les_espaces_sacres

15
Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain L a ville n’est-elle pas, comme le propose Augustin Berque 1 , le lieu privilégié de la transmission du sens ? Si les hommes s’assemblent en ville, n’est-ce pas d’abord pour communiquer ou pour échanger ? Les échanges peuvent être de toute nature, y compris immatérielle, voire sacrée. Si l’une des fonctions premières de l’espace sacré est de donner du sens à la vie et à la ville, se peut-il qu’une ville soit, elle-même, donneuse de sens, sacrée ? Nous n’entrerons pas ici dans le débat du sens de la ville qui nous éloignerait de notre sujet. Cependant, il existe bel et bien des villes qui sont tout entières sacrées. La simple évocation de Jérusalem, Bénarès ou La Mecque suffit à nous en convaincre. Même si notre intention est avant tout de parler des villes quotidiennes, par conséquent celles qui ne sont pas particulièrement sacrées, il paraissait difficile de laisser de côté, dans ce chapitre général qui tente de définir ce qu’est un espace sacré, les villes sacrées qui constituent probablement la manifestation la plus spectaculaire du phénomène que nous décrivons plus haut. Toute ville a ses espaces sacrés : tombeaux des saints locaux, églises, temples, etc. Dans ces lieux sacrés se déroulent des cérémonies ou des cultes. De par le monde, on peut retrouver ces constantes. Mais qu’est-ce qui rend une ville sacrée ? Pour Peters 2 , ce qui constitue une ville sainte, ce n’est certainement pas l’existence de tels espaces sacrés, mais bien plutôt la présence dans la ville de quelque chose de sacré qui la rend exceptionnelle, qui lui donne un pouvoir d’attraction sur une étendue plus large que l’immédiat hinterland. Jérusalem n’est, par exemple, qu’une petite ville ; elle exerce pourtant un attrait sur le monde entier. Une ville sacrée est avant tout une ville atypique, qu’il est difficile de classer selon les critères que les géographes ont pour habitude d’utiliser. Une ville sacrée ne serait-elle pas, tout simplement, un grand espace sacré ? Une ville sainte est d’abord un espace urbain, avec tous les attributs d’une agglomération urbaine. Mais elle a ceci d’exceptionnel que, depuis des siècles voire des millénaires, elle constitue un pôle, un repère sacré, pour toute une communauté. Qu’est-ce qui différencie la ville sacrée d’une autre ville ? Nous avons vu que le sacré a pour caractéristique de retirer de la vie ordinaire un espace. Toutes les activités humaines se déroulant dans l’espace sacré sont en rapport avec le sacré. L’espace sacré impose des codes de conduite que celui qui y pénètre est supposé respecter. Ces remarques sont-elles valables lorsque l’espace sacré englobe une ville entière ? Il paraît difficilement imaginable que le profane soit parfaitement exclu d’un espace sacré aussi grand ; une coexistence du sacré et du profane doit 1 BERQUE, A., Du geste à la cité, Paris, 1993, p. 97 2 PETERS, F.E., Jerusalem and Mecca, the typology of the Holy City in the Near East, New York, 1986, p. 60 20 2.2. Des lieux du sacré urbain 2.2.1. Le sacré dans la ville et les villes sacrées photo 2 : Le Dôme du Rocher prise de la chapelle de Dominus Flevit, sur le Mont des Oliviers. (Tiré de NORMAN, op. cit., p. 16)

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2.2.1. Le sacré dans la ville et les villes sacrées photo 2: Le Dôme du Rocher prise de la chapelle de Dominus Flevit, sur le Mont des Oliviers. (Tiré de NORMAN, op. cit., p. 16) 1 BERQUE, A., Du geste à la cité, Paris, 1993, p. 97 2 PETERS, F.E., Jerusalem and Mecca, the typology of the Holy City in the Near East, New York, 1986, p. 60 20 Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

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Page 1: les_espaces_sacres

Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

La ville n’est-elle pas, comme le propose Augustin Berque1, lelieu privilégié de la transmission du sens ? Si les hommess’assemblent en ville, n’est-ce pas d’abord pour communiquer

ou pour échanger ? Les échanges peuvent être de toute nature, ycompris immatérielle, voire sacrée. Si l’une des fonctions premières de l’espace sacré est de donner dusens à la vie et à la ville, se peut-il qu’une ville soit, elle-même,donneuse de sens, sacrée ? Nousn’entrerons pas ici dans le débat du sens dela ville qui nous éloignerait de notre sujet.Cependant, il existe bel et bien des villesqui sont tout entières sacrées. La simpleévocation de Jérusalem, Bénarès ou LaMecque suffit à nous en convaincre. Mêmesi notre intention est avant tout de parlerdes villes quotidiennes, par conséquentcelles qui ne sont pas particulièrementsacrées, il paraissait difficile de laisser decôté, dans ce chapitre général qui tente dedéfinir ce qu’est un espace sacré, les villessacrées qui constituent probablement lamanifestation la plus spectaculaire duphénomène que nous décrivons plus haut.Toute ville a ses espaces sacrés : tombeauxdes saints locaux, églises, temples, etc.Dans ces lieux sacrés se déroulent descérémonies ou des cultes. De par le monde, on peut retrouver cesconstantes. Mais qu’est-ce qui rend une ville sacrée ? Pour Peters2, cequi constitue une ville sainte, ce n’est certainement pas l’existence detels espaces sacrés, mais bien plutôt la présence dans la ville dequelque chose de sacré qui la rend exceptionnelle, qui lui donne unpouvoir d’attraction sur une étendue plus large que l’immédiathinterland. Jérusalem n’est, par exemple, qu’une petite ville ; elleexerce pourtant un attrait sur le monde entier. Une ville sacrée estavant tout une ville atypique, qu’il est difficile de classer selon lescritères que les géographes ont pour habitude d’utiliser.Une ville sacrée ne serait-elle pas, tout simplement, un grand espacesacré ? Une ville sainte est d’abord un espace urbain, avec tous lesattributs d’une agglomération urbaine. Mais elle a ceci d’exceptionnelque, depuis des siècles voire des millénaires, elle constitue un pôle, unrepère sacré, pour toute une communauté. Qu’est-ce qui différencie laville sacrée d’une autre ville ? Nous avons vu que le sacré a pourcaractéristique de retirer de la vie ordinaire un espace. Toutes lesactivités humaines se déroulant dans l’espace sacré sont en rapportavec le sacré. L’espace sacré impose des codes de conduite que celuiqui y pénètre est supposé respecter. Ces remarques sont-elles valableslorsque l’espace sacré englobe une ville entière ? Il paraîtdifficilement imaginable que le profane soit parfaitement exclu d’unespace sacré aussi grand ; une coexistence du sacré et du profane doit

1 BERQUE, A., Du geste à la cité,

Paris, 1993, p. 972 PETERS, F.E., Jerusalem and

Mecca, the typology of the Holy

City in the Near East, New York,

1986, p. 60

20

2.2. Des lieux du sacré urbain2.2.1. Le sacré dans la

ville et les villessacrées

photo 2 : Le Dôme du Rocher

prise de la chapelle de

Dominus Flevit, sur le Mont

des Oliviers.

