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HIVER 2011 n° 18 L’ESPRIT CANUT http://lesprit canut.free.fr tél :04 27 44 81 68 Directeur de la publication : B. Warin Issn n° 1959413 Le passé n’est pas mort C ertains jours, le bourdon nous gagne. L’Esprit Canut n’est qu’une petite association. Certes, elle a peu de moyens financiers ; et pour- tant, un coup de rétroviseur sur nos réalisations, nos apports aux dé- bats historiques, économiques, sociaux et politiques lèvent le doute : Sur les canuts, d’abord. Leur travail, leur vie, leurs luttes, leurs misères, leurs rêves, leurs victoires et leurs défaites, explorés dans notre gazette. Nos visites de sites indus- triels aujourd’hui désertés, nos participations au Novembre des Canuts… Sur l’actualité de cette époque de capitalisme financier, ensuite, dont nous souffrons dans notre qualité d’être jusqu’à ne devenir qu’un coût... Sur l’Esprit Canut, enfin : l’engouement du public pour la conférence sur l’Odyssée des Tisseurs et la manifestation Novembre des Canuts en général attestent du fait que la question sociale demeure d’une actualité étonnante : Le passé n’est pas mort ! Novembre des canuts a cette tonalité irremplaçable qu’il ne se laisse pas éblouir par le brillant du tissu. Le succès de la manifestation de cette année a empêché que l’intitulé municipal Label Soie ne l’étouffât : Longue vie à Novembre des Canuts ! Nous vous invitons dès à présent à réser- ver votre soirée du mercredi 14 janvier 2012 pour la prochaine conférence au cinéma Saint-Denis. Elle sera consacrée à un Lyon- nais méconnu, pionnier de la décentralisa- tion littéraire : Léon Boitel SOMMAIRE . p 2 : Une halte à la maison des canuts p 4 : Ernest Pignon-Ernest, magique et social p 5 : Léon Boitel, précurseur de la décentralisation litté- raire p 7 : Les loisirs des canuts sous la Monarchie de Juillet

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HIVER 2011n° 18

L’ESPRIT CANUThttp://lesprit canut.free.frtél :04 27 44 81 68Directeur de la publication : B. WarinIssn n° 1959413

Le passé n’est pas mort

C ertains jours, le bourdon nous gagne. L’Esprit Canut n’est qu’une petite association. Certes, elle a peu de moyens financiers ; et pour-tant, un coup de rétroviseur sur nos réalisations, nos apports aux dé-bats historiques, économiques, sociaux et politiques lèvent le doute :

Sur les canuts, d’abord. Leur travail, leur vie, leurs luttes, leurs misères, leurs rêves, leurs victoires et leurs défaites, explorés dans notre gazette. Nos visites de sites indus-triels aujourd’hui désertés, nos participations au Novembre des Canuts…Sur l’actualité de cette époque de capitalisme financier, ensuite, dont nous souffrons dans notre qualité d’être jusqu’à ne devenir qu’un coût...Sur l’Esprit Canut, enfin : l’engouement du public pour la conférence sur l’Odyssée des Tisseurs et la manifestation Novembre des Canuts en général attestent du fait que la question sociale demeure d’une actualité étonnante : Le passé n’est pas mort !Novembre des canuts a cette tonalité irremplaçable qu’il ne se laisse pas éblouir par le brillant du tissu. Le succès de la manifestation de cette année a empêché que l’intitulé municipal Label Soie ne l’étouffât : Longue vie à Novembre des Canuts !

Nous vous invitons dès à présent à réser-ver votre soirée du mercredi 14 janvier 2012 pour la prochaine conférence au cinéma Saint-Denis. Elle sera consacrée à un Lyon-nais méconnu, pionnier de la décentralisa-tion littéraire : Léon Boitel

SOMMAIRE .p 2 : Une halte à la maison des canutsp 4 : Ernest Pignon-Ernest, magique et socialp 5 : Léon Boitel, précurseur de la décentralisation litté-rairep 7 : Les loisirs des canuts sous la Monarchie de Juillet

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UNE HALTE A LA MAISON DES CANUTSpar LUCIEN BERGERY

Après s’être interrogé sur la place réservée aux canuts dans les lieux prestigieux que

sont le Musée Gadagne et le Mu-sée des Tissus (voir Esprit Canut n° 16 et 17), notre journal s’est offert une halte à la Maison des Canuts, espace certes plus mo-deste, mais aussi plus symbolique de la mémoire des canuts, au cœur même de leur quartier de la Croix-Rousse.

