l'expatriation d’occidentaux en asie : de l’adaptation à l ... · sciences de l’homme,...

27
Actes du VIII ème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC) Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric . L'auteur assume la responsabilité du texte et en garde les droits. 1 L'expatriation d’occidentaux en Asie : de l’adaptation à l’acquisition de compétences interculturelles spécifiques. 1 par Bernard FERNANDEZ Docteur en Sciences Humaines Chargé de cours et chargé de mission en Chine Département des Sciences de l’Education, Université de Paris 8 Membre du laboratoire Education et Cultures Consultant et enseignant à Shangai Jianguo Xilu n° 506, House 36 200031 Shangai – Chine e-mail : [email protected] Résumé Parler de pratiques interculturelles, c'est évoquer une hétérogénéité de l'expérience interculturelle (E.I.). Celle-ci induit une confusion concernant le paradigme de l'interculturalité. En s'appuyant sur le parcours d'expatriés en Asie (Inde & Chine), nous donnerons une définition possible. Nous mettrons en évidence les modalités pour appréhender et vivre une réalité, interprétée en tant qu'un inconnu radical. L'espace interculturel serait un état et un processus, un " art d'agir " mettant en lumière un apprentissage interculturel cumulatif. Ainsi, des modes de communication sociale comme le temps, l'espace, le silence, les interactions humaines, les codes de bienséances relèvent de valeurs et de règles culturelles et non d'un présupposé universel. Empirique et situationniste, l'E.I. produit du sens et du non-sens. Elle requiert des qualités personnelles, des obligations interculturelles, bousculant bien souvent une pensée " héritée " bâtie aussi sur un savoir académique. L'imaginaire et une intelligence du sensible jouent la fonction de levier et favorisent une ouverture possible. C'est au prix d'un tel effort que l'E.I. contribue à une compréhension voire une intégration réussie en Asie. Elle devient alors initiation et Connaissance. 1 Cette recherche s’inscrit dans le prolongement d’une thèse soutenue en septembre 1999, intitulée : De l’éducation par le voyage, imaginaires et expériences interculturelles vécues d’Occidentaux en Asie, sous la d° du prof. René Barbier, Université de Paris 8 ; d’une recherche menée en 1997-1998 sur l’expérience de français en Chine mais aussi d’autres études récentes sur le sujet (Cf. bibliographie). Les enquêtes menées ont été qualitatives pour la thèse centrée sur l’individu (14 entretiens totalisants 800 pages de traduction), une autre enquête semi-directive et directive auprès de 33 personnes ainsi que des entretiens auprès de journalistes et photographes travaillant en Asie. En outre, un ouvrage est en cours de relecture pour publication dont le titre est : LOINTAINE ASIE, Imaginaires, voyages et métamorphoses d’Occidentaux, 300p.

Upload: dinhnguyet

Post on 16-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC) Université de Genève – 24-28 septembre 2001

sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

L'auteur assume la responsabilité du texte et en garde les droits.

1

L'expatriation d’occidentaux en Asie : de l’adaptation à l’acquisition de compétences interculturelles spécifiques. 1

par Bernard FERNANDEZ

Docteur en Sciences Humaines Chargé de cours et chargé de mission en Chine Département des Sciences de l’Education, Université de Paris 8 Membre du laboratoire Education et Cultures Consultant et enseignant à Shangai Jianguo Xilu n° 506, House 36 200031 Shangai – Chine e-mail : [email protected] Résumé

Parler de pratiques interculturelles, c'est évoquer une hétérogénéité de l'expérience interculturelle (E.I.). Celle-ci induit une confusion concernant le paradigme de l'interculturalité. En s'appuyant sur le parcours d'expatriés en Asie (Inde & Chine), nous donnerons une définition possible.

Nous mettrons en évidence les modalités pour appréhender et vivre une réalité, interprétée en tant qu'un inconnu radical. L'espace interculturel serait un état et un processus, un " art d'agir " mettant en lumière un apprentissage interculturel cumulatif. Ainsi, des modes de communication sociale comme le temps, l'espace, le silence, les interactions humaines, les codes de bienséances relèvent de valeurs et de règles culturelles et non d'un présupposé universel. Empirique et situationniste, l'E.I. produit du sens et du non-sens. Elle requiert des qualités personnelles, des obligations interculturelles, bousculant bien souvent une pensée " héritée " bâtie aussi sur un savoir académique. L'imaginaire et une intelligence du sensible jouent la fonction de levier et favorisent une ouverture possible. C'est au prix d'un tel effort que l'E.I. contribue à une compréhension voire une intégration réussie en Asie. Elle devient alors initiation et Connaissance.

1 Cette recherche s’inscrit dans le prolongement d’une thèse soutenue en septembre 1999, intitulée : De l’éducation par le voyage, imaginaires et expériences interculturelles vécues d’Occidentaux en Asie, sous la d° du prof. René Barbier, Université de Paris 8 ; d’une recherche menée en 1997-1998 sur l’expérience de français en Chine mais aussi d’autres études récentes sur le sujet (Cf. bibliographie). Les enquêtes menées ont été qualitatives pour la thèse centrée sur l’individu (14 entretiens totalisants 800 pages de traduction), une autre enquête semi-directive et directive auprès de 33 personnes ainsi que des entretiens auprès de journalistes et photographes travaillant en Asie. En outre, un ouvrage est en cours de relecture pour publication dont le titre est : LOINTAINE ASIE, Imaginaires, voyages et métamorphoses d’Occidentaux, 300p.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

2

L'expatriation d’occidentaux en Asie : de l’adaptation à l’acquisition de compétences interculturelles spécifiques.

Du paradigme de l’interculturalité

Les organisateurs du VIIIe congrès international de l’ARIC confirment la nécessité

d’une rencontre transdisciplinaire relative à la diversité du champ théorique et pratique du paradigme de l'interculturalité. Ce paradigme au sens de Kuhn (1962) relève d’un défi épistémologique d’un « dialogue entre les cultures » dont la tâche essentielle est de comprendre et de définir les ouvertures et les obstacles à tout objet interculturel, quels que soient l’axe choisi, les modalités et sa nature : interculturalité et histoire, interculturalité et linguistique, interculturalité et philosophie, interculturalité et éducation, interculturalité et relation bi et multilatérales, interculturalité et immigration ou expatriation, interculturalité et entreprise, interculturalité et mondialisation, interculturalité et communication, interculturalité et inter-génération, interculturalité et mariage-mixte, interculturalité et métissage culturel, etc. C’est dire la diversité infinie de ce champ. Cependant, à en juger les premières publications dans les années quatre-vingt en France (Demorgon, 1989 ; Belorgey, 1989 ; Camilleri et Cohen-Emerique, 1989, Ladmiral, Lipiansky, 1989 ; Todorov, 1989 ; Abdallah-Pretceille, 1986 ; Certeau (de), 1980 ; Dumont 1975), ce « jeune » paradigme faisait figure de rebelle à un formalisme académique. Nouveau courant en Sciences de l’Homme, « exotique », aux marges de disciplines comme la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la philosophie et la psychologie, il lui fallait acquérir des lettres de noblesses. En revanche, depuis 1947, dans les pays anglo-saxons, linguistes et anthropologues, travaillaient déjà ensemble formant les diplomates sur la prise en compte des incompréhensions interculturelles dans l’analyse des échanges entre individus de cultures différentes. Les travaux de l'anthropologue Hall (1959, 1966, 1976) sont conséquents en la matière. Mais, depuis les années quatre-vingt-dix, ce paradigme a bien grandi et offre une arborescence de pistes tracées par des chercheurs francophones (Barbier, 1997; Demorgon, 1998, 1996 ; Boesch, 1995 ; Labat & Vermes, 1994 ; Amselle, 1990). Quant aux revues spécialisées, sans toutes les nommer, on peut signaler l’Aric (Genève), Intercultures (Sorbonne – ne paraît plus), Pratique de Formation et Analyses (université de Paris 8) qui consacrent depuis plusieurs années de nombreuses publications. Dans la relation France-Asie, on peut évoquer le premier colloque interculturelle qui s’est tenu en 1998 à Canton (Desjeux & Zheng, 2000) ou encore la fondation Transcultura qui proposa un symposium en 1993 avec des chercheurs français et chinois, intitulé : La Licorne et le Dragon, Les malentendus dans la recherche de l'universel (1995). Ces colloques et séminaires forment aujourd’hui un mouvement intellectuel pluridisciplinaire et surtout trans-frontalier indispensable à l’édification de concepts qui fondent une nouvelle discipline (internet participe directement à la construction d’un réseau transfrontalier).

L'objet est donc séduisant, mais la compréhension de celui-ci requiert rigueur,

prudence et ouverture afin de ne pas tomber dans le piège de recettes susceptibles d'apporter des réponses toutes faites aux besoins exprimés par des individus vivant dans un contexte interculturel. C’est-là un des messages forts du Congrès de l’ARIC auquel je souscris car le monde est complexe et les différents concepts convoqués dans ce champ relèvent davantage d’une « logique du plausible » (Gardin, 1987) qu’une tendance à définir une « vérité » dite scientifique. L’écart suggéré nous impose au « relativisme interculturel » nécessaire à la clarification des multiples facettes de l’objet. En d’autres termes, le travail demandé au champ théorique est de dégager de l'expérience

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

3

interculturelle des variantes déjà élaborées voire inconnues afin de comprendre l'articulation et les tensions en jeu dans une situation interculturelle. En aucune façon, le champ théorique anticipe ou prescrit des attitudes idéaltypes tant pour celui qui a déjà acquis un savoir-interculturel que celui qui l’ignore. Dans un autre langage, il ne suffit pas de lire avec beaucoup d'attention des manuels pour apprendre à nager, il faut à un moment donné plonger dans l'eau pour en éprouver la densité, la fraîcheur, le mouvement et, plus particulièrement, les effets inattendus. En somme, vivre ou chercher à comprendre une expérience interculturelle, c'est un apprentissage au sens de découverte avant d'être un acquis, lequel est toujours révisé et révisable. C'est dans cet esprit-là que je me situe en qualité de chercheur.

L’analyse qui suit tend à démontrer les modalités de l’expérience interculturelle

d’Occidentaux en Asie, modeste contribution à l'édifice de ce nouveau paradigme. En outre, la mondialisation d’échange de biens matériels et immatériels, la rencontre de plus en plus important d’hommes et de femmes de cultures différentes travaillant ensemble, témoignent de la co-existence de systèmes de valeurs culturelles, historiques et politiques de nature parfois contraire. Sur un plan personnel, cela résulte d’un degré d'adaptation et d'invention. C’est le cas de l’expatriation de personne qui décident de partir vivre en Asie. Quatre questions seront abordées touchant à l’apprentissage de l’interculturel d’Occidentaux dans un contexte non occidental :

• Pourquoi et pour quelle finalité un Occidental décide-t-il de changer le cours des choses de sa vie ?

• Comment peut-on se donner à penser et ressentir ce qui n'appartiendrait pas à notre registre de la pensée ?

• Quelles sont les phases de l’apprentissage les plus significatives ? • Peut-on concilier des modes de pensée contraires en une pensée d'une autre

nature ?

I - De l’expatriation en Asie La répartition géographique de la communauté française dans le monde a passé le

cap de plus d’un million d’expatriés pour l’année 1999/2000 dont 53 % du total sont immatriculés sur le continent européen. Toutefois, malgré la crise asiatique, l’entrée dans le XXIe siècle et les investissements importants des multiples entreprises étrangères en Asie confirment un engouement sans précédent sur cette partie du monde. Aujourd’hui, 56.231 ressortissants français sont immatriculés sur le continent asiatique, c’est-à-dire 6 % du total mondial. Les pays où sont installés le plus de français sont l’Australie (22% - 48057), l’Inde (15% - 10067) et la Chine Populaire (15% Hong kong inclus - 10567). En revanche, les dernières enquêtes menées sont explicites. Près de 40 % des expatriés dans le monde éprouveraient des difficultés à s’adapter à un contexte culturel étranger et quitteraient leur poste avant la fin de leur contrat souvent de trois ans (Harreau, 2000). Notons que certains pays sont plus sensibles à l’expatriation que d’autres. Deux fois moins nombreuse que les Allemands et les Anglais sans parler des Américains ou des Suisses, l’expatriation à la « française » relèverait d’un exploit. Nous serions 2,5 % de nationaux installés hors des frontières, comparées notamment à 6 % pour les Anglais et 10 % pour les Italiens. La « mobilité baluchon » (Aubry, 1997) est une question de mentalité. Outre cela, il nous faut préciser que le terme « d’expatrié » s’il est compris par tous, il ne regroupe pas les mêmes significations pour celui qui le vit. En revanche, l’expérience de l’expatriation en tant que telle est le révélateur puissant des différences culturelles vécu au quotidien. C’est pourquoi, toute personne vivant en Asie qu’il soit

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

4

diplomate, ingénieur, technicien, banquier, sinologue, enseignant, étudiant ou encore conjoint ou conjointe, n’évite pas l’épreuve du « choc des cultures » (Camilleri et alii, 1989). Ce dernier est sans doute proportionnel au degré de méconnaissance que l’expatrié a du monde asiatique. Contrairement aux idées reçues, (Saïd, 1980 ; Goody, 1999 ; Pimpaneau, 1997)) celui qui vise à construire un discours académique sur l’Asie, (par ex. le sinologue, l’indianiste, etc.) n’est pas exempt à vivre le « choc des cultures ». Bien sûr, le savoir académique aide à la compréhension de la culture. Mais, il n’existerait pas un manuel « prêt à penser » qui enseignerait le jeu infiniment subtil des interactions sociales, des rites de l’hospitalité à l’inhospitalité, de la souplesse à la rigidité de nature culturelle, de la confiance jamais donnée a priori et de la relation sociale infiniment complexe. En réalité, sur un plan individuel, ces rites sociaux sont une découverte et un apprentissage au quotidien.