(Tiré de NORMAN,

op. cit., p. 16)

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

nécessairement exister. Pour le pèlerin habitué à fréquenter des lieuxsacrés restreints, cette coexistence provoque un choc. Pour legéographe qui tente de mettre sur pied une définition de l’espacesacré, cette constatation semble ruiner tous ses efforts. Ne disions-nous pas plus haut que le sacré et le profane s’excluent radicalement ?Comment peuvent-ils, dès lors, coexister dans un seul et mêmeespace ? Cessons de jouer sur les mots, puisque les exemplesde villes sacrées sont légion !

Bénarès :Nous avons vu plus haut (§ 2.1.3) que les espaces sacrésétaient en général construits sur le modèle d’une vision del’univers. Autrement dit, il y a des similitudes de structureentre le macrocosme (l’univers, le monde vu par l’homoreligiosus) et le microcosme (le temple, le monastère,l’individu). Mais si l’on se place à l’échelle de la ville sacrée,on se situe à mi-chemin de ces deux polarités : au niveau dumesocosme. Singh3 pense que Bénarès (ou Varanasi), la ville laplus sacrée pour les Hindous, constitue le lien entre lemicrocosme de l’individu et le macrocosme de l’univers. C’estl’axis mundi d’Eliade qui relie les trois niveaux cosmiques.Bénarès est un système spatial sacré qui tient compte desparallélismes entre micro-, meso- etmacrocosmes. Il s’agit d’un exemple particulierparmi les villes sacrées, puisque l’ensemble dela cité ainsi que ses alentours sont conçus selonun plan extrêmement complexe qui symbolisel’ensemble du cosmos.Au centre de Varanasi se trouve le temple deShiva, le patron de la ville. Depuis ce temple, leVishveshvara, partent cinq chemins depèlerinages circulaires et concentriques représentant les cinq éléments(ciel, terre, air, eau, feu) (cf. illustration ci-contre). Il n’y a pasvéritablement de hiérarchie entre les différents espaces délimités parles cercles, dans la mesure où chaque élément qu’ils représentent estindispensable aux autres et à l’univers. La ville sacrée est une sorte decondensé de l’univers qui permet à l’homme d’en comprendre leslois4.

Jérusalem :La particularité de Jérusalem est qu’elle est sacrée pour troiscommunautés religieuses : le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam.Le paysage urbain de Jérusalem est donc trois fois sacré : il estdominé par les clochers, les minarets, les dômes, les murs sacrés, lesjardins. Selon que l’on appartiennent à l’une ou l’autre des troistraditions monothéistes, on verra la ville sous un angle différent : cesera tantôt le Dôme du Rocher, le Mur des Lamentations ou le Saint-Sépulcre qui représentera le centre sacré, le repère. Les luttes que selivrent les trois communautés depuis la nuit des temps pour sel ’ a c c a p a r e r, montrent à quel point, au-delà des considérationspolitiques ou de pouvoir religieux, la ville sacrée est importante pourles hommes.

3 SINGH, R. P. B., Cosmic Layout

of the Hindu Sacred City,

Varanasi (Benares) , in SINGH,

R.P.B., (éd.) Lay-out of Sacred

S p a c e, Lausanne, 1993, p. 239-

2504 « by condensing the cosmos into

a small sphere, its laws can be

orbserved and experienced more

clearly, and human lives can be

placed more accurately in accord

with them. » SWAN, J.A., Sacred

P l a c e s, London : Edward Arnold,

p. 35 cité par SINGH, R. P. B., op.

cit.

21

figure 4 : Carte géomantique

du mandala de Kashi. (Tiré de

SINGH, op.cit., p. 241)

Page 3: les_espaces_sacres

Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

Le Mur des Lamentations, seulvestige du Temple qu’Hérodeconstruisit à la place de celui deSalomon, est le lieu le plus saintdu Judaïsme. La particularité decet espace sacré, c’est qu’il n’estque le symbole d’un autre lieusacré détruit il y a 2000 ans. Iln’empêche que c’est le Haut Lieude la Jérusalem juive, qu’en plusdes cérémonies religieuses, sedéroulent sur l’esplanade du Murdes Lamentations, quantité demanifestations profanes. Depuisla destruction du Temple, quicontenait l’Arche d’Alliance, lesJuifs du monde entier continuentde pratiquer le pèlerinage àJérusalem, malgré les diff i c u l t é s .Selon l’eschatologie juive, leMessie devrait apparaître àJérusalem, ce qui donne à la villeun caractère très exceptionnel.La basilique du Saint-Sépulcre estsupposée s’élever sur le site de larésurrection du Christ. Pourl’ensemble du monde chrétien, celieu est donc très saint et le sacréqui s’en dégage touchel’ensemble de la ville deJérusalem, voire le pays toute n t i e r. Bien que pour lesChrétiens, le pèlerinage à Jérusalem ait perdu l’importance qu’ilrevêtait au Moyen-âge, la ville reste un repère cosmologique et lesymbole de la véracité du récit biblique. Les pèlerins chrétiens vont àJérusalem pour s’immerger dans l’environnement géographique de lanaissance de leur religion. Ils retracent les pas de la vie du Christ telsqu’ils sont décrits dans la Bible, le point culminant étant l’ascensiondu Golgotha, le lieu de la crucifixion.Le Dôme du Rocher est construit sur le rocher d’où le ProphèteMahomet serait parti pour son voyage dans les cieux. Ce serait aussile lieu des temples d’Hérode et de Salomon, construits eux-mêmes àl’endroit où Abraham aurait installé un autel pour y sacrifier son fils.Ce lieu sacré est donc important pour les trois religions du Livre, bienqu’il soit réservé aux musulmans. Selon une ancienne traditionsémitique, l’endroit serait l’intersection entre les mondes des enfers etdu paradis. Dans le Dôme du Rocher, sous l’ancienne pierre sacrée, ily a une crypte dans laquelle, selon les croyants, on peut parfoisentendre les voix de la mort se mêlant au son des rivières du Paradis...L’extrême complexité du cas de Jérusalem en fait un exemple à part.On pourrait presque dire qu’il existe en quelques sortes trois villessacrées en une seule : la Jérusalem du Temple qui se trouve au cœur

22

figure 5 : Plan du Dôme du

Rocher entouré d’Haram al

Sharif, avec la place du Mur

des Lamentations au sud-ouest.

(Tiré de SINGH,

op.cit., p. 271)

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

de ce qui fut un état juif et qui est toujours une nation juive ;la Jérusalem chrétienne, qui se trouve au cœur de la Te r r eSainte telle que définie par Constantin ; Al-Quds, lamusulmane, dont l’emblème est le Dôme du Rocher qui trôneavec splendeur en plein cœur de la ville.

