les tableaux de loge - réflexion bnf

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Les tableaux de loge : le secret est dans l'image par Dominique Jardin « Que signifie la bordure du tapis ? – Elle sert à renfermer les emblèmes mystérieux des francsmaçons, et désigne la différence extrême qui est entre les choses sacrées et les choses profanes. » Le tableau est à la loge ce que le tablier est au francmaçon Le tableau, ou « tapis de loge », maçonnique est un objet tout à fait particulier et rare. Il porte, de manière organisée, des motifs symboliques compréhensibles par les seuls maçons. On peut établir un parallèle entre tableau et tablier : leurs iconographies sont souvent identiques, et le commentaire d’un tableau peut s’appliquer aussi au tablier du grade maçonnique correspondant. Les deux objets participent de ce qu’il y a de moins accessible au profane, car, essentiels lors du travail maçonnique, ils sont repliés, roulés et soustraits au regard en dehors des tenues. Le tableau construit une cosmogonie initiatique Dans le temple maçonnique, le tableau délimite un espace sacralisé et détermine un temps initiatique. Le plus souvent, une toile peinte représente aujourd’hui le tableau. Sa mise en place au milieu du temple et au moyen d’un rituel précis inaugure chaque commencement du travail maçonnique et isole cette activité du monde profane. Dans les premiers temps de la francmaçonnerie, la présence d’un tableau de loge permettait de transformer n’importe quelle salle en temple maçonnique. La forme du tableau correspond à un rectangle posé sur le pavé mosaïque et appelé « carré long » par les maçons ; elle évoque bien sûr la loge ellemême. Dans le cas de tableaux tracés à la craie, ils sont effacés à la fin de la tenue. Le rituel construit, grâce au tableau, un temps anhistorique qui échappe donc au temps historique et un espace qui s’est progressivement sanctuarisé, puisque, dans la plupart des rites, on ne saurait aujourd’hui fouler le tapis de loge. Les trois piliers qui entourent le tableau, surmontés très tôt de chandeliers, sont allumés de manière particulière lors de l’ouverture de la loge afin de rendre actif le tableau selon une logique analogue à celle de l’ouverture de la bouche des statues dans l’Égypte ancienne ou des panneaux de retable pendant un office religieux. Les officiers « réactivent » ainsi la lumière intérieure que chaque maçon reçoit lors de son initiation, et ils recréent en même temps symboliquement l’univers. Cependant, l’allumage rituel des chandeliers, au moyen de circumambulations, n’est pas attesté avant 1778. Les premiers tableaux portent déjà le Soleil et la Lune de la Genèse, qui « gouvernent le jour et la nuit », identifiés comme les lumières de la loge dès 1744. La loge maçonnique et le tableau représentent le temple de Salomon mais aussi le temple universel, l’univers entier qui enveloppe « le temple particulier du corps humain ». Le temple devient ainsi le symbole à la fois du macrocosme universel et du

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Tableaux de Loge histoire

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Page 1: Les Tableaux de Loge - Réflexion BNF

Les tableaux de loge : le secret est dans l'imagepar Dominique Jardin

« Que signifie la bordure du tapis ? – Elle sert à renfermer les emblèmesmystérieux des francs­maçons, et désigne la différence extrême qui est entre leschoses sacrées et les choses profanes. »

Le tableau est à la loge ce que le tablier est au franc­maçon

Le tableau, ou « tapis de loge », maçonnique est un objet tout à fait particulier et rare.Il porte, de manière organisée, des motifs symboliques compréhensibles par les seulsmaçons. On peut établir un parallèle entre tableau et tablier : leurs iconographies sontsouvent identiques, et le commentaire d’un tableau peut s’appliquer aussi au tablierdu grade maçonnique correspondant. Les deux objets participent de ce qu’il y a demoins accessible au profane, car, essentiels lors du travail maçonnique, ils sontrepliés, roulés et soustraits au regard en dehors des tenues.