I - 1 Le cas de la Chine Depuis plus de vingt ans, les entreprises françaises ont acquis une expérience de

terrain des réalités chinoises, plus particulièrement cette dernière décennie. Le nombre d’expatriés français vivant en Chine a progressé de manière constante passant d’environ 2010 expatriés en 1994 à plus de 4000 expatriés aujourd’hui en R.P.C. voire plus de 10OOO si l’on intègre Hong Kong, sans compter les nombreuses initiatives isolées attirées par le grand marché chinois, réactivant l’idée très ancienne d’un « Eldorado asiatique » dont les chiffres sont explicites. Ces dernières dix années 330 milliards d’USD ont été investis dans 220 000 joint-ventures (entreprises mixtes). Le premier partenaire européen est l’Allemagne. La France se trouve en troisième position après l’Angleterre sans évoquer la présence américaine ou australienne, les entreprises françaises ne sont donc pas les seules à participer à une telle « ouverture » historique. Cette rencontre n’en est pas moins un défi de taille pour de nombreux grands groupes internationaux ainsi que des entreprises plus modestes. Il est vain de dresser une liste des enjeux de natures différentes selon les projets, la taille de l’entreprise, les partenaires chinois sélectionnés ou imposés et autres parcours toujours singuliers. En matière d’implantation, il apparaît difficile de généraliser là, où bien souvent, il s’agit d’être attentif et prudent. Mais là n’est pas notre propos. En revanche, quelle que soit l’entreprise, un point en commun converge, c’est l’importance du facteur humain (Piques, 1996). Ceci est vrai pour toute activité humaine. Mais, dans le contexte de l’expatriation, le facteur humain comporte des enjeux de taille tant pour l’entreprise que pour le salarié.

Depuis deux trois ans, on assiste à une prise de conscience de l’expatriation de la

part des grands groupes dont les fusions imposent une prise en compte de ce que les anglo-saxons désignent par le concept de « global teaming » (Gluesing, 2000). Cependant, les enquêtes montrent que la politique d’expatriation des grands groupes tient rarement en compte des difficultés inhérentes à l’adaptation dans le pays, envoyant bien souvent à l’étranger, le pôle d’expatriés « maison » dit « expérimentés » soit des jeunes diplômés inexpérimentés ou d’anciens coopérants ayant acquis une expérience de terrain en entreprises ou dans un service de l’ambassade de France. Des exemples ont montré qu’un expatrié « rôdé » au monde africain est parfois inopérant en Chine. L’aire culturelle de destination imposerait alors un minimum de préparation. C’est le cas pour la Chine. En règle générale, l’expatrié est peu formé voire par du tout à la spécificité du monde chinois (CEGOS, juin 2000 ; Arthur Andersen, 2000). Ce constat vaut aussi pour les entreprises étrangères (China Staff, March 2000). Ceci explique sans doute partiellement un des échecs de l’immersion dans une réalité asiatique.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

5

II – Le « choc des cultures ». Au préalable, nous devons définir le concept de « culture » dont la prolifération du

« mot » reste remarquable tant il conduit justement à des confusions d’ordre étymologique, anthropologique et sociologique. Dans la langue française, ce mot a tout d’abord signifié « cultiver la terre ». Puis, avec Cicéron, orateur et homme politique, il prit le sens figuré « d’être cultivé ». Au XIXe siècle, en anthropologie, on distinguait les « cultures primitives » des sociétés dites « civilisées ». Plus tard, en sociologie et sociologie des organisations, on étudie les concepts de « culture de classe », de « culture de masse » voire de « contre-culture » avec la beat-generation des années soixante et, à partir de la fin des années soixante-dix, de « culture d’entreprise ». Quant au tourisme de masse, il entretient à des fins bien souvent mercantilistes une « culture folklorique ». Bref, pour reprendre un aphorisme taoïste, plus on en parle et moins on le saisit. Ceci étant dit, dans les années cinquante, une étude qualifiée d’impossible à posteriori, menée par les anthropologues A.L. Kroeber et C. Kluckhohn, a été de recenser tous les variables possibles du concept de culture. Dans un ouvrage « The Nature of culture » (1952, 1963), les auteurs identifièrent 160 définitions du concept de culture. C’est dire la richesse de la diversité humaine. Parmi celles-ci, faute de mieux, ils définirent cinq rubriques significatives propres à chaque culture :

1. Les états mentaux ou opération psychique. Par exemple, la jalousie, la

possession, le rapport à la propriété, à l’espace sont des « savoirs en commun » partagés et transmis par le groupe ;

2. Les types de comportements, mœurs et valeurs ; 3. Les divers savoirs, depuis les codes de communication jusqu’aux modes

d’utilisation des outils ; 4. Les produits de l’application de ces savoirs et savoir-faire : machine, habitation,

etc ; 5. Les institutions et les modes d’organisation collective. À la même période, Claude Lévi-Strauss parlait de « relativisme culturel » en

étudiant les « écarts significatifs » (Lévi-Strauss, 1952) entre les sociétés tribales, traditionnelles et modernes. Déjà dans l’Antiquité grecque, Hérodote d’Halicarnasse utilisait le terme de « nomos » pour distinguer les coutumes d’un pays à l’autre. À la même période, le grand penseur chinois, K’ong Tseu (Confucius) disait : « La nature des hommes est identique ; ce sont leurs coutumes qui les séparent. » C’est donc dans ce sens-là que nous évoquerons le concept de culture. La culture est un héritage avec le maintien et la transmission de savoirs culturels partagés et une histoire sociale en mouvement. Cette remarque introduit une résistance entre une permanence et le changement social. De plus, une identité culturelle peut-être commune a un « nous » collectif tout en revendiquant des différences précisément culturelles (langue vernaculaire, coutumes locales, arts culinaires, etc). Cette précaution d’usage est fondamentale car elle évite d’attribuer trop facilement à une culture, une identité homogène même si cette dernière affirme une unité de principe. Par exemple, tout en ayant le sentiment d’appartenir à une histoire et une tradition commune à la Chine, un pékinois, un cantonnais ou un shangaïen affirment une « unité culturelle locale ». Il en est de même pour un indien du sud ou du nord. Ainsi, tout en mobilisant des traits caractéristiques à une identité partagée et reconnue, la culture revêt de nombreuses variations rarement perceptibles aux premiers contacts.

Dans notre étude, le « choc des cultures » est donc la rencontre d’individus de

cultures différentes, nationales ou locales, travaillant ensemble dont les logiques

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

6

culturelles ou « espaces mentaux » relèvent parfois d’une incompréhension partielle ou totale. Ce « choc » provoque un effort mental entre ce que je crois être, ce qui est, ce qu’il est possible de faire et ce qui serait irréductible à la pensée occidentale. Dans un contexte asiatique, ces écarts « mentaux » témoignent du passage obligé au « choc des cultures ». Sur un plan individuel, voyons alors ce que l’expatriation en Asie nous enseigne ?

III - Expatriation et expérience interculturelle

III - 1 Découverte de notre Asie imaginaire. Les toutes premières expériences en Asie de l’expatrié sont le reflet d’une

perception occidentale du monde asiatique : un héritage. On est donc « habité » au sens fort du terme par une mémoire collective qui structure notre vision du monde, fruit d’un imaginaire collectif puissant (Castoriadis, 1975). L’Occidental vit alors le monde asiatique par le filtre d’un ensemble d'idées souvent très influentes, déterminant une conduite non neutre. L'Asie est le foyer à de nombreuses interprétations au centre duquel on repère une dualité classique entre civilisation/barbarie (notamment l’idée très ancienne d’un despotisme oriental) drainant une distinction culturelle voire raciale entre Eux/Nous mais aussi l’idée d’un « autre monde » perçu comme un inconnu radical c’est-à-dire un lointain inaccessible tant spatial que mental. Ces préjugés, positifs et négatifs, aux origines parfois séculaires produisent une opacité de fait attribuée à l’asiatique réactivant l’expression consacrée pour la Chine : « C’est du chinois ! » c’est-à-dire inintelligible à la pensée occidentale. Cette perception opaque d’une étrangeté asiatique n’est pas récente. Elle est mentionnée dans l’Antiquité, à l'époque médiévale avec la représentation du « vrai étranger » oriental (Le Goff, 1991), aux siècles derniers et encore aujourd’hui. Déjà le philosophe Pascal (Schlegel, 1998) parlait de la Chine en termes d’opacité ou encore Montesquieu qui restait dubitatif devant le fait que l’on puisse être chinois ! Cette opacité, sorte de leitmotive, est encore répandue dans le discours des expatriés et ressort clairement dans les entretiens : « Il y a donc une opacité culturelle de la société ». Elle réaffirme ainsi une représentation kaléidoscopique de l’Occidental sur l’altérité asiatique oscillant entre l’attirante et la fascination, les merveilles et l’horreur ou encore « l’amour et la haine » pour paraphraser le titre d’un colloque en sinologie (Cartier et alii, 1998).

Du point de vue de l’imaginaire, ces oppositions ancrées dans une mémoire

abyssale relève du paradoxe, opérant des distorsions entre le jeu des images influentes héritées et la réalité vécue. L’enquête a permis de dégager trois sources différentes d’images « virales » au sens de Régis Debré (1991). En l’occurrence, notre Asie imaginaire se compose d’un imaginaire des valeurs, un imaginaire médiatique et un imaginaire expérientiel. Très brièvement, l'imaginaire des valeurs renvoie aux sagesses orientales, la spiritualité, la non-violence avec le Mahatma Gandhi, une organisation sociale millénaire et un esprit éclairé avec le portrait idéalisé du Mandarin. L'imaginaire médiatique entretient des images de pauvreté, de richesses scandaleuses avec l’image légendaire du Maharadjah, l’incompréhension des castes, une nature à la fois hospitalière et peu clémente mais aussi le péril jaune, une société totalitaire, des opiumeries avec ses réseaux, de l’Eldorado, du gigantisme de l’Inde et de la Chine. Quant à l’imaginaire expérientiel, il est issu des expériences vécues, lues, racontées et entendues qui stimulent autant un processus d'identification pour celui qui part qu’un ajustement par rapport aux deux autres imaginaires, celui des valeurs et des médias. Edward Saïd, orientaliste, qualifie cela d’une « attitude textuelle » (Saïd, 1980). Cet imaginaire-là est souvent

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

7

marqué par le sceau de l'aventure, de l'épreuve à vivre, de rencontres insolites et contribue aussi à l'éclosion d'un imaginaire fertile nourrissant une pulsion de vie ou Carpe Diem.

De cet imaginaire collectif, l’expatrié peut être aussi marqué par un imaginaire

familial attaché à une histoire familial (le globe-trotter, le missionnaire ou aventurier appartenant à la généalogie familiale). En outre, c’est notamment le cas de l’expatrié en Chine dans les années soixante et soixante-dix. Il était bien souvent marqué par une histoire familiale en Asie, une enfance asiatique voire un intérêt réel idéologique ou culturel à l’égard de la Chine, c’est-à-dire un choix personnel de partir. Aujourd’hui, le portrait de l’expatrié occidental est moins catégorique. Il ne fait pas toujours le choix personnel de partir. Il peut être orienté par des stratégies d’entreprise attirée par l’eldorado asiatique. Quoi qu’il en soit, les premiers pas dans le monde "asiatique", activent des images plaquées, créant étonnement, surprise voire un rejet irrationnel. Bref, un choc. Certains expatriés, fraîchement arrivés, considèrent que c’est une « vue de l’esprit » postulant que le Chinois est proche du Français dans sa manière de penser et d’agir. Pour d’autres, c’est au contraire vécu comme une curiosité et un défi. Quant à la dernière catégorie d’individu, l’expérience du monde asiatique relève de l’épreuve.

