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Tabledesmatières

Couverture

Pagedetitre

Tabledesmatières

Pagedecopyright

DUMÊMEAUTEUR

Avant-propos

Notesurlecomparatisme

PREMIÈREPARTIE-DELATUTELLEAUCONTRAT

CHAPITREPREMIER-Laprotectionrapprochée

CHAPITREII-Lasociétécadastrée

CHAPITREIII-Indignesalariat

CHAPITREIV-Lamodernitélibérale

DEUXIÈMEPARTIE-DUCONTRATAUSTATUT

CHAPITREV-UnepolitiquesansÉtat

CHAPITREVI-Lapropriétésociale

CHAPITREVII-Lasociétésalariale

CHAPITREVIII-Lanouvellequestionsociale

CONCLUSION

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Michel
Zone de texte
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Je dédie ce travail de la mémoire à mes parents et à celles et à ceuxauxquels,hiercommeaujourd'hui,unavenirmeilleuraétérefusé.L'écrituren'estpasseulementuneentreprisesolitaire,surtoutlorsqu'elle

se déploie dans la durée. Mon parcours a croisé beaucoup d'autresitinéraires, et j'ai contracté demultiples dettes. Je ne saurais les nommertoutes.Cependant,simesinterlocuteurslesplusnombreuxfurentdeslivres,jedoisbeaucoupaux témoignagesdeceuxquiaffrontentau jour le jour lamisère du monde. Mes activités au Groupe d'analyse du social et de lasociabilité et au Centre d'étude des mouvements sociaux, ainsi que monséminaireàl'Écoledeshautesétudesensciencessocialesontétél'occasiond'échanges féconds avec collègues et étudiants. J'ai tenu compte desremarquesetcritiquesdespersonnesquiontbienvoululirecetravailavantqu'il soit achevé, en particulier Bernard Assicot, Colette Bec, MoniqueBenard, Christine Filippi, Jean-François Laé, Catherine Mevel, NumaMurard, Albert Ogien, Giovanna Procacci, Christian Topalov. JacquesDonzelot a exercé sa vigilance critique tout au long de l'entreprise etl'économie de l'ouvrage doit beaucoup à nos discussions. Je remercieégalementPierreBirnbaumetDenisMaravalquiontaccueillicelivreaveccélérité et sympathie. Merci aussi à Emma Goyon pour son inlassablepatienceàtaperlesmultiplesversionsdumanuscrit.

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Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société detravailleurssanstravail,c'est-à-direprivésdelaseuleactivitéqui leurreste.Onnepeutrienimaginerdepire.

HannahARENDTJ'aimerais que les spécialistes des sciences sociales voient pareillement

dans l'histoire unmoyen de connaissance et de recherche. Le présent n'est-ilpasplusqu'àmoitiélaproied'unpasséobstinéàsurvivre,etlepassé,parsesrègles, ses différences et ses ressemblances, la clef indispensable de touteconnaissanceduprésent?

FernandBRAUDELSiloinquenousremontionsdansletemps,nousneperdonsjamaisleprésent

devue.ÉmileDURKHEIM

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Avant-propos

Ilm'asembléqu'encestempsd'incertitude,lorsquelepassésedérobeetquel'avenir est indéterminé, il fallait mobiliser notre mémoire pour essayer decomprendre le présent. Sans doute les grandes fresques, comme les grandssystèmes,nesontplusdemode.Maispeut-onéconomiserunlongdétoursil'onveutsaisirlaspécificitédecequiarrivehicetnunc?Parexemple,lasituationactuelleestmarquéeparunébranlementquia récemmentaffecté laconditionsalariale : le chômage massif et la précarisation des situations de travail,l'inadéquation des systèmes classiques de protection à couvrir ces états, lamultiplication d'individus qui occupent dans la société une position desurnuméraires, « inemployables », inemployés ou employés d'une manièreprécaire,intermittente.Désormais,pourbeaucoup,l'avenirestmarquédusceaudel'aléatoire.Mais qu'est-ce qu'une situation aléatoire, et à partir de quels critères

s'apprécie-t-elle ? Nous oublions que le salariat, qui occupe aujourd'hui lagrandemajorité des actifs, et auquel se rattachent la plupart des protectionscontre les risques sociaux, a longtemps été une des situations parmi les plusincertaines, et aussi les plus indignes et les plusmisérables.On était salariélorsqu'onn'étaitrienetquel'onn'avaitrienàéchanger,hormislaforcedesesbras.Quelqu'untombaitdanslesalariatquandsonétatsedégradait : l'artisanruiné,letenancierquelaterrenenourrissaitplus,lecompagnonquinepouvaitdevenir maître... Être ou tomber dans le salariat, c'était s'installer dans ladépendance, être condamné à vivre « au jour la journée », se trouver sousl'emprise du besoin. Héritage archaïque, qui fait des premières formes desalariat des manifestations à peine euphémisées du modèle de la corvéeféodale.Maisiln'estpaspourautantsilointain.Serappelle-t-on,parexemple,queleprincipalpartidegouvernementdelaIIIeRépublique, lePartiradical,inscrit encore à son programme lors de son congrès deMarseille, en 1922,«l'abolitiondusalariat,survivancedel'esclavage1»?Ce n'est pas une mince affaire que d'essayer de comprendre comment le

salariat est parvenu à remonter ces fantastiques handicaps pour devenir danslesannées1960lamatricedebasedela«sociétésalariale»moderne.Mais

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tenter d'en rendre compte n'est pas seulement un souci d'historien. Lacaractérisation socio-historique de la place occupée par le salariat estnécessaire pour prendre la mesure de la menace de fracture qui hante lessociétés contemporaines et pousse au premier plan les thématiques de laprécarité,delavulnérabilité,del'exclusion,delaségrégation,delarelégation,deladésaffiliation...S'ilestvraiquecesquestionssontrelancéesdepuisunevingtaine d'années, elles se posent après et par rapport à un contexte deprotections antérieures, après que se furent lentement imposés de puissantssystèmesdecouverturederisquesgarantisparl'Étatsocialàpartir,justement,delaconsolidationdelaconditionsalariale.Lavulnérabiliténouvelle,définieetvécuesur fonddeprotections,estainsi toutedifférentede l'incertitudedeslendemainsquifut,àtraverslessiècles, laconditioncommunedecequel'onappelaitalorslepeuple.Desortequ'iln'yapasgrandsensàparleraujourd'huide«crise»sil'onneprendpasl'exactemesuredecettedifférence.Qu'est-cequidistingue-c'est-à-dire:quecomportentàlafoisdedifférentetdecommun- les anciennes situations de vulnérabilité de masse et la précaritéd'aujourd'hui, travaillée par des processus de décrochage par rapport à desnoyauxencorevigoureuxdestabilitéprotégée?Telestletyped'intelligibilitéquejevoudraisproduire.Sil'histoiretientune

si grande place dans cet ouvrage, c'est de l'histoire du présent qu'il s'agit :l'effortpourressaisirlesurgissementdupluscontemporainenreconstruisantlesystèmedestransformationsdontlasituationactuellehérite.Seretournerverslepasséavecunequestionquiestaujourd'huilanôtre,etécrirelerécitdesonavènement et de ses principales péripéties.C'est ce que je vais tenter, parceque le présent n'est pas seulement le contemporain. Il est aussi un effetd'héritage,etlamémoiredecethéritagenousestnécessairepourcomprendreetagiraujourd'hui.Mais de quels problèmes d'aujourd'hui s'agit-il de restituer la mémoire?

Progressivement,l'analysed'unrapportautravailestvenueprendreuneplacede plus en plus importante dans ce livre. Ce n'était pourtant pas le point dedépartdecetteréflexion.Audébut,ilyavait-etilreste-l'intentionderendrecomptedel'incertitudedesstatuts,delafragilitéduliensocial,desitinérairesdont la trajectoire est tremblée. Les notions que j'essaie de travailler - ladéconversion sociale, l'individualisme négatif, la vulnérabilité de masse, lahandicapologie, l'invalidation sociale, ladésaffiliation... -prennent sensdanslecadred'uneproblématiquedel'intégration,oudel'anomie(enfait,c'estuneréflexion sur les conditions de la cohésion sociale à partir de l'analyse de

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situationsdedissociation).L'objectifétaitdonc,etreste,deprendrelamesuredecettenouvelledonnecontemporaine:laprésence,apparemmentdeplusenplus insistante, d'individus placés comme en situation de flottaison dans lastructure sociale, et qui peuplent ses interstices sans y trouver une placeassignée. Silhouettes incertaines, aux marges du travail et à la lisière desformes d'échanges socialement consacrées - chômeurs de longue durée,habitants des banlieues déshéritées, allocataires du revenu minimumd'insertion,victimesdesreconversions industrielles, jeunesenquêted'emploiet qui se promènent de stage en stage, de petit boulot en occupationprovisoire... -, qui sont-ils, d'où viennent-ils, comment en sont-ils arrivés là,quevont-ilsdevenir?Cesquestionsnesontpasdecellesqueseposeclassiquementunesociologie

du travail, et mon intention n'est pas de les y faire entrer. Cependant, enm'efforçant de dépasser la description empirique de ces situations, il m'estapparuquel'analysed'unerelationautravail(ouàl'absencedetravail,ouderelations aléatoires au travail) représentait un facteur déterminant pour lesreplacerdans ladynamiquesocialequi lesconstitue. Jen'envisagepas ici letravail en tant que rapport technique de production, mais comme un supportprivilégié d'inscription dans la structure sociale. Il existe en effet, on levérifierasurlalonguedurée,unecorrélationforteentrelaplaceoccupéedansladivision socialedu travail et laparticipationaux réseauxde sociabilité etaux systèmes de protections qui « couvrent » un individu face aux aléas del'existence. D'où la possibilité de construire ce que j'appelleraimétaphoriquement des « zones » de cohésion sociale. Ainsi, l'associationtravail stable-insertion relationnelle solide caractérise une zone d'intégration.Àl'inverse,l'absencedeparticipationàtouteactivitéproductiveetl'isolementrelationnelconjuguentleurseffetsnégatifspourproduirel'exclusion,ouplutôt,commejevaisessayerdelemontrer,ladésaffiliation.Lavulnérabilitésocialeestunezone intermédiaire, instable,quiconjugue laprécaritédu travailet lafragilitédessupportsdeproximité.Bienentendu,cesassociationsne jouentpasd'unemanièremécanique.Par

exemple,pourdenombreuxgroupespopulaires,laprécaritédesconditionsdetravail a souvent pu être compenséepar la densité des réseauxdeprotectionrapprochéeprocuréspar levoisinage.Surtout, ces configurationsne sontpasdonnéesunefoispourtoutes.Qu'advienneparexempleunecriseéconomique,la montée du chômage, la généralisation du sous-emploi : la zone devulnérabilitésedilate,elleempiètesurcelledel'intégrationetellealimentela

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désaffiliation.La compositiondes équilibres entre ces« zones»peut ainsi -telle est du moins l'hypothèse que je vais m'efforcer de fonder - servird'indicateur privilégié pour évaluer la cohésion d'un ensemble social à unmomentdonné.Évidemment,ils'agitlà,audépart,d'unegrilleformelle.Seuleslesanalyses

qu'elle permettra de produire confirmeront sa validité. Deux remarquespréalables, cependant, pour éviter des contresens sur la portée d'une telleconstruction.Premièrement, cette grille de lecture ne recoupe pas exactement la

stratification sociale. Il peut exister des groupes fortement intégrés etfaiblementnantis.C'estparexemple lecasdesartisansdansunestructuredetype corporatiste qui assure généralement, en dépit de revenusmédiocres, lastabilité de l'emploi et des protections solides contre les principaux risquessociaux.Mieux:ilexisteuneindigenceintégrée,commecelledespopulationsassistées, pour laquelle l'absence de ressources suscite une prise en chargesous la forme d'une « protection rapprochée » (le chapitre I). La dimensionéconomiquen'estdoncpaslediscriminantessentiel,etlaquestionposéen'estpascelledelapauvreté,encorequelesrisquesdedéstabilisationpèsentpluslourdementsurceuxquisontdépourvusderéserveséconomiques.Sicenesontdonc pas les plus richement dotés qui sont au premier chef concernés, ce nesontpasnécessairementnonpluslesplus«pauvres»ou«lesplusdémunisentantquetels.Cesontplutôtlesrelationsexistantentrelaprécaritééconomiqueetl'instabilitésocialequ'ilfaudradégager2.Deuxièmement,lemodèleproposén'estpasstatique.Ils'agitmoinsdeplacer

des individus dans ces « zones » que d'éclairer les processus qui les fonttransiterdel'uneàl'autre,parexemplepasserdel'intégrationàlavulnérabilité,ou basculer de la vulnéra-bilité dans l'inexistence sociale3: comment sontalimentéscesespacessociaux,commentsemaintiennentetsurtoutsedéfontlesstatuts? C'est pourquoi, au thème aujourd'hui abondamment orchestré del'exclusion, je préférerai celui de la désaffiliation pour désignerl'aboutissementdeceprocessus.Cen'estpasunecoquetteriedevocabulaire.L'exclusionestimmobile.Elledésigneunétat,ouplutôtdesétatsdeprivation.Mais le constat des carences ne permet pas de ressaisir les processus quigénèrent ces situations. Pour user avec rigueur d'une telle notion, quicorrespondraitaumodèled'unesociétéduale,ilfaudraitqu'ellecorrespondeàdes situations caractérisées par une localisation géographiqueprécise, par la

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cohérence au moins relative d'une culture ou d'une sous-culture, et, le plussouvent, par une base ethnique. Les ghettos américains évoquent desassociationsdece type,etonpeutparlerà leurpropos,encoreque lanotionsoitdiscutée,d'«under-class».Nousn'ensommespaslà-oupasencore-enFrance.Mêmelephénomène«beur»,endépitd'uneréférenceàl'ethnicité,nerecouvre pas une culture spécifique. A fortiori n'existe-t-il pas de culturecommuneauxdifférentsgroupesd'«exclus».Parlerdedésaffiliation,enrevanche,cen'estpasentérinerunerupture,mais

retracer unparcours.Lanotion appartient aumêmechamp sémantiqueque ladissociation, que la disqualification ou que l'invalidation sociale.Désaffilié,dissocié, invalidé, disqualifié, par rapport à quoi? C'est précisément tout leproblème.Maisonvoitdéjàquelseraleregistredesanalysesrequisesparcechoix. Il faudrait réinscrire les déficits dans des trajectoires, renvoyer à desdynamiquespluslarges,êtreattentifauxpointsdebasculequigénèrentlesétatslimites.Rechercher le rapport entre la situation où l'on est et celle d'où l'onvient,nepasautonomiserlessituationsextrêmes,maisliercequisepasseauxpériphéries et ce qui arrive en amont. On devine déjà aussi que, dans cetteperspective,lazonedevulnérabilitéoccuperaunepositionstratégique.Réduiteoucontrôlée,ellepermetlastabilitédelastructuresociale,soitdanslecadred'une société unifiée (une formation dans laquelle tous les membresbénéficieraient de sécurités fondamentales), soit sous la forme d'une sociétéduale consolidée (une société du type de Sparte, où n'existeraient guère depositionsintermédiairesentrecelledescitoyensàpartentièreetcelled'ilotesfermement tenus). Au contraire, ouverte et en extension, comme c'estapparemment le cas aujourd'hui, la zone de vulnérabilité alimente lesturbulencesqui fragilisent lessituationsacquisesetdéfont lesstatutsassurés.Leconstatvautpour la longuedurée.Lavulnérabilitéestunehouleséculairequiamarquélaconditionpopulairedusceaudel'incertitude,etleplussouventdumalheur.J'aiintitulécetravaillesMétamorphosesdelaquestionsociale.« Métamorphoses », dialectique du même et du différent : dégager les

transformations historiques de ce modèle, souligner ce que ses principalescristallisationscomportentàlafoisdenouveauetdepermanent,fût-cesousdesformes qui ne les rendent pas immédiatement reconnaissables. Car, bienentendu,lescontenusconcretsquerecouvrentdesnotionstellesquelastabilité,laprécaritéoul'expulsiondel'emploi,l'insertionrelationnelle,lafragilitédes

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supportsprotecteursoul'isolementsocialsontmaintenanttoutdifférentsdecequ'ilsétaientdanslessociétéspréindustriellesouauXIXesiècle.Ilssontmêmetrès différents aujourd'hui de ce qu'ils étaient il y a seulement vingt ans.Cependant, il s'agira de montrer que, premièrement, les populations quipeuplent ces « zones » occupent de ce fait une position homologue dans lastructuresociale.Ilyahomologiedepositionentre,parexemple,ces<inutilesaumonde4»quereprésentaientlesvagabondsavantlarévolutionindustrielleetdifférentes catégories d' « inemployables » d'aujourd'hui.Deuxièmement, quelesprocessusquiproduisentcessituationssontégalementcomparables,c'est-à-dire homologues dans leur dynamique et différents dans leursmanifestations.C'est encore l'impossibilité de se ménager une place stable dans les formesdominantes de l'organisation du travail et dans les modes reconnusd'appartenancecommunautaire(maisquiontentre-temps,lesunsetlesautres,complètement changé) qui constitue les « surnuméraires » d'autrefois, denaguère et d'aujourd'hui. Troisièmement, qu'on n'assiste pas pour autant audéroulementd'unehistoirelinéairedontl'engendrementdesfiguresassureraitlacontinuité. C'est au contraire à s'étonner devant des discontinuités, desbifurcations, des innovations, qu'il faudra se résoudre. Par exemple, devantcette extraordinaire aventure du salariat, passé du discrédit le plus total austatutdeprincipaldispensateurderevenusetdeprotections.D'autantqu'untel« passage n'est pas l'irrésistible ascension d'une réalité promue au sacre del'histoire : au moment de l'instauration de la société libérale, l'impératif deredéfinir l'ensemble des relations de travail dans un cadre contractuel areprésenté une rupture aussi profonde que le changement de régimepolitiquesurvenu simultanément. Mais, si fondamentale qu'elle ait été, cettetransformationne s'estpas imposéed'unemanièrehégémoniqueethomogène.Aumomentoù le salariat libredevient la forme juridiquement consacréedesrelationsde travail, la situation salarialedemeure encore, et pour longtemps,connotée de précarité et de malheur. Énigme de la promotion d'undémultiplicateurdelarichessequiinstallelamisèreàsonfoyerdediffusion.Et aujourd'hui encore il faudra s'étonner de l'étrange retournement à partirduquel,aprèss'êtrebientiréd'affaire,lesalariatrisqueànouveauderedevenirunesituationdangereuse.Lemotmétamorphosen'estdoncpasunemétaphoreemployéepoursuggérer

que lapérennitéd'unesubstancedemeuresous lechangementdesesattributs.Aucontraire:unemétamorphosefaittremblerlescertitudesetrecomposetoutle paysage social. Cependant, même fondamentaux, les bouleversements ne

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représententpasdesinnovationsabsoluess'ilss'inscriventdanslecadred'unemême problématisation. Par problématisation, j'entends l'existence d'unfaisceauunifiédequestions(dontilfautdéfinirlescaractéristiquescommunes),quiontémergéàunmomentdonné(qu'ilfautdater),quisesontplusieursfoisreformuléesàtraversdescrisesetenintégrantdesdonnéesnouvelles(etilfautpériodicisercestransformations),etquisontencorevivantesaujourd'hui.C'estparce que ce questionnement est vivant qu'il impose le retour sur sa proprehistoire afin de constituer l'histoire du présent5. S'il est en effet proscrit defaire un usage du passé qui contredirait aux exigences de la méthodologiehistorique, ilmeparaît légitimedeposeraumatérielhistoriquedesquestionsque les historiens ne lui ont pas nécessairement posées, et de le réagencer àpartird'autres catégories, en l'occurrence icidecatégories sociologiques.Cen'estpasréécrirel'histoire,nilaréviser.Maisc'estlarelire,c'est-à-direfaire,avec des données dont on est entièrement redevable aux historiens, unautrerécit qui ait à la fois sa propre cohérence à partir d'une grille de lecturesociologiqueetsoitcom-possibleavecceluideshistoriens.Lesmatériauxsurlesquels repose mon argumentation sont, dans la première partie surtout,principalement d'ordre historique. Mais ils sont conservés et redisposés enfonctiondecatégoriesd'analysequejeprendslaresponsabilitéd'introduire6.«Métamorphosesdelaquestionsociale.»La«questionsociale»estune

aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l'énigme de sacohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture. Elle est un défi quiinterroge, remet en question la capacité d'une société (ce qu'en termespolitiques on appelle une nation) à exister comme un ensemble lié par desrelationsd'interdépendance.Cettequestions'estnomméelapremièrefoisexplicitementcommetelledans

les années 1830. Elle se posa alors à partir de la prise de conscience desconditions d'existence des populations qui sont à la fois les agents et lesvictimesdelarévolutionindustrielle.C'estlaquestiondupaupérisme.Momentessentielquecelui-là,lorsqueledivorceestapparuquasitotalentreunordrejuridico-politique fondé sur la reconnaissance des droits des citoyens et unordreéconomiquequientraîneunemisèreetunedémoralisationdemasse.Laconvictionserépandalorsqu'ilyabienlà«unemenaceàl'ordrepolitiqueetmoral 7 », ou, plus énergiquement encore : « Il faut ou trouver un remèdeefficace à la plaie du paupérisme, ou se préparer au bouleversement dumonde8.»Entendonspar làque lasociété libérale risqued'éclaterdufaitdes

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nouvellestensionssocialesquisontl'effetd'uneindustrialisationsauvage.Cethiatusentrel'organisationpolitiqueetlesystèmeéconomiquepermetde

marquer,pourlapremièrefoisavecclarté,laplacedu«social»:sedéployerdans cet entre-deux, restaurer ou établir des liens qui n'obéissent ni à unelogique strictement économique ni à une juridiction strictement politique. Le« social » consiste en systèmesde régulationsnonmarchandes instituéspourtenter de colmater cette béance. La question sociale devient ainsi dans cecontexte la question de la place que peuvent occuper dans la sociétéindustrielle les franges les plus désocialisées des travailleurs. La réponse àcette question sera l'ensemble des dispositifs montés pour promouvoir leurintégration.Cependant,avant cette « invention du social9» il y avait déjà du social.

Ainsi les multiples formes institutionnalisées de relations non marchandes àl'égard de différentes catégories d'indigents (les pratiques et les institutionsd'assistance).Mais aussi lesmodes systématiques d'intervention à l'égard decertaines populations : répression du vagabondage, obligation du travail,contrôle de la circulation de la main-d'oeuvre. Il existait donc alors nonseulement ce que j'appellerai le « social-assistantiel », mais aussi desinterventions publiques à travers lesquelles l'État jouait le rôle de garant dumaintien de l'organisation du travail et de régulateur de la mobilité destravailleurs.Pourquoi?Parcequ'une«question sociale»déjà seposaitdansles sociétés préindustrielles de l'Europe occidentale. L'interdépendancesoigneusementencastréedesstatutsdansunesociétéd'ordresestmenacéeparla pression qu'exercent tous ceux qui n'y trouvent pas leur place à partir del'organisation traditionnelle du travail. La question du vagabondage, on leverra,exprimeetdissimuleenmême temps la revendication fondamentaledulibre accès au travail à partir de laquelle les rapports de productionvont seredéfinirsurunebasenouvelle.Maissi la«questionsociale»seposedéjàavantsapremièreformulation

explicite au XIXe siècle, ne se repose-t-elle pas également après que laproblématique commandée par les péripéties de l'intégration de la classeouvrière a cessé d'être déterminante? Il est vrai que cette séquence prenantplaceentrelapremièremoitiéduXIXesiècleet lesannées60duXXeestentraindes'effacer.Ilestvraiaussiqu'iln'yaplusdemotpourrendreraisondel'unitédelamultiplicitédes«problèmessociaux»quis'ysontsubstitués-d'oùlavoguedecettenotiond'exclusion,dontl'indifférenciationvientrecouvrirune

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fouledesituationsmalheureusessansrendreintelligibleleurappartenanceàungenrecommun.Quepartagenteneffetunchômeurdelongueduréerepliésurlasphère familiale, avec femme, appartement et télévision10, et le jeunedont lagalère est faite d'errances toujours recommencées et d'explosions de rageavortées11?Ilsn'ontnilemêmepassé,nilemêmeavenir,nilemêmevécu,nilesmêmesvaleurs.Ilsnepeuventnourrirunprojetcommunetneparaissentpassusceptibles de dépasser leur désarroi dans des formes d'organisationcollective.Maiscequirapprochelessituationsdecetype,c'estmoinsunecommunauté

de traits relevant d'une description empirique que l'unité d'une position parrapport aux restructurations économiques et sociales actuelles. Ils sontmoinsexclusquelaisséspourcompte,commeéchouéssurlariveaprèsquelecourantdes échanges productifs s'est détourné d'eux. Tout se passe comme si nousredécouvrions avec angoisse une réalité que, habitués à la croissanceéconomique, au quasi-plein-emploi, aux progrès de l'intégration et à lagénéralisationdesprotectionssociales,nouscroyionsconjurée:l'existence,ànouveau, d' « inutiles au monde », de sujets et de groupes devenussurnumérairesfaceàl'aggiornamentoencoursdescompétenceséconomiquesetsociales.Cestatutesteffectivementtoutdifférentdeceluiqu'occupaientmêmelesplus

défavorisés dans la version précédente de la question sociale. Ainsi, lemanoeuvreoul'ouvrierspécialisé,l'OSdesdernièresgrandesluttesouvrières,exploitésansdoute,n'enétaitpasmoinsindispensable.Autrementdit,ilrestaitreliéàl'ensembledeséchangessociaux.Ilfaisaitpartie,bienqu'ilenoccupâtledernierrang,delasociétéentendue,selonlemodèledurkheimien,commeunensemble d'éléments interdépendants. Il en résultait que sa subordinationpouvait se penser dans le cadre d'une problématique de l'intégration, c'est-à-dire,danssaversion«réformiste»,entermesderéductiondesinégalités,depolitique des revenus, de promotion de chances sociales et de moyens departicipationculturelle,ou,danssaversion« révolutionnaire»,en termesdebouleversementcompletdelastructuresocialepourassureràtousuneégalitéréelledecondition.Mais les« surnuméraires»ne sontmêmepasexploités, car,pour l'être, il

faut posséder des compétences convertibles en valeurs sociales. Ils sontsuperfétatoires.Onvoitmalaussicommentilspourraientreprésenteruneforcede pression, un potentiel de lutte, s'ils ne sont en prise sur aucun secteur

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névralgiquedelaviesociale.Ilsinaugurentainsisansdouteuneproblématiquethéorique et pratique nouvelle. S'ils ne sont plus au sens propre dumot desacteurs,parcequ'ilsne font riende socialementutile, commentpourraient-ilsexistersocialement?Ausensévidemmentoùexistersocialementvoudraitdiretenireffectivementuneplacedanslasociété.Car,enmêmetemps,ilssontbienprésents-etc'esttoutleproblème,carilssontensurnombre.Ilyalàuneprofonde«métamorphose>parrapportàlaquestionprécédente

quiétaitdesavoircommentunacteursocialsubordonnéetdépendantpouvaitdevenir un sujet social à part entière. Maintenant, la question est plutôtd'euphémisercetteprésence,de la rendrediscrèteaupointde l'effacer (c'est,onleverra,toutl'effortdespolitiquesd'insertion,àpenserdansl'espaced'unreflux des politiques d'intégration).Nouvelle problématique, donc,mais nonpasautreproblématisation.Onnepeuteneffetautonomiserlasituationdecespopulationsplacéesauxmarges,saufàentérinerlacoupurequel'ondénonceenprétendantluttercontrel'exclusion.Ledétourhistoriqueproposémontreraquecequisecristalliseàlapériphériedelastructuresociale-surlesvagabondsavantlarévolutionindustrielle,surles«misérables»duXIXesiècle,surles«exclus»d'aujourd'hui-s'inscritdansunedynamiquesocialeglobale.Ilyalàune donnée fondamentale qui s'est imposée en cours de recherche à traversl'analyseque jeproposede la situationdesvagabonds,et sa leçonvautpouraujourd'hui:laquestionsocialeseposeexplicitementsurlesmargesdelaviesociale,mais elle«met enquestion» l'ensemblede la société. Il y a làunesorted'effetboomerangparlequellesproblèmesposésparlespopulationsquiéchouentauxborduresd'uneformationsocialefontretourverssoncentre.Dèslors, que nous soyons entrés dans la société « postindustrielle », voire« postmoderne », ou comme on voudra l'appeler, n'empêche pas que laconditionfaiteàceuxquisont«out»dépendtoujoursdelaconditiondeceuxquisont«in».Cesonttoujourslesorientationsprisesauxfoyersdedécision-enmatièredepolitiqueéconomiqueetsociale,demanagementdesentreprises,de reconversions industrielles, de recherchede la compétitivité, etc. - qui serépercutent comme une onde de choc dans les différentes zones de la viesociale.Mais la réciproqueestégalementvraie,àsavoirque lespuissantsetlesstablesnesontpasplacéssurunOlymped'oùilspourraientimpavidementcontempler la misère du monde. Intégrés, vulnérables et désaffiliésappartiennentàunmêmeensemble,maisdontl'unitéestproblématique.Cesontlesconditionsdeconstitutionetdemaintiendecetteunitéproblématiquequ'ilva falloir interroger. Si la redéfinition de l'efficacité économique et de la

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compétencesocialedoitsepayerdelamisehors-jeude10,20,30%ouplusde la population, peut-on encore parler d'appartenance à unmême ensemblesocial? Quel est le seuil de tolérance d'une société démocratique à ce quej'appellerai,plutôtquel'exclusion,l'invalidationsociale?Telleestàmonsenslanouvellequestionsociale.Qu'est-ilpossibledefaireafinderemettredanslejeu social ces populations invalidées par la conjoncture, et pourmettre fin àune hémorragie de désaffiliation qui risque de laisser exsangue tout le corpssocial?Laquestionainsiposéeestaussilaquestiondel'État,durôlequel'Etatpeut

être appelé à jouer dans cette conjoncture. L'État social (je dirai pourquoij'évite de parler d' « État providence ») s'est constitué à l'intersection dumarchéetdutravail.Ilaétéd'autantplusfortqu'étaientforteslesdynamiquesqu'il régulait : la croissance économique et la structuration de la conditionsalariale.Sil'économieseré-autonomiseetsilaconditionsalarialesedélite,l'Étatsocialperddesonpouvoirintégrateur.Maisiciaussiilpeuts'agird'unemétamorphoseplutôtqued'uneffacement.Sil'onprendlapeinedereconstruireles péripéties qu'il a traversées, il devient clair qu'une forme unique d'Étatsocialn'estpasinscritedanslecieldesidées.LaconjonctureaprèslaSecondeGuerre mondiale a pu donner de l'articulation de l'économique et du socialélaboréealorsuneversionassezsatisfaisantepourqu'elleaitété tentéedesepenser comme quasi définitive. Chacun sait qu'aujourd'hui nous n'en sommesplusàl'èredescompromissociauxpermisparlacroissance,maisqu'est-ceàdire? Sans doute sommes-nous placés devant une bifurcation : accepter unesociété tout entière soumise aux exigences de l'économie, ou construire unefigure de l'État social à lamesure des nouveaux défis. Le consentement à lapremière branche de l'alternative ne peut être exclu.Mais il risquerait de sepayer de l'effondrement de la société salariale, c'est-à-dire de ce montageinéditdetravailetdeprotectionsquiacoûtétantdepeineavantdes'imposer.Émile Durkheim et les républicains de la fin du XIXe siècle ont nommé

solidarité ce lien problématique qui assure la complémentarité descomposantes d'une société en dépit de la complexité croissante de sonorganisation.C'estlefondementdupactesocial.Durkheimlereformulaitencestermes au moment où le développement de l'industrialisation menaçait dessolidaritésplusanciennesquidevaientencorebeaucoupàlareproductiond'unordrefondésurlatraditionetlacoutume.Al'aubeduXXesiècle,lasolidaritédevaitdevenirunepriseenchargevolontairede lasociétéparelle-même,et

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l'Étatsocials'enfairelegarant.Al'aubeduXXIesiècle,lorsquelesrégulationsmises en oeuvre dans le cadre de la société industrielle sont à leur tourprofondément ébranlées, c'est sans doute ce même contrat social qu'il fautredéfinir à nouveaux frais. Pacte de solidarité, pacte de travail, pacte decitoyenneté : penser les conditions de l'inclusionde tous pour qu'ils puissentavoircommerceensemble,commeondisaitautempsdesLumières,c'est-à-dire«fairesociété».1.Cl.Nicolet,leRadicalisme,Paris,PUF,1974,p.54.2.Sidespositionssocialesélevéespeuventserévélermalassisesetmenacées,lemodèleproposépeut

êtreappliquéauxdifférentsniveauxdelastratificationsociale.J'aitentédeletesterdansunesituationlimiteausommetdelapyramidedesgrandeurssociales:«Leromandeladésaffiliation,àproposdeTristanetIseut», leDébat,n°61, septembre1990).À l'inverse, ici, jedécrirai lesmécanismesdéstabilisateursquiconduisent à la limite à la mort sociale à partir de la condition des paumés de la terre, vagabonds dessociétés préindustrielles, sous-prolétaires des débuts de l'industrialisation, « bénéficiaires » du RMI parexemple.3.Sansnierqu'ilyaitdescirculationsde fluxensens inverse,autrementditde lamobilitéascendante.

Mais, pour les raisons qui viennent d'être dites, je m'attacherai surtout aux populations menacéesd'invalidationsociale.

4. Pour reprendre la condamnation emblématique d'un vagabond du XVe siècle citée par BronislawGeremek,«Estoitdignedemourircommeinutileaumonde,c'estassavoirestrependucommelarron»(lesMarginauxparisiensauxXIVeetXVesiècles,Paris,Flammarion,1976,p.310).5.Lapersistance d'unequestionnedépendpas de l'importancequ'elle a pu revêtir dans le passé.Par

exemple, la question de savoir si le Soleil tourne autour de la Terre, ou l'inverse, amobilisé au temps deGaliléedesenjeuxthéologiques,philosophiques,politiques,scientifiquesetpratiquesfondamentaux.Maisilssesontévanouisaprèsquela«révolutioncopernicienne»eutétéàpeuprèsunanimementacceptéeetqueleVaticanlui-mêmeaconvenu,récemmentilestvrai,queGaliléeavaitraison.6. J'ai explicité les présupposés méthodologiques de cette approche, in « Problematization : a way of

Reading History », J. Goldstein éd., Foucault and the Writing of History today, Cambridge, BasilBlackwell, 1994. Jean-Claude Passeron a dégagé le socle épistémologique qui justifie une position de cetype,cf. leRaisonnement sociologique, l'espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan,1991. A savoir qu'en dépit de la division académique du travail, l'histoire et la sociologie (et aussil'anthropologie)déploientdesdiscoursquisesituentsurlemêmeregistreépistémologique,entretiennentlesmêmesrapportsaveclesprocéduresd'administrationdelapreuve,etontlamêmebaseempirique,cequePasseron appelle « le cours historique dumonde ». Dès lors, des emprunts croisés et des transferts dedisciplineàdisciplinesontlégitimes,àconditionderespecterlesrèglespropresàchacune.Lerespectdecesrègles interditque lenon-historiens'autorise lamoindremodificationdesdonnéesélaboréespar lasciencehistorique.Non pas que ces constructions soient définitives,mais leur réélaboration relève de procédurespropres au métier d'historien. Je n'entrerai donc pas dans le débat historiographique contemporain quiréinterrogelesconditionsdeconstructiondesdonnéeshistoriques.Jereprendslestémoignagesd'époqueetles élaborations des historiens lorsqu'elles font consensus (ou, lorsque ce n'est pas le cas, je m'efforced'indiquer lesdivergencesd'interprétation),pour les redéployerautrement selon laconfigurationd'unautreespaceassertorique,celuidu«raisonnementsociologique».7. Vicomte A. de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne ou Recherches sur le

paupérisme,Paris,1834,p.25.

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8.E.Buret,De lamisère des classes laborieuses enFrance et enAngleterre, Paris, 1840, tome I,p.98.9.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,Paris,Fayard,1984.10.O.Schwartz,leMondeprivédesouvriers,Paris,PUF,1990.11.F.Dubet,laGalère,jeunesensurvie,Paris,Fayard,1987.

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Notesurlecomparatisme

Laproblématisationqui seradéployéedans lapremièrepartiecouvreenprincipeune largepartde l'Europeà l'ouestde l'Elbe: l'airegéographiquedela«chrétientélatine»,devenue«l'Europedetouteslesréussites»,pourreprendre des expressions de Pierre Chaunu1, berceau de la doublerévolution industrielle et politique dont l'héritage a dominé la civilisationoccidentale. Elle n'en comporte pas moins des spécificités nationalesirréductibles.Pourdeuxraisonsaumoins,ilétaitimpossibledeprendreenchargecetensemble:l'ampleurdesmatériauxàtravailler,etl'incapacitédeseplierauxexigencesd'uneapprochesérieusementcomparativeàunetelleéchelle.L'analysedelasituationfrançaiseadoncétéprivilégiée.Ilnes'agitpaspourautantd'uneenquêtepurementhexagonale.D'unepart,parcequedes correspondances avec d'autres situations ont été soulignées(paradoxalementenapparence,ellessontplusvisibleslorsquel'onremontedans le temps,avant laconsolidationdesÉtats-nations : lemilieuduXIVe

siècle et le début du XVIe siècle, par exemple, révèlent d'étonnantesanalogies quant aux structures de l'assistance et aux formes del'organisationdutravaildanstoutcetespaceeuropéen).D'autrepart,parceque jemesuisconstammentréféréaux transformationscorrespondantesdela société britannique et que j'en ai fréquemment fait état (cette mise enparallèleneprétendpasà la rigueurd'unevéritableanalysecomparative;elle vise seulement à suggérer un jeu entre les ressemblances et lesdifférences pour aider à dégager des constantes2. Enfin et surtout, uneanalyse de ce type suppose, quant à sa possibilité même, qu'existenteffectivementdesconstantesdans le tempsetdans l'espace,endépitdeougrâceauxdiversitésculturellesethistoriques.«Constantes»nesignifiepasla pérennité des mêmes structures, mais des homologies dans lesconfigurationsdessituationsetdanslesprocessusdeleurstransformations.Mais il s'agit à ce stade d'une pétition de principe, qui doit maintenants'affronteràlatâched'organiserladiversitéhistorique.Schématiquement, on pourrait dire que mon analyse est très largement

« européenne » jusqu'à la Renaissance comprise. Elle fait ensuite

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fréquemmentréférenceàlasituationanglaisejusqu'àlafinduXVIIIesiècle.Au-delà,ilétaitimpossibledeprendreenchargeleproblèmedeladiversitédes États sociaux et de la spécificité de la situation actuelle dans lesdifférents pays d'Europe occidentale (il aurait d'ailleurs fallu inclure dansl'analyse la situation aux États-Unis). Pour nommer d'un mot la positionsous-jacente àmonpropos, qui pourrait se réclamer deKarlPolanyi3: lesÉtatssociauxdespaysoccidentauxontréponduàuncommundéfi,celuidel'industrialisationetdes facteursdedissociation socialequ'elleentraînait,mais ils l'ont évidemment fait àdes rythmesdifférents, enmobilisant leurstraditions nationales et compte tenu des différentes forces sociales enprésencedanschaquecontexte.Toutefois,ledébatrestesurceplanquelquepeu métaphysique et relèverait d'analyses comparatives précises desdifférentscontextesnationaux,quirestentlargementàpromouvoir4.1. P. Chaunu,Histoire, science sociale: la durée, l'espace et l'homme à l'époque moderne, Paris,

SEES,1974.2.CommelemontreE.J.Hobsbawm (l'Èredesrévolutions, trad. fr.Paris,Fayard,1970), lamiseen

parallèle de la situation en France et en Angleterre est particulièrement suggestive, l'une ayant étél'épicentredelarévolutionpolitique,etl'autredelarévolutionindustrielle.3.K.Polanyi,laGrandeTransformation.Auxorigineséconomiquesetpolitiquesdenotretemps, tr.

fr.Paris,Gallimard,1983.4.Ce débat est actuellement surtoutmené à partir des positions dites « néoinstitutionnalistes » (State-

centralapproach),quimettentl'accentsurl'hétérogénéitédessituationsnationalesetsurlerôlespécifiquedesÉtatsetdesagentsdel'État;cf.P.B.Evans,D.Rueschemeyer,T.Skocpol,BringingtheStatebackin,NewYork,CambridgeUniversityPress,1985.PrésentationdesdifférentespositionsenprésenceinF.-X.Merrien,«Étatetpolitiquessociales:contributionàunethéorie"néo-institutionnaliste"»,Sociologiedutravail,n°3/90,1990.PourunecomparaisondesfacteursprésidantàlanaissanceetaudéveloppementdesEtatssociaux,cf.P.Flora,A.J.Heidenheimer(éds),TheDevelopmentofWelfareStatesinEuropeandAmerica,NewBrunswickandLondon,TransactionsBooks,1979.

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PREMIÈREPARTIE

DELATUTELLEAUCONTRAT

La « question sociale » peut être caractérisée par une inquiétude sur lacapacité demaintenir la cohésion d'une société. Cettemenace de rupture estportée par des groupes dont l'existence ébranle la cohésion de l'ensemble.Quelssont-ils?Leproblèmeicisecomplique,dufaitduflouquerecouvreletermede«social».Onexpliciteraprogressivementsesdifférentesacceptions.Maisilfautpartird'unedistinctionmassive,quitteàlanuancerparlasuite.Lespopulations qui relèvent d'interventions sociales diffèrent fondamentalementselon qu'elles sont ou non capables de travailler, et elles sont traitées d'unemanièretoutedifférenteenfonctiondececritère.Unpremierprofildepopulationsrenvoieàcequel'onpourraitappelerune

handicapologie, au sens large du terme. Vieillards indigents, enfants sansparents,estropiésde toutessortes,aveugles,paralytiques, scrofuleux, idiots -l'ensemble est hétéroclite commeun tableau de JérômeBosch,mais tous cestypesontencommundenepassubvenirpareux-mêmesàleursbesoinsdebaseparcequ'ilsnepeuventpasœuvrerpourlefaire.Ilssontdecefaitdédouanésdel'obligationdutravail.Laquestionpeutseposer-etelleseposeàchaqueinstant - de savoir où passe exactement la ligne de partage entre capacité etincapacitéde travailler.Cevieillarddécrépitnepourrait-ilpasnéanmoinssedébrouiller pour survivre par ses propres moyens? Les malheureux seronttoujours soupçonnés de vouloir vivre aux crochets des nantis. Néanmoins, ilexiste un noyau de situations de dépendance reconnues, constitué autour del'incapacitéàentrerdansl'ordredutravaildufaitdedéficiencesphysiquesoupsychiques manifestes dues à l'âge (enfants et vieillards), à l'infirmité, à lamaladie, et qui peuvent même s'étendre à certaines situations familiales ou

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sociales désastreuses, comme celle de la « veuve chargée d'enfants », pourreprendreuneexpressionfréquemmentrencontréedans lesréglementationsdel'assistance.«Handicapologie»doitdoncs'entendreausensmétaphorique:lacatégorie est hétérogène quant aux conditions quimènent à ces situations; enrevanchelecritèreestd'unegrandecohérencequantaurapportautravailqu'ilqualifie.Ces populations exonérées de l'obligation de travailler sont les clients

potentiels du social-assistantiel. Une telle prise en charge peut poser desproblèmes financiers, institutionnelset techniquesdifficiles.Elleneposepasdeproblèmedeprincipe.Àconditionquel'indigentarriveàfairereconnaîtrecette incapacité, il peut être secouru,même si dans les faits ce traitement serévèlesouventinsuffisant,inadéquat,condescendantetmêmehumiliant.Maissil'existencedecetypedepopulationesttoujourssourced'embarras,ellenemetpasfondamentalementencausel'organisationsociale.Ilenseraprincipalementfait état (chapitre I) pour dissocier son sort de celui d'un autre profild'indigents, qui lui pose la « question sociale » sous sa forme aiguë. Cettedistinctiond'uneproblématiquedessecoursetd'uneproblématiquedutravailreprésente un des points sur lesquels mon « récit » s'écarte quelque peu decelui de la plupart des historiens de l'assistance,mais j'espèremontrer qu'iln'estpascontradictoireaveceux.Toutedifférentedelaconditiondesassistésesteneffetlasituationdeceux

qui,capablesdetravailler,netravaillentpas.Ilsapparaissentd'abordsouslafiguredel'indigentvalide.Celui-ci,démuniet,decefait,luiaussidépendantd'un secours, ne peut pour autant bénéficier directement des dispositifsconcernantceuxquisontexonérésdel'obligationdes'autosuffire.Endéfautparrapportàl'impératifdutravail,ilestaussileplussouventrepousséau-dehorsdelazonedel'assistance.Aussiva-t-ilêtreplacé,etpourlongtemps,dansunesituation contradictoire. S'il est de surcroît un étranger, un « forain » sansattaches,ilnepeutbénéficierdesréseauxdeprotectionrapprochéequiassurenttant bien que mal aux autochtones une prise en charge minimale de leursbesoinsélémentaires.Sasituationseraalorslittéralementinvivable.C'estcelleduvagabond,ledésaffiliéparexcellence.Ilétaitenvisageable,etcefutmonintentionpremière,d'analyser l'essentiel

des questions posées par ce rapport aporétique au travail dans la sociétépréindustrielle1àpartirdutraitementréservéàcettefrangelaplusstigmatisée.Carc'estainsiqueleproblèmeestalorsposésoussaformelaplusmanifeste,

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et leseffortsacharnésdéployéspouréradiquer levagabondagemontrentbienl'importancedécisivedecettequestionpendantplusieurssiècles.Cependant, laquestionsecompliquesi l'on restitue la réalité sociologique

querecouvrelelabeldevagabond.Leplussouvent,ilcondamnel'erranced'untravailleur précaire en quête d'une occupation qui se dérobe. Ce type depersonnage révèle un accroc irréparable dans la forme dominante del'organisationdutravail.C'estl'incapacitédecetteorganisationàfairesaplaceà lamobilité qui alimente et dramatise la question du vagabondage.Celle-cin'estalorsquelaformeparoxystiqueduconflitquitraversedelargessecteursde l'organisation sociale. C'est en fait la question du salariat qui est ainsiposée,c'est-à-direàlafoislanécessitécroissantederecouriràlasalarisation,etl'impossibilitéderéguleruneconditionsalarialedufaitdelapersistancedetutelles traditionnelles qui corsètent le travail dans des réseaux rigidesd'obligationssociales,etnonpointéconomiques.

Des tutelles au contrat : le chemin est long qui aboutit, à la fin duXVIIIesiècle,auseuilde lamodernité libérale.Sionse résoutà l'emprunter, il fautpénétrer les formes complexes de l'organisation du travail de la sociétépréindustrielle,travailréglé,travailforcé,développementdenoyauxébauchésetfragmentaires,maistoujourscirconscritsetcontenus,desalariat«libre».Ilapparaîtalorsquelaconditiondelamajoritédeceuxquiviventdutravaildeleursbrasn'estpasgarantieparlesprotectionsattachéesautravailréglé.Ellese caractérise par une vulnérabilité de masse, engendrée par le fait que letravailnepeutêtrerégulésurlemodèledumarché.Jemesuisfinalementrésoluàépouserceslongscheminements.Il lefallait

pourreconstituerlalenteémergenced'unenouvelleformulationdelaquestionsociale:laquestiondulibreaccèsautravail,quis'imposeauXVIIIesiècleeta un impact alors proprement révolutionnaire. L'institution du libre accès autravail est une révolution juridique aussi importante sans doute que larévolution industrielle, dont elle est d'ailleurs la contrepartie. Elle revêt eneffet une importance fondamentale par rapport à tout ce qui la précède. Ellecasse les formes séculairesd'organisationdesmétiers et fait du travail forcéunesurvivancebarbare.Lapromotiondulibreaccèsautravailboucleainsiunlongcycledetransformationsconflictuellesenmettantfinauxblocagesquiont

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entravé l'avènement d'une condition salariale.Mais cette révolution est aussidécisiveparrapportàcequisuit.C'estellequirelancelaquestionsocialesurdesbasestoutesnouvellesaudébutduXIVesiècle.Souslerègnedestutelles,le salariat étouffait. Sous le régime du contrat, il s'épanouit mais,paradoxalement, la condition ouvrière se fragilise enmême temps qu'elle selibère.Ondécouvrealorsquelalibertésansprotectionpeutconduireàlapiredesservitudes,celledubesoin.Ladémarchequiserareconstituéedanscettepremièrepartiepeutserésumer

ainsi. Au commencement étaient les tutelles et les contraintes, que l'Étatabsolutisteetl'organisationtraditionnelledesmétiersconspiraientàmaintenir.À la fin - à la fin du XVIIIe siècle -, adviennent les contrats et la libertéd'entreprendrequeleprincipedelagouvernementalitélibéralefaçonnéparlesLumières impose dans les faits à travers la révolution politique. Ainsi,l'enchaînementdecesépisodesserviradesoclepourcomprendrelespéripétiesde lapartiesuivante.La tâched'unepolitiquesocialeàpartirduXIXe siècleseraeneffetd'étayercettestructuretropfriabledulibrecontratdetravail.Lalibertéquifavorisaitlesentreprisesétaittropforte,tropsauvage,pourceuxquinepouvaientquelasubir.Lalibertéetl'individualismetriomphantscomportentunefaced'ombre, l'individualiténégativede tousceuxquiseretrouventsansattachesetsanssupports,privésdetouteprotectionetdetoutereconnaissance.L'État social s'est construit comme une réponse à cette situation. Il a crupouvoir en conjurer les risques en tissant autour de la relation de travail desolidessystèmesdegaranties.Desortequelesuividecesenchaînements,ouplutôtdecesrupturesetdecesrecompositions,représentebienlavoie,sinonlapluscourte,dumoinslaplusrigoureuse,pourenarriveràlaproblématiquecontemporaine,danslamesureoùcelle-citientprincipalementaufaitquecesrégulations tissées autour du travail perdent leur pouvoir intégrateur. De lasociété préindustrielle à la société postindustrielle s'opère ainsi un totalretournement.Lavulnérabiliténaissaitdel'excèsdescontraintes,alorsqu'elleapparaît maintenant suscitée par l'affaiblissement des protections. C'estl'ensemble des conditions de ce retournement qu'il faudra déployer. Ellescirconscrivent les bornes de la question sociale dans le cadre d'une mêmeproblématisationquicommenceàprendreformeaumilieuduXIVesiècle.

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CHAPITREPREMIER

Laprotectionrapprochée

Des deux versants de la question sociale dont on va suivre lestransformations, le social-assistantiel est le moins tributaire d'une histoirespécifique.Ils'organiseautourdecaractéristiquesformellesdontontrouveraitsans doute l'équivalent dans toutes les sociétés historiques. « Assister »recouvre un ensemble extraordinairement diversifié de pratiques, quis'inscrivent cependant dansune structure communedéterminéepar l'existencede certaines catégories de populations démunies et par la nécessité de lesprendre en charge. Soit donc en premier lieu une tentative pour dégager cescaractéristiquesquiconstituentlalogiquedel'assistance.

Pourtant, on ne peut s'en tenir à un organigramme purement formel : cette

constellationde l'assistance a évidemment pris des formes particulières danschaqueformationsociale.Cellequ'ellearevêtuedansl'Occidentchrétiendoitretenirparticulièrementl'attentionpourdeuxraisons.Parcequ'ellefaittoujourspartiedenotrehéritage:lesenjeuxcontemporainsdel'assistancesontencoreconstituésautourdelignesdeforcedontonnesaisitlesensqu'enlesrapportantauxsituationshistoriquesauseindesquellesellessesontconstituéesdepuisleMoyenAge.Laseconderaisontientàcequecetteconfigurationassistantielleainterféré et continue d'interférer (à la fois pour le prendre partiellement encharge et pour l'occulter) avec l'autre grand pan de la question sociale quirelèveprincipalementde laproblématiquedu travail, et dont l'émergence estplus tardive (milieu du XVIe siècle). Pour dégager l'originalité de cetavènement (cf.chapitre II), il est nécessaire de le situer sur la toile de fondd'une configuration assistantielle déjà constituée à ce moment-là dans sesgrandeslignes.