Depuis 2004, la Maison des Canuts est sous gestion privée. Après la li-quidation judiciaire de la structure gérée par la COOPTIS*, le rachat des collections par la municipalité et celui des locaux par la SACVL*, c’est un fabricant d’écharpes et de foulards croix-roussien com-mercialisant sur place sa propre production qui a été choisi pour gérer ce lieu. A l’époque, notre association avait exprimé son dé-saccord sur la cession au domaine privé d’une structure symbolique qui aurait pu devenir le point d’an-crage de la création d’un véritable pôle muséal à la Croix-Rousse.Une chose est certaine : la Mai-son des Canuts «tourne bien». 30 000 visiteurs en 2010 dont 25% de scolaires et 25% d’étrangers, six jours d’ouverture par semaine, de 9 heures à 18 heures 30, six à huit emplois dont trois permanents. L’accueil est souriant, les visites sont commentées de façon dyna-mique et professionnelle avec le souci de traduire l’essentiel en an-glais. Le visiteur dispose de trois options:

1) Il peut librement :- parcourir les 3 salles où sont ex-posés le fonds du matériel et des documents explicatifs;

- visionner une vidéo: Du papillon au fil de soie ;- passer à la boutique pour admirer ou acheter les pièces de soie pro-posées : cravates, carrés, foulards, écharpes, tableaux tissés (70% de fabrication maison et 30% de créa-tions venues de la région Rhône-Alpes) ... Il peut aussi trouver des cartes postales, un rayon librairie, divers petits souvenirs...En fait, ce visiteur passe d’abord par ce troisième espace puisque la Maison des Canuts ouvre directe-ment sur la boutique, accueillante avec le rose de ses murs propice à toutes les gourmandises... Mais la rose n’est-elle pas aussi le motif de prédilection des dessinateurs en soierie ?

2) Le visiteur peut aussi (pour 6 euros en tarif plein) opter pour une visite commentée d’une heure (chaque jour ouvrable à 11h et 15h30) comprenant une demi-heure de démonstration dans l’atelier de l’autre côté de la rue et une demi-heure d’exposé dans la salle vidéo.

3) Enfin, l’après-midi, il est possible (pour 10 euros en plein tarif) de coupler cette visite commentée avec une visite guidée des tra-boules de la Croix-Rousse, dans les pas de Robert Luc. Le départ a lieu rue d’Ivry, vers 16h45, une quinzaine de minutes après la vi-site commentée ... peut-être pour laisser la possibilité à quelques in-décis d’acquérir un petit souvenir de soie ... C’est une promenade agréable où le guide s’efforce d’at-tirer l’attention du public sur de nombreux détails, souvent négli-gés, qui révèlent, dans l’architec-ture ou les voies de communica-tion, certains aspects du mode de vie et de travail des canuts du XIXème siècle. C’est aussi la pos-sibilité de découvrir quelques tra-boules spectaculaires, comme celle

qui relie le n°5 rue Bodin à la rue Magneval (ouverte le matin).Il est possible d’additionner les trois formules en arrivant une bonne demi-heure avant la visite commentée de 15h30 de façon à ne rien rater de l’ensemble des propositions…