III - 2 Les compétences interculturelles acquises Les compétences et qualités exigées ne sont pas seulement du domaine des

savoirs techniques. Pour appréhender l’univers asiatique, une des lignes de force est de distinguer les compétences institutionnelles, professionnelles et personnelles. Brièvement, les compétences institutionnelles reposent sur le « crédit institutionnel » acquis par une entreprise dont l’image de marque est reconnue. La confiance est donnée par principe. Cependant, le travail sur le terrain reste une affaire de relations interpersonnelles où le savoir-faire technique et la culture de l’entreprise sont relayés à un rôle mineur. Il est alors question de qualités et de compétences personnelles spécifiques à acquérir.

Partagée par un grand nombre d’Occidental, la Chine supposerait une capacité à

développer des compétences résultant d’une interaction avec les spécificités culturelles du monde chinois. Dès lors, la compétence n'est pas donnée d'emblée, elle touche notamment à l’organisation, aux institutions chinoises et à une certaine conception du travail (les rites, le rythme, les modalités des échanges relationnels, la « guanxi », le concept de « face » et les logiques d’action). Familier pour celui qui a déjà acquis une expérience en Chine cet « art » de l’immersion demeure une épreuve pour la plupart des expatriés. En réalité, l’expérience interculturelle impose d’abord de rompre avec certains préjugés mais aussi des certitudes de nature culturelle afin de se familiariser avec une ambiance sociale asiatique. Ce n’est qu’à ce prix-là qu’une immersion est possible. Il faut comprendre par « immersion » le choix d’accepter de se laisser immerger par un environnement social et culturel vécu comme un Inconnu radical. N’oublions pas que l’Inconnu génère des peurs et de la méfiance, obstacles majeures à la rencontre. Trois niveaux d’immersion sont à signaler : l’immersion adaptation, l’immersion compréhension et l’immersion intégration.

IV - L’immersion-adaptation : Toucher, sentir, voir, écouter et goûter Dans la phase d’immersion-adaptation, l’expatrié découvre un secteur

professionnel, fait l’apprentissage progressif d'une autre conception du travail mais aussi

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

8

de la diversité culturelle et sociale. Pour certains, cela passe par le choix de pouvoir converser dans un chinois parfois rudimentaire mais convaincant pour créer des liens de complicité. La phase d’adaptation permet progressivement de s’ouvrir à une manière d’agir qui débouche sur les prémisses d’un « penser autrement ». En fait, L'expérience devient le point de départ d'une possible compréhension des interactions et tensions engendrées par la rencontre. Toutefois, elle réclame un effort, une attention, un sacrifice justement dans un rapport entre le savoir et la Connaissance, c’est-à-dire ce que je sais et tout ce que je ne sais pas. Rien n'est acquis d'emblée, il faut développer de nouvelles capacités de compréhension et faire le deuil d'un ensemble d'a priori que l'on considérait juste mais qui, en situation interculturelle, s'avère parfois inefficace. Il s’agit notamment de déconstruire certaines images qui faussent la réalité. On reconnaît à l'échange interculturel, un ensemble de conduites et de manières de faire élaborés en situation. En ce sens, l'expérience interculturelle suppose une activité cognitive, quelquefois en ébullition, sorte d'interface entre l'expérience et la prise de conscience de celle-ci. L’expatrié devient observateur-participant, il ose s’aventurer dans les rites d'intégration de l'organisation sociale asiatique. L’expatrié fait l’expérience de l’hospitalité passive (l’échange est factice), l’hospitalité mitigée (une grande méfiance à l’égard de l’étranger) où l’hospitalité active (l’échange interculturel se construit sur des bases positives). Pour reprendre une expression de Victor Segalen (1995), il accepte d’être touché par une « autre tonalité mentale ». Ceci ne se fait pas sans effort précise certains : « C’est un autre monde, j’y ai avancé sur la pointe des pieds en essayant de faire pour le mieux. »

En termes d’apprentissage, on peut décrire ce « processus » comme l’addition

cumulative de compétences interculturelles éprouvée. Il n'y a pas de maître étalon, chacun développe à sa façon une conception inventive de l'expérience interculturelle en tant que manifestation d'un vécu personnel qu'une construction d'un bricolage au quotidien. On retrouve-là la notion de « bricolage » développée par Michel de Certeau (1980) c’est-à-dire proche de la Mètis qui est aussi de ruser avec ses propres catégories mentales pour saisir l’Inconnu culturel. Cependant, cette avancée dans la découverte du monde asiatique requiert une disposition personnelle de laquelle ressort une intelligence du sensible plus qu’une tendance très occidentale à interpréter rationnellement l’expérience : « L’univers intellectuel du philosophe grec, contrairement à celui des penseurs chinois ou indien, suppose une dichotomie radicale entre l’être et le devenir, l’intelligible et le sensible. » (Detienne & Vernant, 1974, p.11).

Partant de cette analyse, tout pense à croire que l'apprentissage interculturel offre

la possibilité de développer une attitude et aptitude que je qualifie de « tout est bon » convoquant des intelligences spatiale, olfactive, visuelle, auditive et gustative (Gardner,1996). On goûte l’ambiance sociale mais aussi la nourriture, on sent les odeurs, l’humidité ambiante, on écoute une nouvelle « sonorité sociale », on circule dans un espace social dense, réclamant d’autres logique d’action pour se déplacer, on touche, on observe, etc. On se laisse finalement surprendre. On chemine sur les pistes parfois difficiles de l'échange interculturel. Dans un autre registre, le « tout est bon » n'est pas sans évoquer pour nous la position de l'épistémologue Paul Feyerabend (1975) qui préconisait une démarche non rationnelle ou formaliste dans la recherche. Néanmoins, la manifestation du « tout est bon » génère des qualités humaines qui s'avèrent instructives quand on cherche à analyser les moyens mis en place par un individu pour comprendre ce qu'il vit. Ce sont des aptitudes comme la curiosité, le plaisir de l'étonnement, l'absence de peur, une appétence à vivre pleinement les situations, une disponibilité à l'Autre mais aussi éprouvé pleinement l’exotisme pour s’en dégager. De cette démarche exploratrice ressort une capacité à accepter l'improbable, l'imprévu qui surgit dans la plupart des situations interculturelles puisque les codes culturels sont rarement explicites. L’inverse

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

9

d'une telle attitude serait « rien n'est bon », orchestrée par un désintéressement, un ennui, la peur de s'aventurer et bien souvent un sentiment de supériorité.

C’est pourquoi, la notion d’adaptation peut être mesurable en termes de degré

d’implication personnelle, par exemple de zéro à trois. Le niveau zéro relève d’un rapport extrêmement superficiel avec le monde asiatique. Dans ce cas-là, le pays est vu comme un lieu parmi tant d’autres. Stratégies de carrière ou d’intérêt financier voire parfois vécu comme une sanction de la part du siège, l’expatrié exécute sa mission. Paresse ou désintéressement, un expatrié peut vivre plusieurs années in situ sans pour autant s’immiscer ou éprouver une curiosité à l’égard des spécificités culturelles. Quant aux niveaux un et deux, ils indiquent le degré d’implication de l’expatrié jusqu’à une immersion-adaptation réussie, c’est-à-dire l’effacement graduel de préjugés et d’idées reçues pour une interprétation sentie et ressentie de la réalité asiatique. Au seuil de cette expérience, l’expatrié peut décider d’aller au-delà de l’adaptation. Il s’agit alors d’évoquer l’immersion-compréhension.

V - L’immersion-compréhension L’immersion-compréhension est la prise de conscience d’une possible « médiation

interculturelle » qui est de construire une relation sociale en tenant compte de logiques culturelles rencontrées. Il est alors question de « compétences interculturelles » acquises, reflet aussi du sentiment d’une adéquation entre soi et la réalité asiatique. Véritable apprentissage au quotidien, l’expatrié devient plus pondéré, moins catégorique concernant la complexité du monde asiatique. Il reconnaît alors dans son expérience, le fruit d’un savoir éprouvé qui touche à la compréhension des multiples facettes de la réalité culturelle et sociale. Pour illustrer notre propos, prenons un extrait d’entretien, repris dans l’étude de M.C Piques (2000, pp.16-17) :

« Dire que la Chine est un terrain très difficile, c’est insuffisant. Avant tout ce n’est pas un terrain normal. Il faut se vider l’esprit de toutes nos habitudes de pensée, des contraintes que nous avons chez nous aussi bien du point de vue industriel et économique. Il s’agit d’essayer de retrouver les fonctions physiologiques que l’on a un peu perdues dans notre environnement, des sensations, du feeling. Essayer de capter l’information que l’on vous transmet, de saisir son intérêt. C’est très difficile pour nous ! Si l’on a un peu d’humilité, d’humanité et d’ouverture d’esprit, on s’y met très bien. Si l’on reste borné, bloqué dans notre schéma cartésien. Si l’on veut tout, tout de suite, alors que le temps n’a pas la valeur qu’on lui a donnée dans la société moderne occidentale, alors on est sûr d’échouer »

Ainsi, l’immersion-compréhension conduit à développer des qualités humaines qui

sont la patience, l’humilité et la confiance. En ce sens, le terme de « compréhension » rend compte d’un travail « ensemble » comme le précise l’étymologie du mot. Ce seuil de l’expérience permet aussi de vivre un « exotisme inversé » c’est-à-dire que dans le regard de l'autre, on vit un retournement de perspective. On n'est plus focalisé sur l'étrangeté, les bizarreries de l'Autre mais plutôt sur les siennes : « Tiens, je ne pense pas comme lui ! » Néanmoins, cela ne se fait pas sans quelques tensions qui relèvent précisément de l’acquisition d’un savoir spécifique. Ces tensions-là sont un apprentissage parfois malaisé. Il semblerait que ce ne soit pas uniquement le savoir académique qui détiendrait les clefs d’accès (Saïd, 1980 ; Dumont, 1975). Sur le plan personnel, l’expérience interculturelle permet d’identifier des modes d’actions qui relève tant de l’épreuve en termes de « tensions » qu’une compréhension du monde asiatique. Retenons ici cinq modalités récurrentes de l’immersion-compréhension :

Une tension entre « le temps et la fidélité ». En fait, la relation sociale et

professionnelle avec le monde asiatique s'inscrit dans la durée. Il faut s'installer dans le

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

10

pays et ne pas être de passage, acceptant que seul le temps favorise des liens durables avec des partenaires locaux. La fidélité serait un facteur de réussite tant au niveau professionnel que personnel.

Une tension entre « l’immersion et la solidité psychologique ». S’immerger c'est

accepter de modifier son point de vue, ses habitudes et son comportement sous peine de déboucher sur des impasses et des malentendus d’ordre culturel. L’immersion demande une certaine solidité psychologique. L'effort réclamé est donc centré sur la personne.

Une tension entre « l’immersion et la patience ». La patience s'avère être une

qualité incontournable mais aussi une valeur culturelle éprouvée notamment dans les rites de l’hospitalité. Outre cela, les notions de temps, d’efficacité et de résultats sont bien souvent le signe de logiques culturelles contradictoires. Ceci étant dit, la perception chinoise du time is money est fréquente. Il se dégage de ce constat que c'est sur le plan des relations personnelles qu'il faut être patient, mais que l’on commence à avoir le droit d'être pressé d'obtenir des résultats sur le plan professionnel.

Une tension entre « l’écoute et le respect d'autrui ». Trouver sa place dans un

environnement chinois suppose de développer des qualités d'écoute et de respect. Elles sont appréciées par les chinois. Écouter, c'est aussi rester humble. Les « donneurs de leçons » et une « arrogance2 » attribués aux Français tendent à rompre le dialogue. Ceci étant dit, l'humilité ne doit pas cependant empêcher la franchise. On doit dire ce qu'on à dire mais il convient de respecter l'autre, de ne pas lui faire perdre la face (Zhen, 1995 ; Bond, 1991). Lors d’un conflit larvé, il apparaît parfois nécessaire de passer par un intermédiaire.

Une tension entre « les règles et leur application ». Les Lois et autres règlements

existent, mais il faut être capable de les contourner. C'est une autre facette de la capacité d’immersion, mais pas au pays, plutôt à ses textes. Selon certains, les lois (par extension les contrats) sont les fondements de la discussion, et non pas un code à respecter à toute force. On peut alors traduire cette puissance d'interprétation des textes comme de la roublardise ou de la finesse. Dans le même ordre d'idée, il convient parfois d’opter pour une logique du détour (Jullien, 1996) c’est-à-dire savoir contourner les problèmes, car une attaque de face est souvent vouée à l'échec.