Lasociabilitéprimaire24

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Lesocial-assistantielpeutêtre formellementcaractériséparoppositionauxmodes d'organisation collective qui économisent ce type de recours. Car ilexistedessociétéssanssocial.Lesocial,eneffet,nedoitpasêtreentenduicicommel'ensembledesrelationscaractérisantl'humanitéentantqu'espècedontlepropreestdevivreensociété.Certes,«l'hommeestunanimalsocial»,etl'abeille aussi.Mais pour ne pas être encombré par une simple question devocabulaire, on conviendra de nommer « sociétale » cette qualificationgénéraledes rapportshumains,en tantqu'elle se rapporteà toutes les formesd'existence collective. Le « social », par contre, est une configurationspécifique de pratiques qui ne se retrouvent pas dans toutes les collectivitéshumaines.Ondirad'abordsousquellesconditionsilémerge.Une société sans social serait entièrement régie par les régulations de la

sociabilitéprimaire2.J'entendsparlà lessystèmesderèglesliantdirectementles membres d'un groupe sur la base de leur appartenance familiale, devoisinage, de travail, et tissant des réseaux d'interdépendances sans lamédiation d'institutions spécifiques. Il s'agit d'abord des sociétés depermanence au sein desquelles l'individu, encastré dès sa naissance dans unréseau serré de contraintes, reproduit pour l'essentiel les injonctions de latradition et de la coutume. Dans ces formations, il n'y a pas davantage de«social»qued'«économique»,de«politique»oude«scientifique»,ausens où cesmots qualifieraient des domaines identifiables de pratiques.Desrègles ancestrales s'imposent aux individus sur un mode synthétique etdirectement normatif. Des formes stables de relations accompagnentl'accomplissementdesprincipauxrôlessociauxdanslafamille,levoisinage,legroupe d'âge et de sexe, la place occupée dans la division du travail, etpermettentlatransmissiondesapprentissagesetlareproductiondel'existencesociale.On applique généralement aux sociétés dites sans histoire cemodèle - ici

très simplifié - de formations sociales qui se reproduiraient à l'identique enimposantuneprogrammationstricteauxprestationsdesindividus.Defait,pourles sociétés dont s'est occupée l'ethnologie à ses débuts, le changement estperçucommeadvenantdudehors,parlaconquêteouparlacolonisation,etilles fait exploser en leur imposant un modèle de transformation qu'elles nepeuventintégreràpartirdeleurdynamiquepropre.Maisonpeutretrouverdesstructures de ce type dans toutes les aires culturelles, y compris celle del'Occident chrétien.Elles correspondent à ceque l'anthropologiehistoriquea

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appelé les«sociétéspaysannes».Ainsi, jusqu'àuneépoque trèsproche,descommunautés rurales vivaient en quasi-autarcie, non seulement économiquemaisaussirelationnelle,tellesdesenclavesauseind'ensemblesentraînésparle mouvement de la modernité3. Davantage : dans l'Occident chrétien, cettestructure fermée a été l'organisation sociale dominante de l'époque féodale,marquéeparlasacralisationdupassé,laprépondérancedulignageetdesliensde sang, l'attachement à des relations permanentes de dépendance etd'interdépendance enracinées dans des communautés territoriales restreintes.Parlemodedesociabilitéqu'elleorchestre,lasociétéféodaleconjuguemêmedeuxvecteursprincipauxd'interdépendancequi conspirent à sa stabilité : lesrapportshorizontauxauseindelacommunautérurale,lesrapportsverticauxdela sujétion seigneuriale. Son unité de base est en effet la communautéd'habitantsancestralementcomposéede familles lignagièressoudées faceauxexigencesmilitaires et économiques de la seigneurie qui la domine4. Chaqueindividusetrouveainsiprisdansunréseaucomplexed'échangesinégauxquilesoumet à des obligations et lui procure des protections en fonction de cetorganigramme à double entrée : la dépendance par rapport au seigneurecclésiastique ou laïc, l'inscription dans le système des solidarités et descontraintesdulignageetduvoisinage.Commeleditd'unemanièreheureuseunhistoriendel'ancienneécoledontlaprolixitéestsouventplusapproximative:« Aucune époque ne s'est plus efforcée de combiner entre les individus desrapportsimmuables;aucunen'aétéensuiteplusembarrasséeparsonœuvre,etn'aplussouffertpourl'anéantir5.»

Mais même dans les sociétés les plus régulées par les interdépendances

traditionnelles, des accrocs peuvent se produire dans ces processusd'intégrationprimaire.Parexemple,lasituationd'orphelinromptletissudelaprise en charge familiale, l'infirmité ou l'accident peuvent rendre l'individuprovisoirementoudéfinitivement incapablede tenir saplacedans le systèmeréglé d'échanges assurant l'équilibre du groupe d'appartenance, ou encorel'indigence complète peut le placer en situation de dépendance sansinterdépendance.Ladésaffiliationtellequejel'entendsest,enunpremiersens,une rupture de ce type par rapport à ces réseaux d'intégration primaire; unpremierdécrochageàl'égarddesrégulationsdonnéesàpartirdel'encastrementdans la famille, le lignage, le système des interdépendances fondées surl'appartenancecommunautaire.Ilyarisquededésaffiliationlorsquel'ensemble

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des relations de proximité qu'entretient un individu sur la base de soninscription territoriale, qui est aussi son inscription familiale et sociale, setrouveendéfautpourreproduiresonexistenceetpourassurersaprotection.Cependant, les communautés très structurées peuvent, sous certaines

conditions, pallier ces ratés de la sociabilité primaire en mobilisant lespotentialités de cette même sociabilité. Elles réaffilient les individusdéstabilisés en sollicitant les ressources économiques et relationnelles del'environnementfamilialet/oulocal.Ainsi,l'orphelinseraprisenchargeparlafamille élargie, l'invalide ou l'indigent trouveront unminimum de solidarités« naturelles» dans la communauté villageoise. On a ainsi pu parler,métaphoriquement du moins, de « famille-providence 6 ». Au-delà de lafamille, la communauté territoriale peut, même en l'absence d'institutionsspécialisées,assurercertainesrégulationscollectives,commecefut lecasauMoyenÂgepour l'utilisationdescommunaux, larépartitiondescorvéesetdecertainessujétionsféodales7.Ellepeutaussiveilleràcequelesmembreslesplus démunis de la communauté bénéficient d'une prise en charge minimale,danslamesureoùleurabandontotalentameraitlacohésiondugroupe.Ces communautés tendent ainsi à fonctionner comme des systèmes

autorégulés ou homéostatiques, qui recomposent leur équilibre en mobilisantleurs propres ressources. Une réaffiliation s'opère sans changer de cadre deréférence.L'intégrationmenacéesereconstituesurunebaseterritorialeetdanslecadredes interdépendancesdonnéesparcette inscription.Lorsquesurvientunaccrocdanslesystèmedesprotectionsrapprochées,lasociabilitéprimaireest moins rompue que distendue, et la réussite des opérations de rattrapagedépend de son élasticité. Celle-ci n'est pas infinie. Il peut se produire desdémissions, des abandons, des rejets. Les réseaux primaires de solidaritépeuventêtredéséquilibréspardetellessurchargesetserompre.Cesprisesencharge peuvent aussi se payer très cher, par une surexploitation, de petitespersécutions ou unmépris pesant. La vie de l'idiot du village, par exemple,tolérée et pour une part supportée par sa communauté, n'est pas pour autantparadisiaque8.Je ne propose donc pas ici une vision idyllique desmérites d'une société

civile version primitive, mais plutôt une reconstruction de ce à quoi sontcondamnées,pourlepireoulemeilleur,dessociétéssansinstancesdepriseencharge spécialisées lorsqu'elles ont à affronter un avatar qui perturbe leursrégulations coutumières : ou bien la reprise par les réseaux communautaires

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« donnés » s'opère (et elle présente toujours un coût), ou bien il n'y a rien,hormis dif férentes formes d'abandon et de mort sociale. On pourrait icimultiplier les témoignages d'ethnologues sur le caractère perturbateur de laprésence dans ces sociétés d'individus en situation d'isolement social9. Cettestructure sociale connaît déjà ce profil d'individus que l'on qualifiera desurnuméraires.Maisellenepeutleurménageraucuntraitement.Ceschémas'applique,dansunecertainemesureetsousréservedecertaines

précautions, à la société féodale telle qu'elle a existé enOccident avant l'anmille. Georges Duby a pu écrire à son propos : « Tous les documents del'époque (polyptyques, censiers, coutumiers) décrivent une société paysannehiérarchiséecertes,etfortement,maisunesociétéencadrée,assurée,nantie.Ilenressortunsentimentdesécuritééconomique10.»Il s'agit bien pourtant de ces communautés paysannes misérables,

perpétuellementexposéesàlaguerreetpériodiquementenproieàdeterriblesfamines.Mais, un peu comme pour les razzias ou pour le débarquement descolonisateurs dans les sociétés « exotiques », ce sont là des irruptionsincontrôlablesvenuesd'ailleurs,cataclysmesmétéorologiquesouravagesdelaconquêteetdelaguerre,quipeuventébranlerl'ensembledelacommunautéetàlalimitel'anéantir.Cependant,Dubys'autoriseàparlerdesociétés«assurées»oudesociétés«nanties»:parleurorganisationinterne,ellespeuventdansunelargemesureconjurerlesrisquesendogènes,commelefaitqu'unindividuouunsous-groupe soit complètement laissé pour compte et s'installe dans unesituation de désaffiliation permanente. D'autant que des solidarités-dépendances verticales s'ajoutent aux interdépendances horizontales, ou ysuppléent.GeorgesDubyditencore:«PendanttoutlehautMoyenÂge,aucungrand ne fermait ses greniers aux miséreux, et cette générosité nécessaireprovoquait certainement alors dans la société rurale des redistributions debiensdetrèsconsidérableampleur11.»« Générosité nécessaire » : la prise en charge des démunis n'est pas une

optionlaisséeàl'initiativepersonnelle,maisl'effetobligédelaplaceoccupéedansunsystèmed'interdépendances.VersleVIIIesiècle, lorsquecommenceàs'imposer cette société fondée sur les liens vassaliques, il n'est pasexceptionnelquedeshommeslibres(desalleutiers)sollicitentvolontairementde se faire « l'homme » d'un maître : l'indépendance les menace dans leurexistence,parcequ'ellelesprivedeprotections:

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Celuiquiserecommandeenlapuissanced'autrui.AuSeigneurmagnifique«untel»,moi«untel».Attenduqu'ilestparfaitementconnudetousquejen'aipasdequoimenourrirnimevêtir,j'aidemandéàvotrepitié-etvotrebontémel'aaccordé-depouvoirmelivreroumerecommanderàvotremaimbour.Cequej'aifaitauxconditionssuivantes.Vousdevezm'aideretmesoutenir;pourlanourritureautantquepourlevêtement,danslamesureoùjepourraivousserviretbienmériterdevous.Aussilongtempsquejevivrai,jevousdevraileserviceetl'obéissancequ'onpeutattendred'unhommelibre,etjen'auraipaslepouvoirdemesoustraireàvotrepuissance,oumaimbour,maisjedevraiaucontrairerestertouslesjoursdemaviesousvotrepuissanceetprotection12.Ils'agitd'uneformuletypeétabliepourservirdemodèleauxscribeschargés

de recueillir ces demandes, ce quimontre qu'elles devaient être relativementfréquentes. En l'absence d'une administration structurée et de servicesspécialisés, la solidification de la relation personnelle dans le sermentd'allégeance vassalique représente un premier type de couverture efficacecontre les risques sociaux. Sujétion de la personne par l'intermédiaire del'inscription dans un territoire : on ne prétend pas que cette relation dedépendanceaitétéabsolumenthégémonique(ilatoujoursexistédesalleutierspar exemple), mais qu'elle représente le rapport social dominant, bien quevariable dans ses modalités d'expression, qui s'est épanoui avec la«féodalité»13.Ainsi, la conjonction du fait d'être placé sous le patronage d'un puissant

(c'est le sensde«maimbour», transcritduvieuxdroitgermanique) etd'êtreinscrit dans les réseaux familiaux ou lignagiers et de voisinage de la

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communauté d'habitants assurait une protectionmaximale contre les aléas del'existence.De tellescommunautéssontà la foisglobalementvulnérablesparrapport à des agressions extérieures (crises de subsistance et ravages de laguerre), et fortement intégrées par des réseaux serrés d'interdépendance. Laprécarité de l'existence fait partie de la condition de tous et ne rompt pasl'appartenance communautaire. De telles sociétés accueillent difficilement lanouveautéetlamobilité,maisellessontefficacescontreladésaffiliation.Une telle stabilité permet de comprendre que la pauvreté puisse dans ces

sociétésêtreimmenseetgénéralesansposerune«questionsociale».ConstatquefaitaussiMichelMollatpourlehautMoyenÂge:«Malgréleurnombreélevé,lesrustresn'exerçaientaucunepeséeappréciablesurlecoursquotidiendelaviesociale14.»Nonseulementparceque,dirait-ondansunlangagesansdouteanachronique,ilsétaient«résignés»àleursort;maissurtoutparceque-sauf au moment des révoltes, mais celles-ci ont eu semble-t-il une certaineampleur seulement à partir duXIe siècle, c'est-à-dire lorsque cette structurecommence à être ébranlée par les premiers effets de la croissancedémographique15 — les plus démunis ne représentaient pas un facteur dedéstabilisation interne à cette formation sociale, qui contrôle les risques dedésaffiliationmassivegrâceàlarigiditédesaproprestructure.Certes, des errants et des isolés existent déjà. Ils représentent même dès

avantl'anmilleuneconstantedupaysagesocial.Maisilssontendehorsdelacommunauté et des zones de vie « domestiquées » (organisées comme desdomus, des maisons). Un monde où l'homme est rare et les foyers d'habitatclairseméslaissedelargesespacesàl'errance.C'estl'universdelaforêtetdeslandesquehantentl'ermite,lechevaliererrant,lescharbonniers,lesbrigands,etaussilesforcesmagiquesetmaléfiques.Maisilssonthorsdeslimites,etàproprementparlerexclusdumondeorganisé16.Lareprésentationduvagabondserasurdéterminéeparlaréminiscencedecesfiguresinquiétantes.Cependantle vagabond, on le verra, représente un autre type d'étranger. Il est devenuautre,désaffiliéparrapportàunordresocialauquelilaauparavantappartenu.Au sens strict, la figure du vagabond ne peut apparaître que dans unmondestructuré dont il a décroché. Au contraire, l'étranger, le rôdeur symbolisentl'altéritétotaleparrapportàuntyped'organisationcommunautairequiautogèreencore ses turbulences. La société féodale connaît aussi plusieurs typesd'aventuriers aux trajectoires aléatoires comme ces « jeunes », cadets defamillessansterreetdisponiblespourtoutessortesd'entreprises,dontGeorges

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Duby a souligné l'importance en tant que facteurs de mobilité au sein desstructures féodales. Des religieux, des étudiants peuvent aussi se trouver enposition, provisoire oudéfinitive, d'errance géographique et sociale.Mais levagabond,lui,appartientàlamassedes«pauvres»quinepeuventvivrequedutravaildeleursbras.Aussisondestinsera-t-ilspécifique:ilestsoumisàladoublecontraintededevoirtravailleretdenepouvoirlefaire17.

Ce modèle de « sociétés sans social » a comporté plusieurs variantes

historiques.Seule l'interdépendancehiérarchiséede la société féodalenousaretenuunmoment icidans lamesureoùc'estde sadécomposition,ouplutôt,comme on essaiera de lemontrer plus précisément, de sa « déconversion »,qu'asurgilaproblématisationmodernedusocial.Maislaréférencegénéraleàdes sociétés qui économisent le social permet a contrario de caractériser unpremiertyped'interventionsspécialesconstitutivesdusocial-assistantiel.Soitquelesliensdelasociabilitéprimaireserelâchent,soitquelastructuredelasociété se complexifie au point de rendre impossible ce type de réponseglobale et peu différenciée18, la prise en charge des démunis fait l'objet depratiques spécialisées. Ainsi, l'hôpital, l'orphelinat, la distribution organiséed'aumônes sont des institutions « sociales ». Elles procèdent au traitementparticulier (spécial et spécialisé) de problèmes qui dans des sociétésmoinsdifférenciéesétaientprisenchargesansmédiationparlacommunauté.Souslesconfigurations historiques concrètes à travers lesquelles il s'est déployé, cesocial-assistantielprésenteuncertainnombredecaractéristiquesformelles.Premièrement, c'est une construction d'ensemble de pratiques à fonction

protectrice ou intégrative (et, plus tard, préventive). J'entends par là que lesocial-assistantiel résulted'une interventionde la société sur elle-même,à ladifférencedesinstitutionsquiexistentdeparlatraditionetdeparlacoutume.On pourrait parler à ce propos, au moins analogiquement, de sociabilitésecondaire, puisqu'il s'agit de systèmes relationnels décalés par rapport auxgroupes d'appartenance familiaux, de voisinage, de travail. A partir de cedécrochage,desmontagesdeplusenpluscomplexesvontsedéployer,donnantnaissance à des structures de prise en charge assistantielle de plus en plussophistiquées.Deuxièmement,cespratiquesprésentent toujoursaumoinsdesébauchesde

spécialisation,noyauxd'uneprofessionnalisationfuture.Cen'estpasn'importe

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qui,n'importecomment,n'importeoù,quialachargedecetypedeproblèmes,mais des individus ou des groupes aumoins partiellementmandatés pour cefaire, et repérés comme tels.Par exemple, le curé, lemarguillier, unofficiermunicipal... sontdéjàà leurmanièredes« fonctionnaires»dusocialdans lamesureoùleurmandatest,aumoinspourunepart,d'assurercetyped'activitéspéciale. La délimitation d'une sphère d'intervention sociale suscite ainsil'émergenced'unpersonnelspé-cifiquepour l'instrumentaliser.C'est l'ébauchedelaprofessionnalisationdusecteursocial19.Troisièmement et corrélativement, s'ébauche aussi une technicisation

minimale.Mêmeenl'absenced'unespécialisationexclusive,etafortiorid'uneformation professionnelle spécifique, le mandaté est contraint d'évaluer lessituations sur lesquelles il doit intervenir ou non, de sélectionner ceux quiméritent des secours, de construire des catégories, fussent-elles grossières,pourguidersonaction.Sapratiquenedoitpasêtreconfondueaveccelled'unmembreordinaire(nonmandaté)delacommunauté,mêmesicertainsdeceux-ci exercent une activité du même type, par exemple un particulier qui faitl'aumône à titre « privé ». La pratique de l'intervenant mandaté doit êtreritualiséeetsefondersurunminimumdesavoirs,d'expertiseetde technicitépropre. Il n'y a pas de pratique sociale sans un noyau, fût-il minime, deconnaissancessurlespopulationsconcernéesetsurlesmanièresdelesprendreencharge,ouaucontrairedelesexcluredelapriseencharge.Quatrièmement, la question de la localisation de ces pratiques se pose

d'emblée et fait apparaître aussitôt un clivage entre pratiques « intra-institutionnelles » et pratiques « extra-institutionnelles ». La raison del'interventionest,onl'adit,unaccrocdanslasociabilitéprimaire.Ilesttentant,etengénéralpluséconomique,àtouslessensdumot,deréparersurplace,parexempledeportersecoursàdomicile.Maislanatureduproblèmeàtraiterpeutl'interdire, et il y a alors déterritorialisation-reterritorialisation, c'est-à-diretraitement dans un site institutionnel spécialisé (par exemple, soigner àl'hôpital). Cette tension représente une ligne de force importante pour ledéveloppementdusocial-assistantieletserepèredéjààtraverslesformestrèsfrustesd'organisationdessecours.

Cinquièmement - mais cette caractéristique essentielle a été seulement

aperçue,etilvafalloirlonguementyrevenir-,ilnesuffitpasd'êtredémunidetout pour relever de l'assistance. Au sein des populations sans ressources,

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certainesserontrejetéesetd'autresserontprisesencharge.Deuxcritèressedessinent. Celui de l'appartenance communautaire : l'assistance s'attache depréférence aux membres du groupe et rejette les étrangers (il faudraévidemment élaborer ce que signifie « être membre du groupe » et «êtreétranger »); celui de l'inaptitude au travail: l'assistance accueillepréférentiellementceuxquisontdémunisparceque,commel'orphelinisoléoule vieillard impotent, ils sont incapables de subvenir à leurs besoins entravaillant (mais, là aussi, ce critère est à préciser à travers l'analyse despratiquesetdesréglementationsqui ledéfinissent).Cettedistinction,quiseratravaillée dans les chapitres suivants, circonscrit le champ du social-assistantieldanssadifférenceaveclesautresformesd'interventionsocialeendirectiondespopulationscapablesdetravailler.

Les caractéristiques ainsi dégagées sont formelles, en ce sens qu'on les

retrouve comme conditions générales de possibilité d'un champ assistantielquelconque.Leurobjectifestdesuppléerd'unemanièreorganisée,spécialisée,auxcarencesdelasociabilitéprimaire.Plusprécisément,ondiraquelesocial-assistantiel se constitue en analogon de la sociabilité primaire. Il tente decolmater une brèche qui s'est creusée dans les relations commandées par lasociabilitéprimaireetdeconjurerlesrisquesdedésaffiliationqu'elleentraîne.Aussi entretient-il un rapport étroit avec la territorialisation. L'assistancedépenddudomiciledesecours.Cetteexigencedeladomiciliationnesignifiepasqu'ilfaillenécessairementrecevoirlessecoursàdomicile(ilspeuventêtredispensésdansuneinstitution),maisqu'ilfautavoiruneplacemarquéedanslacommunautépourêtreassisté.Ladomiciliationnecorrespondpasseulementàunimpératiftechniquepourinstrumentaliserladistributiondessecours.Elleestd'abord la condition de possibilité qui décide du fait d'être secouru ou non.Ainsi la plupart des réglementations assistantielles demandent-elles àl'indigent,mêmes'ilest«sansdomicilefixe»,dejustifierd'aumoinsquelquesannéesderésidencedanslevillageoulacommune,fautedequoiilseralaissépour compte. L'assistance est d'abord une protection rapprochée. Elleconcerne en premier lieu, c'est le cas de le dire, un prochain menacéd'éloignementsocialetincapabledesubvenirparlui-mêmeàsesbesoins.

Lalégendeévangélique

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Ces questions de la spécialisation, de la professionnalisation, del'institutionnalisation,deladiscriminationdespopulationsàprendreencharge,structurent jusqu'à aujourd'hui l'organisation du champ social-assistantiel.Commentsesont-ellestransforméespourcomposerlepaysageactuel?Onneseproposeévidemmentpasderefaireunehistoiredel'assistance:ilexisteàcesujet un grand nombre d'ouvrages remarquables. Il suffira d'en dessiner lalogiqueafinde ladissocier,plus fermementqu'onne le faitengénéral,de laquestion du travail à partir du constat que ces structures assistantielles ontconcerné tout d'abord des populations incapables de travailler. Je suiscependant contraint de discuter l'historiographie classique sur deux points.Premièrement, l'impact propre du christianisme sur la structuration del'assistance est souventmal évalué dans beaucoup d'histoires de l'assistance.Deuxièmement,iln'estpasexactdedaterdelaRenaissanceoudelaRéformele début d'une transformation de l'assistance inspirée par le souci de gérerrationnellementlapauvreté.Ces deux distorsions sont d'ailleurs liées. Le début du XVIe siècle

représenterait une coupure significative s'il marquait, à partir d'unaffaiblissementdesvaleurschrétiennesauparavanthégémoniques,l'émergencede nouvelles exigences sociales et politiques. On observerait à partir de cemomentundurcissementdel'attitudeàl'égarddespauvres,considéréscommeune population encombrante et potentiellement dangereuse qu'il faudraitdésormaisclasser,administreretcontenirpardesréglementationsrigoureuses.Une posture suspicieuse et comptable - dite parfois « bourgeoise » ou«laïque»-remplaceraitl'accueilgénéreuxinspiréparlacharitéchrétienne20.Mais une telle construction est contestable. On remarque bien une

complexification croissante des dispositifs d'assistance dans laquelle les« politiquesmunicipales » duXVIe siècle représentent une étape importante,mais non pas un commencement. Le souci gestionnaire ne surgit pas alorsbrusquement, il sous-tend déjà les pratiques assistantielles inspirées par lechristianisme.Sanssous-estimerl'originalitédel'élaborationchrétienne,onsepropose demontrer qu'elle a davantage renforcé que contredit les catégoriesfondamentalesqui structurent toutchampassistantiel.Celles-ci, enparticulierle double critère d'être dans l'incapacité de travailler et de devoir êtredomicilié, ont une consistance propre qui travaille souterrainement laconstructionmédiévaleelle-même.Il y a en revanche une mise en cause profonde de la problématique

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assistantielleàpartirdeladifficultédeprendreencompteunnouveauprofildepopulationsdémuniesquiposent leproblèmed'unnouveau rapport au travail(ouaunon-travail),plutôtqu'unrapportauxsecours.Cetteprisedeconscienceémerge non pas au début du XVIe siècle, mais au milieu du XIVe. Si donccoupure il devait y avoir - bienqu'enhistoire il n'y ait jamais sansdoutedecoupure absolue -, elle se situerait lorsque, sur la toile de fond relativementstable de l'assistance, se détache la question sociale du travail. En fait, laquestionsocialeàproprementparler.Cettequestionmériteuntraitementàpartqui sera abordé au chapitre suivant.Mais, pour éviter la confusion des deuxproblématiques,ilfautauparavantrevenirsurl'opinionrépandueselonlaquellelechristianismeengénéraletlechristianismemédiévalenparticulierseraientporteursd'uneconceptionsuigenerisdel'assistance.

La charité est bien la vertu chrétienne par excellence, et la pauvreté esteffectivement valorisée en référence au Christ et aux modèles de la vitaapostolica, saints, ermites, religieux, qui ont su se dépouiller des pesanteursterrestrespourserapprocherdeDieu.Cependant,cettefaçonde«tuerlevieilhomme », pour reprendre la formule de saint Benoît, est une pauvretévolontaire,uneascèseversDieudontlamotivationestspirituelle.Commetel,ce type de dénuement ne peut être le fait de n'importe qui. Il constitue unecomposante essentielle de la vocation religieuse : « La valorisation de lapauvreté se concentrait traditionnellement autour de la vie religieuse etcléricale21.»Encoren'est-ellepas,mêmesurceplan,unanimementacceptée.La grande polémique sur les ordres mendiants qui traverse le Moyen Âgechrétien à son apogée s'en prend souvent à « ces larves d'hommes qui semaintiennent dans l'oisiveté grâce à notre travail 22 ». Même dans uneperspective d'ascèse spirituelle, si la pauvreté peut être une conditionnécessaire, elle n'est pas une valeur absolue. Comme le dit Pierre de Bloisdansundesessermons,«bienheureuxlespauvresd'esprit,maispastous23».L'évaluationserabienplusrestrictiveencore,évidemment,pourlapauvreté

subie,lapauvretématérielledesmisérables.OnconnaîtsansdoutelaterribleallégoriedelaPauvretédansleRomandelaRosedeGuillaumedeLorris:

Lapauvretén'avaitsurellequ'unvieuxsacétroit,

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misérablementrapiécé;c'étaitàlafoissonmanteauetsacotte,etellen'avaitquecelapoursecouvrir;aussitremblait-ellesouvent.Unpeuéloignéedesautres,elleétaitaccroupieetrencrognéecommeunchientristeethonteux.Quesoitmauditel'heureoùfutconçulepauvre,carilneserajamaisnibiennourri,nibienvêtu,nibienchaussé!Ilneserapasnonplusaiméniélevé24.Ilestvraiqu'ils'agitlàdetextes«laïcs».Maislesévaluationsdesautorités

religieusessontsouventàpeinemoinspéjorativesvis-à-visdelaconditiondespauvres.SaintAugustin,déjà,évoquaitavecuncertainmépriscespauvresquisont«tellementbesogneuxdel'aidecharitable[qu'iln'ont]mêmepashontedemendier », et le pape Innocent III parle de « la misérable condition desmendiants 25 ». Michel Mollat note que, dans l'iconographie chrétienne, lepauvreestpresquetoujoursreprésentéàlaporteduricheouauxportesdelaville dans une attitude humble et suppliante26. Il n'est pas d'emblée admis àentrer : il lui faut d'abord être bien conscient de son indignité, et de toutemanièrel'exercicedel'aumônedépenddubonvouloirdesnantis.Le moins que l'on puisse dire est donc que la charité chrétienne ne se

mobilisepasautomatiquementpoursecourirtouteslesformesdepauvreté.Lapauvretéchoisie,enquelquesortesubliméesurleplanspirituel,estvalorisée.Elle est une composante de la sainteté.Mais la condition sociale du pauvresuscite unegammed'attitudes qui vont de la commisération aumépris. Parcequ'elleévoquelafaim,lefroid,lamaladie,l'abandon-lemanquedanstoussesétats-,lapauvretéprosaïquedesgens«devilecondition»estleplussouventconnotéepéjorativement.

Cette ambivalence, voire cette contradiction qui habite la représentation

chrétienne,estsurmontéesurleplandespratiquespardeuxmodesdegestionspécifiquesdelapauvreté:l'assistances'inscritdansuneéconomiedusalut,etl'attitude chrétienne fonde une classification discriminante des formes depauvreté.

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Économie du salut : malheureux, plaint ou même méprisé, le pauvre peutnéanmoins être instrumentalisé en tant que moyen privilégié pour le riched'exercerlavertuchrétiennesuprême,lacharité,etluipermettreainsidefairesonsalut.«Dieuauraitpurendretousleshommesriches,maisilavouluqu'ilyaitdespauvrespourquelesrichespuissentainsiracheterleurspéchés27.»Lesimplicationspratiquesdecetteattitudesontconsidérablespuisqu'ellea,

dansunelargemesure,financélebudgetmédiévaldel'assistanceàtraverslesaumônesetleslegsauxinstitutionscharitables.Àuneépoqueoùlesmoyensdes'enrichirparlecommerceetlesspéculationsfinancièressuscitentencoredelaculpabilité, et où, il faut le rappeler, leshommesont vécudans la terreurdel'enfer, la charité représente la voie par excellence de rachat et le meilleurplacementsurl'au-delà.Lenombreconsidérabledetestamentsquiredistribuentendirectiondespauvresunepartieoulatotalitédesbiensdesdisparusprouveà la fois la force de cette attitude et l'importance de ses retombéeséconomiques.Mais que la pauvreté soit reconnue en tant quemoyende faireson salut ne signifie nullement qu'elle soit aimée pour elle-même, ni que lepauvre en tant que personne soit aimé. Les « œuvres de miséricorde »développentuneéconomiepolitiquedelacharitédontl'aumônequi«éteintlepéché » constitue la valeur d'échange. Ainsi s'établit un commerce entre lericheetlepauvreaubénéficedesdeuxparties:lepremierfaitsonsalutgrâceà sa pratique charitable,mais le second est également sauvé, s'il accepte sacondition.Lastbutnotleast, l'ordreinégalitairedumondeestluiaussisauvédans cette économie, qui se révèle providentielle aussi en ce sens que,reconnaissantlapauvretécommenécessaire,ellejustifiesonexistenceetn'aàprendre en charge que ses manifestations les plus extrêmes. La richessechrétiennementvécueprésenteainsiundoubleavantagesur lapauvreté :elleestunmoyendefairesonsalutdansl'autremonde,etelleestplusagréableàvivreici-bas.Àunepériodeplustardive,saintFrançoisdeSalesasansdoutedonnélaformulationlaplusclairedecedédoublementaudemeurantcommodeens'adressantencestermesauxriches:

Ainsipouvez-vousavoirdesrichessessansêtreempoisonnésparelles,sivouslesavezenvotremaisonouenvotrebourse,etnonpasdansvotrecœur.Êtrericheeneffet,etpauvred'affection,c'estlegrandbonheurduchrétien,carilaparcemoyenlescommoditésdes

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richessespourcemonde,etleméritedelapauvretépourl'autre28.Ce que l'on sait de l'instrumentalisation des œuvres de miséricorde au

MoyenÂgepermetd'avancerquetelleétaitdéjàl'attitudedominantedesnantis,et sans doute a fortiori des démunis, à l'égard de la pauvreté : la pauvretématérielleentantquetelleestunmalheur,mêmesi l'onpeutfairesonsalutàtraverselle.C'estd'ailleursuneopiniondebonsenset,quel'onsoitricheoupauvre,ilfallaiteffectivementêtreunsaintpournepaslapartager.

Cette économie du salut fonde en même temps une perceptiondiscriminatoiredespauvresquiméritentd'êtreprisencharge.Sontenpremierlieuexclusceuxdesmalheureuxquiserévolteraientcontrecetordredumondevoulu parDieu. Le lien entre pauvreté et hérésie est profond, non seulementparce que de nombreuses hérésies ont prêché, avec le refus du monde, lasubversion de son organisation sociale, et ont de ce fait été impitoyablementréprimées,maisaussiparcequelanon-acceptationdelapauvretéestdéjàunactevirtuellementhérétiquedecontestationdelacréationetdesonéconomiedu salut. Le pauvre risque ainsi le péché par excellence, qui consiste às'opposerauxvuesde laProvidence.Le«mauvaispauvre»estd'abordunecatégoriethéologique.Mais il y a plus précis. Au seinmême des pauvres qui subissent sans se

révolter leur condition, la conception chrétienne de la pauvreté opère unclivageessentiel.Lapauvreté spirituelledupauperChristi est exaltée parcequ'elle réalise le refus du monde et manifeste le mépris de toutes lesappartenances terrestres, y compris de cette enveloppe matérielle qu'est lecorps. Mais cette éminente dignité peut se diffuser par un effet de halo àcertainesformesdepauvretésubie,àlaconditionqu'ellesexhibentlessignesvisiblesdecedétachement.Sur lamisèrecorporellevontainsisecristalliserpour l'essentiel les critères qui donnent à la pauvreté matérielle une dignitéspirituelle. Par un retournement typiquement chrétien, de même que lessouffrancesetlamortatroceduChristtémoignentdesadivinité,ouquelelongmartyrologedessaintsestlemeilleursignedeleurélection,demêmel'horreur

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des foules sales et dépenaillées d'ulcéreux, de mutilés, d'aveugles et deparalytiques, de boiteux et demanchots, de femmes déformées, de vieillardsfaméliquesetd'enfantsestropiésestsanctifiéeparcetteexaltationreligieusedelasouffrance.Lespauvresfontpartieducorpsdel'Égliseparcequeleurcorpssouffre, ils sont la métaphore du corps souffrant de l'Église. Les figuresemblématiquesde lapauvretédans lesÉcritures - Jobsurson fumier,Lazaredontlecadavresentdéjà,lesmisérablesmiraculéssurlesquelss'estpenchéelamiséricorde du Christ, les nudités maigres et frippées, les ulcères et lesdifformités - exhibent les signes les plus spectaculaires du malheur de lacréatureabandonnéedeDieu.Ellesmanifestentque,avantqu'ilssoientsauvéspar l'amourduChrist, lemondeestmauvaiset lecorpsméprisable.Lecorpsmaladeestuneplaiedontlaplaintes'élèveversDieu.La pauvreté n'est donc pas seulement une valeur d'échange dans une

économiedusalut.Chargéedemaladieetdesouffrance,sanctifiéeparelles,ladéréliction des corps l'inscrit dans le mystère du rachat. La preuve del'éminente dignité de la pauvreté est donnée à travers ses manifestationsextrêmes,insoutenables,etparticulièrementlesatteinteslesplusspectaculairesàl'intégritécorporelle,delamêmemanièrequelapreuvelaplusirrécusablede la divinité du Christ est sa mort ignominieuse sur la croix. L'amour despauvres n'est pas une donnée immédiate de la conscience. C'est un mystèreauquel lechrétienn'accèdequeparcette inversion intégraledesvaleursdontNietzscheadégagélalogique,etquisenourritduméprisdumonde29.Ainsi, si sanctification de la pauvreté il y a, c'est à la condition de

surenchérirsurlemalheurdelasituationprosaïquedupauvre.Auxplusbeauxmoments de l'exaltation chrétienne de la pauvreté,MichelMollat souligne lecaractère stéréotypé de cette image du pauvre dans la pastorale chrétienne :«Maigre,aveugle,ulcéreux,souventboiteux,lepauvreestenhaillons,hirsute;ilquémandedeporteenporte,àl'entréedeséglises,surlavoiepublique30.»Danslemêmeordred'idées,CharlesdeLaRoncièreaanalysélecontenudessermonsdesprédicateursdeFlorenceaumomentdel'épanouissementchrétienquiamarquéleXIIIesiècleetledébutduXIVe.Ilendégagel'omniprésencedecette imagerie de la pauvreté qui s'exprime à travers la dégradation del'enveloppe charnelle31. Le pauvre le plus digne de mobiliser la charité estcelui dont le corps exhibe l'impuissance et la souffrance humaines. Uneimmense dramaturgie chrétienne s'est déployée autour de l'orchestration dessignesphysiquesdelapauvreté.Maiselleretrouveainsi,enlasurdéterminant,

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une caractérisation anthropologique fondamentale nécessaire pour quel'indigence entre sans problème dans le cadre de l'assistance : elle doit êtreexonérée de l'obligation du travail. L'impuissance du corps, la grandevieillesse, l'enfance abandonnée, la maladie, de préférence incurable, lesinfirmités,depréférenceinsoutenablesauregard,onttoujoursétélesmeilleurspasseports pour être assisté. Mettons entre parenthèses une éventuellecomplaisancepourlemorbide.Entoutétatdecause,cessignesdedéchéancedonnent immédiatement à voir que l'incapacité de travailler à laquelle ceshandicapscondamnentn'estpasvolontaire.Lechristianismemédiévalaainsiélaboréuneversionfascinante,etunique,

del'exaltationdelapauvretéfondéesurlaconscienceexacerbéedelamisèredumonde32. Iln'estpaspourautant leseulàmettreenœuvre lecritèrede ladérélictiondescorpspouraccéderauxsecours.Cetteréférenceàcequel'onaproposé d'appeler une handicapologie constitue une ligne de force de toutepolitiquede l'assistance.Maisellecomporteunecontrepartie,que la légendeévangélique éclaire également. Faire le choix préférentiel de l'incapacitéphysique occulte d'autres formes d'indigence et les exclut de la possibilitéd'être prises en charge.A l'apogée duMoyenÂge chrétien, un autre type demisèresedéveloppe.C'estcelledesgensdepetitétat,les«menus»,lepopulominuto qui survit aux frontières de l'indigence. En calculant le budget decertainsdecespetitsmétiers,telslesjardiniersoulesmaçons,CharlesdeLaRoncièreamontréquecertainesannées,danslapremièremoitiéduXIVesiècleàFlorence,lamajoritéd'entreeux,surtouts'ilssontchargésdefamille,tombeau-dessous du seuil de survie. Mais cette misère qu'ils côtoient, lesprédicateursflorentinsn'enparlentpas,etpeut-êtremêmenelavoient-ilspas.Ellerelèved'autrescatégoriesd'analyseetdeperception.C'estunemisèrefaitede manques, dont les manifestations les plus communes sont discrètes, sauflorsqu'elleéclateenrévoltestumultueusesoulorsqu'elleobligelesmalheureuxà implorer secours. Manque de nourriture, de logement, de vêtements, detravail,ellenedonneàvoirquelaviegrisedupeuplesouffrant,endeçàdesmises en scènes pathétiques qui mobilisent la charité. Ainsi les pauperesChristirejettent-ilsdanslesténèbresextérieureslamisèretravailleuse.

Monprochainestmonproche

Siimportantsoit-il,cecritèredel'incapacitéphysiquen'estpourtantpasle

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seulàouvrirlesportesdel'assistance.Ilcomposeavecceluidel'appartenancecommunautaire pour délimiter le champ du social-assistantiel. Ici aussi, lechristianisme médiéval a puissamment contribué à sa mise en oeuvre. Maisc'estànouveaupourentérineruneconceptiondu«prochain»commeunprochequipeutselireentermedeproximitésocialeougéographique,aussibienqu'àpartir de ce que la conception chrétienne de la fraternité entre les hommesapportedespécifique.C'esteneffettrèstôtque,dansl'Occidentchrétien,ladomiciliations'impose

commeuneconditionprivilégiéedelapriseenchargedesindigents,etellesemaintientégalementsurlalonguedurée,enjambantl'hypothétiquecoupureentreune organisation médiévale ou « chrétienne » de l'assistance et ses formesmodernes ou « laïques ». La matricula date du VIe siècle : c'est la listenominative des pauvres qui doivent être entretenus par l'église locale. Elleassocie secours et domiciliation au point que ceux qui étaient à l'origine desimples assistés (les marguilliers) en viennent à faire partie du personnelpermanent de l'église33. Au haut Moyen Âge, le système monastique assurel'essentiel des pratiques charitables. Les couvents reçoivent à la fois desindividusdéterritorialisésvoyageant sur lesgrandsaxesdepèlerinageetdesmisérables et des malades du lieu. L'accueil n'en est pas pour autantindifférencié.La règlede saintBenoît fait ladistinctionentre les solliciteursqui ne peuvent travailler et les « paresseux » - les valides -, que l'on doitrenvoyer au bout de deux jours34. À Cluny, par exemple, les voyageurs depassage sont hébergés, mais pour une nuit seulement, tandis que les « vraispauvres»sontassistéspardesdistributionsoccasionnellesoupériodiquesdesecours, et que certains indigents sont même pris en charge de manièrepermanente35. Les « portiers » des monastères - souvent eux-mêmes desassistésdevenusserviteursducouvent-fontletrientrelessolliciteurs36.Cettelocalisationprivilégiéedespratiquesd'assistancedanslescouventsetdanslesinstitutions religieuses correspond d'ailleurs à une sorte demandat social del'Église,quienfaitl'administratriceprincipaledelacharité.Cettedivisiondutravail est entérinée très tôt par le pouvoir politique.Ainsi un capitulaire deCharlemagne fixe-t-il la part de la dîmequi doit être consacrée à ce servicesocialavantlalettre37.AvecleservicedeDieu,l'Églisetrouvedansceservicedespauvresl'autrejustificationdesaprééminencesocialeetdesesprivilèges.Riendoncdans l'exercicedecemandatquirelèvede l'initiative«privée» :l'Égliseestlaprincipaleinstitutiondegestiondel'assistance.

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L'organisationdel'assistancesurlabasedeladomiciliationsesystématiseavec le développement des villes, entraînant un transfert dans le tissu urbaindes institutions et de ces professionnels de l'assistance que sont déjà lesreligieux. Dans toute la chrétienté européenne, les ordres mendiantss'implantentsystématiquementetexclusivementdanslesvilles38.Parallèlement,leshôtels-Dieu, charités, hôpitaux semultiplient.EnFrance, et enparticulierdans la région parisienne, la plupart des grandes institutions religieusesd'assistancesontfondéesentre1180et135039.Mêmesil'onapuparleràcetteépoque d'un renouveau chrétien, ces fondations correspondent aussi à unetransformation sociologique profonde, le développement et la différenciationde l'espace urbain, que les autorités religieuses ne sont pas les seules àassumer. La rupture des dépendances et des protections immédiates dessociétés agraires, le creusement des écarts sociaux entre les groupes posentd'unemanièreinéditelaquestiondelapriseenchargedesplusdémunis.Aussiles autorités municipales prennent-elles leur part dans ce qui devient unproblèmedegestiondel'indigenceurbaine.L'assistances'organisesurunebaselocaleetimposeunesélectionplusrigoureusedesassistés.L'hôpitaldeDinantestcommunalisédès la finduXIIIe siècle.Dès1290aussi, lavilledeMonstientune«communeaumône»»quiaide,enplusd'assistésoccasionnels,desindigents inscritssurune liste réviséeannuellement,etbénéficiantainsid'unesorted'abonnementauxsecours40.Demême,lesvillesdeGandetdeFlorenceentretiennent régulièrement chacune plus d'un millier d'indigents« domiciliés »41. Les secours peuvent aussi être distribués en dehors desstructureshospitalières,àconditionquelesbénéficiairessoientsoigneusementrecensés et localisés. Dès le XIVe siècle on commence à imposer à cesindigentsdesmarquesdistinctives(jetons,plaquettesdeplomb,croixcousuessur lamancheoulapoitrine)ouvrantunesortede«droit»departiciperauxdistributions régulières d'aumônes ou de fréquenter les institutionshospitalières. Bronislaw Geremek parle à ce propos de « pauvretépensionnée»etdevéritables«prébendes».Vivredel'assistancepeutdevenirunequasi-profession.D'ailleurs,àAugsbourg,en1475,lesmendiantsfigurentsurlesregistresfiscauxcommeungroupeprofessionnel42.C'estdoncbienavantleXVIesièclequel'assistances'organisesurunebase

territoriale, et que sa gestion cesse d'être un monopole clérical, si tant estqu'elle l'ait jamais été.À côté de l'Église, régulière ou séculière, l'ensembledesautorités, laïquesaussibienque religieuses,prennent leurpartdanscette

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gestiondusocial :seigneurs,notablesetrichesbourgeois,confréries,c'est-à-dire associations d'entraide des corps de métiers, multiplient les secours43.L'exercicedelacharitéestdevenuàpartirdelafinduXIIIesiècleunesortedeservice social local auquel collaborent toutes les instances qui partagent uneresponsabilité dans « le bon gouvernement » de la ville. Une telleresponsabilisation des pouvoirs locaux s'accentue au cours desXIVe etXVesiècles. Cette forme d'assistance correspondant visiblement à un souci degestion rationnellede l'indigencen'adoncpasattendu leXVIe sièclepour semanifester.Ellen'apasattendunonplusla«laïcisation»delasociété.Avantcomme après le XVIe siècle, l'Église joue son rôle dans le concert desinstancesquiconcourentàlapriseenchargeassistantielle.Sansdoutecerôleest-ilplusprépondérantavantqu'après,maispastoujourspourdesraisonsquitiennentaurôlespécifiquedel'Église.Ainsi,silescouventsontjouéuntelrôle«charitable»auMoyenÂge,c'estaussiqu'ilssontdesseigneuries,et l'abbéexercesonrôledeprotecteurdesesdépendants,demêmequelesévêquessontsouvent les seigneurs des villes et de leur plat pays. Ces seigneursecclésiastiquesavaientenfaitlesmêmesdevoirsdeprotectionetd'assistancequelesseigneurslaïcs,etilslesexerçaientsansdoutedelamêmemanière.Ce que l'on interprète généralement comme l'avènement d'une « nouvelle

politiquesociale44»audébutduXVIesièclenefaitdoncquesystématisercemouvement.Cette relanceestoccasionnéeparuneconjonctureéconomiqueetsocialedéfavorable:crisesdesubsistance,augmentationduprixdesproduitsalimentaires, sous-emploi lié à une forte reprise démographique après leshécatombes dues à la peste, restructurations agraires, croissance anarchiquedes villes.Les facteurs de dissociation sociale perceptibles depuis aumoinsdeux siècles s'accusent brutalement. La pauvreté fait l'objet d'un large débatpublicalimentéparlescontroversesdelaRenaissanceetdelaRéforme,dontle succèsde l'ouvragede JuanLuisVives,De subventionepauperum, est lemeilleur témoignage45. Entre 1522 et lemilieu du siècle, une soixantaine devilles européennes prennent un ensemble congruent de dispositions. Cespolitiquesmunicipalesreposentsurquelquesprincipessimples:exclusiondesétrangers, stricteprohibitionde lamendicité, dénombrement et classificationdesnécessiteux,déploiementdesecoursdifférenciéscorrespondantàdiversescatégoriesdebénéficiaires.L'exclusiondesétrangers,deserrants,desforains,associéeà l'interdictiondelamendicité,permetdetenterunepriseenchargesystématique de l'indigence domiciliée : soins et secours aux malades et

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invalides,maisaussimiseenapprentissagedesenfantspauvresetdistributionde secours à des familles sans emploi ou dont le revenu est insuffisant pourassurerlasurvie46.Lesoucid'organisersystématiquement l'assistancesurunebase locale débouche ainsi sur une innovation considérable : assurer dessecoursàcertainescatégoriesd'indigents,mêmeparmiceuxquisontcapablesdetravailler.Ainsi lavilles'efforce-t-elledeprendreenchargela totalitédeseshabitantsdanslebesoin.Nousauronsàrevenirsurcettetentativefragiledeleverl'interditquipèsesurlesindigentsvalidespourêtreassistés.Ces mesures, d'abord élaborées au niveau local, sont reprises par les

législationsnationales:ordonnancedeCharlesQuintdu7octobre1531pourla Flandre et les Pays-Bas, ordonnance de Moulin de février 1556 pour laFrance,poorlawsanglaisesdelasecondemoitiéduXVIesiècleaboutissantàlagrandeloiélisabéthainede1601.Leurespritgénéralestrenduparl'article73del'ordonnancedeMoulin:

Ordonnonsquelespauvresdechaqueville,bourgetvillage,serontnourrisetentretenusparceuxdelaville,bourgouvillagedontilsserontnatifsethabitants,sansqu'ilspuissentvaqueretdemanderl'aumôneailleursqu'aulieuoùilssont,lesquelspauvresseronttenusdeprendrebulletinetcertificationdedessus-ditencasque,pourguérisondeleursmaladies,ilsfussentcontraintsdevenirauxbourgsoubourgadesoùilyadeshôtels-Dieuetmaladreriespourcedestinez47.Le « grand renfermement » des mendiants, implanté lui aussi à l'échelle

européenne au XVIIe siècle, ne dément pas, en dépit des apparences, ceprincipedelapriseenchargerapprochée.IldoitselireencontinuitéetnonenruptureparrapportauxpolitiquesduXVIesiècle,dontilreprésenteunephased'organisation ultérieure plus élaborée, pour tenir compte de l'échec despremièrespolitiquesmunicipales48.Conséquencedudéveloppementdesvilles,les relations distendues de la sociabilité urbaine rendent de plus en plusdifficile le type d'assistance de proximité qui minimisait le rôle del'hospitalisation. Parallèlement, par leur nombre accru et par leurs mœurs

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désordonnées, les mendiants risquent de constituer « comme un peupleindépendantquineconnaît«niloi,nireligion,nisupérieur,nipolice»,telle«unenationlibertineetfainéantequin'avaitjamaisreçuderègles49».Menacedonc, déjà à demi réalisée, d'une rupture complète du lien communautaire.Tolérerlaconditionmendiante,ceseraitaccepterqueseconstitueauseindelacommunautéungroupecomplètementdésaffilié,devenuétrangeràlacité.Face à cettemenace, l'enfermement n'est qu'unmoyen, radical sans doute,

maisquiseprésentecommeundétournécessaire,pourrestaurerl'appartenancecommunautaire. Les pensionnaires de l'Hôpital général sontmoins retranchésdelacommunautéquedéplacés,c'est-à-direreplacésdansunespaceadhocoùilscontinuentàêtreprisencharge.Niparsastructureinstitutionnelle,niparletypedepopulationqu'ilprendencharge,niparsonmodede fonctionnement,l'Hôpitalgénéralnereprésentevéritablementuneinnovation.Dupointdevueinstitutionnel,ils'inscritdansleprolongementdesformes

précédentes d'intervention assistantielle. Par exemple, à Lyon, l'Aumôneriegénérale,unedes réalisations lesplusaccompliesdespolitiquesmunicipalesde la Renaissance, enferme dès la fin du XVIe siècle des « mendiantsincorrigibles»dansunetour,etlavillefondedès1614l'hôpitalSaint-Laurent,dont le règlement combine le travail et les prières pour l'amendement desmendiants50. Même évolution en Angleterre, où le Bridewell de Londres,modèledesworkhouses, est fondéen1547.ÀAmsterdam, leRasphaus, à lamêmeépoque,obéitauxmêmesprincipes.LefaitquelafondationdesHôpitauxgénéraux soit commandée par le pouvoir royal ne marque pas non plus unerupturesignificativeparrapportauxpolitiquesantérieures.C'estauxvilleset« gros bourgs » qu'il appartient de mettre en œuvre ces mesures, versiondifférentemaishomologuedelarelationcentral-localduXVIesiècle,lorsquelepouvoirroyals'appuiesurlesinitiativesmunicipalespourencommanderlagénéralisation51.Quantauxpopulationsconcernées,l'enfermement,dansunpremiertemps,ne

viseque lesmendiants domiciliés. Il exclut les étrangers, les vagabonds, quidoivent quitter la ville et continuent à relever des mesures de police52. Lesindividus considérés comme les plus désocialisés, les plus indésirables, lesplusdangereux,sontainsiexclusdel'enfermement(etnonpar l'enfermement).L'éditde1662quipréconisel'établissementd'unHôpitalgénéraldans«toutesles villes et gros bourgs du royaume » précise à nouveau qu'il concerne lesmendiants « natifs des lieux ou qui y auront demeuré pendant un an, comme

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aussi les enfants orphelins ou nés de parents mendiants 53 ». Une nouvelledéclarationroyalede1687réitèrel'exigencedel'enfermement,maiscondamneles vagabonds aux galères à perpétuité dès la première arrestation. Lesmendiants domiciliés ne sont condamnés aux galères qu'à la troisièmearrestation, c'est-à-dire après qu'ils se sont montrés deux fois rebelles à lasolution«charitable»de l'enfermement,quin'estpasofferteauxvagabonds.Danssonintentionprofonde,l'enfermementestd'aborduninstrumentdegestiondelamendicité,àl'intérieurd'uncadreurbain,pourlesindigentsautochtones.Dans le langage de l'époque, le préambule de l'édit de 1657 le dit quasiexplicitement. Il concerne les « pauvres mendiants » encore rattachés ourattachables à la communauté, que Louis XIV distingue « comme membresvivantsdeJésus-Christ»des«membresinutilesàl'État»,desvagabondsqui,ayant coupé toute appartenance communautaire, se sont placés en dehors deslimitesd'uneinterventioncharitable54.Quant aux techniques qui se déploient au sein de l'Hôpital général, elles

représententunestratégied'inclusion,etnonpointd'exclusion.Ladisciplinedel'Hôpital général, le travail forcé entrecoupé de prières incessantes,l'apprentissagedel'ordreetdelarégularitésontlesrecettesbienconnuesd'unepédagogiemuscléedontErvingGoffmansystématiseralalogique55etquidoitpermettreaureclus,aprèscettepériodederééducation,dereprendresaplacedanssacommunautéd'origineetd'êtredésormais«unmembreutileàl'État».Laparenthèsedel'enfermementàvocationrééducatricen'estdoncnullement

contradictoire avec leprincipededomiciliationde l'assistance.Elle en tenteunereformulationoriginalecomptetenudesconditionsdevenuesdéfavorablesà l'exercice d'une assistance plus rapprochée. Louis XIV peut ainsi affirmerqu'il agit « nonpar ordredepolice»—qui concernerait ici « lesmembresinutiles à l'État », d'abord les vagabonds—,mais « par le seulmotif de lacharité », c'est-à-dire pour secourir ceux qui appartiennent encore à l'ordrecommunautaire56. L'enfermement n'a pas sa fin en lui-même. Ilmet enœuvreunestratégiedudétourconsistantdansunpremiertempsàopérerunecoupurepar rapport à l'environnement afin de se donner lesmoyens, dans un secondtemps, de rééduquer le mendiant valide pour, dans un troisième temps, leréinsérer.