Le fonds exposé dans « l’arrière-boutique » ne manque pas d’in-térêt. Pris séparément, chaque objet est beau et mérite l’atten-tion du visiteur, mais l’impression d’ensemble est celle d’un fonds davantage décoratif que véritable-ment porteur de sens. Le visiteur recherche vainement un fil rouge pour le guider dans son approche.Comment s’y prendre dans ce qui apparaît comme une juxtaposi-tion?- Première salle: machines et ma-tériels des ateliers de tissage: mé-tier à bras pour l’échantillonnage, étuve à conditionner, présentoirs de canettes, rouets ...panneau sur les travaux de Pasteur...- Deuxième salle: un portrait du fondateur de la Maison des Canuts: Lucien Berger... une image tissée par Tassinari-Chatel... un métier Jacquard... une mécanique ronde pour le dévidage des flots... une frise chronologique un peu sévère sur les étapes du tissage de la soie à Lyon de François Ier à 1870...- Troisième salle : quelques ma-quettes de métiers ainsi que celle d’un atelier-logis canut, niché dans une vitrine... Certains visiteurs se disent déçus de ne voir la véritable maison des canuts qu’en maquette.

De toute évidence, la Maison des Canuts manque d’espace et de moyens pour proposer un par-cours contextualisé et cohérent au visiteur. L’apport des canuts aux niveaux historique, social, coo-pératif, politique est pratiquement absent des salles d’exposition.La démonstration à l’atelier de tis-

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sage constitue l’attente principale du public: on vient d’abord à la Maison des Canuts pour voir et entendre fonctionner les métiers. Sur ce point, on n’est pas déçu : le jour de notre visite, la démonstra-trice, sur le métier à bras Jacquard, travaille au retissage d’un magni-fique motif conçu il y a plus de deux siècles.

Chaque passage de navette est ponctué par des éclairages sur le fonctionnement du métier Jac-quard que l’on compare au métier à la grande tire, sur les techniques de tissage, sur l’histoire presti-gieuse de certaines pièces, sur la vie quotidienne des canuts ... Les explications sont claires et inté-ressantes mais forcément un peu rapides. Le public (une trentaine de personnes ce jour-là) est in-vité à poser des questions. Plu-sieurs doigts se lèvent... La demi-heure impartie est déjà écoulée : seuls deux élus obtiendront une réponse à leurs interrogations ... Mais un peu de frustration n’est-ce pas aussi un gage d’achats au rayon librairie ?A l’issue de la démonstration, le public est invité à traverser la rue pour s’asseoir dans la salle de pro-jection. Là, durant une demi-heure, la conférencière propose un expo-sé sur l’histoire de la soie à Lyon.

La présentation ne manque ni de dynamisme ni de conviction mais le menu semble un peu copieux dans un laps de temps aussi court. L’historique se veut sans lacune : depuis 2640 av. J.C. avec « l’inven-tion » de la soie en Chine, jusqu’à 2011, avec les pôles de création les plus novateurs. Le parcours n’oublie aucune étape essentielle de l’aventure des ca-nuts au fil des siècles : progrès techniques, organisation sociale, luttes sociales du XIXème siècle... Mais chacune des thématiques ne peut qu’être ébauchée... La présentatrice sensibilise aussi le public sur la situation actuelle de l’industrie textile, sur le « travail malpropre » et sollicite une dé-marche éthique et responsable de la part du consommateur. Là des-sus, rien à redire...

Le visiteur d’un jour a cependant l’impression de ressortir un peu « groggy » de ce discours ininter-rompu qui semble vouloir com-bler en quelques minutes tous les manques de contenu des salles d’exposition et donner un gage de sérieux à la démarche de l’entre-prise.Sur son site Association@Lyon, La Maison des Canuts se revendique « plus qu’un musée ... un lieu de dialogue et de rencontre avec des produits dont on aura compris la complexité et la valeur. » Il s’agit bien, au fond, même si la gérante actuelle se défend avec raison d’être «un marchand du temple», de tout mettre en œuvre pour faire tourner efficacement et de façon rentable une entreprise ar-tisanale, commerciale et culturelle dans l’interdépendance de chacune de ses composantes; la démarche muséale et patrimoniale est ici au service d’un produit, d’une marque déposée, les conditions étant réu-nies pour que le visiteur devienne vite un client. Par les temps qui courent, ce n’est pas un péché.. mais les canuts at-tendent encore, au cœur de leur quartier de la Croix-Rousse, une maison à leur échelle.

*COOPTISS = Coopérative d’activités et d’emploi des artisans de la soie, (créée en 1960).* SACVL = Société Anonyme de Construction de la Ville de Lyon.