Dans l’immersion –compréhension, une question centrale traverse in fine l’expatrié :

Comment peut-on interpréter ce qui ne serait pas du registre de notre pensée ? En d’autres termes, comment ressentir un univers culturel qui se heurte à nos codes culturels ?

En dépit des problèmes de compréhension culturelle et de la langue qui sont un

obstacle majeur, les barrières au quotidien concernent, les coutumes et les habitudes sociales mais aussi ce sentiment d’une « opacité » constante qui rendrait le monde asiatique parfois inaccessible. Aussi, la maîtrise de la langue n’est pas toujours suffisante. Ceux qui la maîtrisent la vive comme un lien physique, pour ceux qui l'ignorent, elle est un outil secondaire. D’autres considèrent qu'elle n'est pas indispensable pour travailler. En revanche, les obstacles les plus fréquents, vécus comme une contrainte paradoxale, touchent à la perception du temps, l’amitié et la confiance.

2 Cette « arrogance » attribuée au Français n’est pas absente d’autres études récentes. Cf. Courrier International N°561, du 2 au 22 août 2001, p.12

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

11

Le rapport au temps est un obstacle de taille. Les Français ont du mal à intégrer la perception du temps asiatique qui implique la durée, un rythme et des rites et, en même temps, les Chinois se montreraient uniquement préoccupés par les résultats à court terme, autour d'un contrat. Certains considèrent que ce paradoxe est le prix à payer d'une initiation à la Chine.

L'amitié relève d’un mode de relation ambiguë. Certains remarquent que les chinois

ressassent trop l'importance de l'amitié tout en rompant facilement les liens établis professionnels ou extra professionnels. D’autres observent que l'amitié dans le cadre professionnel serait « un mariage avec divorce programmé ». Les plus nombreux indiquent que l’amitié en Chine serait le signe d’une relation interpersonnelle réussie. Sur le plan de la relation, certains chinois comprennent mal qu’un Français puisse être très familier dans une ambiance extra professionnelle et trop rigide dans un cadre professionnel.

La confiance est une nécessité, elle résume en quelque sorte les autres qualités

déjà évoquées. Elle s'inscrit du côté chinois avec l'ouverture aux capitaux étrangers, à un partenariat de plus en plus important. Du côté français, il semblerait que l'on développe une méfiance vis-à-vis de la partie chinoise, soupçonnée de s'approprier des savoirs faire ou de se livrer à de multiples contrefaçons.

VI - L’immersion intégration Les deux phases d’immersion analysées ne rendent pas compte de la totalité du

vécu. Certaines expériences recueillies dépendent d’un autre niveau d’immersion descendante. Il s’agit d’évoquer la phase d’immersion-intégration. En quoi est-elle distincte des autres phases identifiées ?

Elle n'est pas une opposition aux autres phases puisqu'elle en découle directement.

Chaque phase est subrogée à un niveau d'acquisition. L’accès à l'immersion-compréhension nécessite l’épreuve de la phase d'immersion-adaptation. Sans avoir vécu les autres phases, il paraît donc difficile de parvenir à la troisième phase. Toutefois, ne nous méprenons, ce modèle explicatif n’est pas le miroir d’une représentation mécanique de la réalité. En fait, ce processus touche autant à des transformations personnelles qu’à une connaissance toujours plus juste de la réalité. En d’autres termes, la phase de compréhension précise un choix d’aller plus loin et, surtout, une prise de conscience que la réalité asiatique n’est pas réduite à quelques équations d’un « savoir essentiel » (E. Saïd, 1980). Le mérite de cette grille de lecture est de travailler sur les fausses évidences. Un individu engagé peut acquérir très rapidement un ensemble de données culturelles et sociales qui concernent la phase deux. À l’inverse, après des années de séjour, un expatrié guère curieux peut ne pas connaître l’univers asiatique dans lequel il vit. Si le temps chronologique et le temps interculturel ne s’annulent pas, il ne revêt pas la même signification pour l’individu. Le temps interculturel ou expérience vécue a aussi une valence idiosyncrasique très élevée.

Pratiquement, la phase d’intégration suppose que l'individu se soit investi dans la

lingua franca. Le substantif « intégration » et son verbe « intégrer » du latin médiéval integrare signifient « rendre complet, achever ». L’intégration relèverait d’un mouvement complet. En termes de processus, on intègre et l’on est intégré à des espaces culturels (codes et logiques culturelles acquises) et interculturels (tensions et interactions de

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

12

modèles de pensée) jusqu'à l'acquisition de compétences culturelles spécifiques. Sur le plan individuel, l'immersion-intégration accentue l’idée d’un approfondissement, relevant aussi de l’humilité comme le suggère J. Guillermaz, dans son expérience chinoise : « une quête incessante d'une perfection inaccessible » (Guillermaz, 1989, p.27) ou G. Deleury, qui, après une vie consacrée à l’Inde, parle de sa « bien–aimée lointaine » ( Deleury, 2000, p.10). L’idée d’intégration renvoie à un enrichissement qui altère profondément la personne, sans doute guère éloignée de l’identité « transfuge » proposée par J.M. Belorgey (2000).

Cette phase d'immersion-intégration indique une plongée dans l'univers symbolique

asiatique qui est aussi la reconnaissance de la part de l’asiatique d’une compréhension fine de l’expatrié des multiples facettes de la réalité asiatique. L’expatrié deviendrait un ethnologue qui sait exactement ce qu’il faut faire et ne pas faire. Par exemple, il aura intégré spontanément qu’il ne faut pas mettre les baguettes à la vertical dans un bol de riz, signe des rites mortuaires lors des funérailles. Il connaît exactement les rites de l’hospitalité. Il s’effacera si nécessaire devant la présence d’un ancien qui touche autant au respect familial qu’une conception hiérarchique de la société globale. Ce savoir-faire n’est pas seulement du registre de l’intellect car il convoque une manière d’être, une discrétion comportementale, une gestuelle « signifiante » qui renvoie justement à une pratique des codes culturels. Il faut comprendre-là l’idée qu’un échange nécessite parfois un comportement type pour être vu comme authentique d’un point de vue culturel. Il découvre une autre facette de « l’exotisme inversé » qui n’est pas seulement la perception de sa propre étrangeté dans le regard asiatique (déjà mentionné dans la phase d’immersion-compréhension). Dans la phase d’intégration, « l’exotisme inversé » est le regard que l’on porte sur soi-même, prenant conscience des transformations vécue. On devient en quelque sorte exotique à soi-même, accentuant un écart entre ce que j’étais et ce que je suis devenu. Cette altération n’est pas perceptible dans la phase de compréhension. C’est d’ailleurs souvent l’Autre asiatique qui vous indique comme vous avez changé. Vous n’êtres plus le même et, en même temps, c’est le signe d’une complicité interculturelle empathique. C’est la découverte d’une intégration réussie dans les rites de relation avec l’attribution d’une place légitime dans l’échange interculturel. Pour certains, l’implication va jusqu’au choix amoureux du mariage mixte avec la découverte de la famille élargie.

Pour démontrer le bien fondé de cette phase, reprenons trois caractéristiques de

l’immersion-intégration. C’est notamment la figure du médiateur, l’expérience d’une initiation interculturelle existentielle et la naissance d’un métissage culturel par altération interculturelle.

VI – 1. Le médiateur interculturel Dans le cadre professionnel et extra professionnel le médiateur interculturel, est en

quelque sorte le « forgeron de l’interculturel », ayant une pratique culturelle des « clefs » pour comprendre une situation. Dans certains cas, il construit des clefs à même de désenclaver une relation conflictuelle. Il bâtit finalement des passerelles entre les logiques occidentales et asiatiques. Il peut tenir compte de dates favorables pour une rencontre (numérologie et astrologie souvent convoquées en Asie), prendra au sérieux une logique culturelle qui relève de la pensée magique, etc. Précisons que la fonction du médiateur est une pratique très ancienne. Au XIXe et XXe siècles, le « médiateur » était appelé le « compradore » (Zheng, 1998 ; Brossollet, 1999). Aujourd’hui, il est parfois interprète, français rompu au monde chinois, australien ou encore Chinois d’outre-mer, de Hong

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

13

Kong ou d’origine taiwanaise formés au monde occidental. Le médiateur qu’il soit ingénieur, avocat, technicien, journaliste ou interprète, il contribue à créer un équilibre entre chinois et français. Il a pour tâche de tisser du lien social indispensable à l’échange interculturel. Mais cet équilibre est difficile à construire car la conception chinoise de l’harmonie ou de l’action n’est pas réduite à une décision individuelle (Huon de Kermadec, 1989). D’autres facteurs familiaux, locaux, régionaux ou politique interviennent implicitement ou explicitement dans l’échange3. De plus, si le médiateur œuvre à clarifier l'opacité chinoise et française (pour un chinois !) il est parfois inopérant car les rapports de confiance reposent aussi sur les compétences professionnelles et les qualités morales des individus.

VI - 2 L’initiation interculturelle existentielle Dans cette phase, l’Occidental est amené à vivre un quotidien « extra-ordinaire »

qui touche à l’initiation au sens justement anthropologique sans pour cela être intégré à des rites d’initiation culturelle traditionnelle. C’est pour cela qu’une telle expérience est qualifiée d’existentielle. Qu’est-ce que l’extra-ordinaire ?

Il ne s’agit plus-là des impressions vécues dans la phase des premiers pas en Asie

où le choc des cultures suscitait étonnement et mystère. Pour ainsi dire, l’Occidental finit par acquérir une connaissance éprouvée de la réalité asiatique, réduisant les écarts d’incompréhension. Bien que l’univers asiatique devienne familier, au détour d’une scène de vie, l'altérité radicale resurgit dans son irréductibilité qui repose sur un mouvement dynamique c’est-à-dire non statique (Toumson, 1998, pp.260-267). L'expérience dite « extra-ordinaire » mettrait en lumière une fois de plus l’archétype de l'altérité radicale, enfouie dans les profondeurs de notre inconscient.4 Comme si le quotidien asiatique conserverait un fond impensable dont l’accessibilité serait le fruit du hasard voire une méprise de l'Ailleurs.

En fait, la pensée occidentale se heurte devant l’incapacité à déceler l’essence du

« vrai étranger ».Jacques Le Goff (1991) a su démontrer l’origine de cette altérité-là dans l’imaginaire médiéval aux sources antiques. Régis Airault confirme cette permanence pour l’Inde : « Pays de « l’altérité radicale », l’Inde est un lieu idéal pour s’initier » (Airault, 2000, p.162). Quant à Simon Leys (1998), il souligne dans ses écrits que « la Chine est l’autre extrémité de l’expérience humaine ». Ces remarques convergent autour de la présence d’une Asie imaginaire aux sources archaïques réactivant sans doute le spectre d'un quotidien « sauvage5 » dont la conscience occidentale a décidément du mal à se détacher ou à trop vouloir le saisir. Ainsi, l'altérité radicale interpelle et se dérobe au regard scrutateur de l’Occidental, entretenant une étrangeté non abolie : « Cette perspective de 3 Un DRH d’un grand groupe français, travaillant en Chine depuis de nombreuses années, me disait un jour : « La différence de conception du travail entre un français et un chinois, c’est comme le jeu d’échec et le jeu de go. Le Français procède comme dans un jeu d’échec. Il a connaissance de toutes les pièces, évalue puis agit en fonction de cette réalité-là. En revanche, dans le jeu de go, les pièces arrivent progressivement. À chaque fois qu’une pièce nouvelle est posée, cela modifie l’ensemble du jeu ». 4 Selon Carl Jung, les mythes se structurent autour de quelques figures archétypales, issues de nos profondeurs inconscientes, ayant un pouvoir de domination et de contrôle sur notre pensée. 5 Le sauvage, de nature bonne ou mauvaise naît de la découverte du Nouveau Monde. En outre, les voyageurs de la fin du XVe et XVIe siècle désignaient le sauvage comme radicalement différent tout en lui concédant une pureté originelle biblique d’où un paradoxe non résolu. Néanmoins, les apologistes du sauvage tels que de Léry, Las Casas, Montaigne et plus tard J.J. Rousseau vont tenter de définir une taxinomie appropriée afin de sortir du polygénisme. Au XVIIIe siècle et XIXe siècle, il fait l’objet de spéculation anthropologique évolutionniste, à l’époque coloniale, il est regardé de nouveau comme une bête curieuse. En définitive, le signifiant sauvage relève d'un insaisissable qui se niche dans les tréfonds de la conscience occidentale.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

14

lointains iridescents qui s'efface devant l'opacité des faits » (Weinberger-Thomas,1988, p.19). L’apparition de cette altérité-là, un « regard exotique » (Affergan, 1987, pp.149-162) signerait la permanence d’un autre degré de « l’opacité » asiatique qui est aussi l’expérience d’aporie interculturelle traitable ou intraitable.

