer le prélèvement en argent. — Tous les biens propres ne pourront être aliénés qu'à charge de remploi : la communauté en sera responsable ; au cas d'insuffisance, et s'il s'agit de propres de la femme non remployés, le mari sera tenu sur ses biens personnels. — La future épouse se réservait le droit, pour elle et pour les enfants à naître du mariage, de renoncer à la communauté en reprenant tout ce qu'elle aurait apporté en considération du mariage, et tous les biens

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jeunesse, et le cardinal-ministre, qui n'avait plus que deux années, presque jour pour jour, pour mener à bien les grandes choses que furent le traité des Pyrénées et le mariage espagnol. D'autres hauts personnages étaient là aussi, parmi lesquels il est aisé de reconnaître des protecteurs, des compatriotes, des amis de d'Artagnan : Antoine de Gramont, duc et pair, maréchal de France, colonel général de l'Infanterie française, gouverneur de Béarn et de Bayonne, Françoise de Chivré, sa femme, la jeune Charlotte-Catherine, leur fille ; le comte de Louvigny, leur fils, frère cadet du fameux comte de Guiche ; Besmaux, compatriote et compagnon de d'Artagnan, depuis près d'un an gouverneur de la Bastille ; enfin quelques amis ou parents de la mariée, tandis que les parents de d'Artagnan brillaient par leur absence1.

Malgré la naissance de deux enfants, venus au monde l'un au début de 1660, l'autre le 5 juillet 16612, cette union honorable, et même inespérée, ne paraît pas avoir été longtemps heureuse. D'Artagnan n'aurait-il pas su renoncer à ses amours aventureuses ? D'après Courtils, la mésintelligence aurait eu pour cause l'excessive jalousie de Charlotte de Chanlecy à l'endroit d'une dame riche qui était la maîtresse de son mari et lui fournissait l'argent dont il avait grand besoin alors pour soutenir l'éclat de sa compagnie de mousquetaires. Madame d'Artagnan donc, non contente de mettre des espions aux trousses de son volage époux, lui faisait d'incessantes mercuriales. Explications aigres, mots vifs rendirent chaque jour le ménage plus difficile. Madame d'Artagnan se retira dans un couvent, disent les Mémoires, à Chalon ou à Sainte-Croix, plus vraisemblablement. Son mari essaya de la faire revenir, puis enfin il l'y laissa, puisqu'elle s'y plaisait si fort. — C'est ainsi, conclut Gatien de Courtils, que la plupart des mariages réussissent en ce monde3. Notez, s'il vous plaît, que lui-même se maria trois fois.

L'auteur des Mémoires de M. d'Artagnan place cette brouille définitive en 1665. Et c'est bien le 16 avril de cette année, six ans après son mariage, que Charlotte-Anne de Chanlecy renonça, au greffe du Châtelet de Paris, à la communauté de biens.qui existait entre elle et son mari.

Est comparue dame Charlotte-Anne de Chanlecy4, ezpouse de messire Charles de Castelmaure, chevalier seigneur d'Artagnian, lieutenant de la compagnie des mousquetaires du roy, authorisée par justice, laquelle a dict et déclaré qu'elle a renoncé, comme par ces présentes elle renonce, à la communauté de biens qui estoit entre elle et le dit sieur d'Artaignan, affirmant n'avoir pris ny appréhendé aucune chose de la dite communauté, se tient à ses conventions matrimonialles et à ce qu'il luy est escheu et advenu depuis son contract de mariage, dont lettres à maistre Collin, procureur de la dite dame de Champlessy, et a signé.

qui lui seraient échus par succession, donation ou autrement, sans préjudice du douaire et du préciput stipulés. Les futurs époux pourraient se faire entre eux des libéralités suivant la coutume de Bourgogne, pour les biens régis par cette coutume. — Le futur époux se réservait d'exclure de la communauté, à défaut d'enfants issus du mariage, les collatéraux de la future épouse, à condition de leur abandonner les propres de celle-ci. 1 Étude Breuillaud, successeur de Boindin. Voir aux Documents. 2 A Chalon-sur-Saône. Voir l'acte de naissance du second aux Documents. L'inventaire après décès de leur père donne à ces deux enfants, le 22 décembre 1673, les âges respectifs de quatorze ans et de douze ans et demi environ. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 402-416. 4 Il y avait d'abord Champlessy. Madame d'Artagnan a corrigé elle-même.

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(Signat. autogr.) : Anne Charlote de Chanlecy1.

Elle mourut à Chalon-sur-Saône, le 31 décembre 1683, et fut inhumée à Sainte-Croix, où sa tombe se voit encore dans l'église, au fond du caveau de la chapelle Notre-Dame2.

D'Artagnan avait-il compris le mariage comme une sorte d'aventure, un peu plus durable que les autres seulement ? Sans doute, il n'était pas homme d'intérieur et préférait au foyer familial la vie fiévreuse et périlleuse de la cour ou des camps. Aussi est-on tenté de croire que ses logis furent pour lui de simples pied-à-terre.

Des premiers logis parisiens, où il vécut avant son entrée en ménage, on ne sait que peu de chose, autant dire rien. L'hôtel du Gaillard-Bois, rue des Fossoyeurs, l'auberge de l'hôtesse amoureuse, la maison que, d'après Courtils3, d'Artagnan aurait habitée dans le voisinage du Palais-Cardinal à l'époque où il était gentilhomme de Mazarin, sont du domaine de la légende.

Mais on sait qu'il a connu, et aimé sans doute, comme madame de Staël, le ruisseau de la rue du Bac. Il habitait en effet cette rue du Bourg Saint-Germain-des-Prés en 1659, au moment de son mariage, et M. Ch. Duplomb aurait pu ajouter son nom à la liste de personnages illustres qu'il a publiée dans sa curieuse monographie de cette voie parisienne4. Le 8 septembre 1662, un acte donne l'adresse de d'Artagnan : rue de la Grenouillère5 ; en 1673, quand il partit pour sa dernière campagne, c'est dans une maison du quai Malaquais, près du Pont Rouge, qu'il demeurait. Si on songe que la rue, plus tard quai de la Grenouillère, est le quai d'Orsay actuel, que d'autre part la rue du Bac la séparait du quai Malaquais, aujourd'hui à cet endroit quai Voltaire, peut-être pensera-t-on que ces trois indications n'en font en réalité qu'une seule, et que la maison de d'Artagnan se trouvait en bordure de la rivière, à droite ou à gauche de l'entrée de la rue du Bac.

Notre mousquetaire paraît avoir voué à ce quartier une affection spéciale. L'ayant beaucoup fréquenté dans sa jeunesse, il y avait sans doute contracté ces petites habitudes qui sont comme autant de liens invisibles, mais très forts, par lesquels nous nous attachons insensiblement aux objets et aux spectacles familiers.

Y était-il retenu par le souvenir du Pré-aux-Clercs, aussi cher aux porteurs de rapière du temps de Louis XIII qu'aux étudiants du Moyen âge, ce Pré-aux-Clercs théâtre probable de ses premiers et retentissants exploits ? Peut-être simplement les mousquetaires y avaient-ils leurs billets de logement, avant qu'on songeât à leur construire — comme on le faisait alors précisément —, un hôtel entre les rues du Bac, de Beaune, de Lille et de Verneuil. Peut-être aussi était-il plus commode, pour un officier que son service appelait à toute heure au Louvre,

1 Arch. nat., Y 17978. Les mots authorisée par justice font probablement allusion à un jugement de séparation de biens ou de corps qu'il n'a pas été possible de retrouver. 2 Voir son acte de décès aux Documents. Cf. L. Guillemaut, Notice sur Sainte-Croix, 1907. Eugène d'Auriac (D'Artagnan, 2e édit., 1888, p. 273) dit avoir vu à la Bibliothèque royale le portrait de Charlotte-Anne de Chanlecy, dans un livre de prières. Ce renseignement n'a pu être vérifié. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, I, passim. 4 La rue du Bac, 1894, in-8°. 5 Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire.

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de pouvoir s'y rendre en quelques instants par le Pont Rouge qui enjambait la rivière en face de la rue de Beaune.

Depuis le XVIIe siècle, cette partie de la rive gauche a beaucoup changé d'aspect, mais déjà au temps de d'Artagnan il fallait de l'imagination pour se représenter ce qu'elle était par exemple sous le règne de Charles V. Alors les chasseurs y tendaient leurs rets, et les paysans y ensemençaient leurs champs parmi les pies et les hoche-queues, comme on le voit dans les miniatures de Jean Fouquet. Au XVIIe siècle, il y avait encore beaucoup de chantiers de bois et de cabarets le long de la Seine, par exemple entre le quai et la rue de Lille1. Le quai, appelé aujourd'hui d'Orsay en l'honneur de Charles Boucher, seigneur d'Orsay, prévôt des marchands au début du XVIIIe siècle, portait alors le nom de Grenouillère. Quant au quai Malaquais, qui lui faisait suite du côté du Collège des Quatre Nations, c'est à peine si on venait de le paver (1669) pour qu'il répondit, disait l'inscription commémorative, à la dignité de l'autre rive, où l'on était en train d'achever le Louvre. Les beaux hôtels, dont quelques-uns s'y voient encore, n'étaient pas bâtis.

Juste en face de la rue de Beaune, un pont de bois, qu'on appela successivement Pont des Tuileries, Pont Sainte-Anne (en l'honneur d'Anne d'Autriche) et Pont Rouge (à cause de sa couleur) reliait pour les piétons la rive gauche aux galeries du Louvre. Ce pont, cette passerelle plutôt, que les plans de cette époque montrent fermé à ses deux extrémités de guichets ou de grilles, était flanqué, comme le Pont-Neuf et le Pont Notre-Dame, d'une pompe hydraulique. En 1656, un incendie l'avait presque entièrement détruit2. On le répara, et il dura jusqu'à ce qu'il fut emporté par la débâcle des glaces du 20 février 1684. C'est alors qu'on se décida à construire un peu plus en aval, en face de la rue du Bac, le Pont Royal, qui permit aux carrosses d'éviter le long détour du Pont-Neuf.

Dans ce quartier, tenant de la ville et de la campagne, traversé par les rues parallèles des Saints-Pères, de Beaune et du Bac, plutôt tracées que construites, bordé par ce qui restait de l'ancien Pré-aux-Clercs du côté de la plaine de Grenelle, d'Artagnan s'installa sans doute avec sa femme, et il y passa les dernières années de sa vie.

Sa maison, sans doute une de ces maisons sans prétentions, étroites et ventrues, à l'instar de celles qu'on voit encore dans les vieux quartiers, calées les unes contre les autres et poussant en avant, comme si elles voulaient se donner un peu d'aise, leur panse rebondie, sa maison était à trois étages, et les pièces principales avaient vue sur le fleuve, tandis que les autres prenaient jour sur une cour. D'après la description, bien vague quant à la disposition des locaux, que nous en possédons, il semble qu'elle se composait d'un corps de logis parallèle au quai et de deux autres plus petits qui, par derrière, s'y appliquaient perpendiculairement. Dans cette hypothèse, le capitaine des mousquetaires aurait occupé avec Bertrand Gervais, son sommelier, et Fiacrine Pinon, sa servante, la moitié du bâtiment donnant sur le quai et un des deux autres ayant vue sur la cour intérieure.

Logis modeste assurément, mais d'où l'on pouvait contempler un admirable spectacle ! Tout près, le fleuve majestueux chargé de barques ; en face, la

1 Duplomb, La rue du Bac. 2 Loret, lettre inédite publiée par H. Masson dans le Bull. de la Soc. de l'Histoire de Paris, 1905, p. 72.

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galerie du Louvre avec d'un côté, le fastueux jardin des Tuileries, de l'autre, le jardin, plus discret, nommé depuis de l'Infante ; à droite, la tour de Nesle baignait ses vieilles pierres dans la Seine, et au milieu du Pont-Neuf Henri IV, le dieu des Gascons, souriait sur son cheval de bronze. Dans le ciel, vers le soleil levant, la flèche aiguë de la Sainte-Chapelle et les tours puissantes de Notre-Dame.

Si elle existait encore, cette maison de d'Artagnan, elle serait sans doute une des curiosités du Vieux Paris, un des mille petits musées du souvenir qui foisonnent sur cette terre saturée d'histoire, où nous nous plaisons à chercher pieusement la trace des héros. Comme le seuil en serait usé ! Mais il faut en faire notre deuil. Si quelques-unes des vieilles murailles encore debout des quais Malaquais ou Voltaire pouvaient parler, elles nous entretiendraient, j'imagine, des élégances poudrées et mutines de la Pompadour plutôt que des casaques et des feutres empanachés des mousquetaires de Louis quatorzième.

Entrons dans la demeure de d'Artagnan, puisque aussi bien, pour la visiter dans ses coins et recoins, nous ne saurions avoir, pour le mobilier tout au moins, de guides plus attentifs et plus minutieux que les notaires chargés d'en faire l'inventaire.

En bas, se trouvent la cuisine et l'office, très modestement garnis (d'Artagnan dîne souvent en ville) de vaisselle d'étain, d'une grande table, d'un coffre, d'un bahut et d'une armoire. Une poissonnière et un coquemart de cuivre, une fontaine de cuivre rouge sont les seuls ornements de ce que les beaux esprits du temps appelaient le temple du dieu Cornus. Fiacrine couche sans doute à l'office, dans une couchette à bas piliers.

Au premier, il y a une grande chambre, garnie d'une couche à hauts piliers. Une belle tapisserie d'Oudenarde à verdures en cache les murs. L'antichambre, ayant vue sur la cour, précède cette pièce, flanquée en aile d'une garde-robe, où une malle et une cassette, couvertes de peau à poil, voisinent avec deux paires de bottes, une selle et une bride.

Au second, une antichambre, assez grande pour contenir un lit, une table, neuf chaises, deux armoires, et complétée par une petite chambre en aile (la garde-robe du premier) donne accès à la chambre à coucher de d'Artagnan. Tendue, suivant l'usage du temps, de tapisserie flamande à verdures, elle a, semble-t-il, deux fenêtres sur le quai. Quelques petites tables de bois de hêtre, couvertes de moquette ou de serge verte, deux fauteuils, des pliants et des chaises en forment l'ameublement. Derrière un paravent, le lit, haut et vaste, couvert d'une housse de serge jaune, est surmonté d'un ciel où pendent des draperies, rideaux, bonnes grâces, cantonnières, de brocatelle de soie rayée à fleurettes. Un beau miroir de trente pouces, avec sa bordure de bois de violette, et un portrait d'Anne d'Autriche peint sur toile dans son cadre doré, sont accrochés à la muraille.

Un cabinet, contigu à la chambre à coucher, contient un lit de repos, des tapisseries et divers meubles. On y voit, en outre, une série de vingt-trois petits tableaux d'estampe enluminés, encadrés de bois verni, et un portrait du cardinal Mazarin. Il dut être jadis un peu plus en évidence, ce portrait, mais, depuis dix ans déjà que le grand cardinal a cessé de vivre, il n'est plus bon qu'à mettre au cabinet, ni plus ni moins que le sonnet d'Oronte.

Le troisième étage reproduit exactement, en petit, les dispositions du premier et du second : une chambre sommairement meublée et deux petits greniers, où ont

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été relégués divers objets de literie en médiocre état, deux petites cannes et deux caparaçons de corde tressée.

Dans la cour de la maison, servant de remise, deux carrosses : l'un, le grand, à deux fonds, doublé de velours vert à ramages, le fond aurore garni de deux coussins, deux rideaux de damas vert et aurore, et quatre glaces de Venise, deux aux portières, deux sur le devant ; l'autre, le petit, à un fond seulement, garni de damas rouge, avec un coussin, une glace de Venise sur le devant et, aux portes, de simples panneaux de verre.

Et les habits de d'Artagnan ? Nous savons qu'en ce temps-là, à la différence du nôtre, les hommes s'habillaient bien. Un peu trop de bouffant peut-être, mais comme de beaux plis, bien apprêtés, avantagent ! Un peu trop de rubans, mais quelles jolies couleurs et quels jolis noms de couleurs : ventre-de-biche, espagnol-malade, cuisse-de-nymphe-émue ou baise-moi-ma-mignonne ! Un peu trop de plumes au chapeau, mais que la courbe du panache a de grâce ! Un peu trop de dorures et de chamarrures et de dentelles au jabot, aux manchettes, aux genoux, mais que cette mousse blanche flotte avec aisance et dissimule agréablement les coutures !

Rhingraves et culottes de chamois, de ratine, de drap de Hollande ou de serge, garnies de dentelles et de boutons d'or et d'argent, et au bas desquelles, battant les mollets, s'accrochaient les canons, alors à la mode, qui obligeaient à

Marcher écarquillés ainsi que des volants1,

pourpoints, justaucorps et manteaux de velours ou de drap d'Espagne, enrichis de rubans et de dentelles, vestes de brocart à fond d'or et à fleurettes d'argent, doublés de tabis incarnat, bas de soie ou de toile blanche, jarretières de taffetas de satin noir, gants de chamois brun à dentelle noire, la casaque du mousquetaire et, pour l'intérieur, la robe de chambre à la turque doublée de satin vert, voilà tout ce que d'Artagnan, quand il partait en campagne, serrait au fond d'un coffre en forme de malle dans l'antichambre du second.

Et il y avait bien autre chose encore dans ce coffre, grand comme l'arche de Noé. En cherchant bien, on y trouvait un baudrier de cuir, une housse de cheval, deux custodes de pistolets de brocart à fond d'or avec des broderies et des franges d'or et d'argent, trois housses, l'une de velours rouge, deux chaperons de pistolets, enfin deux épées, l'une à garde d'or dépoli et à poignée de laiton, l'autre de fer noirci, plus une canne à poignée d'argent.

Allons plus loin encore ; violons le secret des tiroirs. Au fond des uns, enfouis sous la poussière, ce sont les papiers de famille et les titres personnels, pas très nombreux, de modestes archives : une expédition du contrat de mariage, des commissions et brevets de différents grades et charges, des obligations et des quittances de débiteurs ou de créanciers, avec, pêle-mêle, des bas, des gants et des écharpes blanches. Dans les autres, règne le même désordre. Des pièces de linge y voisinent avec une tabatière, puis on découvre un bénitier d'argent, une mise au tombeau pareillement d'argent, une bourse de cent jetons et un petit anneau d'or — serait-ce l'anneau de mariage ? — où brillent une petite turquoise et deux petits diamants. Il n'y a pas de lettres d'amour. Il n'y a pas non plus le manuscrit des Mémoires.

1 Molière, École des maris.

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Tout compte fait, ce que renfermait la maison du quai Malaquais n'allait guère à plus de 4.500 livres. Ce fut du moins l'évaluation des jurés priseurs après la mort de d'Artagnan. Les meubles, tapisseries, tableaux, montaient à 3.600 livres environ ; les habits, linge, objets d'équipement, à 930 livres. A part les tapisseries, vraiment opulentes — la tapisserie d'Oudenarde était estimée 800 livres — et les carrosses — évalués respectivement 400 et 120 livres — il n'y avait rien de bien remarquable. Parmi les habits, la veste de brocart seule allait à 100 livres, trois ou quatre cents francs d'aujourd'hui1.

Quelques beaux vêtements pour la parade, de ceux qu'il faut quand on veut tenir son rang, les meubles nécessaires, ni trop mesquins ni trop beaux, des tapisseries, pour sacrifier au goût du temps, et peut-être acquises à bon compte durant les campagnes de Flandre, et c'est tout. Point de vins fins, même point de vins ; point de livres de prix, même point de livres. Je n'avois jamais été grand liseur de romans, lui fait dire Courtils2. Et on s'aperçoit trop bien que d'Artagnan ne fut jamais un chaland assidu des Barbin et des Sommaville. Il y avait décidément pour lui trop de longueurs et de fadaises dans le Grand Cyrus ou dans la Clélie. Point d'argent, point de valeurs, point de titres de propriété : Je disois ordinairement qu'on n'avoit du bien que pour s'en servir, et que de tenir son argent au fond d'un coffre, j'aimois autant n'en point avoir3. Non, le cadet n'avait pas fait fortune, et c'est à bon escient que sa veuve refusa sa succession4.

Au fait, n'est-ce pas bien ainsi ? Ne sommes-nous pas heureux que, parti pauvre de sa Gascogne natale, d'Artagnan ait su se garder de la richesse jusqu'à la fin de sa vie. Ce dédain de l'argent au milieu des grands de la terre, cette générosité naturelle qui lui faisait ouvrir sa bourse quand il y allait de son devoir ou de son honneur, voilà justement ce qui nous le rend sympathique. A ce propos, Courtils de Sandras, qui, décidément, ne l'a pas trop mal connu, le met en parallèle avec un autre Gascon, François de Montezun, seigneur de Besmaux, gouverneur de la Bastille. Besmaux, lui, trouva le moyen de faire fortune et de mourir le plus riche gentilhomme de France, au dire de Dangeau. Comme fabricant de libelles, Courtils avait été à deux reprises, et à son corps défendant, l'hôte de cet harpagon à la Bastille. Il lui avait gardé rancune ; aussi n'est-ce point sans malice qu'il met en évidence ce qui le séparait de d'Artagnan : Après avoir eu tous deux des commencements tout égaux, savoir beaucoup de pauvreté et de misère, et s'être élevés au delà de leur espérance, l'un est mort presque aussi gueux qu'il était venu au monde, et l'autre extrêmement riche. Le riche, c'est-à-dire M. de Besmaux, n'a pourtant jamais essuyé un coup de mousquet, mais la flatterie, l'avarice, la dureté et l'adresse lui ont plus servi que la sincérité, le désintéressement, le bon cœur et le courage que l'autre eut en partage. Ils ont été tous deux, à ce qu'il faut croire, bons serviteurs du roi ; mais l'un jusques à la bourse ; de sorte qu'il ressemblait à un certain ambassadeur que le roi avait en Angleterre, dont Sa Majesté disait qu'il n'eût pas voulu dépenser un sou quand même il y eût allé du salut de son État ; au lieu que l'autre (d'Artagnan) faisait litière de son argent pour peu qu'il crût qu'il y allât de son service5.

1 Inventaire après décès du 22 décembre 1673 (Étude Girardin, notaire à Paris). Voir les extraits que nous en donnons aux Documents. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 414. 3 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 572. 4 Voir ci-après, à l'Appendice. 5 Mémoires de M. d'Artagnan, I, Avertissement.

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N'est-ce pas là une jolie page qui fait honneur à celui qui l'a écrite ? N'est-ce pas aussi, avec l'hommage que rendra madame de Sévigné à l'humanité et à la bonté de d'Artagnan, le plus bel éloge qu'on ait fait de notre mousquetaire ?

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CHAPITRE VII. — D'ARTAGNAN ET FOUQUET.

Le surintendant. — Le voyage de Nantes. — Arrestation de Fouquet par d'Artagnan. — D'Artagnan geôlier de Fouquet à Angers, à Vincennes, à la

Bastille. — La Chambre de justice. — Fouquet, d'Artagnan et Besmaux. — D'Artagnan et madame de Sévigné. — La comète de 1664. D'Artagnan conduit

Fouquet à Pignerol.

C'est une figure trop connue que celle du célèbre surintendant pour qu'il soit nécessaire de la présenter encore une fois au lecteur. Certainement, d'Artagnan avait été en relations avec Fouquet. Lui qui vivait depuis vingt ans dans la capitale, il avait pu suivre les diverses étapes de cette marche aux honneurs — intendant de la généralité de Paris, procureur général au Parlement, enfin surintendant des finances et ministre d'État — qui justifiait et appelait la fière devise : quo non ascendam ?

Souvent, depuis qu'il était sous-lieutenant des mousquetaires, le Gascon avait dû accompagner le roi à Vaux. Le 17 août 1661, il assista probablement, lors de la dernière visite de Louis XIV à Fouquet, à ces fêtes célèbres où les peintres rivalisèrent avec les poètes, les ingénieurs avec les décorateurs, et où joua Molière. Se doutait-il alors qu'il arrêterait bientôt de sa propre main cet homme, alors le plus puissant peut-être de France après le roi ?1

Si le bruit d'une disgrâce prochaine ne s'était pas encore, en cette année 1660, répandu dans le public, Fouquet sentait bien cependant que des heures douloureuses allaient sonner. Il avait abusé du bonheur. En lui, tout était sujet d'envie, et son heureuse facilité de travail, et la faveur dont il jouissait, et ses succès, réels ou supposés, auprès des femmes, toutes choses qui ne se pardonnent guère. De chaudes sympathies, il est vrai, lui restaient, si fortes que sa chute même ne devait pas les lui enlever et que, bien longtemps après sa mort, des admirateurs enthousiastes prendront résolument sa défense2. Mais, d'autre part, des ennemis acharnés travaillaient à sa perte, avec d'autant plus de chances que c'était en secret.

A la fin de l'année 1661, l'arrestation du surintendant, qu'une maladresse à l'égard de mademoiselle de La Vallière et le luxe royal de Vaux avaient fini par ruiner dans l'esprit de Louis XIV, était décidée. Colbert, dans le silence, en préparait l'exécution, pour laquelle on songeait à profiter du voyage du roi à Nantes. Qui arrêterait Fouquet ? Monsieur de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre, ou d'Artagnan, commandant effectif des mousquetaires du roi ? Le

1 Sur Fouquet, il faut renvoyer à deux ouvrages essentiels : J. Lair, Nicolas Foucquet, 1890, 2 vol. in-8°, et U. Châtelain, Le Surintendant Nicolas Foucquet, protecteur des lettres, des arts et des sciences, 1905, 1 vol, in-8°. 2 Les deux volumes de M. Lair sont un solide et brillant plaidoyer en faveur de Fouquet.

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choix se fixa sur ce dernier, connu pour son énergie, sa promptitude, son esprit de discipline et son dévouement absolu à la personne du roi1.

Le plan fut donc arrêté dans ses plus petits détails, et des instructions minutieuses préparées par Colbert. Une troupe de mousquetaires serait sous les armes, des carrosses tout attelés sous prétexte d'une partie de chasse aux environs de Nantes. D'Artagnan devait agir avec discrétion et célérité ; il serait muni d'ordres exprès du roi qui lui assureraient de la part de tous et en tous lieux une obéissance passive2.

Le 27 août 1661, le roi quitta Fontainebleau. Deux jours après, par Cléry, Blois, Angers, Ancenis, bravant la poussière des chemins et brûlant les étapes, il gagnait Nantes3. Colbert et Le Tellier, qui avaient suivi Fouquet parti un peu auparavant, arrivaient à leur tour presque ensemble. Fouquet descendit à l'Hôtel de Bougé, qui appartenait à la famille de son amie madame du Plessis-Bellière. Il était alors assez mal en point. Le roi parut prendre grand intérêt à sa santé.

D'Artagnan fut appelé le 1er septembre. On le trouva au lit, travaillé par une grosse fièvre. Le roi, très soupçonneux, lui commanda de venir en quelque état qu'il fût. On l'apporta pour ainsi dire, et Louis XIV, convaincu qu'il ne feignait pas la maladie, se contenta de lui annoncer qu'il l'avait choisi pour certaine affaire, mais que c'était partie remise à deux ou trois jours, qu'il veillât donc à se bien porter.

La guérison, qui devenait ainsi comme un devoir et une obligation d'État, ne se fit pas trop attendre. Le dimanche 4 septembre, vers midi, le roi emmena d'Artagnan dans son cabinet sous prétexte d'examiner le rôle de sa compagnie. En réalité, il lui donna, de vive voix d'abord, par écrit ensuite, l'ordre d'arrêter Fouquet. Cet entretien assez long et assez extraordinaire, dit M. Lair, pouvant attirer l'attention, il recommanda à l'officier de payer de quelque défaite ceux qui étaient à la porte. Le mousquetaire sortit, comme s'il venait d'obtenir une faveur dont il allait demander les expéditions à Le Tellier, qui comprit à demi-mot, emmena à son tour dans sa chambre d'Artagnan, succombant à l'émotion, à ce point qu'il fut obligé de demander du vin pour ne pas défaillir. Un paquet remis par le roi contenait les ordres nécessaires : mandat d'arrestation, indication de la prison, route à suivre, toutes pièces signées de Le Tellier, qui depuis vingt-quatre heures tenait les copistes sous clef4.