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ERNEST PIGNON-ERNEST : MAGIQUE ET SOCIALpar DOMINIQUE VIGNON

Considéré comme un des initiateurs de l’art urbain en France, il «habite » les murs

des villes de ses dessins et de ses sérigraphies.

Né à Nice en 1942, il s’intéresse très tôt au dessin et suite à la découverte des œuvres de Picas-so, il décide de devenir artiste : «C’est son œuvre qui m’a donné envie de peindre et simultané-ment le sentiment que l’on ne pouvait plus peindre après. Tout me semblait dérisoire au regard de ce qu’il avait touché…mais j’avais le désir d’empoigner de grands thèmes qui traitent de la vie des hommes aujourd’hui tout en mesurant que je ne ferai ja-mais Guernica» (Ernest Pignon-Ernest )A 15 ans il quitte le lycée et tra-vaille chez un architecte où il apprend la maitrise du dessin. Il vit alors et travaille à Paris . Une photo prise à Hiroshima en 1945 et représentant l’ombre porté d’un corps brulé sera détermi-nante pour sa carrière. Hanté

par les ombres de Nagasaki et d’Hiroshima, il va construire toute son œuvre à partir d’images peintes, dessinées ou sérigraphiées qu’il apposera sur des murs, dans des lieux repé-rés et choisis avec précision en fonction de leur qualité plastique et symbolique. Il n’a de cesse «d’humer l’odeur des villes, de se nourrir d’espaces urbains, de leur histoire, de leur lumière.»…au début, il y a un lieu, un lieu de vie sur lequel je souhaite tra-vailler. J’essaie d’en comprendre, d’en saisir à la fois tout ce qui s’y voit : l’espace, la lumière, les cou-leurs…et, dans le même mouve-ment ce qui ne se voit pas, ne se voit plus : l’histoire, les souvenirs enfouis, la charge symbolique »

Il a été repéré en 1972 lors d’une exposition de « la jeune peinture» au Grand Palais sur le thème du travail où ’il orga-nisa une installation autour du nombre de morts par accident du travail, soit 13 par jour à ce moment-là dans les mines, les usines, ou sur les chantiers. Pour l‘exposition qui durait 12 jours il dessina le corps d’un homme anonyme qu’il installa à raison de 13 fois douze jours soit 156 dessins. Chaque jour il barrait 13 dessins : l’impact sur le public et sa prise de conscience face à

cette hécatombe, furent très sai-sissants. En 1976, en liaison avec les comités d’entreprise, il a réa-lisé à Grenoble une série d’images sur les agressions au travail ( bruit ,amiante, fumée, pollutions di-verses)Bien que n’ayant jamais peint de tableaux, E.P.E. travaille comme les maîtres de la peinture clas-sique. Même si sa palette est ré-duite au noir, au blanc et au bistre, ses dessins sont le fruit de nom-breuses études, d’innombrables esquisses au fusain et à la plume réalisées avec une infinie précision et une rigueur qui témoignent de la part de l’artiste d’un grand ni-veau d’exigence. Cette forme de travail entre en contradiction avec le côté éphémère de ses œuvres en papier, apposées sur les murs et vouées à être déchirées, dété-riorées par le soleil, les intempé-ries …vouées à disparaître. Ces dessins ainsi pensés en relation avec les lieux ne prendraient existence que dans ces lieux. Une telle inscription enrichirait le sens, comme pour d’autres, la couleur sur la palette. Ils visent à réveiller la mémoire collective comme la mémoire individuelle.Le regard critique qu’il porte sur les institutions, les évènements, et plus largement sur les faits so-ciétaux constitue les thématiques d’une partie importante de son œuvre. C’est ainsi qu’il réalise des dessins sur les thèmes de l’avor-tement, des immigrés, sur les ex-pulsions, mais aussi à propos des insurgés de la Commune de Paris.Aussi pouvons nous considérer E.P.E. comme un artiste engagé : « Quand Nice, ma ville, a décidé d’être jumelée à une ville d’Afrique du Sud pendant l’apartheid, j’ai fait quelque chose pour dire ma co-lère .Pareil pour Soweto et le sida ou le nucléaire en France » Il s’intéresse également aux poètes, aux mythes et aux religions et c’est