La Jérusalem chrétienne comme modèle de ville :La Jérusalem chrétienne a eu un rôle considérable sur la morphologiedes villes occidentales du Moyen-âge. Elle est sacrée au point deservir de modèle aux cités européennes. Seulement ce n’est pas laville réelle que l’on pastiche, c’est la Nouvelle Jérusalem, villeutopique sacralisée5 issue des récits bibliques. Vérone, par exemple,prend au XIe siècle le nom de Minor Hierusalem ; on construit autourde la ville des églises répétant les Lieux Saints : Mont desOliviers, Calvaire, Saint-Sépulcre, Nazareth etB e t h l é e m6. Ces espaces sacrés sont disposés encercle autour de la ville « à la manière desbasiliques paléochrétiennes élevées à Lyon etdont Saint Avit disait, au début du VIe siècle,qu’elles protégeaient la ville mieux que sesmurailles. » Corboz souligne en outre que sil’on trace entre les différents points « leslignes idéales qui les unissent »(Bethléem-Nazareth-Monts des Oliviers-Calvaire-Saint-Sépulcre), on obtient unpentagramme qui, dans son pentagonecentral, inscrit assez exactement le cardo etle decumanus de la Vérone romaine. « Decette façon, les axes urbains deviennent partie duschème et cœur de la figure, sous les espèces de lacroix : le christianisme prend les éléments primairesantiques en charge pour en modifier le sens. » Le pentagrammepourrait par ailleurs symboliser les cinq plaies du Christ.L’emblème de la chrétienté, la croix, se retrouve dans les plans deville tout au long des siècles. Corboz propose plusieurs exemples enEurope du Nord, où les lieux sacrés sont disposés sur deux axes qui secroisent. Les schèmes que Corboz décrit ne peuvent être appréhendésque par opération mentale, car ils sont imperceptibles sur le terrain.Ils servent cependant à assurer sur la ville une sorte de « protectiondivine invisible mais présente », à « faire coïncider l’ordre humainavec l’ordre divin ». Une préoccupation que l’on retrouve dans la création du plan deBrasilia, plus récemment. Si à première vue, la fameuse disposition enforme d’aigle les ailes déployées peut faire penser qu’il s’agit d’uneville purement cartésienne, adoptant une symbolique rationnelle, ons’aperçoit à la lecture de L. Arturo Espejo7 que c’est probablement lesymbole de la croix qui est à la base de sa conception. L’un despremiers croquis de l’urbaniste L. Costa n’est-il pas « un signe decroix « (cf. les croquis de L.Costa) ? C’est toujours un souci de puretéet de protection divine qui guide le concepteur de la ville : l’hommequi s’y rend doit se retrouver transformé, la cité doit être un signepour le pays tout entier, l’endroit où Dieu est en rapport avec

5 RACINE, J.-B., V e r s

d’inacessibles modèles ou «les

villes invisibles», in EVENO, A.,

Utopies urbaines, PUM, 19986 CORBOZ, A., U r b a n i s m e

c o n c e p t u e l, in LAVIN, I. (éd.),

World Art, Themes of Unity in

Diversity, Acts of the XXVIth

international Congress of the

History of Art, vol. 1, University

Park and London, 1986, p. 181-

1867 ESPEJO, L.A., Rationalité et

formes d’occupation de l’espace,

le projet de Brasilia, Paris, 1984

23

figure 7 :

Plan de Vérone

au XIe siècle

(Tiré de CORBOZ, op.cit.,

p. 185)

figure 6 : Croquis de L. Costa ,

première esquisse de Brasilia

(Tiré de ESPEJO, op.cit., p.

298)

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

l’homme. On peut cependant douter de la réussite de ce projet et de lavéritable valeur que Brasilia possède dans le cœur des Brésiliens.

la Mecque :Berceau du prophète Mahomet, La Mecque est interdite aux non-musulmans. Pour l’Islam, c’est le plus grand centre de pèlerinage, laVille Sainte par excellence. Au centre de la ville, on trouve la GrandeMosquée dans la cour (haram) de laquelle est érigée la Ka’ba. Cettehaute construction cubique, recouverte d’une tenture noire brodéed ’ o r, est le lieu le plus sacré de l’Islam, celui vers lequel toutmusulman se tourne lors de la prière, quel que soit l’endroit où il setrouve. La tour contient la Pierre noire, trois simples morceaux deroche aux reflets rouges qui auraient été lancés sur la terre par l’angeGabriel et recueillis par le prophète Ibrahim et son fils Ismaëllorsqu’ils construisaient la Ka’aba.La Ka’ba et le haram qui l’entoure est un espace sacré datant d’avantla naissance de l’Islam. Son prestige ne dépassait pourtant pas leniveau local avant que Mahomet n’en fasse sa ville. Autour du harams’était développée une zone commerciale extrêmement prospère.Entre l’espace sacré et l’espace profane, la limite était très floue et lecommerce semblait s’installer dans le sanctuaire lui-même sans quesa sacralité ne s’en trouve diminuée. La ville avait acquis un statutimportant dans le marché des marchandises de luxe provenant d’Asie.Avec l’arrivée de l’Islam, la Mecque perd sa position de pôlecommercial. La route de l’Asie passe désormais par le Caire,Alexandrie et Bagdad « Islam’s holy city passed from the credit to thedebit side of the ledger, becoming a city of expensive tastes andprodigious prestige (...). »8 La limite entre profane et sacré ne devientpas plus précise pour autant, ou plutôt le sacré semble toucherl’ensemble des activités humaines. La sacralité de la ville touchetellement celui qui s’y trouve que ses actes acquièrent une valeursupérieure : « Une prière accomplie dans la Mosquée Sacrée vaut plusque 100’000 prières faites ailleurs, » dit le Prophète.Le pèlerinage à la Mecque, comme tout autre pèlerinage dans uneville sacrée, est une « quête du centre », du point « où l’axis mundipénètre la sphère terrestre »9. Le centre sacré n’est pas nécessairementle centre géographique de l’espace de vie de la communautéreligieuse. Au contraire, sa localisation exocentrée permet de donneraux croyants la direction et la structure du pèlerinage.Le pèlerin ne pourra se rendre dans le saint des saints avant de s’êtrepurifié. Entrer dans l’espace sacré requiert une préparation physiqueet mentale que l’on retrouve dans les autres exemples de villessacrées. « Cette ville est tellement sacrée qu’Allah a interdit à celuiqui désire aller visiter la Ka’ba d’y entrer sans s’être mis auparavanten état d’Ihrâm, c’est-à-dire en état de sacralisation. »10 Un ensemblede rituels bien précis doit être accompli avant de pouvoir pénétrerdans l’enceinte la plus sacrée et effectuer les sept tours de la Ka’aba.