L'ordre du roi était ainsi conçu : De par le roi. S. M. ayant résolu, pour bonnes considérations, de s'assurer de la personne du sieur Fouquet, surintendant de Ses finances, a ordonné et ordonne au sieur d'Artagnan, sous-lieutenant de la compagnie des mousquetaires à cheval, d'arrêter ledit sieur Fouquet et de le conduire sous bonne et sûre garde- au lieu porté par le mémoire que S. M. lui a

1 M. de Gesvres se plaignit, après l'arrestation, comme d'une marque de défiance, qu'on ne se fût pas adressé à lui. Brienne, son parent, dut le calmer (Brienne fils à Brienne père, dans J. de Boislisle, Mémoriaux du Conseil, III, p. 129-130). 2 Minute autographe de Colbert, publiée par Clément, II, p. CCVIV-VI. 3 Relation du voyage à Nantes, dans Extrait des pièces intéressantes et peu connues pour servir à l'histoire de la littérature, IV, p. 9.

Par un soleil ardent et beaucoup de poussière, Entouré de seigneurs et devant et derrière,

Le plus brave des rois, comme le plus charmant, Quitta Fontainebleau, piquant très vertement.

4 J. Lair, II, p. 59.

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fait bailler pour lui servir d'instruction, observant en sa marche que le dit sieur Fouquet n'ait communication avec qui que ce soit de vive voix ni par écrit. Fait à Nantes, le 4 septembre 16611.

Dans son logis, Fouquet grelottait de fièvre, tandis que des paysannes, venues de Belle-Isle pour faire honneur à leur seigneur, dansaient des passe-pieds devant la surintendante et ses invités.

Une chasse était annoncée pour le lendemain après le conseil. Dès quatre heures du matin, dix mousquetaires et un brigadier partirent pour Ancenis, où ils devaient attendre les instructions. A six heures, les mousquetaires gris — la compagnie de d'Artagnan — prenaient position devant la porte de secours du côté des champs, comme s'ils attendaient le départ du roi pour la chasse. De plus, quarante hommes du même corps étaient partagés en deux escouades ; les uns se promenaient à pied dans la cour du château, les autres se tenaient hors de la seconde porte, du côté de la ville.

Fouquet se rendit au conseil, où assistèrent, avec le roi, Colbert, Lionne, Le Tellier, Brienne. La séance fut très courte. Le roi, voulant guetter dans la cour si d'Artagnan était prêt, retint le surintendant sous divers prétextes, affectant de chercher un papier sur une table. Enfin Fouquet sort, descend l'escalier, entouré de solliciteurs. Il dépasse les barrières et... se perd dans la foule.

Le coup est-il manqué ? Fouquet, prévenu, a-t-il réussi à fuir ? D'Artagnan envoie un de ses brigadiers, Maupertuis2, avertir le roi qui entre dans une vive colère. Mais bientôt, tout s'explique. La fuite de Fouquet n'est qu'une fausse alerte. On l'a vu qui montait tranquillement dans sa chaise la rue haute du château. D'Artagnan le rejoint avec quinze ou seize mousquetaires sur la place de la cathédrale, parlemente avec lui quelques instants, puis lui montre l'ordre du roi. Le surintendant pâlit, mais domine son émotion. On le fait sortir de sa chaise et entrer dans une maison voisine qui se trouva être celle de M. de Fourché, son oncle, syndic des États de la province et grand archidiacre du diocèse. Il était environ sept heures et quart du matin3.

Dans la maison de l'archidiacre, tandis qu'on retourne ses poches et qu'on lui prend tous ses papiers que Saint-Mars porte aussitôt au roi, Fouquet, très maître de lui, tient à d'Artagnan des discours résolus et bien assurés4. Il prend place ensuite dans un carrosse du roi avec quatre officiers des mousquetaires. L'équipage se rend d'abord à Mauves, où une escorte de cent hommes avait été postée d'avance, puis toute la troupe se met en marche sur Oudon.

Là, Fouquet remit à d'Artagnan un ordre pour livrer Belle-Isle au roi. Le lendemain, le prisonnier d'État couchait à Ingrande, le surlendemain à Angers, dont le château avait été choisi au dernier moment comme lieu de détention provisoire. Dès lors commença pour d'Artagnan le métier de geôlier qu'il n'avait

1 Ravaisson, Archives de la Bastille, I, p. 347. Ravaisson a publié aussi le Mémoire pour M. d'Artagnan (Archives de la Bastille, I, p. 347-50). 2 Louis de Melun, marquis de Maupertuis. Il fut nommé le 7 novembre 1661 maréchal des logis à la première compagnie. Cornette en 1667, sous-lieutenant en 1673, il en devint capitaine-lieutenant en 1684 (Le Pippre de Neufville, II, p. 157-8). 3 Mémoires du jeune Brienne, II, p. 205. — Courtils de Sandres a raconté assez exactement les circonstances de l'arrestation de Fouquet (Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 209 et suivantes). 4 Lettre de Brienne fils à son père (Nantes, 5 sept. 1661), publiée par J. de Boislisle, Mémoriaux du Conseil, III, p. 127.

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pas sollicité et auquel il était loin de se complaire, au contraire de son camarade Besmaux.

Le jour même de l'arrestation de Fouquet, d'Artagnan avait été autorisé à laisser auprès de son prisonnier un valet de chambre nommé La Vallée1. Deux jours après, il recevait de Louis XIV un billet lui ordonnant d'ouvrir le château d'Angers au sieur Pecquet, médecin habituel de Fouquet, et de l'enfermer avec son malade, sans en pouvoir sortir ni avoir communication avec qui que ce soit du dehors2.

Le château d'Angers était alors dans un grand délabrement. Les ponts menaçaient ruine, les bâtiments dépérissaient, la chapelle allait tomber. D'Artagnan en -prévient Colbert, le priant de trouver bon qu'il ne se mêle pas de ces choses-là, car il n'entend pas le bâtiment. Il l'avertit aussi que, dans une demeure si peu confortable, son prisonnier a un logement indigne de son rang, et que son lit même n'est pas des plus honnestes. Il en a loué un plus convenable, et demande qu'on lui envoie mille louis d'or que le roi lui avait permis de prendre avant son départ, mais dont il n'avait pas cru devoir alourdir ses chausses3.

Pour la sûreté du surintendant, toutes les mesures sont prises : les gardiens font diligence, au point d'être sur les dents4. D'Artagnan refuse de recevoir la correspondance qu'on lui remet pour Fouquet, et n'autorise celui-ci à écrire que s'il donne ses lettres ouvertes.

Pourtant, la surveillance redoubla pendant que les perquisitions allaient leur train à Vincennes, à Vaux, à Saint-Mandé. Ni papier, ni encre à Fouquet, recommande Le Tellier à d'Artagnan le 27 septembre ; surtout que personne ne puisse communiquer avec le prisonnier, son médecin ou son valet de chambre5. Un peu plus tard, la rigueur de ces prescriptions s'adoucit. Le roi permit à Fouquet, le 10 octobre, d'écrire à Le Tellier, mais à condition que ce fût en présence du sous-lieutenant des mousquetaires6.

De tout ce qui se passait d'Artagnan rendait fréquemment compte à la cour qui était de retour à Fontainebleau. Il recevait les félicitations du roi pour son zèle, et, de son c6té, Le Tellier le Complimentait d'avoir, par exemple, renvoyé les courriers de madame Fouquet en les avertissant que s'ils revenaient à la charge, il pourrait leur en cuire7. Il transmettait fidèlement les missives que le surintendant lui confiait pour ses domestiques. Le Tellier se plaignait seulement qu'elles fussent interminables et que leur longueur l'empêchât de les lire tout entières au roi8.

Ainsi s'écoulèrent au château d'Angers les mois de septembre, d'octobre et de novembre 1661.

Pellisson avait été arrêté le même jour que Fouquet et gardé quelque temps au château de Nantes. Vers la fin de novembre, d'Artagnan, toujours à Angers,

1 Le Tellier à d'Artagnan, dans Ravaisson, Archives de la Bastille, I, 355. 2 Archives de la Bastille, I, p. 357. 3 Angers, 17 et 25 sept., Archives de la Bastille, I, p. 367-9. 4 Archives de la Bastille, I, p. 367-9. 5 Le Tellier à d'Artagnan (27 sept. 1661, Archives de la Bastille, I, p. 369). 6 Archives de la Bastille, I, p. 381-2. 7 Le Tellier à d'Artagnan, 7 oct. (Archives de la Bastille, I, p. 380-1). 8 Le Tellier à d'Artagnan, 2 oct. (Dépôt de la Guerre, vol. 170, n° 7, minute).

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reçut deux ordres du roi datés de Fontainebleau le 21. Le premier portait que, Louis XIV ayant résolu de transférer Pellisson à Angers, d'Artagnan devait envoyer à Nantes tel nombre de mousquetaires qu'il jugerait utile pour exécuter la volonté royale. Aux termes du second, une fois Pellisson arrivé à Angers, d'Artagnan, avec tous ses mousquetaires, aurait à conduire Pellisson et Fouquet à Amboise, à remettre Pellisson à M. de Talhouët, enseigne des gardes du corps, puis à mener Fouquet droit à la Bastille1. Le Tellier, qui lui écrivait en même temps, lui faisait sentir qu'on s'étonnait un peu dans l'entourage du roi de ce qu'il n'eût pas donné de ses nouvelles depuis trois semaines. Son emploi, ajoutait le secrétaire d'État à la guerre, était assez important pour qu'il prît la peine d'écrire par tous les ordinaires, quand même ses nouvelles ne contiendraient rien2.

L'ordre relatif à Pellisson devait être exécuté aux environs du 10 décembre3. D'Artagnan s'empressa d'obéir. Il envoya le maréchal des logis Saint-Mars chercher Pellisson à Nantes. Puis, le ter décembre, les deux prisonniers partirent sous bonne escorte dans la direction de Paris. Fouquet était en carrosse. Plus calme tous les jours, surtout depuis qu'on lui avait permis d'entendre la messe chaque matin, de lire une lettre de sa femme, et d'y faire réponse4, il passa courageusement au milieu des injures de la populace. Pellisson, hissé sur un cheval, marchait devant son ancien maitre, sans pouvoir lui parler. Le voyage fut long-et pénible. A Tours, on dut repartir de nuit pour éviter quelque malheur. Enfin on arriva à Amboise. D'Artagnan remit Fouquet aux mains de Talhouët, son nouveau gardien, et continua sa route vers Paris avec Pellisson.

S'il eût pu avoir connaissance de la lettre que Le Tellier écrivit peu après à son successeur Talhouët, il eût été satisfait de l'hommage que le ministre rendait à son zèle et à sa vigilance : L'exactitude qu'a apportée M. d'Artagnan à sa garde était si grande que M. Fouquet n'a eu aucunes nouvelles de tout ce qui se passe ici à son égard. Sa Majesté se promet que la vôtre ne sera pas moindre5.

Aux termes des ordres reçus à la fin de novembre, d'Artagnan devait titre déchargé de la garde de Fouquet aussitôt qu'il l'aurait conduit à Amboise. L'un des prisonniers livré à Talhouët, l'autre au gouverneur de la Bastille, il put croire que les corvées étaient finies.

Il n'en fut rien, car Fouquet étant arrivé à Vincennes le 31 décembre, après de nombreuses étapes, une nouvelle lettre de service du 3 janvier 1662 l'obligea à reprendre ses fonctions auprès du prisonnier. Le lendemain, à quatre heures du matin, les clefs du donjon lui étaient confiées. Il y commandait seul, ainsi qu'à la porte et au pont-levis. Marsac, lieutenant-gouverneur du château, ne répondait que de la surveillance extérieure6.

Dès lors, pendant de longs mois, le mousquetaire ne quitta Fouquet pas plus que son ombre ; lui seul entrait dans la chambre du prisonnier qui, pour principale distraction, dut se contenter d'entendre la messe dans une petite pièce y attenant. Fouquet ne pouvait écrire, sauf dans quelques occasions bien rares ; à peine lui laissait-on lire quelques insignifiants petits volumes de piété. Il avait un

1 Archives de la Bastille, I, p. 398-9. 2 Archives de la Bastille, I, p. 399-400. 3 Le Tellier à d'Artagnan, 26 nov. (I, p. 402-3). 4 Le Tellier à d'Artagnan, 3 déc. (I, p. 404-5). 5 14 décembre 1661 (Archives de la Bastille, I, p. 407-8). 6 Archives de la Bastille, I, p. 413.

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diamant qu'il voulut un jour faire vendre au profit des pauvres. On le lui permit, et la pierre précieuse fut remise à cet effet à madame Fouquet mère par l'intermédiaire de l'indispensable d'Artagnan1. Janvier s'écoula, dit M. Lair2, puis février, aussi muet, aussi solitaire que janvier. Quand, au mois de mars 1662, l'écorce des arbres commença à reverdir, les cheveux de Nicolas Fouquet, naguère encore bruns, avaient complètement blanchi.

Le 4 mars, les interrogatoires commencèrent. La veille, d'Artagnan avait reçu l'ordre de laisser entrer dans le donjon les commissaires et le greffier de la Chambre de justice3. Il assista à toutes ces séances douloureuses, et il fut parfois obligé de prêter la main à quelques-unes des finasseries dans lesquelles les commissaires s'efforçaient d'envelopper l'accusé. Puis ce furent les confrontations, qui durèrent près de deux mois, du 18 juillet au 13 septembre. Les commissaires accordèrent enfin à l'accusé un conseil et la communication des pièces4. Et le 10 octobre, Olivier d'Ormesson, maître des Requêtes, et Le Cornier de Sainte-Hélène, président au Parlement de Normandie, furent désignés comme rapporteurs.

Pendant ce temps, aucun détail de la vie de Fouquet n'échappe à son vigilant geôlier. C'est lui qui transmet à qui de droit tous les désirs du prisonnier et rapporte à celui-ci les réponses, Il lui amène les confesseurs dûment autorisés, le jésuite Eyneuve ou un chanoine de Vincennes5. Aux premières chaleurs de l'été, il l'accompagne prendre l'air de temps à autre sur la terrasse du donjon6. Il lui fait passer les paquets de jus de réglisse ou les bouteilles d'eau de noix que sa femme ou sa mère sont autorisées à lui envoyer7. Un moment, d'Artagnan s'inquiète des bruits qui courent dans Paris. Fouquet serait informé de ce qui s'y passe. Mais Le Tellier est tranquille : il suffit de lire les procédures pour être sûr que le prisonnier ne sait rien de ce qui se fait hors de sa chambre. C'est un satisfecit pour le geôlier8. D'Artagnan s'occupe aussi de toutes les dépenses. Elles sont considérables. Le 8 avril 1662, il donne quittance à Pierre Leclerc, trésorier général de l'Extraordinaire des guerres et cavalerie légère, de dix mille livres reçues à compte de la dépense qu'il lui a convenu faire pour la garde et nourriture de M. Fouquet9. Trois mois après, il a peur d'être oublié, et il réclame ; Le Tellier lui écrit, le 14 juillet, qu'il n'a qu'à envoyer son mémoire, qu'il lui expédiera son ordonnance, et que Colbert l'acquittera10. Le 18 janvier 1663, il reçoit encore un acompte de dix mille livres11.

C'est au commencement de cette année 1663 que Fouquet, toujours à Vincennes, rédigea ses Défenses, et fit présenter à la Chambre de justice

1 Archives de la Bastille, II, p. 3. 2 J. Lair, II, p. 116. 3 Archives de la Bastille, II, p. 10-11. 4 Lair, II, p. 166, 171. 5 Autorisation au père Eyneuve, 27 mai 1662 (Archives de la Bastille, II, p. 42, cf. p. 93, 93, 115, 127, 31 oct. 1662 et 1er fév., 11 mai 1663). Au chanoine de Vincennes (II, p. 67). 6 Permission de promenade sur la terrasse, 5 juin 1662 (Archives de la Bastille, II, p. 43-43-4). 7 30 août, 10 et 19 oct. 1662 (Archives de la Bastille, II, p. 74, 88). 8 14 juillet 1662 (Archives de la Bastille, II, p. 54). 9 Bibl. nat., Pièces orig., 107. Signature autographe : Artaignan. 10 Archives de la Bastille, II, 54. 11 Bibl. nat., Pièces orig., 107. Signature autographe : Artaignan.

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plusieurs requêtes de récusation. Puis on rapporta le procès, et Talon développa les chefs d'accusation, péculat, faux commis en vue du péculat, lèse-majesté. Paris et la France entière se passionnaient pour ou contre Fouquet.

Bientôt, la Chambre de justice fut transférée à l'Arsenal (30 mai 1663). Quelques jours après, d'Artagnan recevait l'ordre d'amener Fouquet à la Bastille et de l'y garder dans les mêmes conditions qu'à Vincennes. Le 20 juin, un escadron de 300 mousquetaires escorta le prisonnier pour prévenir toute tentative d'enlèvement comme toute démonstration de sympathie populaire. François de Montezun, sieur de Besmaux, le compatriote et l'ancien compagnon de d'Artagnan, était depuis cinq ans gouverneur de la célèbre prison d'État. Cependant, Colbert maintint au seul d'Artagnan, sans contrôle, ni dépendance, le soin de veiller sur Fouquet.

L'ex-surintendant avait pour logement une chambre — qui devait servir un peu plus tard à Lauzun et au grand Arnauld —, avec une garde-robe dans la tour de la Chapelle et une petite pièce à côté, où quelques oiseaux chantaient dans leur cage. Il avait vue d'un côté sur le fossé, de l'autre sur le Place de la Bastille. Au pied de la tour de la Chapelle, sur les plates-formes des autres tours, dans le jardin, le long du fossé, des mousquetaires faisaient nuit et jour bonne garde1.

Le matin, Fouquet se levait à sept heures, faisait sa prière, travaillait jusqu'à neuf heures, entendait la messe. De dix heures à midi, il recevait ses avocats. Il dînait ensuite, et se remettait au travail jusqu'à onze heures du soir. Pour se distraire, il traduisait des psaumes en français et lisait des ouvrages de piété. Il montrait beaucoup d'égalité d'humeur et même une certaine gaieté2. Un jour du du mois de janvier 1664, quand d'Ormesson, qui s'était rendu à la Bastille, accompagné de Chamillart et de Foucault, fut introduit par d'Artagnan auprès du prisonnier, il le trouva vêtu d'un habit de drap noir complètement fermé, d'un manteau doublé de drap, de bas de laine, car il faisait froid derrière ces épaisses et humides murailles. Des souliers plats, un collet uni, de petites manchettes cousues, un chapeau de castor, le tout fort propre et fort simple, complétaient son costume. D'Ormesson rapporte que d'Artagnan, témoin de la rude pénitence de cet homme, jadis si délicat et si fastueux, et qui maintenant vivait dans un très grand régime, jeûnant trois jours par semaine, déclarait qu'il ne l'avait jamais trouvé que travaillant, écrivant sur sa petite table ou priant Dieu à genoux3.

Il y avait un an, jour pour jour, que Fouquet était à la Bastille lorsqu'on décida en haut lieu de le transférer à Moret, en même temps que Jeannin de Castille, Guénégaud, La Bazinière et Delorme. On voulait ainsi empêcher toute communication de Fouquet avec l'extérieur. Plusieurs personnes en effet, parmi lesquelles on citait madame de Sévigné, sollicitaient en sa faveur.

Le 20 juin 1664, Le Tellier transmit à d'Artagnan l'ordre de conduire Fouquet au donjon de Moret, sur la lisière de la forêt de Fontainebleau4. Quatre jours après, après, une file de carrosses à six chevaux, escortés par 250 mousquetaires, sortirent de Paris, emportant les trésoriers de l'Épargne, Pellisson et Fouquet chacun dans une voiture. Au Plessis, les prisonniers dînèrent, servis dans des

1 Archives de la Bastille, II, p. 134-5 ; Lair, II, p. 248. 2 Lair, II, p. 283. 3 Lair, II, p. 283, 304. Courtils (Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 321 et suivantes) parait bien renseigné sur les faits et gestes de Fouquet à la Bastille. 4 Archives de la Bastille, II, p. 200.

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chambres séparées. Le soir, on arriva à Moret. D'Artagnan, qui avait tenu fort exactement Le Tellier au courant de ce qui s'était passé, et qui lui avait même envoyé un exprès, de Maupertuis1, reçut la permission de se rendre auprès de la cour à Fontainebleau, le roi étant persuadé que son absence ne pourrait préjudicier à la sûreté des prisonniers2.

Le séjour de Fouquet à Moret ne dura pas deux mois. Le ter juillet, d'Artagnan informa les deux conseils, Auzanet et Lhoste, que de par la volonté du roi, ils ne verraient leur client que deux fois par semaine, le mardi et le vendredi. La conversation devrait avoir lieu à voix assez haute pour que d'Artagnan pût tout entendre. Il avait loyalement prévenu Fouquet que si, dans ces entretiens, il était question d'autre chose que du procès lui-même, il serait obligé d'en avertir le roi.

Louis XIV, de retour à Paris au commencement d'août, voulut que Fouquet et la Chambre de justice y rentrassent avec lui. L'ordre, transmis à d'Artagnan le 10 août, fut exécuté le 14. Ce jour-là, d'Artagnan, geôlier ponctuel mais compatissant, fit ralentir à Charonton la marche du convoi pour permettre à Fouquet d'embrasser en passant sa femme et son enfant qu'il n'avait pas vus depuis trois ans3.

A Paris, tandis que la Chambre de justice siégeait à Séguier, d'Artagnan eut encore plusieurs fois l'occasion de montrer à la fois la générosité et la fermeté de son caractère, dont l'intègre et véridique d'Ormesson rend témoignage. Le 8 novembre, Fouquet lui ayant annoncé qu'il avait achevé sa dernière production de pièces, et qu'il n'écrirait plus si le procureur général ne donnait rien de nouveau contre lui, me dites-vous cela, lui demanda le mousquetaire, pour le répéter au roi ? Autrement, je serais obligé au secret. Fouquet le pria de rapporter son propos au roi4.

Les fonctions imposées à d'Artagnan n'étaient pas si absorbantes qu'il ne pût trouver quelques loisirs, soit pour s'occuper de ses mousquetaires, soit pour se montrer à la cour et à la ville. Mais il ne négligeait pas pour cela ses devoirs de gardien, conduisant Fouquet aux séances de la Chambre de justice et l'en ramenant. Nous avons pour cette période un document beaucoup plus instructif que le procès-verbal du greffier ou la correspondance officielle de d'Artagnan. Ce sont les lettres de madame de Sévigné qui suivait anxieusement la marche de l'affaire et qui, grâce aux confidences de d'Ormesson lui-même, pouvait envoyer au jour le jour à son ami Pomponne des comptes rendus où éclate l'intérêt qu'elle portait à l'illustre accusé.

C'est elle qui nous fait voir, le 20 novembre 1664, jour de l'interrogatoire sur le Marc d'or, Fouquet sortant de la Chambre et repassant par l'Arsenal à pied, conduit comme toujours par d'Artagnan. Des ouvriers travaillent à un bassin de fontaine. Fouquet, intéressé, s'approche, donne son avis et dit en riant à d'Artagnan : N'admirez-vous point de quoi je me mêle ? Mais c'est que j'ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses- là5. Et l'on pense irrésistiblement aux bassins de Vaux, quand, aux jours de fête, le soleil des temps heureux irisait la poussière fine des jets d'eau.

1 Maréchal des logis à la première compagnie depuis le 7 novembre 1661. 2 Archives de la Bastille, II, p. 203 ; Lair, II, p. 305. 3 Lair, II, p. 316. 4 Lair, II, p. 328. 5 Lettres de Madame de Sévigné, I, p. 443.

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Le 27 novembre, nouvelle scène, plus touchante encore, parce que madame de Sévigné elle-même y joue son rôle et qu'elle rapporte ses impressions toutes chaudes, sincères et débordantes. Pour voir le surintendant regagner son logement, elle s'était rendue, masquée, en compagnie de quelques dames, dans une maison dont les fenêtres donnaient sur l'Arsenal et sur l'allée aboutissant à la première enceinte de la Bastille. Fouquet revenait tout rêveur, escorté de cinquante mousquetaires qui le suivaient à trente ou quarante pas. Il n'aurait peut-être pas songé à lever les yeux si d'Artagnan, toujours bienveillant, ne lui avait fait remarquer cette fenêtre d'où tombaient des regards amis. Fouquet alors salua les dames en souriant, sans peut-être les reconnaitre, et la tendre Sévigné sentit ses jambes trembler et son cœur battre. Si vous saviez, dit-elle, comme on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai !1

Le dénouement approchait. Dans cette terrible bataille judiciaire, Fouquet avait déployé jusqu'au dernier moment les ressources d'une intelligence merveilleusement organisée, servie par un sang-froid à toute épreuve. Beaucoup, parmi ses amis, lui étaient demeurés fidèles, et nombre d'autres, qui auraient pu rester indifférents, croyaient à sa victoire.

Pour que rien ne manquât à une si belle affaire, le merveilleux vint apporter aux imaginations un nouvel élément de curiosité et de mystère. Au mois de décembre, une comète parut du côté du faubourg Saint-Marceau, qu'on dit qui regarde la Bastille. Que venait annoncer cet astre ? La mort prochaine de Fouquet ? Sa délivrance imminente ? Tous les yeux de Paris se levèrent vers le ciel. D'Artagnan — c'est madame de Sévigné qui l'apprend à Pomponne — veilla la nuit du 16 au 17 décembre, et vit fort à son aise la comète2. Fouquet lui-même désira contempler cette messagère merveilleuse dont le peuple disait qu'elle lui avait été envoyée du ciel. Un garde alla l'éveiller sur sa prière, vers trois ou quatre heures du matin, et le mena sur la terrasse de la Bastille3. Pendant quelque temps il ne fut question que de cosmographie dans les ruelles. L'abbé Cotin distilla, en style précieux, une Galanterie sur la Comète, et Molière, qui a pris ce .pauvre auteur pour modèle de son Trissotin, s'en souvenait encore en 1672 dans les Femmes savantes, où il lui fait dire :

Je viens vous annoncer une grande nouvelle. Nous l'avons en dormant, madame, échappé belle. Un monde près de nous a passé tout du long, Est chû tout au travers de notre tourbillon, Et, s'il eût en chemin rencontré notre terre, Elle eût été brisée en morceaux comme verre4.

Le 20 décembre 1664, s'acheva, après un laborieux délibéré qui n'avait pas duré moins de cinq jours, cette affaire qui depuis plus de trois ans occupait le royaume. Fouquet sauvait sa tête. Déclaré coupable d'abus et de malversations,

1 Lettres, p. 470. Il faut rapprocher cet épisode raconté par madame de Sévigné elle-même des passages des Mémoires de M. d'Artagnan (III, p. 282 et suivantes), où Courtils de Sandras raconte que la marquise de Sévigny fut dans une des maisons qui se trouvaient à quatre cents pas de la fenêtre de Fouquet, et de là trouva le moyen de lui faire savoir quelque chose et d'en avoir réponse, lui fournissant ainsi des renseignements fort utiles à sa défense. Il n'y a là, on le voit, rien d'invraisemblable. 2 Lettres, I, p. 470. 3 Lair, II, p. 392. 4 Acte IV, scène III.

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il était condamné au bannissement perpétuel et à la confiscation de tous ses biens. Louis XIV, trouvant que c'était peu, commua la peine en celle de prison perpétuelle.

Le greffier Foucault, assisté d'un commis greffier et de quatre huissiers du Parlement servant en la Chambre de justice, se présenta le lundi 22 à la Bastille pour signifier au condamné l'arrêt de l'avant-veille. On les installa, avec une seule chaise pour Foucault et une table, dans l'ancienne chapelle qui se trouvait au-dessous de la chambre de Fouquet. Bientôt celui-ci parut, conduit par d'Artagnan, qu'accompagnaient Saint-Mars et deux mousquetaires. Ce fut une scène pénible. Fouquet refusa de dire son nom, écouta debout et le chapeau à la main la lecture de l'arrêt, et demanda en vain à Foucault qu'il prit acte de ses protestations. Alors il invita les témoins à se souvenir de ce refus. Pour couper court, d'Artagnan l'entraîna dans une pièce voisine, tandis que le gouverneur Besmaux emmenait le médecin Pecquet et le valet de chambre La Vallée tout en larmes. Le matin du même jour, d'Ormesson était venu reprendre les registres de l'Épargne. D'Artagnan l'embrassa, lui dit à l'oreille qu'il était un illustre (c'est-à-dire un brave homme), ajoutant qu'il n'entendait rien à cette affaire et qu'un peu plus tard il viendrait l'en entretenir.