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ainsi que de 1988 à 1995, s’inspi-rant des grands maîtres italiens, dont Le Caravage qu’il recopie, il réalise des dessins et des sérigra-phies qu’il affiche dans la ville de Naples.Il vient, en tant qu’ami de Jean Fer-rat de réaliser un portrait de ce dernier qu’il découvrira lors de l’inauguration de la maison Jean-Baptiste Clément à Mont Saint Martin (07)Ernest Pignon-Ernest, plasticien de l’éphémère, est aujourd’hui consi-déré comme l’un des artistes fran-çais les plus atypiques et engagés.

LÉON BOITEL, précurseur de la décentra-lisation culturelle.

par Roland Thevenet

C’est en flattant les hommes et les peuples qu’on les perd : Formule choc,

somptueuse aussi, d’un roman-tique à présent oublié, Léon Boitel, étonnant lyonnais à qui l’Esprit Ca-nut consacrera une conférence au mois de janvier.

L’imprimerie du quai Saint-Antoine :

1826, : A peine âgé de vingt ans, le Lyonnais Léon Boitel, fait jouer au théâtre des Célestins un mélo-drame dans le goût de l’époque, Le Mari à deux femmes. Quatre ans plus tard, il assiste à la bataille d’Hernani parmi Gautier, Musset, George Sand, Hugo. Cela aurait pu être le commencement d’une carrière nationale. Cependant, convaincu de la vive nécéssité d’établir une « décentralisation lit-téraire », en laquelle il voit l’avenir de la littérature nationale et répu-blicaine, c’est dans sa province na-tale que Boitel choisit de s’installer en se portant acquéreur, dès 1831, d’une imprimerie sise au 36 quai Saint-Antoine à Lyon. Elle avait été fondée par un ré-publicain d’origine marseillaise, Alexandre Pelzin, qui l’avait léguée en 1828 à sa fille, Claire-Joséphine, une brodeuse des Terreaux amie de la poétesse Marceline Des-bordes-Valmore. C’est donc dans cet espoir de décentralisation culturelle, que Léon Boitel imagina en 1833 la formule de son éton-nant Lyon vu de Fourvières, puis créa sa Revue du Lyonnais (1835) laquelle lui survivra grâce à l’écri-vain Aimé Vingtrinier.

Lyon vu de Fourvières

Cet ouvrage de 570 pages, pion-nier de la « lyonnitude», fut mille et mille fois imité, plagié, pillé. Il contient une quarantaine de cha-pitres dont le genre oscille entre l’article érudit, la promenade rous-seauiste, l’opuscule politique et la nouvelle anecdotique. Léon Boitel en avait confié la préface à Anselme Petetin le directeur républicain du journal Le Précurseur, alors incar-céré dans la toute nouvelle prison de Perrache. pour son soutien aux emeutiers de 1831.Conscient du fait «qu’une décen-tralisation littéraire ne survien-drait qu’à la suite de la décentra-lisation politique», conscient aussi que cette dernière n’était pas en-core à l’ordre du jour, ce dernier accepta cependant, du fond de son cachot, d’agréer son « ami éditeur » en participant à sa façon à son utopie :

« Je ne crois pas que vous puissiez me citer aujourd’hui un seul écri-vain hors de Paris qui ait quelque chance, je ne dis pas d’immortalité, qui est-ce qui pense à l’immor-talité en ce siècle de feuilletons ? Mais de célébrité posthume. Je ne crois pas qu’il existe dans les départements une école littéraire qui ait sa couleur locale propre, et une tendance locale et parti-culière (…). On a beau porter à Lyon et à Bordeaux des habits faits par Staub, et des cravates toutes semblables à celles qui se voient au balcon de l’Opéra, cela ne fait pas qu’il y ait une société française hors de Paris.»