Nous tâcherons de répondre à la question suivante : En quoi la rencontre avec

l’altérité radicale est-elle une initiation ? Nous devons nous entourer de quelques précautions d'ordre méthodologique. Notre lecture s’articule en deux plans intégrés à l’expérience d’un extra-ordinaire émergeant de la réalité. Ces deux plans forment l’architecture de l’ensemble. Il s’agit de circonscrire le terme de « plan » comme une variable explicative de l’expérience interculturelle extra-ordinaire. Nous avons ainsi :

- Le plan social et naturel ; - Le plan personnel ; Le plan social et naturel inscrit l’expérience dans une réalité sociale globale. C’est

la présence d'indicateurs sociaux qui ne sont pas toujours perceptibles par l’Occidental. En fait, le plan social et Naturel se réfèrent à l’instant T où se déroule l’action, prise dans une effervescence sociale et naturelle asiatique. Il est évoqué par exemple la découverte d’un raffinement architectural, avènement d'une civilisation, transportant l'Occidental dans un choc émotionnel et esthétique. Quant à la dimension naturelle, elle touche à une ambiance physique. C’est la découverte d'une nature puissante, le désert, le froid, la pluie diluvienne, une chaleur torride, une nature sauvage, la pureté du ciel, etc. Cette ambiance est ressentie comme l’expression d’un signifiant culturel, miroir explicatif de la culture. Il n’y a donc pas une opposition entre culture et Nature.

Cela peut être l’expérience de la densité humaine, un homme pratiquant le Qi Kong

dans un parc public chinois, la rencontre d’un ascète en Inde, etc. Ce sont un mariage, des rites funéraires ou encore des fêtes cultuelles et païennes. L'exemplarité de l'évènement ou son caractère d’exception est un temps culturel et social très fort. Aussi, un tel événement peut être partagé entre l’Occidental et les locaux. Ce partage crée parfois des synergies très positives malgré un certain degré d’incompréhension. Cela peut être le partage de nourriture, une invitation à dormir ou encore le souci d’expliquer les significations culturelles de la scène vécue, activant le principe d’une « hospitalité active » offerte.

Sur le plan personnel, l’expérience est jalonnée de marqueurs séquentiels. C’est

d’abord une disposition-conviction à s’ouvrir à l’expérience. En ce sens, tout le monde n’est pas prêt à se laisser porter par un insaisissable. Une telle expérience pousse la pensée à se frotter à la réalité, jetant les dés d'une incertitude, aux combinaisons infinies. En découvrant de nouvelles facettes de l'expérience interculturelle, l’Occidental, témoin oculaire, observe la scène, bouche bée, taraudant les scories d'une pensée en ébullition qui se demande à elle-même : Quel est donc cet inconnu ? L’expérience insolite laisse entrevoir un « je » qui glisse dans une conscience infante qui ne demande qu'à naître. La personne s'interroge : suis-je capable de vivre cela ? Ai-je envie de le vivre ? Pourquoi moi ?

Ceci se fait parfois sous la forme de tensions interculturelles où les valeurs de

temps culturel, de conception de travail, des modalités de l’échange, génèrent une obligation interculturelle qui est de comprendre. C’est aussi l’expérience de lieux inaccoutumés, insolites, « interdits », où l'espace social devient douteux. L'accès à ces espaces erratiques d'une vie sociale souterraine, des endroits labyrinthiques, traversant des ruelles sombres, cachées des grosses artères urbaines. Un cheminement tortueux où

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

15

l'on monte puis descend des zones peu éclairées et encaissées. En fait, une topographique sociale et culturelle qui relève d’une épreuve avec la découverte d’un envers du décor, le monde caché et secret d’une Asie mystérieuse, nichée aussi dans notre imaginaire. Le plan personnel s’inscrit alors dans le champ de l’initiation qui devient l’expérience d’un Inconnu.

L'initiation est un rite de passage qui touche à l’altérité. C’est un invariant

anthropologique au cœur des grandes étapes de la vie d’un individu. C’est pour cela que l’initiation est un « savoir humain » dont le sens n’est pas toujours perceptible, mais demeure inscrit dans les métamorphoses de la vie humaine. Elle pose à l’initié(e) une question centrale, pas toujours formulée ni formulable car tel est le prix de l’initiation, qui est de vivre le passage symbolique d’une mort à une renaissance. Par une alchimie archaïque et vitale, l’initié laisse naître en lui, une identité nouvelle au prix d’une mort symbolique : « La mise à mort symbolique suivie de la re-naissance (en quoi consiste précisément l'initiation) devient grâce au caractère opératoire du symbole et du rite (l'imaginal) le moyen privilégié qu'a le groupe de s'auto-défendre et de persévérer dans l'être » (L.V. Thomas et alii, 1984, p.158).

Dans certains cas, l'étranger peut acquérir un statut « hors norme » lui conférant le

droit de vivre des expériences dans des espaces sociaux et religieux ordinairement interdits. Certains enquêtés indiquent que le statut de l’étranger leur a permis d’accéder à des couches sociales électives. Dans certains cas, il peut devenir un acteur social, participant à la vie commune. Ce statut est vécu comme une chance extra-ordinaire de toucher à des couches sociales inaccessibles dans leur pays d’origine.

L'initiation interculturelle existentielle est vécu sous le signe d’une existentialité

forte, conférant à l’expérience à la fois une dimension très personnelle et la présence d’un lien symbolique subtil avec un tiers extérieur asiatique. Cette expérience-là participe à faire naître une pensée métisse ou métissage culturel par altération. Sur ce point, le tiers extérieur joue un rôle fondamental tant au niveau de l’initiation que dans la formation d’un échange qui touchent justement au métissage des valeurs. Il prend alors de multiples formes. Cela peut être une personne rencontrée par hasard, devenant le passeur. C’est la présence du « mana » (Mauss, 1950) incarné par vous sans le savoir. C’est une situation de fête où l'effervescence sociale vous transporte jusqu'à vous faire vivre des moments d'une grande intensité. En fait, l'Inconnu asiatique sculpte sur un moi culturel les traces indélébiles d’une expérience considérée comme intense et bouleversante. Il y a effectivement altération. Il se dégage une polarité entre la quête de soi et la quête de l'Autre comme si l'une ne pouvait pas se passer de l'autre, créant un pont symbolique qui se veut être plein de signifiances interculturelles.

L'initiation existentielle interculturelle est alors mesurable, en dégageant une

polarité entre implication et expérience vécue. L'implication se mesure en fonction d'un sentiment à vouloir exister pleinement tout en acceptant d'être pris dans une situation d'exception. Il s'en détache en réalité une quête de soi avec la preuve d’une expérience « authentique » (Dubet, 1994, p.18). Notamment, la dynamique du « Je » s'articule entre des incertitudes qui touchent à la peur, la surprise radicale, une hésitation… et un engagement réel, c’est-à-dire accepter d’aller encore plus loin dans l'expérience interculturelle. Une telle expérience devient la toile de fond sur laquelle se dessinent des épreuves à vivre, un volume, une forme, des couleurs, des odeurs opérant une métamorphose de soi en passant par la quête de l'Autre. Un dialogue s’instaure qui construit de la co-naissance, c’est-à-dire de la signifiance partagée. En qualité d’accompagnateur symbolique, l'altérité radicale se fait le passeur délivrant une

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

16

connaissance qui, sans être radicalement Autre, ne peut plus être circonscrite aux catégories mentales occidentales.

VI - 3 Du métissage culturel par altération interculturelle. L’altération interculturelle est un ensemencement réciproque qui devient une

création constante. Cette notion postule que les cultures humaines échangent des différences et des ressemblances. Elle ne trahit pas le sentiment de voir pour toucher, mais aussi d’être touché avec l’idée de transformations personnelles parfois très élevées. On devient « Autre » du latin alterare. L’altération revêt une autre acception qui ne trahit pas notre étude, alter dans le sens d’avoir « soif ». Métaphoriquement, c’est alors une « soif d’Ailleurs» et une « soif d’Asie » dans le sens de désirs d’Asie. Ainsi, l’altération interculturelle indiquerait un état éprouvé mais aussi un degré d’implication suffisamment fort pour accepter le processus d’altération. Elle précise que toute altération repose sur un principe fondamental qui est celui d’une congruence interculturelle comprise dans la pratique de l’échange interculturel. C’est la conscience d’un lien qui s’établit entre soi et une culture d’emprunt. Dans un autre langage, être congruent, ce n’est pas accepter n'importe quoi à n'importe quel prix et n’importe comment. Tout tolérer signifie ne souscrire à rien. L'expérience interculturelle exige des conditions raisonnables de l'échange. Cela suppose effectivement un état d’esprit, façonné par l’expérience, délimitant le négociable du non négociable et les règles de l'échange qui les sous-tend. En ce sens, la congruence interculturelle est le partage des différences et des ressemblances avec un équilibre à inventer. Alors, être congruent, c’est afficher une identité culturelle et une personnalité, tout en consentant à l'altérité radicale une identité propre. En quelque sorte, l’idée d’un « contrat interculturel » qui tolère des écarts parfois importants, tout en adhérant à des valeurs partagées voire communes. L’état de congruence réaffirme un des apprentissages de l’altération interculturelle qui est de pouvoir s’auto-définir par rapport à son identité culturelle : « Il y a quand même des différences culturelles que tu ne peux pas gommer. » Cette congruence confirme la présence d’un « noyau dur » à partir duquel on peut se situer. Il s’agit alors de ne pas atomiser ce noyau au risque d'errer. Ceci ne se fait pas sans un long voyage, parsemé d'épreuves et de dépassements.

VII : Une intelligence nomade S’il nous fallait résumer l’ensemble des qualités et transformations analysées, il

nous faudrait revenir sur la question centrale de l’appropriation d’une connaissance non réductible à des frontières culturelles (Demorgon, 1996 ; Boesch, 1995). Il s’agit alors d’évoquer le concept d’intelligence. Si ce dernier est difficile à établir (justement de points de vue universaliste et interculturel), l’intelligence postule que « ce qu’on apprend sans le comprendre ne peut être vrai. » (Reboul, 1995, p.24). Dans un contexte interculturel, cette évidence induit l’acquisition d’un ensemble de paramètre culturels mais aussi très personnels indispensables pour comprendre la réalité. Nous supposons que la formation d’une telle intelligence relève d’un métissage de valeurs, écho à une pensée métisse. En fait, la pratique de l’interculturel en appelle à une intelligence que nous qualifions de nomade. Qu’est-ce que l’intelligence nomade ?

L’expérience est certes l’accès privilégié à la réalité. Mais, la réalité interculturelle

est parfois rétive. C’est pourquoi l’expérience est mesurable non pas quantitativement

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

17

mais qualitativement, c’est-à-dire en termes de capacité à la vivre. Des clefs d’accès comme la patience, l’hospitalité, la confiance mais aussi l’humilité, la discrétion, le silence, l’art de ne pas dire ou de dire au moment opportun sont des savoirs difficiles à acquérir, mais indispensables pour établir des ponts dans la relation interculturelle. Sur le plan individuel, cette intelligence se manifeste sur une double scène. D’une part, une topographie existentielle dont la consistance se forme au détour fort probable d’une quête de l’Autre, de la connaissance et de soi. D’autre part, l’apprentissage d'un espace-temps interculturel qui se fait l’écho d’une congruence. Congruence car l’individu est décidé à vivre les contraintes de l’expérience interculturelle. C’est pourquoi, elle ne relève pas d’un mimétisme à corps perdu ou d’une forme de singisme en croyant qu'il serait possible d'être comme un Chinois ou un Indien (Boulet,1994 ; 1988). Puisqu'on ne peut pas être dans la peau de l'autre, il s'agit bien de créer un espace intermédiaire qui impose une altérité interculturelle. Cette délimitation n’est pas une séparation, elle confirme simplement les conditions idéales pour créer du sens dans l’échange. Cet espace singulier devient le terreau susceptible d’accueillir les premières graines d'un métissage culturel. Cependant, les modalités de l'échange interculturel posent toujours la question d'un lien ténu, d'une clef qui ouvre ou ferme l'échange, tout en sachant bien souvent que « l'essentiel est invisible pour les yeux » comme le dit si bien A. de Saint -Exupéry dans Le Petit Prince.