Puis on partit pour la terre d'exil. Un carrosse était tout prêt. A onze heures, on y fit monter Fouquet avec quatre hommes. D'Artagnan était à cheval, à la tête de cent mousquetaires. Quand on sortit de la Bastille, et qu'on franchit la Porte Saint-Antoine, ce fut une acclamation. Les années précédentes, à Angers, à Amboise, à Tours, le peuple aurait volontiers écharpé Fouquet. Maintenant, il battait des mains à son passage, ou le saluait très bas1.

La petite troupe coucha ce soir-là à Villeneuve-Saint-Georges. Le lendemain, on passa par Melun, presque en vue de Vaux, et on arriva à Fontainebleau. De là d'Artagnan écrivit à Colbert (24e décembre) : Monsieur, si j'ai manqué d'aller prendre congé de vous et recevoir vos ordres, je vous supplie très humblement de croire que j'en ai un sensible déplaisir, sachant bien que j'étais obligé et par mon devoir et par mon inclination, et si M. Foucault m'a tenu parole, il vous aura dit mon déplaisir et le sujet qui m'en a empêché. J'ai reçu les trois billets que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer ; pour celui de Lyon, je le garde et je vous renvoie l'autre parce que j'ai pris six mille livres par ordre de M. de Louvois chez M. Josse pour les mousquetaires. S'il arrive quelque chose dans ma route, je ne manquerai pas de vous en avertir. Je vins hier coucher ici, et je pars aujourd'hui pour continuer ma route2.

Par Moret, Dijon, Lyon, Grenoble, on arriva au pied des Alpes. Le 26 décembre, d'Artagnan avait écrit à Le Tellier pour lui faire tenir une lettre que madame Fouquet avait écrite à son mari, et que, fidèle aux instructions reçues, il n'avait pas remise à son destinataire. Le roi approuva et fit supprimer la lettre3. D'Artagnan envoya aussi demander à la cour ce qu'il ferait de son prisonnier si celui-ci tombait malade. On lui répondit qu'il le menât toujours, en quelque état qu'il fût4.

Enfin, le 16 janvier 1665, d'Artagnan arrivait à Pignerol et livrait Fouquet à Saint-Mars, qui avait été envoyé en avant pour tout préparer, et qui était là depuis une

1 Lair, II, p. 410-411. 2 Arch. de la Bastille, II, p. 393. 3 Arch. de la Bastille, II, p. 394-5. 4 Lettres de madame de Sévigné, I, p. 481.

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semaine1. De ce donjon, entouré de glaces l'hiver, brûlé l'été par le soleil, Nicolas Fouquet ne devait pas sortir vivant. Il y mourut quinze ans plus tard2, sans avoir revu sa patrie.

D'Artagnan s'acquitta de cette dernière partie de sa tâche, à la satisfaction non seulement du roi qui lui fit adresser ses félicitations par Le Tellier3, mais aussi de Fouquet dont il fut, dit madame de Sévigné, la seule consolation pendant ce pénible voyage4. L'hiver était fort rude, principalement dans les Alpes ; le bruit courait qu'on avait empoisonné Fouquet, mais il avait été seulement repris par ses infirmités. D'Artagnan lui donna les fourrures nécessaires pour passer les montagnes, l'encourageant en même temps par de bonnes paroles5.

La reconnaissante Sévigné garda jusqu'à sa mort le souvenir ému de la générosité et de l'humanité du mousquetaire. Parlant un jour, beaucoup plus tard, à sa fille de Sainte-Marie, lieutenant du roi à Saint-Malo, qui savait se faire aimer des prisonniers, elle ne trouva pas mieux que de dire : c'est un petit d'Artagnan, pour le louer de bien servir son roi sans cesser d'être compatissant.

1 Courtils est ici moins bien renseigné que sur certains autres détails de l'affaire Fouquet. Pour lui, ce fut Saint-Mars qui fut chargé de la conduite et de la garde de Fouquet à Pignerol, sur la recommandation de d'Artagnan, qui, pressenti par Colbert au sujet de cette mission, aurait répondu qu'il aimait mieux servir le roi comme simple soldat que comme premier geôlier du royaume (Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 381 et suivantes). 2 Le 23 mars 1680. 3 J'ay cru que je debvois la bazarder (la lettre) pour vous dire que Sa Majesté a esté satisfaite de tout ce que vous avez fait durant votre voyage, et jusqu'à ce que vous ayez remis M. Fouquet au pouvoir du sieur de Saint-Mars. — (Le Tellier à d'Artagnan, 23 janv. 1665. Dépôt de la Guerre, vol. 191, n° 202, minute.) 4 Lettres, I, p. 480. 5 Lettres, I, p. 452.

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CHAPITRE VIII. — VERS LE BÂTON DE MARÉCHAL.

La reconnaissance de Mazarin. — D'Artagnan se démet de sa compagnie aux gardes. — Il devient lieutenant, puis capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roi. — Les compliments de Louis XIV.

D'Artagnan et Lauzun.

Ah ! Sainte Vierge, ayez pitié de moi et recevez mon âme. En ces jours gris, tristes et fades, qui ne sont déjà plus l'hiver, mais qui ne sont pas encore le printemps, Mazarin agonise à Vincennes. Il songe à ses richesses, à ses merveilleuses collections d'œuvres d'art, à sa toute-puissance. Va-t-il falloir abandonner à la fois le trie-trac et l'espoir de la tiare ? Oui, car il se sent, il se voit mourir. Les courtisans n'emplissent plus sa chambre, non qu'ils soient gens à reculer devant l'odeur de son haleine empuantie par la mort, mais parce que l'astre du jeune roi se lève. Bernouin le rudoie, le médecin ne lui mâche pas les mots, Colbert rôde autour de son lit. Enfin, le 9 mars 1661, entre deux et trois heures, le malheureux s'éteint, après avoir fait la meilleure mine qu'il a pu devant la mort.

Dans son testament du 3 mars, d'Artagnan, sa créature, ne figure à aucun titre. Il faut croire que le maitre avait d'autre manière récompensé le serviteur. Au demeurant, un homme comme Mazarin aurait-il pu coucher sur son testament tous ceux qui, par état ou par ambition, lui avaient rendu de bons offices ?

Au cours du même mois, d'Artagnan, d'après Pinard1, se serait démis de sa compagnie aux gardes pour ne conserver que sa sous-lieutenance aux mousquetaires. Nous n'avons pu nous assurer de l'exactitude de ce renseignement. Suivant le même auteur, qui paraît s'inspirer sur ce point du seul Courtils de Sandras, d'Artagnan serait ensuite allé complimenter officiellement Charles II de son rétablissement sur le trône d'Angleterre. Mais l'entrée de Charles II à Londres avait eu lieu le 29 mai de l'année précédente, et il semble bien que Courtils a confondu encore une fois, sans doute volontairement, d'Artagnan avec son quasi-homonyme Isaac de Baas qui remplit en effet des missions en Angleterre et qui, d'ailleurs, mourut en décembre 1660. Une quittance de d'Artagnan au sieur Diver (?) de 80 écus d'or, datée du 4 juillet 16612, ne suffit pas pour nous permettre de donner le moindre renseignement sur ces affaires.

Les soucis que lui donnèrent dès la fin de cette année 1661 l'arrestation et la garde du surintendant n'empêchèrent pas d'Artagnan de s'occuper de la première compagnie des mousquetaires, dont le duc de Nevers lui laissait le commandement effectif. C'est à lui que Le Tellier adresse les brevets des sieurs de Maupertuis et des Claveaux nommés maréchaux des logis des mousquetaires3. Et le roi l'informe par son secrétaire d'État à la guerre qu'il désire voir la justice ordinaire suivre son cours en ce qui concerne le cas des

1 IV, p. 418-9. 2 Inventaire après décès. 3 Le Tellier à d'Artagnan, 8 nov. 1661 (Dépôt de la Guerre, vol. 170, n° 160, minute).

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sieurs Parfait et Querjan, mousquetaires, accusés de l'assassinat de Jean Baurin, fauconnier du roi1. Il est si bien le maître de sa compagnie, et son opinion a tant de poids qu'on n'ose pas nommer comme capitaine-lieutenant un autre que le duc de Nevers, pour la raison seule que d'Artagnan tient à le conserver comme chef nominal. Le 15 juin 1663, Colbert écrit à la connétable Colonna que le jeune neveu du défunt cardinal éprouve un dégoût incompréhensible pour sa charge, la plus belle pourtant du royaume, et dont les fonctions ne consistent presque que dans un divertissement continuel. On pourrait penser, ajoute-t-il, à lui donner d'autres places, mais les titulaires ont obtenu les survivances pour leurs enfants, et d'ailleurs Monsieur d'Artagnan, sous-lieutenant de la compagnie, qui est un gentilhomme que le roy honore de son estime, et lequel est une des créatures de feu Son Éminence, ne pourroit pas souffrir qu'un autre que M. le duc de Nevers le commandât2. Et on s'incline devant le désir de M. d'Artagnan.

En 1662, eut lieu à Paris le fameux carrousel où le jeune roi fit montre de sa magnificence et de son amour des spectacles pompeux. Le nom de d'Artagnan ne figure pas dans la Relation des magnificences du grand Carousel du roy Louys XIV3. Il est vrai que seuls les grands personnages de la cour y ont trouvé place.

Il n'est pas probable non plus qu'il ait pu accompagner à Dunkerque le roi qui visitait, en octobre 1662, la ville récemment acquise à la France. Les Grands mousquetaires figuraient bien dans le cortège avec leurs habits d'écarlate brodés d'or, leurs boutons dorés, leurs chapeaux galonnés, à plumet blanc, leur soubreveste bleue doublée de rouge et brodée d'argent, et la croix blanche fleurdelisée avec des flammes rouges et argentées. Leurs chevaux gris étaient couverts de housses écarlates. L'équipement des mousquetaires de la 2e compagnie était semblable, avec cette différence seulement que les broderies des uniformes étaient d'argent au lieu d'or4.

On serait, en revanche, tenté de croire que d'Artagnan joua son rôle dans les mémorables fêtes que le roi donna en mai 1661 à Versailles sous le nom de Plaisirs de l'Île enchantée, et où Molière joua devant la cour les trois premiers actes du Tartuffe. Il est dit en effet dans la relation officielle que M. des Bardins, représentant un héraut d'armes, estoit suivi de trois pages. Celui du roy, M. d'Artagnan, marchoit à la teste des deux autres, fort richement habillés de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa lance et son escu, dans lequel brillait un soleil de pierreries, avec ces mots : nec cesso, nec erro, faisant allusion à l'attachement de Sa Majesté aux affaires de son Estat, et la manière avec laquelle il agit5. Ce page, ne serait-il pas, bien plutôt que Charles de Batz-Castelmore, son cousin germain, Pierre de Montesquiou, seigneur d'Artagnan, le futur maréchal de France, qui était, depuis 1660 ou 1661, page en la petite Écurie du roi ?

Il y eut en tout cas d'autres fêtes, plus intimes, où nous savons que notre d'Artagnan assista. L'une des moins banales, certes, dut être ce baptême d'un Grand mousquetaire du roi, le chevalier Jules Arnolfini6, âgé de vingt-deux ans,

1 Le Tellier à d'Artagnan, 2 janv. 1663 (Dépôt de la Guerre, vol. 176, n° 2, minute). 2 Clément, VII, 36 ; Depping, IV, 669. 3 Paris, 1662, 8 pages in-4°. 4 E. Mancel, Premiers séjours à Dunkerque du roi Louis XIV, 1901, p. 11. 5 Les Plaisirs de l'Isle enchantée. Course de bagues, collation ornée de machines, etc. à Versailles, Paris, 1673, 1re journée (7 mai 1664), p. 5. 6 Fils de Lepidio Arnolflni, écuyer de la grande Écurie du roi, et de dame Claude Magnac.

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qui se disposait à partir pour l'Afrique, et ne voulait pas entreprendre ce long et périlleux voyage sans avoir été fait chrétien. D'Artagnan tint (si l'on peut ainsi parler) le jeune homme sur les fonts, avec la toute belle et toute gracieuse Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, la perle de l'hôtel de Rambouillet et le modèle des précieuses1.

Entre temps, il veillait sur Fouquet, alors à la Bastille. Mais si l'on appréciait en lui le geôlier incorruptible, esclave de son devoir, on n'oubliait pas non plus qu'il avait l'esprit naturellement délié et propre aux négociations délicates, voire ténébreuses.

L'ambassadeur du roi à la cour d'Espagne était alors Georges d'Aubusson de la Feuilllade, archevêque d'Embrun2. Est-ce parce qu'il ne se sentait pas en commerce d'amitié fort étroite avec les Espagnols que ce prélat désira avoir près de lui quelques hommes hardis et sages, sur qui pouvoir compter en toute occasion ? Bref, d'Artagnan fut chargé de choisir parmi ses mousquetaires les huit hommes intelligents et sûrs que le roi voulait adresser à son ambassadeur. Il les désigna en effet, leur distribua à chacun vingt pistoles, les divisa en deux troupes de quatre hommes chacune et, après leur avoir dit de laisser leurs casaques à Paris, les fit partir, non sans leur avoir donné les instructions nécessaires, exigeant d'eux le plus absolu secret vis-à-vis de leurs camarades et de qui que ce pût être.

Les huit mousquetaires devaient se mettre en route, les uns le 29 mai, les autres le 30 mai 1664. Une fois à Madrid, ils auraient soin de se loger séparément, chacun dans une hôtellerie différente. Le lendemain de leur arrivée, l'un d'eux irait avertir l'archevêque d'Embrun. Si par hasard quelque indiscret les interrogeait en chemin, ils auraient à répondre qu'ils allaient à Madrid s'engager dans l'armée qui se préparait à marcher contre le Portugal, et où M. de la Feuillade, à la recommandation de l'ambassadeur, leur avait ménagé des emplois3.

Qu'advint-il de cette expédition mystérieuse ? Nous ne saurions le dire.

A quelques jours de là, M. de Vanroustel, un officier des mousquetaires, ayant encouru par sa mauvaise conduite la colère du roi, fut cassé de son grade. D'Artagnan fut invité à donner les noms de trois ou quatre lieutenants des régiments, qu'il connaîtrait parmi les plus sages et les plus soigneux4.

D'Artagnan était en route pour conduire Fouquet à Pignerol quand lui parvinrent des nouvelles où l'avenir de sa carrière était vivement intéressé. La lettre que le secrétaire d'État Le Tellier lui écrivit le 16 janvier 1665, le jour même où il remettait Fouquet à Saint-Mars, ne contenait que des témoignages d'estime, et faisait bien augurer des succès futurs de d'Artagnan. Depuis votre départ, disait le ministre, M. de Marsac a remis au roi la démission de sa charge de capitaine de la compagnie de mousquetaires qu'il commandait. Le roi l'a reçue et lui a fait

1 Loret, Muze historique, lettre du 11 oct. 1664. Jal (p. 72) dit que cette cérémonie eut lieu le 16 octobre. Il doit y avoir là une petite erreur. 2 Il resta à Madrid de 1661 à 1667. Voir les Instructions aux ambassadeurs. 3 Mémoire envoyé à M. d'Artagnan le 28 mai 1661 (Dépôt de la Guerre, vol. 185, n° 210, minute). — Lettre de Le Tellier à d'Artagnan (même date) pour le remercier de sa diligence, et lui annoncer qu'il recevrait bientôt l'ordre de remboursement des 160 écus d'or avancés par lui (ibid., n° 279, minute). 4 Le Tellier à d'Artagnan, 15 juin 1664 (Dépôt de la Guerre, vol. 185, n° 376, minute).

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donner une honnête compensation, puis, comme cette compagnie n'avait été créée que pour servir à la garde de feu le cardinal pendant les conférences qu'il eut pour la paix avec don Luis de Haro, le roi a jugé à propos de la licencier et d'en faire mettre sur pied une autre sous le nom de seconde compagnie des mousquetaires servant à la garde de sa personne. Il en a donné le commandement avec le titre de commandant à Colbert de Maulevrier, capitaine aux gardes.

Les autres officiers furent M. de Montbron, sous-lieutenant, le comte de Marsan, cornette, et M. de Florensac, enseigne. L'installation de Maulevrier se fit avec cérémonie, les deux compagnies étant rangées en bataille dans la cour du Vieux Louvre. Comme M. d'Artagnan était absent, le roi commanda au nouveau capitaine de marcher à la tête de la première compagnie, et le défilé eut lieu, chaque officier à son rang dans les divisions, comme si les deux compagnies n'en faisaient qu'une1.

D'Artagnan n'était encore que sous-lieutenant de la première compagnie. Maulevrier allait-il donc avoir le pas sur lui ? Le roi, désireux de reconnaître les fidèles services du mousquetaire, ne voulut pas qu'il en fût ainsi. Il décida qu'en attendant de pouvoir lui donner la charge de lieutenant à la place du duc de Nevers dont il attendait la démission, le commandement des deux compagnies resterait à d'Artagnan. Il a bien voulu, disait Le Tellier, vous faire expédier votre commission, que j'ai contresignée, et qui vous demeurera ès mains pour vous faire dès à présent commander la compagnie avec les mêmes avantages que si vous étiez revêtu du titre de lieutenant. Je vous la délivrerai à votre retour. Et la lettre s'achevait par un souhait cordial : Je vous asseure qu'il ne vous arrivera jamais tant de bonne fortune que je vous en souhaitte2.

Ainsi, à partir du 8 janvier 1665, date de sa commission3, d'Artagnan se trouvait avoir le commandement effectif des Grands mousquetaires du roi. Quant au grade si envié de capitaine-lieutenant, la plus belle charge du royaume, comme disait Colbert, on devait la lui faire attendre deux ans encore.

Il revint de Pignerol en février 1665, selon toute vraisemblance, et dès lors reprit en main sa compagnie qu'il n'avait certes pas perdue de vue, mais à laquelle il n'avait pu se consacrer avec toute la sollicitude et tout le zèle qui étaient dans son caractère.

Les 6 et 7 avril de cette année, il y eut dans la plaine Saint-Denis une grande revue, où les troupes de la Maison du roi brillèrent d'un très vif éclat. Un prêtre bolonais, Sébastien Locatelli, très friand de ces spectacles, nous en a laissé une description à la fois enthousiaste et minutieuse. Grâce à lui, nous voyons sans peine défiler tous ces beaux soldats sous les yeux de Louis XIV. Des hommes aux statures gigantesques passent tout d'abord, vêtus de ratine rouge et bleue avec un passement garni de houppes de soie et d'argent, coiffés de bonnets de velours blanc à panaches blancs, rouges et bleus. Ils marchent, leurs hallebardes

1 Le Pippre de Neufville, II, p. 218-19. La deuxième compagnie eut d'abord son quartier à Nemours, puis à Charenton, et enfin son hôtel au faubourg Saint-Antoine. 2 Le Tellier à d'Artagnan, 16 janv. 1665 (Dépôt de la Guerre, vol. 191, n° 126, minute). Certaines prérogatives étaient laissées à la première compagnie Par exemple, quand deux officiers de même titre se trouveraient à leur tête, celui de la première commanderait à l'autre. Dans le cas seulement où l'officier de la deuxième compagnie serait de titre plus élevé que celui de la première, ce dernier céderait le commandement. 3 C'est la date, fort vraisemblable, donnée par Pinard (VI, 418-9).

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à la main, au son des tambours et des fifres. Ce sont les Suisses. Puis voici venir, sous la forêt des mousquets reluisants, deux compagnies de cavaliers à l'allure martiale et aux chapeaux empanachés ; les grands et les petits mousquetaires du roi. Les chevaux des uns sont blancs ou pommelés ; ceux des autres moreaux, c'est-à-dire noirs ; les housses des premiers sont couleur zinzolin, avec quatre soleils brodés en argent à chaque coin ; celles des seconds sont bleues, avec un L couronné d'or. Les grands mousquetaires sont vêtus de casaques de drap bleu à deux croix d'argent, avec le chiffre du roi sur le dos et sur la poitrine ; sous les casaques, on aperçoit le justaucorps de camelot bleu à broderie d'argent. Les petits mousquetaires sont vêtus sensiblement de même, mais ils n'ont pas la double tresse d'argent1.

La France n'étant alors en guerre avec aucune puissance, d'Artagnan va remplir paisiblement pendant deux années ses hautes fonctions. Ses affaires de famille lui donnent du souci. Sa femme, Anne-Charlotte de Chanlecy, renonce à la communauté de biens2, et se retire dans sa province. Son mari lui a-t-il donné de graves sujets de mécontentement ? Des prodigalités excessives ont-elles mis en péril les biens de ravisée Bourguignonne ? Divers papiers trouvés plus tard dans les tiroirs de la maison du quai Malaquais semblent, à ce point de vue, assez compromettants3. Quoi qu'il en soit, si d'Artagnan néglige peut-être ses devoirs d'époux et de père de famille, il n'oublie pas qu'il est avant tout soldat ; il travaille de tout son cœur à maintenir dans sa compagnie l'ordre et la discipline et à faire de ses mousquetaires, suivant l'expression d'un gazetier contemporain,

De preux et vaillans capitaines4.

De nombreuses lettres, à lui adressées à cette époque, soit par Louvois, soit par le roi lui-même, témoignent de l'esprit de suite qu'il apporta à cette tache ingrate et de l'heureux résultat de ses efforts.

Tantôt le roi lui envoie de jeunes recrues qu'il doit instruire : Artagnan, recevez dans ma première compagnie de mousquetaires le sieur Boquebec qui sort de page de chez moy, et luy faites donner la haute paye. Louis5. Tantôt ce sont des démêlés, auxquels il faut mettre bon ordre, entre gardes du roi et mousquetaires6, ou des plaintes de particuliers sur lesquelles il y a lieu d'informer au plus vite7, des recommandations formulées par d'Artagnan au sujet de tel ou tel gentilhomme, et auxquelles le roi fait réponse, cette fois par l'intermédiaire de Louvois8. En général, ce sont des compliments non déguisés : Monsieur d'Artagnan, j'ay receu le rolle de ma compagnie avec beaucoup de satisfaction de voir qu'elle soit complette. Soyez toujours fort soigneux de la tenir en bon estat, et ne manquez de luy faire faire l'exercice fort souvent pour

1 Locatelli, Voyage en France, éd. Vautier, p. 205-7. 2 16 avril 1665. 3 Par exemple, 9 mai 1663, reçu, signé Saint-Quentin, de tout ce qu'il avait déboursé pour d'Artagnan, et, en outre, de 500 livres ; 15 mai 1663, promesse (sans autres détails) de 15 louis d'or ; 3 déc. 1663, quittance signée Boudes (?) de 500 livres, à compte sur ce que d'Artagnan lui doit (Inventaire après décès). 4 Lettre en vers à Madame par Ch. Robinet, 25 oct. 1665, à propos d'une revue passée par le roi dans la plaine de Fresnes (James de Rothschild, Les Continuateurs de Loret, I, 1881, col, 344). 5 Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 12, copie (2 nov. 1665). 6 Louis XIV à d'Artagnan (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 30), 27 nov. 1665. 7 Louis XIV à d'Artagnan, 11 déc. 1665 (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 42). 8 Louvois à d'Artagnan, 26 nov. 1665 (Dépôt de la Guerre, vol. 196, n° 219, minute).

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rendre les nouveaux mousquetaires aussy à droit que les autres1. — Je n'attendais pas moins du zèle de ma première compagnie de mousquetaires que la facilité avec laquelle j'aprens qu'elle s'est employée au transport des farines pour Loken. Cela me confirme de plus en plus dans la confiance que j'ay qu'elle ne trouvera jamais rien de pénible quand il s'agira de mon service2. Le 8 janvier 1666, d'Artagnan reçut du roi, sur la discipline et la bonne conduite de sa compagnie, de nouvelles félicitations qui lui allèrent certainement au cœur3. Et les revues vont toujours leur train. Au début de mars, le roi en passe une à l'improviste. Chez M. d'Artagnan l'effectif est au complet et tout en ordre. Cela respond parfaitement à la confiance que j'ay mise en votre zèle pour mon service. Ayez toujours le même soin de me le faire paroistre, et ne doutez pas que je ne fasse considération de ce que vous m'avez escrit sur le sujet de vos intérests pour y pourvoir favorablement4. En juillet, eut lieu une nouvelle revue, près do Fontainebleau, des troupes françaises revenues de Hollande. Le roi des rois fit à leurs chefs un accueil aimable que les gazettes notèrent :

Monsieur d'Artagnan, sage et preux, Fut reçu d'un air gracieux5.

Se doute-t-on de ce que pouvait valoir pour un homme comme d'Artagnan une parole d'éloge ou d'encouragement, un simple regard même du roi dont la France avait fait son idole ?

Cette année 1666 ne s'était pas écoulée que d'Artagnan obtint une première récompense : la charge, vacante par la mort de M. du Tillet, de capitaine des petits chiens courant le chevreuil :

Monsieur d'Artagnan, dont l'adresse Et la prudence et la prouesse Égalent le zèle et la foy Qu'il témoigne pour notre roy, Témoins ces braves mousquetaires, Est fait par son prince, n'a guères, Capitaine des petits chiens Qui chassent bien mieux que les miens. Cette charge, sans flaterie, Importante en la Vennerie, Ne pouvoit trouver de chasseur Plus adroit, soigneux ny meilleur6.

1 Louis XIV à d'Artagnan, 16 nov. 1665 (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 18, copie). 2 Louis XIV à d'Artagnan (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 57), 25 déc. 1665. 3 Louis XIV à d'Artagnan (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 70 ; Carrés d'Hozier, 67, dossier Batz). Cette lettre a été publiée par J. de Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 208. 4 Louis XIV à d'Artagnan, 12 mars 1601 (Bibl. nat., nouv. acq. fr., 2039, p. 116). 5 Lettre en vers a la duchesse de Nemours, par La Gravette de Mayolas, 11 juillet 1666 (James de Rothschild, Continuateurs de Loret, II, 1882, col. 41). 6 Lettre à la duchesse de Nemours, par La Gravette de Mayolas, 19 sept. 1666 (J. de Rothschild, op. cit.. II, col. 298. Cf. les vers de Subliguy au Dauphin (ib., col. 295) :

Quand Monsieur du Tillet fut mis dans le cercueil, On dit que le roy mit Artagnan en sa place,

Pour la meule des chiens qui coureur le chevreuil. Ah ! que nous irons à la chasse !

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Enfin, au début de 1667, d'Artagnan succédait à Philippe-Julien Mancini, duc de Nevers, comme capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires1. C'était une des charges les plus enviées de la cour.

Aussi, plus encore qu'auparavant, d'Artagnan s'efforça de tirer sa compagnie hors de pair. Il avait à lutter contre le riche Manievrier qui, depuis son installation en grande pompe dans la cour du Vieux Louvre, s'était plu à mettre sur un pied magnifique les mousquetaires de la seconde compagnie. D'Artagnan dut dépenser à cette guerre d'amour-propre une somme importante qu'il se fit rembourser d'ailleurs sur les fonds de l'Extraordinaire des guerres. La quittance porte qu'il lui avait fallu esquiper la dicte compagnie et la mettre en l'estat qu'elle est à présent2.

Cette année-là, de mai à septembre, les mousquetaires prirent part à la campagne de Flandre, et en particulier aux sièges de Tournai, de Douai et de Lille. D'Artagnan y servit comme brigadier de cavalerie3. Nous verrons en tout cas qu'il figure avec cette qualité dans une relation du siège de Lille.

Pendant les années suivantes, il ne parait guère avoir quitté Paris, même pas pour la campagne de Franche-Comté, où il n'aurait pas eu l'occasion, d'ailleurs, de se couvrir de gloire, tant les assiégés mettaient d'empressement à faire battre la chamade et à ouvrir les portes au roi de France qui n'avait qu'à paraître pour vaincre.