La plus éclatante réussite de ce livre, cependant, son coup de gé-nie, fut d’inventer pour la première fois un point de vue dont aussitôt tous les guides touristiques, les écrivains, les peintres et les pho-tographes devinrent au fil des ans

Les illustrations de ce numéro sont empruntées à l’oeuvre d’Er-nest Pignon-ErnestCouverture : Parcours Jean Genet, Brest, 2006p3 : Mur du passage de France, Belfort,1988 (détail) ; Campaspe d’après Ingres, 2007p4 : Algérie, durant le service militaire de l’artiste, 1962p5 : Etude pour un portrait de Pasolini, 1988p 6 : Marie-Madeleine, Naples,1990p 8 : Méduse, Véronique, Naples, 1995

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les dignes héritiers : Le panorama de la ville vue de Fourvières (au-quel la tradition locale conférait encore son s étymologique.)

Lyon, écrivent Léon Boitel et L.ouis Berthaud, l’un de ses col-laborateurs «est bizarre, vu de Fourvières : on dirait un monstre rabougri, plié sur lui, tordu dans ses larges écailles, se chauffant le dos au soleil, se baignant à la pluie ou se séchant au vent. » Ce qui frappe le plus l’esprit des deux compères, c’est la folie et le dé-sordre du monde humain, la mi-niaturisation des bâtiments, des places et des statues : « J’ai vu notre Louis XIV de là-haut, et il m’avait telle-ment l’air d’un singe à cheval sur un chien que j’ai tremblé pour ses jours en voyant un milan qui tournait au-dessus de lui prêt à descendre et à l’accrocher de sa serre. »

La Revue du Lyonnais

Dès 1834, Boitel commence son grand œuvre, La Revue du Lyonnais: «Fiers de l’encouragement que nous ont donné les souscriptions de Lyon vu de Fourvières (...) nous

voulons étendre à tout le Lyonnais ce que nous avons fait seulement pour sa capitale » écrit-il dans le prospectus.

On ne peut pas parler de régio-nalisme ni de folklorisme à pro-pos d’une ligne éditoriale qui af-firme haut et fort sa prétention à l’universel : « Concentrés dans le domaine de l’art, nous resterons toujours placés en dehors des pas-sions du moment, nous recueille-rons toutes les paroles bien dites, toutes les choses bonnes à savoir et à garder. Notre revue servira d’arène à toutes les luttes d’es-prit d’où pourra jaillir quelque lu-mière et sera un territoire neutre où pourront vivre en paix tous les partis. »

Afin de définir au plus juste son projet, Boitel n’hésite pas à par-ler de «presse départementale», en saluant au passage les quelques deux-cents revues de la France Provinciale que la Révolution de 1830 et le nouvel espoir de la na-tion a fait éclore un peu partout dans les départements : «Nous n’aurons une littérature nationale que le jour où Paris aura cessé d’être le centre exclusif de la litté-

rature en France». Propos autant romantiques que téméraires, sans doute prononcés en souvenir des imprimeurs Sébastien Gryphe ou Etienne Dolet qui furent ses de-vanciers. Pourtant Boitel inaugura vraiment quelque chose qui, pour ne pas être tout à fait un mouvement culturel, se révéla néanmoins da-vantage qu’une mode. Son pre-mier titre fut Revue du Lyonnais. Esquisses physiques, morales et his-toriques; sous cette enseigne elle dura trois ans. En 1838, le format devint in-octavo raisin, le titre perdit son sous-titre. L’histoire de cette revue épousa celle de la carrière de son fondateur; l’atelier du quai Saint-Antoine ne possé-dait plus que trois presses à bras et employait à grand peine sept ouvriers quand, en 1852, à la suite de sérieux embarras dans ses af-faires, il fut obligé de vendre son imprimerie, ainsi que la propriété de la Revue du Lyonnais, à Aimé Vingtrinier, alors bibliothécaire de la ville de Lyon.

Une disparition tragique

Léon Boitel fut également l’un des fondateurs du fameux cercle dit le Dîner des Intellligences, une réunion de trente joyeux convives qui ban-quetaient une fois par mois au Pa-villon Nicolas, à Fourvière. Boitel demeure enfin comme l’éditeur de Lyon Ancien et Moderne ainsi que des deux magnifiques volumes de l’Album du Lyonnais, qui parurent en 1828 et en 1843. et qui sont aujourd’hui de véritables pièces de collection pour bibliophiles.Boitel, l’éditeur qui fut le pionnier de la décentralisation culturelle à Lyon mourut prématurément : le jeudi 2 août 1855, il se noya dans le Rhône à quarante-six ans, après le dernier bonheur d’un bon repas.