L’intelligence nomade ne relève pas d’une démarche purement cognitive, d’une

synapse reliée à d’autres, sorte de mécanique bien pensante. Elle revendique une aptitude et une attitude à être en relation, impliquant des qualités humaines plus que cérébrales ayant comme alliés la tolérance, une souplesse de l’esprit, la recherche d’un juste équilibre et une certaine humilité. Elle privilégie le regard esthétique, l'ouïe dissonante, la gestuelle signifiante contre une logique rationnelle et un pragmatisme arrogant. Elle se laisse prendre et surprendre par les évènements. Elle est impulsée par une curiosité de tous les instants, acceptant l'imprévisible et rejetant les peurs attribuées à l’Inconnu. Elle est intelligence car elle regarde toujours devant, en s'appuyant sur les expériences passées. Mouvement de la vie qui se greffe dans le champ d'une connaissance toujours plus grande. Elle ne nie pas un savoir de l'inattendu, acceptant le jeu d'une ignorance nécessaire à son épanouissement. Tout savoir acquis ne se solidifie plus dans des vérités absolues. C’est bien souvent au détour d’une « intuition sensible » ou d’une « écoute sensible » (Barbier, 1997) qu’elle devient une connaissance éprouvée.

Cette intelligence nomade, praxis interculturelle de la pensée est dès lors métisse.

Pourquoi en est-il ainsi ? La pensée métisse dépend de modèles de pensée différents, notamment les approches analytique et synthétique. Elle se manifeste sous la forme d’une pensée de la « fluidité ». La pensée métisse ne cherche pas à désavouer l'analytique pour embrasser frénétiquement l'autre pensée. Elle sait que c’est vain, privilégiant le principe d’une réalité complexe : « On a été confrontés à ces univers mentaux et il faut en tenir compte. Enfin moi j'en tiens compte et j'en tiendrai compte dans ma façon de vivre et de voir les gens. Tout simplement. » Il ne s’agit donc pas là d’épouser un modèle au détriment du reste. La pensée métisse en appelle à une intelligence nomade, zigzagante qui est aussi un présent métis c’est-à-dire une pensée de l’action qui accepte une altération dans l'échange interculturel. C’est pourquoi, cette pensée admet la différenciation comme point d’appui à la compréhension de ce qui se joue.

Ainsi, l’analytique et la synthétique, gémellité maudite, travaillent ensemble,

introduisant la nécessité d’une relativité dans les faits. L’expérience interculturelle est alors comme le soleil qui se lève le matin. Il est le même mais toujours différent dans son expression. Chaque jour naissant est un nouveau pari, une nouvelle aventure. Parfois, les

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

18

deux pensées se frottent comme deux silex et provoquent des étincelles. Elles engendrent parfois un choc culturel ou une meilleure lisibilité de ce qui se joue, favorisant une attitude et aptitude à agir et à réagir. Cette pensée-là est un langage signifiant reposant sur une grammaire de l’expérience interculturelle avec de nouveaux prédicats, une nouvelle sémantique de l'action qui donne sens et cohérence à l’action. Elle revendique un héritage, elle n’est pas le résultat d’une pensée palimpseste. Elle s'arroge le droit d'inventer une nouvelle topographie mentale et intuitive de l’action sachant que la carte n'est pas le territoire. Elle chemine vers une « conscience planétaire » de l'existence (Morin & Kerne, 1993), un « humanisme intégral » (Schwab, 1950). Elle renvoie au « nomade intellectuel » dont Kenneth White attribue la paternité au philosophe Emerson, ami de Thoreau ( White, 1987, p. 40).

En définitive, la pensée métisse cultive l'art de s'instruire et d'instruire mais aussi un

art de voir avec infiniment de respect la finitude de la vie qui glisse bien souvent entre les mains de celui qui s'évertue à tout vouloir saisir. C'est pourquoi, elle se nourrit d’une émotion, d’une chaleur humaine et d’une incertitude de la vie. Elle sait que rien n’est acquis ad vitam æternam, induisant une intelligence vigilante, c'est-à-dire la recherche d’un « équilibre ». La pensée est alors contingente et s'ouvre à la vie. Elle indique une direction à prendre, des sensations à vivre dans une rencontre inattendue entre le détail et le global, le rationnel et le synthétique. En ce sens, le métissage culturel produit de l'hétérogène vivant. Dans de telles conditions, le profit récolté attribue au métissage culturel, un ensemble de compétences interculturelles qui s'érigent en une nouvelle vision et compréhension du monde. Certaines certitudes s’étiolent, d’autres se raffermissent, finissant par produire un regard réflexif sur les choses de la vie et du règne humain. Il s'agit bien là d'une création incessante. Ce intelligence-là se construit également autour du principe d’une relativité dans l’interculturelle orchestré par quatre tiers-instruits.

VII - 1 De la relativité dans l'interculturalité : les quatre tiers-instruits L'expérience interculturelle finit par modifier sa manière de voir et de concevoir la

relation humaine. Finalement, l’action impose une relativité dans la perception des phénomènes vécus : « Il faut essayer de faire la part des choses. » Il ne s’agit pas là d’un relativisme changeant, sorte de pensée molle qui diluerait l'expérience dans un flou sans fond. Ce flou introduirait alors une confusion des lieux et des expériences, avec une tendance à la mystification de l'expérience. Néanmoins, tout en lui reconnaissant des dérapages possibles, la relativité introduit d’emblée plusieurs façons de comprendre l’expérience. Quels en sont les garde-fous ? En quoi la relativité serait-elle une méthode pour comprendre l'interculturalité ? Pour cela, nous identifions la présence d’un « tiers-instruit » évitant justement soit les dangers d'une relation duale soit la confusion. Dans la construction d’une relativité interculturelle , nous déclinons plusieurs caractéristiques significatives : - Un semblable, le tiers-instruit,; un semblable, le faux tiers instruit ; - Le tiers-instruit, l’écriture,; - Le tiers-instruit l’asiatique.

a - Un semblable , le tiers-instruit,

Un semblable, le tiers-instruit renvoie à un souhait de faire partager son expérience

avec d'autres occidentaux : « Tu as besoin de partager les sensations que tu as avec quelqu'un qui est un peu sur la même longueur d'onde, qui a un peu les mêmes références que toi.» L'objectif, plus ou moins avoué, est d’apporter une meilleure lisibilité à l’expérience vécue. La nécessité d’instaurer un terrain d'échange entre Occidentaux,

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

19

indique sans doute l’existence de « tribu6 » ou encore de groupes sociaux hétérogènes dans lesquels on se reconnaît (M. Maffesoli,1988). En fait, après une plongée plus ou moins longue dans la culture asiatique, l'Occidental éprouverait le besoin de rencontrer son semblable, à la recherche d’un réconfort psychologique ou rompre avec un isolement trop pesant. On relève un besoin de « dire » comme si parfois l'expérience atteignait un trop plein. En dépit des différences culturelles entre occidentaux, il s’agit de reconnaître dans une identité en apparence commune, celle du semblable, le tiers-instruit. Ce partage en commun crée un espace de parole, à valence aussi thérapeutique. En s’appuyant sur l’expérience d’autres occidentaux cette parole se construit autour d'un sens qui est celui d'un désir d'échanger pour mieux comprendre son expérience. Sorte de socle à partir duquel on va continuer à avancer. En déchiffrant ensemble une pratique de l'interculturalité, l'Occidental porte un regard nouveau sur les expériences encore à vivre. Cela permet aussi de se situer soi-même par rapport aux autres occidentaux avec l’apprentissage de différences culturelles occidentales : « Mais, ça m'a permis aussi de voir, disons mes racines polonaises, ma culture polonaise. En fait, je suis quand même différente des Anglais, des Américains, des Français, etc. Donc c'est une sorte d'auto définition pas seulement par rapport à l'Asie mais par rapport aux autres. » Sur le plan personnel, le semblable, le tiers-instruit crée un espace de parole affectif, social et enrichissant. Il contribue directement à l’agencement de la relativité dans les faits interculturels vécus.

b - Un semblable, le faux tiers-instruit

La figure du semblable, le tiers-instruit donne naturellement naissance à son

double, ce « faux-self » de l'interculturel : « C'est vrai qu'au bout d'un certain temps on voit des formulations racistes, des "ils", la troisième personne du pluriel. À ce moment-là, on n'a plus envie d'essayer de comprendre. » Sans entrer dans des exemples précis, cette figure négative afficherait un orgueil culturel, un manque de respect et un sentiment de supériorité pensant tout savoir et tout connaître, avec une pointe d’arrogance parfois grotesque. Il devient le modèle de contre identification par excellence. En somme, ce portrait négatif est l’exemple type de ce qu'il ne faut surtout pas faire. Autrement dit, d’un côté, le modèle du semblable, le tiers-instruit, avec lequel on tisse un dialogue, une complicité partagée en termes d’affiliation. De l'autre côté, le semblable, le faux tiers-instruit, modèle à proscrire. Cette vision quelque peu manichéenne entre le bon et le mauvais expatrié, le bon et le mauvais voyageur, a l’avantage de développer dans le meilleur des cas, un regard très critique sur le comportement des Occidentaux en Asie.

c - Le tiers-instruit, l’écriture

En ces temps où l’image est puissante, la pratique épistolaire n'est pas moribonde :

« Écrire aux autres. Les autres ont gardé ça pour moi. Les autres m'ont dit que c'était extrêmement précieux. Un jour il faudrait en faire quelque chose. Tout le monde m'a photocopié et rendu mes lettres pour que j'en fasse un jour quelque chose. » De tout temps, il semblerait que l’écriture ait joué un rôle non négligeable dans l’expérience de l’Ailleurs. Fonction d’informer ou de désinformer, l’écrit introduit également une distance entre le temps de l'expérience vécue et le temps de l'écriture. Le temps de l'écriture est un 6 Je dois faire ici part de mon expérience. Depuis mon dernier séjour en Inde (1986-1987) où j'étudiais dans un institut de langues (Kendrya hindi sansthan) avec un groupe multiculturel (environ 50 personnes dont une quarantaine de nationalités), progressivement un petit groupe s'est constitué autour d'une dizaine de personnes. Nous prenions plaisir à échanger nos expériences. En 2001, ce groupe existe toujours, une des personnes a créé un journal où chacun raconte ce qu'il devient. En l'occurrence, aujourd'hui, ce groupe est constitué d'anglais, mexicains, colombien, polonais, éthiopien, français et indiens. En 1996, nous nous sommes retrouvés en France le temps d'un long week end en assurant la pérennité de celui-ci, né en Inde entre 1986-1987, il est toujours vivant à ce jour.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

20

arrêt sur l'expérience vécue. L’écriture est une façon de se distancer et un bon moyen de conceptualiser le vécu. En termes d’apprentissage, l’écrit joue aussi contre une mémoire sélective sujette à une amnésie comme le souligne un enquêté : « J'ai eu le désir de l'écrire car j'aurais peut-être oublié. » L'écriture fixe donc l'expérience. Pour soi et les autres, elle joue la fonction de témoin d'une réalité vécue qu'il faut traduire dans des mots. Le temps de l'écriture est un temps hautement symbolique qui unie le narrateur et les lecteurs potentiels. Les distances physiques s'amenuisent et un dialogue s'instaure qui déjoue le temps et l'espace. L’écrit instaure un dialogue social et affectif avec un tiers-extérieur, son lointain-proche.7 En outre, l'écriture s'accorde des temps vides. Ces temps-là font figure de liants qui consolident l'expérience en termes de discernement. Ils contiennent une maturation en mouvement. Les pratiques épistolaires remplissent trois fonctions profitables :

- Informer; - Dialoguer; - Créer un lien affectif avec les proches lointains. L’écriture prend aussi la forme d’un journal. Elle un moyen idéel de faire le point,

de prend un peu distance par rapport au vécu : « Il y a des situations où physiquement ça va plus (…)J'ai besoin à ce moment-là de trouver une chambre quelque part tranquille, avec une table. J'ai besoin d'une table et j'ai besoin d'écrire. Je peux m'enfermer pendant une journée. » Véritable outil d'investigation, aux méthodes riches et parfois originales. Il est fait référence au journal de terrain, le carnet de route ou journal de voyage. Les détails comme la mousson, la chaleur et les tensions intra-personnelles, accentuent la relation entre culture et nature, mais sont aussi des indicateurs pour comprendre la situation globale. L’écriture devient « chair ». Elle est un espace refuge, un temps où l'on s'extrait de la réalité pour faire le point, comprendre le sens de ce que l'on vit. L'écriture est le témoin oculaire d'une pensée de l'action qui cherche à se fixer. Elle recueille des impressions très personnelles. Elle les laisse défiler presque à la manière d'une écriture automatique pour en déceler une cohérence interne. En dépit de son caractère intimiste, cette écriture qualifiée « de mine d'or » est aussi un dialogue entre soi et l'univers asiatique.