Le tableau construit une cosmogonie initiatiqueDans le temple maçonnique, le tableau délimite un espace sacralisé et détermine untemps initiatique. Le plus souvent, une toile peinte représente aujourd’hui le tableau.Sa mise en place au milieu du temple et au moyen d’un rituel précis inaugure chaquecommencement du travail maçonnique et isole cette activité du monde profane. Dansles premiers temps de la franc­maçonnerie, la présence d’un tableau de logepermettait de transformer n’importe quelle salle en temple maçonnique. La forme dutableau correspond à un rectangle posé sur le pavé mosaïque et appelé « carré long »par les maçons ; elle évoque bien sûr la loge elle­même. Dans le cas de tableauxtracés à la craie, ils sont effacés à la fin de la tenue.Le rituel construit, grâce au tableau, un temps anhistorique qui échappe donc autemps historique et un espace qui s’est progressivement sanctuarisé, puisque, dansla plupart des rites, on ne saurait aujourd’hui fouler le tapis de loge. Les trois piliersqui entourent le tableau, surmontés très tôt de chandeliers, sont allumés de manièreparticulière lors de l’ouverture de la loge afin de rendre actif le tableau selon unelogique analogue à celle de l’ouverture de la bouche des statues dans l’Égypteancienne ou des panneaux de retable pendant un office religieux. Les officiers« réactivent » ainsi la lumière intérieure que chaque maçon reçoit lors de soninitiation, et ils recréent en même temps symboliquement l’univers. Cependant,l’allumage rituel des chandeliers, au moyen de circumambulations, n’est pas attestéavant 1778. Les premiers tableaux portent déjà le Soleil et la Lune de la Genèse, qui« gouvernent le jour et la nuit », identifiés comme les lumières de la loge dès 1744.La loge maçonnique et le tableau représentent le temple de Salomon mais aussi letemple universel, l’univers entier qui enveloppe « le temple particulier du corpshumain ». Le temple devient ainsi le symbole à la fois du macrocosme universel et du

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microcosme humain comme le tableau de loge figure le temple maçonnique au centreduquel il se trouve. Le tableau représente le temple de Salomon et les symboles de chaque gradeEn fait, le tableau de loge « est » la loge, et, au sein du rite écossais rectifié,l’expression significative prononcée par le vénérable maître « Mes frères, formez laloge » invite les maçons à se réunir autour du tableau. De la même manière, autroisième grade du rite français, les vénérables maîtres s’assemblent autour dutableau pour former la « chambre du milieu ». La corde à nœuds qui entoure le borddu tableau correspond aussi à la chaîne d’union formée par les maçons autour dutableau à la fin de la tenue.Lors de la tenue qui réunit les francs­maçons, l’espace du temple maçonniques’identifie au chantier du temple de Salomon, et le tableau représente ce temple. Laréférence au temple de Salomon est déjà mentionnée dans le manuscrit Cooke, etson iconographie est complétée aux XVIIe et XVIIIe siècles par des outils deconstruction et des éléments cosmiques comme l’étoile, les points cardinaux, leSoleil et la Lune.Le tableau de loge représente aussi les autres symboles clés du grade maçonniqueauquel se déroulent les « travaux », c’est­à­dire les échanges dans le temple.Il « fonctionne » ainsi comme un aide­mémoire, répertoire spécifique de cessymboles pour chacun des grades. Pour s’approprier le tableau de loge, le maçonutilise implicitement la technique de l’art de la mémoire qui fait voyager le regard desymbole en symbole, selon un parcours précis. Ce système complexe est fondé surl’idée qu’on se rappelle en général plus facilement ce que l’on voit que ce que l’onentend, et qu’il est utile de visualiser ce que l’on souhaite mémoriser. L’art de lamémoire repose sur la spatialisation architecturale des données et des idées àmémoriser. Les images peuvent ainsi être mentalement effacées et remplacées pard’autres pour les grades suivants. Cet art s’exprime surtout à la Renaissance, lorsquel’attrait pour la rhétorique va de pair avec l’intérêt accordé à l’hermétisme. Lavisualisation de ces images matérialise un véritable voyage intellectuel et initiatique :le regard se promène sur le tableau de loge, lieu de stockage des symboles qui donneà voir ce que le catéchisme maçonnique transcrit en questions­réponses.