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LES LOISIRS DES CANUTS SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET par Gerard Jolivet (Suite et fin)

Le nombre des théâtres de société se multiplie sous la Monarchie de Juillet, mais leur existence reste

précaire et le plus souvent éphé-mère. Ceux qui se maintiennent le plus longtemps ont une acti-vité à éclipses, entrecoupée par les interdictions. L’entrée est gra-tuite ou peu onéreuse. Les billets sont vendus clandestinement chez des commerçants, épiciers et ca-baretiers surtout. Ils ouvrent le dimanche et les jours de fête, surtout en hiver, des petites co-médies, des vaudevilles, des pièces courtes et faciles à représenter. Des acteurs improvisés jouent, sans costumes, devant quelques rangées de chaises ou de bancs, sur une scène de plain pied pour-vue de décors élémentaires (des paravents passés à l’ocre).

Nous ne savons rien du théâtre de la rue du Chariot d’Or, sinon qu’il est dirigé par quatre personnes et qu’il fonctionna une dizaine d’an-nées. Un autre théâtre de société est établi dans l’atelier d’un canut nommé Gache, d’abord rue Du-menge en 1845, avec un public d’une cinquantaine de personnes, puis rue Pailleron en 1846. Ce chef d’atelier est assez déter-miné pour en appeler au roi en personne lorsqu’on veut fermer son théâtre. Le facteur personnel semble d’ailleurs prépondérant dans l’existence des théâtres de société : quelques individuali-tés particulièrement énergiques et motivées s’acharnent, contre vents et marées, à rassembler une troupe pour assouvir leur passion ou leur ambition.C’est le cas du dénommé Clerc,

qui a réussi, depuis le temps où il était chef de claque aux Célestins, à récupérer un certain nombre de costumes, de partitions, de pièces, d’accessoires, de décors, qu’il loue à des particuliers ou peut-être même au directeur privilégié des théâtres de Lyon. Il s’est fait des amis importants, sans doute par l’intermédiaire de Jacques Rey, propriétaire foncier et conseiller municipal de la Croix-Rousse. Clerc habite dans la maison de Jacques Rey, au 9 de la Montée. C’est au troisième étage de cette maison, dans une vaste pièce de 50 m2 qui accueille un public de 100 à 120 personnes, qu’il crée son propre théâtre dès 1824. Clerc a certainement de solides connaissances d’art dramatique puisqu’à l’en croire de nombreux artistes des Célestins auraient fait leurs débuts sous sa direction. Sa troupe compte une trentaine de personnes. Vingt d’entre elles, sous le titre de sociétaires, ont formé une caisse dans laquelle chacun verse 2 f par mois et 1f par jour de représentation (0,75f pour ceux qui jouent dans la pièce). Au moyen de ce versement chaque sociétaire reçoit trois billets d’entrée. Les dix autres personnes sont des jeunes gens considérés comme acteurs et qui ne paient aucune contribution.

Avec cette organisation originale qu’il présente au préfet en 1846, Clerc avoue ses ambitions: elles ne se bornent pas à disposer d’un «petit théâtre de récréation de famille», mais d’une véritable «école dramatique». En 1846, il fait appuyer sa demande au préfet par une pétition de vingt conseillers municipaux de la Croix-Rousse. Si l’on se souvient que le conseil municipal est alors élu au suffrage censitaire, il faut bien admettre que le théâtre de la Montée Rey est sans doute plus bourgeois que populaire.

Le théâtre que nous connaissons le mieux est celui du Café de la Perle, l’un des cafés dansants de la Grande Place de la Croix-Rousse. Son «directeur», Philippe Céli-court, est le frère aîné d’un artiste important du Théâtre des Céles-tins, qui est un des «leaders» de la troupe face à l’administration théâtrale.