C'estsivraiqu'après l'échecdecetteutopiepédagogique leprincipede la

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domiciliationdirecteprévautànouveau.Exprimantàlafindel'AncienRégimele consensus des esprits éclairés, lesMémoires présentés à l'Académie deDijonsurlesmoyensdedétruirelamendicitésonttoutàfaitexplicitesàcetégard:«Parmilesmoyensdiversproposéspourdétruirelamendicité,iln'enest point qui semblent réunir plus de suffrages que celui qui renvoie lesmendiants à leur lieu de naissance [...] Chaque paroisse répondra de sespauvrescommeunpèredefamilledesesenfants57.»Ainsi, cette exigencede territorialisationpour bénéficier des secours, loin

de s'atténuer, s'accuse au contraire tandis que l'on approche de la fin del'« Ancien Régime ». Une autre illustration particulièrement significative estdonnée par la grande ordonnance royale de 1764, «dernière expressionsolennelle des idées de l'ancienne monarchie » selon le mot de CamilleBloch58.Cetteordonnanceestparticulièrementrépressive,puisqu'elleassimileles mendiants valides aux vagabonds et les condamne aux galères pour leshommes,àl'enfermementpourlesfemmesetlesenfants,tandisquelesmaladeset les invalides seront secourus à domicile ou à l'hôpital en fonction de leurétat. Cependant, l'année suivante, le vice-chancelier précise à l'intention desintendants dans quel esprit il faut appliquer cette directive : «L'intention duRoyestqu'onarrêtetouslesmendiantsquimendierontàplusd'unedemi-lieuedeleurdomicile.»Ainsi,lemendiantdomiciliééchappeàlastigmatisationetaux sanctions attachées à la condition de vagabond, et le vice-chancelierprécise:«Unmendiantdomiciliéestdoncceluiqui,demeurantdepuisplusdesix mois dans un lieu, ne mendie que par occasion, a quelques biens poursubsisterouuneprofession,quiprometdetravailler,etquipeutsefaireavouersur-le-champparpersonnesdignesdefoi59.»Cette définition ambiguë ne convainc guère, et a dû être concrètement

inapplicable.Mais elle souligne le poids du facteur de proximité, proximitégéographique—mesurée ici par la distance d'une demi-lieue—,mais aussiproximitésociale—lefaitdepouvoir«sefaireavouerparpersonnesdignesdefoi».Cette inscription localedécriminalise lamendicité.Elleestcapablede relativiser l'obligation fondamentale du travail, qui devient simple«promessedetravailler»,cequipratiquementneveutpasdiregrand-choseetest concrètement invérifiable. Mais elle exprime l'exigence qu'un individuencorerattachéàsonterritoiresocialnesoitpascomplètementabandonné.Lemendiant valide est à moitié dédouané d'être valide (apte au travail) s'ilcompensecettecaractéristique,quiestunobstaclepourêtreassisté,parlefait

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desefairereconnaître—«avouer»—commeappartenantàunecommunautéterritoriale.L'exerciced'unetutellecommunautaire—«chaqueparoisserépondradeses

pauvrescommeunpèredefamilledesesenfants»—représentedoncbienlesecond axe privilégié de la structuration du social-assistantiel.C'est elle quiprévautaussienAngleterreà travers lesdifférentespoor lawsduxvie siècleinstituant laparoissecommelabasenécessairede l'organisationdessecours.Cetteorientationest repriseet renforcéepar le fameuxSpeenhamlandActde1795:non seulement chaqueparoisseprend en charge sespauvres,mais elledoitleurassurerunesortederevenuminimalengarantissantuncomplémentderessourcesindexésurleprixdescéréalessilesalaireestinsuffisant.Commepourlespoorlawsantérieures,lefinancementestassurépardesprélèvementsobligatoires imposés aux habitants de la paroisse. En contrepartie, lesbénéficiaires des secours sont liés d'une manière quasi intangible à leurterritoired'origine.Ilssontdecefaitsousladépendancedesnotableslocaux,àtel point que l'on a pu parler à ce propos de servage paroissial (parishserfdom60.LeSpeenhamlandAct représente—aumomentoù la« révolutionindustrielle»estdéjàbienengagéeenAngleterre,onreviendrasurceparadoxe—laformule laplusachevéedespolitiquesassistantiellesorganiséesdepuisle Moyen Âge autour de la nécessité de l'appartenance communautaire. Endehorsdeladomiciliation,dudoublesystèmedeprotectionqu'elleménageetdescontraintesqu'elleimpose,iln'est,pourlespauvres,guèredesalut61.

L'organigrammedelapriseenchargeassistantielle

On a pris le risque de réévaluer certaines constructions de l'histoire del'assistance sur deux points, d'ailleurs liés. Sur le caractère fondateur duchristianisme dans la genèse du champ assistantiel en Occident depuis leMoyen Âge en premier lieu. La conception et la pratique chrétiennes de lacharité se sont généralement moulées dans les catégories constitutives del'assistance.Lechristianismeareprisetsurdéterminélecritèredel'inaptitudeau travail en faisant de la détresse du corps le signe le plus éminent pourinscrire lepauvredansuneéconomiedusalut. Il s'estégalement résignéàcequeleprochainsurlequeldoitseporterl'amourpourl'humanitésouffrantesoitpréférentiellement le proche, celui qui est inscrit dans des réseaux departicipationcommunautaire.

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Il en résulte, en second lieu, une rectification de la périodisationgénéralement admise pour rendre compte des transformations de l'assistancejusqu'à l'époque moderne. Même du point de vue institutionnel, le rôle del'Egliseestàlireencontinuitédavantagequ'enruptureaveclesexigencesd'unegestion de l'assistance sur une base locale. Si les principales pratiquesassistantielles se sont localisées d'abord dans les couvents et les institutionsreligieuses, et si l'Église a été longtemps la principale administratrice del'assistance, lepassages'est fait sanssolutiondecontinuitéavec lesautoritéslaïques. Il y a d'ailleurs moins eu passage que collaborations et renvoisincessantsentreunepluralitéd'instances,ecclésiastiquesetlaïques,centralesetmunicipales, professionnelles — comme l'action des confréries — oupersonnelles — comme les libéralités des grands personnages —, dont lesdifférencesnerelèventnullementdel'oppositiondu«public»etdu«privé».Même la politique d'enfermement du XVIIe siècle, qui passe souvent pourl'expressiond'unevolontédecontrôleétatiquedelapartdelaRoyautéabsolueet pour la traduction d'une attitude spécialement répressive (anticharitable) àl'égarddes indigents, a été impulséeparLouisedeMarillac,unediscipledesaint Vincent de Paul, soutenue par la Société du Saint-Sacrement, et doitbeaucoup pour sa mise en œuvre à l'initiative de jésuites particulièremententreprenants, quiont sillonné laFrancede laBretagneà laProvence et desFlandresauLanguedocpourl'imposer62.Deux remarques,cependant,pouréviterundoublecontresens sur laportée

de ces propos. Premièrement, cet étayage réciproque entre une économie«chrétienne»inspiréeparlacharitéetuneéconomie«laïque»del'assistancecommandée par des exigences gestionnaires n'exclut évidemment pas desrésistances et des tensions entre les deux orientations. Il n'implique pas nonplusquecesorientationsaientétésuiviesàlalettre.Enparticulier,lesattitudespopulaires à l'égard des indigents ont certainement été plus souples que lesprescriptionsinscritesdanslesrèglements.L'aumônemanuelleasurvécuàsesinnombrablescondamnations.L'hospitalité,parexemplelasoupeetlecoucherdans la grange, a dû être largement pratiquée — heureusement pour lesindigents — sans que le donateur se demande toujours si le mendiant« méritait » d'être secouru. De telles attitudes peuvent se recommander dumessageévangéliquedel'amourduprochain.Maisonlesretrouveaussidansd'autres aires culturelles— par exemple l'hospitalité musulmane— et sansdoutedanstouteslescultures,surtoutagraires,quiontdestraditionsd'accueil—enmêmetempsquedeméfiance—àl'égarddesétrangersetdespauvres.

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Ellespeuventainsiêtreréféréessoitàunsensreligieuxplusgénéralqueceluiqu'incarnelechristianisme,soitàlaconscienced'uneproximitésociale,lepetitpaysanouletravailleururbainpouvantbienpenserqu'iln'estpasexcluqu'ilseretrouveunjourluiaussitotalementdémunietfaisantalorsjouerunesolidaritédecondition63.Ainsinepeut-onattribuerà laseulecharitéchrétienne toutcequisefaitde«charitable»dansunecivilisationdominéeparlechristianisme.La relation entre la spiritualité chrétienne et l'assistance est également

beaucoupplus complexequene le suggère la prise en compte, à laquelle ons'esttenuici,desseulespratiquesquiontsocialementprévalu.Desformesplusgénéreusesdecompassionsesontmanifestéesàlafoisauseindupeupledescroyants et chez certains dignitaires de l'Église. Saint François d'Assisedéveloppelecultede«DamePauvreté64».Unthéologienaussiéminentqueledominicain espagnol Domingo de Soto s'est opposé aux humanistes de laRenaissanceens'élevantcontretouterestrictionàl'exercicedelacharité65.Etil y a eu sans aucun doute d'innombrables chrétiens qui ont secouru leurprochainsanssesoucierd'appliquerlesrèglescanoniques.On pourrait multiplier les exemples de ces positions sans doute plus

«évangéliques»quecellesquiontprévaluofficiellement.Mais c'estdecesdernièresqu'ildevaitêtrequestionici:cellesdu«christianismeréel»,ausensoù l'on parle de « socialisme réel », c'est-à-dire celles qui se sonthistoriquementimposéespourcommanderunepolitiquedel'assistance.Decepoint de vue, l'Église a plutôt conforté que contredit les entreprises« raisonnables » de prise en charge des indigents qui passaient par desclassifications discriminatoires66. Son impact s'inscrit ainsi dans uneconception socio-anthropologique de l'assistance. Dans toute société sansdoute, un système cohérent d'assistance ne peut se structurer qu'à partir d'unclivageentre«bons»et«mauvais»pauvres.Pour traduiredansun langagefamilierunefouledeconsidérationssavantesoupseudo-savantesappuyéessurdes arguments théologiques, moraux, philosophiques, économiques,technocratiques : si l'on se mettait à secourir toute forme de dénuement,jusqu'oùirait-on?Dansl'Occidentchrétien,l'instrumentalisationdelacharitéapermis — et ce n'est pas peu — de construire la forme culturellementdominantedecetteexigenceprincepsdelimitationduchampdel'assistanceenreformulant d'unemanière spécifique ses critères d'accès.Mais, endépit desdéclarations de principe sur l'amour généralisé du prochain, l'exaltationchrétienned'untypedepauvrequidoitêtreaccablédemauxpourêtresecouru

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et sa condamnation de l'oisiveté «mère de tous les vices » ont gardé à cescritèresunsenstrèsrestrictif.Danstoutesociété,etunesociétéchrétiennenefaitpasexception,lepauvredoitmanifesterbeaucoupd'humilitéetexhiberdespreuvesconvaincantesdesaconditionmalheureusepournepasêtresoupçonnéd'êtreun«mauvaispauvre».

Secondeprécision:l'accentmisicisurlacontinuitédelaproblématiquedel'assistance depuis le Moyen Âge ne doit pas donner à entendre que l'onobserve à travers plusieurs siècles la répétition monotone des mêmespéripéties.Lesprogrèsdel'urbanisation,l'affermissementd'unpouvoircentral,leraffinementdesdispositifsinstitutionnelsetdestechniquesd'interventionontintroduit davantage que des nuances dans ces développements. Ainsi, lasystématisationdel'organisationdessecourssurunebasemunicipaleaudébutdu XVIe siècle, l'interventionnisme croissant du pouvoir royal face à lamendicité,cette«lèpreduroyaume»dontonsoupçonnedeplusenplusqu'elleest susceptible de poser un problème social grave, marquent des étapesessentielles et qualitativement différentes de la structuration du social-assistantiel. Il n'en demeure pasmoins que l'ensemble de ces pratiques restedominépardeuxvecteursfondamentaux,larelationdeproximitéentreceuxquiassistentetceuxquisontassistés,d'unepart,l'incapacitédetravailler,d'autrepart.Ondélimitelazonedel'assistance,oudumoinssonnoyauàl'intersectiondecesdeuxaxes:1. La relation de proximité qui doit exister entre le bénéficiaire des

secours et l'instance dispensatrice. Qu'il s'agisse d'aumônes, d'accueil eninstitution,dedistributionsponctuellesourégulièresdesecours,detoléranceàl'égarddelamendicité,etc.,l'indigentad'autantplusdechancesd'êtresecouruqu'ilestconnuetreconnu,c'est-à-direqu'ilentredansdesréseauxdevoisinagequi expriment une appartenance maintenue à la communauté. Il se confirmeainsi que l'exercice de l'assistance est bien, dans la mesure du possible, unanalogondelasociabilitéprimaire67.Setrouverensituationdedénuementestl'effet d'une première rupture par rapport aux solidarités « naturelles » ou« spontanées»quedispensent la famille, levoisinage, lesgroupesprimairesd'appartenance.Mais,ensefondantsurlareconnaissancedel'inscriptiondansune communauté territoriale dont la domiciliation est à la fois le signe, le

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supportet lacondition(domiciledesecours), l'assistancetentedepalliercesdéfaillances enmimant au plus près ces mêmes relations de proximité. Ellecombat le risque permanent de désaffiliation en essayant de réactiver cettesortedecontratsocialimplicitequiunitlesmembresd'unecommunautésurlabase de leur appartenance territoriale. Ces pratiques forment le noyau ducomplexe tutélaire dont on verra que sa juridiction dépasse l'assistance,puisqu'il tente aussi de réguler les relations de travail, et qu'il dépasseégalementlecadredesociétéspréindustrielles,puisqu'ilinspirelesdifférentesformesdepaternalismephilanthropiquequivonttraverserleXIXesiècle.C'estaussiunegrillequiseraproposéepoursaisirlesensduretouraulocaldanslespolitiquescontemporainesd'insertion.2.Lecritèrede l'inaptitudeau travail.Lapauvreté, etmême la complète

indigence, ne procurent nullement des titres suffisants pour bénéficier del'assistance.Sontpris enchargeprincipalement ceuxquinepeuvent subvenireux-mêmes à leurs besoins parce qu'ils sont incapables de travailler. Lehandicap au sens large (infirmité, maladie, mais aussi vieillesse, enfanceabandonnée,veuvageaveclourdeschargesfamiliales,etc.)peutrenvoyeràune«cause»familialeousociale,àuneruptureaccidentelledesréseauxprimairesdepriseenchargeaussibienqu'àunedéficiencephysiqueoupsychique.Mais,au-delàdecesoccurrences,uncritèrediscriminantdécisifpourêtreassistéestbienlareconnaissanced'uneincapacitédetravailler.Lenoyaude l'assistanceseconstitueà l'intersectiondecesdeuxaxes.Son

étenduedépenddusens,quin'estpasimmuable,donnéàchacundecescritères.Car la définition sociale de la relation de proximité et de l'aptitude ou del'inaptitude au travail change.Mais, à unmoment donné, se trouver au foyerd'unepriseenchargepossible,c'estêtresituéaupointoùcesdeuxvecteurssecroisentavecleurchargemaximale.C'estassocieruneincapacitécomplètedetravailleravecuneinsertioncommunautairemaximale.Ces composantes structurelles du champ assistantiel sont plus importantes

que la qualité des ressources disponibles pour l'alimenter. Même dans uncontexte où n'existent guère de financements spécifiques, où l'infrastructureinstitutionnelle est pratiquement inexistante et les moyens d'intervention trèsfrustes,lefaitd'êtreàlafoisindubitablementinapteàassurersasurvieparletravail et d'être inscrit dans une communauté territoriale donne une quasi-assuranced'êtresecouru.Àla limite, l'invalidequiasaplaceattitréesous leporchede l'église, faisantpartiedupaysagesocialde laparoisse, jouitd'une

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sorte de revenu minimal garanti. On pourrait lire les développements del'assistance comme une sophistication progressive des ressourcesmises à ladisposition de son projet, c'est-à-dire une spécialisation, uneinstitutionnalisation, une technicisation, une professionnalisation de plus enpluspousséesauxquellessontassociésdesmoyensfinanciersdeplusenplusabondants.Mais ces transformationsmodifient lemoded'actualisationdecesdeuxcritèressansenentamerl'efficacitéopérationnelle.

Bienentendu, il s'agit làde laconstructiond'une sortedemodèle idéalde

l'assistance. Il n'est pleinement réalisé que lorsque les deux vecteurs de laproximitésocialeetdel'inaptitudeautravailsontsaturés.Maisilestd'autantplus significatif de regarder de près les formes d'interventions assistantiellesquiparaissents'enécarter.Loinderéfuterlaforcedumodèle,cesapparentesdéviationsenconfirmentlavalidité,sidumoinsonenfaitunusagedynamique.Ilfauteneffetinterpréterlespratiquesassistantiellesréellesnonàpartird'uneapplicationmécaniquedecescritères,maiscommeunepondérationentre lesdeuxvecteurs.Ainsi,unefortesaturationdel'undesdeuxaxespeutcompenser,dumoinsdansunecertainemesure,undéficitsurl'autre,etréciproquement.Lasimulationdel'invaliditérelèved'unepremièrestratégiepourcollerde

plusprèsaumodèle idéaldelapriseenchargeassistantielle.L'exhibitiondemaladies,plaiesouinfirmitésfeintesestunthèmerécurrentàtraverslessièclesde toute la littérature concernant lamendicité. Faux aveugles, faux estropiés,fauxblessésqui lesoirvenuabandonnent leursbéquilleset leursaccessoirespourfaireripaillepeuplentlemondedelagueuserie68. Ilarrivemêmequelesouci de faire pitié soit poussé à ses limites extrêmes, comme dans cesnombreuses histoires contant les mutilations que s'infligent des mendiantsprofessionnels,ouqu'ilsfontsubiràdesenfants.Maiscetacharnementàmimerl'inaptitude au travail lorsqu'elle est ineffective témoigne de l'importancedécisivedecettecatégorisationpouraccéderauxsecours.Enfeignantunetareinvalidante,lesimulateurarriveàseglisserdanslazonedel'assistanceoùiln'auraitpassaplaces'ilétait saindecorpsetd'esprit.Hommageque levicerendà lavertu,en l'occurrenceà lavaleuréminentedonnéeau travail :vousdevezavoirpitiédemoi,car je suisvisiblementdans l'incapacitéd'effectuern'importequeltravail.Les«pauvreshonteux»présententuncasdefigureplussubtil.Ilspeuvent

être assistés sans être physiquement incapables de travailler. Les pauvres53

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honteuxsontdesindigentsquiontreçuunebonneéducationetontoccupéuneplacehonorabledanslasociété,maisquiontdéchuetnepeuventplustenirleurrang. Ils se trouvent«dans ladétressepar lemalheurdescirconstancessansavoirlaressourcedestravauxmanuelsparcequelespréjugésdelanaissance,de l'éducation, de la profession, disonsmieux, l'emprise de la coutume, leurinterditcetteressource».EtlecommentateuranonymeduXVIIIesiècleajoute:«L'épée, la robe, la plumeont chacun leurspauvreshonteux, le tiers état nelaisse pas d'en produire, non pas dans ces classes inférieures, adonnées auxartspurementmécaniques,maisparmicellesquiontembrassélesartslibéraux,oud'autresprofessionsdontl'exécutiondemandeplusletravaildel'espritqueceluidesmains69.»J'ai cité ce texte relativement tardif parce qu'il propose une définition

particulièrementexplicitedu«pauvrehonteux»;maiscettecatégorieapparaîten Italie dans la seconde moitié du XIIIe siècle70. Elle exprime en fait ledéclassement social. Son émergence est liée au développement d'une sociétéurbaine qui, en accroissant la différenciation et la stratification sociales,entraîneaussiunemobilitédescendante.Maisellegardesaconsistancejusqu'àlafindel'AncienRégime.Onrelèveainsifréquemmentdanslesregistresdeshôpitaux ou des fondations religieuses la mention d'une ligne budgétairespéciale avec des annotations du type « Une famille honnête qui veut êtreignorée.Artiste.Quatrepains71.»Trèsfréquemmentaussilesresponsablesdel'assistancesontinvitésàdonnerlaprioritéàcettecatégoriedepauvresdontlaparoisseoulavillesesentparticulièrementresponsable.Unetellemansuétudevis-à-visdes«pauvreshonteux»témoigneenpremier

lieu dumépris dans lequel sont tenus les travauxmanuels : une personne decondition,mêmeréduiteàlamisère,estdispenséedelanécessitédeselivreràces besognes dégradantes. Elle confirme aussi la valence négativegénéralement attachée à la pauvreté : le pauvre « honteux » est honteux demontrerqu'il estpauvre,parcequ'il agardé sadignité etque lapauvreté estindigne pour un hommede qualité.Mais le traitement spécial de cette formed'indigences'expliquesurtoutparlaforceet laqualitéduliencommunautaireque ces malheureux ont conservé. Connus et reconnus pour avoir occupé unrang honorable, ils gardent un capital de respectabilité dont ils touchentmaintenant les dividendes sous forme de secours. Ce fort coefficient departicipationsocialearriveàcompensercehandicapparadoxalqueprésente,pourêtresecouru,lefaitdepouvoirtravailler.

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Cette apparente exception à la règle du travail ne réfute donc pas sonimportance. D'une part, parce que le pauvre honteux n'est pas dispensé del'obligation du travail en tant que telle, mais d'un travail servile qui seraitindignedesacondition:l'obligationdutravailmanuelnepèsequesurlebaspeuple; d'autre part, parce que la participation à l'assistance est faite de lacombinaison d'un rapport au travail et d'un rapport à la communauté. Sur cesecondaxe,letraitementdupauvrehonteuxexemplifieetpousseàsalimitecequiconstituelefondementdelaprotectionrapprochée:l'intensitéetlaqualitéde l'inscription dans un système d'interconnaissances. Alors que lemendiantsimulateur,membredubaspeuplesansaucuncrédit,doitfeindreetexhiberladéchéance du corps pour forcer la charité, le pauvre honteux, même valide,peutsecontenterdefairereconnaîtrediscrètementsoncapitalsocial.Maisletraitementréservéaumendiantvalideestsansdouteplusintéressant

encoreparl'indépassableambiguïtéqu'ilrévèle.Lacatégorieapparaîtcommetelle,avecunesignificationd'embléepéjorative,audébutduXIVesiècle72.Sonémergenceestàpeuprèscontemporainedecelledu«pauvrehonteux»,etcen'estpasunhasard.S'ilasansaucundouteexistéauparavantdes«oyseux»quivivaientd'aumônes(n'est-cepaseuxquevisaitsaintAugustin,parexemple,àtravers sacondamnationde«ceuxquin'ontmêmepashontedemendier»?),avec l'expansion démographique, la croissance des villes et la stratificationsociale qui s'accuse, ils deviennent massivement visibles. Ils forment unecatégorie identifiée comme telle et ils posent problème aux autoritésgestionnaires.Àpartirdecemoment,laplupartdesréglementationsréitèrentl'interdiction

deleurfairel'aumône.Ainsi,selonl'ordonnancepriseenFranceen1351parJean IIdit leBon,«Ceuxquivoudrontydonner l'aumônen'endonnentànulgens sain de corps et de membre qui puisse besogne faire dont ils puissentgagner leur vie, mais les donnent à gens contrefaiz, aveugles, impotents etautres misérables personnes73 ». En Angleterre, à la même époque,l'ordonnance de Richard II de 1388 assimile tout mendiant valide (« Everypersonthatgoethtobeggingandisabletoserveorlabor»)auxvagabonds,qui relèvent de mesures de police, et les distingue des invalides (impotentbeggars) qui peuvent exercer leur activité sur place, si les habitants lestolèrent74. Cette même distinction se répète à travers la longue série descondamnationsduvagabondageetdelamendicitéparlesValois75etdanslespremièrespoorlawsanglaisesduXVIesiècle76.

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Le cœur du problème tient à ce que cette distinction n'a jamais pu êtreappliquéeen touterigueur.Passeulementparceque lapermanenced'attitudes« charitables » aurait contribué à en atténuer la rigueur. En dépit de lacondamnationmoraleetreligieusedes«oyseux»,sefaitjourlesoupçonqu'ilsnesontpas touscoupablesdenepas travailler,etqu'ilspourraientaussiêtreassistés sansmendier, à condition qu'ils appartiennent à la paroisse.C'est lesensdel'évolutiondespoorlawsanglaisesaucoursduXVIesiècle:partantdela condamnation du mendiant « able bodied » qui sera fouetté et chassé(première loi de 1535), elles s'élèvent à l'ambition de prendre en chargel'ensemble de leurs indigents, même valides77. De même, en France, lesinstructions pour l'application de l'ordonnance de 1764 analysées ci-dessusménagent un traitement particulier aux mendiants domiciliés : ceux qui sontarrêtés«àmoinsd'unedemi-lieue»deleurdomicilenesontpasdesmendiantsde profession, mais des membres de la communauté dignes d'être secourus.L'enfermement lui-même se veut un moyen de réinsérer les mendiantsdomiciliés.Commepourles«pauvreshonteux»,lecritèredeladomiciliationannuleraitàlalimiteceluidel'inaptitudeautravailpourêtreassisté.Mais cette position ne peut être tenue jusqu'au bout. Si l'on déconstruit la

notiondemendiantvalide,elledévoileunecontradictioninsoluble.TelJanus,c'estunêtreàdeuxfaces.D'uncôté, il regardevers l'assistance,puisqu'ilestdémuni de tout;mais de l'autre il appelle la répression, puisqu'il est apte autravail et devrait vivre de la peine de son corps. Tantôt la condamnation dumendiant valide est celle d'unusurpateur : quelqu'unqui se donne commeunbénéficiaire potentiel de l'assistance alors qu'il relève de l'obligation dutravail.Tantôtonreconnaît,ouonsoupçonne,qu'iln'estpasresponsabledesasituation,et laportedel'assistances'entrouvrepourlui.Mais,àladifférencede lamansuétude dont bénéficie le « pauvre honteux », ce n'est jamais sansréticence.Membredubaspeuple,ilnedisposepasdecapitalsocial.C'estsurlesgensdesonespèce,de«vilétat»,quepèsed'unemanièreimpitoyablelacondamnationbiblique:«Tugagnerastonpainàlasueurdetonfront.»Certes,maisquedevientalorsceluiquinepeutpaslegagner,parcequ'ilnepeutpastravailler,nonparincapacité,maisparcequ'iln'apasdetravail?Toute l'histoire de l'assistance joue avec cette contradiction. Elle pose et

réitère l'exigencede l'incapacitéde travailler pourbénéficierdes secours, etelle l'aménage et la trahit aussi souvent. C'est pourquoi toutes ces tentativessont boiteuses dans le meilleur des cas, et le plus souvent échouent. Pas

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seulementparmanquederessourcesmatérielles,demoyensfinanciers,humainsou institutionnels adéquats. Elles butent sur l'impossibilité de retraitercomplètement les problèmes que pose l'indigence valide dans les catégoriesspécifiquesdel'assistance.Tantqu'ils'agitd'enfantsabandonnés,devieillardsimpotents,d'infirmes,demaladesindigents,etc.,tantquel'onestdanslecadredelahandicapologie78,ilsneposentpasunproblèmedefond.J'entendsparlàque les difficultés, qui peuvent être très graves, sont essentiellement d'ordretechnique, financier, institutionnel.L'incapacité de s'autosuffire pour des gensqui peuvent travailler pose en revanche le problème fondamental que,historiquement, le mendiant valide a été le premier à présenter. Il pose àl'assistance la questiondu sphinx : comment faire d'unquémandeur d'aide unproducteurdesapropreexistence?Cettequestionnecomportepasderéponse,parce que la « bonne réponse » n'est pas du registre assistantiel, mais duregistredutravail.Ainsi, àpartirde l'ambiguïtéportéepar lemendiantvalide,débouche-t-on

surundédoublementetunedramatisationdelaquestionsociale.Cepersonnagereprésente la transition concrète pour réintroduire dans la catégorisationgénérale du malheur cette forme spécifique et essentielle du malheur dupeuple : ladéchéancede lamisère travailleuse,ou,pisencore,desmiséreuxquin'ontpasdetravail.1.On appellera ici « société préindustrielle » la période historique qui, dans l'Occident chrétien, va du

milieuduXIVesiècleauxprofondestransformationsintervenuesàlafinduXVIIIe.Sonunitérelativeserasaisieprincipalementsousl'angledesformesd'organisationdutravailquis'ydéploientavantla«révolutionindustrielle ». Non point que cette séquence de plus de quatre siècles ne connaisse des transformationséconomiquesetsocialesimportantes,aucontraire.Maisellesseheurtentàdessystèmesdecontraintesqui,eux,gardentunegrandepermanence.C'estcettetension

entre les contraintes d'une « société cadastrée », société d'ordres et de statuts, et les facteurs dechangement,quiserviradefilconducteurauxanalysesdesquatrepremierschapitres.2.J'empruntecetteexpressionàAlainCaillé,«Socialitéprimaireetsociétésecondaire»,inSplendeurset

misères des sciences sociales, Genève-Paris, Droz, 1986, p. 363-375. Caillé oppose la socialité ou lasociabilitéprimaireàlasocialité«secondaire»,quiestunesocialitéconstruiteàpartirdelaparticipationàdes groupes supposant une spécialisation des activités et desmédiations institutionnelles. Bien entendu, ils'agitd'uneoppositionformelleetabstraite,maisquel'onpeutfairetravaillersurdessituationsprécises.Jel'utiliseicicommeunmodèlepourcaractériserl'émergenced'unepriseenchargespécialiséeàpartird'unefailledanslesprisesenchargenonspécialisées,ou«primaires»3.Cf.W.I.Thomas,E.Znaniecki,ThePolishPeasantinEuropeandAmerica,premièreédition,New

York, 1918. Pour une conceptualisation générale, T. Shanin, « Peasant Economy » I et II, Journal ofPeasantStudies,octobre1973etjanvier1974.4.Cf.J.P.Gutton,laSociétévillageoisedansl'ancienneFrance,Paris,Hachette,1979.RobertFossier

parled'«encellulement»pourdécrire, auMoyenÂge, leprocessusdecristallisationde l'habitat ruralen

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communautésd'habitantsàdominanteautarcique(Histoiresocialedel'Occidentmédiéval,Paris,A.Colin,1970).5.G.d'Avenel,Paysans et ouvriers depuis 700ans, Paris,A.Colin, 1907, p. 9.Bien entendu, cette

forme d'organisation sociale peut se retrouver dans d'autres aires culturelles et à d'autres époqueshistoriques.C'estenparticulierlecasdu«MoyenÂgejaponais».6.Cf.A.Lipietz,l'Audaceoul'enlisement,Paris,LaDécouverte,1984.7.Cf.R.Fossier,Histoiresocialedel'Occidentmédiéval,op.cit.,chap.v.8.MarcAugéparlede«totalitarismelignagier»pourqualifierlessituationsdedépendancequasiabsolue

parrapportaulignage,àlatraditionetàlacoutumedanslessociétés«sanshistoire».Cf.Pouvoirsdevie,pouvoirsdemort,Paris,Flammarion,1977,p.81.9.Cf. par exemple la catastrophe que représente, selonClaudeLévi-Strauss, l'existence du célibataire

dans ce type de société : du fait qu'il ne prend pas sa place dans le réseau d'échanges régulé par lesstructuresdeparenté, il se trouveen surnombreet est rejetépar legroupe (cf. «La famille» inClaudeLévi-Strauss, textes réunisparR.BillouretC.Clément,Paris,Gallimard,1979,p.105).Demême,W.I.ThomasetF.Znanieckisoulignentque«l'ensembledusystèmedesattitudesfamilialesimpliqueabsolumentlanécessitédumariagepourtouslesmembresdelajeunegénération...Quelqu'unqui,auboutd'uncertaintemps,n'estpasmariéprovoquedanslemilieufamilialuneréactiondesurprisehostile.C'estcommesicettepersonne avait arrêté le cours des choses, et elle est mise hors circuit et laissée seule» » (The PolishPeasant in Europe and America, op. cit., p. 104). Le «système des attitudes familiales» traduit lescontraintesdelasociabilitéprimaire.

10. G. Duby, « Les pauvres des campagnes dans l'Occident médiéval jusqu'au XIIIe siècle »,Revued'histoiredel'ÉgliseenFrance,t.LII,1966,p.25.11.G.Duby,Guerriersetpaysans,Paris,Gallimard,1978,p.261.12.CitéinR.Boutruche,Seigneurieetféodalité,lepremierâgedesliensd'hommeàhommes,Paris,

Aubier,1968,p.166.13.Pourunediscussiondelanotiondeféodalité,dontlesenss'estcomplexifiédepuislaclassiqueSociété

féodaledeMarcBloch(premièreédition,Paris,1939),cf.parexempleG.Bois,laCrisedu féodalisme,Paris,PressesdelaFondationnationaledessciencespolitiques,1981.14.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,Paris,Hachette,1978,p.354.15.Cf.G.Duby,leMoyenÂge,Paris,Hachette,1987,chap.IV.16.G.Duby,ibid.,p.18.17.Pourapprofondir ladifférenceentreunedésaffiliationhautdegammedansce typedesociétéet la

figurepostérieureet«populaire»duvagabond,cf.chap.IIet«Leromandeladésaffiliation:àproposdeTristanetIseut»,loc.cit.18. La différenciation sociale ne doit pas être confondue avec la hiérarchie sociale. Des formations

sociales très hiérarchisées comme la société féodale peuvent être très encastrantes, et de ce fait trèsprotectrices. Mais sans doute ne peuvent-elles être très différenciées : la multiplication des statutsintermédiairesconduit,onleverra,àlamiseencrisedutypedecontrôleféodaletàl'émergencedezonesdeturbulencespeupléesd'individusquisesituententrelesstatutsconsacrés.19. Il n'est pas incongru de parler si tôt de profession si, à la suite deMaxWeber, « on entend par

profession le fait qu'une personne remplisse en continu des prestations à des fins de subsistance ou deprofit»(cf.M.Weber,Histoireéconomique.Esquissed'unehistoireuniverselledel'économieetdelasociété, trad.fr:Paris,Gallimard,1991,p.17).Weberremarquequ'ainsidéfinielapremièreprofessionestcelledesorcier.Maislesorciern'estpasencoreàproprementparlerunspécialiste,ilestleprofessionneldu

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religieuxengénéral.Enrevanche,unreligieuxpeutêtreunprofessionnelàtempspartield'activitéssocialesspécialisées.LeclergéestauservicedeDieuetauservicedespauvres,et ilestd'ailleursrémunérépourcesdeuxactivités.20.Ceschémadepenséeinspiresouventmêmelesmeilleurstravauxhistoriquessurl'assistance.Ainsi,

Jean-PierreGutton,audébutdesa sommesur laSociétéet lespauvres, l'exemplede lagénéralitédeLyon,1524-1798,Paris,PUF,1971,évoque«lepassagedelareprésentationd'un"pauvredeJésus-Christ"au caractère sacré plus ou moins marqué, à celle d'un pauvre repoussé, déchet et danger social ». Enm'appuyant sur les mêmes données, y compris celles rapportées par J.-P. Gutton, j'en tenterai uneinterprétationdifférente.21.M.Mollat, « La notion de pauvreté auMoyenÂge », inÉtudes sur l'économie et la société de

l'Occidentmédiéval,Londres,BalorumReprinto,1977,XIV,p.10.22.CitéparM.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.356.23.CitéparM.Mollat,«LanotiondepauvretéauMoyenAge»,loc.cit.,p.322.24.CitéinM.Mollat,Étudessurl'économieetlasociétédel'Occidentmédiéval,op.cit.,p.17.Dans

lamêmeveine,latrèsaristocratiqueChristinedePisanditdespauvres:«Puisqu'ilsnesontrien,c'esttoutordure-Povretéestcellenommée-Quidenullegentn'estaimée.»Etelleconclutéloquemment:«Detelgent,cen'estquemerdaille»(leLivredelamucaciondeFortune,citéinP.Sassier,Dubonusagedespauvres,Paris,Fayard,1990,p.90).25.CitéinG.Ricci,«Naissancedupauvrehonteux»»,AnnalesESC,1983,n°1,p.160.26.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.133.27.«ViedesaintÉloi»,citéinB.Geremek,laPotenceoulapitié,trad.fr.Paris,Gallimard,1987,p.29.28.SaintFrançoisdeSales,Introductionàlaviedévote,Paris,ÉditionsFlorissone,p.29.29.Cf.F.Nietzsche,Généalogiedelamorale,trad.fr.Paris,Gallimard,1971.30.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.159.

31.C.deLaRoncière,«Pauvres etpauvreté àFlorenceauXIVe siècle », inM.Mollat,Études surl'histoiredelapauvreté,Paris,1974,t.IL,p.661-745.32. Il faudrait pouvoir concrétiser ces propos par un large recours à l'iconographie médiévale.

Emblématiquedecettevisiondumonde,laséquencedel'arrivéedelaprocessiondesflagellantsdanslefilmdeBergman,leSeptièmeSceau.L'insouciancede la fête sur laplaceduvillage : lesartistes sontbeaux,jeunes, gais, ils disent la joie de vivre, et le peuple s'amuse. Surgissent les hommes en noir avec leurslamentations,leurschaînesetleurpeur,lapesteetlamort.L'instantdebonheurbasculedanslasouffrance,cemonded'ici-basestmaudit.33.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.55.34.D.WillibrordWitters,«Pauvres etpauvretédans les coutumiersmonastiquesduMoyenÂge», in

MichelMollat,Étudessurlapauvreté,op.cit.,t.I,p:184.35.G.Duby,«Lespauvresdescampagnes»,loccit.,p.26.36.M.Mollat,lesPauvresauMoyenAge,op.cit.,p.56.37.B.Geremek,laPotenceoulapitié,op.cit.,p.25.38.Cf.J.LeGoff,«Apostolatmendiantetfaiturbain»,AnnalesESC,1968.

39.Cf.M.Candille, « Pour un précis d'histoire des institutions charitables, quelques données duXIIe-XIVesiècle»,BulletindelaSociétéfrançaised'histoiredeshôpitaux,n°30,1974.40.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.71.

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41.Cf.C.LissetH.Soly,PovertyandCapitalisminPre-industrialEurope,Hasocks,TheHarvesterPress,1979,p.25.42.B.Geremek, laPotenceou lapitié,op. cit., p.53-63.MaxWebernotaitdéjàquedans lesvilles

médiévales certains mendiants étaient dotés d'un statut ou d'un état (Stand); cf. M. Weber, d'Éthigueprotestanteetl'espritducapitalisme,trad.fr.Paris,Pion,1964,p.219.43.Surlerôledesconfréries,RobertFossier(Histoiresocialedel'Occidentmédiéval,op.cit.,chap.v)

montre que le début de l'essor de ces associations charitables « refuge des humbles », homologue audéveloppementdesassociationschevaleresquespourlespuissants,correspondaumomentdeladissolutiondesprotectionsdispenséesparlafamilleélargie.C'estsurtoutunphénomèneurbain,maisonentrouvedesformesmoinsélaboréesdanslescampagnes.44.B.Geremek,laPotenceoulapitié,op.cit.,chap.III,«Unenouvellepolitiquesociale».45. J. L. Vives, De subventione pauperum, Bruges, 1525, trad. fr. De l'assistance aux pauvres,

Bruxelles,1943.46.Pourunexposédecespolitiquesmunicipales,cf.outreB.Geremek,op.cit.,LissetH.Soly,Poverty

andCapitalisminPre-industrialEurope,op.cit.,chap.in,T.Vissol,«Àl'originedeslégislationssocialesauXVIe siècle : humanisme et frayeurs populaires », lesTempsmodernes, n° 19; un exposé détaillé dufonctionnementdel'«Aumônegénérale»deLyoninJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres:l'exempledelagénéralitédeLyon,op.cit.;pourl'Angleterre,cf.J.Pound,PovertyandVagrancyinTudorEngland,Londres,1971.47.Cité inL. Parturier, l'AssistanceàParis sous l'AncienRégime et pendant laRévolution, Paris,

1897,p.73.48.Celles-ci paraissent avoir à peu près correctement fonctionné quelques dizaines d'années avant de

tomberplusoumoinsendésuétude,cf.LissetH.Soly,PovertyandCapitalisminPre-industrialEurope,op.cit.EnAngleterre, toutefois, les initiativesduXVIe siècle ont débouché sur un système de « charitélégale»plusélaboréquesurlecontinent,etcetteparticularitécaractériseraencoreleXIXesiècleanglais.49. Texte de l'édit d'avril 1657: « Édit du Roy portant établissement de l'Hôpital Général pour le

Renfermement des pauvres mendiants de la Ville et Faux-bourgs de Paris », reproduit en annexe à lapremièreéditiondel'HistoiredelafoliedeMichelFoucault,Paris,Plon,1961,p,646sq.L'interprétationdu«grandrenfermement»proposéeiciesttoutefoisdifférentedecelledeM.Foucault.Pourunejustificationplus approfondie de cette différence et ses implications par rapport à l'appréciation de l'approchegénéalogique deMichel Foucault, cf R. Castel, « Problematization : a way of Reading History », in J.Goldstein(éd.),FoucaultandtheWritingofHistoryToday,loc.cit.50.Cf.J.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.ÀParis,ondoitunetentativedumêmegenreà

CatherinedeMédicisdès1612,l'hôpitaldesPetites-Maisons.Enfait,lastructuredel'HôpitalgénéraloudelaWorkhouses'implantelargementenEuropeàpartirdelafinduxviesiècle,etmêmeavantenItalie.Cf.LissetH.Soly,PovertyandCapitalism inPre-industrialEurope,op.cit.Cf. aussiB.Geremek, «LerenfermementdespauvresenItalie(XIVe-XVIIesiècle)»,inMélangesenl'honneurdeFernandBraudel,Toulouse, Privat, 1973, t. I. Il faut donc convenir que Michel Foucault a cristallisé sur la fondation del'HôpitalgénéraldeParisen1657unTrendquasiséculaireetquiaffectetoutl'espaceeuropéen.51. « Édit de 1662 portant établissement d'un Hôpital général dans toutes les villes et gros bourgs du

Royaume»,Jourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennesloisfrançaises,Paris,28vol.,18,t.XVIII,p.18.Pouruneinterprétationdeceprocessusdepriseenchargeprogressiveparlesinstancescentralesdesproblèmesd'assistancedanslalignéedelathéoriedelacollectivationdeNorbertElias,cf.A.deSwaan,InCareoftheState,Cambridge,PolityPress,1988.

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52.Cf.J.Depauw,«Pauvres,pauvresmendiants,mendiantsvalidesouvagabonds?Leshésitationsdelalégislationroyale»,Revued'histoiremoderneetcontemporaine,XXI,juillet-septembre1974.53. Jourdan, Decrouzy, Isambert,Recueil général des anciennes lois françaises, op. cit. t. XVIII,

p.19.54.«ÉditduRoyportantétablissementdel'Hôpitalgénéral...»,loc.cit.,p.648.55.E.Goffman,Asiles,trad.fr.Paris,ÉditionsdeMinuit,1968.56.«ÉditduRoyportantétablissementdel'Hôpitalgénéral...»,loc.cit.,p.648.57.DesmoyensdedétruirelamendicitéenFranceenrendantlesmendiantsleutilesàl'Étatsans

lesrendremalheureux,Mémoiresquiontconcourupourleprixaccordéen1777parl'Académiedessciences,artsetbelles-lettresdeChâlons-sur-Marne,Châlons-sur-Marne,1780,p.5.58.C.Bloch, l'Assistance et l'État en France à la veille de la Révolution, rééditionGenève, 1974,

p.160.Textedeladéclarationde1764,inJourdan,Decouzy,Isambert,Recueildesanciennes loisde laFrance,op.cit.,t.XXII,p.74.59.CitéinChristianPaultre,De la répressionde lamendicité et du vagabondageenFrance sous

l'AncienRégime,Paris,1906,p.400.60.K.Polanyi,laGrandeTransformation,op.cit.61.OndiscuteraauchapitreivlatransformationquereprésenteledroitausecoursproposéparleComité

pourl'extinctiondelamendicitédel'AssembléeconstituanteetvotéparlaConvention.Maisilnecontreditpas cette exigence de territorialisation. C'est la nation qui devient l'unité territoriale de référence, et, enfaisant de l'obligation de secourir les indigents une « dette sacrée », elle lui donne la dignité d'un droit.Cependant,l'exercicedecedroitdemeuresoumisauxexigencesdelocalisationdu«domiciledesecours».Ilaégalementpourcontrepartiel'exclusiondesétrangers.62.Cf.O.H.Hufton,ThePoorinEighteenthCenturyFrance,Oxford,1974,p.140-144.63.Cesentimentdesolidaritérendcompteaussidufaitquelepetitpeupledesvillesprendrégulièrement

àparti lesarchersduguetou les«chasse-gueux»qui tententd'arrêter les indigents.Cf.A.Farge,«Lemendiant,unmarginal?»,inMarginauxetexclusdel'histoire,«CahierJussieun°5»,Paris,UGE,1979.64.Maislefranciscanismen'estpasuneexaltationdel'indigencecommetelle.Laquestionestcomplexe,

notonsseulementiciquele«Poverello»faituneapologiedelafrugalitéetdel'humilitédavantagequedelapauvretématérielleproprementdite,etquesonidéalestdepromouvoirunesociétééradiquantlesavoiretlapuissanceautantquelarichessepourselaisserentièrementdominerparlesvaleursspirituelles.Deplus,cetidéal n'a pas prévalu, c'est le moins qu'on puisse dire, dans l'Église. Sur les orientations sociales desfranciscains,cf. J. LeGoff, «Le vocabulaire des catégories sociales chez saint François d'Assise et sesbiographesduXIIIesiècle»,inOrdresetclasses,Colloqued'histoiresocialedeSaint-Cloudde1967,Paris-LaHaye,Mouton,1972.65.Cf.J.Vilar«Lepicarismeespagnol», inMarginauxetexclusde l'histoire,op.cit.DeSotos'en

prendenparticulieràVives,quicondamnait«ledévergondagedemendicité».Plusgénéralement,ilfaudraitdiscuter la place — controversée — tenue par les ordres mendiants dans l'élaboration des pratiquescharitables.66. Il est impossible de traiter ici les différences entre catholicisme et protestantisme dans lamise en

œuvre des politiques d'assistance. Deux remarques schématiques seulement. La thèse qui attribue à laRéforme la relancedespolitiquesmunicipalesauXVIesièclen'estpas fondéesurdesarguments sérieux(cf. N. Zenon Davis, « Assistance, humanisme et hérésie », in M.Mollat,Études sur l'histoire de lapauvreté,op.cit.,t.II).Deuxièmement,ladoctrineprotestantedusalutparlesœuvresacontribuéàrendrelapauvretéencoreplussuspecteetàdurcir lescritèresde l'accèsauxsecours.Cf.M.Weber, l'Éthique

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protestanteetl'espritducapitalisme,op.cit.,etR.H.Tawney,ReligionandtheRiseofCapitalism:anHistoricalStudy,NewYork,1947,quisouligne le rôle jouépar lespuritainspour fairede l'indigenceuneconditionindignedontl'immoralitédupauvreestintrinsèquementresponsable.67.Cette«mesuredupossibledépendenfaitdedeuxvariablesprincipales:lesressourcesdisponiblesau

sein d'une communauté, et l'homogénéité de cette communauté. Le développement de l'urbanisation etl'extensiongéographiquedel'airedelapriseencharge(l'Étatàlaplacedelaparoisseoudelacommune,parexemple)rendentdifficilel'exerciced'unesolidaritédeproximité.Maisonverra(cf.,auchapitreIV,leseffortsdéployésparlesassembléesrévolutionnaires)quel'État-nationpeuttenterderéactiverl'impératifdelapriseenchargecommunautaireparlamédiationdudroitausecours.68.Cf.R.Chartier(éd.),Figuresdelagueuserie,Paris,Montalba,1982.69.CitéinJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.,p.23.70.G.Ricci,«Naissancedupauvrehonteux»,loc.cit.71.Cf.CitéinJ.-P.Gutton,op.cit.72.Cf.M.Mollat,Étudessurl'histoiredelapauvreté,op.cit.,t.I,p.14.73.«OrdonnanceconcernantlapoliceduRoyaume», inJourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéral

desanciennesloisfrançaises,op.cit.,t.IV,p.577.74.Cf. J. C. Ribton-Turner,History of Vagrants and Vagrancy, and Beggars and Begging, New

Jersey,1972,p.60.75.Cf.Jourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennes lois françaises,op.cit., t.XIII,

p.262-264.76.Cf.J.Pound,PovertyandVagrancyinTudorEngland,op.cit.77.Cf. en annexe de J. Pound,Poverty and Vagrancy in Tudor England, op. cit., des extraits du

répertoire des pauvres secourus par la ville de Norwich en 1570. Ils montrent que bénéficiaienteffectivementde secours certaines famillesde travailleurs, soit au chômage, soitmêmedont le salaireduchef de famille était insuffisant pour assurer la survie. De même, l'Aumône générale de Lyon, dès safondation en 1534, ménage des distributions hebdomadaires de pain aux indigents, qui sont souvent desreprésentantsdespetitsmétiers(cf.J.-P.Gutton, laSociétéetlespauvres...,op.cit.).Maislesremèdesproposés par ces « politiques municipales » ont toujours été sans commune mesure avec l'ampleur duproblème.Pourl'ensembledestentativesdemiseautravailforcédesindigentsvalides,cf.chapitresuivant.78. Ce qui ne signifie évidemment pas que cette « handicapologie » se réduise à une catégorisation

naturaliste, sans rapport avec la situation sociale et le rapport au travail : les « charités » de Lyon sontmajoritairement peuplées de « vieux », et surtout de « vieilles », anciens ouvriers, ouvrières ou veuvesd'ouvriersdelasoierieoudespetitsmétiersurbains(cf.J.-P.Gutton, laSociétéet lespauvres,op.cit.).L'invaliditédueà l'âgelesfaitbénéficierdel'assistance,àconditiontoutefoisqu'ilssoientnésàLyonouyhabitentdepuisplusdedixans.Cependant, ces«vieux»posent aussi en filigrane laquestiondu travail :c'estl'insuffisancedesressourcesacquisespendantleurvieactivequilescondamneàl'indigenceausoirdeleur vie. On aperçoit ainsi que c'est l'avènement d'assurances liées au travail qui représentera la« solution » à ce problème, comme elle sera la solution auproblèmede l'indigencevalide en général (cf.chapitreVI).