L'écriture n'est pas le seul accès à l'observation in situ La photographie et le dessin8

sont aussi mentionnés, accompagnant le journal. La photographie, complément à l ‘écriture, est prise comme un instrument d'exploration, instaurant aussi une éthique9 de la prise de vue. Sur ce sujet, les travaux de Roland Barthes sur la photographie sont profitables notamment la distinction entre ce qu’il désigne comme le studium et le punctum de la photo. Selon l’auteur, le studium marque les intentions du photographe et le degré de projection voire les « mythes du photographe » (R. Barthes, 1980, p.51). En revanche, le punctum attire le regard sur le « détail » (Barthes, 1980, p.73). Sur une photo, punctum et studium sont invariablement présents et parfois inexistants. En réalité, l'écriture et la photographie permettent de rendre compte d'une expérience entre la chose vue et

7 On peut signaler maintenant l’ère de l’internatisation, permettant de relier quasi instantanément des individus séparés par des milliers de kilomètres. 8 J’ai eu l’occasion d’interviewer une artiste peintre anglaise qui utilisait des cahiers de dessin pour communiquer dans ses voyages en Inde. Lors de mon expérience ethnologique chez l’ethnie Muria (1979/80), un des moyens de communication était de faire le portrait des gens rencontrés créant souvent spontanément une complicité, mêlant rire et complicité. 9 Il n'est pas nécessaire de rappeler la violence symbolique de l'appareil photographique. Le photographe indien, Sunil Janah, prenant une photo d'une magnifique jeune femme Mijou Mishmi (Upper Arunachal Pradesh - NEFA) ajoute : « As i focused my camera she was in tears as she thougt she would die » (1993, The Tribals of India, Through the Lens of Sunil Janah, Calcutta, Oxford University Press, p. 128) - « Au moment où j'allais prendre la photo, elle se mit à pleurer, pensant qu'elle allait mourir » - traduit par nos soins).

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

21

pensée. Finalement, ce que l’écriture omet, la photographie peut le suggérer et réciproquement. Ce sont alors deux écritures complémentaires, les unes scripturales et les autres picturales.

Ainsi, l’écriture met en relief une dimension intimiste nécessaire à la structuration du

texte. Cette rhétorique de l'énonciation fait appel à de nombreux moyens (dessin, photographie et objets achetés) qui jalonnent le parcours diaristique. Cette rhétorique de l’écrit confère à l’expérience une forme, des odeurs, une épaisseur et une densité au récit. L’écriture devient un langage signifiant car elle produit une interface habile et intelligible entre moi et soi, entre moi et l'Autre. Elle est ce tiers instruit, soi-même. De plus, in situ, cet outil sert à créer un contact avec l'extérieur. Il revêt alors la forme d'une clef qui ouvre sur un dialogue possible découvrant de nouvelles portes d’accès à la compréhension de l'expérience interculturelle. Le retour au texte peut se faire un an après, trois ans voire vingt ans après, mais les moments intimistes forts ne sont pas pour autant altérés par le temps qui passe.

d - L'envers du miroir, l'asiatique, le tiers-instruit

Dans l'expérience interculturelle, l’exotisme inversé ( cf. supra) impose de ressentir

et vivre sa propre étrangeté dans le regard de l’autre asiatique : « Comment dire cela ? C'est moi qui est l'exception. C'est moi qui est l'exotique parce que je fais partie d'eux dans la vie courante. » Au prime abord, le regard asiatique sur soi renforce le sentiment d'être perçu comme un être « bizarre ». Cette injonction du regard asiatique, scrutateur presque inquisiteur crée une étrangeté réciproque non abolie. C’est alors dans le regard de l’Autre qu’on voit le fossé interculturel. En fait, l’asiatique jauge les « curiosités » de l’altérité occidentale. Il la touche10 au sens concret et symbolique. Il n'hésite pas à élaborer des théories empiriques sur le jeu des différences physiques et physiologiques en fonction d'un système de pensée stéréotypé. La raison s'érige en une apparente vérité qui cache tout un univers fantasmatique d'une opacité incarnée par l'Occidental dont l'asiatique, le tiers-instruit se charge d’en décrire les singularités : « Elles me disaient : « Si tu as le visage aussi plat quelque part, c'est parce que tu dors la tête contre le matelas! » (rire joyeux) Bon d'accord. Elles ont regardé la façon dont je me déshabillais, sauf qu'à la fois c'était très pudique. On ne se mettait pas nues non plus. Donc, il y avait tout un tas de pudeur. Elles regardaient la façon dont je me couchais, la façon dont je respirais, si je me mettais plutôt sur le côté, plutôt sur le ventre et elles expliquaient (rire joyeux) à chaque fois pourquoi je faisais-ci, pourquoi je faisais ça. (...)Tu as l'impression de dévoiler quelque chose de toi alors qu'en fait tu t'aperçois que c'est une façon que tu as de vivre.»

L'étrangeté occidentale ne serait donc pas exempte d’une taxinomie propre.

Parfois, la ressemblance est impossible faisant ressurgir l’altérité radicale. Irréductible, elle provoque dans l’espace mental une inversion, le langage fait son travail de distinction-opposition. Nous devenons le « barbare en Asie » pour paraphraser l’ouvrage de R. Michaux (1933). Ainsi, le regard asiatique11 effectue un curieux voyage sur l’Étranger. Au risque de mettre mal à l'aise l'occidental, cette exploration réticulaire et méticuleuse confirme la présence de « logique des frontières » (Rey-Von Allmen in C. Labat & G. Vermès, 1994, p.387) ou celle d’un « exotisme inversé ». Ce dernier déclenche une prise de conscience. Dans le meilleur des cas, chaque partie apprend à s'apprivoiser et à se familiariser avec un Autre différent en bâtissant des ponts de compréhension.

10 Le toucher a souvent un pouvoir de catharsis. Aussi, quand l'Autre asiatique est pris d'une envie irrésistible de vous toucher, le simple contact tactile provoque chez vous la naissance de votre propre étrangeté. 11 Nous invitons le lecteur à lire l'excellente étude thématique, proposée par EFEO-EHESS sur quelques voyageurs asiatiques en Asie et en Occident (Salmon (éd.), 1996 ; voir aussi, Lombard Denys (s/d), 1993).

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

22

Vivre l’exotisme inversé, c’est alors découvrir la figure du l'asiatique, le tiers-instruit,

avec la possibilité de saisir le sens caché de ce qui se joue. L'exotisme inversé surgit ou ne surgit pas dans l'expérience interculturelle. Plus exactement, on le voit, on ne le voit pas ou l’on ne veut pas le voir. Apprendre à voir dans le regard de l’Autre sa propre étrangeté, c’est bien s’exposer. C’est vrai pour son voisin de palier, mais dans un contexte asiatique, les forces en jeu sont tout autre.

En définitive, le principe du tiers-instruit devient une méthode empirique qui relève

de la mise en place de la relativité, nécessaire à l’expérience interculturelle. Cette dernière s’aide des quatre tiers-instruits évoqués pour devenir un pragmatisme interculturel instructif. Là, aussi, soulignons que cela ne se fait pas sans un effort certain.

VIII - De la communication fermée à la relation interculturelle Dans un espace interculturel, accepter notre étrangeté et celle de l'altérité radicale

produit une interaction jamais identique. On reconnaît à la relation interculturelle une modalité de la pensée qui peut prendre divers chemins pour saisir ce qui appartient à des espaces mentaux différents. Notamment, la pensée agit en fonction d’un acquis et de l'éternel apprentissage du monde. Dans la relation interculturelle, le plus court chemin pour arriver n'est pas toujours une ligne droite. La pensée zigzague, stagne, revient sur de fausses impressions pour mieux repartir. Elle tombe parfois dans des impasses, développe une intuition créatrice, invoque tout un arsenal psycho-cognitif et sensible pour accéder à une nouvelle perception de la réalité.

À l'intérieur d'un espace interculturel, la communication induit des attitudes et des

aptitudes. Certaines relèvent d’un espace favorable, d’autres s’en écartent. Dans un langage plus soutenu, on parlera de dimension psychologique et épistémique de la relation interculturelle. En fait, nous pouvons concevoir la relation en termes d'Implication et de Distanciation c’est-à-dire une aptitude (dimension épistémique) et, en termes de Méfiance et de Confiance, c’est-à-dire une attitude (dimension psychologique). Il nous est alors possible de relever quatre polarités dans la dimension relationnelle, en croisant les attitudes et les aptitudes : l’Implication-Confiance ; la Distanciation-Confiance ; l’ Implication-Méfiance et la Distanciation- Méfiance.

La polarité relationnelle d'Implication-Confiance introduit l’idée d’une efficience

dans la communication qui relève du principe de l’altérité empathique. Pratiquement, la communication interculturelle se fait tout en se faisant, en adoptant une aptitude à l'observation-participante. Il s’agit également de collecter un maximum d'informations générant une attitude réflexive ouverte : Qu'est-ce qu'on découvre ? Qu'est-ce qu'on en fait ? Quel sens cela a-t-il en situation interculturelle ? Du point de vue individuelle, cette dimension-là draine les valeurs d'un « humanisme intégral » (R. Schwab, 1950) et d'une citoyenneté monde, attribuant à l'autre une identité objective à la fois identique (nous sommes tous des êtres humains) et distincte (nous sommes différents). En ce sens, les modalités de la relation centrée vers une altérité empathique acceptent la présence de logiques contraires avec la possibilité de créer des zones d'une inter-compréhension réciproque qui tolère une altération par métissage culturel.

La polarité relationnelle de Distanciation-Confiance oscille entre subjectivité et

objectivité, doute et honnêteté. Elle se bâtit sur les bases d’une altérité de la médiation.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

23

On est dans la conciliation cherchant à établir un pont entre soi et l'Autre. Il s'agit de faire le point entre ce que je crois savoir, ce qui est et ce que je comprends, en restant réceptif et attentif. C'est pourquoi, un échange se fait avec la recherche d'un terrain d'entente que ce soit dans une rencontre informelle ou très formelle. En réalité, il y a dans la rencontre quelque chose qui est donné à voir mais une distance est requise pour apprécier objectivement ce qui se passe. Cette attitude tend effectivement à l'ouverture en prenant les précautions d'usage afin de ne pas trop se risquer. La curiosité est un des moteurs de l'action soutenant qu'il y a quelque chose à vivre.

La polarité relationnelle d'Implication-Méfiance relève d’un autre espace

d’échange. La polarisation est davantage dans la méfiance mais en même temps dans l'implication. Cela produit bien souvent un mode de relation porté par des intérêts visés. Il s'agit alors d'une altérité de la frontière. Par opposition, l’autre est affublé des préjugés classiques entre le civilisé et le non civilisé, tradition et modernité, éduqué et non éduqué, East and West. Il y a une implication dans le choix d'aller là-bas (Eldorado, Humanisme messianique, colonialisme) et une grande méfiance qui nourrit une forme d'agressivité latente. Sur ce point, les préjugés négatifs jouent leur rôle de garde-fou et la peur entretient un climat propice à ce mode relationnel.

La polarité relationnelle de Distanciation-Méfiance adopte un comportement

s’appuyant sur une altérité de rejet. L'autre « exotique » n'a d'existence que dans un principe de différenciation totale voire de soumission. Elle est inscrite dans l’histoire de la conquête des peuples. C’est la conquête du Nouveau Monde au XVIe siècle, l’esclavagisme et le colonialisme. On retrouve-là la relation maître-esclave où l’individu-esclave est soumis à une condition de sous-homme dont on connaît encore aujourd’hui les fins mercantiles.12 Sans ambiguïté aucune, le système de valeurs invoquées est celui d'une pureté raciale (religieuse ou idéologique) qui cultive un certain mépris voire une haine de l’Autre trop différent.

Nous pouvons ainsi distinguer de la relation interculturelle deux espaces

communicationnels radicalement opposés. Nous aurions ainsi l’espace d’une communication relationnelle factice et celui d'une communication relationnelle intégrationnelle. Le premier espace maintient un discours sur l'étrangeté de l'Autre, véhiculé par des préjugés et autres scories du langage. Faute de construire un autre espace favorable, la présence de l’altérité radicale est cantonnée à une incompréhension réciproque jusqu’à aboutir à une intolérance partielle ou totale. Le rapport à l’altérité oscille entre l’altérité de la frontière ou l’altérité de rejet. Dans l’espace d’une communication relationnelle factice, la relation est potentiellement activée par les pôles d'implication-Méfiance ou Distinction-Méfiance confirmant l’impossibilité de communiquer. Le pôle Distinction-Méfiance indique le caractère paroxystique de la fermeture.

Le deuxième espace communicationnel est ordonné par une communication

relationnelle intégrationnelle. Dans l’échange, celle-ci tend à développer le principe d’une intelligence vigilante postulant que la réalité interculturelle relève d'une complexité de fait. C'est alors à tâtonnement, avec prudence et conviction que l'échange s'établit tout en acceptant des dérapages et des malentendus qui foisonnent dans toute communication interculturelle. Il s'agit alors de construire des passerelles « ensemble », délimitant des zones de compréhension mutuelle, supposant un rapport à l’altérité soit empathique soit de la médiation. Sur ce point, il est remarquable de constater que la communication 12 Une ONG Christian Solidarity International rappelle que depuis 1995, celle-ci a racheté la liberté à 5066 esclaves dont 1050 esclaves dans le sud du Soudan le jeudi 28 janvier 1999, appelant les Nations Unies à intervenir contre ce fléau de l'humanité. (AFP - Samedi 30 janvier 1999 in Le Monde/Sélection Hebdomadaire du Samedi 6 février 1999).