Salt Lake City :Pour les membres de l’église de Jésus Christ des Saints des DerniersJours, plus généralement surnommés les Mormons, Salt Lake City estleur ville sacrée. Cela signifie qu’elle est LE pôle d’attraction des

8 PETERS, F.E., op. cit., p. 669 KALIAN, M., WITZTUM, E.,

Facing a Holy Space: P s y c h i a t r i c

Hospitalization of Tourists in

Jerusalem, in ZEDAR, B. Z., ZWI

WERBLOWSKY, R. J. (éd.),

Sacred Space, Shrine, City, Land,

New York, 1998 p. 3181 0 Mohammad PATEL anime L a

page de l’Islam sur l’Internet

( w w w . g u e t a l i . f r / h o m e / m o h m d p a t )

Il y présente notamment les vertus

de la ville de Makkah (La

Mecque).

24

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

adeptes de cette église, leur lieude pèlerinage privilégié commeLa Mecque est celui desmusulmans. Selon Jackson11, elleattirerait d’ailleurs chaque annéeplus de visiteurs que la villesainte de l’Islam.Contrairement aux exemplesprécédents, Salt Lake City est uneville récente, créée selon lavolonté d’un homme, le fondateurdes Mormons, Joseph Smith.Dans un document datant de1833, The City of Zion Plat, ilexpose sa vision de la ville idéal :un plan en damier orienté selonles points cardinaux, desdimensions de blocs très précises,un centre réservé aux temples etaux bâtiments publics. Smith estassassiné deux ans avant l’arrivéedes Mormons au grand Lac Salé ;suivant ses instructions, sonsuccesseur à la tête de lacommunauté, Brigham Yo u n gfera construire la ville sacrée.L’ensemble est construit autourdu bloc central dévolu au temple(cf. ci-contre). Ses alentoursimmédiats sont réservés auxfonctionnaires de l’église. Laconstruction du Tabernacle - le nom du temple Mormon - a duréquarante ans. Ses murs en granit doivent représenter la permanence etla stabilité de la communauté dans cette région des Etats-Unis. LeTabernacle est l’élément structurant du paysage urbain de Salt LakeCity, son caractère dominant et sacré est par ailleurs renforcé par unmur d’enceinte qui sépare le Temple Square du reste de la ville. Lebâtiment, fort majestueux, est prévu pour accueillir 10’000 personnes.Il est intéressant de constater que Salt Lake City, comme toutes lesgrandes agglomérations nord-américaines, a subi un déclin de soncentre dans les années ‘60. Les activités économiques ont tendance àse déplacer vers la périphérie, et le centre se voit réinvesti par desactivités et des populations qui ne sont guère en adéquation avec ceque la doctrine de l’église de Jésus Christ des Saints des DerniersJours prône. Pour contrecarrer l’invasion de squats, de salons demassage et de commerces peu reluisants, les Mormons ont pratiquéune politique très agressive de rénovation du centre-ville qu’aucuneautre cité américaine n’a connu à cette période. Les alentoursimmédiats de Temple Square sont rachetés par l’Eglise ou par desfidèles, des centres commerciaux, des musées, le centre de recherchesgénéalogiques de l’Eglise y sont installés. Cette politique a pour effetde redonner vie au centre urbain : des emplois y sont créés, les

1 1 JACKSON, R. H., S a c r e d

Space and City Planning, the

Mormon Example , in SINGH,

R.P.B., (éd.) Lay-out of Sacred

S p a c e, Lausanne, 1993, p. 251-

259

25

figure 8 : La répartition des

propriété dans le centre de

Salt Lake City

(Tiré de JACKSON, op.cit., p.

253)

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

activités commerciales, économiques et culturelles sont ramenées àproximité du centre sacré. « Through Mormon encouragement andMormon involvement, Salt Lake City has managed to avoid the decayand dilapidaton that characterizes the downtown of so manyAmerican cities. Renewal efforts of the 1960s and 70s have created adowntown that is shopper friendly, while destroying many of the olderobsolete structures. »12

Les activités sacrées et profanes se mélangent savamment à Salt LakeCity, mais on voit bien que c’est le sacré qui rythme la vie de la ville.Les activités profanes telles que le commerce semblent avoir le droitde cité qu’à condition qu’elles soient reconnues et acceptées par lesdirigeants de l’Eglise des Mormons. Ceci signifie que le sacré induitune hiérarchie dans les espaces.

Salt Lake City, Bénarès, La Mecque, Jérusalem. Quelles sont lessimilitudes ? Clairement, chaque exemple montre qu’une ville estsacrée parce qu’elle possède un ou plusieurs espaces en son centredont la sacralité « déborde » non seulement sur l’ensemble de la ville,mais aussi sur un espace beaucoup plus vaste, un pays, voire la terreentière. Le sacré a dans ces villes plus qu’ailleurs le pouvoir demodeler l’espace. Les activités éminemment profanes, comme lecommerce, se déroulent autour du centre sacré, comme rythmées parlui. Les villes sacrées se différencient des autres par ce surplus desacré qui influence l’ensemble de la vie urbaine. De ces casparticuliers, cependant, comment peut-on revenir à l’espace sacré denos villes quotidiennes, celle où le profane semble dominant ?Prenons deux exemples contraires : Le Caire, d’abord, qui si elle n’estpas une ville sacrée, pourrait y ressembler lors de fêtes religieusesparticulièrement importantes. Singapour, ensuite, dont les autoritésprétendent garantir l’existence d’espaces sacrés sans y parvenir.

Le Caire :Les vieux quartiers de la capitale égyptienne se transforment lors dela célébration des mawlid-s. Ce sont les fêtes commémorant lanaissance des saints, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Elles sedéroulent autour de l’édifice religieux dédié au saint fêté. Ce sont desphénomènes sociaux de grande ampleur qui, paradoxalement, ontsouvent été ignorés par les études urbaines sur Le Caire. « Ilsconfèrent [pourtant] aux quartiers centraux de la ville ancienne duCaire le statut de hauts l ieux du tourisme national et leursrépercussions sur l’économie locale sont certainementimportantes. »13 Ces fêtes mettent en scène des espaces de la ville etleur donnent une valeur symbolique. « Les célébrations festives,moments cycliques qui rythment le cours de l’existence des êtres etmarquent la symbolique et le sens des lieux, résultent de la fusion etde la superposition d’un lieu consacré et d’un moment célébré. »14

Il y a trois grands mawlid-s au Caire : celui du Prophète et ceux de sesdeux petits-fils Husayn et Zaynab. Ils attirent des centaines de milliersde personnes chaque année, venant de tout le pays. L’apothéose de cesfêtes qui durent environ deux semaines est la nuit de clôture qui seconcentre autour d’un pôle unique : « la mosquée d’al-Husayn,sanctuaire affectivement le plus important et le plus visité d’Egypte,

1 2 JACKSON, R. H., op. cit., p.