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CHAPITREII

Lasociétécadastrée

ÀpartirdesXIIeetXIIIesiècles,lesocial-assistantielaprisdansl'Occidentchrétienuneconfigurationdéjàcomplexeoùl'onpeutlirelesprincipauxtraitsd'une politique d'assistance « moderne » : classification et sélection desbénéficiairesdessecours,effortspour lesorganiserd'unemanièrerationnellesurunebaseterritoriale,pluralismedesinstancesresponsables,ecclésiastiquesetlaïques,«privées»et«publiques»,centralesetlocales.L'émergence,dèscetteépoque,dedeuxcatégoriesdepopulations,celledespauvreshonteuxetcelle des mendiants valides, indique que ces sociétés connaissent déjà desphénomènesdedéclassementsocial (mobilitédescendante)etdesous-emploi(travailleursvalides livrés à lamendicité).Tout sepasse toutefois commesielless'efforçaientd'assimilercespopulationsauxcatégoriesdel'assistance:ledoublecritèredeladomiciliationetdel'incapacitédetravaillercontinued'êtreposé (même s'il est souvent contourné) comme la conditionpour être pris encharge.Cette doctrine prévaut jusqu'à la fin de l'AncienRégime.Cependant,avec l'apparition d'un nouveau profil d'indigents caractérisé par un rapportimpossibleautravail,seproduitaumilieuduXIVesiècleunetransformationàlaquellelaplupartdeshistoriensdel'assistancen'ontpasàmonsensaccordéuneattentionsuffisante,parcequ'ellen'entreplusexactementdanslecadredela problématique des secours. La question sous-jacente à l'existence de lamendicitévalideprendalorsaveclevagabondageunedimensionnouvelle.Bienentendu,lamutationn'estpastotale.Lepersonnageambigudumendiant

valide ne va pas disparaître. Le noyau du dispositif réglementaire etinstitutionnel monté pour l'assistance est déjà en place et il va tenter des'adapteraunouveaudéfi.C'estdoncpourunepartàunerelecturedesmêmesdonnéesqu'ilvafalloirprocéder.Maiscetterelecturedevraêtrefoncièrementdifférentes'ilestvraiqueverslemilieuduXIVesiècleunpersonnagenouveauestapparu,oudumoinsaprisunevisibilitétellequ'ilvadésormaisservirdesupport à une version différente de la question sociale. Il existait depuis

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longtemps des nécessiteux, des indigents, des inaptes, des démunis, etmêmedes indésirables de toutes sortes. Il va falloir désormais compter avec desindividusquioccupentdanslasociétélapositiondesurnuméraires:ilsn'ontaucune place assignée dans la structure sociale et dans son système dedistribution des positions reconnues, pas même celle qui fait des indigentssecourus une clientèle intégrée. Ils sont les ancêtres des surnumérairesd'aujourd'hui.Nonpoint, évidemment,parune identitédecondition,maisparunehomologiedeposition.

1349

Qu'est-ce donc qui « arrive au milieu du XIVe siècle? Une brusquepropension à la mobilité dans une formation sociale qui n'est pas prête àl'accueillir,etquivatoutfairepour lacontrer.Cetébranlementpoussesur ledevant de la scène un nouveau profil d'indigents. En 1349, Édouard III, roid'Angleterre, promulgue l'ordonnance connue sous le nom de Statut destravailleurs (Statutum serventibus, Statute of Labourers). J'en traduis lesprincipalesdispositions:

Parcequ'uneimportantepartiedelapopulation,spécialementparmilestravailleurs[workmen]etlesserviteurs[servants],aétérécemmentvictimedelapeste,beaucoup,voyantlebesoindanslequelsetrouventlesmaîtresetlagrandepénuriedeserviteurs,neveulentplusservir[toserve]àmoinsqu'ilsnetouchentdessalaires[wages]excessifs,etcertainspréfèrentmendierdansl'oisivetéplutôtquedegagnerleurvieentravaillant.Nous,considérantlesgravesinconvénientsqu'occasionnedésormaisunepénuriedecetype,aprèsdélibérationetenaccordaveclesnobles,lesprélatsetlesgensinstruitsquinousassistent,avecleurconsentement,ordonnons:Quechaquesujet,hommeoufemme,denotreroyaume

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d'Angleterre,quellequesoitsacondition,libreouservile[bord],quiestvalide,âgédemoinsdesoixanteans,quinevitpasducommerce[notlivinginmerchandise]oun'exercepasdemétierartisanal[craft],quinepossèdepasdebiensdontilpuissevivre,nideterresàlaculturedesquellesilpuisses'adonner,etquin'estauservicedepersonne[notservinganyother],s'ilestrequisdeservird'unemanièrequicorrespondàsonétat,seraobligédeservirceluiquil'auraainsirequis;etilrecevraseulementpourlaplacequ'ilseraobligéd'occuperlesgagesennature,nourritureousalairequiétaientd'usagedurantlavingtièmeannéedenotrerègne,ouunedescinqousixprécédentesannéesmoyennes.Qu'ilsoitentenduqueleseigneurseratoujourspréféréàtoutautreparsespropresserfsetmétayers,detellesortequeceux-cisoientmaintenusàsonservice—maisquecependantlesseigneursneserontpastenusdelesgarderàleurservicepluslongtempsqu'ilneleurestnécessaire;etsiunhommeouunefemme,étantainsirequisdeservir,nelefaitpas,cefaitétantattestépardeuxhommesdignesdefoidevantleshérif,lebailli,leseigneurouleprévôtdelaville,ilseraimmédiatementconduitpareux,ouparl'und'eux,danslaprisonlaplusprocheoùilseramaintenusousbonnegardejusqu'àcequ'ilsoitcertainqu'ilservesouslesformesénoncéesci-dessus.Quesiuntravailleurouunserviteurquittesonserviceavantletempsrequis,ilseraemprisonné.

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Quelesancienssalaires,sansplus,serontdonnésauxtravailleurs.Quesileseigneurd'unevilleoud'undomainecontrevientdequelquemanièreàcettedisposition,ilpaieraenamendeletripledelasomme[versée].Quesiunartisan[artificer]ouunouvrierreçoitunsalaireplusélevéqueceluiquiluiestdû,ilseraemprisonné.Quelesalimentsserontvendusàdesprixraisonnables.Demême,parcequebeaucoupdemendiantsvalides[able-bodiesbeggars],aussilongtempsqu'ilspeuventvivredemendicité,refusentdetravaillerets'adonnentàlaparesseetauvice,etparfoisauvoletàd'autresabominations,personnenepourra,souspeinedesanctions,donnerquoiquecesoitsousprétextedepitiéoud'aumôneàceuxquipeuventtravailler,oulesencouragerdansleursinclinations[desires],detellesortequ'ilssoientcontraintsdetravaillerpourvivre1.Cettelonguecitationétaitnécessairepourmontrerl'articulationsystématique

des principaux éléments d'une nouvelle problématique du travail auxcommencementsdelamodernité,àsavoir:

-lerappeldel'impératifcatégoriquedetravailpourtousceuxquin'ontd'autreressourcepourvivrequelaforcedeleursbras;

- l'obligation que la besogne épouse le plus étroitement possible lesformesdeladivisiondestâchesfixéesparlatraditionetlacoutume.Queceluiquitravailledéjàsemaintiennedanssonemploi(saufs'ilsiedà sonemployeurde luidonnercongé), etqueceluiqui est enquêted'emploiaccepte lapremière injonctionqui luiest faitedans

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les cadres territoriauxmarquant le système de dépen-dances d'unesociété encore dominée par les structures féodales. Ce droit depréemptionduseigneurvautautantpourleshommeslibresquepourlesserfs2;

- le blocage de la rétribution du travail, qui ne peut être objet denégociations ou d'ajustements, nimême de fluctuations spontanées,maissetrouveimpérativementfixéeunefoispourtoutes;

- l'interdiction d'éluder cet impératif du travail en recourant à desprisesenchargede typeassistantiel (interdictionpour lesdémunisdemendieret,corrélativement,pourlespossédants,d'alimenterparl'aumônelapriseenchargedesujetsaptesautravail).

Cesdispositionsreprésententunvéritablecodegénéraldutravailpourtousceuxquisontsoumisàl'obligationdegagnerleurvieenœuvrant.Ilfonctionnesur deux registres, et trace une ligne de démarcation entre deux types detravailleurs.Àtousceuxquisont inscritsdanslesystèmeinstituédesmétiersartisanauxouqui serventunmaître,domestiques,gensdemaison,personnelsdesdomainesecclésiastiquesetlaïcs,ouqui,deconditionlibreouservile,sontattachés à une terre d'où ils tirent leur subsistance sous la dépendance d'unpropriétaire,l'ordonnances'adresseàtitrepréventif:qu'ilsrestentfixésàleurlieude travail et secontententde leurconditionetde la rétributionquiyestattachée. Corrélativement, l'ordonnance condamne le flux en voie deconstitution des individus « libérés », ou qui se libèrent de ces régulationstraditionnelles, à la fois ceux qui sont sans emploi et ceux qui se placent enposition de mobilité par rapport à l'emploi. L'ordonnance répond au constatqu'un certain type de populations non encastrées dans les structures de ladivisiondu travail faitdésormaisproblème.Elle imposeenmême tempsunesolution:éradiquerlamobilité,enbloquerlefluxàsasource,etréinscriredeforce dans des structures fixes tous ceux qui ont décroché. Elle interdit enparticulier cette échappatoire qui consisterait à avoir recours à l'assistancepour survivre si l'on est capablede travailler.Le codedu travail se formuledansuneoppositionexpliciteaucodedel'assistance.Est-cetropsolliciteruntexte?Iln'estpasisolé.EnAngleterremême,ilsera

plusieurs fois réitéré, avec des variantes, dans la seconde moitié du XIVesiècle. En 1388, Richard II y apporte trois précisions intéressantes.Premièrement, les employés (servants) quittant leur place doivent êtremunisd'une attestation certifiée par les autorités de leur district. S'ils sont trouvés

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errant(wandering)sanscepasseport, ilsserontenfermésetgardésjusqu'àcequ'ilsoitcertainqu'ilsreprennentl'emploiqu'ilsontquitté.Deuxièmement,tousles travailleurs âgés de plus de douze ans affectés aux travaux agricoles nepeuvent choisir un autre emploimanuel, et tout nouveaucontrat de travail oud'apprentissage qui transgresserait cette règle est déclaré nul et non avenu.Enfin, tout mendiant valide est assimilé aux vagabonds qui errent sansattestation.Enrevanche,lesmendiantsinvalidespeuventrestersurplacesileshabitantsdu lieu les tolèrent;dans lecascontraire, ilsdevront se rendresoitdansdesvillesquicomportentdesasiles,soitàleurlieudenaissance,oùilsrésiderontjusqu'àleurmort3.En France une première ordonnance de Jean II le Bon de 1351 vise ceux

«qui se tiennent oyseux par la ville deParis [...] et ne veulent exposer leurcorps à faire aucune besogne [...] de quelque état et condition qu'ils soient,ayant métier ou non, soit homme soit femme, qui soient sain de corps et demembres », et leur enjoint de « faire aucune [c'est-à-dire n'importe quelle]besognede labeurenquoi ilspuissentgaigner leurvieouvuident lavilledeParis [...] dedans trois jours après ce cry », faute de quoi ils serontemprisonnés,misaupiloriencasderécidive,etàlatroisièmereprisemarquésau front au fer rouge et bannis4. Trois années plus tard, une nouvelleordonnanceroyale(novembre1354)s'enprendexplicitementà

lagrantchiertédesouvriersquienveulentfairebesoignes'ilsnesontpayezàleurvolonté[...]etneveulentouvrerqueàleurplaisir[etàceuxqui]sedéportentdeslieuxdeleurdemeuranceetlaissentfemmeetenfantsetleurproprepaysetdomicile.[...]Commandéestquetoutemanièredegens,hommesetfemmes,quisontaccoustumésàfaireouàexercerouvragesoulabouragesenterresetvignesououvragesdedraperieettannerie,charpenterie,maçonnerie,ouvragesdemaisonetsemblables,aillentavantlesoleillevantesplacesdelieuxaccoustumezàloüerlesouvriers,poureulx,àalerouvrer,pourlesprixquiserontmissurlesjournéesdes

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ouvriersdesditsmestiers5.Ces injonctions, impératives, soulignons-le, à la fois pour les travailleurs

desvillesetpourceuxdescampagnes,serontrappeléesplusieursfoisjusqu'àl'ordonnance cabochienne issue des états généraux de 1413, qui constate que«plusieurs labouraiges demeurent sans cultiver, et plusieurs vilaiges du platpays mal habitez », en conséquence « le Roy ordonne que tous caymans etcaymandespossiblesdegaigner leursviessoientcontrainsdedélaisser leurscaymanderies et de aler gaignier autrement leurs vies ». Ceux auxquelsl'assistanceestinterditesonttoujours«lescaymandsetcaymandesquinesontpasimpotentsmaisontpuissancedelabourerouautrementgaignerleurvie,etaussigensvagabondsetoyseux,commehuilliersetautressemblables6».Dans la péninsule Ibérique, Alphonse IV de Portugal en 1349, les Cortes

d'Aragonen1349et1350etcellesdeCastilleen1351,fixentdesmaximadesalaires,etcesmesuressontrenforcéesdanslecoursduXIVesiècle,assortiesde l'interdiction des déplacements à la recherche d'un emploi et de larépressionduvagabondage7.LudwigvonWittelsbach,ducdeBavière,décrèteen1357quepourlaBavièreetleTyrollesserviteursettravailleursjournaliersdoivent rester au service de leurs employeurs sans augmentation de salaire.S'ilsquittentleuremploi,leursbiensserontconfiqués8.Angleterre,France,Portugal,Aragon,Castille,Bavière:danslaplupartdes

paysoùunpouvoircentralcommenceàs'affirmerseprennentsimultanémentunensembleétonnammentconvergentdemesurespourimposeruncoderigidedutravailet réprimer l'indigenceoisiveet lamobilitéde lamain-d'œuvre.Maisc'est aussi la politique de nombreuses villes dans l'ensemble de l'Europe« civilisée»de l'époque:Orvieto en1350,Florence en1355,Metz en1356,Amiens en 13599... Pouvoirs centralisés et pouvoirs municipaux conspirentdansleurvolontéd'enfermerletravaildanssescadrestraditionnelsenlimitantlepluspossible lamobilitéprofessionnelleetgéographiquepour lesemploismanuels. Ils se rejoignent aussi dans la prise de conscience qu'il existe unedifférence essentielle entre cette question de l'obligation du travail et laquestiondel'assistance.

C'estdoncbienlaconjonctiond'unnouveautypedemobilitédestravailleurs

et d'une volonté politique de l'interdire qui caractérise cette situation. Lamobilitécommetellen'estnullementunenouveautédanslasociétémédiévale.

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Etd'abordlamobilitéausensdecirculationgéographique:

LaviedesroutesauMoyenÂgeétaitsingulièrementintenseauxXIVeetXVesiècles.Lescolporteurs,lesmeuniers,promenaientleurballedevillageenvillage;lespèlerinsserendantàdenombreuxlieuxdepèlerinage,surtoutàSaint-Jacques,vivaientd'aumônes;lesfrèresmendiants,lesprêcheursdetouteespèceallaientdevilleenville,prononçantdevantleséglisesdesdiscourspassionnés;d'autresspéculaientsurlesméritesdessaintsduparadis;lesclercsserendaientdecouventencouvent,apportantlesnouvelles,lesétudiantsrejoignaientleuruniversité.Puisonrencontraitsurlesroutesdesjongleurs,desdiseursdecontes,desmarchandsd'animaux;dessoldatsencongéourejoignantunearméeencombraientleschemins,côtoyantunemultitudedemendiants,pendantquelesbandesdevoleurspeuplaientlesboisvoisinsdesroutes10.A fortiori, en deçà de ce XIVe siècle, dans un monde où subsistaient de

vastes zones, landes et forêts, qui n'avaient jamais subi l'empreinte de lacivilisation, des présences inquiétantes rôdaient. Évoquant l'essor de lachrétienté latine entre le XIe et le XIIIe siècle, Georges Duby note :«Cependant, sur les frangesde cette société nantie, ondevine l'existencedepetits groupes d'inadaptés, d'épaves comme en sécrètent toutes les formes desociété. Ces êtres sont rejetés en dehors des zones d'enracinement, dans leszonesforestièresnoncoloniséesencore,surlesroutes11.»Ilarrivaitfréquemmentqueceserrantsposentdesproblèmes.Lorsqu'onne

pouvaitpaslesignorer,onlescombattaitcommedesennemis,surtoutlorsqu'ilssegroupaient,tellescesbandesderoutiersquiravagentlescampagnesauXIIe

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siècle12. Mais il s'agit de conduites d'autodéfense, qui visent presque àl'éliminationdeces indésirables.Ceux-ci restentendehorsde toutcommercesocial,etonnetentepasdelesutiliseroudelesintégrer.Àl'inverse,ilexistedes formes de mobilité acceptées, comme celles des pèlerinages ou descroisades, qui sont dans leur principe cadrées et ritualisées, même si ellesdonnentlieuàdesdébordementsetàdesdésordres.Lespérégrinationsarméesde troupes plus ou moins régulières sont plus dévastatrices, mais elles fontégalementpartiedupaysagesocialdel'époque,commelesfaminesfontpartiedesonpaysageéconomique.Demême,lamobilitédesmarchands,sansdouteproblématique à l'origine, devient une composante intégrée à la structuresocialemédiévaledontellereprésentelesecteurleplusdynamique13.Toute différente est lamobilité qui apparaît, oudumoinsqui commence à

poser explicitement problème à partir du XIVe siècle. Elle n'est pas le faitd'individusquisontrestésendehorsdescadresdelasociétéorganisée,ouquis'y sont intégrés professionnellement, ou qui circulent à ses frontières. Lamobiliténouvellenaîtd'unébranlementinterneauseindelasociétéconstituée.D'oùunedifférenceessentielleaussidanslesmesuresqu'ellesuscite.Ils'agitnondeseprotégerdesturbulencesexternes,maisderenforcerlesrégulationsinternesàl'ordresocialenobligeantchacunàsemainteniràsaplacedansladivisiondu travail.Carcettedifficulté,désormais, est cellede l'organisationdu travail, et de la soumission d'un nouveau profil d'individus à ses formestraditionnelles.Lespopulationsconcernéesreprésententcequel'onestendroitd'appeler,avantlalettremaisausensstrictdumot,unprolétariat:ceuxquinedisposentpoursurvivrequedelaforcedeleursbras.Une question ouvrière inédite se pose ainsi lors de l'ébranlement de la

société féodale. Il n'est pas incongru de parler de prolétaires avant ledéveloppementducapitalisme.SaintThomasd'Aquindéjàlesévoque:«Lesmercenaires qui louent leur travail sont des pauvres car ils attendent de leurlabeur leurpainquotidien14. »UncontemporaindeThomasd'Aquin, JacquesdeVitry,chanoined'Orgnies,prèsdeLiège,repèreégalementl'existenced'unecatégoriede«pauvresquiacquièrentleursubsistancequotidiennedutravaildeleursmains sans qu'il leur reste rien après qu'ils ontmangé 15 ». Ainsi, ces«mercenaires » dont la survie dépend exclusivement de la location de leurforce de travail sont littéralement des prolétaires. Mais tant qu'ils restentintégrés, territorialisés, ce sont « simplement » des pauvres. Ils sont à leurplaceetfontpartiedel'ordredumonde;ilsneposentpasencoreune«question

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sociale».DifférenteestlasituationaumilieuduXIVesiècle,parcequ'elleestproduite

par la dérégulation de l'organisation du travail. En ce sens, elle évoque lescirconstancesdudébutduXIXesiècle,aumomentoùseposepourlapremièrefois explicitement la question sociale sous la forme de la question dupaupérisme16. Elle l'évoque seulement, parce que ce qu'on appellera lepaupérisme sera produit par la libéralisation sauvage d'unmarché du travailalorsqu'ici,aucontraire,c'estl'absenced'untelmarchéquiposeproblème.Ceque l'on peut formuler en ces termes : comment bloquer unemobilité qui netrouvepassaplacedans l'organisation traditionnelledu travail?C'est lesensdesmesures prises à partir dumilieu du XIVe siècle : tenter d'éradiquer lacontradictionentrelesstructuresfixesquiorganisentletravailetcettemobiliténaissante. Si un prolétariat intégré ne fait pas question dans la sociétépréindustrielle, iln'envapasdemêmepourdes individusenquêted'emploi.Ilsreprésententunemain-d'œuvreflottantequin'avraimentpasdeplacedansl'organisationdutravailetnepeutêtreacceptéecommetelle17.Ilfautdèslorsleur enjoindre non seulement de travailler, mais encore de travailler à leurplaceancestralementfixéedanslaproduction.Pourtant, s'ils ont quitté cette place, c'est souvent qu'ils ne pouvaient faire

autrement.LesmesuresdumilieuduXIVe siècleexprimentundilemme;ellesconstatent une propension au mouvement, mais elles s'acharnent à imposerl'immobilité. Les populations qu'elles concernent sont littéralement prises entenaille:engagéesdansunprocessusdemobilité,onlescontraintàreveniraustatuquoante.

Ladéconversiondelasociétéféodale

Dans quel contexte se produit l'émergence de cette problématique ? LaspectaculaireconvergencedesmesurespromulguéesaumilieuduXIVe sièclerenvoieenpremierlieuàunévénementtragique:laPestenoire,qui,estime-t-on, a emporté environ le tiers de la population européenne avant la fin dusiècle. Ainsi, sur fond de dies irae, accompagnées par les processions desflagellantsetlarondedesdansesmacabres,les«pestilences»fontbasculerle«mondeplein»duMoyenÂgeà sonapogéedansunmondeoù l'hommeestdevenurare18.Danscettedésolationgénérale,lesmisérables,plusvulnérables,

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ontpayélepluslourdtributàlamort.Unchroniqueurdelafindusièclenote:«Lamortalitéuniverselle fitpérir tantdecultivateursdevignesetde terres,tantd'ouvriersde tous lesmétiers[...]qu'ilyeneutungrandmanque.»Et ilajoute : « Tous les ouvriers et leurs familles exigeaient des salairesexcessifs19.»Quoideplusnaturelpourcespauvreshèressurvivantsquede«profiter»de

cette situation où ils étaient devenus plus recherchés parce que moinsnombreux? Ils faisaient en somme jouer la loide l'offreetde lademandedemain-d'œuvre à leur profit, et ils y parvinrent dans une certaine mesure.PendantlesvingtannéesquisuivirentlespremièresatteintesdelaMortnoire,les salaires augmenteront considérablement, souvent de plus du double. Lasituation demeurera d'ailleurs relativement favorable aux salariés jusqu'audébutduXVIesiècle,marquéparunenettereprisedémographique20.Cette flambée salariale, attestée par tous les documents de l'époque, ne

signifiepaspourautantquelesmesuresdeblocagedesannées1350aientétéinefficaces.Sanselles,ledérapageauraitsansdouteétéplusgrand.Ainsi,uneétude très précise montre qu'en Angleterre des efforts systématiques ont étédéployés pour que le Statut des travailleurs soit réellement appliqué21. EnAngleterreencore,pendantlespremièresannéesquiontsuivisapromulgation,lesamendesinfligéesauxtravailleurspourl'avoirenfreintfurenttrèslourdes,représentantdanscertainscomtésplusdutiersdestaxespayées22.Plusgénéralement,etcontrairementàcertainesdescriptionsapocalyptiques

de l'après-Peste noire— accompagnée en France par les ravages de la pireépoque de la guerre de Cent Ans —, la faille ouverte par la chutedémographique n'a pas entraîné un appauvrissement général. Les analyses deCarloCipollaattestentunprogrèspercapitaàlafoisdelaproductionetdelaconsommationdansl'espaceeuropéenentre1350et150023.Pourlespauvres,s'il est exagéré de parler d'un « âge d'or du salariat 24 », la situation dessurvivantsdelapestes'estsouventtrouvée,dumoinspouruntemps,améliorée.Ilnefautdoncpasconfondrelesturbulencessocialesetlesrévoltespopulairesde l'époque avec des émeutes dues à la misère, comme il y en eutd'innombrablesauparavant,etcommeils'enproduirajusqu'auXVIIesiècleaumoins.DanslasecondemoitiéduXIVesiècle,ellesrépercutentl'ondedechocd'unébranlementsocialdavantagequ'ellesnesontl'effetd'uneaggravationdelamisère.

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C'est lecas lorsdes troubles intensesquisedéclenchentautourde138025.C'est en fait l'Europe « développée qui s'ébranle en Angleterre, en Flandremaritime, à Florence, dans le comté de Barcelone, dans les villes les plusdéveloppéesdelaFranceduNord.RobertFossiervoitdansl'ensembledecesévénements«lesigneviolent,commeleveutleclimatdutemps,d'unvifdésirdepromotionsociale26».Uncontemporaintrèshostileàcesmouvementsneditpas autre chose dans le langage de l'époque : « Les méchants genscommencèrentàs'agiterendisantqu'onlestenaitentropgrandeservitude[...]qu'ils voulaient être tout un avec leurs seigneurs, et que s'ils cultivaient leslaboursdesseigneurs,ilsvoulaientenavoirsalaire27.»Dansledramequis'estjouédanslasecondemoitiéduXIVesiècle,lesseuls

protagonistes ne furent donc pas la mort et ses hécatombes tragiques, ni laguerre,constantedel'histoiresocialedepuislehautMoyenÂge,nilamisère,conditioncommunedupetitpeuple.C'estaussi lemodedegouvernementalitéde la sociétéquiaétéébranlé,enparticulier sur leplande l'organisationdutravail.L'hypothèseproposéeestqueceschangementsdelasecondemoitiéduXIVe

sièclesontdessymptômesd'unedéconversiondelasociétéféodale.J'empruntecetermeàPhilippRieff.Ill'emploiepourcaractériserlepassagedesystèmesàrégulations rigides (ce qu'il appelle « les communautés positives ») à desorganisations sociales dans lesquelles l'individu n'est plus organiquement liéauxnormesetdoitcontribueràlaconstitutiondessystèmesderégulations28.Jepréfèrecetermeàceluidecrise,tropvague,ouàceluidedécomposition,trèsexagérécarlaspécificitédelasituationtientjustementàcequel'armaturedelasociéténes'estpaseffondrée.Elles'estmêmeàcertainségards renforcée.Cependant, en deçà des régulations juridico-politiques rigides, apparaissentdesfacteursdechangementquelesmesuresnouvellesprisesàpartirde1350s'efforcentdebloquer.Unespacedeturbulencess'ouvre,quin'estplusmaîtrisépar les structures traditionnelles, sansque celles-ci perdent leur emprise.Dujeu apparaît entre les réseaux d'interdépendances, ouvrant des zonesd'incertitudeauxmargesdesstatutsconstitués,Unprofilsocialsedessine,quin'aplussaplaceauseindesconditionssociales reconnuesetdès«ordres»constitués.C'est toute ladifférenceaveccequis'estproduità l'estde l'Elbedansune

conjoncturedumêmetypeetquiyaproduitle«secondservage».Soitparceque les pouvoirs traditionnels y étaient plus forts, soit parce que les

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communautés rurales et urbaines y étaient moins structurées et moinsdifférenciées, ouplutôt pour ces deux séries de raisons à la fois, la réactionnobiliaireapubloquerlestransformationsetenfoncerpourplusieurssiècleslasociété dans l'immobilisme.À l'ouest, l'ébranlement de la société féodale secaractérisepar unmontageparadoxal de continuité et de changementdont ons'efforce icidedégager la logique.CesévénementsdumilieuduXIVe sièclemarquent une étape décisive dans une dynamique dont les premièresmanifestationssontdéjàvisiblesavantlaPestenoire.

Pendant les trois premiers siècles du second millénaire, un essor

économique,socialetculturelsansprécédents'estprogressivementaffermi,dumoinsdanscequePierreChaunuappelle«l'Europedetouteslesréussites»:lesFlandres, le sudde l'Angleterre, l'Allemagneet l'ItalieduNord,quelquesbastionsméditerranéensetlaFrance,surtoutentreSommeetLoire29.Lasociétémédiévale est ainsi passée d'une civilisation essentiellement agraire,étroitement dominée par les grands domaines ecclésiastiques et par uneseigneurie ruraleetguerrière,àunebipolaritéentredescommunautés ruralesplus diversifiées et des communautés urbaines plus prospères et plusindépendantes.Sansdoutelavillereste-t-ellequantitativementmarginale,maisc'estàpartird'ellequesedéveloppent l'artisanat, leséchangescommerciaux,l'économie monétaire, les techniques bancaires du capitalisme commercial.Maismêmecesinnovationssedéploientàtraversdeshiérarchiesprécises,quimaintiennent,àlavillecommedanslemonderural,lamêmesubordinationdechacun à l'ensemble30. Ainsi ce qui s'invente de plus neuf et va servir deberceau aux développements de la modernité paraît-il encore cadré par lesrégulationstraditionnellesd'unesociétéd'ordres.Cependant,cemondepleinestunmondefragilepouraumoinsdeuxraisons:

son hyperpeuplement fait apparaître la rareté des ressources disponibles parrapport à la population, et l'accentuation de la différenciation sociale minel'efficacité des contrôles traditionnels. Des signes d'essoufflement semanifestentdèsleXIIIesièclesurcesdeuxplans.Lesdéfrichementss'arrêtentfaute de nouveaux espaces à conquérir, tandis que la population continue decroître.Lesgrandesdisettesd'antanrefontleurapparitionetlesannées1313-1315,parexemple,sontmarquéesdanstoutel'Europeparuneterriblefamine31.Maisl'équilibredelasociétémédiévaleestégalementaffectéparlesprogrès

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de la différenciation sociale. On a déjà noté des manifestations de mobilitédescendante(lepauvrehonteux)etdedésajustemententrel'offreetlademanded'occupations (le mendiant valide). Des analyses précises établissent qu'ilexistedéjàvers1300,danslescontréeslesplusrichesdel'Europeoccidentale,à la campagne comme à la ville, des groupes qui vivent en situation deprécarité permanente, alors même que la croissance générale semble sepoursuivre32.Lemilieu du XIVe siècle n'inaugure donc pas une situation complètement

nouvelle, mais le choc démographique dû à la Peste noire, en créantbrusquementunvidedanscemondeplein,susciteunébranlementdesrapportssociauxdanslequelcertainshistoriensontvu«lagrandefracturedel'histoireeuropéenne ». « Entre 1300 et la Peste noire la proportion desmanouvrierss'enfledangereusement,néanmoinslegroupecentraldesrustresrestaitencoremajoritaire33.Maisàpartirdumilieudusiècle,laterresefractionne,etaussichangefréquemmentdemains,accusantlabipolarisationdumonderural.Àuneextrémité, les « coqs de village » commencent une ascension sociale qui lesmèneraparfoisjusqu'àlaconditionbourgeoise,etmêmeauxoffices.Àl'autrepôle, les paysans dépossédés se paupérisent. Ils se louent aux plus riches,demi-salariéslorsqu'ilsconserventunlopinàcultiver,salariéscomplets,c'est-à-dire véritables prolétaires agricoles, lorsqu'ils sont sans terre. Lesmonographiesportantsurdessitesparticuliersconfirmentcette interprétation.Ainsi, l'analyse des transformations économiques intervenues dans unmanoranglaissurplusieurssièclesmontreque les transformationsdécisivesdans lesens de la paupérisation des tenanciers ont bien eu lieu dans cette secondemoitié du XIVe siècle34. Des évaluations plus générales estiment au tiersenvironlaproportiondecesrurauxquinepeuventplusvivredel'exploitationdelaterre,artisansnoncompris35.Hiltonrésumeainsilemouvementdefond:« Une société paysanne régie par les coutumes fut ébranlée du fait de lamobilité incontrôlabledespaysansetde toutes les transactionsportant sur laterre36.»«Mobilité incontrôlable » : desmasses de pauvres gens font l'expérience

négativedelalibertéd'échapperauxinscriptionstraditionnelles.Unepartiedecesdésaffiliésémigrentvers laville.Maiscelle-ciaperdulerelatifpouvoird'accueil qu'elle avait à sa période de plus grande expansion, lorsque ledéveloppementde l'artisanat etducommercecréait,dirions-nousaujourd'hui,desemplois.LeXIVesiècleestaussilemomentoùl'accèsàlamaîtrisedevient

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de plus en plus difficile et commence à être réservé aux fils de maîtres37.D'autant que les immigrés ruraux représentent unemain-d'œuvre sans aucunequalification,peuapteàentrerdanslecadredel'apprentissagedesartisanatsurbains. Bronislaw Geremek parle de l' « a-fonctionnalité » de cette main-d'œuvre par rapport à la demande38 — a-fonctionnalité qui devientdysfonctionnelle lorsque le nombre de ces travailleurs flottants dépasse uncertainseuil.«Populationrésiduelle»faited'ancienspaysansenruptureavecleurculturerurale, lescompétencesquiysontattachées, lesressourceset lesprotectionsqu'elleprocurait,maisaussiétrangersàlaculturedelavilleetauxsupports économiques et relationnels qu'elle peut dispenser39. Ainsi, « lepaupérismedoitsesoriginesauxmutationsdesstructuresagraires,maisc'estenvillequ'ilsemanifestedanstoutesonampleur40».Ajoutonsquecettedéconversions'estinscritedansunetransformationsurla

longue durée des relations familiales et de sociabilité, qui, si elle est plusdifficileàmettreenévidence,avraisemblablemententraînédeseffetsdécisifs.Si l'on suit Pierre Chaunu, ces XIIIe-XIVe siècles ont marqué dans denombreuses régions européennes une étape importante dans le passage del'ancienne famille lignagière (« patriarcale ») à la famille conjugale41. Lacommunautépaysanned'habitantss'estainsicontractéeautourdecellulesplusétroites et plus fragiles, rendant plus aléatoire l'exercice des solidaritésprimaires. Cet effet s'est conjugué avec le durcissement de la stratificationsociale,accentuantlesantagonismesd'intérêtsentresous-groupesauseindelacommunautéd'habitants.Deplus,enraisondelaponctiondémographiquedueàla peste, de nombreux réseaux de solidarité primaire ont été brisés. Ainsil'équilibre«homéostatique»antérieur,quipermettaitdecontrôlerauseindelacommunauté d'habitants la plupart des facteurs d'éclatement et de bloquer leprocessusdedésaffiliation,s'est-iltrouvéenpérilouaboli.

On peut maintenant donner un contenu plus précis à la notion de«déconversion».Unemobilitédérégléecoexisteaveclarigiditédesstructuresd'encadrement.D'où,ensepermettantunanachronismedontonverraqu'ilestpartiellement justifiable, un « chômage paradoxal » : alors que la ponctiondémographique due à la peste ouvre de larges possibilités d'emplois, onconstate que « lamendicité s'accroît dans la secondemoitié duXIVe siècle

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42».Deuxtypesdecontraintespèsentsimultanémentsurlesplusdémunis:lerenforcement des rapports établis de domination, et une propension aumouvementqui tientà l'incapacitédecesmêmes rapportsd'assurer surplaceles conditions de la survie. Jürgen Habermas parle ainsi du « caractèreambivalent » de ce qu'il appelle — l'expression peut être discutée — le«précapitalisme43».Expressiondiscutable,parcequ'ilestloind'êtreévidentque c'est la transformation du processus de production qui déclenche leprocessus de déconversion. Comme le note Habermas lui-même, « laproduction agricole reste pour l'essentiel inscrite dans les rapports dedépendanceféodaux,etlaproductionindustrielledanslescadresdel'artisanattraditionnel ». Si contradiction il y a, elle ne joue pas entre des rapports deproductionconservateurs(féodaux)etunmodedeproductiondéjàcapitaliste,maisentrecesrapportsdeproductionetdespopulationsquinepeuventpluss'yinscrire,sanstoutefoispouvoirentrerencoredansunautremoded'organisationdutravail,«capitaliste»sil'onveut.La « déconversion » se manifeste ainsi par l'apparition de conduites

aléatoires produites par le jeu simultané de ces processus antagonistes : unemiseencirculationaccéléréedesterres,desbiensetdeshommes,etunmodede structuration des relations sociales qui tente de renforcer son emprisetraditionnelle. Quelque chose qui ressemble à de la liberté commence àcirculer,maissanspouvoirtrouverdeplacereconnue.Lescodesdutravailquis'élaborent dans la seconde moitié du XIVe siècle prennent sens dans cetteconjoncture. Ils exigent la fixation des travailleurs sur leur territoire et dansleurcondition,àlacampagnepourmaintenirouintensifierlaproductivitédelaterre,àlavillepourmaintenirlaproductivitédutravail«industriel»danslecadredesmonopolescorporatifs.Maisils'ensuitqueleséléments«libérés»decesstructures—soitqu'ilsensontexpulsés,soitqu'ilstententd'yéchapper—seretrouventdansunepositiond'outcast.Sansdoutelasituationn'est-ellepascomplètementbloquée.Cettenécessité

de changer, ou cette liberté d'entreprendre qui émerge alors a ouvert desopportunités, le plus souvent pour ceux qui partent des positions les mieuxassises, comme à la campagne les tenanciers les plus riches qui peuventaccroîtreleursterresetlouerlaforcedetravaildespaysansdépossédés.Maisaussi,parmilespauvres,certainsontputirerpartidecettesituationoùl'hommeétaitdevenuplusrareetunepartiedelaterreouverteàdestransactionsouàdes repeuplements de sites ruraux44. Il y a eu ainsi unemobilité ascendante,

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c'est-à-dire une mobilité sociale réussie. Mais elle ne nous concerne pasdirectementicipuisquela«questionsociale»seposeàpartirdesdésaffiliés,deceuxquiontdisjoncté,etnondeceuxquisesontintégrés.

Demêmequ'ilfautseméfierdesexplicationsexclusivementéconomiques—

cettesituationn'estpasseulementl'effetd'unappauvrissementgénéralisé—,demême on est en droit de nuancer les interprétations fonctionnalistes desprocessusà l'œuvre.Simiandacrupouvoirétablirune« loi»selon laquellel'augmentationdunombredesmendiantsetdesvagabondsestliéeàunephasedebaisseoudestagnationdessalaires,elle-mêmeenrelationavecunepénuriedesoffresd'emploiparrapportàlademande45.Unetellecorrélationn'estpasvérifiéeici:lessalairesaugmentent,etaussilademandeglobaledetravail,etpourtantlenombredeslaissés-pour-compteaugmenteégalement.Enrevanche,au début du XVIe siècle, la question du vagabondage et de la mendicitérebondit dans une conjoncture marquée cette fois par une forte pousséedémographique et par une baisse des salaires réels46. De ces constatsapparemmentcontradictoires,onpeutproposerdeuxexplicationsqui,elles,nesontpasnécessairementcontradictoires.Dansuneconjoncturecaractériséeparlararetédelamain-d'œuvre,l'obligationdutravailassortiedetentativespourbloquerlessalairesestutileafind'approcheraumoindrecoûtleplein-emploi.Mais elle est utile également si lamain-d'œuvre est pléthorique, afin que lamasse des inemployés pèse effectivement sur le marché du travail et fassebaisserlessalaires.Pourquel'«arméederéserve»exerceunepressionsurles salaires, il faut en effet non seulement qu'il y ait des travailleurs privésd'emploi,maisencorequ'ilsveuillent travaillerou soientobligésde le faire.Ainsi, au début du XVIe siècle, alors que le nombre des inemployés estconsidérable,Vives préconise le travail obligatoiremême pour les indigentsinvalides47.Mais si ce type d'explication vaut pour deux situations aussi contrastées,

c'est qu'il n'est spécifique d'aucune. Il laisse échapper une donnée dontl'importanceestdéterminantedans lessociétésoù iln'existepasde« libre»marchédutravail.Ils'agitducontrasteentreunedemandedemain-d'œuvreetl'existence de sujets qui n'y répondent pas sous les formes prescrites par lesmodes dominants de l'organisation du travail. Conjoncture qu'il faudracomparer à la situation actuelle, où l'on observe également un « chômage

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paradoxal » dû au désajustement entre la demande d'emplois et l'absence dequalification de ceux qui voudraient y prétendre48. Mais aujourd'hui cescontraintes sur l'emploi sont imposées par la modernisation de l'appareilproductif.Aucontraire, auXIVe siècle la contrainte est celle de la tradition.Elleveutfixerlamain-d'œuvredansdesstatutsimmuablesdel'organisationdutravail.Laresidualpopulationn'estdoncpasunesimpleréservedeforcedetravail, une « armée de réserve ». Elle est faite, au moins pour une part,d'individus déterritorialisés, mobiles, qui n'ont pas trouvé place dansl'organisation traditionnelle du travail, mais auxquels le code du travail quidevient explicite à travers les injonctionsqui semultiplient à partir duXIVesiècle veut interdire de s'employer autrement que sous les formestraditionnellesprescrites.Cettecontradictionestàl'œuvrejusqu'àlarévolutionindustrielle.Elle rendcompte,nous leverrons,de l'effetconstantde freinagequ'onteucesprescriptionssurleschangementsquiaffectentlaproductiondanslesensdelapromotionducapitalisme.Cesindividus«disponibles»nesontpaspourautantimmédiatementenrôlables.Quelleestlaplacedeceluiqui,parrapportàcetteorganisationdutravail,est«libre»maisdémunidetout?Dansunpremiertempsetpourlongtemps:nullepart.

C'estledestindecesindividusplacésenporte-à-fauxdanscetteconjoncture

où la liberté leur advient comme une malédiction que l'on va essayer deretracer.Ilssontensituationdedoublebind,prisentrel'injonctiondetravailleretl'impossibilitédetravaillersouslesformesprescrites.Leurtragédietraversetoutes ces sociétés jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Non point que cetteformationsoitrestéefigée,enparticuliersurleplandestransformationsdelaproduction, qui appellent d'une manière toujours plus insistante uneorganisationplussoupledutravail.Maislecodedutravailoucequientientlieu, s'il ne répète pas mécaniquement, réitère obstinément le même typed'interdits,aveclemêmegenred'effetsdestructeurssurcertainescatégoriesdelapopulation.Desformesmultiplesdesalariat,nousleverrons,vontémergeret se rendre indispensables. Mais elles n'arriveront jamais à se cristalliser,avantleXIXesiècle,dansunevéritableconditionsalariale.MichelMollat fait état de l'apparition, à la fin duMoyenÂge, d'un riche

vocabulaire de l'errance appliqué à desmisérables obligés de « fouyr », de«déguerpir»,de«délaisser»,d'«abandon-ner»leurterritoire,comptetenu

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de la « grande povreté » dans laquelle ils se trouvent49. Cette fuite apparaîtsans issue, car il n'y a pas encore de terre promise au-delà des frontièresqu'imposentlesformesséculairesd'occupationdelaterreetd'organisationdesmétiers.Certainsdescontemporainsonteux-mêmesperçulesdimensionsdecedrame consubstantiel à l'accouchement de la modernité : « Ainsi qu'on voitnaturellementquebestesetoyseauxsuiventlegraspaysetlelabouraigeetqueilz se esloingnent du pays désert, pareillement font gens mécaniques etlaboureursvivantdelapeinedeleurcorps,carilssuiventleslieuxetplacesoù sont les gaignages, et fuyent les places où le peuple est si agrevé deservitudeetsubsides50.»Quevontcesdésaffiliésdevenir?

Lesinutilesaumonde

Onsuivrad'abordleurtraceàtraversledestinréservéàleurfrangelaplusmarginale:lesvagabonds.Surlefondd'unestructuresocialeoùlestatutd'unindividudépenddesonencastrementdansunréseauserréd'interdépendances,le vagabond fait tache. Complètement visible parce que totalementdéterritorialisé, sur lui va s'abattre un arsenal toujours renouvelé demesurescruelles.C'estqu'ilfaudraitéradiquerleparadigmed'asocialitéqu'ilreprésenteen cumulant le handicap d'être en dehors de l'ordre du travail alors qu'il estvalide,etendehorsdel'ordredelasociabilitéparcequ'ilestétranger.Démunide toute ressource, il ne peut s'autosuffire. Mais, s'il est vrai que la zoned'assistance accueille d'abord les inaptes au travail et les proches selon lesdeux critères précédemment dégagés, il en est doublement exclu. « Inutile aumonde51»,sondestinexemplifieledramedudésaffiliéparexcellence,celuiqui,n'ayantaucun«état»,nejouitd'aucuneprotection.Qu'est-cequ'unvagabond?Lestentativesdedéfinitionduvagabondagesont

relativementtardives.Jusqu'auXVIesiècle,ontrouveleplussouventletermeassocié à une série de qualificatifs désignant les individus mal famés :caymands (c'est-à-dire ceux qui quémandent sans justification — c'est laversion péjorative du mendiant valide), mâraux, bélîtres (mendiantscontrefaisant des infirmités), oyseux, ribauds, ruffians, bimbeurs, goufarins,cagnardiers... À cette énumération s'ajoutent fréquemment les métiers demauvaise réputation, jongleurs, chanteurs,montreurs de curiosités, arracheursde dents, vendeurs de thériaque... ainsi que des occupations réprouvées —

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joueurs de dés ou prostituées, voire ouvriers ou garçons barbiers. Unepremière,ouunedespremièrestentativesdesystématisationestproposéedansuneordonnancedeFrançois Ier de 1534 stigmatisant «tousvagabonds, oisifs,gens sans aveu et autres qui n'ont aucun bien pour les entretenir et qui netravaillentnelabourentpourgaignerleurvie52».Les deux critères constitutifs de la catégorie de vagabond sont devenus

explicites : l'absencede travail,c'est-à-dire l'oisivetéassociéeaumanquederessources, et le fait d'être « sans aveu », c'est-à-dire sans appartenancecommunautaire. Être « avoué » est un vieux terme emprunté au droitgermanique, qui, dans la société féodale, signifiait l'état de celui qui est« l'homme»d'un suzerainàqui il a fait acted'allégeanceetqui en retour leprotège53.À l'inverse, levagabondéchappeà l'inscriptiondansun lignageetaux liensd'interdépendancequi constituent une communauté.Cet homme sanstravailnibiensestaussiunhommesansmaîtreetsansfeunilieu.«Demeurantpartout », pour reprendre une expression fréquente dans les procès devagabondage,ilestunêtredenullepart.Lesdéfinitionsplusélaboréesetplustardivescontinuerontdejoueravecces

deuxvariables,tellecelled'unjuristelyonnaiscommentanten1566unéditdeCharles IX sur la profession de domestique : «Vagabonds sont gens oiseux,faitsnéantz,genssansadveu,gensabandonnés,genssansdomicile,mectiersetvacation et, comme appelle l'Ordonnance de la police de Paris, gens qui neservent que de nombre, sunt pondus inutilae terrae54. » « Ils sont le poidsinutiledelaterre»:laformuleestadmirable.Paruneordonnancedu24août1701,ladéfinitionestfixéedanssestermesjuridiques,quinevarierontguèreet seront pratiquement repris tels quels par le Code pénal napoléonien :«Déclaronsvagabonsetgenssansaveuceuxquin'ontniprofession,nimétier,ni domicile certain, ni lieu pour subsister et qui ne sont pas avoués et nepeuventcertifierdeleursbonnesviesetmœursparpersonnesdignesdefoi55.»Cependant, l'importante ordonnance royale de 1764 déjà citée au chapitre

précédent lui apporte une précision intéressante.À la clause « tous ceuxquin'ont ni profession ni métier », l'ordonnance ajoute « depuis plus de sixmois56».Ces quelquesmots soulèvent unemontagne de problèmes.C'est unetentativepourdissocierun«pur»vagabond,adepteinvétéréd'unevieoisive,decequenousappellerionsaujourd'huidessituationsdechômageinvolontaire,ou de recherche de travail entre deux occupations. Mais cette question del'impossibilité de trouver un emploi, qui dédouanerait le vagabond du crime

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d'êtreunoisifvolontaire,n'estévidemmentpasrésoluepar l'adjonctiondecesimplecodicille.Nousauronsàyrevenir.

Silevagabondestbiencet«inutileaumonde»vivantenparasitedutravaild'autrui,excludepartoutetcondamnéàl'errancedansunesociétéoùlaqualitédepersonnedépenddel'appartenanceàunstatut,ons'expliqueparfaitementetla représentation péjorative qui lui est toujours associée, et le caractèreimpitoyabledutraitementquiluiestappliqué.Surlastigmatisationduvagabond,terreurdescampagnesetresponsablede

l'insécurité des villes, les témoignages sont innombrables. On se contenterad'en citer un seul, représentatif, en raison même de sa date tardive, d'unerépulsionséculairequiasurvécuauxprogrèsdes«Lumières»:

Lesvagabondssontpourlacampagnelefléauleplusterrible.Cesontdesinsectesvoracesquil'infectentetquiladésolentetquidévorentjournellementlasubstancedescultivateurs.Cesont,pourparlersansfigure,destroupesennemiesrépanduessurlasurfaceduterritoire,quiyviventàdiscrétioncommedansunpaysconquisetylèventdevéritablescontributionssousletitred'aumônes57.L'auteur de cette vindicte, Le Trosne, n'est pourtant pas un personnage

sanguinaire. Charitable et bon chrétien, il revendique, contre la plupart desprofessionnelsde l'assistance, ledroit de faire l'aumôneauxmendiants«quisontdomiciliés,quiontunedemeure,unefamille58».Mais,enmêmetemps,ilpréconise la peine des galères à perpétuité contre les vagabonds dès lapremière arrestation. Pour lui comme pour la majorité de ceux qui,contemporains ou prédécesseurs, ont réfléchi sur le phénomène, levagabondage est un fléau social à l'instar des famines et des épidémies, àl'égard duquel la moindre complaisance — tolérable pour la mendicité —seraitcriminelle.

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On comprend dès lors que la répression du vagabondage ait été pourl'essentiel une « législation sanguinaire », selon la qualification dontMarx astigmatisélesloisanglaisesenlamatière59:silevagabondestplacéhorslaloideséchangessociaux,ilnepeutattendremercietdoitêtrecombattucommeunêtremalfaisant.Lamesurelaplusprimitiveetlaplusgénéralepriseàl'égardduvagabond

estlebannissement.Elledécouledirectementdesaqualitéd'étrangerdontlaplace est n'importe où, à condition que ce soit ailleurs. Cependant, lebannissement représente une sanction à la fois forte et totalement inefficace.Condamnation très grave, parce qu'elle réduit le vagabond à errerperpétuellementdansunnoman's landsocial, telunanimalsauvagerepoussédepartout.Mais,decefait,lebannitransporteaveclui,irrésolu,leproblèmequ'il pose.Lebannissement représenteune échappatoiregrâce à laquelleunecommunauté se défausse d'une question insoluble pour la reposer ailleurs. Ilcorrespond à un réflexe local d'autodéfense incompatible avec la définitiond'une politique générale de gestion du vagabondage. Ce n'est pourtant qu'en1764 que la dernière ordonnance royale de la monarchie française sur laquestionreconnaîtexplicitementl'inanitédelamesure:«Nousavonsreconnuquelapeinedebannissementnepermetpasdecontenirdesgensdontlavieestune espèce de bannissement volontaire et perpétuel et qui, chassés d'uneprovince,passentavec indifférencedansuneautreoù,sanschangerd'état, ilscontinuentàcommettrelesmêmesexcès60.»Lebannissementfigureladisparitionfantasméeduvagabonddavantagequ'il

ne la réalise. L'exécution capitale, en revanche, accomplit en acte la mortsociale que constitue déjà le bannissement. La mise à mort de ce parasitereprésentelavéritablesolutionfinaledelaquestionduvagabondage.Elleaétéeffectivementappliquéeauxvagabonds.EnFrance,ladéclarationd'HenriIIdu18 avril 1556 (noter la proximité avec l'ordonnance de Moulin du mêmemonarque,instituantlanotiondedomiciledesecours)prescritdeles«ameneres prison du Chastelet, pour par ledit lieutenant criminel et officiers duChasteletestrecondamnezàpeinedemorts'ilssetrouventavoircontrevenusànostreprésenteordonnanceetcrysurcefait61».Lasentence,sansappel,estimmédiatementexécutoire.Lapeinedemortest

également le noyau dur de la « législation sanguinaire » appliquée auvagabondage au XVIe siècle en Angleterre. Le Conseil du roi nomme desfonctionnaires spécialisés chargés depourchasser les vagabonds et disposant

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du droit de les faire pendre. Selon Alexandre Vexliard, 12 000 vagabondsauraient été pendus sous le règne de Henri VIII, et 400 par an sous celuid'Élisabeth62.Ainsi,nonseulement levagabondageesten lui-mêmeundélit,mais ilpeut

constituer le délit suprême63. Cette solution extrême n'est toutefois pas à lamesureduproblème.Quelqu'aitpuêtrelenombredevagabondscondamnésàmortetexécutés,ilestdérisoireauregarddunombredeceuxquiontcontinuéà« infester le royaume».Le travail forcé est une réponse non seulement plusmodérée, mais aussi plus réaliste, s'il est vrai qu'il peut rendre utiles cesinutilesaumonde.Ilconstituelagrandeconstantedetoutelalégislationsurlevagabondage.Dès1367,àParis, lesvagabondsarrêtéseffectuentdes travauxpublicscommecurerlesfossésouréparerlesfortifications,«enchaînésdeuxàdeux », précise une ordonnance de François Ier en 151664. Inaugurée parJacquesCœurpourservirsesentreprises,lapeinedesgalères—àcinqans,àdixansouàperpétuitéselonl'époqueetlenombrederécidives—serajusqu'àla fin de l'Ancien Régime une condamnation particulièrement redoutée desvagabonds, d'autant que la nécessité de renforcer les équipages royaux peutdéclencherponctuellementdeschassesauxvagabonds.AinsilamunicipalitédeDijon, requise en 1529 d'équiper deux galères royales, y pourvoit-elle enajoutant aux prisonniers de la ville des vagabonds « recrutés » pour lacirconstance65.Ladéportationauxcoloniesestuneautreformuledetravailforcé,décidée

paruneordonnancedu8janvier1719.Maislamaréchaussée,quitouchaituneprimepourchaquecapture,mituntelzèledansl'applicationdelamesurequecettedernièresuscitaunintensemécontentementpopulaireetfutrapportéedèsjuillet1722.Elleestcependantrestéeuneréférencefréquentejusqu'àlafindel'AncienRégimepourdenombreux«faiseursdeprojets»soucieuxde«purgerleroyaumedesagueuserie»toutenrendantlesvagabonds«utilesàl'État».Leproblèmen'ajamaisététranchédanslaclarté,carladéportations'estaussiheurtéeà ladoublehostilitédespartisansdumercantilisme(Richelieuyétaitopposé), craignant de voir ainsi se « dépeupler le royaume», et des dévots,choqués que la « lie du peuple » joue le rôle de propagateurs de la foi auxcolonies66.Le travail obligatoire par l'enfermement est une autre mesure

périodiquement préconisée pour résoudre le problème. Bien qu'il n'ait pasd'abordétéproposépoureux,onl'avu,l'Hôpitalgénéralaccueilleraaussides

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vagabonds. Dans le contexte du mercantilisme se développe l'ambition demobiliser toute laforcede travailduroyaumepourassurersapuissance.Lesvagabonds sont évidemment une cible privilégiée de cette politique : « Lesvilles bien policées ont des maisons où elles retirent les nécessiteux nonmaladesafindefairedespépinièresd'artisansetd'empêcherlesvagabondsetles fainéants qui ne demandent qu'à bélistrer ou voler67. » Mais, pour desraisons sur lesquelles on reviendra, le travail dans les institutions closes atoujoursétéunfiasco.L'Hôpitalgénéraln'apasresocialiséla«nationlibertineet fainéante » des indigents valides. Il a au mieux ménagé des conditionsmisérables de survie aux plus misérables parmi les misérables : vieux etvieilles qui n'ont plus aucun recours, fous et folles, enfants abandonnés,déviantsréprouvés.Detravaillerdanscesespacesoùlesplusdémunisparmilesdémuniss'entassent,iln'enestbientôtplusquestion.Pourtant,lorsqueladéclarationde1764réitèreetrenforcelacondamnation

duvagabondage, c'est lemême type de dispositif qui est reconduit.La peinedes galères se révélant inapplicable à cette échelle, les dépôts demendicitésont ouverts en 1767. C'est une structure administrativo-policière autonome,spécialement consacrée à lamise au travail forcé des indigents valides. Lesvagabondsetmendiantsarrêtésnedépendentplusnidesautoritéshospitalièresnidel'appareildelajusticeordinaire.Ilssontdirectementconduitsauxdépôtsparlesautoritéschargéesdumaintiendel'ordre.Larémunérationdutravailestcalculée pour être, dit un mémoire de 1778, « au-dessus de la prison, au-dessousdusoldat68».