D'Artagnan vend des chevaux, quelques-uns magnifiques, si on en juge par les prix qui lui en sont donnés : 30 pistoles pour l'un, 25 louis d'or pour un autre, 2000 livres pour un troisième cédé à un mousquetaire qui porte son nom4. Entre temps, un détachement de mousquetaires (106 de la première compagnie et 118 de

Le 16 septembre, M. d'Ormesson, revenant de chez M. Le Pelletier, avait appris de la bouche de Turenne cette nouvelle faveur accordée à d'Artagnan (Journal, II, p. 473). 1 Lettre à Madame, par Ch. Robinet. 30 janv. 1667 (J. de Rothschild, Les Continuateurs de Loret, II, col. 630-631). Robinet appelle à cette occasion le nouveau capitaine :

Un de ces preux de maintenant Que le sieur d'Artagnan l'on nomme.

L'inventaire après décès mentionne deux commissions : l'une du 6 janvier pour la charge de lieutenant, l'autre du 15 janvier pour celle de capitaine-lieutenant. C'est cette dernière date que donne Pinard (VI, 418-9). 2 Quittance, signée Artaignan (15 mars 1667) à François Le Maire, sieur de Villeromard, trésorier général de l'Extraordinaire des guerres (Bibl. nat., Pièces orig., vol. 107, dossier Artagnan). Cf. mention, dans l'inventaire après décès, de mémoires et d'états — au nombre de cinq — écrits par d'Artagnan ou ses gens, et faisant mention de l'argent qu'il avait prêté à plusieurs mousquetaires de sa compagnie, et de ce qu'il avait déboursé pour l'achat de buffles et de plumes. Les Mémoires de M. d'Artagnan s'accordent ici avec les documents (III, p. 402 et suivantes). Ils ajoutent que dans cette lutte somptuaire d'Artagnan fut grandement aidé par une dame qu'il aimait, dont il fut aimé et qu'il s'était mis en tète d'épouser, si sa femme venait à mourir. Il a été malheureusement impossible de contrôler ces renseignements. 3 Le brevet l'élevant à ce grade aurait été signé, d'après Pinard (VI, 418-9), le 5 mai 1667. 4 Promesse signée d'Artagnan, mousquetaire, maintenant [1673] sous-lieutenant aux gardes du roi. — Promesse signée Artaignan (30 pistoles) et autre, id. (25 louis d'or). — Inventaire après décès.

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la deuxième) était parti pour l'expédition de Candie1, mais le capitaine-lieutenant était resté à Paris.

On lui donnait maintenant le titre de comte d'Artagnan, et, dans les loisirs que lui laissaient le soin de sa compagnie, les revues, les manœuvres au Pré-aux-Clercs ou au Bois de Boulogne, il prenait sa part des plaisirs ou des devoirs de société. Quelqu'un de ses mousquetaires venait-il à avoir un enfant, Charles de Castelmore, comte d'Artagnan, capitaine-lieutenant des Grands mousquetaires du roi, apportait au nouveau-né le parrainage recherché de sa gloire. Ainsi tint-il sur les fonts du baptême Charles-Joseph, fils d'Abraham-Joseph de Casenave, gentilhomme béarnais et mousquetaire, et de Marguerite Jonquet sa femme2 ; et, peu après, le fils de son premier maréchal des logis, Adrien Malaisé, seigneur de Saint-Léger3, celui-là même qui devait à Maëstricht aller chercher sous une grêle de balles le corps de son malheureux capitaine4.

La carrière de d'Artagnan — je parle de sa carrière véridique et historique — présente, entre autres particularités curieuses, celle d'avoir été mêlée, en des heures infiniment graves et solennelles, à la vie de deux hommes dont les destinées peuvent compter parmi les plus extraordinaires de leur siècle. De ces deux hommes — je veux dire Nicolas Fouquet et Antoine-Nompar de Caumont, comte de Lauzun — le premier, beau, généreux, fin lettré, ami et protecteur des écrivains et des artistes, avait tenu un moment entre ses mains le pouvoir et presque la fortune du royaume ; le second, petit homme blondasse, à demi chauve, les yeux rouges, le nez pointu, avec une figure de chat écorché, sale et crasseux au demeurant, spirituel et illettré, moqueur, brave à l'occasion, héroïque même ou servile jusqu'au valetage5, avait réussi à conquérir la grande Mademoiselle, et failli devenir le cousin de Louis XIV. Malheureusement, la grande, l'extraordinaire nouvelle6, ne se réalisa pas. Lauzun, précipité du haut de ses espoirs ambitieux, fit une lourde chute, et c'est d'Artagnan qui reçut la délicate mission d'exécuter pour Lauzun comme il l'avait fait pour Fouquet, les ordres sévères du roi7.

De ce mauvais pas, comme du premier, d'Artagnan sut se tirer en habile homme à la satisfaction de tous, de Lauzun, de Mademoiselle éplorée et du roi lui-même. D'ailleurs, s'il avait été choisi cette fois encore, c'est bien certainement qu'on n'avait pas perdu le souvenir du tact avec lequel il avait su veiller sur son premier prisonnier, tout en méritant sa confiance et sa reconnaissance.

1 C. Rousset, Histoire de Louvois, 258. 2 Le 10 sept. 1070 (Jal, p. 73 et 894). 3 Le 9 avril 1671 (Jal, p. 73). 4 Je ne crois pas devoir faire état ici de ce que raconte Le Pippre de Neufville (II, 249), d'après Courtils de Sandres, selon toute apparence : vers le mois d'octobre 1670, d'Artagnan aurait reçu l'ordre de former un détachement des deux compagnies de mousquetaires pour se rendre à Châlons. De là, ils auraient marché sur l'Électorat de Cologne sous la conduite du comte de Montbron, capitaine-lieutenant de la deuxième compagnie. Dans ce pays, ils auraient pris leurs quartiers d'hiver avec 10.000 Français commandés par le comte de Montai, et y seraient demeurés jusqu'en mai 1672. On voit, en tout cas, que d'Artagnan se trouva à Paris entre ces deux dates. 5 Jacques Boulenger, Le Grand Siècle. 6 Madame de Sévigné. 7 Il est curieux de noter que Courtils de Sandras ne parle pas, soit par oubli, soit par ignorance, de cet épisode de la carrière de d'Artagnan.

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On était en novembre 1671, et il fallait mener Lauzun dans la forteresse savoyarde où Fouquet se morfondait depuis près de sept ans. Ce furent les mousquetaires du roi — dit dans ses Mémoires la grande Mademoiselle, à qui un jeune parent de d'Artagnan, le petit Artagnan comme on l'appelait, conta les péripéties du voyage — qui le menèrent à Pignerol. Artagnan qui les commandait, un autre officier de la même compagnie, nommé Maupertuis, et un neveu de d'Artagnan, officier du régiment des gardes, qu'il avait mené avec lui, furent toujours dans le carrosse et couchèrent dans sa chambre. On fut longtemps sans savoir où on le menait et on ne le sut que quand il y fut arrivé1.

Avant le départ, le chef de l'expédition avait reçu de Louvois les recommandations suivantes : Je ne vous escris ce mot que pour vous prier de me mander s'il ne vous manque rien et si vous avez tous les ordres du roy qui vous sont nécessaires et l'esquipage dont vous avez besoing. Sa Majesté désire que vous luy mandiés fort en destail tout ce que vous pourrés apprendre de vostre prisonnier2.

Ce rapport confidentiel ne nous est pas parvenu, et c'est dommage. Nous savons seulement que les domestiques de Lauzun, surpris par le brusque enlèvement de leur maître, ne savaient que devenir, ni que faire de ce qui lui appartenait. Louvois fit alors écrire en sa présence par M. du Barail un mémoire contenant la liste des objets — argent, effets et équipage, — sur la destination ou l'emploi desquels il fallait avoir le sentiment de leur propriétaire. D'Artagnan devait présenter cette nomenclature au prisonnier, lui donner une plume et de l'encre pour qu'il pût tracer sa réponse en regard de chaque article, et renvoyer le tout, soigneusement cacheté, au ministre par retour du porteur3.

Lauzun, soit caprice, soit mauvaise volonté, ne s'exécuta pas tout de suite, et le 30 novembre 1671, dans sa réponse à la lettre que d'Artagnan lui avait écrite de Lyon, Louvois le priait de nouveau de tâcher d'obtenir ces réponses de son prisonnier avant de le laisser à Pignerol4.

Quoi qu'il en soit, d'Artagnan et Lauzun se quittèrent bons amis. Et quand le capitaine des mousquetaires trouvera la mort devant Maëstricht, la grande Mademoiselle aura une bonne pensée et une phrase de regret et d'estime pour celui à qui vraisemblablement le roi aurait-pu parler quelquefois de M. de Lauzun. Il était homme, assure-t-elle, à ne pas rendre de mauvais offices à cet autre cadet de Gascogne qui avait failli devenir son époux5.

1 Mémoires, IV, p. 312, 319-22. 2 26 nov. 1671 (Dépôt de la Guerre, vol. 257, n° 167, minute). 3 Louvois à d'Artagnan, 28 nov. 1671 (Dépôt de la Guerre, vol. 257, n° 175, minute). 4 Louvois à d'Artagnan, 30 nov. 1671 (Dépôt de la Guerre, vol. 257, n° 204, minute). 5 Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, éd. Chéruel, IV, p. 336. Sur la captivité de de Lauzun, voir Arvède Barine, Louis XIV et la Grande Mademoiselle, 1905, p. 322 et suivantes.

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CHAPITRE IX. — D'ARTAGNAN GOUVERNEUR DE LILLE.

La campagne de Flandre et la conquête de Lille. — D'Artagnan gouverneur de Lille en l'absence du maréchal d'Humières. — D'Artagnan, Vauban et Louvois.

— Les susceptibilités de d'Artagnan. — Ses querelles avec le chevalier de Montgivrault et M. de La Bergentière. — Il veut qu'on respecte l'autorité de

celui qui commande. — Le règlement de l'affaire des maréchaux et le départ de d'Artagnan.

Lille était tombée aux mains des Français pendant l'été de 1667. L'armée avait marché sur la Flandre dès les premiers beaux jours. Le maréchal d'Aumont avait pris Armentières le 28 mai ; Bergues et Furnes les 6 et 12 juin : Ath le 16 ; Tournai le 26 ; Douai, Courtrai, Oudenarde à quelques jours d'intervalle.

Les sièges de Douai et de Tournai1 n'avaient guère été que des parades militaires, et la campagne tout entière qu'un spectacle offert par Louis XIV à sa cour, et surtout aux dames. La reine avait accompagné son époux ; c'étaient en leur honneur des fêtes incessantes. On ne voit passer par les rues, dit un témoin, que panaches, qu'habits dorés, que chariots, que mulets splendidement harnachés, que chevaux de parade, que housses brodées de fin or2.

La conquête de Lille présenta plus de difficultés. Si l'armée assiégeante était commandée par Turenne, et les travaux d'approche dirigés par Vauban, alors dans le premier éclat de sa jeune gloire, les forces espagnoles qui gardaient la ville n'étaient pas à dédaigner. La garnison était forte de cinq mille hommes, sans compter deux mille soldats de troupes de milice.

Pourtant Lille, investie le 10 août, capitulait le 27, et Louis y faisait le lendemain son entrée solennelle.

Le succès définitif, préparé par les travaux de Vauban, avait été décidé dans la nuit du 26 au 27 par une vigoureuse attaque des gardes françaises soutenues par deux compagnies de mousquetaires. Vers minuit, ces vieilles troupes aguerries étaient sorties sans bruit de la tranchée, marchant droit à la demi-lune de la porte de Fives. Elles avaient franchi le fossé et, sous la conduite du comte de Montbron, lieutenant de la deuxième compagnie des mousquetaires du roi, triomphé par une charge brillante de tous les obstacles.

Dans les derniers jours d'avril, avant le commencement de la campagne, d'Artagnan avait fait manœuvrer ses hommes devant le roi, et les nombreux parisiens qui, le dimanche, venaient admirer au camp de Maisons les évolutions de ces brillans mousquetaires

Reconnus vaillans Et qu'on ne peut prendre sans vert

1 Le 25 juin 1667, le roi entra dans Tournai, précédé des deux compagnies de mousquetaires en casaques bleues chamarrées d'argent et en buffles (Quincy, Histoire militaire de Louis le Grand, I, p. 230). 2 Cité par G. Michel, Histoire de Vauban, p. 68.

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Sous d'Artagnan et sous Colbert1.

Puis il s'était dirigé avec sa compagnie vers la Flandre.

Sous les murs de Lille, il servit parmi les officiers supérieurs, en qualité de brigadier de cavalerie. Voici, en effet, ce qu'on peut lire dans la relation française du siège publiée sous le titre de : La campagne royale ou Triomphe des armées de Sa Majesté : Le 19 (août), le premier bataillon des Suisses à la droite, ayant le comte de Soissons à leur teste, et les régi-mens de Champagne et du Plessis à leur gauche, la relevèrent (la tranchée) ; la cavalerie estoit composée des compagnies de Tresmes et de Charrost, et des chevau-légers de la Reine et de Monsieur, avec les régiments d'Enguien et de Monaco, sous le sieur d'Artagnan, brigadier2.

L'année suivante, le 3 juin 1668, Louis de Crevant, marquis d'Humières, fut nommé gouverneur de Lille. Le 8 juillet, le bâton de maréchal achevait de récompenser dignement ses longs services. Lieutenant-général depuis plus de dix ans, d'Humières avait servi, en cette qualité, à l'armée du roi sous Turenne l'année précédente, et sous Monsieur cette année même3.

Si on s'en tenait à ce que rapportent les historiens de Lille, il aurait rempli, sans interruption les fonctions de gouverneur depuis le 19 juillet 1668 qu'il en prit possession4, jusqu'à sa mort (31 août 1694). C'est faire tort à d'Artagnan, qui commanda dans Lille, aux lieux et place du maréchal, pendant la plus grande partie de l'année 1672, du mois d'avril au mois de novembre. Pendant ce temps, d'Humières devait occuper la charge de lieutenant-général dans l'armée qui allait s'assembler aux environs de Sedan sous le commandement du prince de Condé5.

Sur cette étape fort importante, glorieuse même, de la carrière de d'Artagnan, on chercherait vainement des renseignements dans les notices qui lui ont été consacrées6.

D'Artagnan reçut, le 15 avril, sa commission pour commander dans Lille, Orchies, le pays de Laleu7 et ses dépendances jusqu'à la fin du mois d'octobre. Nous avons, disait le roi, jeté les yeux sur vous, sachant que nous ne saurions nous en reposer sur un sujet plus digne ni qui puisse nous y servir plus utilement que vous, pour les témoignages que vous nous avez donnés en diverses charges de votre valeur, courage, expérience, tant en ce qui est du fait de la guerre que du bon gouvernement des peuples, comme aussi d'une prudente et sage conduite,

1 Lettre à Madame, par Ch. Robinet, 1er mai 1667 (James de Rothschild, Continuateurs de Loret, II, col. 821-822). 2 Extrait de cette relation publié par Brun-Lavainne et E. Brun, Les sept sièges de Lille, 1838, p. 249 ; cf. Le Pippre de Neufville, Abrégé de la Maison du roi, III, p. 611. Il n'est pas question de d'Artagnan dans le Journal du siège imprimé par ordre du Magistrat, publié par Brun-Lavainne, op. cit., p. 212-243. 3 Pinard, Chronologie historique et militaire, III, p. 643-5. 4 Van Rende, Histoire de Lille, p. 206. 5 Le pouvoir donné à d'Humières à cet effet est du 18 avril 1672. 6 Courtils de Sandras (Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 561 et suivantes) est presque seul à en dire quelques mots. 7 L'Aleu, ou Lalleud, était un pays de l'Artois, sur la rive gauche de la Lys. Ses localités principales étaient Laventie, Fleurbaix, Sailly (Pas-de-Calais) et La Gorgue (Nord).

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et d'ailleurs prenant une entière confiance en votre fidélité et affection singulière en notre service1.

On sait bien que ces belles phrases sont, comme on dit, de style, et que des commis très experts les rédigeaient sans presque y penser dans les bureaux. Mais quel biographe n'a pas fait à son héros un mérite d'en avoir inspiré de semblables ? Et dès lors, quand il s'agit de d'Artagnan, comment se garder de cette faiblesse ?

Depuis plus de quatre années, Lille était livrée aux ingénieurs, car Louvois avait voulu en faire le boulevard inexpugnable de la frontière du nord. Grâce à l'appui du ministre, Vauban, qui n'avait guère été jusque-là, comme il disait, que le diacre de M. de Clerville, commissaire général des fortifications, avait pris le pas sur son vieux maître et rival. Il s'était vu confier la direction de ces travaux qui devaient faire, écrivait-il à Louvois, l'admiration des siècles à venir. Bourreau de travail, entièrement dévoué à la chose publique, et le plus honnête homme du royaume, Vauban achevait de composer, vers l'époque où d'Artagnan arrivait à Lille, son Mémoire pour servir d'Instruction sur la conduite des sièges, rempli, à ce qu'il disait, de la plus fine marchandise qui fût dans sa boutique2. On voudrait savoir quels furent les rapports de ces deux hommes qui, chacun à sa manière, servaient d'un tel amour leur pays. Il n'y en a malheureusement pas trace dans les lettres qu'échangèrent au cours de cette année 1672 le ministre Louvois et le gouverneur d'Artagnan.

Les affaires traitées dans cette correspondance ne sont pas d'un intérêt très général. D'Artagnan aurait mieux aimé, sans nul doute, marcher avec cette magnifique armée de 120.000 hommes que Louvois, à. force de patience et de labeur, avait réussi à mettre sur pied et qu'il venait de placer entre les mains de Louis XIV. La rapide conquête de la Hollande, de ces villes aux syllabes bizarres, dit Boileau

Comment en vers heureux assiéger Doësbourg, Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzenbourg3,

et ce passage du Rhin, dont l'enthousiasme des admirateurs de Louis parvint à faire une des plus brillantes opérations militaires du siècle, tout cela manque à la gloire de d'Artagnan.

Pendant que les 46 régiments d'infanterie française, les 12 régiments d'infanterie étrangère, les 78 régiments de cavalerie française et les 9 de cavalerie étrangère, sans compter les cavaliers de la Maison du Roi, les premiers du monde, se dirigeaient vers la frontière, et que le roi quittait Saint-Germain, le 28 mai, pour arriver le 5 juin à Charleroi au milieu de l'armée, d'Artagnan prenait possession de son commandement et se préparait à jouer son rôle.

La première affaire qui l'occupa fut le pillage du bureau de Deulemont4. Au reçu de deux lettres de Louvois, datées des 21 et 22 mai, dans lesquelles le ministre

1 Voir aux Documents. Cette commission est mentionnée très exactement dans l'inventaire des papiers trouvés chez d'Artagnan après son décès. La date du 15 avril est aussi donnée par Pinard (VI, p. 418-9). Pinard ajoute que d'Artagnan reçut aussi le même jour son brevet de maréchal de camp. 2 G. Michel, Histoire de Vauban, p. 69-76 ; C. Rousset, Histoire de Louvois, I, p. 284, 317-8. 3 Épître IV : Le passage du Rhin. 4 Nord, arrondissement de Lille, canton de Quesnoy-sur-Deule.

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lui demandait d'ouvrir une enquête, et s'étonnait avec la reine qu'un parti hollandais eût osé s'engager si avant dans des terres placées sous l'obéissance du roi de France, d'Artagnan envoya des paysans chargés de découvrir qui avait bien pu piller ainsi le bureo du roy. Les auteurs du coup de main avaient aussi enlevé un prisonnier. Le 23 mai, quand il rendit compte au ministre, les paysans n'étaient pas encore de retour, et les cinquante maîtres lancés sous la conduite de M. de Saint-Clar jusqu'à une demi-lieue d'Ypres, n'avaient pu retrouver le prisonnier1.

Puis ce furent les premières victoires françaises. Rheinberg, Wesel, Orsoy et Büderich, toutes villes sur le Rhin, bien fortifiées et gardées par bon nombre de troupes, étaient attaquées en même temps et se rendaient dès les premiers jours de juin. Le 12, le Rhin lui-même était franchi à Tolhuys. La nouvelle n'en était pas encore parvenue à Saint-Germain, où se tenait Marie-Thérèse, que d'Artagnan recevait l'ordre d'assister au Te Deum qui devait être célébré à Lille, de veiller à ce que les officiers de justice et autres y fussent présents en corps, de faire tirer le canon et allumer des feux de joie2. Les jours se passent en réjouissances : Il i a troes jours, écrit d'Artagnan au ministre le 27 juin, que je reseus un ordre du roy que vous m'avés adresé pour me trouvé au Te Deoum quy seret chanté dans l'église de sete ville3. La cérémonie, annonce-t-il, a eu lieu la veille. Puis, c'est un autre Te Deum pour la naissance du duc d'Anjou4, et un troisième pour célébrer la conquête d'innombrables places hollandaises5, de celles que Boileau, historiographe de France, s'est ingénié lourdement à faire entrer dans ses hémistiches.

L'hôtel du Gouvernement de Lille que d'Artagnan habita vraisemblablement en cette année 1672, se trouvait non loin de la porte de Fives, dans la rue de l'Abbiette qui aujourd'hui s'appelle rue de Tournai. Cet hôtel, qui portait le nom d'hôtel de Santes6, devint plus tard, en 1728, propriété de la ville ; il était affecté depuis plus d'un siècle au logement des gouverneurs. Il y avait près de cette demeure un jardin où, les jours de fête, on donnait de beaux feux d'artifice et des joutes de bateliers, comme en 1670 à l'entrée du roi et de la reine de France7. Un plan de 1708 montre le jardin du gouverneur entre la porte Saint-Maurice et la porte de Fives ou de Tournai, derrière la caserne des Buisses8. Il fut supprimé en 1767. De ce quartier général d'Artagnan inspectait la ville et la

1 Le Tellier à d'Artagnan, 21 mai 1672 (Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 47, copie). — Le même au même, 22 mai (vol. 267, 2e série, n° 40). — D'Artagnan au ministre, 23 mai (vol. 271, n° 43, autogr.). On trouvera aux Documents les plus intéressantes des lettres utilisées dans ce chapitre. 2 Arch. dép. du Nord, B 44, f° 33 (13 juin 1672). 3 Dépôt de la Guerre, vol, 271, n° 76, (27 juin 1672). 4 Il s'agit, non pas du futur roi d'Espagne, né seulement en 1683, mais d'un jeune enfant, mort à quelques mois, de Louis XIV et de Marie-Thérèse. Il vint au monde à Saint-Germain, le 14 juin 1672, et on le nomma Louis-François (Dussieux, Généal. de la Maison de Bourbon, p. 92). 5 Marie-Thérèse à d'Artagnan, 5 juillet 1672 (Arch. du Nord, B 44, f° 34). 6 Il ne reste plus aujourd'hui de l'hôtel de Santes que la tour, englobée dans les constructions postérieures de l'hôtel du Gouvernement (1733), dont les locaux sont occupés actuellement par M. Léon Lefebvre, à l'obligeance de qui nous sommes redevable d'indications précieuses. Voir Léon Lefebvre, Deux plaques de cheminée armoriées de l'ancien hôtel du gouvernement de Lille, 1900, in-8°. 7 Rocquet, Journal (Manuscrits de la Bibl. de Lille, n° 637). 8 Brun-Lavainne, Atlas topographique et historique de Lille, 1830, gr. in-folio.

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région, surveillait les arrivées et les départs de troupes, réglait les différends, observait le progrès des fortifications et rendait compte de tout au ministre dans un style et une orthographe dont la fantaisie ne se dément pas un instant.

J'é cru, écrit-il le 7 juillet, que vous trouveriés boue que je vous die que je croy qu'il et du cervise du roy que dens la fin du moes nous abandonnions le vieus renpar de la ville de Lille du costé de la ville nuve. Voilà cinq que au service du roi dans la même phrase. Mais ni notre homme, ni Louvois ne s'embarrassaient de ces vétilles. Le nouveau rempart était presque prêt, les fossés et les portes de la Barre et de Flandre seraient achevés dans la quinzaine1. N'était-ce pas l'important ?

Jusqu'à la fin du mois d'octobre, d'Artagnan continue à tenir le ministre au courant de l'avancement des travaux et des mesures par lui prises pour chaque nouvel ouvrage de défense. Les remparts achevés, il les garnit des corps de garde qui se trouvaient auparavant sur les anciennes fortifications. Le roi approuve2. On fait détruire les vieux remparts par les sous-ordres de Vauban3. Vauban3. En octobre, la redoute de Steenstraate, sur le canal d'Ypres à Nieuport, Nieuport, a été enlevée par la garnison de l'Écluse. Trois ou quatre hommes ont été tués, dix ou douze faits prisonniers, et d'Artagnan informe de ce fâcheux événement le cabinet de Versailles4.

En sa qualité de commandant pour le service du roi dans Lille, d'Artagnan avait, bien entendu, la haute main sur les troupes qui faisaient partie de la garnison. Il est souvent question d'elles dans sa correspondance ; tantôt c'est l'arrivée de six compagnies du Royal Infanterie anglais et de trois compagnies de cavalerie de M. de Nancré5 ; tantôt d'autres corps quittent la ville suivant les ordres transmis par par l'intendant6. Un autre jour, les deux compagnies des régiments de Navarre et de la Marine arrivent à la citadelle7. Puis, 400 hommes de pied de la milice du du Boulonnais viennent remplacer trois compagnies de Picardie8. Les localités de de la région sont aussi l'objet de la sollicitude du gouverneur intérimaire. Il renforce par l'envoi de la compagnie de Tourlebatte la garde qui se faisait à Comines, et il reçoit de Louvois des compliments dont on sait que ce ministre n'était pas prodigue9.

Toutes ces troupes avaient des officiers dont d'Artagnan était le porte-parole auprès de leur chef suprême. Il s'entremet quand ils ont quelque autorisation ou quelque faveur à réclamer. M. de la Verdière, qui commandait les compagnies du régiment de Picardie en garnison à Lille, avait sollicité un congé pour M. de Lingendes, un officier qui désirait aller aux recrues. D'Artagnan saisit Louvois de cette demande. Le roi accorde six semaines, mais fait prévenir Lingendes par

1 D'Artagnan au ministre, 7 juillet 1672 (Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 103). 2 Louvois à d'Artagnan 1er sept. (vol. 278, n° 9). En marge : Le roi a approuvé ce qu'il propose. — Louvois à d'Artagnan, ibid., 268, n° 16 du mois de septembre, minute. 3 Louvois à d'Artagnan, 15 sept. (Dépôt de la Guerre, vol. 208 ; p. 108 du mois de sept., sept., minute). 4 D'Artagnan à Louvois, 18 octobre (vol. 279, n° 253). 5 D'Artagnan à Louvois, 23 août 1672 (Guerre, 271, n° 200, autographe). — Louvois à d'Artagnan, 28 août 1672 (Guerre, n° 169, minute). 6 D'Artagnan à Louvois, 1er sept. (Guerre, 278, p. 6, autogr.). 7 D'Artagnan à Louvois, 18 oct. (Guerre, 279, n° 253, autogr.). 8 D'Artagnan à Louvois, 26 oct. (Guerre, 279, n° 375, autogr.). 9 Louvois à d'Artagnan (Guerre, 269, p. 208, minute).

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d'Artagnan qu'il pouvait s'attendre à être cassé, s'il ne ramenait pas de bons hommes1.

L'esprit de corps a toujours été très développé dans l'armée. Chaque troupe prétendait avoir dans certaines circonstances le pas sur les autres, et les chefs se faisaient les champions de ces causes souvent respectables, parfois aussi mesquines. D'Artagnan, qui n'aurait pas été de son temps s'il n'avait pris intérêt à ces querelles de préséance, eut à dire son mot dans plusieurs différends de ce genre. Le Royal Infanterie anglais se targuait de je ne sais quel privilège ! Il lui fut dit d'avoir à se tenir tranquille2. Quelques capitaines du régiment de Picardie se disputaient pour le rang de leurs compagnies, MM. de Pailly, Launay, Richemont, La Pommerais et Grimont avec M. de Lingendes, et M. de Francpré avec M. de Bellegarde. A cette époque, le roi se trouvait à l'armée de Hollande. La reine pria d'Artagnan de mettre ces officiers d'accord en attendant que le roi à son retour réglât définitivement leurs contestations3.