25813 MADŒUF, A., Quand le temps

révèle l’espace, les fêtes de

Husayn et de Zaynab au Caire, in

Géographie et Cultures n°21,

Paris, 1997 p. 7214 Idem, p. 73

26

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

véritable centre sacré du Caire, point de ralliement de toutes lescérémonies religieuses. »15 Une immense fête s’organise, de multiplestentes sont montées sur le parvis de lamosquée et dans les ruellesenvironnantes. Les pèlerins vont logerlà, à même la chaussée. La fête est unmélange de rites religieux et profanes,la piété populaire n’excluant pas la joiedu divertissement trivial. On révère lestombeaux des saints qui doiventcontenir leurs reliques (leur présence estincertaine, mais qu’importe...).Dans la ville ancienne, il y a quasimentautant de mawlid-s qu’il y a demosquées dédiées à un saint.L’importance des fêtes est fonction de lapopularité et de l’importance accordéeaux personnages. Ce sont desévénements récurrents, qui « ponctuentl’espace et le temps ». La fête a poureffet de détacher un quartier du reste dela ville : il se met à un rythme propre.« Le temps profane, dont la linéarité estinterrompue, s’efface au profit du tempssacré, composé de séquences et derythmes et inscrit sur l’espace nimbé desacralité qui environne la sépulture dusaint. »16

Autour des célébrations religieuses, lafête comprend tous les attributs de lafoire populaire, avec ses jeux, sesspectacles, ses échopes. « L’ordinaire sefait exceptionnel, la ville est mise en scène, esthétisée, sublimée,devient elle-même spectacle. »17 Le quartier est métamorphosé pourses habitants et revêt un aspect magique pour les pèlerins provinciauxqui ne la voient qu’en ces jours de fête. Le quartier se trouver e m o d e l e r, le temps de la fête, par la multitude de stands etd’habitations de toile. Le temps est bouleversé : on vit la nuit. « Lemawlid abolit le quotidien, trouble l’ordinaire. Cette célébrationfestive d’une commémoration religieuse est aussi une interface : entreLe Caire et la province, entre le quartier et la ville, entre la baraka etle pèlerin, entre le sacré et le profane. »18

Singapour :Autre exemple de ville qui n’a la réputation d’être ni sainte ni sacrée :S i n g a p o u r1 9. De multiples communautés religieuses coexistentapparemment en bonne harmonie, la liberté de culte étant garantie parun Etat séculier sans religion officielle. L’Etat-cité du Sud-Estasiatique est en grande partie construit selon les principes du bonurbanisme : la planification urbaine s’appuie sur les règles del’économie, de l’efficacité du travail et non sur celles de l’esthétismeou des représentations. Dans ce contexte, les lieux sacrés sont

15 MADŒUF, A., op. cit., p. 7416 Idem, p. 7817 Idem, p. 7918 Idem, p. 811 9 KONG, L., I d e o l o g i c a l

hegemony and the political

symbolism of religious buildings

in Singapore, in Environment and

Planning D : Society and Space,

vol 11, Londres, 1993, p. 23-45

27

photo 3 : Le sacré dans la ville

quotidienne : la cathédrale St-

Patrick de New York

(Tiré de NORMAN,

op.cit., p. 279)

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

considérés comme des infrastructures parmi d’autre dans le paysageurbain. Les autorités ont donc élaboré des quotas qui permettent dedéfinir les dotations en surface pour chaque communauté religieuse.L’Etat attribue des terrains, il autorise telle ou telle transformation delocaux profanes en espace religieux, il détermine quels sont lesédifices religieux à démolir ou à conserver en fonction de leur valeurhistorique ou architecturale, il réalloue des surfaces compensatoires,en prenant bien garde de ne prétériter aucune des communautésreligieuses, sans forcément y parvenir. En d’autres termes, les édificesreligieux sont traités comme tout autre bâtiment en regard des besoinsdu développement de la ville. L’Etat utilise la valeur symbolique desé d i fices religieux pour montrer à quel point la société de Singapourest tolérante. Ce serait ainsi le seul endroit au monde où l’on peut voircôte à côte une mosquée, un temple et une église. Le sens qui estinvesti dans les édifices religieux par les autorités concerne latolérance et l’acceptation religieuse en tant que principes de société.Dans ce contexte, on peut cependant se demander si les espacesdéfinis par l’Etat pour les pratiques religieuses conservent, aux yeuxdes habitants de Singapour, tant soit peu de valeur sacrée, au sens oùnous définissions cette notion plus haut.Lily Kong montre bien le paradoxe du discours officiel : alors qu’ilprétend garantir la liberté de tous les membres de la société, l’Etatexerce de fait un pouvoir fort sur la vie privée des gens et enparticulier sur leur vie religieuse. Sa politique de planification a poureffet pervers d’ôter aux espaces sacrés leur signification, leur valeursymbolique et de les rendre pareils à un quelconque décor de théâtre.L’Etat ne reconnaît que l’aspect superficiel des besoins des habitants,il ne s’occupe pas des dimensions plus cachées, comme le sacré. Il nesuffit évidemment pas d’une décision étatique pour que le ou les dieuxse manifestent dans le lieu désigné arbitrairement comme centresacré. Le pragmatisme, l’efficacité et l’ordre font appel à des valeursdifférentes que le sacré ou le spirituel. Il en résulte deux conceptionsde l’espace sacré opposées : celle des groupes religieux qui yinvestissent une signification et une valeur spirituelles ; celle desautorités qui y investissent une valeur commerciale et unesignification utilitariste et éventuellement sociale.

Comme nous le verrons plus loin avec l’exemple de Iasi, la villequotidienne peut devenir sacrée l’espace d’un jour ou d’une semainede fête. A ce moment, qu’est-ce qui la différencie de Jérusalem ou dela Mecque, puisque l’ensemble de la vie urbaine est rythmé par lesacré ? Tout se concentre autour de l’espace sacré, le reste de la villesemblant fonctionner au ralenti. Des pèlerins viennent de loin pourparticiper à la fête, l’espace sacré urbain devient alors un repèreimportant dont il faut s’approcher. En fonction de la distanceparcourue par les pèlerins, on pourrait donc établir une sorte dehiérarchie des espaces sacrés au sommet de laquelle se trouveraientles villes sacrées. Certains espaces sacrés se déplaceraient dans lahiérarchie en fonction du temps, des rituels qui s’y déroulent et de la« m é d i a t i s a t i o n » de ces derniers. Le sacré dans la ville est doncdifficile à saisir parce qu’en constant mouvement.Le reste du temps, le sacré cohabite dans la ville avec le profane,

28

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selon les besoins de chaque individu. A Singapour, toutefois, commedans d’autres villes sans doute, l’espace sacré est entièrement reléguéà la sphère privée, ce qui risque probablement de le faire toutbonnement disparaître, et avec lui le sens que l’on peut donner à laville et à la vie.