Ainsi, l'Ancien Régime finissant est encore caractérisé par une chasse

intenseauxvagabondsetauxmendiantsvalides.Lamaréchausséeestmotivéepar une prime de 3 livres pour chaque capture. Necker évalue à 50 000 lenombredesarrestationsen1767.Entre1768et1772,111836personnessont«entréesauxdépôts»,contre1132condamnationsauxgalères.Ilssontétablisdansdesédificesinsalubres,sanshygiènenisoinsmédicaux.Lamortalitéyesteffarante:21339décèspendantcesmêmesquatreannées1768-177269.Bienentendu,commeàl'Hôpitalgénéral,danscesmouroirsletravailestunefiction.Mercier,danssonTableaudeParis,tireraainsilebilandecettepériode:

Onatraitélespauvres,en1769etdanslestroisannées

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suivantes,avecuneatrocité,unebarbariequiserontunetacheineffaçableàunsièclequ'onappellehumainetéclairé.Oneûtditqu'onvoulaitendétruirelaraceentière,tantonmitenoublilesprincipesdecharité.Ilsmoururentpresquetousdanslesdépôts,espècesdeprisonsoùl'indigenceestpuniecommeuncrime70.Turgot fait fermer la plupart des dépôts en 1775, mais la mesure est

rapportéeaprèssonrenvoi,etilsaurontencoreunbelavenirpuisqueNapoléonlesremettraenhonneuren1808.L'Angleterre offre une semblable batterie de mesures, avec peut-être un

degré supplémentaire dans la cruauté.On se contentera de citer l'ordonnanceroyalede1547,quireprésentesansdoutecequiaétéproposédeplusradicalpour forcer les vagabonds au travail. Partant comme toujours du constat que« les personnes oiseuses et vagabondes sont des membres inutiles de lacommunautéetplutôtennemiesdelachosepublique»,ÉdouardVIordonnedese saisir de toute personne qui, sans aucunmoyen de subsistance, est restéesans travailler plus de trois jours. N'importe quel bon citoyen est invite àamener ce malheureux devant deux juges qui « doivent immédiatement fairemarquer leditoiseuxsur le frontà l'aidede l'acierbrûlantpar la lettreV,etadjuger laditepersonnevivant si oiseusement auprésentateur [c'est-à-dire audénonciateur]pourqu'ilpossèdeettienneleditesclaveàladispositiondelui-même,desesexécuteursouserviteursparl'espacededeuxansàvenir71».Enpleine Renaissance, la législation sur le vagabondage réinstaure ainsil'esclavage dans le royaume d'Angleterre. Taillable et corvéable àmerci, levagabondpeutêtrefouetté,enchaîné,emprisonné,louéparsonpropriétaire,et,en cas de décès de celui-ci, transmis comme un bien à ses héritiers. Si lavictimes'enfuitunepremièrefois,lapeineestconvertieenesclavageàvie,etenexécutioncapitaleàlasecondetentatived'évasion.

Vagabondsetprolétaires

Maisquisontréellement lesvagabonds?Dedangereuxprédateursrôdantà

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lalisièredel'ordresocial,vivantderapinesetmenaçantlesbiensetlasécuritédespersonnes?C'estainsiqu'ilssontprésentés,etcequijustifieuntraitementhors du commun : ils ont rompu le pacte social— travail, famille,moralité,religion — et sont des ennemis de l'ordre public. Il n'est pas impossibletoutefois, comme on l'a tenté pour le mendiant valide, de déconstruire cettereprésentation du vagabond et de restituer la réalité sociologique qu'ellerecouvre.Levagabondageapparaîtalorsmoinscommeunétatsuigenerisquecomme la limite d'un processus de désaffiliation alimenté en amont par laprécaritédurapportautravailetparlafragilitédesréseauxdesociabilitéquisontlelotcommund'unepartimportantedupetitpeupledescampagnescommedesvilles.Quel est par exemple, à la toute fin de l'Ancien Régime, le profil

sociologiquedesinternésaudépôtdemendicitédeSoissons?Lesdépôts,onl'adit,sontcensésaccueillirexclusivementlesvagabondsetassimilés(mendiantsvalides).CeluideSoissonscompteà laveillede laRévolution854internés.Parmi eux, 208 individus que son directeur qualifie de « très dangereux »,« fléaux de la société », à savoir 28 vagabonds « flétris » et 32 vagabonds«sansasile»,unecinquantainedefousetdefolles,20détenusparordreduroi, 32militaires « sans asile ou déserteurs ».Une soixantaine de « vrais »vagabonds,donc,selonlareprésentationdel'époque.Maissurtoutdeuxgrandsgroupesconstituentplusdesdeux tiersde l'effectifdudépôt :256«ouvriersmanuels»,«exceptéunnotaire»,et294«ouvriersagricolessansressources72 ». La grande majorité des pensionnaires du dépôt est ainsi composée, àparité,dereprésentantsd'unsous-prolétariaturbainetrural.Cesouvrierssontsansaucundoutehorstravail.Sont-ilspourautantdesmendiantsetvagabonds«deprofession»?Plusvraisemblablement,laplupartd'entreeuxreprésententcequenousappellerionsaujourd'huideschômeurssous-qualifiésenquêteplusoumoinsconvaincued'unemploi.Bienentendu,pourparlerdechômagestrictosensu, il faudra attendre que soient réunies les conditions constitutives durapportsalarialmoderneaudébutduXXesiècle(cf.chapitreVII). Ildemeurenéanmoins qu'existent auparavant, commeon le justifiera au chapitre suivant,des situations de non-occupation résultant d'une organisation du systèmeproductiffondéesurl'assignationautravail,etnonsurlalibertédutravail73.Levagabondagereprésente lafigure limitedecessituations.Montlinot lui-mêmeneditpasautrechoselorsqu'ilconfesse:«Nousavonsfaitobserverdanslescomptes précédents que les Tailleurs, les Cordonniers, les Perruquiers, lesTisserands, exercent les professions les plus vagabondes, et sont souvent

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exposésàmanquerd'ouvrage74.»

De même, l'autre caractéristique du vagabondage, l'installation délibérée

dans l'errance, la rupture déterminée par rapport au domicile et aux règlescommunes de la sociabilité, paraît n'être le fait que d'une minorité de cesmalheureux. Sans doute, si l'ordonnance de 1764 est correctement appliquée,ont-ils été arrêtés à plus « d'une demi-lieue de leur domicile ». Maisl'inventairedudépôtdeSoissonsdistinguerait-il32vagabonds«sansasile»silamajorité des autres n'en avait un quelque part, dont ils ont sans doute étéobligésdes'éloignerpar lamisèreetpar la recherched'uneoccupation?Lesvagabonds sont en fait, dans les sociétés préindustrielles, l'équivalent desimmigrés : étrangers, parce qu'ils cherchent desmoyens de survivre hors deleur « pays ». Ainsi, en 1750, sur 418 hommes enfermés à Bicêtre pourvagabondage, 35 sont originaires de Paris, 58 de la région parisienne. LesautresviennentdetouteslesprovincesetsontsouventàParisdepuisseulementquelquesmois75. Ilssontdès lorsassimilésàdes«sansaveu»,àmoinsquedespersonneshonorablessignentunformulairede«soumission»etseportentgarantes des vagabonds enfermés. Ainsi cette attestation signée par sesconcitoyens d'Auvergne pour un vagabond incarcéré à Meaux : « Depuisplusieurs années, il a coutume de sortir de la province à chaque saison etd'allerdansdesprovincesétrangèrespourygaigner saviepar son travailetsonindustrieetd'apporterquelquessecoursàMarieAuzanysafemmeetàsessixenfantsqu'ila.[...]LeditJacquesVerdierserendchezluitouslesprintempspourcultiversonpetitbienets'occuperaumieuxdutravaildelaterre.Nouslecroyonshonnêtehomme;nousn'avonsjamaisvuniseuqu'ilaitfaitlemétierdemendiant76.»Cemalheureuxaeulachancedepouvoirfaireparvenir lanouvelledeson

arrestationdanssonvillage,etlachanceaussiquedeuxhonorablesconcitoyensprennentlapeined'écrireàMeauxpourseportergarantsdelui.Maiscombien,parmisescongénères,sontdanslamêmesituationsansavoirpufairejouercesrecours,neserait-cequeparcequ'ilssontsouventdansunesituationdetravailencoreplusprécairequecetouvriersaisonnierquiretournerégulièrementdanssonvillagenatal?Quisesoucieraitdeseportergarantd'unmalheureuxerrantsur les routes? Les appartenances communautaires se brisent et les supportsrelationnelsfontdeplusenplusdéfauttandisqueseprolongeleparcours.Unprofildevagabond,différentdesareprésentationfantasmée,sedessineainsi:

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unpauvrediablequin'apasfaitapprentissagedanslecadredes«métiers77»,sans qualification, travailleur à l'occasion, mais souvent en quête d'un petitboulot aléatoire, se désocialisant progressivement au cours de sespérégrinations, et saisi par le bras séculier à un moment défavorable de satrajectoireerratique.

Cette reconstitution de la réalité sociologique du vagabond semble valoir

pour l'ensemble de la période qui va du XIVe siècle à la fin de l'AncienRégime.Nonpointqu'iln'yaiteu,commeonleverraauchapitresuivant,destransformations, ou plutôt des déplacements considérables des formesd'organisation du travail. Mais, à travers ce que l'on peut reconstruire oudeviner de la condition des vagabonds, on retrouve toujours et partout cettemobilitéàlafoisgéographiqueetprofessionnelledereprésentantsauxaboisdepetits métiers qui « roulent le pays pour chercher de l'ouvrage », selonl'expressiond'unmaçonarrêtéen1768enBeaujolais78.Dans ses analyses siprécisesdumondedespetitesgensdelagénéralitédeLyondontledestinamaltourné, Jean-Pierre Gutton présente plusieurs de ces parcours cahotant demanouvriers, bateliers, crocheteurs, portefaix, colporteurs, saisonniersagricoles, domestiques à la recherche d'une place, soldats démobilisés... Lesvagabondsarrêtésontpresquetoujoursunmétier79. Ilsviennentsouventde laterrequinelesnourritplus,commecepaysanduVelayarrêtéen1724prèsdeVillefranche, car il est venu en Beaujolais « travailler la terre, servir lesmassons,ets'occuperoùilsetrouve,attenduqu'iln'yapasdetravailpourluidansledomaineoùsonfrèreestgrangier80».Cesrurauxdéracinéssontsouventattirésparlaville.Ilsytententuneoudes

intégrations manquées, avant de reprendre la route. Au bout de quelquesannées, il est difficile de démêler la composante rurale ou urbaine d'uneconditiondontlemalheurestfaitprécisémentdeneplusavoird'appartenance.«Laconclusionquisedégagedecetteétude,ditGuttondansunautreouvrageprésentant le même type de données, c'est que les vagabonds n'ayant aucunmétier, vivantd'imposture, ne constituent en réalitéqu'unepetiteminorité.Leplus grand nombre d'entre eux se recrute dans le menu peuple lorsque lescirconstancessocialesetindividuelleslesjettentsurlesroutes81.»Conclusionqui renvoie à celle déjà tirée par BronislawGeremek pour leMoyenÂge :«Lepassageverslamarginalités'opèreselonundégradédecouleurs;iln'ya

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pasdebarrièresfigéesentrelasociétéetsesmarges,entrelesindividusetlesgroupesquiobserventlesnormesétabliesetceuxquilesviolent82.»Il faudrait pouvoir analyser de plus près ces circonstances « sociales et

individuelles » qu'évoque Gutton, qui font basculer dans le vagabondage.Celui-ci est un drame de la misère, mais aussi de la désocialisation. Levagabondvitcommes'ilavaitdéshabitécemonde.Qu'est-cequifaitdécrocherdes anciennes appartenances et ajoute au malheur d'être pauvre celui d'êtreseul, sans support? La documentation disponible permetmal d'explorer cetteautredimension,pluspersonnelle,dudestinde l'erranceà travers laquelle ladésaffiliations'accomplit.Iciencore,cependant,quelquesindicessignificatifsapparaissentlorsquel'onrelitlestravauxhistoriquesenleurposantcetypedequestion.Ainsi,GuttonaanalysépourLyondesdossiersd'enfantsabandonnéspardesparentsquiont«absentélaville».Ilconstate,évidemment,lamisèredecouples«tropchargésd'enfants»,partissansrienlaisser.Maisilnoteaussilaforteproportiondefamillesbrisées,defemmesabandonnées,deveuves,etsurtoutdeveufs.«En1779,survingtabandonsd'enfantsdélaissés,sixsontlefaitdecouplescompletsmaismisérables,deuxsontlefaitdeveuves,ethuitdeveufs83.»«Nesachantplusquelpartiprendre,j'aiprisceluidetoutabandonner.»Le

désespoirdecetteouvrière,déjàquittéedepuisquatreansparsonconjoint84,illustreassezbiencemomentdebascule,oùlamisèrecommunesetransmueendénuementabsolu.«Lesplusdémunis»,commeonditaujourd'huienusantd'unaimableeuphémisme,sonteffectivementdémunisde tout.L'historiographienelivre que des données fragmentaires— interrogatoires de vagabonds arrêtés,renseignements enregistrés post mortem sur les registres paroissiaux. Maiselles laissentsouventdeviner ledramedetouteuneexistence.«Le20juilletestmort chez JeanThomas du bourg, un homme agé d'entour 30 ans, du lieuSaintLéonardprochedeLimoges,venantdeGrenobletravailleraumétierdemasson;aétéenterréle21dumoisaprèsavoirreçuleSaintViatique85.»Cettenotationlapidairetranscriteautempsdesmoissonsdel'année1694par

le curé de la petite paroisse deSaint-Julien-la-Vêtre, enBeaujolais, pourraitsansdoute êtreplacéeenexerguedecentainesdemilliersdebiographiesdevagabonds, si du moins on pouvait les reconstituer, car pour des raisonsévidentes elles ont laissé peu de traces écrites. Encore ce malheureux dontl'existences'estterminéedansunegrangea-t-ileulachancedeprendrecongédumondedanslamisèreetdanslasolitudecertes,maismunidessacrements

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de l'Église, c'est-à-dire rattaché à une communauté spirituelle. Plus souvent,parcequelevagabondageestconstituéendélitetpousseàcommettred'autresdélits,letémoignageconservéestceluid'unecondamnation.Mais,mêmedanscecas,ilfautrelativiserl'imagenégativequeportelafrangecriminaliséedelapopulation vagabonde. Analysant les registres des condamnations portées àParis aux XIVe et XVe siècles, Bronislaw Geremek confirme cetteinterprétation,quipourraitvaloirainsipourtoutelapériodeduMoyenÂgeàlafinduXVIIIesiècle:

Lescatégoriesquenoustrouvonsdanslesactesjudiciairessecaractérisentparlemouvement,labrièvetéduliendedépendanceàunmaître,l'instabilitédesoccupations,deslieuxdetravailetlesfréquentschangementsd'employeurs.Cederniergroupecomprenddesartisanspaupérisésetdespaysans;onyvoitdesjeunesgens[...]dontlaconditionpermanenteestdelouerleursforces.Et il ajoute que « le caractère fluctuant de la division entre le monde du

travail et le monde du crime » interdit de voir en celui-ci un « milieu »structuré, au sens où l'on parle de milieu délinquant86. La véritable unitéd'analyse serait cet ensemble flottant dont la criminalité représente la frangeextrême, alimentée par la zone floue du vagabondage, lui-même alimenté parunezonedevulnérabilitépluslargefaitedeprécaritédesrapportsdetravailetdefragilitédeslienssociaux.

Répression,dissuasion,prévention

L'objectifpoursuivin'estpasd'innocenterlesvagabonds.Ilyeneutàcoupsûrdedangereux,segroupantparfoisenbandespillardesetvivantd'exactions;ilyeutaussi,pourquoipas,desvagabondsdébauchés,paillards,adonnésauxjeuxetauxplaisirsinterdits,et«choisissant»uneexistenceoisiveplutôtquede se lier à la dure loi du travail — encore que l'on puisse douter de la

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«liberté»d'untelchoix,souventsicherpayé.Maislepointquejepenseavoirétabliestcelui-ci:lacatégoriegénéraleduvagabond,êtretotalementasocialet dangereux, est une construction. Cette élaboration établie à partir del'existence d'une frange extrême d'asociabilité déstabilisatrice recouvre d'unmanteaud'infamieunefouledepauvreshères«innocents».Maislesqualifierd'innocentsestnaïf.Est-onvraimentinnocentlorsqu'onestdémunidetout,sansressources,sanstravailetsansprotection?Letraitementréservéauxvagabondsprouvequenon87.Cette construction d'un paradigme négatif du vagabond est un discours du

pouvoir.J'entendsparlàqu'elleestd'abordlefaitdesresponsableschargésdelagestiondecespopulations,etqu'elleest l'instrumentdecettegestion88. Lapolitique répressive à l'égard du vagabondage représente la solution à unesituationquinecomportepasdesolution.Quefaired'individusquisoulèventdesproblèmesinextricablesparcequ'ilsnesontpasàleurplace,maisquin'ontnullepartdeplacedanslastructuresociale?Lacondamnationduvagabondestle plus court chemin entre l'impossibilité de tolérer une situation etl'impossibilité de la transformer en profondeur. Dans les sociétéspréindustrielles, laquestionsocialeposéepar l'indigencevalideetmobilenepeutêtretraitéequecommeunequestiondepolice.Cetteoptionprésentepourles instances responsables le premier mérite d'exister, autrement dit deproposerunelignedeconduitepourfairefaceàlasituation,parcequ'iln'yenapasd'autre.Quandbienmême la répression feraitàchaque fois lapreuvedesoninefficacité,ellen'enseraitpasmoinsindispensable.Maisqu'ils'agisselàd'unesortedecoupdeforceparrapportàlacomplexitéduproblèmeàtraiter,certains responsables en ont eu au moins le soupçon. « Mons. le lieutenantAubertadictqu'ilestbiendifficileàgensquisontaccoustumezungmétierd'enprendreungautre,ets'ilsn'enpeuventtrouver,sinepeuvent-ilstoutefoisestrerepputez demauvaise nature et condition, et luy semble qu'il est bon de lesavertir qu'ils ayent à trouver autre mayere de vivre » : un édile rouennaiss'opposeencestermesàlarésolutionde«vuiderhors laville iceult,oysifs,vacabons, maraulx sains et valides, estrangers89 ». Mais comment ménager« une autremanière de vivre » dans les cadres dominants de la division dutravail, alors que de surcroît l'artisanat rouennais, lors de cette prise deposition,en1524,estencrise?Autreindicemontrantquelescontemporainsontparfoisentrevuleproblème

social général qui se dissimule derrière le vagabondage. Le lieutenant de la

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maréchaussée du Rhône déclare en 1776 : « Il est constant que tous lesvagabonds s'occupent ou font mine de s'occuper pendant les récoltes, maisqu'un pareil travail n'est que momentané et ne peut être considéré commesuffisantpourlaqualitéd'ouvrier90.»Maisquelseraitpourcesgensuntravail« suffisant pour la qualité d'ouvrier », et à quelles conditions pourraient-ilsl'occuper?Ilnedépendnidel'instancerépressive,niduvagabondlui-mêmedelespromouvoir.Lapoliceduvagabondageest,pardéfaut,laseulemesure—deportéemarginale compte tenude l'ampleur duproblème—pour peser untantsoitpeusurlecoursdeschoses.Une seconde raison peut justifier l'option répressive. L'existence de ces

populations instables, disponibles pour toutes les aventures, représente unemenace pour l'ordre public. La liaison entre vagabondage et criminalité estattestéeparunemultitudedesources.Nonseulementlesvagabondscommettentindividuellement des délits,mais l'insécurité qu'ils représentent peut prendreune dimension collective. Par la formation de groupes qui rançonnent lescampagnes et débouchent parfois sur le brigandage organisé, par leurparticipationaux«émotions»etauxémeutespopulairesaussi,lesvagabonds,détachésdetoutetrattachésàrien,représententundanger,réeloufantasmé,dedéstabilisationsociale.Commel'énonceavecforcelerapportdesynthèsedesmémoiresprésentésen1777àl'AcadémiedeDijon:«Avidesdenouveautés,audacieuxetd'autantplusentreprenantsqu'ilsn'ontrienàperdreetqu'ilssontfamiliarisésavecl'idéedepunitionqu'ilsméritentchaquejour; intéressésauxrévolutions de l'État, qui peuvent seules changer leur situation, ils saisissentavecardeurtouteslesoccasionsquiseprésententd'exciterlestroubles91.»Commeuneanticipationdelacélèbreformulesurleprolétairequi«n'arien

à perdre que ses chaînes », ce jugement reconnaît que le problème posé estinsoluble dans la structure de la société d'Ancien Régime en dehors de«révolutionsdel'État».Il reconnaîtaussi lerôledeladésaffiliationcommefacteurdechangement ;celuiquin'a rienetn'est liéà rienestpousséà fairequeleschosesnerestentpasenl'état.Celuiquin'arienàpréserverrisquedevouloirtoutprendre.Lafonctionde«classedangereuse»quel'onrapporteengénéralauprolétariatduXIXesiècleestdéjàassuméeparlesvagabonds.Avecaussi la fantasmatisation de ce danger : les analyses précises des émeutes etémotionspopulairessemblentmontrerquelerôlejouéparlesvagabondsetparla«populace»estrégulièrementsurestimé92.

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Ainsi lacriminalisationglobaleduvagabondagea-t-ellepus'imposer sansque l'onait à sedemander si lamajoritédesvagabondsétaienteffectivementdescriminelsenpuissance.Leparadigmeduvagabondn'apasàcoïncideravecla réalité sociologique du vagabondage. En effet, savoir que lamajorité desindividusétiquetésmendiantsouvagabondsétaientenfaitdepauvresbougresconduitslàparlamisèreetl'isolementsocial,lemanquedetravailetl'absencede supports relationnels, ne pouvait déboucher sur aucune politique concrètedans le cadre des sociétés préindustrielles. En revanche, en stigmatisant aumaximumlevagabond,onsedonnaitlesmoyensréglementairesetpoliciersdefaire face aux troubles ponctuels occasionnés par la proportion réduite desvagabondsvraimentdangereux.Onpouvaitsansdouteaussipeserquelquepeusurcequi tenait lieualorsdemarchédu travailen tentantdecontraindredesinactifs à s'employer à n'importe quel prix pour faire baisser les salaires93.Maisc'étaitsurtoutconstruireunparadigmeàfonctiondissuasiveetpréventiveendirectiondetouslesautresindividusauxabois,etau-delàendirectiondespopulations guettées par la misère et l'instabilité. Cette finalité est parfoisexplicitée avec un cynisme déconcertant. Ainsi, la lettre adressée par lecontrôleur général aux intendants pour l'application de l'ordonnance de 1764contientcesconseils:

Aureste,jenepuistropvousrecommanderdemettrelaplusgrandeprudencedanscetteopération[arrêterlesvagabonds]pournepassurchargerlesprisonsnilesdépôts,etpourdonnerletempsàlaplusgrandepartiedecesgensdequitterlaviecriminellequ'ilsmènent.D'aprèscesobservations,ilfautquelesmaréchausséesarrêtentpeudevagabondsetdemendiantsàlafois;peut-êtremêmeleursdémarchesdoivent-ellesêtreplutôtdirigéessurlesmendiantsinvalidesquesurlesvalides,parcequelespremiersn'ayantpaslaressourcedepouvoirtravailler,ilestplusdifficiledelesempêcherdemendieretquelesmendiantsvalides,quiverrontarrêter

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mêmelesinvalides,serontbienpluseffrayésetsedéterminerontd'autantplustôtàprendreuneprofession94.Par une inversion tout à fait consciente de la rationalité possible de ces

mesures (neutraliser leséléments lesplusdangereux,quitteà fairepreuvedetolérance, faute de moyens ou de place dans les dépôts, à l'égard des plusinoffensifs), on dirigera en priorité la répression sur lesmendiants invalidesquinepeuventprésenteraucundanger.C'estdireclairementquelacibleviséen'est pas cellequi est atteinte, et que le caractèredissuasifde cespolitiquesl'emportesurleurefficacitédirecte.Mais,detouslesauteursdel'époque,c'estpeut-êtrel'abbédeMontlinotqui

s'estélevéàlacompréhensionsociopolitiquelaplusprofondedecetraitementdu vagabondage.Montlinot est un esprit éclairé. Il a développé une critiqueproprement libérale du travail forcé en institution, sur laquelle je reviendrai.Au début de la Révolution, il sera associé aux travaux du Comité pourl'extinctiondelamendicitédel'Assembléeconstituante.Cependant,en1786,ilécritceci:

Onavuplusieursindividusqui,arrêtésdanscescirconstancesfâcheuses[ils'agitdesarrestationsopéréesenapplicationdelamêmefameuseordonnancede1764quidonnalieuàbiendesabus],ontconvenuqu'onlesavaitsauvésdebiendestentations.Ledéfautd'argentannonceunbesoinexcessif:touthomme,danscescirconstancespressantes,estàlaveillededevenirescrocouscélérat.Legouvernementdoitdoncalorsprévenirlecrime,etassurerlatranquillitédescitoyenspartouslesmoyenspossibles.Celuiqui,sansasile,sansressource,nepeutpluspayersasubsistance,cessed'êtrelibre;ilestsousl'empiredelaforce,ilnepeutfaireunpassans

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commettreundélit.Enfin,enunmottranchant,c'estqu'ensupposantqu'unhommedénuédetoussecoursdepuisunlongtermenefûtqu'unhommemalheureux,qu'ilfûtinjustedel'arrêter;ehbien,ilfaudroitcommettrecetteinjusticepolitique,etnepaslaissererrersurlesroutesceluiquin'ayantrienpeuttoutoser95.Cette«injusticepolitique»dupointdevued'unÉtatdedroitestlefaitde

toutes les politiques d'Ancien Régime à l'égard du vagabondage et de lamendicité valide. Mais, du point de vue de la realpolitik, n'est-ce pas aucontraire fairepreuvede sagesse?En focalisant les interventions répressivessur une population marginale et déviante, ou présentée comme telle, onreconnaît aumoins implicitement l'impossibilité de développer une politiqueglobaleetpositiveàl'égarddelamisèredemasse.Maisonpeutespérerquecesinterventionsspécialiséesaurontuneffetdissuasifplusgénéral96.Ainsi,lespolitiques à l'égard des vagabonds et mendiants valides ne peuvent êtreévaluées seulement par rapport à leur objectif explicite, qui est en fait uneutopie:éradiquerlevagabondage.Decepointdevue,ellesseraientunéchectotal, confirmé par lamanière répétitive avec laquelle elles sont réitérées etmotivées chaque fois par le constat de l'accroissement du nombre desvagabonds. Mais la perspective change si on fait l'hypothèse qu'elless'adressent aussi à cette masse du peuple qui n'est séparée de sa frangedésaffiliéequepardesfrontièresfragiles:l'ensembledeceuxquisetrouventdanslazonedevulnérabilité.Onnecomprendraitpasquecespolitiquesaientrevêtu pendant plus de quatre siècles une telle importance, qu'elles aientmobilisé de telles énergies, en dépit de leur insuccès constant, si on nesaisissaitqu'ellescomportentcetenjeu.Peut-onappeler«sociales»detellespolitiques?Oui,aumoinsencesens

minimal que leur objectif est d'assurer l'ordre public et donc de préserverl'équilibre social.Non, si l'on entendpar làun ensembledepratiquesqui sedéploieront à partir du XIXe siècle pour atténuer l'hiatus entre l'ordreéconomiqueetl'ordrepolitique.Cesocial-là,quisupposeladoublerévolutionéconomique et politique de la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire laprépondérancedumarchéetdelareprésentationdémocratique,n'aévidemment

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pasencoresaplaceici.Cen'estpourtantpasuneraisonsuffisantepourréduirecesmesuresàunepolicerépressivequineconcerneraitquelespopulationsenruptureavecl'ordresocial.Silevagabondageestbienlapointeavancéed'unprocessusdedésaffiliationmenaçantdes secteursbeaucoupplusvastesde lasociété,ilposeunproblèmequivautbienau-delàdecesmarges.Laquestionduvagabondageestenfaitlamanièredontseformuleets'occulteàlafois laquestionsocialedanslasociétépréindustrielle.Ellel'occulte,parcequ'elleladéplace à l'extrême bordure de la société, jusqu'à en faire quasiment unequestion de police.Mais elle permet aussi de la reformuler, si l'on suit, enamontduvagabondage, la lignede fracturequ'il révèle.Ondégagealorsunesorted'effetboomerangduvagabondage : leprocessuspar lequelunesociétéexpulsecertainsdesesmembresobligeàs'interrogersurcequi,ensoncentre,impulsecettedynamique.C'estcette relationcachéeducentreà lapériphériequ'il faut maintenant essayer de dégager. La leçon pourra valoir aussi pouraujourd'hui : le cœur de la problématique de l'exclusion n'est pas là où l'ontrouvelesexclus.1.CitéinJ.-C.Ribton-Turner,HistoryofVagrantsandVagrancy,andBeggarsandBegging,op.cit.,

pp.43-44.

2.Aumilieu duXIVe siècle, le servage a beaucoup reculé dans l'Europe à l'ouest de l'Elbe,mais lessituations sont encore très contrastées entre des régions où il est déjà entièrement aboli et d'autres où ilsurvivraencorelongtemps.Lecontenuquerecouvrelanotiondeservageelle-mêmeestd'ailleursloind'êtreunivoque.Maiscesdisparitésnesontpassignificativesici,carseulimportepourleprésentproposlefaitquelesmesuresprisesaumilieuduXIVesièclenetiennentpascomptedecettedifférenceettraitentàparitétouteslescatégoriesdetravailleursmanuels,ruralesouurbaines,servesoulibres.3.J.-C.Ribton-Turner,HistoryofVagrantsandVagrancy...,op.cit.,p.60.Lamêmeordonnancede

Richard II exige que les étudiants en transit soient munis d'une attestation du recteur de la dernièreuniversitéqu'ilsontfréquentée,etquelesvoyageursquisedisentpèlerinspuissentattesterqu'ilsserendenteffectivementàunpèlerinage.4.Jourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennes lois françaises,op.cit., t. IV,p.577

sq.5.Ibid.,t.IV,p.700.6.Jourdan,Decouzy,Lambert,RecueildesanciennesloisdelaFrance,op.cit.,t.IV,p.701.7.Cf.J.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.8.C.LissetH.Soly,PovertyandCapitalisminPre-industrialEurope,op.cit.,chap.II.9.Cf.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.10. C. Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l'Ancien

Régime,op.cit.,p.1.

11.G.Duby,«Lespauvresdes campagnesdans l'Occidentmédiéval jusqu'auXIIIesiècle», loc. cit.,p.29.

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12.Cf.E.Fréville,DesgrandescompagniesauXIVesiècle,Bibliothèquedel'Écoledeschartes,SérieI,t.II,p.272.Frévillefaitlui-mêmeladifférenceentrelastructurehiérarchiqueetmilitairedesCompagniesduXIVesiècleetlesbandesderoutiersduXIIesiècle,surtoutconstituéesdeserfsenruptureetformantdesrassemblementspopulairesàl'originedesoulèvementsdéstructurésetviolentsdutypejacqueries.13.Cf. J. Le Goff,Marchands et banquiers au Moyen Âge, Paris, PUF, 1956. La thèse extrême

d'HenriPirenne(cf.lesAnciennesDémocratiesdesPays-Bas,Paris,Flammarion,1910)selonlaquellelesmarchandsétaientàl'originedeserrants,des«piedspoudreux»,n'estplusdéfenduesouscetteforme(pourla position inverse, qui met l'accent sur les liens entre le développement du commerce et la propriététerrienne,cf.parexempleJ.Heers, leClan familialauMoyenÂge,Paris,PUF,1974). Iln'endemeurepasmoinsquemarchands,négociantsetbanquiersreprésententlastratelaplusmobile,maisaussicellequi,devenant de plus en plus essentielle, se fait de mieux en mieux accepter dans la société médiévale. Lemarchand,commelepèlerin,l'étudiant,leclercentransit,etc.,sontmobiles;ilsnesontpaspourautantdesdésaffiliés.14.SaintThomasd'Aquin,Sommethéologique,Ia),2,105,a2,citéinM.Mollat,lesPauvresauMoyen

Âge,op.cit.,p.282.15.CitéinM.Mollat,op.cit.,p.133.16.Pourl'analysedupaupérisme,cf.ci-dessous,chapitrev.17.Marx,onlesait,asoulignélerôledecespopulationsflottantesdansledéveloppementducapitalisme,

dontellesauraientconstitué«l'arméede réserve» (cf. leCapital, livre I, huitième section, chap.XXVII,trad.fr.Œuvres,I,Paris,LaPléiade,p.1171sq.).Cependant,surtouts'ilestvrai—commejetenteicidel'établir—quelephénomèneapparaîtaumilieuduXIVesiècle,cette interprétationsoulèveunedifficulté.Le capitalisme est alors très embryonnaire et s'accommode de la fixation de la main-d'œuvre dans lescadres territoriaux traditionnels, surtout à travers le développement d'un artisanat rural (cf. ci-dessous,chapitrem).LesmesuresprisesauXIVesiècleontainsipoureffetdebloquer,aveclamobilitédelamain-d'œuvre, la possibilité de son organisation nouvelle qui donnera naissance au capitalisme industriel. Monhypothèseestquecettemobilitésauvagen'estpasd'aborduneffetdestransformationsdesstructuresdelaproduction dans le sens du développement du capitalisme, et qu'elle est apparue avant de pouvoir êtreintégrée dans ces structures « modernes ». L'ébranlement social du milieu du XIVe siècle n'est pasdéterminé par la poussée de nouvelles forces économiques. Toutefois, pour une interprétation marxisteorthodoxe de ces questions, cf.M.Dobb,Études sur le développement du capitalisme, trad. fr. Paris,Maspero,1969,particulièrementlechapitreVI.18. Pour l'importance à accorder au « monde plein », qui n'est pas seulement un trait de densité

démographique,maislaconditiond'uneintensificationdeséchangesdetoutessortesquiapermisl'essordela « chrétienté latine », cf. les ouvrages de Pierre Chaunu, entre autres le Temps des réformes, Paris,Fayard,1975,t.I,«Letournantdumondeplein».Lapopulationdecettechrétientélatine(l'Europeàl'ouestdel'Elbe)atteignaitvraisemblablement80millionsd'habitantsen1348etesttombéeàenviron60millionsàlafindusiècle.Ilfaudraattendreplusd'unsiècleetdemipourquecevidedémographiquesoitcomblé.19.GillesLeMuisit,citéinM.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.24.20.L'emploidecestermes«salaire»et«salariés»n'impliquepasqu'ilexistealorsunsalariat,maisau

contraireunefouledesituationssalariéeshétérogènesetambiguës.Pourl'explicitationdecepointdevue,cf.chapitreIII.21.B.HavenPutman,TheEnforcementof theStatuteofLabourersduring theFirstDecadeafter

theBlackDeath,NewYork,ColumbiaUniversityPress,1908.22.R.Hilton, lesMouvements paysans et la révolte anglaise de 1381, trad. fr., Paris, Flammarion,

1979, note également que, lors de l'insurrection des travailleurs qui fait vaciller le trône deRichard II en99

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1381,lesrévoltéss'enprennentsurtoutauxhommesdeloi,dontbeaucoupfurentmassacrés—ceshommesdeloiquiétaient,entreautres,chargésd'appliquerleStatutdestravailleurs.Lesrevendicationsdesrévoltéssontégalementsignificatives.Ilsdemandent,rapporteuncontemporain,«qu'aucunhommenetravaillepourunautresicen'estqu'illechoisisseetquelecontratdetravailsoitécrit».23. C.M.Cipolla,Before the Industrial Revolution, European Society and Economy, 1000-1700,

Londres,1976.24.J.Favier,laGuerredeCentAns,Paris,Fayard,1980.25.M.Mollat,P.Wolf,Onglesbleus,JacquesetCiompi:lesrévolutionspopulairesenEuropeaux

XIVeetXVesiècles,Paris,Calmann-Lévy,1970.26.R.Fossier,Histoiresocialedel'Occidentmédiéval,op.cit.,p.343,27.J.Froissart,Chroniques,L.I,t.x,Luce,Paris,1874,p.95.28. P. Rieff,The Triumph of Therapeutic: TheUses of Faith after Freud, NewYork, Harper and

Row,1968.29.P.Chaunu,HistoireéconomiqueetsocialedelaFrance, t.I,«L'État»,PUF,Paris,1977.Surle

«décollage»delasociétéféodale,cf. l'exposésynthétiquedeGeorgesDuby,Guerriersetpaysans,op.cit.30.HenriPirenne,l'historienquialeplusfortementinsisté(etpeut-êtretrop)surlesfacteursd'innovation

portésparledéveloppementduphénomèneurbain,souligneenmêmetempslefaitquelavillereproduitouretraduit la structure hiérarchique et les interdépendances de la société agraire. Il comparemême la villemédiévaleàuneruche.Cf.H.Pirenne,lesAnciennesDémocratiesdesPays-Bas,op.cit.,p.178.31. L'interprétation en termes essentiellement démographiques de ces difficultés débouchant sur la

«crise»dumilieuduXIVe siècle, etqui est en fait l'applicationd'un schèmenéomalthusien (il n'y apassuffisammentde ressourcespouraccompagner l'accroissementdémographique),est laplus fréquente.Cf.par exemple M. M. Postan, The Medieval Economy and Society : an Economic History of Britain1000-1500, Londres, 1972. C. Liss et H. Soly font une critique de cette prépondérance des facteursdémographiquesenmontrantque laquestionestmoinscellede la raretédes ressourcesquecellede leurinégalerépartition(C.LissetH.Soly,PovertyandCapitalisminPre-IndustrialEurope,op.cit.).

32. Pour la France, cf. Robert Fossier, la Terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIesiècle,Paris,1968;pourl'AngleterreE.A.Kosminsky,StudiesintheAgrarianHistoryofEnglandintheThirteenthCentury,Oxford,1956;pourl'Italie,C.deLaRoncière,«PauvresetpauvretéàFlorence...»,loc.cit.33.G.Bois,laCriseduféodalisme,Paris,Fondationnationaledessciencespolitiques,1976,p.344.34.F.G.Davenport,TheEconomicDevelopmentofaNorfolkManor,1080-1565,Londres,1906.35.Cf. R.Hilton, «Qu'entend-on par capitalisme? », inM.Dobb, P.M. Sweerz,Du féodalisme au

capitalisme, tr. fr.Maspero, 1971,p. 191;cf. égalementC.Liss etH. Soly,Poverty andCapitalism inPre-industrialEurope,op.cit.,p.41sq.36.R.Hilton,lesMouvementspaysansauMoyenAge,op.cit.,p.213.

37.Cf.B.Geremek,leSalariatdans l'artisanatparisienauxXIIIeetXIVesiècles, Paris-LaHaye,Mouton,1978.38.B.Geremek,«Criminalité,vagabondage,paupérisme.Lamarginalitéàl'aubedesTempsmodernes»,

Revued'histoiremoderneetcontemporaine,XXI,juillet-septembre1974,p.374.39.L'expressionde«residualpopulation»estproposéeparR.H.Tawney,TheAgrarianProblemin

theSixteenthCentury, Londres, 1912.Mais, s'agissant de dater l'émergence du processus, ilme semble100

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légitimededéplacerlachronologieproposéeparTawney,commeparMarx,deplusd'unsiècle.40. M. Mollat, « La notion de pauvreté au Moyen Âge : position des problèmes », in Études sur

l'économieetlasociétédel'Occidentmédiéval,op.cit.,p.16.41.P.Chaunu,leTempsdesréformes,op.cit.,chap.I.42.M.Mollat, «Lanotiondepauvreté auMoyenAge», loc.cit., p. 16. Sur la notion de « chômage

paradoxal»,cf.Philipped'Iribarne,leChômageparadoxal,Paris,PUF,1990,etci-dessous,chapitreVIII.Dans un contexte évidemment tout différent, Iribarne voit aussi dans ce type de chômage l'effet d'undésajustement entre l'état objectif de l'emploi et la persistance de traits culturels qui ne se plient pas à lalogiqueéconomique.43.J.Habermas,l'Espacepublic,trad.fr.Paris,Payot,1978,p.26sq.

44.J.Heers,l'OccidentauxXIVeetXVesiècles,Paris,PUF,1970,p.110sq,soulignel'importancedesdéplacementsdepopulationpourmettreenvaleur les terresquasi abandonnéesaprès laPestenoireet ledéveloppementdenouveauxtypesdecultures.45.F.Simiand,leSalaire,l'évolutionsocialeetlamonnaie,Paris,Alcan,1932,t.I.

46.SurlaconjoncturedémographiqueetlasituationdessalairesauXVIesiècle,cf.B.Bennassar,«Versla première ébauche de l'économie-monde », in P. Léon, Histoire économique et sociale du monde.L'ouverturedumonde,XIVe-XVIesiècle,Paris,A.Colin,1977.Surl'interprétationdecettesituationdansle cadre de la théorie de « l'accumulation primitive », cf. M. Dobb. Études sur le développement ducapitalisme,op.cit.47.JuanLuisVives,De l'assistanceauxpauvres,op.cit.L'explication tient au fait queVives est un

«moderne»,«libéral»avant la lettreencequ'il jouel'expansionéconomique,fût-ceaudétrimentdesescoûts sociaux. À l'inverse, les responsables politiques du milieu du XIVe siècle, en général, sont des«conservateurs»,quiveulentmainteniretaccentuerlaponctionqu'ilsopèrentsurleursdépendants,maisenconservantlescadrestraditionnelsdecettedépendance.SignificativeàcetégardestlapolitiquedesStuartsenAngleterre,quis'efforcent,sansgrandsuccèsd'ailleurs,defreinerlemouvementdesenclosures(cf.K.Polanyi,laGrandeTransformation,op.cit.).48.P.d'Iribarne,leChômageparadoxal,op.cit.49.Cf.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.292-293.50.CitéinM.Mollat,ibid.,p.293.Letextecitéestde1443.51.CondamnationdeColinLenfant,aideàmaçon,vagabondconvaincudevolàParis:«Estaitdignede

mourircommeinutileaumonde,c'estassavoirestrependucommelarron»,registrescriminelsduChâtelet,citéinB.Geremek,lesMarginauxparisiensauxXIVeetXVesiècles,op.cit.52.Jourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennesloisfrançaises,op.cit.,t.XII,p.271.53.Cf.A.Vexliard,Introductionàlasociologieduvagabondage,MarcelRivière,Paris,1956,p.83.54. Cité par B. Geremek, Truands et misérables dans l'Europe moderne, Paris, Gallimard-Julliard,

1980,p.349.55.CitéinA.Vexliard,Introductionàlasociologieduvagabondage,op.cit.,p.83.56.Déclarationroyalede1764,loc.cit.,p.406.57.J.F.LeTrosne,Mémoiresurlesvagabondsetlesmendiants,Soissons,1764,p.4.58.Ibid.,p.37:«Tantqu'ilenresterasousnosyeux[desmendiants]lacommisérationporteratoujoursà

lesassister,etcesentimentd'humaniténepeutêtrel'objetdepunition.»

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59.K.Marx,leCapital,op.cit.,livreI,huitièmesection,chap.XXVIII,p.1192sq.60.«DéclarationduRoyconcernantlesvagabonsetgenssansaveu»,du3août1764,loc.cit.61. Jourdan, Decrouzy, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, op. cit., t. XIII,

p.501-511.62.A.Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, op. cit., p. 73.Cf. aussiM. Dobb,

Essaissurledéveloppementducapitalisme,op.cit.,quiproposedesévaluationspluslourdesencore.63. Il est aussi, évidemment,un facteurassociéetunecirconstanceaggravantepourd'autresdélits, en

particulierlevoletl'homicide.Parsavieinstableetsonmanquederessources,levagabondestsansaucundoute fréquemment conduit à transgresser la loi. Mais l'état de vagabond le place déjà en situation desuspect et lorsqu'il est arrêté aggrave la sentence en faisant de lui un « fort larron » (cf. B. Geremek,«Criminalité,vagabondage,paupérisme»,loc.cit.).L'examendesregistresduChâteletentre1389et1392montreainsiqueseulement18%descondamnéspourvolsontnésoudomiciliésdanslarégionparisienne.Les actes de condamnation portent fréquemment desmentions du type « gens sanz estat ne service deseigneur»,«sansrichesse,puissancenechevance»,«estrangeraupays»,«demeurantpartout»...Les« gens vagabonds et oyseux » figurent sur les listes des ennemis publics parmi les «larrons, meurtriers,espieux de chemins, ravisseurs de femmes, violeurs d'églises, bateurs à loyer, joueurs de faulz dez,trompeurs, fauxmonniers et autres malfaiteurs ».Cf. J.Misraki, « Criminalité et pauvreté en France àl'époque de la guerre deCentAns », inM.Mollat,Études sur l'histoire de la pauvreté, op. cit., t. II,p.543et546.64.Jourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennesloisfrançaises,op.cit.,t.XIII.65.CitéinB.Geremek,Truandsetmisérablesdansl'Europemoderne,op.cit.,p.87.66. En fait, il semble que ce soient surtout des femmes, jeunes de préférence, enfermées dans les

Hôpitaux généraux qui ont été sporadiquement requises, pour des raisons que l'on pourrait diredémographiques,àaideraupeuplementduCanadaoudelaLouisiane.LadéportationetlamorttragiquedeManon Lescaut dans le roman de l'abbé Prévost présentent une transcription littéraire de cette pratique(HistoireduchevalierdesGrieuxetdeManonLescaut,Rouen,1733).67.E.Cruce,leNouveauCynéeoulediscoursdel'État,Paris,1623,citéinJ.-P.Gutton,laSociétéet

lespauvres,op.cit.68.Cité in J.Kaplow, lesNoms des rois : les pauvres à Paris à la veille de la Révolution, Paris,

Maspero,1974,p.221.69. Chiffres cités in A. Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, op. cit., p. 82.

Chiffrespour lagénéralitédeParis :18523arrestationsentre1764et1773, in J.Kaplow, lesNomsdesrois,op.cit.,p.218.70.Cf.O.H.Hufton,ThePoorofEighteenth-CenturyFrance,op.cit.,p.232sq.71.CitéinA.V.Judges(éd.),TheElizabethanUnderworld,Londres,1965. Il est équitabled'ajouter

que,soitenraisondesacruauté,soitparcequ'elleétaitd'applicationdifficile,cettemesureaétérapportéedès1550.72. C. A. J. Leclerc deMontlinot, « État actuel du dépôt de mendicité de la généralité de Soissons,

Compte,année1786»,placéenannexedeEssaisurlamendicité,Paris,1786,p.57-59.73. Cette difficulté, mais aussi cette nécessité, pour une approche anthropologique du salariat, de

caractériseravecunmaximumdeprécisioncetypederelationssemi-salarialesantérieuresàl'établissementdurapportsalarialmoderneaexigélesdéveloppementsduchapitreIII.74.C.A.J.LeclercdeMontlinot,«Étatactueldudépôt...»,loc.cit.,p.59.75.Cf.J.Kaplow:lesNomsdesrois,op.cit.,p.222.

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76. Cité par J. Kaplow, ibid., p. 228. Sur les formulaires de « soumission » que doivent signer despersonnes honorables qui s'engagent à trouver du travail aux vagabonds arrêtés, cf. C. Paultre, laRépressionduvagabondageetdelamendicitésousl'AncienRégime,op.cit.Onpourraitdoncdirequecettepratiquecontribueàconstituerl'ébauched'unmarchédel'emploi:ensignantunelettredesoumission,onpeutdevenirl'employeurd'un«vagabond»enlefaisanttravaillerpoursonproprecompte.Maisiln'yapas àma connaissance demoyen d'apprécier l'impact de cette pratique, qui de toutemanière ne laissaitaucunemargedemanœuvreàl'«employé»danscesingulier«contrat»detravail.77. La situation est en effet différente pour les compagnons des métiers réglés par les structures

corporatistes, cf. chapitre suivant. Bien que la tradition du « tour de France » des compagnons soit plustardive,lescompagnonsdesmétiersreconnuspouvaientexercerunemobilitégéographiquemieuxprotégées'ilsétaientprisenchargedanschaquevilleparlesstructuresd'accueilducompagnonnage.78.CitéinJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,l'exempledelagénéralitédeLyon,op.cit.,p.154

sq.79. Sur 278 vagabonds arrêtés à Lyon entre 1769 et 1778, seuls quatre sont étiquetés « mendiants

professionnels».Ontrouveenrevanche88travailleursdelaterreet138représentantsdedifférentsmétiersartisanaux(principalementdutextile,del'habillementetdubâtiment),plus19domestiques,14colporteurs,5ancienssoldats,3mariniers,3maîtresd'école,unjoueurdeviole,unermite,unpèlerin,unancienforçat...(J.-P.Gutton,op.cit.,p.162).Certes,lesvagabondsarrêtésdevaientavoirtendanceàsefairepasserpourdesouvrierssanstravailplutôtquepourdes«oyseux».Maisinversementlamaréchausséenedevaitpasêtredisposéeàacceptern'importequelalibi.DonnéeshomologuespourlarégionparisienneinM.Boulant,«Groupesmobilesdansune société sédentaire : la société ruraleautourdeMeauxauxXVIIeetXVIIIesiècles»,lesMarginauxetexclusdel'histoire,op.cit.80.J.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres...,op.cit.,p.170.