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

24

relationnelle intégrationnelle répondrait à ce moment-là à la construction d'un lien social nécessaire à l'échange (T. Todorov, 1995 ; M. Bolle De Bal, 1996). Les attitudes d'Implication-Confiance et distanciation-Confiance appartiennent à cet espace communicationnel. Finalement, la relation interculturelle intégrationnelle dilue un grand nombre de préjugés pour une meilleure lisibilité dans l’expérience et une découverte du différent : « la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n'est pas soi-même ; et le pouvoir d'exotisme, qui n'est que le pouvoir de concevoir autre ». (V. Segalen, T.1, 1995, p.749)

En guise de conclusion : Vivre en Asie, un équilibre incertain L'expérience interculturelle implique l'existence de différents espaces sociaux et

culturels dans lesquels se manifeste le jeu d'interprétations subjectives et objectives multiples en fonction d'un système d'informations auto-organisé qui choisit certains aspects de la réalité. L'expérience est donc traversée par un ensemble de logiques culturelles qui ordonnent des attitudes. Nous découvrons souvent la réalité par comparaison, ce qui présuppose un mode cognitif qui prend comme point de départ des savoirs acquis pour se diriger vers une Connaissance à explorer. En conséquence, l'expérience interculturelle propose une marge de manœuvre toujours individuelle qui relève d'une création au sens de la Mètis grecque. Il faut alors inventer et mettre au jour des maillons dans la relation interculturelle, stimulés par la curiosité, l'étonnement, l'absence de peur, l'ouverture mais aussi l’humilité et la confiance. En ce sens, tout expérience interculturelle s'inscrit dans un mouvement complexe non linéaire car il s'agit d'une part de se dégager d'un contexte monoculturel, d'autre part, d'engager une rencontre, enfin instaurer un dialogue en tenant compte des différences culturelles. C’est pourquoi, l’expérience interculturelle réclame une disposition- conviction, un effort mental et une construction dont nous avons indiqué les trois phases d’immersion. En outre, vivre dans un pays asiatique, c’est aussi voyager (un pays et des mondes culturels), lire, discuter et partager. L’échange d’expériences communes entre expatriés devient un facteur d’équilibre. Cela favorise notamment un travail sur soi tout en développant une autre manière d’appréhender la réalité asiatique. En revanche, l’isolement est redouté car il peut déboucher sur un état de crise, lequel dans le pire des cas conduit à un rapatriement. En termes d’apprentissage, les savoir-faire acquis représentent un enjeu de taille tant au niveau de la compréhension que d’une intégration possible. Sur le plan professionnel, un malentendu subsiste entre les compétences proprement professionnelles et techniques et les compétences interculturelles spécifiques. Compétences et savoir-faire n'ont donc pas le même sens pour l'organisation en France, pour l’expatrié et pour le partenaire asiatique. En revanche, une communication interculturelle « empathique » ou de « médiation » nécessite l'acquisition de « compétences en commun ». Ceci valorise et consolide le pôle de confiance. Toutefois, une confiance acquise ne nient pas la présence d’une opacité interculturelle. Il est question plus d’une acceptation de celle-ci dans les limites du tolérable que d’opter pour une attitude de « l’éléphant qui rentrerait dans un magasin de porcelaine ». Certains parlent d’un ajustement constant dans la relation. En d’autres termes, l'étrangeté est vécue comme un point d’appui plus qu’un obstacle. Un autre enquêté dit sur ce point : « utiliser les frontières qui existent comme points de repère et non pas comme des barrières ». Pour finir, un expatrié, souvent très compétent techniquement, mettrait un certain temps, parfois long, à s’adapter à l’environnement culturel. Les phases de compréhension et d’intégration relève d’un effort réel, nécessitant au moins trois ans d’investissement induisant un degré d’altération personnelle parfois important.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

25

L'expérience interculturelle conduit alors à la perte de repères qui déstabilisent, fragilisent mais, en même temps, consolide une pratique de l’Asie (Fernandez, 2001 ;2000 ;1991). Paradoxalement, travailler en Asie est vécu difficilement, mais provoque souvent un attachement pour le pays. On relève également un double discours de la part des résidents. Celui qui souligne l'importance de rester modeste dans le cadre relationnel avec le partenaire asiatique, et celui qui, face à la rigidité de l'organisation française, revendique un savoir difficilement acquis sur le terrain. C'est justement cette expérience qui légitime une critique qui porte sur l'absence de préparation à l'environnement socioculturel asiatique afin d'éviter des échecs individuels. Il s'agit bien de reconnaître dans la réalité asiatique la part d'universel et la part de culturel. Cela ne se fait pas sans tension avec l’apprentissage de compétences spécifiques.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

26

BIBLIOGRAPHIE Affergan F. (1987), Exotisme et altérité, Puf, Paris. Airault R. (2000), Fous de l’Inde, Délires d’occidentaux et sentiment océanique, Payot,

Paris. Arthur Andersen (2000), Les ressources humaines dans les entreprises franco-chinoises,

étude réalisée pour le Comité France-Chine. Aubry Y. (1997), Le passeport de l’expatrié, Hexagone P° Barbier R. (1997), L'approche Transversale, l'écoute sensible en sciences humaines,

Paris, Anthropos, Paris. Barthes R. (1980), La chambre claire, Note sur la photographie, Gallimard, Paris. Belorgey J. M. (2000) : Transfuges, Voyages, ruptures et métamorphoses : des

Occidentaux en quête d’autres mondes, Autrement, Paris. Boesch E. E. (1995), L'Action symbolique, Fondements de psychologie culturelle,

L'Harmattan, Paris. Bolle de Bal M. (1996), Voyages au coeur des Sciences Humaines, De la Reliance, Tome

1. Reliance et théories, L'Harmattan, Paris; - Voyages au coeur des Sciences Humaines, De la Reliance, Tome 2. Reliance et pratiques, L'Harmattan, Paris.

Bond M.H., (1991), Beyond the chinese face, Insights from psychology, Oxford University Press, Hong Kong.

Boulet M. (1994), Dans la peau d'un intouchable, Seuil, Paris ; Boulet M. (1988), Dans la peau d'un chinois, J'ai Lu, Paris. Brossollet G. (1999), Les Français de Shanghai, 1849-1949, Belin, Paris. Camilleri C.& alii (1989), Chocs de Culture, L’Harmattan, Paris. Cartier M. & alii, La Chine entre amour et haine, De Brouwer, 1998. Castoriadis C. (1975), L'Institution Imaginaire de la Société, Seuil, Paris. CEGOS, MDP, Le management interculturel, juin 2000. Certeau (de) M., (1980), L'Invention du quotidien. 1- Arts de faire, Gallimard, Paris. China Staff, March 2000 N°4 : « Expat « failure » demands fresh focus on global skills »,

Hong Kong. Condominas G. (1965), L'exotisme au quotidien, Plon, Paris. Debray R. (1991), Cours de médiologie générale, Gallimard, Paris. Deleury G. (2000), L’Inde continent rebelle, Seuil, Paris. Detienne M. & Vernant J.-P. (1974), Les ruses de l’intelligence, La Mètis des Grecs,

Flammarion, Paris. Demorgon J. (1996), Complexité des cultures et de l’interculturel, Anthropos, Paris. Dubet F. (1994), Sociologie de l'expérience, Seuil, Paris. Dumont L. (1975), La civilisation indienne et nous, Armand Colin, Paris. Gardner H. (1996), Les intelligences multiples, Retz, 1996. Consulter également le

doctorat de B. Fernandez, (sept. 1999) pp.321-357. Fernandez B. (2001), « L'Homme et le voyage, une connaissance éprouvée sous le signe

de la rencontre. » René Barbier (s/s la direction) Education et sagesse : la quête du sens, Albin Michel, Paris.

Fernandez B. (2000), De l’expérience interculturelle, les enjeux éducatifs d’un objet de connaissance, In Chine-France, Approches interculturelles en économie, littérature, pédagogie, philosophie et sciences humaines, L’Harmattan, Paris.

Fernandez B. (1991), Limite et dépassement de soi-même au contact de cultures lointaines, in La Revue Pratique de Formation, « Le devenir du sujet en formation : l'influence des cultures » Université de Paris 8.

Feyerabend P. (1975), Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris.

Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC), Université de Genève – 24-28 septembre 2001 sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.

27

Gluesing J. (2000), Comment rendre efficace des équipes interculturelles (global team) : construire de nouvelles formes de communication et équilibrer les pouvoirs en présence, In Chine-France, Approches interculturelles en économie, littérature, pédagogie, philosophie et sciences humaines, L’Harmattan, Paris.

Gardin Jean Claude et alii, 1987 (1981) : La logique du plausible, Essais d'épistémologie pratique en sciences humaines, De la Maison des Sciences de l'Homme, Paris.

Goody J. (1999), L’Orient en Occident, Seuil, Paris. Guillermaz J. (1989), Une vie pour la Chine, Mémoires 1937 - 1989, R. Laffont, Paris. Le Goff J. (1991), L'imaginaire médiéval, Gallimard, Paris. Leys S. (1998), Essais sur la Chine, Robert Laffont, 825 p. Lévi-Strauss C. (1952), Race et Histoire, Unesco, Paris. Labat C., Vermès G. et alii, (1994), Cultures ouvertes sociétés interculturelles, Du contact

à l'intéraction, Volume 2 , L'Harmattan, Paris. Ladmiral J.-R., Lipiansky É.-M., (1991), La Communication interculturelle, Armand Colin,

Paris. Lombard D. (sous la direction) (1993), Rêver l'Asie, Exotisme et littérature coloniale aux

Indes, en Indochine et en Insulinde, E.H.E.S.S., Paris. Maffesoli M. (1988), Le temps des tribus, le déclin de l'individualisme dans les sociétés de

masse, Méridiens Klincksiek, Paris. Mauss Marcel, (1950), Sociologie et anthropologie, Puf, Paris. Michaux H. (1933) : Un Barbare en Asie, Gallimard, Paris. Harreau I (2000), « l’esprit de la formation en Chine » revue « Milieu », N°14 –mai.

L’auteur évoque une étude effectuée par Deresky International Management. Huon de Kermadec J.M. (1989), Les paradoxes de la Chine, Ed° Encre, Paris. Jullien F. (1996), Traité de l’efficacité, Grasset, Paris. Lévi-Strauss C. (1952), Race et Histoire, Unesco, Paris. Leys S. (1998), Essais sur la Chine, Robert Laffont, Paris. Morin E. (en collaboration avec Kern Brigitte), (1993), Terre-Patrie, Seuil, Paris. Pimpaneau J. (1997), Lettre à une jeune qui voudrait partir en Chine, Picquier, Arles. Piques M.C. (2000), Qu’est-ce l’entreprise nous enseigne ?, ANVIE- SEITA, Paris. Piques M.C. (1996), L’Art des affaires en Chine, Picquier, Arles. Reboul O. (1995), Qu'est-ce qu'apprendre ?, Puf, Paris. Saïd E. (1980), L’orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Seuil, 1980. Schlegel J. (1998), « La Chine obscurcit » in Culture : Diversité et coexistence dans le

dialogue Chine-Occident, Yilin Press, Nanjing. Schwab R. (1950), La Renaissance orientale, Payot, Paris. Segalen V. (1995) : Oeuvres complètes, Robert Laffont, Paris. Serres M. (1992), Le Tiers-Instruit, Gallimard, Paris. Salmon C. (éd.) (1996), Récits de voyage des Asiatiques, Genres, mentalités, conception

de l'espace, E.F.E.O., Coll. "Études thématiques" N° 5, Paris. Thomas L.V., Kaës R. & Anzieu D. (1984), Fantasme et Formation, Dunod, Paris. Todorov T. (1995), La vie Commune, essai d'anthropologie générale, Seuil, Paris. Toumson R. (1998) : Mythologie du métissage, Puf, Paris. Zheng C. (1998), Les européens aux portes de la Chine, l’exemple de Formose au XIXe

siècle, P° université de Provence. Zheng L. H. (1995) Les chinois de Paris et leurs jeux de face, L’Harmattan, Paris. Van Gennep A., 1981 (1909) : Les rites de passage, Picard, Paris. Weinberger-Thomas C. et alii, (1988), L'Inde et l'Imaginaire, Paris, E.H.E.S.S., collection

Purusartha, N°11. White K. (1987), L'esprit nomade, Grasset, Paris.