Le secret du tableau est dans l'imageC’est pourquoi seuls les maçons initiés au grade considéré peuvent voir le tableaudurant le temps de la tenue, se l’approprier et le comprendre selon une quêteherméneutique qui les fait voyager de symbole en symbole, de signification ensignification. Ces significations, que l’historien peut repérer et relever, sont en effet

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feuilletées et emboîtées les unes dans les autres selon le procédé de la mise enabyme et se complètent selon les grades. Ainsi, les colonnes Jakin et Boaz dutemple de Salomon aux grades bleus deviennent les colonnes de Seth ou d’Hermèsou encore la colonne de marbre blanc abritant les secrets de la création au vingt etunième grade du rite écossais ancien et accepté (grade de noachite ou chevalierprussien). Les images, en apparence anodines et très simples, construisent souventtout un système de renvois, d’un grade à l’autre, d’une cérémonie à l’autre, selon unegrammaire à laquelle le maçon non attentif ou non accompagné n’a pratiquement pasaccès. Le secret ou les secrets sont ainsi déposés dans l’image « chargée » desymboles et apte à mettre de la force en signes.Lors de son initiation, l’impétrant pénètre dans la loge en montant concrètement lesmarches dessinées sur le tableau, puis, au XVIIIe siècle, il le traverse probablementpour aller prêter serment à l’orient. Les maçons regardent au centre de l’espace rituelune représentation de ce qui les entoure en réalité.Le découpage du tableau en deux ou trois compartiments sépare assez souvent unespace céleste, un espace terrestre identifié par le pavé mosaïque et un espaceintermédiaire, celui de la scène maçonnique. Sur les tableaux qui présentent toutl’espace de la loge, ces deux lieux – terrestre et intermédiaire – sont l’espace,horizontal, du tableau de loge posé au sol – le plan – et celui, vertical, de l’orient – l’élévation identifiée au supraterrestre. Dans tous les cas, la porte du temple,représentée tout en bas du tableau, détermine un point de fuite qui trace laperspective du regard. L’image du tableau donne ainsi accès à différents lieux dutemple, mais aussi et selon les grades à différents temples et espaces emboîtés. L’origine des tableaux est assez énigmatiqueLes premiers tableaux de la maçonnerie spéculative connus datent du début desannées 1740. Il reste quelques exemplaires anciens de tableaux de loge des troispremiers grades dits « bleus ». On peut citer ceux de Vienne, Dôle, La Charité­sur­Loire ou Sète. Les tableaux des hauts grades, au­delà du troisième grade, concernentpeu de maçons et n’ont pratiquement pas été conservés, si ce n’est quelques sériesextraordinaires, comme celles des tableaux des loges de Mons (Belgique) ou dePerpignan (France). En revanche, des recueils d’esquisses ou de dessins aquarellésanciens de ces tableaux sont dispersés dans des bibliothèques ; ils servaient d’aide­mémoire ou de projets de tableaux réels qui, pour certains, n’ont peut­être jamaisexisté concrètement. Chez les opératifs médiévaux, l’épure gravée ou « battue » surune aire de la chambre aux traits (la pièce parfois construite sur un chantier pourabriter les épures), à l’aide de cordeaux colorés qui, pincés, vont imprimer un dessinsur le sol, préfigure peut­être le tableau. Une autre origine possible des tableaux deloge, mais moins directe, serait celle du tapis chrétien oriental, en particulierarménien, au haut Moyen Âge.L’idée de séparer un espace sacralisé d’un espace profane est présente dans lanotion même de temple. Chez les juifs, le temple sépare ce qui est pur de ce qui estimpur ; chez les musulmans, le tapis de prière peut être considéré comme un templeportatif.Bien qu’il n’y ait aucun rapport direct entre eux, on a pu aussi comparer le tableau deloge aux mandalas tibétains. Comme eux, il comprend des portes orientées, desenceintes. Les mandalas comportent des cercles protecteurs de l’éther, de l’air, dufeu, de l’eau, de la terre. Les moines tracent leur diagramme de base à l’aide de larègle et du compas. Des sables très fins de couleur sont disposés sur ce diagrammede manière à composer une cosmogonie très complexe qui propose une analogieentre l’homme et le cosmos selon le corps, la parole et l’esprit et sous la forme d’un