81. J.-P. Gutton, l'État et la mendicité dans la première moitié du XVIIIe siècle, Centre d'étudesforéziennes,1973,p.198.82.B.Geremek,«Criminalité,vagabondage,paupérisme»,loc.cit.,p.346.83. J.-P.Gutton, laSociété et lespauvres,op. cit., p. 128. Indicesdumême typepourd'autresvilles

françaisesinO.H.Hufton,ThePoorofEighteenth-CenturyFrance,op.cit.,p.122sq.84.J.-P.Gutton,ibid.,p.133.85.J.-P.Gutton,ibid.,p.163.

86.B.Geremek,lesMarginauxparisiensauxXIVeetXVesiècles,op.cit.,p.115.Donnéesdumêmetypesurl'époque inJ.Misraki,«CriminalitéetpauvretéenFranceàl'époquedelaguerredeCentAns»,loc.cit.LacontributiondeJ.Misrakiconfirmelecaractèreinaugurateurqu'ilfautdonneraumilieuduXIVesiècledanscetteproblématiquedelamobilité.Danslapremièremoitiédusiècle,lesaccuséssontengénéraldomiciliésdanslarégionparisienne,etlescrimesdesangetactesdeviolenceprédominent.Danslasecondemoitié,lenombredesdélitss'accroît

considérablement, avec une prépondérance des vols, et la très grandemajorité des condamnés sont desétrangerssansattachesfamilialesoulocales(18%seulementd'autochtones).87. Jen'évoquepas ici lecasdes tziganes,gitans,«égyptiens««bohémiens»,quiontposéproblème

depuisleurapparitionenEuropeoccidentaleauXVIesiècle.Parfoisappelés«mendiants»ou«vagabondsde race », ils ont été particulièrement craints et réprimés. Mais ce nomadisme est le fait de groupesétrangers à la culture autochtone et qui n'y ont jamais été intégrés, à la différence des vagabonds quej'analyse.Surlenomadisme(quel'auteurappellenéanmoinsvagabondage),cf.M.Gongora,«VagabondageetsociétépastoraleenAmériquelatine»,AnnalesESC,1966,n°1.

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88.Ducôtédupeuple, la représentationduvagabondsembleambivalenteetplus souventpositive.Lestémoignages abondent de la complicité desmilieux populaires, en particulier des représentants des petitsmétiersdesvilles,prenantparti pour levagabondou lemendiant arrêté (cf.A.Farge, «Lemendiant, unmarginal?»,loc.cit.).Maislessignesdel'attitudeinverseexistentaussi,surtoutàlacampagne.FerdinandDreyfus note que les cahiers de 1789 (mais par qui ont-ils été écrits?) sont unanimes à dénoncer lamendicité,«fléaudestructeur,lèprehideuseduroyaume»,et«lesbrigands,lefretindelasociétéquesontlesvagabonds»(Unphilanthroped'autrefois.LaRochefoucauld-Liancourt,Plon,Paris,1903,p.144).89.CitéparB.Geremek,Truandsetmisérables,op.cit.,p.168.90.CitéinJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.,p.157.91.DesmoyensdedétruirelamendicitéenFrance,op.cit.,p.17.92.Pouruneanalysecritiquedecertainesdecessituations,cf.G.Huppert,After theBlackDeath,a

SocialHistory ofEarlyModernEurope, IndianaUniversity Press, 1986.Dans lemême ordre d'idées,EmmanuelLeRoyLadurieaétablilerôleprépondérantd'uncertaintyped'élitesruraleseturbainesdanslarébellion d'une partie duDauphiné en 1579 ( leCarnaval deRomans, Paris, Gallimard, 1979). En règlegénérale, soitque leséléments lesplusmarginauxse livrentàdesexplosionsdeviolence sans lendemain,soitqu'ilssoientlespremierssacrifiéslorsdemouvementsplusstructurésdanslequelsils jouentlerôledemassedemanœuvrepuisdeboucémissaire, lesvagabondsneparaissentpasavoirprofondémentmarquélesmouvementssociauxquiontaffectélessociétéspréindustrielles.93.Sauferreur,onn'aguèredemoyenspourmesurercetteefficacitééconomique,etjefaisl'hypothèse

qu'elle a dû être faible, ou qu'en tout cas cette finalité n'épuise par le sens de ces politiques. Desinterprétations comme celles de Marx ou d'économistes tel Simiand prêtent sans doute au capitalismepréindustriel une rationalité et unpouvoir de commander à sonprofit aux transformationsde la législationsocialequ'iln'aeu,etencorefaudra-t-ilendiscuter,quebienplustard.Surcespoints,cf.lesdeuxchapitressuivants.94.CitéinC.Paultre,laRépressiondelamendicitéetduvagabondage,op.cit.,p.397.95.C.A.J.LeclercdeMontlinot,Essaisurlamendicité,op.cit.96.Celanesignifieévidemmentpasquelesvagabondsaienteul'exclusivitédelavigilancerépressivedes

autorités.La répressiondes émeutes et soulèvementspopulaires estuneconstantede l'histoire socialedel'AncienRégimequidonneencorelieuàdesépisodessanglantsauXVIIesiècle(parexemple,larépressiondesrévoltespaysannesdeBretagneetdeNormandieparlechancelierSéguier).Maiscesinterventionssontdiscontinues, elles répondent au coup par coup aux soulèvements populaires. Les politiques à l'égard duvagabondageetdelamendicitésontsans doute les seules politiques concertées et menées sur le long terme dans une double optique

répressiveetpréventive.

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CHAPITREIII

Indignesalariat

La constitution du rapport salarialmoderne suppose que soient réunies uncertain nombre de conditions précises : la possibilité de circonscrirel'ensemblede lapopulationactive,undénombrement rigoureuxdesdifférentstypes d'emploi et la clarification de catégories ambiguës d'emploi comme letravail àdomicileou les travauxagricoles,unedélimitation fermedes tempsd'activité opposés aux périodes d'inactivité, le comptage précis du temps detravail,etc.1.Aussi faudra-t-ilattendre le tournantdecesiècle—leXXe—pour qu'il s'impose sans ambiguïté. Est-on dès lors en droit de parler desalariat pour des époques antérieures, et spécialement pour des périodeslointaines, lorsque pratiquement aucune des conditions de sa définitionrigoureusen'estprésente?Oui,àconditiondesavoirquel'onn'aalorsquedesembryons,oudestraces,decerapportsalarialmoderne.Mais ce serait faire preuve d'un étrange ethnocentrisme que d'envisager la

signification économique, sociale et anthropologique du salariat à la seulelumièredecequ'ilestdevenudansla«sociétésalariale»—oupisencore,denier laréalitédessituationssalarialesquin'entrentpasdanscettedéfinition2.Carces«traces»onteuautantd'existencequelerapportsalarial«fordiste».Elles n'en ont certes pas eu la cohérence, et elles n'ont pas exercé lamêmehégémoniesurlesrelationsdetravail(sitantestquelerapportsalarialfordisteait jamais été hégémonique dans la société industrielle, il faudra y revenir).Mais c'est précisément ce dont il s'agit de rendre compte. Réactiver ces« traces » de salariat dans la société préindustrielle, c'est dire la grandeimpuissance du salariat d'alors. Mais c'est aussi remonter à son socleanthropologique et trouver un fil conducteur pour suivre ses transformationsjusqu'àaujourd'hui.Pourquoilaquestioniciposée—et,àvraidire,laquestionposéeàtravers

l'ensemble de cet ouvrage — est-elle celle du salariat? La conviction quec'étaitbien là lecœurde laquestionsociale s'est lentement,maisdeplusen

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plus impérieusement imposée au cours de la démarche. On était parti del'analyse de deux types particuliers de « populations à problèmes » : lesmiséreux qui relèvent de l'assistance sur fond d'invalidité et de participationcommunautaire (chapitre I); la frange désaffiliée des milieux populaires,caractérisée par l'impossibilité de s'inscrire dans les rapports dominants detravail etpar l'isolement social (chapitren).Maisonnepeut s'en teniràcesdeux « groupes cibles » sur lesquels se focalisent pourtant ce qui tient alorslieudepolitiques sociales, parceque la question socialen'est pas seulementcelledelapauvreté,nimêmecelledelamisère.Dansuneformationsocialeoùenvironlamoitiédelapopulationdoitsecontenterderéservesminimalespoursurvivre, la pauvreté ne pose pas vraiment problème. Mieux : elle estacceptable,etmêmerequise.ElleestinscritedanslesplansdelaProvidenceet nécessaire au fonctionnement de la machine sociale. Un témoignage entrecent:

IlestdespauvresdansunÉtatàpeuprèscommedesombresdansuntableau:ilsfontuncontrastenécessairedontl'humanitégémitquelquefois,maisquihonorelesvuesdelaProvidence[...].Ilestdoncnécessairequ'ilyaitdespauvres;maisilnefautpointqu'ilyaitdesmisérables:ceux-cinesontquelahontedel'humanité,ceux-làaucontraireentrentdansl'ordredel'économiepolitique.Pareux,l'abondancerègnedanslesvilles,touteslescommoditéss'ytrouvent,lesartsfleurissent,etc.3.Maisuntel«État»nepeutconstitueruntoutharmonieuxqu'àconditionque

riches et pauvres forment un couple stable dont les positions sontcomplémentaires,c'est-à-direque lapauvretésoit intégrée.C'estdemoinsenmoins la structure des sociétés préindustrielles de l'Occident chrétien. Ellessont peuplées, en nombre croissant, de vulnérables. Cette vulnérabilité demasseinterditdetracerunelignedepartagefermeentre«lespauvres»et«lesmisérables »: une part importante des pauvres est incessammentmenacée dedevenirmisérable.Onpeut,selonlaforteexpressiondeBoisguilbert,«ruinerun pauvre4». Ainsi la question sociale que formulent explicitement les

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indigentsàassisteroulesvagabondsàréprimerest-elledéjàposée,aumoinsimplicitement, en amont. C'est dans les processus de vulnérabilisation qui«ruinent lespauvres»qu'il fautchercher l'originedesperturbationsaffectantl'équilibresocial.C'estaussicequiposeaupremierplanlaquestiondusalariat.Nonpasque

laconditionsalariale—ouplutôt,onvalemontrer,unensembledesituationssalariales hétérogènes qui ne se cristallisent jamais en « condition » —recouvrelatotalitédessituationsmisérables.Ilexisteàlacampagnedepetitstenanciers qui luttent pour leur survie en restant en principe des producteursindépendants, et les villes connaissent une foule de petits boutiquiers,marchands ambulants, portefaix, débardeurs, commissionnaires, etc.,minuscules entrepreneurs qui travaillent à leur compte et sont, en principeaussi, leurs propres maîtres. Mais le recours à la salarisation, partielle outotale, signale presque toujours une dégradation, même par rapport à dessituationsdéjàmisérables:letenancierquidoitlouerunepartiedesontempsaupaysanplusricheoutisserpourlemarchanddelaville,l'artisandéchuquientreauserviced'unautreartisanoud'unmarchand,lecompagnonquinepeutdevenirmaîtreet reste salariéàvie...Partirdes situationsdans lesquelles lesalariat occupe une position inférieure entre toutes, c'est donner à voir lechemin à parcourir pour qu'il surmonte ces fantastiques handicaps. Commentest-on passé d'un salariat fragmentaire,misérable etméprisé à une « sociétésalariale » dans laquelle c'est à partir de leur participation à cette conditionque la majorité des sujets sociaux tireront leurs garanties et leurs droits?Retracer l'odyssée du salariat représente la voie royale pour comprendre,jusqu'àaujourd'hui,lesprincipalestransformationsdelaquestionsociale5.

L'idiomecorporatiste

Aupointdedépartdecetteodyssée,ceparadoxejustifiéparlesanalysesduchapitreprécédent:danslasociétépréindustrielle,levagabondagereprésentel'essence négative du salarié. Sa figure limite permet de dégager lescaractéristiques structurales de la condition, ou plutôt de la non-conditionsalariale d'alors. Le vagabond est un salarié « pur », en ce sens qu'il nepossède,absolumentparlant,quelaforcedesesbras.C'estdelamain-d'œuvreàl'étatbrut.Maisilluiestimpossibled'entrerdansunrapportsalarialpourlavendre.Souslaformeduvagabondage,lesalariat,pourrait-ondire,«touchele

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fond»,c'estledegrézérodelaconditionsalariale:unétatimpossible(maisqui cependant a existé en chair et en os à des centaines de milliersd'exemplaires),quicondamneàl'exclusionsociale.Maiscecaslimitesoulignedes traits que partagent à l'époque la plupart des situations salariales.Mêmelorsqu'ils ne sont pas réduits à une telle position d'outcast6, les salariésoccupentpresquetoujoursdespositionsfragilesetincertaines:demi-salariat,salariat fractionné, salariat clandestin, salariat méprisé... Au-dessus duvagabond,maisau-dessousdetousceuxquiontunstatut,lessalariéspeuplentles zones inférieures et menacées de dissolution de l'organisation sociale.Voyonspourquoi,danslasociétépréindustrielle,ilenvanécessairementainsi.Marx, on le sait, a élaboré sa théorie du salariat à partir de la situation duprolétariatmoderne.Mais la caractérisation qu'il en donne s'inscrit dans uneperspectiveanthropologiquepluslarge.Pourlui,«laforcedetravailnepeutseprésentersurlemarchécommemarchandisequesielleestofferteouvenduepar sonproprepossesseur.Celui-cidoitpar conséquentpouvoir endisposer,c'est-à-dire être libre propriétaire de sa force de travail, de sa proprepersonne7 ». Le salaire est le coût de cette transaction par laquelle unpropriétairedesaforcedetravaillavendàunacquéreur.Onpeutacceptercettecaractérisationdusalariat,àconditiond'ajouterqu'un

travailleur peut vendre une partie de sa force de travail sans être « librepropriétaire»desapersonne.Ainsi,unserfpeutêtredéjàunsalariépartielsi,ayantremplisesobligationsserviles, ilmetauserviceduseigneurunepartiedesontemps«libre»contrerétribution8.C'estdéjàunsalariéagricolepartiel.Bien entendu, le salaire peut être payé en argent ou par différents types derétributionsennature.Silesalaireenargentreprésentelaformeachevéedelarétributionsalariale,ilestliéaudéveloppementd'uneéconomiemonétaire,et,même après l'avènement de celle-ci, pourra rester associé à des rétributionsnonmonétaires.Du côté du travail « industriel 9 », l'artisanat s'est constitué dans le

prolongementdel'économiedomestique,commelerappelleGeorgesDuby:

Lerôlepremierdesbourgsétaitd'approvisionnerlacourseigneurialepourl'artisanatetlecommerce.Lorsqu'ellesedéveloppa,cefutsouslaformed'uneexcroissancedesateliersdudomaine,dufour,delatannerie,des

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chambresoùtissaientlesfemmes.Peuàpeu,cesateliersproduisirentplusqueneconsommaitlamaisonnéedumaître,etoffrirentlesupplémentàuneclientèleextérieure...Toutefois,c'estunpeuplustard,danslecoursduXIIesiècle,quel'ondoitplacer,dansl'histoiredel'artisanaturbain,lemomentoùlestravailleurssedégagèrenttoutàfaitdeladomesticitéseigneuriale10.Àlaville,lescorpsdemétiers'organisentalorsencommunautésautonomes

quidisposentdumonopoledelaproduction11.L'artisanatn'estpaslesalariat,maisilenconstituehistoriquementlaprincipalematrice.L'unitédebasedelaproduction au début de l'essor de ces communautés de métier est en effetconstituéedumaîtreartisan,propriétairedesesinstrumentsdeproduction,d'unoudeux«valets»oucompagnonsetd'unoudeuxapprentis.Lescompagnonssont engénéral logésetnourris chez lemaîtreet lui consacrent la totalitédeleurforcedetravail.Ilssontlesseulssalariéspuisquelesapprentisnesontpasrétribués pour leur apprentissage. Mais, du moins dans son fonctionnementidéal,cetteorganisation faitdusalariatunétat transitoire : lesapprentis sontcensés devenir compagnons, et ceux-ci deviennent à leur tour maîtres lemoment venu. Cette forme de salariat qu'incarnent les compagnons apparaîtainsiconstitueruneconditionrelativementsolidepuisqu'ils'agitd'uneactivitéàtempspleininscritedansl'organisationstableetpermanentedes«métiers».Mais c'est en même temps une condition transitoire. L'idéal de la situationsalariale est son auto-abolition, lorsque le compagnon devient maître etpartage,seulementàcemoment-là,touteslesprérogativesdumétier.Unecommunautédemétierspoursuitundoublebut : s'assurer lemonopole

du travail dans la ville (abolition de la concurrence externe), mais aussiempêcher que se développe une concurrence interne entre ses membres. Lepremierobjectif est leplusévident. Il consisteàexclure lesétrangersou les«forains12»,àexigerdelongsapprentissages—detroisàonzeans,souventhorsdeproportionaveclesdifficultésdumétier—,àmultiplierlesépreuveset les contrôles. Mais les réglementations prohibent tout aussi sévèrementl'espritdeconcurrenceauseindumétier:limitationdunombredesapprentiset des compagnons — en général un ou deux —, interdiction de cumulerplusieursmétiersmêmes'il s'agitde travaillerunemêmematière telleque le

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cuir dont le travail se partage entre les corroyeurs, bourreliers, selliers,fabricantsdesacsoudebottes,enfinrestrictionetréglementationdel'achatdesmatièrespremièresquidoiventêtreéquitablementrépartiesentrelesmaîtres13.ParexempleàParis, à la finduXVIe siècle, dans lesmétiers du cuir, aucunmaîtrenepeut acquérirducuirbrutde sonproprechef,nivendre sapartdematièrepremièreàunautremaître14.Toutes les précautions sont ainsi prisespour que l'innovation soit impossible, l'ambition de l'emporter sur le voisininterdite.L'idéalestdereproduireà l'identiqueunestructuretraditionnelleendégageanttrèspeudebénéfices.Ainsicetteorganisationdutravailnepermet-elle pas le développement d'un processus d'accumulation capitaliste. Pourmaintenir lestatuquo, ilfautbloqueràlafois lespossibilitésd'expansiondechaque unité de production et celles de l'ensemble de la profession et desprofessions industrielles en général. En 1728 encore, les maîtres tailleurslyonnais s'expriment ainsi : « Pour les arts mécaniques, il ne faut pas tropd'ouvriers.Ilsnefontquesenuireets'affamerlesunslesautres,etremplirlasociétéciviledemembresinutilesetméprisables,cequiestleplusgrandmalquipuisseleurarriver15.»

Cettestructure,quiaconnusonâged'orauxXIIe-XIIIesiècles,correspondait

alors aux conditions d'organisation du travail « industriel » dans la villemédiévale. Mais le paradoxe est que, bien qu'elle montre des signesd'essoufflementlorsdel'ouverturedepluslargesmarchés,ellesemaintient,etmême à certains égards se renforce jusqu'au XVIIIe siècle16. Les premièrescommunautésdemétierétaientsouventl'expressiondesfranchisesetprivilègesdesvilles (c'estpourquoiellesdétenaientaussiunepartdupouvoirpolitiquemunicipal).Maislorsquelepouvoirroyals'affirme,principalementenFrance,il s'appuie sur les communautés demétier et encourage leur expansion. Pourdesraisonsfinancièressansdoute(lesfranchisess'achètent),maissurtoutpourcontrôlerlaproductionindustrielle.LaCouronnemultiplieainsilenombredesmétiers jurés dans le cadre « d'une alliance tactique entre la royauté et lesmaîtrises17».L'éditd'HenriIIde1581,reprisparHenriIVen1597,s'efforced'étendre à tout le royaume le système corporatif. Richelieu et Colbertaccentuent encore cette politique. C'est un même esprit - l'esprit dumercantilisme — qui inspire la création de manufactures royales et lerenforcementdesmétierstraditionnels.

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Ainsi, Poitiers, qui avait 18 communautés « jurées » au XIVe siècle, encompte25auXVIeet42auXVIIIe18.ÀParis,lenombredemétiersjurésétaitde 60 en 1672 et de 129 en 169119. Des industries nouvelles comme lespapeteries sont contraintesde seplier aumouledes jurandes.EnAngleterre,bien que de manière moins systématique, les Stuarts tentent d'appuyer lescorporationsurbainescontreledéveloppementducapitalismemarchand20.Lesmétiers«jurés»,dontlesprivilègessontadministrésparlaprofession

et garantis par le pouvoir royal, ont l'organisation la plus rigide. Certainshistoriens comme Henri Hauser ont souligné le fait qu'ils ne représentaientqu'une minorité, et qu'ils étaient donc loin de contrôler l'ensemble de laproduction.L'industrieruraleleuréchappe,cequiaura,onleverra,d'énormesconséquences.Ilexisteaussiungrandnombredevilles«libres».Ainsi,Lyona toujours défendu avec acharnement la « liberté du travail » contre lestentatives de contrôle par la royauté.Mais qu'est-ce à dire?Que ce sont lesagents municipaux qui font fonction de jurés, assurent les « visitations » etcontrôlentlaqualitédesproduits.Lescontraintespeuventêtreaussitatillonnesetaussiefficacescontrelalibertéd'entreprendrequesiellesétaientexercéesparlesjuridictionssanctionnéesparlespatentesroyales.AumilieuduXVIIIesiècle encore, une querelle « moyenâgeuse » éclate à Lyon entre lescordonniersetlessavetiers(lespremierstravaillentlecuirneuf,tandisquelessavetiers réparent les chaussures usagées). Les cordonniers dénoncent « latroupeerranteetirrégulière»dessavetiers:

Ilseraitbieninjustequedesaventuriersquin'ontpointessuyélesépreuvesetquin'ontpointremplilesobligationsauxquelleslesmaîtresontétésujetsvinssentpartagerleurétat;ceseraitmêmedétruiretoutedisciplineettoutrèglement,puisquelaconditiondessavetiersseraitégaleàcelledescordonniers,ilneseraitplusbesoindesesoumettreauxstatutspourl'apprentissage,lecompagnonnageetlamaîtrise21.«Troupeerranteetirrégulière»,«aventuriers»d'unepart,état,condition,

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discipline, statut, d'autre part : au-delà même des intérêts économiquesdéfendus par ces régulations, c'est de la place des métiers dans une sociétéd'ordresqu'ils'agit.Laparticipationàunmétierouàunecorporation(cetermeapparaîtseulementauXVIIIesiècle)marquel'appartenanceàunecommunautédispensatricedeprérogativesetdeprivilègesquiassurentau travailunstatutsocial. Grâce à cette dignité collective dont le métier, et non l'individu, estpropriétaire, le travailleur n'est pas un salarié qui vend sa force de travail,mais le membre d'un corps social dont la position est reconnue dans unensemblehiérarchique.Ainsi,lesréglementationsdesmétiersn'ontpasseulementlerôletechnique

d'organiserlaproductionetdegarantirlaqualitédesproduits.Ellesinterdisentl'existenced'unmarchésurlequellesmarchandisescirculeraientlibrement:niconcurrence, ni liberté d'augmenter la production. Mais elles interdisentégalement l'existenced'unmarchédu travail :ni libertéd'embaucheni libertédecirculationdestravailleurs.Decepointdevue,iln'yapasdedifférencedenatureentrelesdiverstypesderéglementations:«Qu'onsoitenprésenced'unmétier juré, soumis au pouvoir royal, ou d'un métier réglé, soumis à lamunicipalité, ou des métiers libres, soumis aux règlements de police, onconstate, par conséquent, qu'il n'y a nulle part de véritable liberté. Il existeseulementdesformesdiversesderéglementations22.»

Ce que William Sewell appelle l'idiome corporatiste23 commande donc

aussibien l'organisation techniquede laproductionque l'organisationsocialedu travail. Il fait du métier une propriété collective dispensatrice à la foisd'emploietdestatut,réservéeaunombrepardéfinitionlimitédesesmembres,et dont les franchises reposent sur la défense d'une seule forme de travailsocialement légitime. Un métier se constitue autant à travers la fonctiond'exclusion qu'il assure à l'égard des hors-statuts que par les prérogativespositivesqu'ildispense.Cependant, souligner l'importance de cet idiome corporatiste sur

l'organisationdutravailjusqu'àlafindel'AncienRégimenerevientpasàdirequ'illamaîtrisecomplètement.Enparticulier,l'historiographielaplusrécentemarqueunetendanceàrevenirsurlaconceptiontroprigidedéveloppéeparleshistoriens classiques du corporatisme, telle qu'elle vient d'être présentée.Unouvrage comme celui deMichel Sonenscher,Work andWages, établit qu'au

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XVIIIe siècle en tout cas il existe une fluidité de lamain-d'œuvre d'atelier àatelier, de ville à ville, plus forte qu'on ne le croyait24. Porosité du systèmecorporatisteplusgrandequ'onnesel'estreprésentéengénéral,cequiaufondn'ariend'étonnant:larigiditéaffichéedecetteorganisationprendàcepointàcontre-pied des trends profonds du développement commercial et industrielqu'ellenepeuts'appliqueràlalettre.Maisqu'unestructureserévèleporeuseàl'usagenesignifiepasqueseseffetssoientnégligeables.C'estprincipalementdans cet intervalle entre la rigidité d'une structure et ses incessantsdébordements que s'insèrent difficultueusement différentes figures du salariat.Leparadoxedont il faut rendrecomptec'estque,mêmeminéde l'intérieuretcontournédetoutespartsparladynamiqueducapitalismenaissant,lesystèmecorporatiste continue d'empêcher la promotion d'un libremarché de lamain-d'œuvreetd'uneconditionsalarialesolide.

Lasignaturedumétier

Minédel'intérieur,lesystèmedescommunautésdemétierestencrisedèsleXIVe siècle au moins. À partir de cette date, les chances de parvenir à lamaîtrisesefermentetserontbientôtpratiquementréservéesauxfilsdemaîtres.Des réglementationsdeplusenplus tatillonnesetdesconditionsd'accèsà lamaîtrise de plus en plus lourdes, telle la généralisation du coûteux « chef-d'œuvre» (qui était rarement exigé auparavant), ont pour effet de bloquer lapromotion interne et de réduire le recrutement externe. Cette fermeture est àl'originedelaconstitutiondedeuxcatégoriesdetravailleurs.Lescompagnonsprivésdelapossibilitéd'accéderàlamaîtriseformentunesortedeclassedesalariés à vie qui tente de s'organiser pour la défense de ses intérêts25. Desgrèves de longue durée sont attestées dès le XVIe siècle, comme celle descompagnonsimprimeurslyonnaisetparisiensde1539à1542.Lescompagnonstententsurtoutdecontrôlerl'embauche,et,danslesvillesetlesmétiersoùilssontlemieuxorganisés,ilsparviennentàimposerlerôledu«rouleur»—uncompagnonmandaté par ses pairs pour accueillir les ouvriers à la recherched'un travail et les placer chez des maîtres agréés —, qui exerce un quasi-monopole sur l'emploi. D'autres compagnons privés de la possibilité dedevenirmaîtrestententdes'établiràleurcompte.Cesontles«chambrelans»,mot forgé au XVe siècle, ce qui atteste que cette pratique était déjà trèsrépandue26.

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Maiscequel'onpourraitnommerleseffetsperversdusystèmedesmétiersn'apaslacapacitédetransformerd'unemanièresignificativel'organisationdutravail.Leschambrelanssontdesclandestinsimpitoyablementpourchassés.AuXVIIIesiècleencore,les«saisies»semultiplientetdenombreuxchambrelanssontmêmeembastillésparlettresdecachet27.Lesorganisationsdecompagnonssont également réprimées. Pourtant, tout en s'opposant aux maîtres, ellespartagentlesidéauxcorporatistes.Lescompagnonssalariésluttentenfaitpourpartagerlesprivilègesdumétier,ycomprisetsurtoutdanscequ'ilscomportentde restrictif par rapport à l'ouverture d'unmarché du travail. Ils s'organisentpourcontrôlercemarchéenexcluantles«forains»quiessaientdevenirlouerleurs bras dans la ville, et ceux qui ne sont pas passés par les règlestraditionnellesdel'apprentissagedesmétiers28.Lesdysfonctionnementsinternesdel'idiomecorporatisten'anticipentdoncen

aucune matière une organisation alternative du travail telle que pourra lapromouvoir le capitalisme industriel sur la base du contrat de louage de laforcedetravail.L'organisation artisanale du travail est aussi débordée par des dynamiques

qui la contournent. Ces transformations ont pris trois formes principales :l'hégémonie exercée par les marchands sur la production, le développementd'une«proto-industrie»rurale,etlacréationdemanufacturesàl'initiativedupouvoir royal.Mais ici encore ces développements importants ont aumoinsautantfreinéquefavorisélaconstitutiond'uneconditionsalarialemoderne.

1.Lerôledesmarchands est déterminantdès leMoyenÂgedans certains

secteurscommeletextileetsurtoutladraperie,quireprésentent,enparticulierdanslesFlandresetenItalieduNord,la«grandeindustrie»del'époque.Lafabrication d'une pièce de drap, par exemple, exige une quinzaine ou unevingtaine d'opérations — le lavage, le peignage, le cardage, le séchage, letondage, le filage, la mise en écheveau, le tissage, le battage, le foulage, lateinture...—etdoncunedivisionpousséedutravail.Maiscelle-cisefaitsurlabasedel'organisationartisanale:lesprincipalesopérationssonteffectuéespardes maîtres qui ont leur atelier, leurs outils, leurs compagnons et leursapprentis29. Ilssontpourtantsousladépendancedumarchand—le«drapiermarchand » en Flandre ou le clothier anglais—, qui, en général, fournit lamatière première, commercialise le produit fini et contrôle l'ensemble du

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processus.Luiseulpeut investirdessommes importantes, ila seulaccèsauxcircuits de vente et peut amortir les fluctuations du marché. Il est ainsi unvéritable capitaliste. Le producteur direct, quant à lui, n'est ni capitaliste niprolétaire. Certes, il reste propriétaire de ses instruments de production etsalariesespropresemployés.Maisilperdtoutemaîtrisesursonproduit,parcequ'il ne le commercialise pas lui-même et parce que sonœuvre n'est qu'uneétapedansunechaînequiaboutitauproduitfinietcommercialisable.Ilnepeutdonc entrer pour son propre profit dans le processus d'accumulation desrichesses.Cetteorganisation«capitaliste»,sourcedegrandesfortunescommerciales

dès le Moyen Âge, s'est donc coulée tant bien que mal dans la structuretraditionnelledel'artisanat.Appeléed'abordparlesexigencestechniquesdeladivisiondu travail textile, ellevabientôt rogner l'indépendancedenombreuxmétiers. Ainsi d'autres, vers le XVIe siècle, les merciers parisiens fonttravaillerdifférentsartisansdeproduitsdeluxe.Ceux-ciconserventcependantlecontrôledelaqualitédesproduits.Alamêmeépoque,àLondres,lesmétiersdu cuir sont dominés par la puissante Leathersellers Compagny of London.GeorgeUnwinadécritendétail,pour laFrancecommepour l'Angleterre, lalutte séculaire mettant aux prises les grands marchands, qui commandent lecommerce au niveau national et international, lesmarchands-employeurs, quitententdefaireentrerlesartisans«indépendants»dansunelogiquedelasous-traitance, cespetits artisans, les smallmasters, qui tentent demaintenir leursprérogatives traditionnelles en en appelant souvent au pouvoir royal, lescompagnons et apprentis enfin, repoussés à vie dans la catégorie de purssalariés30. La complexité de ce paysage rend compte de l'ambiguïté dessituationsetdelacascadedecompromisquis'élaborent,sefontetsedéfontaufildesannéesetdessiècles.Si lecapitalismecommercialaffirmesavolontéd'hégémonie, il ne s'impose pas sans partage, et la défense acharnée desprivilègesmetcontinuellementdesfreinsàlalibertéd'entreprendre.La situation de la grande fabrique de soie de Lyon auXVIIIe siècle, sans

doute la plus grande concentration industrielle pour l'époque puisque 30 000personnesseconsacrentàlamêmeactivité,illustrebienlacomplexitédecessituations31. La fabrique est dominée par un groupe restreint de marchands-employeurs, richesnégociantsdontcertainspeuventcontrôlerentièrementunecentainede«maîtresouvriers»réduitsàlaconditiondefaçonniers.D'autresartisans essaient de maintenir une indépendance fragile et menacée32. De

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nombreuxauteursontinsistésurladégradationprogressivedelaconditiondesartisans lyonnais : beaucoup sont des quasi-prolétaires réduits à la misère,tandis que la classe des marchands est opulente et dominatrice. Les maîtresfaçonniers eux-mêmes dénoncent en 1780 la « libertémeurtrière » qu'ont lesmarchandsdefixerlestarifs:«Cen'estpointauxdépensdel'étranger,nidusuperfludel'opulence,quelemarchands'enrichit,c'estdelasubsistancedesesconcitoyens les plus pauvres qu'il s'engraisse... Il fait gémir dans l'indigencedeshommesdignesd'unmeilleursortquand ilssont industrieux,économesetactifs33. » Incontestables accents de « lutte de classes », mais qui doivents'éclairer de deux remarques. Premièrement, c'est d'un idéal d'indépendanceartisanalequelecanutlyonnaisseréclame,dumoinsjusqu'auXVIIIesiècle.Saprolétarisationestd'autantplusunedéchéancequ'ilcontinueàvouloirsevivrecomme un maître. Deuxièmement, l'hégémonie du marchand n'est pas encorecelle d'un capitaliste industriel. La décadence de l'artisanat n'a pas donnénaissance sur une large échelle à un groupe qui assure à la fois les statutsd'employeur et d'organisateur de la production, c'est-à-dire à un groupe decapitalistesindustriels.Cette situation n'est pas propre à la fabrique lyonnaise. La structure

artisanale a fait obstacle au développement de producteurs qui investissentdanslaproductionelle-mêmepourtransformerleurentrepriseetluidonneruncaractèrecapitalisteindustriel.Sansdouteexiste-t-ildepuisleXIVesiècle,eten tout cas depuis le XVIe, un « esprit capitaliste » au sens de Sombart,caractériséparlegoûtduprofit,lesensducalculetdelarationalité,lavolontéd'accumulerlesrichesses34.ChristopherHillnoteainsi:«L'hommed'affairesduXVIesiècleprésenteunprofil[outlook] trèsdifférentdeceluiduseigneurféodal.Ilmégotesurlemoindrepennyenplusouenmoinspourforcerautruiàtravaillerpourlui.Etpuisquelestravailleurschoisissent«volontairement»detravaillerpourlui,ilnesesentaucuneresponsabilitéàleurégardlorsquelestempssontdurs:s'ilssontmécontentsdecequileurestproposé,qu'ilsaillentvoirailleurs35.»Ainsi,lemécanismedel'extractiondelaplus-valueestdéjààl'œuvredans

le capitalisme commercial.Mais il diffère de la forme qu'il prendra dans lecapitalisme industriel par deux traits : le profit n'est pas le bénéfice duproducteur, mais celui du marchand qui le commandite et commercialise leproduit;letravailleurn'aguèrelaressource«d'allervoirailleurs»,cariln'yapas de « libre » marché du travail. Cette forme de capitalisme, fût-elle

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conquérante, repose sur les contraintes de l'organisation traditionnelle dutravail, qu'elle ne subvertit pas complètement mais qu'elle détourne à sonprofit.Lamobilité et lamodernité du capitalismemarchand s'appuient sur lapermanencedumodedeproductiondominéparl'artisanat.

2. L'extension de l'artisanat rural représente une autre ligne de

développement « industriel » qui contourne sans la détruire l'organisationtraditionnelle des métiers. Parce que le système corporatif est une structureessentiellementurbaine,lesrurauxnesontpasassujettisàsescontraintes,maisils ne relèvent pas non plus de ses protections. Ils sont dès lors disponiblespour travailler,àplein tempsou leplus souventpendant les tempsmortsdestravaux agricoles, pour les marchands des villes qui procurent la matièrepremière.C'estleputting-outsystem:lemarchandfournitlalaine,ledrapoulemétal—parfoiscertainsoutils—,etilrécupèreleproduitfini,ousemi-fini,qu'ilcommercialise36.Cetteformedesous-traitanceest,elleaussi,apparuetrèstôt.Unebonnepart

delafortunedeBrugesoudeGandatenuaufaitque,dèsleMoyenÂge,lespaysansduplatpaysflamandtravaillaientpourlesdrapiersdecesvilles.Maiselle se développedans des proportions considérables, enAngleterre d'abordoù,parcequelesmétiersurbainssedéfendentplusmal,ellereprésentedèsleXVIesiècleenvironlamoitiédelaproduction«industrielle».Surlecontinent,c'estauXVIIIesièclequ'elleconnaîtsaplusgrandeexpansion.Contrairement à une représentation répandue, la « proto-industrie » n'est

donc pas un résidu archaïque du développement industriel. D'abord parcequ'elle admet une certaine division du travail : de nombreux artisans rurauxpeuvent travailler à la confection d'une même pièce que le marchand faitcirculeretdont il récupère leproduit fini.Maissurtoutparcequ'elles'inscritparfaitement dans la logique du développement du capitalisme marchand.L'artisanatruralprésenteeneffetdemultiplesavantages:salairesplusbasquela rétributiondesartisansurbains,puisqu'il s'agit leplussouventd'unsalaired'appoint pour les exploitants d'une tenure; faiblesse des investissementsnécessaires,quasiréduitsàlafournituredesmatièrespremièresetauxcoûtsdela commercialisation des produits; possibilité d'amortir sans risques lesfluctuations dumarché, puisqu'il n'y a pas de capital fixe à rentabiliser. Cesproduits ont pu ainsi alimenter, d'unemanière rentable pour lemarchand, un

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marchénationaletmêmeinternational37.Maislaproductionapusespécialiser,les échanges s'intensifier, les bénéfices s'accroître, sans qu'il y aittransformationdurapportdeproduction,quicontinueàsemoulerdanslecadred'une économie domestique en économisant la nécessité des concentrationsindustrielles.Ces caractéristiques bloquent en même temps le développement d'un

capitalisme industriel et l'avènement de la formemoderne du salariat qui seconstituera à partir des ouvriers de la grande industrie. Ces quasi-salariéspartielsetmisérablesquesontleplussouventlesartisansrurauxnes'inscriventévidemment pas dans une logique d'accumulation capitaliste. En général, ilsproduisent pour compléter les profits de leur petite exploitation agricole.Davantage : en continuant à fonder la production sur la domiciliation, cesystèmemaintientlesrapportstraditionnelsdedépendanceetlesvaleursdelasociété rurale. L'artisan rural est un paysan plutôt qu'un ouvrier, son activitéindustrielle reste cadrée par les régulations d'une économie domestique. Àtraversledéveloppementdel'artisanatrural,lescampagnesprofondespeuventainsiparticiperaudéveloppementdumarché,del'économiemonétaireetdelaproduction industrielle, bref, à la promotion de lamodernité,mais sans êtrepour autantmodernisées en profondeur.Nonpas que cette intrusion soit sanseffetsurlesrapportssociauxdanslescampagnes,maiscestransformationssontambiguës du point de vue économique et social. Le développement del'artisanat rural permet une surpopulation des campagnes par rapport auxressources proprement agricoles, l'abaissement de l'âge des mariages, unecroissancedémographique rurale importanteetunedifférenciationaccruedesrapportssociauxàlacampagne38.Maisiléconomiseourestreint lerecoursàl'exoderural,etconservelaprééminencedestutelleslocales.Ainsi,ilempêcheou retarde la constitution d'un prolétariat au sens moderne. Conséquencefondamentale sur laquelle il faudra revenir, le développement de la proto-industrie, sa longue persistance très avant dans le XIXe siècle rendentlargement compte de ce que l'on pourrait appeler l'exceptionnalité duprolétariat moderne : exceptionnel parce qu'il est longtemps resté trèsminoritaire,maissurtoutparcequ'ilposeunproblèmesocialinéditdufaitqueles ouvriers des premières concentrations industrielles seront souventcomplètementcoupésdeleursattachesterritoriales.Àl'inverse,etbienqu'ilsedéveloppeenparallèleetcontrelescontraintesdel'artisanaturbain,l'artisanatrural,enmaintenantdanslescampagneslestutellestraditionnelles,assureunefonction de régulation homologue à celle qu'exercent les corps demétier sur

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l'artisanaturbain.La relation entre le développement de la proto-industrie et l'avènement du

capitalisme industriel n'est donc pas univoque. Ce n'est pas un hasard sil'Angleterre,oùs'estproduited'abord la révolution industrielle, était aussi lepaysoùleputting-outsystemétaitleplusanciennementimplantéetn'avaitplusde marges de développement suffisantes pour répondre aux demandes dumarché.Onpeutfaire l'hypothèseque larévolution industrielleseproduit,aumoinspourunepart,lorsquel'Angleterren'aplusde«FarWest».J'entendsparlàlorsquel'industrieruralenepeutplusconquérirdenouveauxterritoires,àlafois parce qu'elle est implantée depuis longtemps et parce que le nombre depetites tenures paysannes qui pourraient lui fournir une main-d'œuvre est deplus en plus restreint du fait de la concentration de la propriété rurale et dudéveloppement des « enclosures39 ». Deux conséquences, décalées dans letemps,de laprécocitédudéveloppementde l'artisanat ruralenAngleterre. Ilirrigueplustôtunmarchénational—etmêmeinternational—florissant,tandisque les campagnes françaises, ayant une plus faible productivité artisanale,alimentent moins le marché en produits «industriels». Ensuite, lorsque lemarché de l'artisanat rural est saturé en Angleterre, il est encore ouvert enFranceetsurlecontinenteuropéen:ilrestedesréservesdemain-d'œuvredanslescampagnes,quipermettentledéveloppementdelaproto-industrieauXIXe

siècleet freinerontd'autant la croissanced'une industrie«moderne 40 ».Lesdeuxprincipalescaractéristiquesdela«révolutionindustrielle»peuventainsis'interpréter comme deux ripostes aux insuffisances de la proto-industrie :recours à lamachine, qui démultiplie la productivité du travail sans avoir àmultiplierlenombredestravailleurs;réuniondestravailleursdanslafabrique,qui permet une meilleure division du travail, une meilleure surveillance, unattachement complet de l'ouvrier à sa tâche, et met ainsi fin à ces élémentscontre-productifs de l'artisanat rural qu'étaient la dispersion géographique,l'indépendancedutravailleurruralattachéàsaterredavantagequ'àsonmétier,sa distance par rapport aux exigences de la culture industrielle41.Mais cette«révolution»n'estpasleprolongementdel'organisationantérieure,elles'estplutôtimposéeàpartirdeslimitesatteintesparl'industrierurale.3.Endépit des apparences, ces premières concentrations industrielles que

sontlesmanufacturesroyalesnereprésententpasnonplusuneanticipationdesformes modernes de production et du type de salariat qui y est attaché.InauguréesenFrancepar lesValois,développéesparRichelieuetsurtoutpar

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Colbert, elles échappent certes complètement au système des jurandes.Maiselles restent fondéessur leprivilègeetcontredisent la libertédu travailet laconcurrence.Parlettrespatentes,leroifondelui-mêmeunétablissementquiale monopole de la fabrication de certains produits (manufactures royalesproprement dites, comme Saint-Gobain,Aubusson pour les tapisseries...), oubien il accorde le privilège de la fabrication pour un temps limité à unparticulierouàungroupedeparticuliers.Cescréationsdoiventsecomprendredanslecadredumercantilisme,c'est-à-direselonunelogiquecommercialeetmêmepolitiqueplusqu'industrielle.L'idéalseraitd'arriveràl'autarciedanslecadre du Royaume, afin d'éviter le déséquilibre de la balance commerciale.Colbert lui-même l'exprime avec clarté : « Je crois que l'on demeurerafacilementd'accorddeceprincipe,qu'iln'yaquel'abondanced'argentdansunÉtat qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance42. »Éviter lesimportations est un devoir impérieux de l'État, et spécialement l'achat desproduitsdeluxe,commelessoieriesoulestapisseriespriséesparlanoblesseet les classes dirigeantes, ou des produits à usage militaire, tels lesconstructions navales ou les armements. Il faut donc fonder de nouvellesindustries pour couvrir la demande nationale dans ces domaines, tandis quel'artisanattraditionnelrenforcé(lepouvoirroyaltentesimultanémentd'étendrel'emprisedes jurandes) répondraauxbesoinsducommun.Lamanufactureestun instrument au service de la politique étrangère de la royauté davantagequ'uneinnovationquiobéiraitàunelogiqueproprementéconomique.Ainsi,lamanufacture«asadirectiontoujourssoumiseaucontrôledel'État,

son état-major, ses chefs d'atelier, ses contremaîtres, ses chefs d'équipe, sescommis,sesspécialistes,sesmanœuvres43».C'estunestructurehiérarchiqueet fermée.La discipline y est impitoyable, le travail est souvent encadré pardesprières44.Lepersonnelcomprendunepetiteélited'artisans trèsqualifiés,souventd'origineétrangère,que l'onadébauchéspouraccaparer leur savoir-faire,etunpersonnelsous-qualifié,engénéralrebelleàcetyped'encadrement,etdontlerecrutementévoquelesformesderacolagepratiquéesparl'armée.Onprenddesforçatspourleschantiersnavals,onessaied'enrôlerdesindigentsetdeformerunemain-d'œuvreféminineetenfantine,réputéeplusdocileetmoinsexigeante45. Ces tentatives se heurtent à l'hostilité des artisans locaux, maisaussi,semble-t-il,àcelledelamajoritédelapopulation:ladécisiond'établirdansplusieursvillesdesmanufacturesdedentellespourfabriquerle«pointdeFrance », afin de concurrencer le « point d'Angleterre » et le « point de

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Venise », déclenche à Alençon de véritables émeutes. Il est presque partoutimpossiblederecrutersurplaceunemain-d'œuvresuffisante,alorsmêmequ'on«importe»desouvrièresitaliennespourencadrerlesautochtones46.Ajoutonsque ces manufactures ne prennent que rarement la forme de véritablesconcentrationsindustrielles.Leplussouvent,cesontdegrandes«entreprisesdispersées », ou des « nébuleuses », réunissant sous unemême direction denombreuxateliersquieffectuentun travaildumêmetype,ouunétablissementcentral faisant travailler une foule d'artisans dispersés dans la ville, lesfaubourgsoulacampagne.Cettestructureestdoncloind'anticiperl'usinemoderneetledéveloppement

del'industriecapitaliste.Sapériodedeplusgrandeexpansionacoïncidéavecl'apogéedumercantilisme.Émanationde l'absolutisme royal, elleprendra finavec lui, ou se maintiendra comme une survivance sans impact sur ledéveloppementéconomique47.Quantà leur recrutementet leur réglementationinterne, lesmanufactures fonctionnent commedes institutions de travail forcéplutôtquecommedesinitiatricesdelalibertédutravail.C'estd'ailleursdanslamêmelogiqueetauxmêmesmomentsquelepouvoirroyallesprôneetqu'ilessaied'étendrelesjurandestraditionnelles.

DansunpassagecélèbreduCapital,Marxécrit:

Lepassagedumodedeproductionféodalaumodedeproductioncapitalistes'accomplitdedeuxfaçons:leproducteurdevientcommerçantetcapitaliste;ils'opposeàl'économienaturelleagricoleetautravailmanuelorganiséencorporationsdel'industrieurbainemédiévale.Telleestlavoieeffectivementrévolutionnaire.Oubienlecommerçants'emparedirectementdelaproduction.Cedernierprocessus,quoiquereprésentanthistoriquementunephasedetransition—leclothieranglaisduXVIesiècle,parexemple,contrôleles

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tisserands,quisontnéanmoinsindépendants,enleurvendantlalaineetenleurachetantledrap—,neportepasensoiàlarévolutiondel'ancienmodedeproduction,qu'ilmaintientaucontraireetsauvegardecommesaconditionmême48.On pourrait discuter de ce que Marx entend par « phase de transition »,

expression ambiguë.Mais il est vrai que la voie qui représente une rupture«révolutionnaire»parrapportaumodedeproductionantérieurestbiencelleducapitalisme industriel, qui se caractérisepar le fait que leproducteur lui-mêmeaccumule lesbénéficesdesapropreproduction, investitetproduit lui-même pour le marché. Or les principaux facteurs qui alimentent ledéveloppement du capitalisme marchand, la réduction à l'état de façonnierd'unepartiedel'artisanaturbaincommel'expansiondel'artisanatrural,nevontpas, du moins en ligne directe, dans ce sens. Tout en permettant uneaccumulation importante de richesses, ce modèle de production maintient ladépendance du producteur à l'égard dumarchand et s'accommode de formestraditionnelles de l'organisation du travail. La production de la manufactureroyale fondée sur le monopole ne s'inscrit pas davantage dans une logiqued'accumulation capitaliste. Ainsi, si elles s'opposent aux régulations del'idiomecorporatiste,cesformesdeproductionnepromeuventpas,directementdumoins,un«libre»marchédutravail.C'estlepointenquestionici.Ilnes'agitpasdeseprononcersurl'énormeet

épineux problème des conditions de l'avènement du capitalisme enOccident.Maiscedétourétaitnécessairepourrendrecompted'unconstatàpremièrevuemystérieux.Endépitd'extraordinairestransformationséconomiquesetsocialesintervenuesdepuisleMoyenÂge,lesrelationsdetravailrestentdominéesparunmodèlequicontredit lesexigences,pourtantdéjàà l'œuvre,de la liberté :libertéd'entreprendre,decirculer,deproduire,d'échanger...Qu'est-cequirendcomptedelapersistancedecemodèle?Pourquoilapromotiond'unsalariat,ausens où nous l'entendons aujourd'hui, a-t-elle demandé un tel temps pours'imposer?

Travailréglé,travailforcé122

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Proposons cette réponse : avant la révolution industrielle, travail réglé ettravail forcé représentent les deuxmodalités principales de l'organisation dutravail. Deux modalités de l'exercice de la contrainte dont la persistanceexpliquequeletravail«libre»aiteutantdemalàsetailleruneplace.Maiscette persistance elle-même se comprend seulement si l'on saisit, au-delà etsouvent contre les exigences techniques de la productivité du travail, à quelpointcetteprééminencedelacontrainteestinscriteenprofondeurdansleplandegouvernementalitédecessociétés.Par « travail réglé », j'entends ici l'ensemble des réglementations des

métiers, à la fois métiers jurés et métiers gérés par les réglementationsmunicipales49. Si leur permanence est si souvent contre-fonctionnelle parrapportauxexigencesd'uneorganisation«rationnelle»delaproduction,c'estqu'ellesrépondentd'abordàun impératifd'unautreregistre,que l'onpourraitformulerainsi:àquellesconditionsletravailpeut-ildevenirun«état»?Cequinevapasdesoi,sil'onsaitl'immenseméprisdanslequelestalorstenuletravailmanuel.«Lesartisans,ougensdemétiers, sont ceuxqui exercent lesartsméchaniques,et,de fait,nousappelonscommunémentméchaniquecequiestviletabject.Lesartisans,étantproprementméchaniques,sontréputésvilespersonnes50.»LoyseauentérineicilahiérarchiedesordresformaliséeauXIesiècle,selon

laquelle le service de Dieu exercé par les oratores — les clercs — et leservice des armes exercé par les bellatores— les seigneurs— excluent letravailmanuelsouspeinededérogeance51.Le«troisièmeordre»estceluidestravailleurs(laborantes),essentiellementàl'époquelestravailleursdelaterre.Mais cette trichotomie correspond à une économie domaniale au sein delaquelle lavillen'occupequ'uneplacedérisoire.Ledéveloppement parallèledesvillesetdela«bourgeoisie»estd'embléeunfermentdedéséquilibreausein de cette organisation52. Les « bourgeois » sont pour une bonne part lesreprésentants des «métiers », les artisans, à la fois émancipés des tutellesféodalesetéconomiquement indépendants.Significativement,JacquesLeGoffdateduXIIesiècle,etsurtoutduXIIIe,unecertainereconnaissancedu travailmanuel qui s'impose aux gens d'Église eux-mêmes : les catégoriesprofessionnelles deviennent des « états » reconnus à partir desquels lesmanuelsdesconfesseursopèrentunenouvelleclassificationdespéchés53.Reconnaissancequinesefaitpassansréticences:«Travailambiguencore

oùsereconnaîtlaconfusionproprementmédiévaleentrelapeine,lafatigueet123

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l'exerciced'une tâcheéconomiqueausensmoderne.Le travailest labeur54. »Néanmoins, ledébatest lancé.Le troisièmeordreestenpassededeveniruntiersétatdotédeprérogativespositives.Maispasletiersétatdanssatotalité.Avecsacomplexificationcroissante,laquestiond'avoirounonun«état»,c'est-à-direunstatut revêtud'unedignité sociale,va seposerauseinmêmedecetroisièmeétat.Mieux : le partage s'opère au sein des travailleursmanuels.Certaines activités manuelles, celles qui constituent les « métiers »,correspondentàdes«états»,etlesautresàriendutout.Lorsqu'àl'aubedelaRévolutionl'abbéSieyèslancesonpamphletfameux,cen'estpaspourtoutletroisième ordre qu'il exprime l'exigence d' « être quelque chose 55 ».À peuprès au même moment, un autre auteur moins connu publie les Cahiers duquatrième ordre, « celui des pauvres journaliers, des infirmes, desindigents56»,detousceuxquin'ontrienetnesontrien.Letroisièmeordres'estdédoublé.Lapromotiondutiersétatneserapascelledel'ensembledupeuple.Sa frange inférieure, exclue de la reconnaissance sociale et politique, estconstituéepar«lapopulacequin'aquesesbraspourvivre57».Enjeuessentiel,donc,etd'autantplusqu'iln'yapasconsensuspourdécider

où passe exactement cette ligne de partage. Loyseau formule l'option la plusrestrictive, puisqu'elle exclut comme « vils et abjects » tous les métiersmanuels, réservant les « dignités » aux « arts » parce que dans les arts « laconception,letravaildelapenséeprendlepassurceluidelamatière58».Aucontraire, pour la tradition corporatiste dans son ensemble, évidemment untravail, même « mécanique », peut trouver une place, surbordonnée maislégitime, dans le système des dignités sociales. Mais c'est à la conditionexpresse qu'il obéisse à des réglementations strictes, celles précisément quisontdonnéesparl'idiomecorporatiste.Celui-ciadoncunefonctionessentielledeplacementetdeclassement.Ilarracheletravailmanuelàl'insignifiance,àl'inexistencesocialequiestsonlots'ildemeureuneactivitéprivéeexercéepardeshommessansqualités.Lemétierestuneactivitésocialedotéed'uneutilitécollective.Grâce à lui,mais grâce à lui seulement, certains travauxmanuelspeuventêtredédouanésdeleurindignitéfoncière59.L'idiomecorporatistecommandeainsil'accèsàcequel'onpourraitappeler

lacitoyennetésociale,lefaitd'occuperuneplacereconnuedanslesystèmedesinterdépendances hiérarchiques qui constituent l'ordre communautaire. Cetteappartenanceorganiquedesmétiersàl'organigrammedesdignités,quiestaussicelui des pouvoirs, est explicitement reconnue par le parlement de Paris

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lorsqu'il s'oppose en 1776 à l'édit de Turgot supprimant les jurandes. Leparlement justifie sa position par sonmandat sacré de devoir «maintenir lasituationtraditionnelledesordres».Orlescorpsdemétiersfontpartie«d'unechaîne dont les anneaux vont se joindre à la chaîne première, à l'autorité dutrône qu'il est dangereux de rompre60 ». Les régulations du travail sontrattachées à travers une série complexe d'emboîtements au sommet de lapyramidesociale.Ytoucher,c'estébranlerl'ensembledel'édifice.