En 1830, Alexis Célicourt a pris la tête, avec son confrère Barqui, de la révolte des comédiens contre la direction des théâtres de Lyon. Pour faire pression sur le direc-teur et accueillir les artistes que ce dernier voulait licencier, les deux délégués de la troupe ont réussi à se faire accorder le privilège théâ-tral dans la commune voisine de La Guillotière.En 1844, Philippe Célicourt habite au 5 de la Grande-Rue de la Croix-Rousse. Il rassemble quatorze per-sonnes du quartier pour jouer au Café de la Perle. L’un d’eux est un canut de 28 ans qui possède quatre métiers. Un autre est typo-graphe. «Fort peu d’entre eux, dit un rapport de police, offrent des garanties pécuniaires ou morales». Quatre d’entre eux vivent même dans la misère. C’est le cas de cette veuve de la rue Dumond, chargée de trois enfants, ou de son voisin de 46 ans et de ses cinq enfants. Cet autre, qui habite montée Rey, a quitté sa femme depuis quatre ans, la laissant seule avec deux en-fants. Cet autre encore, qui vit en concubinage Montée de la Grande Côte, ne paie plus son loyer. Cinq membres de la troupe ont donné une fausse adresse. Face à cette revendication théâ-trale, l’administration défend l’ordre immuable de la réglemen-tation napoléonienne qui n’a ac-cordé aux grandes villes comme Lyon le privilège que pour deux théâtres, le Grand Théâtre et le Théâtre des Célestins, avec une di-

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rection commune. Derrière les prétextes de tapage nocturne, on devine la crainte de l’agitation sociale et politique qui caractérise la Monarchie de Juillet. Crainte redoublée lorsque le théâtre populaire rejoint la socia-bilité du café. Si l’on tolère les manifestations ponctuelles comme celle des sal-timbanques qui viennent chaque hiver installer leurs tréteaux sur la grande place ou comme les «fêtes baladoires» connues sous le nom

de «vogues», il n’est pas question de laisser s’établir un foyer per-manent de rassemblement public.

On imagine l’autorité municipale prise dans un faisceau de contra-dictions. Proche de ses adminis-trés, elle souhaite faire droit à une revendication culturelle venue de la petite bourgeoisie locale et d’une aristocratie ouvrière qui en-tend affirmer sa dignité par l’ac-cès égalitaire aux productions de l’esprit. Mais le risque est grand

de voir se politiser toute manifes-tation régulière de la sociabilité du quartier. Cette contradiction se retrouve dans le vieux débat sur le bilan moral des productions culturelles : le théâtre peut-il ci-viliser les masses en «châtiant les mœurs» ou est-il le fourrier des rêves et des faux espoirs d’une vie meilleure ?

Ainsi, faute d’institutions cultu-relles alors réservées à l’élite lyon-naise, la Croix-Rousse offre une sociabilité centrée sur les cafés du plateau, densément regroupés autour de la grande-place et aux abords des remparts. Les canuts qui peuplent les pentes montent sur le plateau pour retrouver leurs confrères. Si esprit canut il y a, c’est un es-prit de bistrot, où l’on danse, où l’on chante et où, parfois l’on joue. C’est aussi un esprit d’atelier où l’on réunit l’hiver ses parents, amis et connaissances autour d’un théâtre de poche. Dans un quadri-latère délimité par les murailles au sud, la rue Pailleron au nord, la rue du Chapeau Rouge à l’Est et la Grande Rue à l’ouest, il y a là une véritable ruche où bruissent les métiers, les chants, les flonflons et les déclamations, et parfois les cris séditieux auxquels répondent les battements de tambours.

Tel est le legs des canuts à leur an-cien quartier: une sociabilité par-ticulièrement développée et un attachement au patrimoine urbain qui explique une résistance cer-taine aux appétits des promoteurs. S’il y a un esprit canut, c’est l’esprit du lieu.

Bulletin d’adhésion à retourner à l’Esprit Canut - Maison des Associations - 28 rue Denfert Rochereau - 69004 Lyon NOM ( avec un chèque de 15 euros) PRENOM ADRESSE

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