Des rivalités du même ordre se produisirent entre d'Artagnan lui-même et d'autres personnages plus ou moins importants. Ne lui fallut-il pas compter avec un commandant de citadelle, qui était sans doute son rival, et des ingénieurs des fortifications, qui se flattaient de ne relever que de Vauban ou du ministre lui-même ? De là des froissements continuels, des conflits d'autorité, qu'on s'explique d'ailleurs plus aisément si on songe que Lille était depuis peu une ville française, et que les traditions et les habitudes de notre administration n'avaient pas eu encore le temps de s'y établir solidement. Il faut bien le dire, la correspondance de d'Artagnan avec Louvois est encombrée du récit de ces dissensions. Elles ne présentent en elles-mêmes qu'un intérêt assez médiocre, mais n'en servent pas moins à mettre en lumière, et d'une façon qui eût réjoui Alexandre Dumas, le caractère susceptible et batailleur du d'Artagnan de l'histoire.

Il y avait alors à Lille un ingénieur qui dirigeait, d'après les plans de Vauban, les travaux de fortification de la place. Il s'appelait Augustin Le Haguais, chevalier de Montgivrault4. Jeune et sans doute un peu infatué de ses mérites autant que jaloux de son autorité, il avait des façons assez hautaines et libres qui n'étaient pas pour plaire au vieux soldat qu'était M. d'Artagnan. Il refusait de rendre compte de ses actes soit à l'intendant de la province, soit au gouverneur de la

1 Louvois à d'Artagnan, 27 sept. (Guerre, 268, n° 205 du mois de septembre). 2 Louvois à d'Artagnan, 15 sept. (Guerre, p. 108 de sept.). 3 Louvois à d'Artagnan, 11 et 13 juillet 1672 (Guerre, n° 267, 3° série, p. 19 et 30, minutes). 4 Le chevalier, plus tard marquis de Montgivrault, travailla longtemps sous Vauban aux fortifications des places de Flandre, obtint en 1674 la lieutenance de roi de Courtrai, et le grade de brigadier en 1678, mais peu scrupuleux sur les moyens de s'enrichir, il finit par s'attirer la disgrâce de Louvois. Il mourut en 1708 possesseur de la terre de Courcelles, près du Mans. Dangeau lui a consacré quelques lignes dans son Journal, et Saint-Simon dit, dans ses Mémoires (édit. de Boislisle, vol. XVI, p. 62), que, malgré cette aventure et une réputation peu nette, il sut devenir une espèce d'important à force d'esprit, de galanterie, de commodité pour autrui et d'excellente chère ; il se fit ainsi beaucoup d'amis considérables à la cour et à la ville ; le maréchal de Tessé, le duc de Tresmes, Caumartin, Argenson, entre autres, étaient ses intimes. Il avait acquis par là de la considération, et il avait eu l'art de s'ériger chez lui un petit tribunal, où beaucoup de gens étaient fort aises d'être reçus (Capitaine Sautai, L'œuvre de Vauban à Lille, p. 17 ; cf. Pinard, Chronologie militaire, VIII, 1778, p. 40-41, et H. Chotard, Louis XIV, Louvois, Vauban et les fortifications du nord de la France, p. 70).

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ville. D'Artagnan, c'est du moins lui qui l'affirme, avait usé à son égard des procédés les plus courtois. Ii n'avait pas été payé de retour.

Un jour que le chevalier de Montgivrault avait rompu le rempart en deux endroits, il fut impossible à d'Artagnan d'y faire sa ronde à cheval, comme il en avait l'habitude. Le major, sur l'ordre du gouverneur, écrivit à Montgivrault, qui fit attendre huit jours sa réponse. Et d'Artagnan de se plaindre que l'ingénieur rendît impraticables chemins de ronde et corps de garde et mît à sec, sans l'en avertir, la rivière qui passe dans la ville.

Les choses en étaient là quand un jour Montgivrault s'en vint visiter le gouverneur. D'Artagnan prenait le frais dans son jardin en compagnie d'une vingtaine d'officiers de la garnison.

— Monsieur, dit d'Artagnan en mettant la main au chapeau, souhaitez-vous quelque chose de mon service ?

— Je viens pour vous voir, Monsieur.

— Monsieur, je ne mérite pas que vous en preniez la peine ; c'est trop pour moi, je vous rends grâce de votre honnêteté.

— Mais, Monsieur,...

— Monsieur, il me semble que je vous parle assez honnêtement ; vous n'avez pas sujet de vous en plaindre.

Là-dessus, d'Artagnan tourna les talons, laissant Montgivrault assez interloqué, et continua tranquillement sa promenade avec les officiers.

Trois ou quatre jours après, d'Artagnan était sur le talus du fossé, quand, de l'autre côté, le chevalier de Montgivrault passa avec cinq ou six personnes. Ces gens saluèrent fort poliment le gouverneur, mais Montgivrault, tournant la tête, fit semblant de ne pas le voir.

D'Artagnan entra dans une terrible colère. Il alla trouver l'intendant1, et lui dit que si l'ingénieur ne le saluait pas, il lui casserait sûrement la tête afin, dit-il à Louvois, qu'il peut vous dire la chose, et que vous congnoissiez que je ne fay rien par emportement.

Cependant Montgivrault, prenant les devants, avait écrit au ministre pour se plaindre de la façon dont d'Artagnan l'avait reçu, et sa lettre avait été lue à Louis XIV. L'affaire y était présentée de telle manière que le roi n'avait pas trouvé bon le procédé de son gouverneur. Mais comme il désirait lui témoigner beaucoup de considération, il fit prier d'Artagnan de dire son mot, pour qu'on pût donner les ordres nécessaires dans le cas où Montgivrault ferait quelque chose qui ne fût pas bien2.

D'Artagnan répondit alors par des explications détaillées. Il se plaignait amèrement de ce que son autorité ne fût pas mieux respectée. Depuis que Sa Majesté est de retour à Saint-Germain, je vous assure, Monseigneur, que hors de voir monter la garde, de donner l'ordre et de faire la ronde, je ne me mesle icy de quoy que ce soit, non plus que le dernier homme du royaume. Et il conclut par cette phrase qui peint à elle seule un temps et un homme : Je suis persuadé, Monseigneur, que le roy seroit fasché contre moy si je souffrois qu'un petit

1 Michel Le Peletier de Souzy, intendant en Flandre de 1668 à 1683. 2 Louvois à d'Artagnan, 13 août 1672 (Guerre, 268, n° 62, minute).

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ingénieur de deux jours mesprisast le caractère que Sa Majesté m'a fait l'honneur de me donner icy1.

Depuis cette lettre écrite, quinze jours ne s'étaient pas écoulés qu'un autre conflit aussi aigu s'éleva entre d'Artagnan et M. de La Bergentière ou La Bercantière, lieutenant du roi de la citadelle. Un jour, le gouverneur, qui était en tournée aux environs à trois lieues de Lille, rentra vers six heures du soir. M. de La Bergentière ne vint point à l'ordre ; le lendemain, pas davantage. D'Artagnan informa Louvois de ce manquement : J'é cru et j'espère, Monseigneur, que vous n'aprouverés pas le procédé de monsieur de La Bercantière, et s'et ce quy fait que je vous en demende jeustice, et qu'éten votre serviteur comme je le suis, vous ne voudrés pas que je sœs isy commendent sens i avœr l'autorité que ma commission m'y donne et que le roy m'a fait l'honnur de me dire qu'il voulet que g'y use2.

Malgré la longanimité dont, nous l'avons vu plus haut, d'Artagnan se faisait un mérite, il perdit un peu patience. Il se rendit lui-même à la citadelle, alors que les portes en étaient fermées. Un officier, M. des Claveaux, vint lui dire de la part du commandant de la citadelle que le major ou l'aide-major avaient négligé d'aller prendre l'ordre, et que la faute en était à eux seuls. D'Artagnan ne l'entendit pas de cette oreille et menaça La Bergentière, ou du moins lui fit savoir qu'il enverrait un courrier au ministre pour l'avertir.

Cette fois le roi, mis au courant, donna tort à d'Artagnan. Il eût mieux valu qu'il attendît le lendemain pour faire des observations à La Bergentière et qu'il s'abstînt de menacer à une pareille heure un commandant de citadelle. Cet officier, ajoutait Louvois en transmettant l'avis du roi à d'Artagnan, était loin de manquer aux égards qu'il devait au gouverneur, et il s'était déclaré prêt à suivre en tout les intentions du roi3.

D'Artagnan ne s'en plaignait pas moins, de la manière la plus vive et la plus ferme, en diverses occasions où il jugeait que son autorité n'était pas suffisamment respectée.

Vous voulés bien que je vous die, monseigneur, que les jugemens que j'é veu faire dans les conseils de guere, s'a toujours été par l'ordre de selluy quy coumende et qui a l'autorité, et ils ce sont toujours faiz isy au nom de M. le maréchal de Humières, gouvernur ;

Que jamés l'on n'a fait prandre les armes deus une sitadelle sens averty selluy quy i coumende ;

Jamés l'on n'a fait sorty dé soldas de prison sens que selluy quy coumende en soit averty ;

Jamés l'on n'a paré dus jours dens une sitadelle sens envoie prendre l'ordre de selluy quy coumende.

Ces quatre affaires m'arivent isy, et je suis le seul à quy famés pareilles choses sont arrivées4.

1 D'Artagnan à Louvois, 17 août 1672 (Guerre, vol. 271, n° 176, autographe). 2 D'Artagnan à Louvois, 1er sept. (Guerre, 278, p. 6, autogr.). 3 Louvois à d'Artagnan, 6 sept. 1672 (Guerre, 268, p. 43 du mois de sept., minute). — D'Artagnan à Louvois, 10 sept. (ibid., 278, n° 111, autogr.). 4 D'Artagnan a Louvois, 10 sept. 1672 (Guerre, 278, n° 111, autogr.).

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On voit que d'Artagnan invoque, non sans amertume, sa longue expérience des places de guerre. A son avis, les traditions, les bonnes traditions se meurent, et on n'écoute plus celui qui commande. Décidément, d'Artagnan se faisait vieux.

Ainsi toujours sacrant, jurant et maugréant comme le grognard de la légende, il arrivait cependant à la fin de sa commission. Son sort était lié à celui du maréchal d'Humières dont on lui avait donné la place, et qui se trouvait alors mêlé à une affaire fort délicate, où il risquait de compromettre sa carrière. Il s'agit, comme on s'en doute, d'une de ces piques de jalousie et d'amour-propre qui déjà faisaient perdre des batailles. On préparait à ce moment la campagne de 1673, et Louis XIV se préoccupait de régler sans plus attendre les conflits d'autorité toujours si funestes. Il avait ainsi établi la hiérarchie des commandants de corps d'armée : le roi, Monsieur frère du roi, le prince de Condé, Turenne, et, au-dessous, les autres maréchaux de France. Mais les maréchaux de Bellefonds, de Créqui et d'Humières refusèrent de céder le pas à Turenne, leur glorieux rival. Créqui et d'Humières allèrent dans leur maison planter des choux1. Bellefonds reçut l'ordre de se retirer à Tours et de n'y exercer aucune des fonctions réservées aux maréchaux. Il tint à honneur de ne capituler qu'à la dernière extrémité. Créqui poursuivit le roi de lettres. Enfin d'Humières s'exécuta le premier2.

L'affaire des maréchaux fut vidée au début de novembre 16723. En réponse à une lettre de d'Artagnan, datée du 26 octobre, Louvois l'informa du résultat des négociations : Ce qui m'a empesché de respondre plus tost qu'à présent sur le subjet de votre comission, ç'a esté que l'affere de messieurs les maréchaux de France estant en négociation, j'estois bien ayse d'en voir la fin auparavant. Présentement qu'elle est accomodée, et qu'ils sont partis pour aller trouver M. de Turenne et prendre jour dans son armée, je puis vous dire que vous demeurez encore à Lisle pendant tout ce mois cy, et qu'ensuitte vous recevrez des ordres du roy pour remettre le commandement de Lille entre les mains de M. le Maréchal d'Humières4.

Ainsi fut fait. Le 30 octobre, Louvois manda au maréchal que, puisqu'il se soumettait aux ordres du roi, il devait se rendre avec Créqui à l'armée de Turenne pour y prendre jour et y servir un moment, après quoi il pour rait revenir à la cour5.

En décembre, les Lillois revirent le maréchal gouverneur6, et l'un deux nota ses impressions dans un naïf langage : Le gouverneur mareschal d'Humières fut rentré en grâce et en son gouvernement, lequel avoit esté indigracé du roy, bien

1 Madame de Sévigné, Lettres, III, p. 38. 2 C. Rousset, Histoire de Louvois, I, p. 318-51. 3 Il y a au Dépôt de la Guerre une curieuse lettre de la maréchale d'Humières, Louise de la Chastre, à Louvois. Cette habile solliciteuse y indique au ministre un moyen élégant de remettre insensiblement son mari dans le service sans tirer à conséquence. Elle a entendu parler d'une guerre générale du côté de la Flandre et de l'Allemagne. Dans ce cas, le roi ne trouverait-il pas bon que le maréchal allât dans son gouvernement de Lille, où sa présence ne seroit pas tout à fait inutille dans une telle conjoncture et le peu d'intelligence qu'il y a ? (vol. 278, n° 160, Vanves, 15 septembre 1672). 4 Louvois à d'Artagnan, 3 novembre 1672 (Dépôt de la Guerre, vol. 269, 2° série, n° 38). 5 Dépôt de la Guerre, vol. 274, p. 87-88. 6 Lettre de Louvois à d'Humières (4 décembre 1672), portant ordre de se rendre à Lille, où il recevrait des instructions (Guerre, vol. 274, p. 251-252).

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dix mois, pour n'avoir pas obéi à Turan (Turenne). Pas un mot de regret pour d'Artagnan : peut-être notre homme pensait-il, comme la maréchale, qu'il y avait eu cette année-là peu d'intelligence au gouvernement de Lille.

Heureusement pour la renommée du mousquetaire, les Lillois d'après Dumas ont réparé l'oubli du vieux chroniqueur. Quand un cortège historique parcourt maintenant les rues de la grande cité flamande, ce n'est pas d'Humières, c'est d'Artagnan qui y figure.

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CHAPITRE X. — LA MORT DE D'ARTAGNAN.

La seconde campagne de Hollande. — Louis XIV à l'armée. — Investissement de Maëstricht. — Les mousquetaires au feu. — L'attaque de la demi-lune et la

mort de d'Artagnan.

Pour détruire la Hollande et prendre à ses marchands cossus les richesses qui allumaient la convoitise de Colbert, la campagne de 1672 n'avait pas suffi. Au printemps de l'année suivante, l'armée se remit en marche. Le 1er mai, le roi quitta Saint-Germain avec la reine, madame de Montespan grosse, et toute la cour1.

Tandis que Condé se tenait sur la défensive en Hollande, et Turenne sur la rive droite du Rhin, Louis XIV, secondé par Vauban, entrait dans les Pays-Bas espagnols. Après avoir menacé Gand, puis Bruxelles, on tourna vers l'est, du côté de Maëstricht.

Les deux compagnies de mousquetaires faisaient naturellement partie de l'armée. La deuxième compagnie, montée sur des chevaux noirs, était aux ordres de M. de Montbron, le même qui s'était illustré en 1667 à l'assaut de Lille. A la tête de la première, ci-devant des Grands mousquetaires, aux montures alors uniformément blanches, était, bien entendu, celui que les annuaires de l'époque appellent Messire Charle de Castelmore, seigneur d'Artagnan. Le sous-lieutenant, Jean-Louis de Castéras de la Rivière, parent du capitaine, vieil officier dont Courtils de Sandras a parlé sans beaucoup d'éloges2, l'enseigne et le cornette, MM. de Jonvelle et de Maupertuis, 6 maréchaux des logis, MM. de Saint-Mars, de Saint-Léger, des Claveaux, de Rigoville, de Vaudreuil, de Saint-Papoul, le commissaire à la conduite, M. de La Rapée, 4 brigadiers, MM. Mallet, de Saint-Vincent, de La Coste, de Saint-Martial, 16 sous-brigadiers, se partageaient à tous les degrés l'autorité sur 250 mousquetaires ; 3 fourriers, 4 tambours, 4 hautbois, 1 aumônier, 1 chirurgien, 1 apothicaire, 1 maréchal-ferrant, 1 sellier, 1 armurier, enfin 1 trésorier, M. de Casenove, complétaient l'effectif de la compagnie3.

Maëstricht, ville principale du Brabant hollandais, est située sur la Meuse qui coupe la ville en deux parties très inégales, dont la plus petite forme un faubourg nommé Wick.

En 1673, le corps de la place n'était fortifié que d'une bonne muraille flanquée de tours ; c'était l'ancienne fortification du Moyen âge qu'on avait transformée pour la mettre en état de résister au canon. Les murs, arasés et remparés, formaient

1 Il y a, dans l'inventaire après décès de d'Artagnan, l'indication d'une lettre missive adressée à d'Artagnan par un M. Chesut (?), de Dijon, le 28 avril 1673. 2 Mémoires de M. d'Artagnan, III, p. 561 et suivantes. Un Castéras, de La Rivière (Haute-Garonne, arr. de Muret, canton de Rieux), avait épousé une Montesquiou, sœur de la mère de d'Artagnan. 3 État de la France, 1672, I, p. 247. La solde du sous-lieutenant était de 200 livres par mois ; celle de l'enseigne et du cornette de 150 ; celle des maréchaux des logis de 75 ; celle des brigadiers de 21 écus. Les mousquetaires touchaient 40 sous par jour, soit 20 écus par mois ; les fourriers, etc., 30 sous, soit 15 écus par mois.

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des boulevards. Les défenses extérieures comprenaient cinq ouvrages à cornes, bien retranchés, quelques bastions détachés, plusieurs demi-lunes revêtues, c'est-à-dire dont les escarpes et les contrescarpes étaient muraillées. Le tout était environné d'un excellent chemin couvert. Cette fortification offrait à l'assaillant de sérieux obstacles. Quant à la garnison, elle était composée de 5.000 hommes d'infanterie, de 1.000 cavaliers et de quelques milices bourgeoises. Le gouverneur, M. de Fariaux, baron de Mande, français d'origine, avait déjà commandé à Valenciennes en 1656, lorsque cette ville fut attaquée par Turenne et le maréchal de la Ferti, qui durent abandonner leur entreprise. Il avait la réputation d'un excellent capitaine.

Maëstricht fut investi le 10 juin 1673, et le siège commença. Il devait faire époque dans l'histoire de, l'attaque des places. Pour la première fois, en effet, Vauban y employa les parallèles, dont après lui on fit usage si longtemps, et avec tant de succès1.

Les Français, animés par la présence de leur roi, achevèrent leurs lignes de contrevallation et rassemblèrent munitions et vivres. La tranchée fat ouverte par 3 bataillons, soutenus par 8 escadrons de la Maison du roi2.

La principale attaque était à la porte de Tongres, couverte par une grande demi-lune qu'il fallait emporter pour arriver à battre le corps de place et à faire brèche.

Le samedi 24 juin, jour de Saint-Jean, vers dix heures du soir, les canons français du Mont-Saint-Pierre allumèrent des feux de joie dans le ciel nocturne. A ce signal, 300 grenadiers, la première compagnie des mousquetaires, et le comte de Montbron, à la tête de 4 bataillons du Régiment du roi, attaquent la contrescarpe de la porte de Tongres. Le combat fut rude, opiniâtre. Enfin les ennemis plient. On s'installe dans la demi-lune qu'on charge aussitôt de gabions et de fascines, luttant en même temps contre les retours offensifs de l'ennemi. Toute la nuit se passe dans ces angoisses.

Au petit jour, le dimanche 25 juin, le feu se ralentit. M. de Fariaux, après s'être rendu compte de la situation, envoie dans les galeries conduisant aux mines pratiquées sous la demi-lune que les Français occupaient, pour reconnaître si ceux-ci ne travaillaient pas à les découvrir. Le capitaine des mineurs revient dire que l'ennemi contremine et qu'il faut se hâter. Vers onze heures, les deux mines sautent, mais l'explosion n'eut pas toute la force qu'attendaient les Hollandais, parce qu'elle se produisit en terre remuée. En même temps, le gouverneur charge à la tête de son monde du côté du ruisseau du Jar. Après deux tentatives infructueuses, il réussit à chasser les Français du chemin couvert.

Le lieutenant-général qui commande fait demander quelques mousquetaires à d'Artagnan. Celui-ci n'est pas de jour, ayant donné la nuit précédente à la tête

1 Vauban a écrit un journal de ce siège sous le titre de : Abrégé alphabétique pour servir à l'intelligence du plan des attaques de Maëstricht, contenant ce qui s'est passé de plus considérable. Il constate que la belle disposition des parallèles détourna le gouverneur de faire des sorties (Augoyat, Aperçu hist. sur les fortifications, I, 1860, p. 88-9). 2 Les principales sources à consulter sur le siège de Maëstricht et la mort de d'Artagnan sont : Pellisson, Lettres historiques, I, 1729, p. 288 et s. (lettres datées du camp devant Maëstricht) ; Quincy, Histoire militaire de Louis le Grand, I, 1726, p. 350-3 ; C. Rousset, Histoire de Louvois, I, p. 458- 464 ; la Gazette, l'Histoire de la guerre de Hollande (attribuée à Courtils de Sandras, I, 1689, p. 97-97) ; et enfin les journaux particuliers du siège, comme le Journal fidèle de ce qui s'est passé au siège de Maëstricht, Amsterdam, 1674.

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de sa compagnie qui a subi de grosses pertes ; il ne s'est retiré qu'au moment où les pionniers ont établi le retranchement qui mettait les troupes de garde à l'abri des retours offensifs de la garnison. Néanmoins, il vient en personne ; ses hommes se battent en braves gens, à leur habitude. L'ouvrage est emporté une fois encore, et on s'y fortifie.

Mais quand les mousquetaires revinrent, leurs épées faussées et sanglantes jusqu'à la garde, et qu'ils se comptèrent, on s'aperçut que, dans ces deux attaques, 80 hommes de la première compagnie étaient restés morts sur le carreau, et que 50 autres avaient reçu de graves blessures. Qu'était devenu le capitaine ? Il manquait à l'appel1.

D'Artagnan était adoré de ses soldats. Saint-Léger, premier maréchal des logis de la compagnie, et quelques autres passèrent par-dessus le retranchement et rentrèrent dans la partie de la demi-lune que battait le feu de l'ennemi. Ils trouvèrent leur capitaine bien en avant, tué raide, la gorge traversée par une balle de mousquet. Ils ramenèrent son corps sous une grêle de balles. Il était une heure après midi2.

Ainsi le brave soldat qu'avait été Charles de Castelmore d'Artagnan, suscitait, même mort, des actes d'héroïsme. C'était une belle récompense, et qu'il eût enviée3.

Les regrets que d'Artagnan laissa après lui furent immenses et sincères. On savait que, très avant dans les bonnes grâces du roi comme il était, il eût fait, ainsi que le dira plus tard Saint-Simon, une fortune considérable4. On admira que son courage seul l'eût conduit au danger et à la mort, alors que son service ne l'exigeait pas. En prose, en vers, on chanta ses mérites. Le roi le pleura et le loua dignement5, ainsi que la grande Mademoiselle6 et beaucoup d'autres1.

1 Les Mémoires de M. d'Artagnan mentionnent seulement, sans donner aucun détail, la mort de d'Artagnan à Maëstricht (III, p. 597). 2 D'après le Mercure (t. VI, 1674, p. 184-5) quatre mousquetaires qui étaient allés chercher le corps tombèrent morts sans avoir pu le rapporter. Il est sans doute exagéré de dire, avec l'annotateur des Mémoires de Sourches, que plus de quatre-vingts se firent tuer pour aller rechercher son corps (II, p. 176). 3 Il fallut encore une semaine d'efforts pour se rendre maîtres de la place. Vauban lui-même désespérait. Le lendemain 26, vers minuit, il écrivait à Louvois : Si l'ennemy revient cette nuit à la demy lune, nous courons grand risque de la perdre, mais s'ils attendent jusques à demain huict heures, il n'y a plus rien à faire pour eux. (Vauban à Louvois, Dépôt de la Guerre, vol. 338, n° 235.) Et deux jours après, le 28 : Si la garnison de Maëstreik vault cinq solz, il n'y a que Dieu et la bonne fortune du roy qui puissent empescher la tranchée de recevoir quelque eschet aujourd'huy. (Ibid., vol. 3.17, n° 223.) De fait, la bonne fortune du roi fut la plus forte, et Maëstricht, cette grande et glorieuse conquête, capitula le samedi suivant 2 juillet. 4 Éd. Boislisle, XVIII, p. 207-208. — Dans l'épilogue du Vicomte de Bragelonne, Dumas a imaginé qu'au moment de sa mort, d'Artagnan venait de recevoir le bâton de maréchal. Ce détail est, bien entendu, de l'invention du romancier. 5 S. M. témoigna, dit la Gazette, être sensiblement touchée, pour sa valeur et la confiance qu'elle avait en lui. Pellisson est plus précis : Le roi parla parfaitement bien de M. d'Artagnan. et le loua en particulier de ce qu'il était presque le seul qui eût trouvé moyen de se faire aimer des gens en ne faisant pas des choses extrêmement obligeantes pour eux, voulant parler de M. Fouquet, qu'il avait gardé avec beaucoup d'exactitude, et de M. le maréchal d'Humières, dont il avait occupé la place. (Lettres historiques, I, p. 356-51.) 6 Mémoires, IV, p. 336.

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Au moment où il va se séparer de son héros, le biographe ne peut se défendre d'un sentiment de tristesse. Pour nous, cette mélancolie s'aggrave comme d'un remords. L'histoire véridique de d'Artagnan ne paraîtra-t-elle pas bien pâle au regard de ses exploits romanesques ? N'aurons-nous pas gâté à beaucoup de lecteurs de Dumas les joies sans mélange qu'ils goûtaient à suivre les aventures de guerre et d'amour du fringant mousquetaire ?

Peut-être cependant l'expressive figure de Charles de Batz-Castelmore, dit d'Artagnan, méritait-elle de revivre à la fois dans le cadre truculent du roman et dans celui, plus sévère et plus froid, de l'histoire. Longtemps on put supposer que, personnage de légende, il était sorti tout armé et empanaché du cerveau de Dumas. On saura mieux désormais ce qu'il fut en chair et en os : un cadet de Gascogne plein de ressources, un soldat d'élite de l'ancienne France, pénétré de ses devoirs, parfait serviteur de son roi, prêt à verser son sang pour lui, à tout moment.

Tel fut le véritable d'Artagnan. Quand on connut à Paris le récit de sa fin héroïque, un de ses panégyristes l'honora de ce vers, qui ne manque ni d'ampleur ni de majesté :

D'Artagnan et la gloire ont le même cercueil2.

L'avenir s'est chargé de confirmer ce brevet d'immortalité décerné à celui qui fut et qui restera, de par l'histoire et le roman, le type du mousquetaire.

FIN DE L'OUVRAGE

1 Journaux du siège et poèmes de circonstance en l'honneur de la prise de Maëstricht. L'auteur étranger du Journal fidèle de tout ce qui s'est passé au siège (Amsterdam, 1674), ne mentionne que d'Artagnan parmi les morts français. 2 Saint-Blaise, Suite de l'Extraordinaire de la valeur des François ou Journal du siège et prise de Maëstricht, Paris, 1674, p. 113.

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APPENDICE. — HOMONYMES ET PARENTS DE D'ARTAGNAN.

Rien n'est plus malaisé que de distinguer les uns des autres un certain nombre de personnages qui ont porté au XVIIe siècle, soit les noms de Baas et de Batz, soit les noms de terre ou les surnoms de d'Artagnan. Pour n'y avoir pas regardé d'assez près, les érudits locaux les mieux informés, les historiens les plus familiers avec cette époque, sont tombés dans des confusions, d'ailleurs fort excusables, et qu'il serait à la fois cruel et maladroit de leur reprocher1. Les pages qui vont suivre n'ont pas d'autre but que de signaler quelques-uns de ces pièges et de fournir le moyen de les éviter. Il sera d'abord question, très brièvement, des deux frères de Baas et des Montesquiou d'Artagnan les plus notoires de ce temps. Quelques notes, un peu plus détaillées, sur les frères de d'Artagnan, sur sa veuve, ses enfants et ses petits-enfants viendront ensuite. Quant aux autres Batz de Gascogne, ils sont trop et, d'ailleurs, relèvent plutôt de la généalogie que de l'histoire.