Parmi les différents lieux sacrés que l’on peut trouver dans une ville,il en est un qui nous intéresse plus particulièrement puisqu’il faitl’objet de la seconde partie de ce travail : le monastère. Le premiersens que donne le Robert du mot monastère est « lieux où des moinesvivent retirés du monde «. L’archétype de l’espace sacré tel que nousl’avons défini dans le chapitre précédent.Dans l’esprit des occidentaux, les monastères sont souvent associés àla solitude de la campagne. Imaginer qu’on puisse trouver nombre deces lieux sacrés dans les villes paraît à première vue incongru. Maisc’est oublier que la plupart des cités européennes contenaient auMoyen âge de multiples couvents et que vie monastique et vie urbainesont depuis longtemps étroitement liées. Les exemples actuels demonastères situés en pleine ville sont nombreux : en Suisse, si l’onn’en trouve plus à Lausanne, il y en a plusieurs à Fribourg et à Zurich.Dans les pays catholiques du Sud de l’Europe, les villes possèdentquasi toutes des communautés monastiques. Certes, ces lieux ontsouvent, dans nos villes, perdu l’importance qu’ils avaient dans lessiècles précédents, mais ils demeurent partie du paysage urbain.Ces espaces n’ont guère fait l’objet de recherche des tenants de lagéographie urbaine. Les exemples intéressants ne traitent d’ailleurspas des villes européennes, mais d’exemples asiatiques. C’est le casde Sylvie Guichard-Anguis qui étudie les monastères bouddhiquesdans les villes japonaises contemporaines2 0 d’importance diverse(5’000 à 400’000 habitants).Au Japon, « le rôle du bouddhisme se résume le plus souvent à celuiqu’il tient lors des funérailles ». « Bien souvent seul élémentarchitectural offrant ses courbes et ses toits de tuiles au milieu desparallélépipèdes de la ville contemporaine, le monastère constituedésormais l’un des rares liens physique qui relie la ville avec sonpassé. »21 Quelle place pour le monastère dans une ville qui, commeen Europe, est en perte de sentiment religieux ? L’ i n fluence peut sedécomposer en deux axes : la présence physique, d’une part ; laprésence spirituelle, sociale et culturelle, d’autre part.Sylvie Guichard-Anguis a constaté, en résidant au Japon, que lesmonastères entretiennent un réseau dense de relations sociales avecleur voisinage immédiat ou plus lointain. Lieux de culte, lesmonastères constituent aussi des centres de convivialités multiples, oùle religieux ne semble pas tenir la place prépondérante. Ils tiennent unrôle fondamental dans la conservation du patrimoine historique,architectural et culturel dans le Japon de cette fin de siècle.S’ils ont constitué des pôles très importants dans les villes du Moyen-âge japonais, les monastères ne semblent n’être plus que des lieux demémoire où touristes et scientifiques se rassemblent. Cependant,certains sont encore des lieux de pèlerinages, ce qui peut être associéà une forme de tourisme particulier.

20 GUICHARD-ANGUIS, S., Les

monastères dans la ville japonaise

c o n t e m p o r a i n e, in Géographie et

Cultures n°3, Paris, 1992 p. 119-

13121 Idem, p. 120

29

2.2.2. Les monastères

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Il y a environ 80’000 monastères au Japon aujourd’hui. Certains sontclassés monument historique, ce qui les protège des assauts del’urbanisation, mais la plupart ne disposent pas de ce privilège. Aussi,les supérieurs de ces monastères s’interrogent sur leur place dans lasociété civile. Le bouddhisme japonais actuel subit deux typed’évolution : la pratique devient individuelle alors qu’elle étaitfamiliale auparavant ; et le sentiment religieux se réduit bien souventau culte des ancêtres, le bouddhisme des funérailles. Chaque familleayant l’obligation d’être inscrite dans un monastère pour avoir droit àune sépulture, cela constitue le plus souvent le dernier lien qui relieles citadins à leur monastère. Les funérailles représentent pour lessupérieurs une source de revenus très importante. Or, la tendance vavers un abandon des traditions ancestrales, petit à petit les familles sedétournent des monastères pour s’en remettre aux établissementshospitaliers pour ce qui concerne les décès. La plupart des monastèresse trouvent donc dans une situation financière difficile, l’entretien desbâtiments et des espaces verts est abandonné faute de moyens, lessupérieurs sont contraints de faire recours à un second emploi dansl’administration ou l’enseignement pour subvenir aux besoins de leurmonastère.On assiste à des tentatives de désenclavement, les monastères étantréduits à être des maisons des morts. On y organise des séminaires oudes concerts, on tente d’en faire de nouveaux pôles culturels urbains.L’auteur souligne le caractère très pragmatique du bouddhismejaponais qui laisse très peu de place aux situations figées.

En Europe, les monastères de villes sont fréquemment des bâtimentsclassés et bénéficient ainsi souvent de l’aide des collectivitéspubliques pour leur entretien. Ont-ils pour autant conservé leurcaractère sacré ou ne constituent-ils pas seulement une relique de lasplendeur passée de nos villes ? Il paraît évident que les deux axesdéfinis par S. Guichard-Anguis pour comprendre l’influence desmonastères sur les villes japonaises peuvent être utilisés ici. Laprésence physique, par des clochers, de hauts murs, des cloîtres,marque la ville et ses habitants qui y sont attachés. La présencespirituelle d’un monastère, son importance purement sacrée pour lesurbains est beaucoup plus difficile à évaluer.« Aménager une oasis au cœur du désert des mégapoles modernes »,tel était le vœu qu’exprimait un moine des Fraternités monastiques deJérusalem, lors d’une émission de télévision. Sa congrégation -catholique - a pour vocation d’œuvrer en milieu urbainexclusivement. « En réponse à un appel de l’Eglise d’aujourd’hui et àune attente du monde de ce temps, si profondément marqué par lephénomène urbain, les frères et sœurs de Jérusalem ont pour vocationparticulière de vivre au cœur des villes, au cœur de Dieu. »22 Il s’agitde se mettre au service des nécessiteux, tant au niveau spirituel quematériel. Les religieux travaillent à temps partiel comme salariés,avec des laïcs, et réservent le reste de leur temps à la contemplation età la prière. « Les frères et sœurs de Jérusalem vivent donc à la foisdans la rupture et la communion avec la ville. Ils visent à s’insérer enmilieu urbain mais sans s’y diluer, à s’en garder, mais sans en restercoupé. » «Séparés de tous pour être unis à tous», selon le grand adage

22 citations tirées du descriptif que

l’on trouve sur le site internet des

Fraternités de Jérusalem :

www.cef.fr/jerusalem

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

monastique. » « Ils n’ont pas de clôture murale. Leur monastère est laville. »L’oasis en question est-elle un monastère ? Au sens stricte,probablement pas, puisque les Fraternités de Jérusalem vivent dansdes logements citadins standards, loués. Cependant, la formule est àretenir, tant il est vrai qu’en plus d’un soutien moral et matériel, lesgens des villes ont certainement aussi besoin d’un lieu, d’un repère,d’un espace sacré qui ne se contente pas d’être un lieu de silence,mais aussi un lieu de vie. Quels sont les espaces qui, dans nos villesd’aujourd’hui, sont donneurs de sens et d’espoir à la fois grâce à leurarchitecture, leur ambiance et grâce aux gens qui les habitent ? Lesmonastères semblent remplir ce rôle.