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palais. La cérémonie d’initiation, cette fois, consiste à faire entrer mentalement lenéophyte, auquel on débande les yeux, dans le mandala avant de le lui faire « lire ».Les mandalas sont, depuis le XVIe siècle au moins, transcrits sur des toiles peintes. Les sources et les influences des motifs symboliques du tableauLes auteurs des rituels maçonniques et des tableaux de loge puisent dans troisgrands types de courants de pensée pour construire leur iconographie. Le premiercourant, l’héritage opératif, est repérable par les outils des maçons de métier, àcommencer par l’équerre et le compas, immédiatement visibles sur les imageset, aucontraire, très discrets ou absents dans les textes des rituels des hauts grades. Ledeuxième courant, les influences religieuses, intéressent, selon les grades, l’AncienTestament et le Nouveau Testament. Elles se déclinent de manière différenciée selonles époques : référence à Noé (noachisme), au mobilier du temple de Jérusalem etaux emblèmes religieux (trinitaires, jésuites…). L’image montre la particularité decertains emprunts ou au contraire se présente comme une copie quasi systématiquede pièces iconographiques religieuses de l’époque, tels les faire­part de décès, lesvignettes de dévotion, les illustrations des livres de piété ou d’histoire religieuse. Letroisième courant, les sources ésotériques, peuvent être illustrées à titre d’exemplepar l’importance de l’imagerie alchimique dans la construction d’un répertoire demotifs, géométriques ou figuratifs. On peut retrouver le « montage » d’empruntsréalisés auprès de l’iconographie alchimique et recyclés dans le symbolismemaçonnique à travers l’exemple d’un tableau de loge de chevalier du Soleil, futurvingt­huitième grade du rite écossais ancien et accepté. Les tableaux présententégalement tout un bestiaire où dominent les oiseaux (aigle, pélican, phénix) mais oùl’on retrouve aussi des animaux plus inattendus, comme le singe (Thot) ou les lions.Planètes et métaux, ainsi que Soleil et Lune, marquent tout autant l’iconographie destableaux que l’équerre et le compas. Les recueils d’emblèmes, l’héraldique proposentencore d’autres gisements de sources d’inspiration pour les illustrateurs de tableaux.La recherche historique tente actuellement de pointer systématiquement ce type desources, l’ésotérisme des emprunts redoublant leur caractère secret. L’iconographie des tableaux de loge fixe des motifs qui ont parfois disparu des rituelset en propose une sorte d’archéologie­échographie. Ainsi, les motifs de l’angélologie,des signes magiques et/ou religieux restent fi par les images des tableaux qui serépondent les unes aux autres et invitent à de véritables voyages dans lessignifications. L’iconographie ancienne transforme, souligne et sélectionne en fait desmoments essentiels des rituels maçonniques et invite à les lire autrement. Le regardde l’historien porté sur les tableaux est un regard « substitué » précieux qui doitcependant rester modeste. S’il peut aider à saisir une dimension importante del’iconographie des tableaux de loge, l’étude de ces derniers renvoie plus que jamais àune lecture pluridisciplinaire, historique, symbolique, religieuse et philosophique. Cesregards croisés ne sauraient, de toute manière, épuiser les significations de laréception de ces tableaux par les maçons du XVIIIe siècle, c’est­à­dire en particulierleur dimension initiatique, car « le livret ne contient jamais l’opéra », et, de ce théâtre,nous ne voyons que le décor.