I. — LES FRÈRES DE BAAS.

Les deux frères de Baas, Isaac et Jean-Charles, étaient venus de la petite ville de Nay (Basses-Pyrénées), où leur famille, d'origine modeste, s'est maintenue jusqu'au XVIIIe siècle. Leur père était Jean de Baas, praticien, et leur mère Judith de Laugar2. Ils n'étaient donc pas Gascons, comme d'Artagnan, mais Béarnais.

Officiers, tous deux, au régiment de Persan, ils se firent remarquer pendant la Fronde pour leur dévouement au parti des Princes3. Mais ils ne tardèrent pas à se mettre au service de Mazarin, négociant en son nom avec Cromwell4, ou veillant à l'éducation militaire du jeune Mancini, duc de Nevers, neveu du cardinal5.

C'est Isaac de Baas qui fut gouverneur du duc de Nevers, en même temps que prédécesseur immédiat de d'Artagnan comme sous-lieutenant de la compagnie

1 Nommons seulement, sans entrer dans le détail, Pinard, Chronologie militaire, VI, p. 238-9 ; duc d'Aumale, Histoire des Condé, VI, p. 12, 13, 358, n. 2 ; Chéruel et d'Avenel, Correspondance de Mazarin, VI, p. 110 ; IX, p. 62, note 1 ; Clément, Correspondance de Colbert, à la table ; A. de Boislisle, éd. de Saint-Simon, XVIII, p. 206 ; J. de Carsalade du Pont, La Fronde en Gascogne, p. 179, n° 1. 2 On trouvera de nombreux renseignements généalogiques dans J. de Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 197 et suiv. 3 Voir surtout les Mémoires de Lenet et de Madame de Motteville ; de Cosnac, Souvenirs du règne de Louis XIV, t. V, VI, VII, VIII, passim ; Communay, L'Ormée à Bordeaux ; Baltazar, Histoire de la guerre de Guyenne, éd. Barry ; J. de Carsalade du Pont, La Fronde en Gascogne. 4 Correspondance de Mazarin, VI, passim ; Gazette, 1654, p. 377 ; d'Aumale, Histoire des Condé, t. VI, passim. Courtils de Sandras était assez bien renseigné sur les menées des Baas en Angleterre (Mém. de M. de Bordeaux, III, p. 322 et s. ; Mém. de J.-B. de La Fontaine, p. 15-21), ce qui ne l'a pas empêché de laisser croire ailleurs qu'il s'agissait de d'Artagnan. 5 Correspondance de Colbert, I, p. 352, 383-4.

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des mousquetaires1. Mais il encourut dès l'année suivante, on ne sait pas bien pourquoi, la disgrâce de Mazarin2, et ne survécut pas beaucoup à ce désastre, étant mort au mois de décembre 16603.

Quant à Jean-Charles, il remplit en 1655 une importante mission en Italie auprès des ducs de Modène et de Mantouë, devint gouverneur de Mortara et lieutenant-général des armées du roi4. Enfin, il passa les dix dernières années de sa vie très loin de son pays natal, en qualité de lieutenant-général tant dans les Iles d'Amérique que dans les terres fermés et pays de l'obéissance de Sa Majesté. Il y montra de grandes qualités, dont le souvenir se conserva longtemps à. la Martinique. Tout le temps du gouvernement de M. de Baas, dit le Père Labat clans son Nouveau voyage aux isles d'Amérique, a été rempli d'une infinité d'actions de piété, de justice, de sagesse, de fermeté.

En décembre 1676, Jean-Charles de Baas tomba malade à Fort-Royal d'une fièvre causée d'une humeur gouteuze qui se jetta sur ses genoux. On le rapporta le 27 au Bourg-Saint-Pierre, où, cette humeur ayant remonté et c'étant répendue dans les intestins, il mourut le vendredi 15 janvier 1677 sur les cinq heures du soir5.

II. — LES MONTESQUIOU D'ARTAGNAN

On a vu au début du présent ouvrage que la mère de d'Artagnan était une Montesquiou, de la branche des seigneurs d'Artagnan en Bigorre6.

L'alliance était glorieuse pour les Castelmore. Aussi les enfants issus de cette union n'eurent-ils rien de plus pressé que de la faire miroiter de leur mieux. Passe encore que l'un des cadets, pour se distinguer plus aisément de ses frères,

1 Brevet du 15 janvier 1057 (Loret, Muze historique, II, p. 292). 2 Correspondance de Colbert, I, p. 383. Aff. Étr., Corr. pot. Modène 3, f° 544 (lettre de Jean-Ch. de Baas à Mazarin au sujet de son frère, 11 juin 1658) et Correspondance de Mazarin, VIII, p. 738 (Mazarin à Jean-Ch. de Baas, 19 juin). 3 Loret, Muze historique, III, p. 302, 1er janvier 1661.

Celuy qui jadis eut employ Dans les mousquetaires du roy,

Monsieur de Baas, fort honneste homme, Vaillant et hardy gentilhomme,

Et qu'on estimait à la cour, Décéda, dit-on, l'autre jour.

4 Recueil des instructions aux ambassadeurs, XV, 1899, p. 182-189. — Dépôt de la Guerre, vol. 147, n° 146. — Loret, Muze historique, II, p. 546 ; III, p, 100, 174. — Gazette, 1660, p. 186. 5 Sur cette dernière-partie de la carrière de Jean-Charles de Baas, voir Labat, Nouveau Voyage aux isles d'Amérique, V, 1742, p. 241-51 ; Sidney Daney, Histoire de la Martinique, II, 1845, p. 188 et s. ; Correspondance de Colbert, III, passim ; A. Communay, Marins basques et béarnais, dans la Revue de Gascogne, XXXI, p. 821-318, et surtout les Archives des colonies conservées aux Archives nationales (séries B et C, correspondance, et E, dossier personnel Baas). — Pour être un peu complet sur les deux Baas ; il faudrait utiliser les documents du Dépôt de la Guerre et, aux Affaires Étrangères, leur copieuse correspondance. 6 Hautes-Pyrénées, arrondissement de Tarbes, canton de Vic-Bigorre. Le château d'Artagnan appartient encore aujourd'hui au comte Robert de Montesquiou-Fezensac, le poète des Hortensias bleus et de tant d'autres œuvres délicates.

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eût pris cette petite liberté. Mais l'aîné lui-même, Paul de Batz, héritier des biens et du titre de Castelmore, se fit honneur lui aussi de ce surnom de d'Artagnan, et cela du vivant même du capitaine des mousquetaires. Il va sans dire que pendant ce temps, les Montesquiou de Bigorre n'en continuaient pas moins à porter ce titre, auquel, en réalité, ils avaient seuls droit.

Trois d'entre eux ont été assez notoires pour qu'on les ait confondus parfois avec notre héros. Comme il est facile de trouver sur eux de nombreux détails dans des recueils comme l'Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme, ou dans la grande Généalogie des Montesquiou, il suffira de donner sur leur carrière quelques indications rapides.

Le premier, Henri, qu'on a pris pour Charles de Batz-Castelmore à propos de l'île de la Conférence, était le frère de Françoise de Montesquiou, l'oncle maternel, par conséquent, du Mousquetaire. Il fut capitaine de Montaner en Béarn, puis lieutenant de roi à Bayonne. Il occupa pendant plus de trente ans cette dernière charge, et mourut à Bay6nne en 1668, laissant six enfants de Jeanne de Gassion, sœur du maréchal de France1.

Un autre d'Artagnan, Joseph de Montesquiou, était fils d'un frère de Françoise de Montesquiou, Arnaud, par conséquent cousin germain de notre héros, mais beaucoup plus jeune que lui, puisqu'il naquit en 1651. Il reçut en 1668, à dix-sept ans, la casaque de mousquetaire et servit en cette qualité pendant plusieurs années. Il était en 1673 au siège de Maëstricht. Enseigne aux gardes après ce siège, il devient capitaine en 1682, puis passe en qualité de cornette aux mousquetaires (1re compagnie) en 1685. Brigadier d'armée en 1691, sous-lieutenant aux mousquetaires en 1694, maréchal de camp en 1696, Lieutenant général en 1702, et enfin en 1716 capitaine-lieutenant de la ire compagnie des mousquetaires par la mort de M. de Maupertuis, il prit part à une innombrable quantité de sièges et de combats2.

Joseph de Montesquiou fut fait chevalier de l'ordre du Saint-Esprit le 2 février 1724. Il fit son testament à Paris, en son hôtel de la rue du Bac, le 27 octobre 17283.

Mais le plus connu des Montesquiou d'Artagnan au XVIe siècle est Pierre, qui parvint au bâton de maréchal. Il débuta comme page de Mazarin en 1659. Après la mort de ce dernier en 1661, il devint page du roi de la Petite Écurie. En 1664, il va porter le mousquet à Pignerol dans la compagnie qui gardait Fouquet sous le commandement de Saint-Mars. A la fin de 1665, il reçoit la casaque de mousquetaire, fait les campagnes de Hollande et de Flandre, se distingue en 1667 au siège de Lille pendant que son cousin germain et chef, d'Artagnan, y commande comme brigadier. Enseigne aux gardes en 1668, il achète en 1670 une lieutenance dans ce régiment. En 1673, il se retrouve avec les gardes à Maëstricht et peut rendre les derniers honneurs au capitaine des mousquetaires.

Capitaine aux gardes en 1678, major en 1681, brigadier en 1688, il prend part en 1690 à la bataille de Fleurus, en 1692 et 1693 à celles de Steinkerque et de Neerwinden ; gouverneur d'Arras, lieutenant général en 1697, il commande en

1 Il y a une bonne notice sur Henri de Montesquiou dans l'Armorial de Béarn, de J. Dufau de Maluquer, II, p. 110. 2 Généal. Montesquiou, p. 74, et aux Preuves, p. 146 et suiv. (Mém. des serv. de Joseph de Montesquiou). 3 Arch. nat., Y 52, f° 64.

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1706 l'infanterie à la bataille de Ramillies, en 1709 à celle de Malplaquet, où il a cinq chevaux tués ou blessés sous lui et essuie deux coups dans ses armes ; enfin à Denain, en 1712, il dispute à Villars le gain de la bataille. Cette même année, il fut maréchal de France. Il mourut en 1725.

III. — LES FRÈRES ET LES SŒURS DE D'ARTAGNAN.

1. CHARLES.

Dans une revue, passée le 10 mars 1633, des Cent mousquetaires du roi, dont le capitaine était alors Jean de Vielchastel, sieur de Montalant, et le lieutenant Arnaud du Peyrer, sieur de Troisvilles, figure, avec d'autres Gascons, Charles Artagnan, qu'on suppose être le premier-né de Bertrand de Batz et de Françoise de Montesquiou1. Il paraît être mort jeune.

2. PAUL.

Paul de Batz était déjà aux mousquetaires et il portait le titre de seigneur de Castelmore — son père étant mort deux années auparavant — quand le roi le nomma, par brevet du 26 septembre 1637, capitaine des forêts de Mazous et de Clarac dans son pays natal2. En mai 1640, on trouve son nom au rôle des mousquetaires3, et cette même année il reçut au siège de Turin une grande blessure, tandis qu'il remplissait sous le comte d'Harcourt la charge de u ajor des dix compagnies des gardes du roi4.

Deux ans plus tard, un acte du 12 juin 1642 nous le montre sur le point de retourner en Italie avec le grade de lieutenant5, qu'il échangea l'année d'après contre celui de capitaine6. Le 26 mars 1646, son frère cadet Jean, alors en danger de mort à Paris, lui fit donation générale de tous ses biens7.

Paul de Batz n'oubliait pas le patrimoine de Castelmore qu'il s'efforçait d'agrandir. Alors qu'il n'était que lieutenant aux gardes, il avait adressé au roi et à la reine régente un placet pour demander les bois de Pelauque et les landes de Corbin, sis dans la juridiction de Dému et relevant directement du roi. Il en obtint en effet l'inféodation par lettres-patentes de janvier 1646.

Paul de Batz, dit le chevalier de Castelmore, fut gouverneur de la tour et forteresse de Briançon à une époque qu'il n'est pas facile de déterminer

1 Bibl. nat., fr. 25851, n° 692 ; cf. Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 28-29. 2 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire. 3 Extrait des officiers commensaux de la Maison du Roi, 1644, in-folio, cité par Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 186, n° 2. 4 Ce renseignement est tiré du mémoire qu'il présenta au roi en 1702, quand on le poursuivait au sujet de sa noblesse (Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 215). 5 Lavergne, Batz-Castelmore, p. 14-15. 6 Lavergne, Batz-Castelmore, p. 14-15. 7 Cité par Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 187, n° 3, probablement d'après le volume 67 des Carrés d'Hozier (Morel et Levasseur, notaires). L'acte ne se trouve pas, il est vrai, à cette date parmi les minutes de l'étude Labouret, successeur de Morel.

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exactement1, puis il revint au pays natal gérer ses biens et remplir ses devoirs de famille. Dans son testament du 3 mars 1655, Jean-Antoine d'Orfeuilh, seigneur d'Espeyroux (aujourd'hui Louspeyroux), mari de sa sœur Jeanne, le désigna comme tuteur de la petite Françoise, sa fille2.

En 1662, au moment où il fit, le 22 mai, hommage au roi pour le château de Castelmore et ses dépendances3, il s'était depuis assez longtemps, semble-t-il, retiré du service, mais il ne prend pas encore dans cet acte le titre de gouverneur de Navarrenx en Béarn qu'il gardera jusqu'à sa mort, pendant près de quarante ans. En tout cas, il avait déjà cette charge le 20 décembre 1667, si la date d'une lettre à lui adressée par Louvois est exacte4.

Castelmore, déjà sur le retour, épousa par contrat de mariage du 16 décembre 1668, Anne-Henriette, fille de Jean-Olivier de Pujolé, vicomte de Juliac, et de Paule de Bezolles. Cette union fut de très courte durée, car madame de Castelmore mourut en couches le 29 septembre 1670, après avoir mis au monde une fille, Anne, qui reçut aussitôt le baptême et ne survécut à sa mère que douze jours5.

Le 23 juin 1672, pour le salut de son âme, de celle de sa femme, de ses père et mère et de ses autres parents, Paul de Batz fonda une chapellenie de Notre-Dame, dont le service devait être fait dans la chapelle du château et dans l'église de Baubeste.

Quelques années plus tard (8 mars 1676), il augmenta les revenus et les fonds de terre attribués à cette chapellenie et lui donna avec plusieurs ornements, un calice avec sa patène, deux chandeliers, une croix à crucifix, un bassin et burettes, le tout de bon argent et marqué aux armes de sa maison6.

Il fut aussi le bienfaiteur de l'hospice de Lupiac, que son oncle Bertrand, par son testament du 21 mars 1605, avait fondé sous le nom de Saint-Jacques près de la chapelle Notre-Dame de Pitié, hors les murs de Lupiac. Le 21 février 1676, la Chambre de l'Arsenal avait attribué cet établissement à l'ordre de Saint-Lazare, mais Paul de Batz réussit à s'en faire restituer le 'patronage, comme héritier du fondateur, par arrêt du conseil du 31 janvier 1694. Il augmenta lui-même les biens de l'hôpital en lui faisant donation, par acte du 2 juillet 1697, d'une métairie appelée à Madone, sise dans la juridiction de Lupiac7.

Après la mort de son frère sous Maëstricht, Paul de Batz fut nommé tuteur honoraire des deux enfants mineurs, et il assista par procureur le 22 décembre à la confection de l'inventaire après décès. Il s'était transporté pour cette occasion à Paris et y demeurait rue de Grenelle. Il est curieux de remarquer que les notaires lui donnent à tort dans ces actes le nom de Jean-Pierre de Castelmore.

1 Arch. nat., O1 8, f° 150 v°. Ces lettres de provision ne portent pas de date. 2 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire. 3 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire. 4 Bibl. nat., Carrés d'Hozier, 67 ; Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 186, n° 3. D'après M. de Boislisle, Paul de Batz aurait été lieutenant de roi en Béarn et gouverneur de Navarrenx à partir de 1657 (Saint-Simon, XVIII, p. 206, n. 3). Ce gouvernement rapportait environ 8.000 livres (ib., p. 207, n. 1). 5 Registres paroissiaux de Meymés. Voir aux Documents. 6 Lavergne, Batz-Castelmore, p. 18. 7 Lavergne, Batz-Castelmore, p. 17-18.

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Nous avons dit dans quelles circonstances Paul de Batz fut recherché pour sa noblesse, condamné, puis laissé en paix1.

Il parvint à un grand âge et survécut seize ans au testament olographe qu'il avait fait le 24 mai f687, et par lequel il instituait héritier son neveu Louis, fils du capitaine des mousquetaires, à charge de porter le nom et les armes de la maison de Castelmore. Il mourut le 23 mai 1704, et fut enterré le surlendemain en l'église Notre-Dame de Baubeste, du côté de l'Épitre, comme en témoigne l'acte de décès dressé par le curé de Meymés2.

Son testament fut ouvert le 24 mai, attenu le décès arrivé le 23 dudit mois, à huit heures du soir3.

Le gouverneur de Navarrenx était fort connu en France pour son grand âge, et on avait déjà, au moins une fois, annoncé sa mort. A la date du 12 juillet 1703, Dangeau notait dans son Journal : Le vieux Castelmore, gouverneur de Navarrins, est enfin mort ; il avait près de cent dix ans4, et la Gazette de Bruxelles informait ses lecteurs, presque en mêmes termes, dans ses nouvelles de Paris du 16 juillet5. Saint-Simon, plus circonspect sur la longévité, dit en parlant de Paul de Batz qu'il mourut en 1712, à plus de cent ans6.

Paul de Batz passait donc pour centenaire à Paris comme en Gascogne. Mais comment pourrait-il en être ainsi, puisque son père ne se maria avec Françoise de Montesquiou qu'en 1608, par contrat du 28 février, et que son surnom de d'Artagnan interdit de supposer qu'il aurait pu naître d'un premier lit ? On serait tenté de penser, il est vrai, que cette date de 1608 est fausse, et que le mariage de ses parents eut lieu quelques années plus tôt. Malheureusement, cette séduisante hypothèse est formellement démentie par le témoignage d'un tabellion nommé Cousso, qui grossoyait ses actes à Lupiac au XVIIe siècle. Il prit soin, en effet de noter au moment de la mort de Françoise de Montesquiou, survenue en 1656, que cette noble demoiselle était demeurée veuve vingt-un ans, après en avoir vécu vingt-sept avec son époux, ce qui reporte son mariage précisément à l'année 16087.

Il faut donc conclure que Paul de Batz ignorait son âge ou que, dans sa hâte d'atteindre la gloire des centenaires, il en vint à l'oublier.

La perte des registres paroissiaux de Meymés pour la première moitié du XVIIe siècle empêche de rétablir entièrement la vérité, mais il semble bien que la Gascogne, très fière de la longévité de ses enfants, ne puisse inscrire que sous toutes réserves le nom du frère de d'Artagnan au' nombre de ses centenaires.

1 Pour plus de détails, voir Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires et Lavergne, Batz-Castelmore. 2 Registres paroissiaux de Meymés. Voir aux Documents. 3 Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 187, n° I. Cet auteur parle de 1703. Mais l'acte de décès doit faire foi. 4 IX, p. 238. Dangeau a pu écrire 101, mais un copiste aura, par inadvertance, transcrit 110. 5 1703, p. 463. 6 Éd. Boislisle, XVIII, p. 206-207. — Dans le P. Anselme, la date de la mort est 1702, et l'âge plus de cent ans (VII, p. 277). Dans Moreri : décembre 1702, et un âge très avancé (V, p. 104, généalogie Montesquiou). 7 La Plagne-Barris, dans Revue de Gascogne, XXIV, 1883, p. 155. Cf. Lavergne, Batz-Castelmore, p. 12, n. 2.

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3. JEAN.

On sait bien peu de chose de ce frère cadet de d'Artagnan, connu sous le nom de capitaine Castelmore, sinon qu'il fit sa carrière au régiment de Persan, et qu'il faut se garder de le confondre avec Jean-Charles de Baas (comme l'a fait Pinard dans sa Chronologie militaire) ou avec Isaac de Baas, tous deux officiers de ce régiment.

Le 29 juin 1640, il est à Castelmore et figure en qualité de témoin au contrat de mariage de sa sœur Henrie1.

Le 26 mars 1646, Jean de Castelmore se trouvait a Paris rue des Petits-Champs, fort malade, et même en danger de mort, car il fit venir un notaire pour dresser un acte de donation de tous ses biens à Paul, son frère aîné. Il était alors lieutenant au régiment de Persan. Il reçut sa commission de capitaine quatre ans plus tard, le 23 juin 16502.

On ignore la date de sa mort comme celle de sa naissance, mais sa commission de capitaine se trouvant parmi les papiers de son frère en 1673, c'est sans doute qu'il était mort avant cette époque.

4. ARNAUD.

Des quatre frères de d'Artagnan, Arnaud, le dernier probablement, fut seul d'église. Il fit de sérieuses études théologiques et gagna le bonnet de docteur. Très jeune encore, il fut pourvu en commende de l'abbaye de Notre-Dame de La Réau, de l'ordre des Augustins, au diocèse de Poitiers3. Il fut curé de Lupiac et bénit, en cette qualité, le 29 novembre 1648, la cloche de l'église Saint-Barthélemy4. En 1652, il figure comme témoin au contrat de mariage de sa sœur sœur Jeanne5.

Arnaud de Batz mourut le 5 novembre 1683, et fut enterré le lendemain à Notre-Dame de Baubeste6. La feuille des bénéfices du 1er janvier 1684 porte le nom de de son successeur, Jean Le Bourg des Alleurs, prêtre du diocèse de Lisieux et aumônier de la Dauphine, comme abbé commendataire de La Réau et prieur de La Haye, son annexe, au diocèse de La Rochelle7.

5, 6 ET 7. CLAUDE, HENRIE ET JEANNE.

Nous avons dit ailleurs le peu que l'on sait des trois sœurs de d'Artagnan, Glaude de Batz était la première fille de Bertrand de Batz et de Françoise de Montesquiou8.

1 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire. 2 Inventaire après décès de d'Artagnan. Les parties ont dit que c'était le frère du défunt. 3 La formule de serment, conservée avec les titres de la famille, est de 1625 (Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire). 4 Registres paroissiaux de Lupiac. 5 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire. 6 Registres paroissiaux de Meymés. Voir aux Documents. 7 Arch. nat., O1 28, f° 379 v°. 8 Arch. du Gers, Fonds du Grand Séminaire, acte de 1634.

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VI. — LA VEUVE, LES ENFANTS ET LES PETITS-ENFANTS DE D'ARTAGNAN.

Après la mort de son mari, madame d'Artagnan, à qui les gazettes ne durent pas tarder à apporter, au fond de la province où elle vivait, la nouvelle de son second veuvage, prit le chemin de la capitale.

Elle s'installa rue de Seine, à la Marguerite couronnée, et s'occupa d'abord de faire donner un tuteur à ses deux jeunes enfants, âgés l'un de quatorze ans, l'autre de douze ans et demi. Ayant adressé pour cela une requête au lieutenant civil, elle se présenta le 19 décembre 1673 en l'hôtel de ce magistrat, accompagnée de maître Adrien Liger, son procureur. Six parents et amis avaient été convoqués : Paul de Batz, gouverneur de Navarrenx1, Jean-Louis de Castéras, de La Rivière, sous-lieutenant de la première compagnie des Mousquetaires, l'abbé d'Artagnan2, Jean-François de Chanlecy, marquis de Pluvaut, grand-maître de la garde-robe de Monsieur, Julien-César Faure, seigneur du Champ, enfin François Royer, comte et seigneur de Saint-Micault. Les trois premiers seuls comparurent. En fin de compte, il fut décidé que les enfants auraient pour tuteur honoraire leur oncle Paul, pour subrogé-tuteur La Rivière, et pour tuteur onéraire Jérôme Ferrand, chanoine de la Sainte-Chapelle de Vincennes3.

Puis, il fallut régler la succession. Après la mort de d'Artagnan, les scellés avaient été apposés par le commissaire Galleran sur la maison du quai Malaquais. Le 22 décembre, un notaire vint procéder à l'inventaire, et deux jurés priseurs estimèrent tout ce qui leur fut présenté par Bertrand Gervais, le sommelier du défunt, et par Fiacrine Pinon, veuve de Jean Bonnet, sa servante4.

En examinant les comptes, Anne de Chanlecy découvrit sans doute que la succession de son mari était chargée de dettes. Aussi prit-elle le parti de renouveler purement et simplement le désistement qu'elle avait déjà fait régulariser quelques années auparavant. Le 13 janvier 1674, elle renonça par devant notaire à la communauté de biens que le contrat de mariage avait établie entre elle et son époux, pour luy estre, disait-elle, plus onéreuse que profitable, s'en tenant à ses dot, douaire, préciput et autres conventions insérées dans le contrat, et aux reprises auxquelles ce contrat lui donnait droit sur les biens de son mari. Elle affirma en outre ne s'être rien approprié des biens de la dite communauté et succession5.

Charlotte de Chanlecy fit son testament le 28 décembre 16836. Elle mourut à Chalon-sur-Saône le dernier jour de cette année, et fut enterrée dans l'église de Sainte-Croix, où sa tombe se voit encore au fond du caveau de la chapelle Notre-Dame7.

1 L'avis de parents et l'inventaire après décès lui donnent par erreur les prénoms de Jean-Pierre. 2 C'était un Montesquiou, cousin de d'Artagnan, connu pour son érudition et son mérite (Mercure galant, nov.-déc. 1707, p. 328-33). 3 Arch. nat., Y 3972. 4 Voir le chapitre : D'Artagnan en ménage. 5 Étude Girardin. Voir aux Documents. 6 Bibl. nat., Carrés d'Hozier, 67. 7 Voir le chapitre : D'Artagnan en ménage.

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Elle avait légué 33.000 livres au fils ainé qu'elle avait eu de M. d'Artagnan, et avait fait héritier universel son second fils.

Ces enfants de d'Artagnan portaient tous deux le nom de Louis. Ils étaient nés, l'un au début de 1660, l'autre le 5 juillet 1661. On négligea fort longtemps, pour des raisons que nous ignorons, de les baptiser. Mais ils ne perdirent rien pour attendre, car en 1674, les 31 mars et 5 avril, Bossuet leur administra l'eau lustrale. Les parrains du premier étaient le roi et la reine en personne, ceux du second le dauphin et Mademoiselle de Montpensier1. Peut-être madame d'Artagnan avait-elle voulu profiter de son séjour à Paris pour placer ses enfants orphelins sous ces protections illustres. Ils étaient les deux seuls rejetons vivants qui pussent continuer les Batz-Castelmore, Paul de Batz n'ayant eu qu'une fille morte peu de jours après sa naissance.

Tous deux embrassèrent le métier des armes. L'aîné, qui prit le titre de comte d'Artagnan, fut élevé comme page en la grande Écurie ; il devint lieutenant aux gardes, puis se retira du service à cause de ses infirmités, et mourut, dit-on, au château de Castelmore en décembre 1709. Il avait hérité des biens de son vieil oncle, le gouverneur de Navarrenx.

Le cadet, chevalier, puis comte d'Artagnan lui aussi, baron de Sainte-Croix, seigneur de Chanlecy du chef de sa mère, seigneur de Castelmore plus tard, fut sous-lieutenant aux gardes, menin de Monseigneur le Dauphin, et chevalier de Saint-Louis. Il était maréchal de camp quand il épousa, par contrat du 21 mai 1707, Marie-Anne-Amé, fille de Jean-Baptiste, conseiller au présidial de Reims2. Le Mercure galant ne manqua pas d'annoncer à ses lecteurs cette union honorable, dont il prit occasion pour rappeler les brillants services de M. d'Artagnan le père3. Le fils puîné de d'Artagnan testa le 6 juin 17144, et mourut mourut le lendemain dans son château de Sainte-Croix5.