Notre société sécularisée construit encore des lieux sacrés. Lesarchitectes continuent à réaliser des églises, des lieux de prières, voiredes monastères. Pensons à la chapelle de Ronchamp ou au monastèrede la Tourette de Le Corbusier, pensons à l’église de Fusio au fond duVal Maggia (Tessin) et à la cathédrale d’Evry que Mario Botta aconçus. Tant dans les villes que dans lescampagnes les plus reculées, denouveaux espaces sacrés naissentrégulièrement. Intéressons-nous à ceslieux que l’on crée pour répondre auxbesoins de spirituel, de religieux, deculturel et, sans doute parfois, de sacré,que manifestent les populationsurbaines.Evry est une des cinq villes nouvelles dela région parisienne. Construite dans lesannées ‘75-85, i l manquait à cetteagglomération de 80 000 habitants unlieu de culte d’importance, siège del’évêque. Il faut dire que la hiérarchiecatholique hésitait à « imposer l’Eglise à la population nouvelle (...) »et que les protestants rechignaient à mettre un signe distinctif sur leurbâtiment.23 La ville nouvelle était dépourvue des repères habituels dela culture et de l’architecture judéo-chrétienne. L’évêque, MgrHerbulot, nommé en 1978, s’est pourtant rendu compte qu’ilmanquait une présence visible de l’Eglise dans la ville. C’est à MarioBotta que sera confiée la construction de « la cathédrale de laRésurrection Saint Corbinien, première cathédrale du XXIe siècle »24.Elle sera édifiée dans le centre de la Ville Nouvelle, à côté de l’Hôtelde Ville, de la Chambre de Commerce et de l’Université. Botta seraretenu pour sa maîtrise de la brique, matériau choisi pour le centreville (cf. illustration de la cathédrale). Dès les premières esquisses, ilétudie une forme de cylindre taillé en biseau. La construction estachevée en 1995 ; elle aura duré moins de trois ans.Construite en pleine ville nouvelle, la cathédrale d’Evry est lesymbole de ces espaces sacrés qui ne sont pas des héritages du passé.Lorsque les villes nouvelles ont été conçues, les urbanistes avaientprévu de laisser à l’Eglise des terrains de choix. Celle-ci n’en a pas

2 3 DEBIÉ, F., VÉROT, P.,

Urbanisme et art sacré, Paris,

1991, p. 22424 C’est ainsi qu’elle est présentée

dans la publicité y relative,

notamment sur le site internet du

diocèse : www. cef.fr/evry/

cathedrale

31

2.2.3. Les nouveauxlieux sacrés

figure 9 : Notre-Dame du

Haut à Ronchamp.

Oeuvre de Le Corbusier

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voulu dans un premier temps. Elle préféraitagir discrètement dans ces cités où lestraditions chrétiennes sont mal implantées, où,plus qu’ailleurs, les traditions religieusesdifférentes se croisent et se superposent. Alorsqu’on pensait que la population rejetterait touteidée de construction monumentale, elle a aucontraire appelé de ses vœux une cathédrale.L’édifice répond, semble-t-il, à un besoinvéritablement populaire, puisque l’ensembledes habitants, à commencer par les non-pratiquants et les non-catholiques, l’exprimait.Mario Botta, tenant compte de cette demande,semble être parvenu à créer un lieu qui fait senspour la population métissée d’Evry : « J’aipensé au projet de la «Maison de Dieu» avecl’espoir de construire la Maison de l’Homme, »dit-il.

Les nouveaux lieux sacrés se situant dans lesvilles occidentales sont aussi souvent d’ungenre nouveau. Dans une ville où lescommunautés ethniques et religieuses sonttoujours plus nombreuses et diverses, lesespaces sacrés semblent s’adapter à une nouvelle inter- c u l t u r a l i t é .C’est le cas à Lausanne, par exemple, où la communauté orthodoxeroumaine a ouvert, en janvier 1996, une chapelle dans le sous-sol dutemple protestant de Montriond. Il pourrait s’agir d’une premièreœcuménique mondiale, selon les termes d’un des pasteurs de laparoisse25. Les transformations du sous-sol de l’austère bâtiment desannées ‘60 ont été co-financées par les communautés réformée etorthodoxe et la Ville de Lausanne. Le résultat est une superpositioninsolite de rigueur protestante et d’exubérance orthodoxe.C’est la cas dans l’aéroport international de Genève-Cointrin, où unlieu de recueillement inter-religieux a remplacé la chapelle chrétienne,lors des travaux de rénovation de 1995. Il s’agit d’une pièce de sixmètres sur cinq destinée aux voyageurs de toutes les traditionsreligieuses. On y trouve le Coran et un tapis de prière, la Bible et destextes hindous. Par contre aucun signe, type croix ou autre symbole.Les utilisateurs semblent s’accommoder de cette situation 2 6,puisqu’ils n’utilisent le lieu que pour une courte durée de méditationavant le voyage. Le lieu de recueillement est avant tout un espace desilence, dans lequel le voyageur vient chercher un peu de répit, àl’écart du tumulte de l’aéroport. A la question : « considérez-vous celieu comme un espace sacré ? », la majorité de personnes interrogéesrépondent non. D’ailleurs, les utilisateurs n’éprouvent pas le besoinde changer leur comportement en pénétrant dans le local. Pour qu’ilsoit considéré comme sacré, le lieu devrait probablement bénéficier dela présence d’un prêtre ainsi que de symboles religieux, mais ilperdrait ainsi son caractère inter religieux. « Un espace est sacré aumoment où on le considère comme sacré » a déclaré l’une despersonnes interrogées, ce qui montre à quel point la notion

2 5 Journal de Genève et Gazette

de Lausanne du 27.01.96 et 24

Heures du 29.01.96, voir en

annexe n° 5.42 6 Interviews effectuées par

BAERTSCHI, M., GIRARD, J.-

C., Le dialogue interreligieux,

Mémoire STS-Département

d’architecture EPFL, 1997 (non-

publié)

32

photo 4 : maquette de la

cathédrale d’Evry de

l’architecte Mario Botta

(tiré de VEROT & DEBIE,

op. cit., couverture)

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d’appropriation personnelle de l’espace est importante. La création denouveaux lieux de l’inter-religieux se heurte à la difficulté de lesrendre sacré. Les architectes et les aménagistes se trouventactuellement devant un défi difficile à relever qui consiste à réinventerdes espaces sacrés qui à la fois respectent l’identité et la liberté dechacun et qui tiennent compte du besoin de sacré de chaque culture.Le risque, comme le souligne Bernard Reymond2 7, est que cesespaces deviennent des corps étrangers dans les villes qui lesaccueillent.