Lemétiertracedonclalignedepartageentrelesinclusetlesexclusd'untel

systèmesocial.Endeçàc'estlechaos,l'indignitétotaledesgensde«vilétat».Les privilèges dumétier sont en revanche des prérogatives,minuscules sansdoute,maisdumêmetypequelesprivilègesdesgrandscorpsreconnus.Ainsi,mêmeetpeut-êtresurtoutparcequ'ilssontminuscules,ilssontessentielsentantqu'ilsconstituentcertainsmétiersmanuelsenétats,enlesdistinguantàlafoisdes autres états beaucoup mieux dotés et de la masse sans statut, la«populace»oula«canaille».Onpeutdoncconcevoirquelecaractèrecontraignantdecesrégulations—

lescontraintessontd'ailleurspartagéespartouslesprivilégiés,mêmelesplusgrands, l'obligation et l'interdit étant toujours l'envers du privilège—puisseapparaîtresecondaireparrapportàcefantastiquebénéficedepouvoiraccéderainsiàl'existencesociale61.D'autantquel'alternativen'estpasentrecontrainteetliberté.Êtrelibérédecesréglementationsnesignifiepasêtrelibre,maissetrouverplacéfaceàunsystèmebeaucoupplusimpitoyabledecontraintes.Qu'ya-t-il en effet, endehors du systèmedesmétiers?Beaucoupmoinsde travaillibre que de travail forcé. Pour une organisation du travail globalementdominée par le paradigme de l'obligation, il y a les privilégiés de lacontrainte, et ce sont lesgensdesmétiers.Laplupartdes autres travailleursmanuelsrelèventdesystèmesd'obligationsplusdures,quieuxnesontassortisd'aucunprivilège.L'absencedesrégulationscollectivesdumétierplaceeneffetl'individu seul et démuni face aux régulations générales de police, qu'il fautentendreausensdel'époque:toutcequiestnécessaireàlaconservationetàl'entretiendeshabitantsd'unevilleoud'unenation,età lapromotiondubienpublic62.Lesoccupationséchappant aux régulationsdesmétiers relèvent ainside la

police des pauvres : « La seule police des pauvres renferme tous les autres

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soinset tous lesautresobjetsdubienpublic63.»Elle comprend la disciplinedesmœurs(luttecontrel'oisivetéetlelibertinage),laconservationdelasanté(luttecontrelesinfectionsetlesépidémies),l'assistance(surtoutl'organisationdes hôpitaux pour les invalides) et la réglementation du travail pour lesvalides:«Ilimporteainsipourlasûretéetpourlatranquillitépublique,pourle commerce, pour les Arts et pour l'Agriculture, que la cessation de cedésordre,endiminuantlenombredesvagabonds,fournisseàl'Étatunnouveausecoursdelaboureursetd'artisans64.»Siletravailestaffairedepolice,lerôled'une bonne police appliquée aux pauvres qui ne travaillent pas est de lesforceràtravailler.Letraitementduvagabondage,onl'avu,représentelaformelimitede cette exigencequi s'exhibe alors commepure contrainte, l'impératifcatégoriquedu travail sansmême lapossibilité d'accéder au travail.Mais leparadigme vaut pour l'ensemble des travailleurs non inscrits dans le systèmedesmétiersets'exprimesouslaformedecequel'onestendroitd'appeleruncodecoercitifdutravail.

C'estenAngleterrequecetensemblededispositionsaprissoncaractèreleplussystématique.Parcequelesystèmedesmétiersyaétémoinsprofondémentimplanté et s'est trouvéplus tôt contournépar le capitalismemarchand, aussiparcequelestransformationsdelasociétéagraireyontété,commeonl'adit,plusrapidesetplusradicales65,lesformestraditionnellesdel'organisationdutravail y ont été plus profondément ébranlées, et la nécessité de les réitérers'est faite encore plus insistante que sur le continent. On a déjà soulignél'importanceduStatut des travailleurspromulguéparÉdouard III en1349. Ilinaugure un ensemble cohérent de dispositions dont le Statut des artisans de1563, les poor laws élisabéthaines, le Settlement Act de 1662 et leSpeenhamlandActde1795représententlespiècesprincipales.LeStatutdesartisans réitère l'obligationdutravailpour tous lessujetsdu

royaume âgés de douze à soixante ans; il fixe à sept années minimalesl'apprentissage desmétiers artisanaux,même les plus simples; il interdit auxjeunes ruraux d'aller faire leur apprentissage en ville; lesmétiers artisanauxsont réservés aux fils d'artisans; et les artisans ruraux ne peuvent avoird'apprentis, car il faut éviter que « plusieurs personnes ne soient sous ladirectiond'unseulhomme66».Lespaysanssans terreetsansqualificationsne

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peuventquitterleurparoissesanslecertificatd'unofficierdepolice,fautedequoi ils sont assimilés aux vagabonds. Le pouvoir royal vise ici à renforcerl'organisationdesmétiersartisanauxurbains,miseàmalparledéveloppementdu capitalismemarchand et duputting-outsystem, et à fixer les populationsruralesdansleursoccupationstraditionnelles.Ilestencadréparlespoor lawsquisesuccèdententre1531et1601.Ellesorganisent,onl'avu,lachasseauxvagabonds.Maisc'estsurlatoiledefonddurappeldel'obligationdutravailpour«touthommeetfemmesaindecorpsetcapabledetravailler,quin'apasdeterre,n'estemployéparpersonne,nepratiquepasdemétierscommerciauxou artisanaux reconnus 67 ». Chaque paroisse doit acquérir des matièrespremières pourmettre au travail cettemain-d'œuvre sans qualification « afinquecesfripons[rogues]n'aientpasl'excusededirequ'ilsnepeuventtrouveruntravailouunserviceàaccomplir68».Travailproposé,travailimposé:lamenaceterribledelacondamnationpourvagabondagepèsesurcesoisifs.ParleSettlementActde1662,lesresponsableslocauxpeuventmêmeexpulsertoutnouvelarrivantnedisposantpasderevenustelsquel'onnepuissegarantirqu'ilneserapasàl'aveniràlachargedelaparoisse.Lesindigentssontainsifixésdans leur paroisse d'origine, en principe d'une manière définitive69. LeSpeenhamland Act de 1795 apporte la dernière pierre à cet édifice. Leshabitants de la paroisse dans le besoin sont secourus sur place, et uncomplémentdesalaireleurestmêmeattribuéenfonctiond'unseuilderevenuindexésurleprixdescéréales.Revenuminimalavantlalettre,maisquiapourcontrepartieunestricteexigencededomiciliationetl'interdictiondelamobilitégéographiquedelamain-d'œuvre70.D'AdamSmithàKarlPolanyi,lescommentateursdecescodesdutravailont

engénéraldénoncéleurinfluencenéfastesurledéveloppementd'uneéconomiemoderne. George Unwin également déclare : « À travers l'ensemble de lalégislationsocialepromueparlesTudors,onvoitl'Angleterredupasséérigeren vain des barrières contre l'Angleterre du futur71. » Ces jugements posenttoutefoisproblème,cardetellesdispositionsn'ontpasempêchél'Angleterredeprendreuneavancedécisivesurlavoiedelamodernité.C'estsansdouteparceque, si elles contredisent les exigences de ce qui va devenir le capitalismeindustriel,ellesnesontpascontre-productivesparrapportàlapériodequileprécède.L'«avance»del'Angleterretient,dumoinsenpartie,aufaitqu'elleaexploitéaumaximumlespossibilitésdel'organisationdutravailpréindustriel,etprécisément lecouplagede l'obligationdu travail etde ladomiciliation.

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Leputting-outsystemenparticulieryaprissesformesd'organisationlesplusprécoces et les plus systématiques. Or il suppose l'existence d'une force detravail captive et peu exigeante, dont la permanence permet d'amortir lesfluctuationsdumarché.Elleestmédiocremententretenueenpériodesdesous-emploiparlalégislationsocialelaplussophistiquéequiexisteàl'époque.LeslibérauxdudébutduXIXe sièclequiont faitde la«charité légale»versionanglaiselacibleprivilégiéedeleursattaques72nepouvaientounevoulaientsans doute pas voir que le système qu'ils dénonçaient avait ménagé unetransitionentrelecapitalismemarchandetlecapitalismeindustriel.C'estbiensemble-t-ilparcequ'elleestparvenueàfairetravaillersurplaceunmaximumd'indigents, en faisant jouer à la fois une législation particulièrement cruellecontre le vagabondage et l'octroi de secours minimaux pour les indigentsdomiciliés,quel'Angleterreapumobiliserunepartimportantedesaforcedetravailsous-qualifiée,avantmêmelarévolutionindustrielle.Celle-ciintervientàpartirdelasecondemoitiéduXVIIesiècle,lorsquelesressourcesdecetypede mobilisation territorialisée de la main-d'œuvre apparaissent en voied'épuisement73.Lamachineetlaconcentrationindustriellejouentalorslerôled'undoubledémultiplicateurdemain-d'œuvre.

Sur le continent, et en particulier en France, la situation est quelque peu

différente.D'unepartparcequelapetiteexploitationagricoles'yestdavantagemaintenue:lepetittenancierestsansdoutemisérable,maisildépendmoinsoumoinstôtpoursasurvied'untravailindustrield'appoint.D'autrepartparcequel'implantation des métiers urbains y est plus solide. Les interventions surl'organisation du travail se spécifient ainsi en France selon trois directionsprincipales : la répression du vagabondage et de la mendicité valide, lerenforcement et l'extension des jurandes, et les tentatives pour mobiliser laforcedetravailquisetrouveendehorsdesrégulationstraditionnellesdetypecorporatiste. Il a été rendu compte précédemment des deux premièresstratégies. La troisième a consisté en une gamme d'interventions du pouvoirroyal qui, bien que limitées et assez peu efficaces, manifestent cependantl'ambitionconstantedefairedelaquestiondutravailune«affaired'État».Cetteinterventiondupouvoirroyalestaussiprécocequ'enAngleterre:ona

vuque lapolitiquedeJean leBons'inscrivaitdansceteffort,qui sedéploiealors à l'échelle européenne, pour renforcer les structures traditionnelles del'organisationdutravail.Aufuretàmesurequelepouvoirroyals'affirme,cette

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intentionseconfirme,maisellehésiteentreunetentationpurementrépressive,quisecontenteraitdevouloiréradiquerlevagabondageetlamendicité,etdestentatives beaucoup plus ambitieuses de faire de l'État l'initiateur d'unemobilisation générale des capacités de travail du royaume. Ce second voletd'unepolitiquedutravailapparaîtpourlapremièrefoissansdouteavecclartédansunedéclarationdeFrançoisIerdu16janvier1545:

Avonsétébienetdeumentavertisqueplusieursmendiantsvalides,hommesetfemmeshabitansdeladiteville,etaussiplusieursétrangersdespaysdePicardieetChampagne,etd'ailleurs,seprésententenladiteville,disansêtretombésentellepauvretéetnécessitéqu'ilssontcontraintsdesepourchasserd'huysenhuys,pourêtreparticipansdel'aumône,s'excusantqu'ilsnepeuventtrouverquilesveuilleemployernimettreenbesogne.Ayonsvoulu,déclaréetordonné,voulons,déclaronsetordonnons,quelesditsmendiansvalides,tanthommesquefemmes,soientparlesprévotsdesmarchandsetesche-vinsdenostreditevilledeParis,employésesœuvreslesplusnécessairesdeladitevilleetleurssalairesestrepayéslespremiersenclairdeniersdeladitevilleetafinquelesditspauvresvalidesfassentbonnesetentièresjournées,besognantauditesœuvrespubliquescommes'ilsbesoignaientauxouvragesprivés74.Priseaupieddelalettre,cettedéclarationimpliqueraitquel'Étatsefaitun

devoir de procurer du travail à tous ceux qui enmanquent, quitte à ce qu'ilforce les récalcitrants à se plier à cette obligation. En fait, cette déclarationd'intention ne débouchera que sur des applications dérisoires.Mais elle n'en

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sera pas abandonnée pour autant. Au fur et à mesure que le pouvoir royals'imposecommeinstancecentralederégulation,semultiplientlesdéclarationssurlanécessitéd'exploiterla«pépinière»detravailleurslaisséeenfricheetde mobiliser ainsi toutes les forces vives du Royaume. Cette image de lapépinièrerevientavecinsistancedanslestextesinspirésparlemercantilisme,etd'abordparleplusfougueuxdesesidéologues,BarthélemydeLaffemas,quiexpose un plan complet de structuration du monde du travail. Pour lestravailleurshorsmétiers,Laffemaspropose lacréationdans les faubourgsdechaquevillededeux«maisonspubliques»,unepourleshommes,unepourlesfemmes, qui prendront aussi les enfants abandonnés pour en faire desapprentis75. Les récalcitrants « seront contraints par chesnes et prisons detravailler afin d'empêcher la mendicité et leur faire apprendre la discipline,telle qu'il sera adressé par le chef de police et les douze bourgeois quidonnerontlesrèglementsauxcommunautés76».Richelieudéclareégalementen1625:«Nousvoulonsqu'entouteslesvilles

denostreroyaumesoitétabliordreetrèglementpourlespauvres,telsquenonseulementtousceuxdeladiteville,maisaussideslieuxcirconvoisinsysoientenfermés et nourris, et les valides employez en œuvres publiques77. » EtColberten1667:«D'autantquel'abondanceprocèdetoujoursdutravail,etlamisère de l'oisiveté, vostre principale application doit être de trouver lesmoyensd'enfermer lespauvres etde leurdonnerde l'occupationpourgagnerleurvie,surquoyvousnesaureztroptôtprendredebonnesrésolutions78.»Cette inspiration se retrouve, on l'a vu, dans la création desmanufactures

royalesetdanscelledel'Hôpitalgénéral.L'ordonnancede1662«portantqu'onétablira des Hôpitaux généraux dans toutes les villes et gros bourgs duroyaume»précisequ'on«trouveradespépinièresdesoldats,dematelotsdanslespaysmaritimes,etde jeunesgenssains,docilesetdebonnesmœurs79».Lesrésultatsserontplusquedécevants.Est-ceparcequel'onaeupeur,commeleditunanonymeÉtatsommairedespauvresde1662,de«fairepréjudiceauxartisans80»?Onpeuteneffetsupposerquelescorpsdemétiersnepouvaientques'opposeràcetteconcurrenceattentatoireàleursprivilègesetquimettraitsur lemarchédesproduitsmoinschers.De toutemanière lamédiocrité et lamauvaise volonté de la main-d'œuvre, la faiblesse des moyens et del'encadrementnepouvaientlaisserespérerqueletravailprendraituncaractèrevraimentproductifdanscecadre.LesrecteursdelaCharitédeLyon,quifurentparmi les rares responsables à s'investir vraiment dans ces « manufactures

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d'hôpitaux », en tirent en 1732 ce bilan désabusé : « Le travail desmanufacturesestmoinsunbienparrapportauprofitquel'onenretirequeparrapportauxavantagesd'occuperutilementquelquespauvresvalidesrenfermésdansledithôpital81.»Lebeauprojetdefaire fructifier la forcede travaildesindigents valides du Royaume s'est en somme changé en entreprised'ergothérapiepourquelquespensionnairesinoffensifsdeshôpitaux82.Leplussignificatifc'estpourtantqu'endépitdeséchecsrépétés,leprojetde

mettre au travail forcé tous les pauvres se maintient dans son ambition. En1724, l'abbé de Saint-Pierre, qui passe pour le spécialiste éclairé de cesquestions, insisteànouveausur laperteque fait l'Étatenétantprivédecetteforce capable d'un «prodigieux travail » que représentent les pauvresinemployés83.Lamêmeannée,unenouvelledéclarationsolennelle,sansdoutemotivée par les résultats décevants de l'enfermement, n'en recommande plusl'emploi systématique.Elle réitère cependant l'injonctionà tous les indigents,«tanthommesquefemmes,validesetcapablesdegagnerleurvieparletravail,de prendre un emploi pour subsister par leur travail, soit en se mettant encondition pour servir ou en travaillant à la culture des terres, ou autresouvrages et métiers dont ils peuvent être capables ». Ceux qui n'auront pastrouvé de travail par eux-mêmes seront «distribués en compagnies de vingthommeschacune,sousladirectiond'unsergentquilesconduiratouslesjoursàl'ouvrage[...]ilsserontemployésauxouvragesdePontetChausséeoutravauxpublicsetautressortesd'ouvrages,quiserontjugésconvenables84...»On ne trouve nulle part trace du travail de ces « brigades ». Pourtant,

l'emploidesindigentsvalidesauxPontsetChausséesetauxtravauxpublicsvaconnaître un vif regain à la fin de l'Ancien Régime, marqué par lamultiplication des « ateliers de charité ». Turgot en développe d'abord laformule dans le Limousin, avec un certain succès semble-t-il. Ils sontgénéralisésàl'ensembledespaysd'électionentre1775et1789,etleComitédemendicitédel'Assembléeconstituantelesreprendra,avantdereconnaîtreleuréchec,souslenomd'«ateliersdesecours85».Ilssemblentavoirsurtouttrouvéleur utilité dans les pays de petite culture, où ils procurent une ressourced'appoint aux tenanciers trop pauvres pour subsister sur leur propreexploitation86.Cesdernièresinnovationsnesontpasàlamesuredesproblèmesposéspar

le sous-emploi de masse. Il est cependant significatif qu'elles représentent,parallèlement à la création des dépôts de mendicité, l'autre initiative de

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l'Ancien Régime finissant pour affronter au niveau de l'État la question dutravail.Ateliersdecharitéetdépôtsdemendicitéreprésententdeuxvariantes,une relativementdouce et unedure, du communparadigmede l'obligationdetravailler. Entre ces deux possibilités, lamonarchie n'a pas vraiment choisi.Maisavait-elleàlefaire?Ellessontcomplémentaires.Lesdépôtsdemendicitévisent la frange la plus désocialisée, ou du moins perçue comme telle, del'indigence valide : les mendiants et les vagabonds. L'obligation se fait icirépressionpure,etlaréférenceconservéeautravailàproduiresertmald'alibi,comme dans la workhouse anglaise, à des pratiques punitives de pureintimidation. L'atelier de charité, comme certaines opportunités du travailménagées au niveau local par les poor laws anglaises, vise un spectre pluslarged'indigents exclus de l'emploi, etmême enprincipe l'ensemble de ceuxquin'auraientputrouveruntravailparleurspropresmoyens.Desopportunitésdetravailseraientdoncenprincipeproposéesparlapuissancepublique.Mais,outrequ'ellessontnotoirementinsuffisantes,l'offreest,dèsl'origine,biaisée.Ilne faut pas que ces travaux puissent entrer en concurrence avec les formescommunes du travail, de sorte que, comme le dit l'Intendant de Poitiers en1784,ona«prissoinderéduirelesprixetden'admettreàcetravailquelesplusnécessiteux87».C'estleprincipedelesseligibilityquirègnesanspartagedans les politiques sociales (et pas seulement dans les sociétéspréindustrielles) : les secours et allocations de ressources doivent toujoursêtresinférieursauxplusbassesrétributionsqu'unindividupourraitretirerd'uneactivité«normale».Ainsi,pourentrerdanscesystème,ilfautsoitêtreréduitàlaplusextrêmenécessité,soityêtrecontraintparuneforceextérieureouparlapeur. Ces formules de travail « offert » ne s'opposent donc pas aux travauxforcésdutypedesdépôtsdemendicité,nimêmedesgalèresroyales.Cesdeuxopportunités fonctionnent en couple. Il faut qu'une police du travailparticulièrement répressive fasse planer sa menace pour que les malheureux«choisissent»desformesdetravailforcépourlesquelleslacontrainteestpluseuphémisée, mais qui n'ont rien d'attractif. Se confirme ainsi la fonctiond'exemplarité jouée par le traitement du vagabondage : il représente leparadigme de la régularisation d'une organisation du travail dominée par leprincipedel'obligation.Danslessociétéspréindustrielles,ilsurplombedesamenacelerégimedutravailpourtouslesindigents.

Lespaumésdelaterre

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Travail réglé, disions-nous, ou travail forcé : entre les deux, le travail«libre»abiendumalàsetrouveruneplace.Letravaillibresignifieraitquela forcede travail s'échangeen tantque telle, s'achèteet sevenden fonctiondesbesoinsdumarché.Maisleparadoxedecessociétésd'avantlarévolutionindustrielle est que, si elles ont connu et développé des formes variées desituations salariales, elles n'ont pas permis à une condition salariale de seconstituer.BronislawGeremeklenotaitdéjààproposdesXIIIe,XIVeetXVesiècles :«L'analysedes formesdusalariatetdumarchéde lamain-d'œuvreautorise à conclure que, dans l'économie urbaine du Moyen Âge, la main-d'œuvreentreégalementdanslacirculationdesmarchandises,sanscependantperturber déjà les structures économiques et sociales fondamentales. Leprocessusrestemarginal,carcetteéconomien'éprouveencorequefaiblementlebesoind'unemain-d'œuvrelibreetnonartisanale88.Non point que le salariat représenterait une composante secondaire dont

l'organisationdelaproductionpourraità la limitesepasser.Aucontraire,ce«besoin»s'accuseaufildutemps:aufuretàmesurequel'onavanceverslafindel'AncienRégime,onconstateunaccroissementconsidérabledunombredes salariés et une diversification des types de salariat. Mais s'il devientquantitativementdeplusenplusimportant,lesalariatrestestructurellementpériphérique par rapport aux formes légitimées de la divisiondu travail.Endeçà des métiers reconnus dont l'emboîtement maintient l'ordre social, lesalariat se loge dans les zones de plus faible légitimité. Mais il n'est passeulement inférieur. Ilestàcepointfragmentéquecetteatomisationredoublesafaiblesse.Tentonsuninventairedesdomainesqu'ilcouvre.1. Son noyau le plus stable est formé par les compagnons desmétiers. Ils

représententpour l'époqueunesorted'«aristocratieouvrière» trèsqualifiée.Lescompagnons,même«condamnés»àl'étatdesalariésàvie,sontlesplusassurésdeconserverouderetrouverunemploi,carilssontlesmieuxformésetles plus compétents. Mais cette élite ouvrière vit sa condition comme unedéchéance,oudumoinscommeunéchecparrapportàl'accomplissementquereprésenterait la situation de maître artisan. Les compagnons à vie sont leslaissés-pour-compte d'un système corporatif qui s'est bloqué, et ils nereprésentent pas une alternative «moderne » à ce système. Leur idéal restel'accès à lamaîtrise, c'est-à-dire l'abolition du salariat permanent. A défaut,leurs « cabales » semobilisent pour tenter demonopoliser à leur profit, enparticulierauniveaudel'embauche,lesprivilègescorporatifs.

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2. Proche est la situation des maîtres déchus ou ruinés, réduits alors àtravaillerpourun tiers,et leplussouventpourunmarchand.Cette involutionverslesalariatestgénéraledanslesmétierscommeladraperieoulasoierie,pourlesquelleslecapitalismemarchanddicteplusfacilementetplustôtsaloi.Maisbiend'autresartisansindépendantscourentlemêmerisqueenraisondelafréquencedescrisesdanscetypedesociété.Carlescrisesdesubsistancedessociétéspréindustriellesontleurrépercussionsurlaproductionartisanale.La«cherté» des prix alimentaires, déclenchée par une ou plusieurs mauvaisesrécoltes, entraîne une baisse de la demande en produits « industriels »89.L'expansion du marché national et international est un autre facteur defragilisationdelapositiondesproducteursdirects:leursréservessontsouventtropfaiblespouramortirlesfluctuationsdecesmarchés.Danslesdeuxcas,ilstombentsous ladépendancedesmarchands.Leprocessusdepaupérisationetdemise sous tutelle ne débouche pas pour autant sur une condition salarialefranche,carcequevendl'artisandéchu,c'estlamarchandisequ'ilafabriquéeetnonsaforcedetravail.3. Si la position de ceux qui, maîtres ou compagnons, appartiennent au

systèmedesmétiersn'estjamaiscomplètementassurée,celledesouvriersquitravaillent à sesmarges est encoreplus précaire.Ainsi les « chambrelans»,compagnonsoumaîtresnonreconnusparlesréglementationsofficielles,oules« forains » qui tentent de s'établir à leur compte. Ils sont condamnés à unesemiclandestinité,etleursituationestd'autantplusaléatoirequel'organisationdes métiers est solide. En 1789 encore, des maîtres perruquiers demandentdansleursCahiersd'interdirelalocationd'unlocal«auxouvrierschambrelansqui enlèvent aux maîtres tous leurs travaux et qui, en les réduisant à seretrouver sans ouvrage, lesmettent dans l'impossibilité de vivre et de payerleurs impositions90». Pour eux aussi, travailler comme façonnier pour unmarchand peut représenter un recours, mais il se paie de la perte de leurindépendance.4. Les domestiques et serviteurs représentent un groupe social au statut

particulièrement ambigu, assez peu étudié bien qu'ils soient nombreux : del'ordrede10%delapopulationdesvilles91.Groupehétérogène,carcertainsdomestiquessontfortementintégrésàdes«maisons»etpeuventmêmeoccuperd'honorablespositionss'ils'agitde«grandesmaisons».Mêmedesserviteurssubalternes peuvent jouir d'une stabilité rare au sein du peuple, car lasatisfaction de leurs besoins de base est assurée. Ainsi, Vauban, dans son

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Projetdedîmeroyale,veutlestaxer,car,dit-il,«c'estàproprementparlerunedesconditionsdubaspeuplelesplusheureuses.Ilsnesontjamaisensoindeleurboireetdeleurmanger,nonplusdeleurshabits,coucheretlever,cesontles maîtres qui en sont chargés92». Cependant, on observe une évolution del'étatdedomestiquedans lesensde lasalarisationetde laprécarisation.DenombreuxtémoignagesàpartirduXVIIesièclemontrentqueladomesticitéestdevenue une condition particulièrement vile, et perçue comme la frangeturbulente,instable,malhonnêteetfainéantedubaspeuple4.Danslesdernièresannées de l'Ancien Régime, Mercier déplore la fin de l'âge d'or de ladomesticité :«On lesméprise; ils le sentent,et sontdevenusnosplusgrandsennemis.Autrefois leur vie était laborieuse, dure,mais on les comptait pourquelquechose,etledomestiquemouraitdevieillesseàcôtédesonmaître93.»Sil'ancienliendetutelleestdistenduourompu,laconditiondedomestiqueserapprochedecequideviendracelledel'employédemaison.5. Il existe aussi à la ville un groupe, ou plutôt des groupes, difficiles à

circonscrire, d'emplois dont la situation anticipe les catégories modernesd'employés : commis et garçons des services administratifs, clercs de labasoche,«courtaudsdeboutiques»,etc.Ilsnetravaillentpasdeleursmains,si ce n'est parfois aux écritures, et méprisent sans doute les travailleursmanuels. Cependant, ils sont pauvres, plus pauvres que certains ouvriersqualifiés, et leurs occupations sont sans prestige et manquent souvent destabilité. Georges Lefebvre classe ces travailleurs non manuels dans « lepeuple », dont ils paraissent partager les réactions94. Ce n'est que duDirectoire, et surtout de l'Empire, que date une véritable organisationadministrative,avecunsystèmedegradesetdeclasses95.Encoreest-elletrèshiérarchisée,neménageantqu'unstatutfortmédiocreauxcommisetgarçonsdebureau. Ainsi, jusqu'au milieu du XIXe siècle au moins, la majorité des« serviteurs de l'État » ne représentera que des catégories restreintes etmalrétribuées de tout petits salariés. La situation des employés du « secteurprivé»,ducommerceetdesprofessions«libérales»devaitêtreencoreplusincertaine.6.Mais le bas peuple des villes est surtout composé par les ouvriers de

certains métiers qui ne sont pas passés par l'apprentissage, comme dans laconstruction, et de ces innombrables occupations, crocheteurs, portefaix,porteurs d'eau, transporteurs demarchandises, gagne-deniers, etc., « hommesdepeineetdemains»quiselouent,engénéralàlajournée,pourdesbesognes

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sansqualification.Indicedelaforcedel'idiomecorporatiste,certainesdecesoccupations miment les réglementations et les hiérarchies des métiersrespectables96. Mais, globalement, ils représentent le gros de la « lie dupeuple », la « populace », la « canaille ». « Ceux qui ne font nimétiers nimarchandises et qui gagnent leur vie avec le travail de leurs bras, que nousappelons partout gens de bras ou mercenaires, comme crocheteurs, aides àmassons, chartiers et autres gens de journée, sont tous les plus vils dumenupeuple. Car il n'est point plus mauvaise vacation que de ne pas avoir devacation97. » Une bonne part de cette main-d'œuvre sous-qualifiée estféminine:lingères,blanchisseuses,couturières,chapelières...7.Cettesortedesous-prolétariatdesvillesasonéquivalentàlacampagne:

masses misérables d'ouvriers agricoles qui n'ont d'autre ressource que des'employersurdesexploitationsétrangères,soitcommedomestiquesagricolesàpleintemps,soit—etsansdouteplusmisérablesencore—pourdestravauxintermittents,saisonniers.Lemanouvrierdoitalorsseloueràlatâcheetsubirles aléas des saisons, des récoltes, du bon vouloir du propriétaire quil'emploie,alorsmêmequecettelocationdesapersonneestlaconditiondesasurvie. Il ne pourra guère nonplus « s'installer » au sens de tisser des liensfamiliaux, d'entretenir des relations stables avec une communauté. Se vérifiepour lui ce qui était apparu de la situation du vagabond, dans laquelle il estd'ailleurstoujoursmenacédetomber:quelamobilitéestl'attributnégatifdelalibertépourceuxquin'ontrienàperdrefautedeposséderquoiquecesoit.8. Le fermier parcellaire, lui, est fixé, mais l'exiguïté de son exploitation

l'oblige souvent à compléter ses ressources par un travail artisanal98. PierreGoubert a analysé avec beaucoup de soin la situation complexe des«manouvriers-sergiers»duBeauvaisis, «manouvriers l'été, sergiers l'hiver,jardiniers toujours 99 », souvent propriétaires de leurmaison, cultivant leursquelquesacresdeterre,avecunevacheetdesvolailles.Maiscettesituationseretrouve, avec des nuances, dans presque toutes les campagnes, alimentantl'immenseproductiondel'artisanatrural.Onpourraitqualifiercettesituationdequasi salariale, puisque ces paysans vendent leur travail à travers lamarchandise qu'ils ont transformée, mais celle-ci ne leur appartient pas, lemarchand leur ayant fourni la matière première. La part des femmes,dévideuses,fileuses,dentellières,etc.,estégalementimportante,ainsiquecelledes enfants, qui assistent le père dans le cadre d'une division domestique dutravail. Sous l'extrême diversité des formes que prend cet artisanat rural, il

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sembleque l'onpuissedégagercettesortede loi : le faitd'y recourirsignaletoujours une situationdedépendance économique, l'impossibilité d'assurer lareproduction de la vie familiale sur la base de l'exploitation agricole. Lesartisans ruraux sont les plus pauvres des tenanciers ruraux100. Et comme lesouvriers agricoles sont encore plus pauvres, mais aussi plus complètementsalariés, on peut risquer cette extrapolation : à la campagne du moins, lerecoursausalariattrahittoujoursunegrandeprécaritédecondition,etplusonestsalarié,plusonestdémuni.9. « Paysans-ouvriers », pour employer une terminologie moderne qui

conviendraitapproximativementpourcetteproto-industrie,maisilexisteaussides«ouvriers-paysans».Lesébauchesdeconcentrations industrielles—lesmines, les forges, les papeteries... — sont très souvent implantées à lacampagne. Elles sont aussi généralement de taille modeste : une dizaine,parfoisquelquesdizainesd'ouvrierspouruneforgeoupourunemine101.Ellesrecrutent leurpersonnel subalternedans leurenvironnement rural,etcesemi-prolétariatgardedesolidesattachesavec la terre. Ilcontinuedecultiversonlopinetdeparticiperauxtravauxdeschampsaumomentdesmoissonsoudesvendanges.Cettesituationmixteprésentedesavantagespourl'employeur:lessalairespeuventêtreparticulièrementbas,puisquel'ouvrierdisposederevenusannexes. Elle présente aussi des inconvénients, puisque l'ouvrier-paysan estmoinsdépendantdelafabrique,peuts'absenter,suivresespropresrythmesdetravail.Ladocilitédel'ouvrierauxexigencesdelaproductionindustrielleetsafidélisationà la fabriquenes'imposerontque tardivementauXIXe siècle (cf.chapitrev).10. Autre variante d'une catégorie bâtarde entre campagnards et urbains,

salariés et exploitants « indépendants », et elle-même fort diversifiée, lasituation des travailleurs saisonniers. Le travail saisonnier représente unenécessitépourlasurviedanslesrégionsdepetitestenurespaysannes.D'oùcesinnombrables«Auvergnats»,«Savoyards»,etc.,quiviennentvendrechaqueannéeleurservicespécialisépendantquelquesmoisàlaville,avantderevenircultiverleurlopinetapporteràleurfamilleuncomplémentderessources.Uneautre variété est celle des travailleurs qui se louent à la campagne pour destravaux saisonniers, les moissons, les vendanges... Olwen H. Hufton a bienanalysélacoutumetrèsrépanduequ'ilappelle«mangerhorslarégion102».Ala limite, l'opération est rentable si l'immigré peut simplement s'autosuffirequelquesmoisn'importeoùailleurssansponctionnerlesressourcesfamiliales.

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Comme l'artisan rural, il peut ainsi accepter des salaires très bas etconcurrenceravantageusementdesautochtonesquidoiventnourrirunefamilleouentretenircomplètementunfoyer.Onnecomprendraitpasautrementque,parexemple,desAuvergnatspuissenttrouveràs'employerjusqu'enAndalousie,oùrègne cependant un sous-emploi chronique. Cependant ces démarches sontaléatoires.Souvent,iln'yapasloindutravailleursaisonnierauvagabond.11. Il existe enfin un véritable prolétariat naissant dans certaines

concentrationsindustrielles:desmanufactures,desarsenaux,desfilatures,desfabriques, desmines, des forges...Un décollage qui anticipe l'usine duXIXe

s'amorce auXVIIIe siècle. Ainsi, Anzin emploie 4 000 ouvriers en 1789. ÀHayange, avec lesWendel, auCreusot, àMontceau-les-Mines, commencent às'édifier de puissants empires industriels.Mais ces établissements demeurentencore exceptionnels (Anzin livre à elle seule la moitié de la productionfrançaise de houille). Surtout, le personnel employé reste très hétérogène. Ilcomprend souvent, comme dans les manufactures royales, une élite ouvrièretrès qualifiée et relativement bien payée, souvent « importée » de l'étranger,AllemandsetSuédoispourlamétallurgie,Italienspourlasoierie,Anglaispourcertains produits textiles, Hollandais pour les toiles... Il compte aussi desartisansruraux,selonlaformuledel'«entreprisedispersée»dontlapérennitén'estpasunesurvivance.Parexemple,danslamétallurgie,àl'usineDietrichdeNiederbronn,enAlsace,établissement«moderne»pourtant,suruneffectifde918 employés, 148 seulement travaillent en atelier103. Au sein de l'usinenaissante,cequiconstituel'équivalentduprolétariat,oudusous-prolétariatausensmoderne,représenteainsilapartlaplusfrustedelamain-d'œuvre,laplusinstable, constituée de gens complètement démunis et qui n'ont pas d'autrerecourspoursurvivrequecequ'enAngleterreonappellealorsles«fabriquesdeSatan»(satanicmills104.

Onze formes de salariat ou de semi-salariat préindustriel? Je n'ai pas laprétention d'être parvenu à une typologie exhaustive, et cette nébuleuse esttellementconfusequ'onpourraitàcoupsûrraffinerl'analyse.Parexemple,onpourrait se demander si le recrutement des troupes par les armées necorrespondpasàunedecesformesdesalarisation.L'EncyclopédiedeDiderotetd'Alembert lesuggère,puisqu'elleproposeà l'article«salarié» :«Sedit

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principalementduprixquel'ondonneauxjournaliersetmercenairespourleurtravail105.»Maismonobjectifétaitseulementdedonneràvoirl'extraordinairehétérogénéité de ces situations. Cette approche montre aussi que les trèsimportantes transformations économiques et sociales qui se poursuivent surplusieurssièclesets'accusentauXVIIIen'ontpaseuuneffethomogénéisateursurlaconditionsalariale,sansdouteaucontraire.Décelantàlafindel'AncienRégime « une mutation socioprofessionnelle importante » Ernest Labrousseajoute:«Elledemeure,dansdenombreuxcashétérogèneetéquivoque.Ellenes'accompagne pas toujours, il s'er faut — en dehors d'un salariat classé,relativementréduit—,d'unesalarisationàpleintemps.Ni,surtout,commeçasera lecasavec lecapitalismeindustriel,de lafabricationd'unnouveautypede travailleurs. » Et Labrousse insiste sur le poids déterminant de ce qu'ilappelle«lessalariésfractionnels106».En dépit de la rareté des données statistiques fiables, on peut risquer

quelques évaluations quantitatives qui confortent cette impressiond'hétérogénéitéprofonde.Àlacampagned'abord—faitrarementsouligné—,ces « salariés fractionnels » sont vraisemblablement majoritaires dans lapopulation.«Onpeutpenserpourlemoinsqu'àlafinduXVIIIesiècle[...]legroupecompositedessalariésvienten tête, relativementouabsolument,danslapopulationdescampagnes107.»CetteévaluationnevautpasseulementpourlaFrance,maispour l'ensembledes régionseuropéennesquiont été lesplusanciennement mises en valeur et sont les plus peuplées, en somme les plus«développées».AinsiauxPays-Bas,auXVIIIesiècle,unedesrégionslesplusrichesd'Europe:«Avecuneactivité secondaireet temporaire,avecdes salairesdemisère,

lesPays-Basapparaissentcommeuneimmensefabriquetextile,archaïque,bienpeu industrialisée, mais exemple parfait d'une complémentarité, essentiellepourlasurvie,entreuneindustriesoussaformeancienneetuneagriculturedehauteproductivité,surdes terres tropexiguës,chargéesd'unepopulation tropnombreuse108.»Maisceconstatdeprépondéranced'un«salariatcomposite»àlacampagne

impliquequelesalariat«pur»yresteembryonnaire:«Letravailleuràpleintemps,vivantuniquementdelaventedesamain-d'œuvre,nereprésentequ'uneminoritéauseindusalariatpaysan109.»Ilenvademêmeàlaville,àlafoisquantàl'hétérogénéitédessituationssalarialesetquantaucaractèreminoritairedu « pur » salariat. Celui-ci ne représente pas une nouveauté liée au

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développementdel'industrialisation.BronislawGeremeknotequedéjà«dansl'artisanatdelafinduMoyenÂgelacatégoriedessalariésprenduncaractèrepermanent et bien caractérisé110 ». Ce salariat issu de l'artisanat vaprogressivement s'étoffer, sans que l'on puisse chiffrer avec rigueur saprogression.Maisellecontinueleplussouventdes'inscriredanslecadredelapetite entreprise. À Paris, à la veille de la Révolution, la proportion desouvriersparrapportauxemployeursestdel'ordredecinqàun111.Cen'estquedans des sites très localisés que s'ébauchent des concentrations industriellesfaisant émergerdesmassesde«purs» salariés.Ainsi, àSedan, la populationouvrière(encomptantlesfamilles)seraitpasséede800en1683à14000en1789—mais c'est un cas limite. Pour l'ensemble du territoire, « la Francerecenseraitpeut-être500000ouvriers"purs"àlaveilledelaRévolution»,alorsqu'ilsétaiententre150000et200000audébutduXVIIIesiècle112.Doncaccroissementrapidedunombredesalariésàtempsplein,maisdans

des proportions qui restent très minoritaires, prépondérance des situationscomposites qui concernent environ la moitié de la population, caractèremisérabledelaplupartdeceuxquidoiventrecouriràlasalarisationcomplèteou partielle : les incertitudes du salariat, sa subordination et son indignitésociale ne laissent nullement prévoir, à la fin du XVIIIe siècle, son destinultérieur. Il est encoreprofondément inscrit dans—ou circonscrit par—untype de relations d'interdépendance auquel la société féodale a imprimé sonsceau.Onest,danscedomaine,endroitdeparlerd'un«longMoyenÂge»,ausensoùl'entendJacquesLeGoff.

Lemodèledelacorvée

Depuis la révolution industrielle, le salariat est spontanément pensé sur lemodèledelalibertéetducontrat.Mêmesil'ondénoncelecaractèreléonindececontratetlafictiondelalibertéd'untravailleursouventpousséparlebesoinà vendre sa force de travail, on convient que le marché du travail met enprésence deux personnes indépendantes du point de vue juridique, et que larelation sociale qu'ils nouent à travers cette transactionpeut être rompueparl'une ou l'autre des parties. Cette conception libérale du salariat représentecependant une extraordinaire révolution par rapport aux formes qui l'onthistoriquementprécédée,etqui seperpétuerontaprès leurabolition formelle.Pourcomprendre lecaractère tardifde l'avènementd'unsalariatmoderne, les

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longs tâtonnements qui l'ont accompagné, et aussi les difficultés qu'il varencontrerpours'imposer,onvoudraitsuggérerquelesalariatn'estpasnédelalibertéouducontrat,maisdelatutelle.C'estsansdoutedanslapérennitédumodèle de la corvée, prototype de la forme d'échange obligée à traverslaquelle un travailleur manuel s'acquitte de sa tâche, qu'il faut chercher laraisondefonddesrésistancesàl'avènementdurapportsalarialmoderne.L'impositiondu travail s'est faited'aborddans le cadred'unedépendance

personnaliséeàpartird'unelocalisationassignée.Lacorvéeestcequedoit(ou plutôt une partie de ce que doit) un tenancier à son seigneur : lamise àdisposition de sa personne, un certain nombre de journées, afin de travaillerl'exploitationseigneuriale113.Encesens, lacorvées'opposeausalariat :ellen'estpasrétribuée,ellemarqueunedépendancepersonnelledutypeduservageet a succédé à l'esclavage114. Cependant, parallèlement au mouvementd'affranchissement de la main-d'œuvre servile, avec le développement del'économie monétaire à partir du XIIe siècle, la corvée est de plus en plusfréquemment rachetée : de prestation obligatoire en travail, elle devientprestationobligatoireenargent.Laconversiondelacorvéeestlerachatd'unesoumission : le tenancier devient « libre » d'organiser son travail, qui doitassurersasurvieetcelledesafamille,ainsiquelepaiementdelarente(etdesautres obligations) qu'il doit au seigneur. Mais il peut se faire (et ce serafréquemment le cas) que le produit de sa propre exploitation soit insuffisantpourassurerl'ensembledesesobligations.Il«libère»alorsunepartiedesontemps qu'ilmet à la disposition, contre rétribution, du seigneur ou d'un autreexploitant plus riche. Telle paraît être l'origine du salariat rural.Concrètement, cela signifieque le tenancier ira, tantde jourspar semaineoupar an, travailler, contre rétribution, sur une autre exploitation, au serviced'autrui.Le salarié estdonc« libre»de travailler,mais àpartirde laplacequ'il occupe dans un système territorialisé de dépendance, et le travail qu'ileffectueestexactementdumêmetypequeceluidelacorvée.Ces deux formes de travail, la corvée et le travail salarié115, peuvent

d'ailleurs coexister, non seulement à une même époque, mais chez un mêmeindividu.Ainsi,enAngleterre,oùleservageestencoretrèsrépanduauxXIe-XIIesiècles,certainstenanciersdoiventaumaîtrelacorvéedulundi(aussilesappelle-t-on les lundinarii). Mais Georges Duby remarque à leur propos :« Dans certaines cours, les lundinarii se présentaient chaque lundi pour ytravailler gratuitement. Revenaient-ils un autre jour, on leur donnait un

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gage116.»Ainsices«cottiers»anglaissont-ilslamêmesemaine,etquiplusestpourlemêmemaître,tantôtdesserfsacquittantlacorvée,tantôtdessalariéspartielsrétribuésparunemployeur.Lemêmehomme,évidemment,travailledelamêmemanièrelelundi,lemardiouunautrejour.Autrementdit,sonactivitésalariée ne se distinguepas dans sa formematérielle de son activité servile.Elleestaussiunemiseàdispositiondesapersonne,maisquin'aplusalorslestatut juridique d'une sujétion personnelle. Juridiquement, la corvée et lesalariat s'opposent, et historiquement le salariat a progressivement chassé lacorvée.Mais existentiellement, si je puis dire, quant au type de travail qu'ileffectueetauxconditionssouslesquellesill'effectue,qu'est-cequidistingueunsalarié«libre»d'uncorvéabledansunerelationdesoumissionpersonnelleàunmaître?Rien,sicen'estquedanslepremiercasilreçoitunerétribution,unsalaire.Cettesituationn'estpaspropreàcessalariéspartielsquilouentd'unepartie

seulementdeleurforcedetravail.Elleestmêmesansdouteaggravéepourlaplupart des ouvriers agricoles à plein temps. Ainsi ces innombrables rurauxsans terre implantés souvent à vie sur l'exploitation d'un propriétaire, à sonservice exclusif, totalement dépendants et totalement quoique misérablemententretenus.Cesdomestiquesoucessalariés(commentétablirconceptuellementla différence?) nedisposent de riend'autre quede la forcede leurs bras, cesontdesprolétaires.Ilsviventexclusivementdelarétributiondeleurforcedetravail, ils sont salariés.Mais le salaire se réduit quasiment aux prestationsprélevées en nature sur l'exploitation, la nourriture à la table commune et lecoucherdansl'étable,plusunminusculepécule.Quantautravail, ils'effectuedans une relation de complète dépendance à l'égard dumaître, qu'il s'agissed'un seigneur ou d'un propriétaire117. Les journaliers et saisonniers sont sansdouteplus«libres»,ausensoùilsnesontpasfixésenpermanenceauprèsd'unmaître,maisleursituationestpeut-êtremoinsenviableencore,carilsnesontjamaisassurésdulendemain,etlebasculementdanslevagabondagelesguette.Quantàcesquasi-salariésquesontlesartisansruraux,onaditàquelpointilsétaient pris dans des réseaux serrés de dépendance fondés sur laterritorialisation.

Les différentes formes de salariat rural, ou de ce qui en tient lieu, restent

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ainsiprisonnièresdessystèmestraditionnelsdecontrainte.Peut-ondirequelesalariaturbainensoitcomplètementaffranchi?Certes,l'artisanat—quiplongeaussi ses racines dans le travail servile comme forme de dépendance de lapersonne, lorsque l'artisan rural travaillait dans la réserve du seigneur118 —paraît avoir rompu avec les formes de la sujétion féodale en acquérant à lavillesesfranchises.Maiscesprivilègessontlesprérogativesdumétier,etnondelapersonnedutravailleur.L'artisann'estnullementlibredanssontravail,iln'estindépendantquedanslecadredusystèmerigidedessujétionsdumétier,dont les régulations bornent de toutes parts ses initiatives. Son indépendanceestenfaitl'usufruitdesaparticipationauxcontraintescollectivesdelaguilde.De plus, en tant qu'il inaugure une forme fondamentale de salariat, celui descompagnons, l'artisanat urbain y transpose unmodèle de relation employeur-salariéquirestemarquéparlatutelleféodale.BronislawGeremeknotequeletermede«valet»,quiaprécédéceluidecompagnon,portelesignedecettesujétion119. Certains des traits de cette relation salariale maître-valet, oumaître-compagnon, renvoient d'une manière euphémisée à la conception dudroitféodalquifaisaitduvaletl'«homme»d'unmaître:nonseulementlemaîtrecommande,maisencoreilestinterditaucompagnondetravaillerendehorsdel'échoppedel'employeur,detravailleràtempspartielpourunautreemployeur,lecompagnonestsouventlogéetnourridansl'habitationdumaître,etc.Al'âged'ordel'artisanaturbain,lecompagnonn'avaitmêmepasledroitdesemariersansl'autorisationdumaîtreetildevaitsouventattendred'êtremaîtreàsontourpouracquérircetteprérogatived'indépendance120.Cerapportsalarialestainsiprisdansunerelationdedépendanceétroiteàl'égarddumaître,et,commeleditGeremek,pourlecompagnon,«lesalariatestplutôtuneformedelocationdesapersonnequelaventedesaforcedetravail121».Est-ceunhasardsil'«Éditportantsuppressiondes jurandesetcommunautésdecommerce,artsetmétiers » et l' « Edit portant suppression de la corvée122 » (qui subsistaitencore au XVIIIe siècle dans certaines provinces pour l'entretien et laconstructiondesroutes)sontpromulguéssimultanémentenfévrier1776?Dansl'exposé des motifs des deux mesures, Turgot développe la mêmeargumentation : la liberté nouvelle d'entreprendre doit abattre les contraintestraditionnelles.Ilexistecertesdesrelationssalarialesplus«libres»,maisellessontaussi

moinsassurées.Onaboutitainsiàceparadoxe:letypedesalariatsansdouteleplus enviabledanscette société, celuique réalise le compagnon, est aussi

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celuiquiconserve leplusde traitsque l'onpourraitqualifierd'archaïques. Iln'est pas certain d'ailleurs que les autres formes de salariat soientcomplètementaffranchiesdecethéritage.Cequiressembleleplusàunmarchédu travail pour l'époque, ce sont ces placesménagées dans les villes où lesouvriers sans travail doivent se présenter à l'aube à la recherche d'unemployeur123. Il s'agit d'une main-d'œuvre sous-qualifiée et instable, quiéchappe au système des métiers réglés. Mais Geremek note également qu'àtraverscette institution lamain-d'œuvreestexposéeenpersonnesur laplaced'embauche, comme les autres marchandises, produits agricoles ou produitsartisanaux sont exposés sur le marché124. L'embauche est ainsi une formed'appropriation ponctuelle de la personne plutôt qu'un contrat juridique deventedelaforcedetravail.L'acheteurdetravail«emporte»letravailleuràlamanière dont, dans le cas rapporté par Duby, les lundinarii qui s'étaientproposés un autre jour à la cour seigneuriale partaient accomplir la corvée,cettefoiscontrerétribution.Essayer de reconstruire ce que pouvait être le salariat dans ce type de

société,c'estdoncseréféreràunensembledesituationsquiontencommununecertaine indignité. Le salariat ne connote pas seulement lamisèrematérielle,des situationsdepauvretéouprochesde lapauvreté,maisaussidesétatsdedépendancequiimpliquentunesortedesous-citoyennetéoud'infracitoyennetéen fonctiondes critèresqui, pour l'époque, assurent uneplace reconnuedansl'ensemble social. Certes, il en est ainsi parce que dans tous ces types desalariat il s'agit de gens « de vil état » ou de petit état qui n'ont à échangerqu'unecapacitédetravailmanuel,etsouventsousdesformessous-qualifiées.Mais,justement,lesalariatnepeutguèreproposerdemodèleplusprestigieuxque celui offert par cette part de la population constituant « le peuple », etobligéedetravaillerdesesmainspourvivreoupoursurvivre.Lesservicesquiont une dignité sociale - et qui se multiplient et se diversifient au fur et àmesurequel'Étatsestructureetquelesprofessions«libérales»,hommesdelois, médecins, etc., se développent - ne relèvent pas du salariat. Ainsi lesoffices, d'abord octroyés par un suzerain dans la logique du don, de plus enplusachetésenfonctiondelavénalitédescharges.Ilsnes'identifientpasàunesituation salariale, ni quant à leur forme d'exercice, ni quant à leurmode derétribution.L'officecorrespondàlapossessiond'uneentreprisedeproductionde richessesetd'honneursaubénéficedu titulaireetde sa famille. Il évoqueuneformedecommerceplutôtqu'unservicepublic.C'estsansdouteàtraversle développement d'un appareil d'État que l'on peut trouver le noyau de

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situations salariales dotées de prestige et de pouvoir : le groupe desfonctionnaires publics dont la frange supérieure deviendra « la noblessed'État125 ». Mais à l'époque ce groupe est encore embryonnaire, et sesreprésentants doivent être difficiles à distinguer des dignitaires traditionnelsrelevant d'une logique du privilège, et non de celle de la salarisation desservices126.