Le dernier représentant de Batz-Castelmore dans leur pays d'origine fut le fils aîné issu de cette union. Il s'appelait Louis-Gabriel, né en 1710, et porta les titres de marquis de Castelmore, de baron de Sainte-Croix et de Lupiac, seigneur d'Espas, Averon, Meymés et autres lieux. Il eut à soutenir un rude assaut au sujet de sa noblesse. Condamné comme usurpateur en 1715, il fut maintenu dans sa noblesse par jugement du 26 novembre 1716, en même temps que son frère cadet Louis-Jean-Baptiste, et que ses parents, les Batz-Laplagne et les Batz-Lapeyrie. Ce n'est pas le lieu d'examiner sur la foi de quels titres6. Il nous a a suffi de noter la lettre, très honorable pour les Batz et très dure pour le traitant Laugeois, qu'écrivit le lendemain même du prononcé du jugement l'intendant Legendre.

Quelle carrière autre que celle de soldat pouvait convenir à un petit-fils du capitaine des mousquetaires ? Castelmore fut donc capitaine de dragons. H était mestre de camp de cavalerie et aide-major de la gendarmerie le 25 septembre

1 Jal, Dictionnaire critique. 2 Bibl. nat., Carrés d'Hozier, 67. 3 Nov.-déc. 1707, p. 328-333. 4 Bibl. nat., Carrés d'Hozier, 67. 5 État-civil de Sainte-Croix (communication de M. Loisy, maire). La comtesse d'Artagnan d'Artagnan mourut le 6 octobre de la même année à Chalon et fut inhumée à Sainte-Croix (Intermédiaire des chercheurs, t. XXIV, 1891, col. 956-7). 6 Jaurgain, Troisvilles, d'Artagnan et les Trois Mousquetaires, p. 213 et suiv.

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1741. Il mourut à Paris le 15 août 1783, à soixante-treize ans, sans postérité de son mariage avec Constance-Gabrielle du Moncel de Lourailles1.

Ce fut lui qui vendit, le 30 octobre 1769, le château et les terres de Castelmore à Jean-Baptiste de Lasserre, conseiller à la cour des aides de Montauban. Depuis près d'un siècle et demi, il n'y a donc plus de descendants de d'Artagnan à Castelmore. Mais le souvenir du mousquetaire y est conservé pieusement.

1 Je ne connais pas les ascendants d'un Constantin de Batz-Castelmore qui vivait, parait-il à Paris vers 1789 (Baron de Batz, Jean, baron de Batz, I, p. 25 et 45).

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DOCUMENTS.

I

Extraits des registres paroissiaux de l'ancienne paroisse de Meymés (Gers) relatifs aux Batz-Castelmore.

1.

L'an mille six cens septente, et le vingt neufiesme jour de septembre, je prebstre et curé de Meymés ey baptisé une fille dans l'église de Baubeste, naye le vingt septiesme dudit mois, fille à noble Peaul de Batz de Castelmore, gouverneur de Navarrens ;et noble Anne-Anriete de La Pujole ; mariés, à laquelle ont a imposé le nom Anne. La marraine a esté Anne Lagarde, en présance de Pierre Brocqua, domestique de la maison de Castelmore, et Manaud Mimou, tissier de lin, et ont signé avec moy, Batz, curé de Meymés, Brocqua présent, M. Mimou, présent.

2.

L'an mille six cens septente, et le vingt neufiesme de septembre est décédée noble dame Anne-Anriete de La Pujole, dame à noble Peaul de Batz de Castelmore, gouverneur de Navarrens, en la communion nostre mère Sainte Église, le corps de laquelle a esté enterré le trentiesme dudit mois dans l'église de Beaubeste, près l'autel Sainte Chaterine, confessée par moy curé de Meymés, bas signé, en présence de M. Guillaume Labric, prebstre et vicaire de Lupiac, et Me Raymond Silières, mon vicaire, qui ont signé avec moy et accisté aux funérailles de ladite dame. Batz, curé de Meymés, Labric, prebstre, Silières, prebstre et vicaire.

3.

Le neufiesme jour d'octobre de l'année mille six cens septente, est décédée damoiselle Anne de Batz, agée onze à douze jours, fille à noble Peaul de Batz et noble dame Anne-Anriete de La Pujole, le corps de laquelle a esté enterré dans l'église de Baubeste proche l'autel Sainte Chaterine, en présance de Pierre Brocqua, valet de chambre de M. de Castelmore, et Manaud Mimou, tissier de lin, et ont signé avec moy. Batz, curé de Meymés, Broqua présent, Manaud Mimou.

4.

L'an mille six cens huictante troyes, et le sinquiesme jour du moyes de novembre, est dessédé Monsieur Arnaut de Batz, abbé de La Réu, et a receu les sacremans de l'Église, et son corps a esté enterré le six dudit moyes an l'église de Nostre-Dame de Beaubeste an présance de M. Hierosme de Caste ; chapelen de Castelmore, et de Jean Lapleche, vicaire de Meymés, et de Anthoine Faget. (Signé) Lapleyche, prebstre.

5.

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Le 23 may (1704), mourut messire Paul de Bat ; seigneur de Castelmore, Espas, Lupiac, et Averon, gouverneur de Navarrens, aagé d'environ ioi, et feut enterré le 25 dudit mois en l'églyse de Notre-Dame de Beaubeste, du costé de l'Épître, présens Pierre Soubiran, Alexandre Bouan, Cosme Meillan, habitans de Lupiac. En foy de quoy j'ay signé le présent. Castetz, curé susdit.

(Arch. comm. de Margouet-Meymés.)

II

Contrat de mariage de Charles de Castelmore d'Artagnan, sous-lieutenant des Grands mousquetaires du roi et capitaine aux gardes, et de Charlotte-Anne de

Chanlecy, dame de Sainte-Croix, veuve de Jean-Léonor Damas.

Au Louvre, 5 mars 1659.

Par devant les notaires et gardenottes du roy nostre sire au Chastelet de Paris soubzsignez furent présens en leurs personnes messire Charles de Castelmor d'Artagnan, chevalier, soubzlieutenant de la compagnie des Grands Mousquetaires du roy et capitaine au régiment des gardes de Sa Majesté, demeurant à Sainct-Germain des Prez, rue du Bac, d'une part, et dame Charlotte-Anne de Chanlecy, dame de Saincte-Croix, vefve de feu messire Jean Eléonor Damas, vivant chevalier seigneur de La Claixe, Clessy, Besme et Tresmont, de.meurante de présent à Paris dans l'hoslel de Lion, rue et parroisse Sainct André des Arts, d'autre part, lesquelles parties, de l'autorité de très puissant monarque Louis de Bourbon, roy de France et de Navarre, et de ilustrissime et éminentissime Monseigneur Julles cardinal Mazarini, duc de Mayenne et de Nevers, pair de France, premier ministre d'Estat, et en la présence et du consentement de hault et puissant seigneur Messire Antoine de Grandmont, duc, pair et mareschal de France, colonnel général de l'Infanterie françoise et gouverneur pour le roy des pays de Bar (sic) et ville de Bayonne, dame Françoise de Chivré, mareschalle de Grandmont, son espouze, dame Charlotte-Catherine de Grandmont, Messire Louis de Bezemanx, gouverneur pour le toy du château de la Bastille, Messire Gabriel de Menin-Lietart, chevalier seigneur des Roches, La Rochette et Saulle, frère utérin de la dicte darne de Saincte-Croix, Messire François de Prugne, gentilhomme de M. le prince de Carignan, et Messire Jean-François de Chanlecy-Pleuvaux, chevalier seigneur dudit lieu, son cousin germain, ont recongnu et confessé avoir faict et font entr' elles de bonne foy le traicté de mariage, promesses et conventions qui ensuivent pour raison du mariage qui, au plaisir de Dieu, et soubz le bon plaisir de Sa Majesté et de son Éminence, sera de bref faict et solempnisé entre ledict sieur d'Artaignan et Wilde dame de Sainte-Croix.

C'est assavoir qu'ilz se sont promis et promettent prendre l'un l'autre par nom et loy de mariage, et icelluy faire cellébrer et solempniser en face de nostre Mère Saincte Eglize dans le plus bref temps que faire ce pourra et qu'il sera advisé et délibéré entre eux, Leurs Majestées, parens et amis, sy Dieu et nostre dite mère Sainte Eglize s'y accordent et consentent.

Aux biens et droictz de présent appartenans auxdits sieur et dame futurs espoulx, qu'ilz seront tenus apporter et mettre ensemble dans la veuille de leurs espousailles, seront iceulx sieur et dame futurs espoux uns et communs en tous biens meubles et conquestz, immeubles suivant la coustume de Paris,

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conformément à laquelle leur dite communaulté sera réglée, nonobstant qu'ilz fissent leur demeure et acquisitions en d'autres coutumes contraires, ausquelles ils ont dès à présent desrogé et renoncé en faveur dudit mariage, et néantmoins ne seront tenus des debtes l'un de l'autre faictes et crées auparavant la cellébration dudit futur mariage, mays, si aulcunes y a, seront payées et acquittées par et sur les biens de celluy qui les aura faictes et crées, sans que ceulx de l'autre en soient aulcunenement tenus, lesquelz biens et droictz de présent appartenans à ladite dame future espouze consistent en la terre et baronnie de Saincte-Croix, ses appartenantes et deppendances, scituée dans le bailliage de Chalons-sur-Saosne, proche Louan en Bresse Chalonnoise, plus ès sommes qui luy sont deues par les héritiers dudit feu sieur de la Clayette son premier mary, contenues en la transaction du sept may mil six cens cinquante sept passée par devant Gabriel Colas, notaire royal à Mascon, montantes ensemble à la somme de soixante mil livres, plus en la somme de dix huict mil livres qui luy a esté léguée par feu Monsieur de Chanlezy son oncle, plus en la somme de six mil livres de principal à elle deue par constitution de rente par Monsieur d'Elbeuf, et aux meubles de présent appartenans à ladite dame future espouze qui ont esté estimez entre les partyes, après les avoir faict voir par expertz, à la somme de six mil livres, dont ledit sieur futur espoux s'est tenu pour contant, lesquelz meubles avec partye des autres sommes et droictz cy-dessus exprimez jusques à la somme de trente mil livres tournois entreront en communaulté, et le surplus desdits biens et droictz sera et demeurera propre à ladite dame future espouze et aux siens de son costé et ligne, comme aussy les charges que le dit sieur futur espoux procedde (sic) à present, et les deniers qui procedderont des ventes ou récompence d'icelles luy seront et demeureront aussy propres et à ceulx de son costé et ligne.

Partant, le dit sieur futur espoux a doué et doue ladite dame future espouze de la somme de quatre mil livres tournois de rente de douaire préfix, qui sera propre aux enffans qui naistront dudit mariage, a icelluy avoir et prendre par icelle dame future espouze lors qu'il aura lieu, générallement sur tous et chascuns les biens meubles et immeubles quelconques présens et advenir dudit sieur futur espoux, qu'il en a chargez, affectez, obligez et ypotecquez à fournir et faire valloir ledit douaire, duquel elle jouira du jour du decedz dudit sieur futur espoux, suivant ladite coustume de Paris, et sans qu'il soit besoing d'en faire aulcune demande en justice, et oultre icelluy douaire la dite dame future espouze aura son habitation en l'une des maisons qui se trouvera appartenir audit sieur futur espoux au jour de son decedz, icelle maison meublée convenablement selon la condition de ladite dame future espouze jusques à la somme de six mil livres, de laquelle habitation elle jouira pendant qu'elle demeurera en viduité seullement. Le survivant desdits sieur et dame futurs espoux prendra par préciput des biens meubles de ladite communaulté servans à son usage, sçavoir ledit sieur futur espoux pour ses habitz, armes, chevaulx et esquipage, et ladite dame, future espouze pour ses habitz, carosse, chevaulx, bagues et joyaulx reciprocquement jusques à la somme de dix mil livres tournois suivant la prisée qui en sera faicte par l'inventaire du prédéceddé et sans creue, ou ladite somme en deniers comptans, au choix du survivant.

Sy durant et constant ledit mariage il est ,vendu, alienné ou rachepté aulcuns heritages, rentes ou charges appartenans à l'un ou à l'autre desdits sieur et dame futurs espoux, les deniers qui en seront provenus seront remployez en achat d'autres heritages ou rentes au proflict de celluy auquel aura appartenu lesdits propres alliennez ou racheptez et pour luy tenir nature de propres et à

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ceulx de son costé et ligne, et sy au jour de la disolussion dudit mariage lesdits remplois ne Fe trouvaient avoir esté faictz en tout ou partye, ce qui s'en deffauldra sera repris sur les biens de ladite communaulté, s'ilz suffizent, et où ilz ne seraient suffizans à l'esgard de ladite daine future espouze, ce qui s'en delfauldra sera repris sur les propres dudit sieur futur espoux, pour estre ledit remploy et l'action d'icelluy propre respectivement à chacun des dits sieur et dame futurs espoux et à ceulx de leurs costez et lignes, comme dit est. Sera loisible à la dite dame future espouze et aux enfans qui naistront dudit mariage de renoncer à ladite communaulté ou icelle accepter, et en cas de renonciations reprendre tout ce qui aura esté apporté audit mariage par ladite dame future espouze, et ce qui luy sera advenu et escheu constant icelluy par succession, donnation ou aultrement, mesmes elle survivante ses douaire et préciput telz que dessus, le tout franc et quitte des debtes de ladite communaulté encores que ladite dame future espouze y eust parlé, s'y fust obligée ou y eust esté condempnée, dont elle et ses dits enffans seront acquittez et indempnisez par ledit sieur futur espoux, ses biens ou héritiers, pour raison de quoy ilz auront ypotecque jourd huy sur tous ses dits biens, en faveur duquel futur mariage ladite dame future espouze se réserve, suivant la coustume de Bourgogne, la faculté de pouvoir donner audit sieur son futur espoux telle part et portion de ses biens, meubles et immeubles qu'il luy playra pendant ledit futur mariage, son domicilie et sa dite terre et baronnie de Sainte Croix estant en la dicte coustume, comme au semblable ledit sieur futur espoux faict pareille réserve de pouvoir donner à la dite dame sa future espouze telle part et portion de ses biens qu'il pourra acquérir en ladite coustume de Bourgogne ou aultres esquelles les maris pendant leurs mariages peulvent disposer au proffict de leurs femmes, est accordé qu'il sera loisible et permis audit sieur futur espoux d'exclure ou d'admettre en ladicte future communaulté, et, en cas qu'il n'y ayt point d'entrans vivans dudit futur mariage, les héritiers colatéraulx de ladite dame future espouze, et en cas d'exclusion leur rendre purement et simplement les propres, tant avitins que conventionnelz, de ladite darne future espouze, car ainsy le tout a esté convenu et accordé entre les dites partyes, nonoh,tant toutes coutumes, loix et ordonnances à ce contraires, ausquelles esté desrogé et renoncé en faveur dudit mariage, mesmes à celle de Paris en ce qui y contrarie seullement, promettant, etc., obligeant, etc., chacun endroit soy, renonçant. Fait et passé à Paris, dans le chasteau du Louvre, le cinquiesme jour de mars mil six cens cinquante neuf après midy, et ont toutes lesdites partyes, Sa Majesté et son Eminence, parens et amis comparans signé ces présentes avec lesdits notaires soubzsignez suivant l'ordonnance. (Signé) :

Louis. Le card. Mazarini. A. duc de Gramont. Françoise de Chivré. Charles de Castelmore d'Artaignan. Charlotte Anne de Chanlecy. Charlotte Catherine de Gramont. Le comte de Louvigny. Amanse des Cars. De Prugne. Besmaus. Gabriel de Ilenin Lietar. Chanlecy Pleuvault.

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Le Vasseur. Boindin.

(Minutier de Me Breuillaud, notaire à Paris.)

III

Acte de naissance et de baptême du second fils de d'Artagnan et d'Anne-Charlotte de Chanlecy.

Le mardi 5e juillet 1661, j'ai baptisé, sur les fonts baptismaux, un enfant mâle de Madame d'Artagnan. Il naquit rière (?) notre paroisse (Saint-Vincent) le mesme jour, environ une heure après minuit, en l'année 1661. Il a été baptisé sans nom et sans aucune cérémonie.

(Signé) : Barbey, chanoine, vicaire du chapitre.

(Registres paroissiaux de Chalon-sur-Saône, extrait publié par l'Intermédiaire des chercheurs et curieux, t. XXIV, 1891, col. 956.)

IV

Commission au sieur d'Artaignan pour comander dans Lisle et pays en dépendant jusques à la fin d'octobre prochain.

Saint-Germain-en-Laye, 15 avril 1672.

Louys par la grace de Dieu roy de France et de Navarre, à nostre cher et bien amé le sieur d'Artaignan, capitaine lieutenant de la première compagnie des mousquetaires de notre garde ordinaire, salut. Ayant donné à nostre très cher et bien amé cousin le sieur marquis d'Humières, mareschal de France, gouverneur des villes, citadelle et châtellenies de Lille et Orchies en Flandres et, pays de Lalceue, la charge de l'un de nos lieutenants généraux dans l'armée que nous avons résolu de faire assembler aux environs de Sedan, de laquelle nous avons donné le comandement en chef à nostre très cher et très amé cousin le prince de Condé, et estant nécessaire de pourvoir à la sceureté et conservation d'une place sy importante qu'est celle de Lille pendant que nostre dict cousin le maréchal d'Humières en sera absent, nous avons jetté les yeux sur vous pour test effect, sçachant que nous ne sçaurions nous en reposer sur ung subject plus digne ny quy puisse nous y servir plus utilement que vous, pour les tesmoignages que vous nous avez donnez en diverses charges et employs importans de vostre valleur, courage, expérience, tant en ce qui est du faict de la guerre que du bon gouvernement des peuples, comme aussy d'une prudente et sage conduitte, et d'ailleurs prenant une entière confiance en vœu fidélité et affection singulière en nostre service, à ces causes nous vous avons commis, ordonné et estably, comettons, ordonnons et establissons pour ces présentes signés de no- stre main, pour en l'absence de nostre dict cousin ledict mareschal d'Humières et jusques au dernier jour du mois d'octobre prochain , commander dans nostre dicte ville et citadelle de Lille et dans les pays et chatellenie de Lille, Orchies et pays de Lollœue, avecq pouvoir d'ordonner aulx habitans des dictes villes et chastellenies et pays, et aulx gens de guerre quy y sont et seront cy après en

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guarnison ce qu'ils auront à faire pour nostre service, faire vivre lesdicts habitans en bonne union et concorde les uns avecq les aultres et lesdicts gens de guerre en bonne discipline et police suivant nos règlement et ordonnances militaires, chastier et punir ceulx quy contreviendront à icelles, avoir l'œuil à la 5çoureté et conservation desdicts villes et plaches et cludict pays en nostre obéissance, et générallement faire audict commandement ; circon- stances et dépendances d'icelluy tout ce que vous verrez estre nécessaire et à propos pour nostre service, le repos de nos subjects dudiet pays et le bon ordre de nos clins gens de guerre, le tout en l'absence, comme dict est, de nostre dict cousin le mareschal d'Humières, et jusques à la fin dudict mois d'octobre prochain, voulions que vous jouissiez dudict comandement aulx honneurs, auctoritez prérogatives et prééminences quy y appartiennent, et aulx appoinctemens quy vous seront ordonnez par nos estat, mandons et ordonnons à tous nos officiers desdicts villes et pays de quelque qualitté et condition qu'ilz soient, comme aussy à nos dicts gens de guerre estant et que seront cy après en guarnison de vous recongnoistre, obéir et entendre en tout ce que vous leur comanderez et ordonnerez pour nostre service sans difficulté sur peine de désobéissance, car tel est nostre plaisir. Donné à Saint-Germain-en-Laye, le quinziesme jour d'avril l'an de grace mil six cens soixante-douze, et de nôtre règne le vingt-neutième. Signé : Louys, et plus lins estait escript : par le roy, Le Tellier, et scellé du grand sceau en chire jaulne.

(Archives communales de Lille, registre aux mandements et ordonnances de la Gouvernance. La Paix, juin 1657-27 avril 1684, pièce 192, fol. 183. — Communiqué par M. Ém. Lemaire.)

V

Le Tellier à D'Artagnan

Chaville, 21 mai 1672.

Monsieur, j'ay leu-à la reyne la lettre que vous avés pris la peine de m'écrire le 17 de ce mois sur ce que le bureau de Deulemont a été pillé la nuit par 30 hommes qu'on répute hollandois. Sa Majesté a eue peine à croire qu'un party hollandois se soit si fort engagé dans les terres de l'obéissance du roy pour faire cette expédition là. Elle a cru plus vraysemblablement que ce vol a été fait par des gens de la Flandre espagnolle à dessein de profiter du butin qu'ils s'étoient proposés de faire, ou même par quelques unes des troupes de Hollande qui tiennent garnison dans les places du roy catolique, et comme les plaintes qui peuvent être faites au nom du roy à l'ambassadeur d'Espagne étant présentement-près de la reyne doivent être différentes selon la qualité de ceux qui ont commis- cette dernière violence, la reyne m'a commandé de vous faire sçavoir qu'elle désire que vous vous en informiés exactement et luy en donniés compte le plutôt que vous pourés, et que vous vous employés pour empêcher, autant qu'il sera possible, que pareil accident n'arrive, prenant si bien vos précautions qu'en ce cas vous puissiés sçavoir d'où seront partis ceux qui en seront coupables. C'est ce que vous peut dire celuy qui est, etc.

(Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 47, copie ; cf. vol. 267, 2e série, n° 40, autre copie.)

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VI

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 23 mai 1672.

Monseigneur,

Je viens de resevœr la votre du 21me du mois, et pour i répondre j'é envoié des peysens pour savœr cy l'on pouvet aprandre quy sont seus quy hont pillé le bureo de Dulmon. Seus que g'y et envoié ne sont point de retour, et nous ne savouns où et le prisounié qu'ils y hont enlevé. Bien dé iens m'on dit que s'étet des Holandès quy étœt sortis de l'Ecluse, mes sella n'est pas seur. Je ne menqueré de faire tout ce que je pouré pour en savœr la vérité et vous le menderé. Il i a troes jours que j'envoié Mr de St Clar aveque sinquente mètres du costé d'Ipre ; il feut à la pointe du jour à un demi lieu de d'Ipre ; il trouva des peysens (à) quy i allet, il leur dit qu'ils ne creigniset et qu'il étoet là pour cherché un party de voleurs quy avet pillé un bureo du roy, il feut même jeusques à Varnetont, il parla au baily du lieu et luy dit la même chose. J'é cru qu'il étœt houn que deus le peys il viset qu'on cherchet ces sortes de iens là. J'é douné ordre afin qu'on prene garde au pasage de la Lis. Les Holandès quy étœt à Ipre en sont partis depuis dus jours et ont pris le chemin de l'Ecluse. Les régiment de Gransé et de La Faire sont partis aujourduy d'isy pour alé jondre M. de Nencré. S'et ce que je vous diré et que je suis, Monseigneur, votre très humble et très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 48, entièrement autographe.)

VII

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 27 juin 1072.

Monseigneur,

Il i à troes jours que je reseus un ordre du roy que vous m'avés adresé pour me trouvé au Te Deoum quy serét chenté dens l'église de sete Ville. Sella feut fait ier, et je fis tiré le canon, et l'on fit des feus de joé suiven l'ordre que m'avés fait l'onnur de m'adrecer. Je viens tout présentement de resevoer votre lettre aveque l'ordre du roy pour usister à selluy quy ce dœt cliente pour la nésence de Monseigneur le duc d'Enjou. Je ne menqueré pas de suivre cé que vous m'ordonés. Monsieur Peletier, intenden d'isy, vous a informé au loup d'un araire quy et arivé à des mordicus de chevaus de sete ville aveque des Holendés seur les teres des Espaignols. S'et pourcoy, Monseigneur, je ne-vous en parlèré pas. Les Étas d'Olende levet de l'identerie à Ipre. Ils y hont fait une compaignie de sinquente houmes quy en est partie il i a huit jours pourallé à L'Ecluse.- Présentement ils en y fount encore une de pareil noumbre, mes ils n'on ancore que 22 houmes, à ce qu'on m'usure ier, et d'abor qu'ils auroun sinquente houmes, il prandroun la même route que l'autre. J'avés pris la liberté de vous écrire qu'il étet arivé isy un diferan entre dus ofisiés subalterne. Vous me fairés l'onnur, s'il vous plet, de m'ordoné ce que vous souhetés que je face seur sella.

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Atenden, je vous asureré que persoune n'et aveque plus de recounesence et de respect que moy, Monseigneur, vostre très humble et très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 76, entièrement autographe.)

VIII

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 7 juillet 1672.

Monseigneur,

J'é cru que vous trouveriés boun que je vous die que je croy qu'il et du cervise du roy que deus la fin du mœs nous abandouniouns le vieus renpar de la ville de Lille du coste de la ville nuve, et 'que nous portiouns nos cors de gardes seur le nouvo renpar quy ce trouvera à la fin du mœs en état de défence, toute la masounerie éten déja jeusques au courdon, et je croy que les fosés seron achevés deus quince jours et les dus portes, savœr selle de La Barre et selle de Flendre, seroun ausy achevées ; le vieus ranpar du costé de la nouvelle ville élan ouvers en plusieurs endrois à i montré en escadron, j'atandré ce que vous m'ordonerés seur sella, vous asuran que quy que se soet n'et aveque plus de respect que moy, Monseigneur, votre très humble é très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Déprit de la Guerre, vol. 271, n° 103, entièrement autographe.)

IX

Louvois à d'Artagnan.

11 juillet 1672.

Monsieur,

Les letres que j'ay receues des sieurs de Pailly, Launay, Richemont, La Pommerès et Grimont, cappitenes au régiment de Picardie, m'ayant informé du différend qu'ils ont avec le sieur de Lingendes pour le rang de sa compagnie, et celle du sieur de Francpré qu'il a la même contrstation avec le sieur de Bellegarde, j'en ay rendu compte à la reyne qui m'a commandé de vous faire sçavoir qu'elle désire que vous les accomodiez ensemble sans conséquence jusques au retour du roy, et alors sur les mémoires qu'ils envoyeront de leurs prétentions, Sa Majesté réglera leurs contestations comme elle le jugera à propos. Je suis, etc.

(Dépôt de la Guerre, vol. 267, 3e série, n° 19, minute ; cf. n° 30, 13 juillet.)

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X

Louvois à d'Artagnan.

Saint-Germain, 13 août 1672.

Monsieur,

J'ay apris par une lettre du chevalier de Montgivrault la manière dont vous l'avez receu lorsqu'il vous a esté visitter, et avant que d'en rendre compte au roy, j'ay voullu attendre quelques jours pour voir si vous m'en manderiez la cause, sur quoy n'ayant point recel.' de vos nouvelles après tout ce qui s'est faict à Lisle depuis le retour du roy, je n'ay pu me dispenser de lire à Sa Majesté la lettre dudit chevalier. Elle n'a pas aprouvé la manière dont vous l'avés traitté, et elle désire que vous trouviez moyen de réparer ce que vous avez faict, et cela de manière que l'on ne puisse point croire qu'il soit mal avec vous,- et que, s'il fait quelque chose qui ne soit pas bien, vous le mandiés à Sa Majesté qui donnera des ordres pour faire qu'il vive avec vous comme Il doit. Je suis. etc.

(Dépôt de la Guerre, vol. 265. n° 62 du mois d'août, minute.)

XI

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 17 août 1672.