La rénovation de l’Eglise Santa Maria in Domnica alla Navicella deRome a été confiée à l’architecte Ludovico Micara. Prenant acted’une baisse de fréquentation des églises, Micara a tenté de créer unespace sacré indépendant, dans ses images et ses formes, des valeursde la communauté destinée à le fréquenter. Le but était de faire de celieu « un espace qui parle à tout le monde, indépendamment de la foireligieuse, de la nationalité ou de la classe sociale »28. L’architecte nepréjuge cependant pas de la réussite de son projet, mais il faitl’hypothèse que l’espace sacré, outre à constituer le point de rencontrereligieuse d’une communauté spécifique, peut aussi servir de cadre àun moment d’écoute, de réflexion, de concentration dans la vie agitéede la ville.Pour renforcer son hypothèse, Micara étudie des édifices dédiés à unculte particulier et qui, au cours de l’histoire, ont changé de religion.C’est le cas de la Basilique Sainte-Sophie d’Istanbul ou de la GrandeMosquée de Cordoue. Il montre que ces édifices, passant duchristianisme à l’islam ou l’inverse, conservent des traits communs. Ilexiste des formes architecturales constantes, comme la coupole parexemple. En général, ce sont des bâtiments plus hauts que les autres,illuminés de façon non-uniforme, avec des zones d’ombre et d’autresilluminés d’en haut. Qu’il soit croyant ou non, le visiteur ressent laparticularité de ce genre d’espace, le silence et la tranquillitérésonnent en lui. Un espace sacré relativement indépendant desvaleurs de la communauté qui le fréquente semble être une hypothèsevalable, pour autant qu’on le distingue de l’espace liturgique, plusstrictement lié aux rites de la communauté. L’exemple de la mosquéede la ville arabo-musulmane illustre ce postulat. C’est « un édific e -place, un espace publique de rencontre immergé dans le tissu urbain,fortement innervé de parcours, de passages et perméable par des accèsouverts dans plusieurs directions. »29

A Rome, l’église d’origine paléochrétienne à rénover devait à la foispouvoir parler aux fidèles, pour qui les rites communautaires et lessymboles liturgiques doivent être respectés, et aux visiteurs, pour quiles rites ne signifient plus rien, mais qui peuvent être touchés par laspiritualité du lieu. Sans entrer ici dans les solutions architecturalesproposées, il semble bien que Micara soit parvenu à redonner à SantaMaria un caractère d’espace sacré consensuel.

Markus Baertschi et Jean-Claude Girard, diplômants en architecture àl’EPFL, ont aussi tenté de relever le défi en proposant un projet decentre inter-religieux à Genève3 0. La cohabitation de plusieursreligions dans un même espace n’est pas chose aisée, surtout si l’on

2 7 REYMOND, B., E n t r e

différence et monumentalité.

L’architecture religieuse et le défi

u r b a i n, in NADEAU, J. G., L e s

défis de la ville à la Théologie

pratique, Actes du Congrès

interdisciplinaire de Théologie

p r a t i q u e, Université de Montréal,

22-25 août 1995 2 8 MICARA, L., Id e n t i t à ,

individualzione, incontro: la

spazio sacro nella città

m u l t i e t n i c a, in La città

multietnica: lo spazio sacro,

Venezia, 1995 p. 120 (nous

traduisons)29 Idem, p. 126 (nous traduisons)3 0 BAERTSCHI, M., GIRARD,

J.-C., Bâtir pour casser des murs,

la Maison du dialogue

interreligieux à Genève,

Programme architectural du travail

de diplôme, Lausanne, 1997 (non-

publié)

33

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Le sacré et l’espace : des lieux du sacré urbain

espère voir les fidèles pratiquer la prière en commun. Il existecependant des expériences fructueuses en la matière, telle que laPlate-forme Inter-religieuse de Genève, bien qu’elle ne concernequ’un petit nombre de personnes. Cette institution ne possédant pasde lieu de rencontre, les architectes se proposent d’en créer un. Ils’agirait d’un centre situé entre le quartier des institutionsinternationales et les Pâquis, dans un îlot de verdure, le long d’unparcours piétonnier. Le bâtiment comporterait deux parties : une zonedite communautaire où se situeraient « tous les espaces favorisant leséchanges humains et intellectuels » et une zone dite spirituellecontenant « le lieu de recueillement, symbole de la cohabitation et del’échange spirituel ». Pour la seconde partie du bâtiment, tentantd’éviter les pièges du syncrétisme, les architectes proposent un espacetrès sobre, d’un seul tenant, dans lequel chacun devrait se sentiraccueilli, quelle que soit sa tradition religieuse. La tentation estpourtant grande d’utiliser la symbolique des grandes religions : « Si la composition en plan tendra vers un polymorphisme sans centredominant, nous aurons à résoudre le problème de l’unité. Nouspensons travailler au moyen de trois éléments symboliques utiliséslors de la construction des lieux sacrés dans différentes religions. Lepremier est la structure qui représente par l’expression de sa stabilitéla perfection divine. Le deuxième est la lumière prise au sens de refletdu cosmos comme création première. Enfin, la troisième est le silencereflétant la présence sur terre du Divin. Nous ne ferons pas intervenird’iconographie ou de point focal. »31

Le but, s’appuyant sur des principes définis par Le Corbusier, est queles visiteurs qui pénètrent dans le lieu de recueillement soientenveloppés par une ambiance apte à faire naître le sentiment du sacré,et non intéressés intellectuellement par telle ou telle représentationgraphique. Aucun signe permettant d’identifier l’une ou l’autre desreligions n’apparaîtra, la sacralité du lieu devant être transmise parune architecture basée sur une symbolique cosmique.Les éléments symboliques retenus sont les quatre points cardinaux,l’eau, les arbres (le repère, la pureté, le cosmos, la vie). Un soinparticulier est accordé au seuil, afin de bien marquer la transition entrele monde extérieur et ce lieu où l’on devrait entrevoir le Tout-Autre.Les matériaux utilisés devront porter la trace de la transformationqu’ils auront subie, afin de symboliser le passage du chaos àl’organisation du cosmos. Le bâtiment ne devra pas être monumental,afin que les visiteurs se sentent libres dans leur pratique de l’espace. Ilsera planté au milieu des arbres, comme un lieu de passage, une étapedans un cheminement urbain. En prolongement du lieu derecueillement, la zone communautaire comprendra une bibliothèque,un restaurant et des locaux administratifs.Le projet est ambitieux, bien conçu, intellectuellement trèsintéressant. Ce travail a été primé par la Société d’Ingénieurs etArchitectes (SIA), c’est dire son indéniable qualité architecturale. Onpeut cependant se demander s’il est possible de rendre un espacesacré par la magie de l’architecture. Pour le savoir, encore faudrait-ilque ce projet puisse être réalisé, ce qui ne paraît malheureusement pasdevoir être le cas dans les années à venir.

3 1 BAERTSCHI, M., GIRARD,

J.-C., Bâtir pour casser des murs,

op. cit., p. 19-20

34