Monseigneur,

Je viens de recevoir la lettre que vous avez prins la peine de m'escrire du 13e du mois, et je commenceray à y respondre en vous disant que j'avois envoyé M. de Claveau à St Cantin pour vous rendre une lettre que je me donnois l'honneur de vous escrire, par laquelle je vous asseurois de mes respectz, ne pouvant l'aller faire moy mesme. Il trouva que vous y aviez desjà passé, et si je ne vous ay pas escrit à St Germain despuis que vous y estes, je vous suplie très humblement de croyre que c'est plutost par respect que pour autre chose, car à l'esgar de vous rendre conte de ce qui s'est faict à Lisle despuis que Sa Majesté est de retour à St Germain, je vous asseure, Monseigneur, que hors de voir monter la garde, de donner l'ordre et de faire la ronde, je ne me mesle icy de quoy que ce soit, non plus que le dernier homme du royaume,

A l'esgard du chevalier de Mongivrau, je m'en vay vous rendre conte mot à mot de ce que je luy ay dit, et cella devant vingt officiers de la garnison qui diront la chose comme elle s'est passée, que voicy

Despuis que je suis à Lisle, j'é vescu avec le chevalier de Mongivrau le plus honnestement -du inonde, et je croy mesme que j'en ay trop faict. Jamais despuis que j'y suis, il ne m'a parlé un mot de tout ce qu'il faict icy que pour me dire qu'il avoit ordre de vous de ne jamais rendre conte ny à gouverneur ny à intendant des choses qu'il faisoit icy. Je luy respondis qu'il faisoit fort bien et que pour moy je ne luy demandois rien, et que je m'estonnois pourquoy il me disoit cella, et despuis j'é continué à bien vivre avecque luy, hors que despuis quelques jours que nous ayant rompu le rampart en deux endroitz, et ne pouvant y passer à cheval, je feus le chercher chezluy pour le prier que puisqu'il avoit fait rompre

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le chemin de la ronde sur le rempart, de vouloir le faire racomoder en sorte que le mayor et moy puissions faire nos rondes, et ne l'ayant pas trouvé, je dis au mayor de le chercher, ou bien de luy escrire que je le priois de nous donner moyen de faire nos rondes. Le mayor Iny escrivist ; nous avons demeuré huitt jours sans qu'il fut daigné nous faire responce. Il romp nos chemins de ronde ; il romp nos corps de garde ; il met la rivière qui passe dans la ville à sec, choses qui ne se doivent pas asseurément sans en advertir un homme qui commande dans une place comme celle-cy, puisque par là le peuble void le peu de cas que l'on fait d'un homme qui y comande. Je vous advoue, Monseigneur, que j'é souffert cella avecques grand chagrin.

Après cella, il prist la peine de venir chez moy. J'estois dans mon jardin avec vingt officiers de la garnison. Je le vis entrer. Je mis la main au chapeau et je luy dis : Monsieur, souhaittés vous quelque chose de mon service ? Il me dit qu'il venoit pour me voir. Je luy dis que je ne méritois pas qu'il en prît là peine, que c'estoit trop pour luy et que je luy en rendois graces. Il me respondit : Mais, Monsieur..., et je luy-dis : Monsieur, il me semble que je vous parle assez honnestement. Vous n'avez pas subject de vous en plaindre, et je le laissé là et continué à me promener avec messieurs les officiers de la garnison. Il sortist après cella du jardin. Voilà, Monseigneur, mot à mot, tout ce qui s'est passé entre monsieur le chevalier de Mongivrau et moy. Mais, Monseigneur, il est bien arivé une autre chose qui le doit bien plus fascher, que voicy : c'est que me promenant trois ou quattre jours après sur le fossé, il estoit d'un costé du fossé avec cinq ou six hommes, et moy je passois de l'autre. Les six hommes qui estoit avec luy me saluèrent, mais pour luy il fist semblant de ne me point voir. Je suis persuadé, Monseigneur, que le roy seroit fasché contre moy si je souffrois qu'un petit ingénieur de deux jours mesprisast le caracthère que Sa Mayesté m'a faict l'honneur de me donner icy, et vous estes trop juste pour vouloir approuver son procédé.

C'est ce qui m'a obligé d'aller trouver monsieur Pelletier, intandant d'icy, pour luy dire la chose, et que où je trouveray le chevalier de Mongivrau, s'il ne me saluoit pas dans tout le gouvernement de Lisle, je luy casserois la teste asseurément, afin qu'il petit vous dire la chose et que vous cognoissiez que je ne fais rien par emportement.

Despuis je ne l'ay point trouvé et je souhaitte de ne le point rencontrer, s'il est de l'humeur dont il m'a paru.

Voilà tout l'affaire de Mongivrau, que je croyois, Monseigneur, ne méritois pas recevoir une lettre de vous comme celle que j'é receu, et lorsque vous prendrés la peine d'en rendre conte à Sa Magesté, je suis persuadé qu'il ne sera pas fasché contre moy.

Si j'ozois, Monseigneur, vous suplier de faire auprès du Roy qu'il vouleust abréger ma commission et me retirer auprès de luy, je vous en seray bien obligé. J'attendray vos ordres, estant, Monseigneur, vostre très humble et très obéissant serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 176 ; signature seule autographe.)

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XII

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 23 août 1672.

Monseigneur,

Samedy dernier ariveret isy, trœs compaignies de cavalerie, de selles quy etet aveque monsieur de Nencré sous Ath que l'ons a fait logé suiven l'ordre que vous en avés envoié.

Ier, les sis compaignies engleses ariveret isy. Il nous diret qu'ils avet de leurs soldas quy étet demurés derière, qu'il priet de ne point faire de reveu de dus ou trois jours ; l'on l'a raira dimenche prochein. Ils soun mal armées, mes les capitenes prétendet acheté isy des armes pour leur douné.

Je m'étès douné l'onnur d'écrire à Monseigneur Le Tellier pour le chengement de nos cors de garde seur la nouvelle ville. Monsieur l'intenden quy et isy m'a dit du depuis que vous aviés trouvé boun qu'on les chengat lorsqu'on veret qu'il le faudret. S'et pourcoy je croy que je les metré seur les ranpars de la nouvelle ville à la fin du mœs, sy je ne resœs poiu d'ordre contrere de vous. Je suis, Monseigneur, vostre très humble é très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 271, n° 200, autographe.)

XIII

D'Artagnan à Louvois.

A Lille, ce premier septembre 1672.

Monseigneur,

Les troupes quy devet sorty d'isy en ssoun parties suiven les ordres que Monsieur l'intenden m'a douné de votre par, et selles quy devet y entré y soun arivées.

Vous voulés bien, Monseigneur, que je vous rende conte de ce quy m'arive isy et que je vous en demande la jeustice que vous jeugerés à propos, puisqu'il me senble que l'autorité du roy i et intéressé. Je vous suplie très humblement d'ajouté foé à ce que je me doune l'onnur de vous écrire puisque s'et la pure vérité, sens y rien aumenté ny diminué.

Il i a queques jours qu'étau allé à troes lieus d'isy, je revins à sis hures du soer, M. de La Bergentière, lieutenant de roy de la sitadelle, n'envola poin à l'ordre. Je crus qu'il l'avet oublié. Le lendemain il en fit de inème. Les portes de la ville étau fermées, je les fis ouvry et mendé à M. de la Ber, Rentière que je le priés de me mendé s'il avet reseu quelque ordre de la cour, Il dit à selluy que j'y envoié que non. Je luy mendé que je m'étounés qu'il n'envoiat pas prandre l'ordre. Il mé menda que se n'étet pas sa faute, que s'étet selle du major de la sitadelle. Je monté en carose aveque messieurs le lieutenen de roy d'isy et le major, et m'en allé à la porte de la sitadelle, envoié le major d'isy à M. de La Bergentière qu'il

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vien parlé à moy, que s'il ne le feset, j'allés faire prandre les armes au troupes quy étet dens la ville, et qu'à même temps je vous allés depéché un courié. Il m'envoia le major et l'eyde major pour parlé à moy. Je ne voulus pas les écouté, et je crié au capitene quy etet de garde à la porte de la sitadelle de dire à M. de La Bergantière de veuy parlé à moy, que s'il ne le feset j'alés faire ce que je luy avès envoié dire par le major. Il vient parlé à moy et me dit que se n'étet pas sa faute si l'on n'avet pas été prandre l'ordre, et que s'étet au major et eyde major, et que pour luy il n'avoit poin de tor. Je luy demendé sy se n'et pas luy quy donnet l'ordre, et que s'y s'étet luy, qu'il falet qu'il heut tor et que je m'étounés qu'un vieus ofisié coume luy fit dé fautes coume selle-là. Il me dit que se n'étet pas luy quy avet tor. Je luy repondis que vousauriés la bounté d'en jeugé et que je vous allés envoié un boume pour vous averty de sella. Je douné l'ordre et m'en revins à la ville, et coume j'étés seur le poin de vous écrire pour vous randre conte de sella, M. de La Bergentière me fit prié de ne pas vous faire savœr ces choses quy luy pouret faire tor. Je dis à selluy quy m'en priet de sa par que je voulés bien oublié sella et que je ne vous le t'aires pas savœr puisqu'il ne le souhetet pas.

Depuis peu de jours, il i a u un desertur pris d'un compaignie quy et dans la sitadelle. Le capitene m'envoia sa pleinte que je signé, et ordonné que le conseil de guerre ce tindret le lendemein, ce quy feut fait, et le soldat feut pendu sens que j'en seuse rien, sens que M. de La Bergentière m'envoiat dire la sentence, sens metre deus la sentence par quelle autorité le conseil de guere s'et tenu, sens me demendé permisioun de faire prandre les armes à la garnisoun de la sitadelle. J'é cru et j'espère, Monseigneur, que vous n'aprouverés pas le prosedé de M. de La Bergentière, et s'et ce quy fait, Monseigneur, que je vous en demende jeustice, et qu'éten votre serviteur coume je le suis, vous ne voudrés pas que je sœs isy coumendent sens i avœr l'autorité que ma coumissioun m'y doune et que le roy m'a fait l'onnur de me dire qu'il voulet que j'y use.

Il reseut aventier une lettre de vous pour faire sorty de soldas de prison ; il les a fait sorty sens m'en rien dire. Encore une foes, Monseigneur, je vous suplie très humblement de me faire jeustice coume vous la jeugerés à propos et de vous souveny, s'il vous plet, de la prière que je vous et faite par la lettre que mon valet vous a randu de ma par.

Je suis aveque tout le respect posible, Monseigneur, votre très humble é très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 278, n° 6, entièrement autographe.)

XIV

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 1er septembre 1872.

Monseigneur,

J'é reseu la letre que vous avés pris la pene de m'écrire du 28e du mois pasé, par laquelle vous m'ordonnés de vous faire savœr ce que j'avés écrit à Monsieur Le Telier seur le changement de la garde de nos rampars. Je vous diré,

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Monseignur, que les ranpars de la vielle ville soun ouvers en plusieurs endrés à y monté à cheval plusieurs de fron, que nos cors de garde quy étet seur le vieus renpart soun tous ronpus et découvers, en sorte que les soldas n'y soun nulement à couvert lorsqu'il pleut, que présentement que nos ranpars de la nouvelle ville soun faits, les rosés presque achevés, les portes en état d'etre fermées, je croé que la garde seret beocoup mieus sur les nouvos ranpars que seur les vieus, et sy je n'avés pas reseu votre letre aujourduy, je les y curés mis, croian que le servise le demendet et que même Monsieur l'intenden m'avet asuré que vous étiés convenu qu'on les y mit lorsqu'on le jeugeret à propos, mais présentement j'attendré vos ordres là desus, et ne les chengeré que lorsque vous me fairés l'onnur de me l'ordoné. Je m'étés donné l'onnur de vous écrire à ce matin auparavan d'avoir reseu la votre. J'atandré votre réponse seur tout et vous asureré que je suis, Monseigneur, votre très humble é très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 278, n°9, entièrement autographe.)

En haut, à gauche, on lit : Le roy a aprouvé ce qu'il propose.

XV

Louvois à d'Artagnan.

Versailles, 4 septembre 1072.

Monsieur,

J'ay rendu compte au roy des raisons que vous avez pour faire mettre sur les rempartz de la nouvelle ville de Lisle les corps de garde qui estoye sur les vieux rempartz, et Sa Majesté les ayant aprouvées, vous pouvez faire exécuter au plus tost cette résolution. Je suis.

(Dépôt de la Guerre, vol. 268, n° 10 du mois de septembre, minute.)

XVI

Louvois à d'Artagnan.

Versailles, 6 septembre 1672.

Monsieur,

J'ay receu par le courrier que vous ardès despesché vostre lettre du 1er de ce mois ; j'avois receu la veille celle que je vous envoye en original du sieur de La Vercantière, par laquelle vous verrés qu'il est Loing de manquer à ce qu'il doibt à votre caractère. Il ne demande autre chose que de savoir les intentions du roy sur ce dont vous vous plaignez pour n'y manquer pas doresnavant.

Pour revenir aux deux faits particuliers dont vous parle ; je vous diray que le roy ayant entendu la lecture de votre lettre et celle de mondit sieur de La Vercantière, a trouvé qu'il eust esté beaucoup mieux d'attendre au lendemain du jour que le major de la citadelle manqua de venir prendre l'ordre-pour en savoir

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la raison, que d'y aller vous mesme après que les portes de la citadelle furent fermées, et que quand vous suries voullu dès le soir la sçavoir, vous debviez vous contenter de ce que le sieur des Claveaux vint vous dire de la part dudit sieur de La Vercantière, sans aller à une pareille heure menacer un officier qui commande dans une citadelle et l'en faire sortir à une heure ineue pour ne vous dire que la mesme chose qu'il vous avoit desjà mandée par deux différentes personnes.

Pour le surplus, dans les sentences des conseils lbde guerre, personne n'y doit entre- nommé que le roy, celuy qui y préside et ceux qui l'ont rendue, et c'est un usage estably dans touttes les places, de manière que pour que vous eussiez- esté nommé dans la sentence dont est question, il eust fallut que vous eussiés esté dans la citadelle pour y présider, et comme exécution doibt suivre immédiatement le jugement sans qu'il soit au pouvoir de personne de le surceoir, le sieur de La Vercantière a pu croire que la permission que vous aviez donnée de juger ce soldat debvoit aussi servir pour l'exécution. Cependant, je luy mande que une autre fois il doibt vous envoyer rendre compte du jugement qui sera rendu et recevoir vos ordres pour l'heure de l'exécution, ce que je suis asseuré qu'il ne manquera pas de bien observer, puisque, comme vous le pourrés miens voir par sa lettre, il n'a eu aucune intention de vous desplaire ny de s'arroger aucune autorité à votre préjudice, ce que vous debvés estre persuadé que Sa Majesté ne souffrira pas, son intention estant que vous ayez dans Lisle toute l'auctorité portée par vostre commission, et si, quand quelqu'un voudra s'y soustraire, vous voullés bien vous donner la peine de m'en adresser votre plainte pour Sa Majesté, vous verrés par la manière dont elle y pourvoira qu'elle n'aura pas aprouvé leurs entreprises. Je suis, Monsieur...

(Dépôt de la Guerre, vol. 263, p. 43-44 du mois de septembre 1672, minute.)

XVII

D'Artagnan à Louvois.

Lille, 40 septembre 1872.

Monseigneur,

J'é reseu la letre que vous m'avés fait l'onnur de m'écrire du 6e du moes, à laquelle je n'é rien à répondre, si se n'et que je n'é poin menasé M. de La Bergentière. Il est vré que je luy dis que je vous envoerés un courié pour vous averty de la chose, et je ne croy pas que se soet une menase, puisque s'et vous quy réglés les affaires de sete nature là.

Vous voulés bien que je vous die, Monseigneur, que les jeugemens, que j'é veu faire deus les conseils de guere, s'a toujours été par l'ordre de selluy quy coumende et quy a l'autorité, et ils ce sont toujours fais isy au nom de Monsieur le maréchal de Humières, gouvernur ;

Que jamés l'on n'a fait prandre les armes deus une sitadelle sens averty selluy quy i coumende ;

Jamés l'on n'a fait sorty des soldas de prison sans que selluy qui coumende en sœt averty ;

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Jamés on n'a passé dus jours deus une sitadelle sens envoié prandre l'ordre de selluy quY coumende.

Ces quatre afaires m'arivet isy, et je suis le seul à quy jamés pareilles choses sœt arivées, et j'en suis d'auten plus faché que sella m'atire le mépris d'une garnisoun.

J'aurés bien des choses à vous dire seur la letre de M. de La Bergentière, quy en bien des poins n'et pas jeuste ny de bonne foé. Je me contenteré, Monseigneur, de votre letre et je paseré isy le reste de ma coumisioun le plus dousement qu'il me sera possible, m'estiment bien malurus de n'avoer pas heu un mot de réponce seur la prière que je vous faisés de demendé mon congé au roy pour m'en retourné auprès de sa personne.

L'on mit ier la garde seur les nouvo ranpar de la nouvelle ville suiven vos ordres.

Les quatre compaignies des Englés quy soun isy en garnisoun montet la garde les derniers des troupes, sens concéquence. Ils espèret que Sa Majesté leur réglera leur ran, à ce qu'ils m'on dit.

Je suis aveque tout le respect que je does, Monseigneur, votre très humble é très obéisent serviteur.

ARTAIGNAN

(Dépôt de la Guerre, vol. 278, n° 111, entièrement autographe.)

XVIII

Louvois à d'Artagnan.

Versailles, 15 septembre 1672.

Monsieur,

J'ay apris par vostre letre du 10° de ce mois que vous avés fait pozer la garde sur les nouveaux remparts de la ville de Lisle. Ainsy je mande présentement au chevalier de Montgivrault de faire destruire les vieux, afin que les places de la nouvelle (un mot illisible) se débitent mieux. Le régiment royal anglois n'a point de rang de préférance, et il doibt marcher après tous les autres régiments d'infanterie comme ayant esté le dernier levé. Ainsi, ce que vous avez réglé à son esgard est bien. Si je ne vous ay rien mandé sur ce que vous m'avez escrit pour que Sa Majesté abrégeast le temps de vostre commission, c'est qu'elle ne l'a pas jugé à propos, croyant que dans le temps présent, elle ne peut confier la place où vous commandés à personne entre les mains de qui elle pust estre en plus grande seureté. Je suis.

(Dépôt de la Guerre, vol. 268, n° 108 du mois de septembre, minute.)

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XIX

Louvois à d'Artagnan.

Versailles. 25 septembre 1672.

Monsieur,

Au mesme temps que la lettre que vous avez pris la peine de m'escrire le 20e de ce mois m'a esté rendue, — j'en ay receu une du sieur de Peilly, par laquelle il me mande la conduite qu'a tenue le lieutenant de la compagnie de Launay, lorsqu'il l'a voullu obliger à sortir du conseil de guerre avec les autres subalternes. J'en ay rendu compte au roy. Sa Majesté a aprouvé que vous ayez mis cet officier aux arrests, et elle désire que vous les luy fassiez garder quelque temps, après quoy vous le restablirez en sa charge. Je suis.

(Dépôt de la Guerre, vol. 268, n° 189 du mois de septembre, minute.)

XX

Louvois à d'Artagnan.

Versailles, 27 septembre 1672.

Monsieur,

J'ay receu une lettre du sieur de La Verdière qui commande les compagnies du régiment de Picardie qui sont à Lisle, par laquelle il demande un congé pour le sieur de Lingendes, afin qu'il puisse aller aux recreues pour quatre desdites compagnies. Le roy veut bien que vous le luy permettiez, à condition qu'il ne sera que six semaines à son voyage, et Sa Majesté désire que vous déclariez en mesme temps audit sieur de Lingendes qu'il sera cassé, s'il ne vient pas avec une recreue composée de bons hommes, et en nombre suffisant.

(Dépôt de la Guerre, vol. 268, n° 205 du mois de septembre, minute.)

XXI

Louvois à d'Artagnan.

Saint-Germain, 28 octobre 1672.

Monsieur,

La lettre que vous avez pris la peine de m'escrire le 24e de ce mois m'a esté rendue. Vous avez bien fait d'envoyer fortiffier la garde qui se faisoit à Comines par la compagnie de Tourlebatte. Comme la grande désertion qu'il y a eue l'a fort affoiblie, elle ne pourroit pas deffendre le poste. C'est pourquoy il est à propos que vous l'en retiriez et que vous en envoyez une autre en sa place. Je suis...

(Dépôt de la Guerre, vol. 269, n° 298, minute.)

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XXII

Inventaire des objets trouvés dans la maison de d'Artagnan. (Extraits.)

CUISINE. — OFFICE. — ANTICHAMBRE AU PREMIER ÉTAGE REGARDANT SUR LA COUR. GARDE-ROBE EN AILE À CÔTÉ DE CETTE ANTICHAMBRE.

CHAMBRE AU SECOND, QUI EST CELLE OU COUCHOIT LE DEFFUNCT : Une paire de chevrettes, une pelle de fer poli, une paire de chenets à pomme de cuivre, deux tables de bois de hêtre sur leurs pieds, une couche à hauts piliers, garnie, tour de lit à pantes, rideaux, bonnegrâces, dossier, ciel et cantonnier sans les fourreaux des piliers, le tout de brocatel de soye et fleurette rayés garnis de crépine franche et molette de soie meslés, la housse du lit de serge jaune, deux fauteuils, six chaises, six pliants, le tout troussé de serge jaune pareille à celle du lit, deux grands rideaux d'alcôve, de taffetas jaune, trois rideaux de fenêtre de serge blanche, une tenture de tapisserie à verdure de Flandres contenant six pièces, un miroir de trente pouces de glace ou environ, avec sa bordure de bois de violette, quatre feuilles de paravant de serge, un portrait de la reine-mère, peint sur toile avec sa bordure de bois d'or.

CABINET À CÔTÉ : Une table de sapin sur son chassis carré, avec tapis de brocatel, un coffre de bahut carré, un lit de repos avec un petit oreiller de crin, un oreiller de mocade plein de plume, et un petit soubassement de brocatelle, quatre morceaux de tapisserie de brocatelle, de cinq aunes ou environ, faisant le tour du cabinet, trois tablettes, un rideau de fenêtre de camelot blanc, 23 petits tableaux d'estampe enluminés, à bordures de bois verni, un portrait de feu le cardinal Mazarin, sur toile, avec bordure de bois doré, un fauteuil et deux chaises de noyer, un. petit tapis de serge verte à bandes de broderie de soie, et deux petits coussinets de mocade, cinq pièces de tapisserie de Flandre, dont deux grandes et trois petites, servant d'entrefenêtres.

GRANDE CHAMBRE AU PREMIER ÉTAGE, REGARDANT LE QUAI : Une paire de chevrettes et une tenaille de fer poli, avec une paire de chenets à grosse pomme de cuivre, une couche à hauts piliers de noyer, une tenture de tapisserie Oudenarde à verdure, contenant 7 pièces et 2 soubassements, garnie de toile verte, 18 à 19 aunes environ, apportée en ladite chambre au moment de l'inventaire par Antoine Jehan, marchand tapissier à Paris (800 livres). Le même a apporté la garniture de la couche ci-dessus : un meuble de damas rouge cramoisi, quatre rideaux, quatre cantonnières, la courtepointe, trois soubassements, 3 pantes, deux fourreaux de piliers, le tout garni de frange et mollet crespine et boutons de soie de même couleur, etc.

ANTICHAMBRE AU SECOND ÉTAGE REGARDANT SUR LA COUR. — PETITE CHAMBRE EN AILE AU MÊME 2e ÉTAGE, A CÔTÉ DE LADITE ANTICHAMBRE. — CHAMBRE AU 3e AYANT VUE SUR LE QUAI. — GRENIER EN LADITE AILE. AUTRE PETIT GRENIER SERVANT DE PASSAGE POUR ALLER À CELUI CI-DESSUS.

Habits à l'usage du défunt, trouvés, tant dans une armoire qui est dans l'antichambre regardant sur la cour au 20 étage, que dans un coffre en forme de malle : Une veste de brocard en fonds d'or et fleur d'argent, garnie par le devant, côtés et manches de dentelle, or et argent, doublé de tabis incarnat (100 livres) ; une robe de chambre à la Turque, doublée de satin verd ; une housse de cheval et deux custodes de pistolets de brocard à fonds d'or, avec broderies et franges or et argent et deux houppes ; une housse de velours rouge ; deux chaperons de pistolets en broderie et fonds d'argent avec une petite frange de

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soie, argent et soie incarnat ; une culotte de chamois garnie de chaque côté de dentelles et une rangée de boutons or et argent ; deux espées, une à garde d'or dépoli et poignée de laiton, et l'autre de fer noirci, une canne garnie par le haut d'une feuille d'argent servant de poignée ; un haut de chausse, pourpoint et manteau de drap d'Espagne noir, le manteau doublé de pareil drap, le tout garni de dentelle de soie noire ; une paire de gants de chamois brun à dentelle noire ; une paire de jarretières de taffetas de satin noir ; un haut de chausse, pourpoint et manteau de velours noir ; deux manches de brocart d'or ; une culotte, justaucorps, bas et baudrier de ratine noire, une veste id. ; une ringrave de justaucorps de drap d'Angleterre gris blanc, avec une veste de peau découpée, une paire de bas de soie, un baudrier de peau ; une culotte, pourpoint et justaucorps de drap de Hollande noir ; une culotte et justaucorps de crespon ; une culotte et justaucorps de serge de soie ; une culotte, bas et veste de ratine grise ; une culotte de popeline ; deux montures de bride à cravate ; cinq paires de bas de toile blanche à canon ; deux paires de bas et une paire de grands canons ; une casaque affectée au lieutenant de la compagnie des Mousquetaires du roi, rendue à M. de Forbin, présentement capitaine-lieutenant de la compagnie.

Linge. — Dans la cour de la maison : Un grand carrosse à deux fonds doublés de velours vert à ramage, le fonds aurore garni de deux coussins, les deux rideaux de damas vert et aurore, 4 glaces de Venise, 2 aux portes, 2 sur le devant (400 livres) ; un petit carrosse à un fonds, garni de damas ronge, un coussin, une glace de Venise sur le devant, de verre aux portes (120 livres) ; un tableau représentant le, roi ; 4 morceaux de jonc ; seize vases de porcelaine de Hollande.

Titres et papiers.

(Étude Girardin, notaire à Paris.)

XXIII

Renonciation par Charlotte-Anne de Chanlecy, veuve de Charles de Bats-Castelmore d'Artagnan, à la communauté de biens qui existait entre elle et son

époux.

Paris, 13 janvier 1874.

Aujourd'huy est comparue par devant les conseillers, notaires gardenottes du roy en son Chastelet de Paris soubzsignez, daine Charlotte Anne de Chanlecy, veuve en dernières nopces de Mre Charles de Castelmor d'Artaignan, vivant chevalier, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roy, demeurante ordinairement en la ville de Chaalon sur Saone en Bourgogne, estant de présent à Paris, logée rue de Seyne, à la Margueritte couronnée, parroisse Saint Sulpice, laquelle, en réitérant la renonciation par cy devant faite au greffe civil du Chastelet de Paris le seiziesme avril mvie soixante cinq, a d'habondant déclaré qu'elle renonceoit, comme de fait elle renonce par ces présentes, à la comunauté de biens qui estoit entre ledit deffunt sieur d'Artaignan et elle, pour luy entre plus onéreuse que proffitable, se tenant à ses dot, douaire, préciput et autres ses conventions matrimonialles et reprises, en conséquence et en vertu de son contrat de mariage, sur les biens dudit deffunt. Après que ladite dame veuve d'Artaignan a juré et affirmé es mains desdits,

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notaires n'avoir pris ny appréhendé et ne s'estre immissée en aucuns biens de ladite communauté et succession, et pour faire pareille et telle autre déclaration, renonciation et affirmation en justice où besoin sera, et mesme pour en faire touttes signiffications à qu'il il appartiendra, ladite dame a fait et constitué son procureur le porteur des présentes, dont elle a requis acte ausdits notaires, qui luy ont octroyé le présent en ladite maison où elle est logée l'an mvie soixante quatorze, le treiziesme janvier, et a signé après midy.

A. DE CHANLECY

(Étude de Me Girardin, notaire à Paris.)

XXIV

Acte d'inhumation d'Anne-Charlotte de Chanlecy, veuve de d'Artagnan. 1er janvier 1684.

Le premier jour de janvier mil six cent huitante quatre, a este inhumée dans le charnié de la chapelle Nostre-Dame de Pitié, dépendante du château de Sainte-Croix, haute et puissante dame Anne-Charlotte de Chanlecy, dame dudit Chanlecy, baronne de Sainte-Croix, et relicte de feu haut et puissant seigneur Charte de Chatellemore, comte Dartagnan, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roy, laquelle décéda le 31 décembre dernier, environ les trois heures du matin, munie des sacremens de pœnitence, eucharistie et extrême-onction, le 28e du dit mois de décembre par le sieur curé soubsigné, et assistée jusques à son trépas.

Ont assisté à son convois qui fut fait à l'heure des vespres dudit jour premier janvier 1684 (suivent les noms).

(Publié, d'après les Archives du greffe du tribunal de Louhans, par M. S. Bougenot, dans l'Intermédiaire des chercheurs et curieux, t. XXI. V, 1891, col. 574.)