Indignesalariat : il renvoieàuneextrêmediversitédesituations,maisquicaractérisentquasiexclusivementdesactivitéssocialesimposéesparlebesoinet encadrées par des relations de dépendance. La définition qu'en donnel'Encyclopédie, en dépit de l'orientation « progressiste » de cet ouvrage,entérinecette appréciationpéjorative :«Salaire : paiementougageque l'onaccordeàquelqu'unenconsidérationdesonindustrieouenrécompensedesespeines ou des services qu'il a rendus en quelque occasion. Il se ditprincipalement du prix qu'on donne aux journaliers et mercenaires pour leurtravail127.»Etcequel'onpeutanticiperdesonévolutionàlafindel'AncienRégimen'incitepasàl'optimisme.S'ilestenphased'expansionspectaculaire,ses secteurs en plus rapide croissance, comme l'artisanat rural et le premierprolétariat industriel, sont aussi parmi les plus misérables. S'il se dégagedifficilement d'anciennes formes de dépendance, c'est pour en trouver denouvelles. Il est en effet symptomatique que l'apparition d'un embryon deprolétariat industriel s'accompagne de nouvelles formes de surveillance etd'encadrementautoritaires,quivontd'ailleursserenforcerauXIXesiècle.Uneordonnance de 1749 interdit aux travailleurs de quitter leur emploi sans un«billetdecongé»signédupatron,etàpartirde1781l'ouvrierdoitêtremunid'un « livret ou cahier » qu'il lui faut faire viser par les autoritésadministrativeslorsqu'ilsedéplace,etqu'ildoitprésenteràl'embauche128.Cen'est pas pure coïncidence. Ces salariés des concentrations industriellesnaissantessontparmilespremiersàêtreaffranchisdestutellestraditionnelles.Toutefois, comme le fait remarquer en 1788 un inspecteur des papeteries deThiers : « Comme la plupart de ces ouvriers ne sont point domiciliés et netiennentpasplusàunpaysqu'àunautre,ilsdécampentaupremiercapricequileur vient, et un seul quimanque arrête le travail de trois129. » Il faut donctenterdelesfixerpardesnouvellesréglementations.Maiscelles-ciprolongent

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d'anciennes formes de coercition à l'œuvre dans les Manufactures royales,voire dans les Hôpitaux généraux, les ateliers de charité et les dépôts demendicité.Levieuxparadigmedutravailforcén'estdoncpasrécuséalorsmêmequese

constitue l'embryon d'un salariat «moderne ». Bien plutôt, il accompagne ettente d'encadrer ses premiers développements. Ce qui peut parfaitement secomprendre : les conditions de travail sont telles dans les premièresconcentrationsindustriellesqu'ilfautêtreplacésouslaplusextrêmesujétiondubesoin pour accepter de telles « offres » d'emploi, et les malheureux ainsirecrutésn'aspirentqu'àquitterauplusviteceslieuxdedéréliction.Ànouveau,onn'est pas très éloignéde la figure duvagabond.C'est en effet au sein despopulations nomades de désaffiliés que les premières concentrationsindustriellesparaissentavoirrecrutéunepart importantedeleursouvriers(etaussiparmilesfemmesetlesenfants,plusintimidablesoudisposantd'encoremoins d'opportunités pour échapper à ces conditions de travail). Il est donc« normal » que l'exercice de la contrainte y ait été particulièrementimpitoyable.Les grandes concentrations de travailleurs ont toujours supposé le travail

forcé.Lesgrandstravauxet lesminesdel'Antiquité,commelesystèmedelaplantation coloniale, ont reposé sur l'esclavage. Les richesses du NouveauMondeontétéextraitesgrâceautravailforcédesindigènes,quitrèssouventensont morts. Privées d'esclaves, du moins dans leurs métropoles, et aussi del'équivalentderéservesd'Indiensoùpuiserdelamain-d'œuvre,lessociétésdel'Occident, chrétiennes de surcroît, ont eu à résoudre un difficile problème :trouveretmobiliserdestravailleurspourdestypesdebesognesquepersonnen'accepterait s'il pouvait faire autre chose ou ne rien faire du tout.Indépendammentmêmedesmotivationsmoralesquiincitenttoujoursàpunirdepauvreshères supposésvicieuxetdangereux,oncomprend la focalisationdel'intérêtsurcertainescatégoriesd'outcasts,vagabonds,forçats,galériens,pouraccomplir ce type de travaux que tout homme de bien ne peut que refuser.Malheureusementpourlesemployeurs,cespopulationsmarginales,desurcroîtsouventparticulièrementrebellesautravail,nesontpasasseznombreusespourrépondreàunedemandequis'accroîtavecl'industrialisation.D'oùlerecoursàdes indigents « libres », mais qu'il faut néanmoins contraindre. Comme lesouligne Max Weber, les premières concentrations industrielles « ne sontjamaisapparuessansqu'interviennelacontraintedelamisère130».Maismême

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la misère ne suffit pas toujours à imposer ces tâches.Weber rapporte qu'auXVIIIesiècledestravailleursétaientenchaînéspardescolliersdeferdanslesmines deNewcastle131. Situation limite, sans doute, mais qui montre que legoulag n'est pas une invention du XXe siècle. Son ombre a accompagné ledéveloppementducapitalismeindustrielàsesdébuts.Lapreuve:c'estdanscecontextequeJeremyBenthamélaboresonEsquisse

d'un ouvrage en faveur des pauvres, moins connue mais sans doute plussignificative que lePanoptique. Car le public visé n'est pas une populationdélinquante,maisl'ensembledes«pauvres»,c'est-à-dire«toutepersonnequin'aura point de propriété apparente ou présumable, ou de moyens desubsistance honnêtes ou suffisants 132 ». Ces individus seront arrêtés surdénonciation de « particuliers de bonne réputation 133 » et placés dans desmaisons de travail « distribuées d'unemanière égale sur toute la surface dupays134».Lesystèmeseraadministréetfinancécommeunecompagnieprivéedisposant dumonopole de cette activité, sur lemodèle de laCompagnie desIndes.Danscesétablissements, la technologiepanoptiqueetunedivisiondestâchesquianticipe le taylorismeserontmobiliséespourassurer le rendementdutravailauquelserontcontraintstantlesinvalidesquelesvalidesenfonctionde leurs capacités. Utopie d'une organisation du travail qui, d'un mêmemouvement, éradiquerait la misère et la déviance sociale et maximiserait laproduction:lerenforcementdela total institutionyapparaîtcommel'ombreportéeparlalibérationdutravail.

Toutsepassecommesi,àlafinduXVIIIesiècle,deuxmodèlesarchaïques

d'exercice du pouvoir se profilaient encore à l'arrière-plan de la relationsalariale.Ilsconcernentdeuxtypestrèscontrastésdepopulations.L'un(formépar les désaffiliés) est caractérisé par une liberté sans attaches mais sanssupports, qu'il faut fixer de force. L'autre (les héritiers des corvéables) estinscritdansdestutellestraditionnellesqu'ilfautmaintenir.Certes,cesmodèlessont loin de couvrir l'ensemble des relations salariales, et encore moins derépondreauxexigencesd'uneorganisationrationnelledutravail.Cependant,lapromotiond'uneformemoderneetunifiéedesalariatneseferapassansdramedans la mesure où sa structure contractuelle, expression de la philosophieindividualiste et du formalisme juridique qui s'imposent avec les Lumières,renvoie à une tout autre configuration des rapports sociaux135. Il faut ainsi

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résisteràlatentationdelireencontinuitél'histoiredelapromotiondusalariat.Certes, pendant les siècles qui précèdent la chute de l'Ancien Régime, ils'étoffe,sediversifie,etonpourraitdirequ'ilse«développe».Ildevientdeplusenplusindispensable,etilaaussideplusenplusdemalàtenirdanslesformestraditionnellesd'organisationdutravail.Aussilesdéborde-t-ildetoutesparts.Cependant,l'avènementdelamodernitélibéralemarqueuneruptureparrapportàces«développements».Elledevraimposerlelibreaccèsautravailcontre les régulationsprécédentes : faireque le travail« libre»nesoitpluspensépardéfaut,commecequiéchappeauxstatutsreconnusouimposés,maisdeviennelestatutmêmedusalariatàpartirduqueltoutelaquestionsocialeserecompose.1.Cf.R.Salais, «La formationduchômagecommecatégorie : lemomentdes années1930»,Revue

économique,vol.26,mars1985,etledossiersur«Histoireetstatistique»réuniinGenèse,n°9,octobre1992, articles de Alain Desrosières, Olivier Marchand et Claude Thélot, Bernard Lepetit, Éric Brian,ChristianTopalov.Cf.aussi lasynthèsedeChristianTopalov,Naissanceduchômeur,1880-1910, Paris,AlbinMichel,1994,dont jen'aipu faireétaten raisonde ladatedesaparution,maisqui s'inscritdans lemêmecadred'analyses.2. Je rappelled'ailleursque leshistoriensconsacrésduMoyenÂge, telsGeorgesDubyou JacquesLe

Goff, parlent eux-mêmesde salariés et de salariat.BronislawGeremek en faitmême le titre d'unde sesouvrages les plus riches, le Salariat dans l'artisanat parisien aux XIIIe-XVe siècles, Paris-La Haye,ÉditionsMouton,1978.L'expression«selouer»setrouveaussidanslestextesd'époque,parexempledansl'ordonnancedeJeanleBonde1351déjàcitée:«LesfemmesquiselouerontpouraucunebesognefaireenlavilledeParisnepourrontprendreparjourquedouzedeniers»(Jourdan,Decouzy,Isambert,RecueildesanciennesloisdelaFrance,op.cit.,t.LIII,p.620).Déjàdoncuneformedecontratdelouage,etaussiuneforme

deblocagedessalaires.3.P.Hecquet,laMédecine,lachirurgieetlapharmaciedespauvres,Paris,1740,I,p.XII-XIII,cité

inJ.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit,p.60.4. P. Le Pesant deBoisguilbert,Mémoires, cité in A.M.Boislisle,Correspondance des contrôleurs

générauxdesFinancesaveclesintendantsdesprovinces,Paris,1874,t.II,p.531:«Enrichirouruinerunpauvre,c'est-à-direunmanœuvrier,sontlachoselaplusaisée:ellesnetiennentqu'àunfilet.»

5.Ilestvraiquejusqu'auXIXesiècle,dansunesociétéàprédominancerurale,laquestiondelaterre,laquestion agraire, reste aupremierplan; vrai aussi que son traitement à l'époque révolutionnaire, l'abolitiondesdroitsféodauxetlaventedesbiensnationaux,onteuuneimportancedécisivepourlarestructurationdela société française; vrai enfin que jusqu'à la IIIeRépublique, et peut-être au-delà, l'attention prêtée à lapaysannerie, le souci demaintenir la société rurale, de prévenir le dépeuplement de campagnes, etc., ontconstituélapréoccupationdominantedesrégimesquisesontsuccédé.Maiscesdonnéesessentielles,qu'ilfaut garder en mémoire, sont parfaitement compatibles avec la position défendue ici, à savoir que cetteattentionportéeàlaquestionagricolelaisseirrésoluelaquestion«industrielle»,quivasefairedeplusenplus insistante au fur et àmesure que la société, justement, devient de plus en plus « industrielle », puis«salariale».6. J'emprunte ce terme à Garreth Stedman Jones, Outcast London, Oxford, 1973, qui établit une

homologie entre la position des intouchables de la société indienne et celle de la frange complètement148

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désaffiliéedupeupledelagrandecitémoderne.Lesvagabondsoccupentlamêmepositiondanslasociétépréindustrielle. À propos de la Grande-Bretagne, pour une interprétation du vagabondage qui conforte lamienne,cf.A.L.Beir,«VagrantsandSocialOrderinElizabeth.Century»,PastandPresent,n°64,août1964.

7.K.Marx,leCapital,op.cit.,livreI,2esection,chap.IV,p.715.8.Cf. I. Josuah, laFacecachéeduMoyenÂge,Paris,LaBrèche,1988;voir aussi«Lemodèlede la

corvée»,ci-aprèsp.150sq.9.Lestermes«industriel»et«industrie»désignentd'abordlestransformationsetlafabricationd'objets

paruntravailmanuel.Ilss'appliquentalorsàdesactivitésàpetiteéchelle,principalementsouslaformedel'artisanat. Ce n'est qu'à partir de la « révolution industrielle », aux XVIIIe et XIXe siècles, que lesqualifications d'industriel et d'industrie s'appliqueront d'une manière préférentielle aux formes deconcentrationdutravail,«lagrandeindustrie»,letravailindustrielenusine.10.G.Duby,Ouvriersetpaysans,op.cit.,p.265.11. Il existe un artisanat à dominante industrielle (fabrication d'objets par les forgerons, cordonniers,

charpentiers, selliers, tisserands...) et un artisanat à dominante commerciale (vente de produits par lesboulangers,bouchers,marchandsdevin,merciers...).Maislesdeuxfonctionsinterfèrentsouvent:lemaîtrefabricantcommercialisefréquemmentsesproduits,ettientboutiquedanssonatelier.12. Ainsi, dans le registre civil du Châtelet du 23 juillet 1454: « Condemné Jehan Lhuissier, foulon de

draps,enl'amendeenversleRoy,pourcequ'ilaconfesséavoirmisenbesogneungestrangieretalaissélesouvriersdeParis contre l'ordonnance» (G.Fagnier,Documents relatifs à l'histoire de l'industrie et ducommerceenFrance,Paris,1898,t.II,p.239).13. G. Unwin, Industrial Organization in the XVIIth and XVIIth Centuries, Oxford, 1904, et M.

Weber,Histoireéconomique,op.cit.,chap.II.14.G.Unwin,IndustrialOrganization...,op.cit.,p.149.

15.CitéinM.Garden,LyonetlesLyonnaisauXVIIIesiècle,Paris,Flammarion,1975,p.189.16.Cf.E.Cornaert,lesCorporationsenFranceavant1789,Paris,1941.Surl'organisationetl'histoire

du régime « corporatiste », cf. également E.Martin Saint-Léon,Histoire des corporations de métiersdepuis les origines jusqu'à leur suppression en 1797, Paris, 1909, et F. O. Martin, l'OrganisationcorporativedelaFrancedel'AncienRégime,Paris,1938.17.H.Hauser,Ouvriersdutempspassé,Paris,1913,p.2.18.H.Hauser,lesDébutsducapitalisme,Paris,1913.19.G.Lefranc,Histoiredutravailetdestravailleurs,Paris,Flammarion,1957,p.176.20.Cf.G.Unwin,IndustrialOrganization...,op.cit.21.CitéinM.Garden,LyonetlesLyonnais,op.cit.22.E.DolléansetG.Debove,HistoiredutravailenFrance.Paris,1953,p.61.23.W.Sewell,Gensdemétiersetrévolutions,trad.fr.Paris,Aubier,1983.24.Cf.M.Sonenscher,WorkandWages,NaturalLaws,PoliticsandtheEighteenth-CenturyFrench

Trades,Cambridge,CambridgeUniversityPress,1989,etlecommentaired'AlainCottereau,«Derrièrelesstéréotypes corporatifs : la grande flexibilité des métiers en France au XVIIIe siècle », le Mouvementsocial,4etrimestre1993.

25.Cf. B. Geremek, le Salariat dans l'artisanat parisien aux XIIIe et XVe siècles, op. cit. Il est

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d'ailleurs douteux que l'artisanat ait jamais été une structure « démocratique » quant à son recrutement.Ainsi l'apprentissage, long,n'estpas rétribuéet tendradeplusenplusàdevenirpayant.Se trouvent ainsiexclusdefaitlesjeunesrurauxquinepeuventrésideràlavilleplusieursannéessanssalaire.26.H.Hauser,Ouvriersdutempspassé,op.cit.,p.xxix.

27.Cf. A. Farge, la Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris,Hachette,1986,deuxièmepartie,chap.II.28.Surl'organisationclandestinedescompagnonsetlespremièresgrèvesou«cabales»,cf.H.Hauser,

Ouvriersdutempspassé,op.cit.29. J. Heers, le Travail au MoyenÂge, Paris, PUF, 1975. Certaines de ces opérations, comme le

séchage, le filage, lamiseenécheveau,sont trèspeuqualifiéesetsontengénéralallouéesàdesfemmesdont la situation est particulièrement précaire. Le foulage et surtout le tissage sont par contre toujoursconfiésàdesmaîtresartisans.30.G.Unwin, IndustrialOrganization..., op. cit.MaxWeber analyse cette pratique sous le nom de

«sous-traitancecommanditée»,cf.Histoireéconomique,op.cit.,chap.II.

31.Lyon,quelecomédienBenardqualifiaitdéjàauXVIIIesièclede«grandemarchandedemodesdontle cœur semble battre comme un coffre-fort » (cité in E.Mayet,Mémoire sur les fabriques de Lyon,Paris,1786,p.615).32. Cf. J. Godart, l'Ouvrier en soie : monographie du tisseur lyonnais, 1466-1791, Paris, 1899.

EstimationdeGodartpour1786:500marchands,7000maîtreset4666femmesdemaîtres,9700salariés(4300compagnons,3100apprentis,2300domestiques)formentl'effectifdela«grandefabrique»,(p.189sq.).

33.CitéinM.Garden,LyonetlesLyonnaisauXVIIIesiècle,op.cit.,p.341.34.W.Sombart,leBourgeois,trad.fr.Paris,Payot,1966.35.C.Hill,PuritanismandRevolution,Londres,1968,p.217.36.Ilfautdistinguerleputting-outsystem(Verlagsystemenallemand),productionpourdesmarchands

qui commercialisent les objets fabriqués, de la production domestique à usage essentiellement familial(Kaufsystem). Depuis les travaux de F. Mendels (« Proto-Industrialization : the First Phase of theIndustrialization Process », Journal of Economic History (32), 1972), les termes de « proto-industrialisation»etde«proto-industrie»tendentàs'imposerpourdésignercespratiquesetpourmarquerleur importancedécisivedans leprocessusdedéveloppementducapitalismeenEurope.Cf.A.Dewerpe,l'Industrieauxchamps.Essaisurlaproto-industrialisationenItalieduNord,1800-1890,ÉcolefrançaisedeRome,

1985.37. Cf. D. Landes, l'Europe technicienne. Révolution technique et essor industriel en Europe

occidentalede1750ànosjours,trad.fr.Paris,Gallimard,1975,p.84sq.38.Cf.R.Braun,«TheImpactofCottageIndustryonanAgriculturalPopulation», inD.Landes,The

RiseofCapitalism,NewYork,TheMacmilan,1966.39.Le rôledesenclosuresa étéplusieurs fois réévaluédepuis les analyses fameusesdeMarxdans le

Capital.OnpeutrésumerundébatcomplexeendisantquelaphaselaplusdévastatricedesenclosuresaeulieuseulementauXVIIIesiècle,maisquedèsleXVIesièclelepaysagesocialdescampagnesanglaisesaété profondément transformé, rendant de plus en plus difficile la situation des petits tenanciers. Sur laconcentrationdelapropriététerrienneenAngleterre,cf.G.Unwin,StudiesinEconomicHistory,etR.H.Tawney,TheAgrarianProblemintheXVIthCentury,op.cit.

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40. Ce que l'on sait des formes de développement de l'industrie urbaine en Grande-Bretagne paraîtconfirmercetteanalyse.AuXVIesiècle, cette industrieyétait en retardpar rapportauxpayseuropéensavancés,età lafinduXVIIesiècleelleavaitàpeine rattrapéce retard (cf.D.C.Coleman,Industry inTudor andStuartEngland, Londres, 1975).C'est la situation des campagnes qui a joué un rôlemoteurdansledéveloppementindustrielanglais.41.Cf.D.Landes,l'Europetechnicienne,op.cit.42. Jean-Baptiste Colbert, «Rapport au premier Conseil du commerce », 3 août 1664, in Lettres,

instructionsetmémoires,t.II,premièrepartie,citéinP.Léon,Économiesetsociétésindustrielles, t.II,Paris,A.Colin,1970,p.120.43.M.Bouvier-Ajam,Histoire du travail en France, t. I, Paris, Librairie générale du droit et de la

jurisprudence,1957,p.475.44.Cf.G.Lefranc,Histoiredutravailetdestravailleurs,op.cit.45.Cf. M. Bouvier-Ajam,Histoire du travail..., op. cit. ; G. Zeller, « L'industrie en France avant

Colbert»,inAspectsdelapolitiquefrançaisesousl'AncienRégime,Paris,PUF,1964.46.E.Levasseur,Histoiredesclassesouvrièresetdel'industrieenFrance,Paris,1900.47.Sansdoutepeut-onvoirdanslesmanufacturesroyalesuneanticipationdeformesd'économiedirigée

préfigurant l'Étatentrepreneurquise réaliseraà travers laplanificationet lesnationalisations (cf. chapitrevu).Maismêmesicette filiationexiste,ellen'estpasdirecte,et l'avènementdu libéralismemarqueraunerupture.

48.K.Marx,leCapital,III,4esection,chap.XIII,op.cit.p.1103.Dans lemêmeesprit,MaxWebersouligneque«lafabriquen'estpasnéedel'artisanatetqu'ellenes'estpasdéveloppéeàsesdépens,mais,d'abord,parallèlement»(Histoireéconomique,op.cit.,p.196).Demême,«ellen'estpasnéedusystèmedelasous-traitancecommanditée;làencore,elles'estdéveloppéeparallèlement»(ibid.,p.197,c'estMaxWeberquisouligne).49.Certainsauteurs(parexempleH.Hauser,lesDébutsducapitalisme,op.cit.)creusentladifférence

entre les«métiers jurés»dont lesprivilèges sontgarantispar la royauté et les«métiers réglés»dont lesrégulationsémanentdesautoritésmunicipales.Cettedistinctionestéclairantepouranalyserlesdifférencesentre lesmodesde régulation internes auxmétiers,mais n'est pas pertinente lorsqu'il s'agit dedégager lafonctiondecesrégulationsentantqu'ellesdonnentunstatutauxmétiersengénéral.50.C.Loyseau,Traitédesordresetsimplesdignités,Paris,1610,rééd.1666,p.43.51.Cf.G.Duby,lesTroisOrdres,oul'imaginaireduféodalisme,Paris,Gallimard,1988.Onreconnaît

leschématripartitedontGeorgesDuméziladégagélaprésencedanstouteslessociétésindo-européennesetauquelleMoyenÂgeféodalàsonapogéeadonnéunedesexpressionslesplusrigides.52. Sur l'émergence d'une bourgeoisie, cf. par exemple R. Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en

France,t.I,Paris,LeSeuil,1960.Lemotbourgeois(burgenis)apparaîtpourlapremièrefoisen1007dansunecharteconcédéeparlecomted'Anjoupourlafondationd'uneville.Parallèlementaudéveloppementdesvilles,ladifférenciationcroissantedelasociétéruralevaaussimettreàmallaconceptionunidimensionnelleetmépriséedeslaborantes.53.J.LeGoff,«Métieretprofessiond'aprèslesmanuelsdesconfesseursduMoyenÂge»,inPourun

autreMoyenAge,Paris,Gallimard,1977.54.J.LeGoff,«Métieretprofession...», loc.cit.,p.179.Notonsquecettereconnaissancerelativedu

travailest,enmêmetemps,unereconnaissancedusalaire.LeGoffrelèveunglissementauXIIIesiècledesexégèsesdel'ÉvangileselonMatthieu:«L'ouvrierestdignedesanourriture»(Matthieu,X,10),quidevientalors : « L'ouvrier est digne de son salaire. » L'accomplissement d'un travail licitemérite salaire, ce qui

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implique aussi la reconnaissance d'une économie monétaire. Commentaire de Le Goff : « La conditionnécessaireetsuffisantepourqu'unmétierdeviennelicite,pourqu'unsalairesoitàbondroitperçu,c'est laprestationd'untravail»(p.179).55. « Qu'est-ce que le tiers état? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique? Rien. Que

demande-t-il?Àêtrequelquechose»(E.J.Sieyès,Qu'est-cequeletiersétat?,Paris,1789,rééditionParis,Flammarion,1988,p.31.56.L.DufournydeVilliers,Cahiersduquatrièmeordre,Paris,avril1789.57. « J'entends par peuple la populace qui n'a que ses bras pour vivre. Je discute que cet ordre de

citoyensaitjamaisletempsnilacapacitédes'instruire.Ilmeparaîtessentielqu'ilyaitdesgensignorants...Cen'estpaslemanœuvrequ'ilfautinstruire,c'estlebonbourgeois»(Voltaire,lettredu1eravril1766,citeinE.Labrousse,F.Braudel,HistoireéconomiqueetsocialedelaFrance,op.cit.,t.II,p.676).58.C.Loyseau,Traitédesordresetsimplesdignités,op.cit.,p.43.Loyseauest loind'être leseulà

tenircetteposition.Ainsi,en1789,leprévotdesmarchandsdeLyons'exprimeainsiàproposdesartisansensoie :«Lesmaîtresouvriers sontbornésà fabriquerà tantparaune lesmatièresque leur fournissent lesmaîtresmarchands.Lamain-d'œuvreest lepartagedesouvriers, l'industrieceluidesmarchands.Ce sonteuxqui invententnosbelles étoffes et qui, correspondant avec tout l'univers, en font refluer les richessesdansnotreville»(citéinJ.Godart,l'Ouvrierensoie,op.cit.,p.96).Ilestvraiquecesmaîtresouvrierssontdesartisansdéchusqui travaillentpour les«maîtresmarchands».Cene sontplusdès lorsquedes«ouvriers»,c'est-à-diredelasimplemain-d'œuvre.Cetteconceptiondutravailmanuelmarquera,bienau-delàduXVIIIesiècle,mêmeceuxquiferontprofessiond'endonnerunethéoriesociologique.C'estainsiqueMauriceHalbwachsetFrançoisSimiandcontinuerontdefairedestravailleursmanuelsdepursexécutantsattachésàlamatière,etdecefaitsocialementinférieursmêmeauplusmodestedesemployés(cf.chapitreVII).59.Cf.W.Sewell,Gensdemétiersetrévolutions,op.cit.60.CitéparM.Bouvier-Ajam,HistoiredutravailenFrance,op.cit.,t.I,p.655.61. C'est pourquoi aussi les révoltes des « menus », des travailleurs appartenant aux « arts mineurs»

paraissentsouventavoirétécommandéesaumoinsautantparcesoucidegarderoudeconquériruneplacedansl'ordresocialquepardesintérêtsstrictement«économiques».AinsilarévoltedesCiompideFlorenceauXIVesièclepourparticiperaugouvernementdelacitéet«êtredeshommes»(cf.M.Mollat,P.Wolf,Onglesbleus,JacquesetCiompi,op.cit.).62.N.deLaMare,Traitédepolice,Paris,1703.63.Ibid.,p.4.64.Ibid.65. Pour une synthèse sur la transformation des campagnes anglaises qui permet aussi de saisir le

contraste avec la situation de la paysannerie française, cf. H. J. Habakkuk, « La disparition du paysananglais»,AnnalesESC,juillet-août1965,etB.Moore,lesOriginesdeladictatureetdeladémocratie,trad.fr.Paris,Maspero,1969.66.Cité inG.Unwin, IndustrialOrganization in the XVIth and XVIIthCenturies, op. cit., p. 138.

Noteraussil'argumentpourjustifierquel'apprentissagedesmétiersurbainssoitréservéauxfilsd'artisans:« Ilestplus facilepour le filsd'artisanruralou le filsdepaysandedevenirartisan[rural]quepour le filsd'artisan [urbain] de devenir artisan rural ou paysan, de sorte que si les artisans ruraux pouvaient placerleurs enfants à la ville, les fils d'artisans urbains seraient conduits à devenir des fripons [rogues] et desvagabonds»(ibid.,p.138).C'estbienlavolontédeluttercontrelesrisquesdedésaffiliation,quipasseparunedéterritorialisationdespopulationsruralesouurbaines,quiinspiretoutescesmesures.

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67.CitéinA.V.Judges,TheElizabethanUnderworld,op.cit.,p.XXXIV.68.CitéinR.H.Tawney,TheAgrarianProblemintheXVIthCentury,op.cit.,p.269.69.Cf.D.Marshall,«TheOldPoorLaws,1662-1795»,inE.M.C.Arus-Wilson,Essays inEconomic

History,London,1954.70.Cf.K.Polanyi,TheGreatTransformation,op.cit.71.G.Unwin,StudiesinEconomicHistory,op.cit.,p.315.72.Cf. J.R. Poynter,Society andPauperism,English Ideas onPoorRelief, 1797-1834, Londres,

1969. On reviendra aux chapitres IVet V sur cette incompréhension des penseurs libéraux à l'égard del'organisation antérieure du travail et des formes de protection sociale qui y sont associées. En fait, ilsinscrivent leur réflexion dans le cadre d'un tout autremodèle de développement économique, mais aussid'organisation sociale, qui se pense en s'opposant au type précédent. La conception libérale de la libertéfondéesurlecontrats'estconstruitecontrelesystèmedestutellestraditionnelles.Laperspectivemilitantequ'ils adoptaient interdisait aux libéraux de comprendre l'utilité de ce système pour préserver la cohésionsociale.73.Ilyabienentendud'autres«causes»,enparticulier larapiditéde lacroissancedémographiqueen

AngleterreàpartirdelasecondemoitiéduXVIIIesiècle.Pendantcettepériode,lapopulationanglaiseestpasséede6,25millionsà8,89millionsd'habitants,soitunecroissancede42,2%(etde8,89à17,92millionsentre1801et1851,soitunecroissancedeplusde100%).Cf.G.Chapman,CultureandSurvival,Londres,1940,p.34sq.74. Jourdan, Decrouzy, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, op. cit., t. XII,

p.900-901.75.Cf.H.Hauser,lesDébutsducapitalisme,op.cit.,chap.v,«LesystèmesocialdeBarthélemyde

Laffemas».76.B.deLaffemas,AdvisetremontrancesàM.M.desDéputezduRoy,Paris,1600,p.7.77. Cardinal de Richelieu, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État, t. II, cité in J.-P.

Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.,p.318.78.J.-B.Colbert,Lettres,instructionsetmémoires,t.II,citéparJ.-P.Gutton,p.338.79.CitéinA.Vexliard,Introductionàlasociologieduvagabondage,op.cit.80.CitéinJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.,p.468.81.Ibid.82.Lamêmeillusionentachelacréationàpeuprèsconcomitantedesmanufacturesroyales,dontColbert

disait:«Outrelesavantagesqueproduiral'entréed'unegrandequantitéd'argentcomptantdansleroyaume,ilestcertainque,par lesmanufactures,unmilliondepeuplesqui languissentdanslafainéantisegagnerontleur vie; qu'un nombre aussi considérable gagnera sa vie dans la navigation et sur la mer; que lamultiplication presque à l'infini des vaisseauxmultipliera de même la grandeur et la puissance de l'Etat»(Lettres,instructionsetmémoires,t.II,4epartie,citéinP.Léon,Économiesetsociétésindustrielles, t.II,op.cit.,p.121).Enfait,lesmanufacturesroyalesonttrèspeupesésurlemarchédel'emploi,etencoremoinspourlamiseautravaildes«peuplesquilanguissentdanslafainéantise».83.AbbédeSaint-Pierre(CharlesIrénéeCastel),Surlespauvresmendiants,Paris,1724,p.8.

84.CitéinJ.-P.Gutton,l'ÉtatetlamendicitédanslapremièremoitiéduXVIIIesiècle,op.cit.,annexeI,p.226-227.85.Cf.C.Bloch,l'Assistanceetl'ÉtatenFranceàlaveilledelaRévolution,Paris,1909.

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86.Cf.O.H.Hufton,ThePooroftheEighteenthCenturyFrance,op.cit.,chap.VI.PourlapolitiquedeTurgotdansleLimousin,cf.M.Lecoq,l'AssistanceparletravailetlesjardinsouvriersenFrance,Paris, 1906. La réussite relative de Turgot tient à ce qu'il a pris la peine d'opérer une classification despopulationsconcernées,etdetenterd'yfairecorrespondredestypesdifférentsd'ouvrages.87. Cité in Pierre Léon, «La réponse de l'industrie », in FernandBraudel, Ernest Labrousse,Histoire

économiqueetsocialedelaFrance,op.cit.,t.II,chap.II.

88.B.Geremek,leSalariatdansl'artisanatparisienauxXIII-XVesiècles,op.cit.,p.147.

89.Lemécanismedecescrisesestbiendécrit inP.Goubert,CentMilleProvinciauxauXVIIe siècle,BeauvaisetleBeauvaisisde1600à1730,Paris,Flammarion,1968.Goubertmontrecommentl'absencede numéraire, mobilisé pour l'achat des céréales, entraîne sous-emploi et chômage dans les professionsindustrielles.CeprocessusfrappedepleinfouetunevillecommeBeauvais,spécialiséedans la fabricationdes produits artisanaux de grande consommation à usage « populaire ». Mais si l'affaiblissement de lademandesolvableseprolonge,elletoucheégalementlaproductiondeluxe.90.CitéinJ.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit.,p.75.91.J.-P.Gutton,DomestiquesetserviteursdanslaFrancedel'AncienRégime,Paris,Aubier,1981.92.Vauban,Projetdedîmeroyale,Paris,1907,p.66.UncontemporaindeVaubanditégalement:«Ils

ontleurviecommeassurée:leursterresnesontpassujettesàlagrêle,nileursbiensàlabanqueroute»(C.Cordier,laSainteFamille,Paris,1700,citéparJ.-P.Gutton,Domestiquesetserviteurs...,op.cit:,p.147Cf.N.deLaMare,Traitédepolice,op.cit.Uneordonnancedepolicede1720renouveléeen1778stipuleque les domestiques parisiens changeant de maître doivent être munis d'un certificat de leur ancienemployeur(cf.J.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit.,p.94).93.L.-S.Mercier,TableaudeParis,op.cit.,I,p.161.Alamêmeépoque,desEssartsdéclareàlasuite

d'unechargecontrelesdomestiques:«Onpeutdoncconclurequelaclassedesserviteursn'estcomposéequedel'écumedescampagnes»(Dictionnairedelapolice,Paris,1786-1798,t.III,p.485).94.G.Lefebvre,Étudesorléanaises,1.I.Contributionàl'étudedesstructuressocialesàlafindu

XVIIIesiècle,Paris,Imprimerienationale,1962.Cf.aussi,enparticuliersurlesambiguïtésdelanotionde«peuple» à l'époque, François Furet, « Pour une définition des classes inférieures à l'époquemoderne »,AnnalesESC,mai-juin1963.95.Cf.PierreRosanvallon,l'ÉtatenFrancede1789ànosjours,Paris,LeSeuil,1990,chap.v.96. Ainsi les gagne-deniers, qui sont, selon le Dictionnaire du commerce de Savary (1761), des

«hommesfortsetrobustesdontonsesertàParis(etailleurs)pourporterdesfardeauxetmarchandisesenleurpayantunecertainesommedontonconvientàl'amiableaveceux»,sontdivisésenquatregroupes:lesfortsdesHallesetde ladouane, lesporteursspécialisésdansun typedemarchandisescomme lebois, lacraie,lesel, lesgrains..., lesdébardeursquidéchargentcertainsproduitsamenésparbateauxsurlaSeine,enfin le tout-venantqui travailleà lademande.Les troispremiersgroupesétaientorganisésenmonopolesreconnusparlesautoritésmunicipalesaprèsavoirpayéundroitd'entréedanslaprofession(cf.J.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit.,p.61sq.).97.C.Loyseau,Traitédesordres,op.cit.,chap.VIII,p.80.98. Le type de recours au travail artisanal dépend des rapports, extrêmement divers, que les paysans

entretiennentavec la terreetde lagrandeurdesexploitations.Onsaitque laproportiondes«alleutiers»,c'est-à-diredespaysanscomplètementpropriétairesdeleurterre,estfaible,etqu'àlaveilledelaRévolutionlesquatrecinquièmesdesterresfrançaisessontencoresoumisàdesdroits«féodaux».Maislesdiversessortesde«tenures»ménagent,enfonctiondeleurétendueetdeschargesquiysontattachées,desdegréstrèsdifférentsd'indépendanceéconomiqueetsociale.Pourunesynthèsesurcessituationscomplexes,cf.P.Goubert, « Les paysans et la terre; seigneuries, tenures, exploitations », in F. Braudel, E. Labrousse,

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HistoireéconomiqueetsocialedelaFrance,op.cit.,t.II,chap.v.

99.P.Goubert,CentMilleProvinciauxauXVIIesiècle,op.cit.,p.189.100.C'estainsiquelesinventairesaprèsdécèsdansunvillageflamandmontrentquelapossessionounon

demétiers à tisser est strictement liée à l'étendue et à la richesse de l'exploitation agricole : aussitôt quecelle-cidonneunecertaineaisanceà l'économiefamiliale,onne trouveplusdemétier.Cf.F.F.Mendels,« Landwirtschaft um bäuerliches Gewerbe in Flandern in 18. Jahrhundert », cité in P. Léon, Histoireéconomiqueetsocialedumonde,op.cit.,t.III,p.22.101.P.Léon,«Laréponsedel'industrie»,inF.Braudel,E.Labrousse,Histoireéconomiqueetsociale

delaFrance,op.cit.,t.II,chap.II,p.260sq.102.O.H.Hufton,ThePooroftheEighteenthCenturyFrance,op.cit.103.P.Léon,op.cit.,t.II,p.260.104.Cf.K.Polanyi,LaGrandeTransformation,op.cit.,p.59.105.Encyclopédie,ouDictionnaireraisonnédessciences,desartsetdestechniques,t.XIV,p.532.106. E. Labrousse, « En survol de l'ouvrage », in F. Braudel, E. Labrousse,Histoire économique et

socialedelaFrance,op.cit.,t.II,p.711-712.107.P.Léon,«Morcellementetémergencedumondeouvrier»,inEconomiesetsociétésindustrielles,

op.cit.,t.II,p.495.108.M.Garden,«L'industrieavant l'industrialisation», inHistoire économique et socialedumonde,

op.cit.,t.III,p.27.109.P.Léon,op.cit.,t.II,p.495.

110.B.Geremek,lesMarginauxparisiensauxXIVeetXVesiècles,op.cit.,p.279.111.Le recensement opéré par F.Brasch en 1791 donne une proportion de 16,6 employés par patron,

maiselleneprendencomptenilespetitesentreprisesavecunoudeuxemployés,nilesouvriersenchambreetlestravailleursàfaçon(cf.A.Soboul,Paysans,sans-culottesetjacobins,Paris,Éd.Sociales,1966).112.P.Léon,inEconomiesetsociétésindustrielles,op.cit.,t.II,p.378.113.Lerégimede lacorvée,quiprésentedesmodalités trèsdiverses,estsansdoute leplusclairement

représentéàl'époquecarolingiennedanslesrégionsentreLoireetRhin.Ilsupposelaséparationdudomaineseigneurialentre la« réserve»,directementexploitéepar leseigneuravec lesserfsetéventuellement lesesclavesqui y résident, et les « tenures», exploitées soit par des serfs, soit par des tenanciers « libres »(tenures ingénuiles). Les tenanciers serviles doivent en général au moins trois journées de travail parsemaine sur la réserve. S'ils sont rarement soumis à la corvée hebdomadaire, les tenanciers « libres »doiventpourtantdelourdsservicesmanuels:corvéesdecharrois,constructionetréparationsdebâtimentspourleseigneur,participationauxgrandstravauxagricoles,fenaison,moisson...Cesservices,quiimpliquentune sujétion de la personne sous la forme d'une obligation directe de travailmanuel, représentent,mêmepour les tenanciers« libres», lapartprincipaledesredevancesobligatoiresattachéesà la tenure.Surcespoints,cf.I.Josuah,laFacecachéeduMoyenÂge,op.cit.Cf.aussiM.Bloch,laSociétéféodale,op.cit.114.Lacorvéeestcaractéristiqueduservageetprendlaplacedel'esclavage,formecomplètedelamise

àdispositiondelapersonne.115. Ildoit être rappeléque la rétributiondu travailne se faitpasnécessairementenargent.Cedevait

mêmeêtre trèsexceptionnellement lecasdansces formesprimitivesdesalariat.Mais le«gage»,quellequesoitsanature,représentebienuneformedesalairedanslamesureoùilrétribueuntravaileffectuépourlecompted'untiersetdansunerelationdedépendanceàl'égarddecelui-ci.

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116.G.Duby,l'Économieruraleetlaviedescampagnesdansl'Occidentmédiéval,Paris,Montaigne,1962, t. I, p. 424.Lemême type de recouvrement entre sujétion de la personne et ébauche d'un rapport«salarial»peutseretrouverdansd'autresairesculturellesetjusqu'àdesépoquestrèsprochesdelanôtre.AinsilesplantationssucrièresduNordestebrésilienontétéexploitéesaprèsl'abolitiondel'esclavagepardes«moradores»,travailleursquirésidaientenpermanencesurlaplantation,partageaientleurtempsdetravailentre l'exploitation du lopin qui leur était concédé et le service du maître de la plantation, et pouvaientaccomplircertainsjourscertainestâchescontrerétribution.Lorsquecettefixationdestravailleursauseindelaplantationaprisfinaucoursdesannéescinquanteetsoixante—engrandepartieparcequ'ilspouvaient«choisir»d'allertravailleràlaville,oùsedéveloppaitunmarchédutravail-,lesmoradoressontdevenusdessalariésagricolesàpartentière(cf.AfrânioGarcia,Libresetassujettis,marchédutravailetmodesdedominationauNordeste,Paris,ÉditionsdelaMSH,1989,etlestravauxduMuseunacionaldeRiodeJaneiro.117.Onpourrait s'interroger sur la différence entre cette conditiondudomestique agricole et celle des

membresdelafamilletravaillantsurlaterredumaître.Ellepeutsemblerténue,danslamesureoùlafemmeet les enfants peuvent être dans une relation de dépendance aussi ou plus forte à l'égard du maître.Cependant,latutellefamilialeetlatutelleàl'égarddesdomestiquessontsubstantiellementdifférentessionprend en compte le rapport à la propriété. Les membres de la famille sont inscrits dans le cadre d'uneéconomie purement domestique, ils constituent le groupe familial en tant qu'unité de production et detransmissiondesbiens.Les«domestiques»,enrevanche,sontdansunerelationdetypemarchand,mêmesi elle est très faiblement monétarisée et contractualisée. Par rapport à l'unité économique familiale, lesdomestiques sont — en dépit de l'idéologie « paternaliste » — des étrangers. Aussi peuvent-ils êtreabandonnés lorsqu'ils ne peuvent plus servir, par exemple lorsqu'ils sont trop vieux pour travailler, alorsqu'entre lesmembresde la famille existe ceque l'onappelle aujourd'hui« l'obligationalimentaire»,moded'échange transgénérationnel qui n'est pas fondé sur une relation marchande, mais sur l'appartenancefamiliale.118.Lefaitquejusqu'àlafindel'AncienRégimeleroi,desseigneursetmêmederichesbourgeoisaient

« leurs » artisans travaillant exclusivement pour eux peut être interprété comme un héritage de cettesituation «archaïque».Mais il s'agit alors d'artisans particulièrement qualifiés et privilégiés qui excitent lajalousiedeleurscollèguessoumisauxcontraintesdesmétiers.119.B.Geremek,leSalariatdansl'artisanatparisien,op.cit.,p.36.120.Cf.M.Weber,Histoireéconomique,op.cit.,p.174.121.B.Geremek,leSalariatdansl'artisanatparisien,op.cit.,p.145.122. Jourdan,Decrouzy, Isambert,Recueil général des anciennes lois françaises, op. cit., t. XXII,

p.358-370et370-386.123.AinsiàParislaplacedeGrève,quiestàl'origineduterme«gréviste»surlabased'uncontresens:

ils'agissaitdeconcentrationsd'ouvriersquinetravaillaientpas,maisquiétaientàlarecherched'untravail.124.B.Geremek,leSalariatdansl'artisanatparisien,op.cit.125.Cf.P.Bourdieu,laNoblessed'État,Paris,ÉditionsdeMinuit,1989.126.Ainsi, outre les commissaires, comme les intendants et les conseillersd'Étatnomméspar le roi, le

corpsdesPontsetChausséesestcrééen1754,celuidesMinesen1783.Recrutésauconcours,leurstatutévoqueceluidelafonctionpublique.Mais(cf.P.Rosanvallon,l'ÉtatenFrancede1789ànosjours,op.cit.)c'estseulementaprèslaRévolutionquelafonctionpubliquesestructureetpeutcommenceràproposerdesmodèlesdesalariatattractifset...«nobles».127.Article«Salaire»,Encyclopédie,op.cit.,t.XIV,p.532.128.Cf.S.Kaplan«Réflexionssurlapolicedumondedutravail,1700-1815»,Revuehistorique,261,

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janvier-mars1979.Cetypedemesuresn'estpaspropreàlaFrance.AGandetàAnvers,àlafinduXVIIIesiècle, des ordonnances municipales punissent comme vagabonds les ouvriers et les enfants pauvres quicirculentdanslesruespendant la journée,parcequelesunset lesautresdevraientêtreautravail.Cf. C.Liss,H.Soly,PovertyandCapitalisminPre-IndustrialEurope,op.cit.,p.164.129. Cité in F. Braudel, E. Labrousse,Histoire économique et sociale de la France, op. cit., t. II,

p.660.130.M.Weber,Histoireéconomique,op.cit.,p.198.Cf.aussiL.M.Léonard,TheEarlyHistoryof

EnglishPoorRelief,Londres,1900.131.M.Weber,ibid,p.198.132.J.Bentham,Esquissed'unouvrageenfaveurdespauvres,trad.fr.Paris,anX,p.40.133.Ibid.,p.246.134.Ibid.,p.36.135.Cf.E.Cassirer,laPhilosophiedesLumières, trad. fr.Paris,Fayard,1966,particulièrementchap.

VI,«Ledroit,l'Étatetlasociété».

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CHAPITREIV

Lamodernitélibérale

« Le commerce et l'industrie sont appelés partout, et leur établissementproduit une fermentation étonnante avec les restes de la férocité de laconstitution féodale1. » Ce jugement est représentatif de l'exaspérationcroissante des esprits éclairés de l'Europe du XVIIIe siècle à l'égard desrésistances opposées par les structures héritées du passé à la dynamiqueprofondequi bouleverse l'économie et ébranle les rapports sociaux. Il donneaussi l'interprétation communément reçue de l'origine des antagonismes quidéchirent la société. Deux mondes s'opposeraient avant de s'affronterbrutalementparceque les forcesquiportent lamodernité sontbridéespar lepoids du passé. Combat entre les anciens et les modernes, les adeptes duprogrèsetlesdéfenseursdeprivilègesarchaïques.Cettemise en scène est cependant simplificatrice.Lesprocessusqui sous-

tendentcetteoppositionsontpluscomplexes-et lesluttesrévolutionnaireslerévéleront-quecequedonneàvoirleface-à-facedramatisédel'ancienetdunouveau.D'abord parce que le nouveau n'est pas si nouveau. Il a longtempscheminé,et sesgermesontétédéjàdéposésdans« laconstitution féodale».Ensuite parce qu'il n'est pas homogène. La dynamique qui entraîne « lecommerce»et«l'industrie»,pours'entenirauxdeuxsecteursévoquésiciparStevart,n'anilamêmeampleurnilemêmerythme.Enfinparcequ'ellen'apasl'universalité que lui prêtent ses porte-parole. Le triomphe de la modernitéreprésentedesintérêtsetdesvaleursportéspardesgroupesbiencirconscrits,et ils ne s'opposent pas seulement auxprivilèges des partisansde l'«AncienRégime».L'EuropeduXVIIesiècleasansaucundouteses«progressistes»etses « conservateurs ».Mais elle comprend aussi la masse de ceux qui sontplacésenporteà fauxpar rapportàcetteopposition.Enparticulier,dans lestransformationsquiseprofilent, lapositiondeceuxquiforment labasede lapyramidesocialeestparticulièrementambiguë.Sansdouteont-ilspeuàperdre,en tout cas peu de privilèges.Mais qu'ont-ils à gagner?Est-il évidentmême

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qu'ilsnepeuventquegagnersilestatuquoestdétruit?Dans quels enjeux vont-ils être pris, et en quoi va être transformée la

situationdecesgroupeshétérogènesquiviventessentiellementdeleurtravailetdontonvientdedessiner ledestinmalheureuxdans«l'ancienne société»?On montrera pourquoi tout ce que la société du XVIIIe siècle comporte de« progressiste » conspire à faire du libre accès au travail la nouvelleformulation de la question sociale. Mais on essaiera aussi de comprendrepourquoicettesolutionestlimitée,difficilementopérationnelle,etporteusedetensions telles qu'elle va devenir un facteur de division davantage que lefondementd'unconsensusdurable.Cetimpératifdulibreaccèsautravail,quifait l'unanimitéparmilespartisanset lesartisansdesLumières,représenteenfait un précipité instable et fragile. Plus exactement, il donne le principe dumoded'organisationéconomiquequivas'imposer.Maisilporteaussi,sansqueceux qui le formulent en soient pleinement conscients, des effets socialementdévastateurs. Ainsi, alors qu'il se voulait réponse globale et définitive à laquestionsociale,lelibreaccèsautravailnereprésenterahistoriquementqu'uneétape vers sa reformulation auXIXe siècle sous la forme de la question del'intégrationduprolétariat.

Lavulnérabilitédemasse

Deuxdonnéesnouvellesmodifient,àpartirdelafinduXVIIeetdudébutduXVIIIesiècle,lamanièredontseposelaquestiondelaplaceoccupéeparlesgroupes les plus défavorisés. D'une part, la prise de conscience d'unevulnérabilitédemassequirenddeplusenplusfictivelapropensionàrabattrelaquestionsocialesurletraitementdecesdeuxgroupesextrêmes,lesindigentsincapables de travailler que l'on assiste, et les vagabonds que l'on réprime.D'autre part, une transformation de la conception du travail, qui n'est plusseulementundevoir répondantàdesexigences religieuses,moralesoumêmeéconomiques. Ildevient la sourcede toute richesse,et,pourêtre socialementutile, doit être repensé et réorganisé à partir des principes de la nouvelleéconomiepolitique.Sur le premier point, la transformation n'est pas évidente. Si l'on se

contentait de mesurer les proportions de la population qui se trouvent à lalimitedel'indigence,onmettraitenavantd'étonnantesconstantesdansletempset dans l'espace, c'est-à-dire pendant au moins cinq siècles et sur toute la

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surface de l'Europe à l'ouest de l'Elbe. Certes, s'il est difficile de définiraujourd'huides«seuilsdepauvreté»,c'estuneentrepriseencoreplusaléatoirepourdesépoqueslointaines2. Iln'endemeurepasmoinsquedansunesociétédonnée à un moment donné, il existe des exigences incompressibles - bienqu'ellessoientsouventcompressées-enmatièredenourriture,devêtement,delogement, en deçà desquelles l'individu est hors d'état de subsister par sespropres moyens. On acceptera donc comme une approximation satisfaisantepour les sociétés préindustrielles la définition, ou le repérage, de l'indigentproposéparCharlesdeLaRoncièreàpartirdesonanalysedelasituationdupetit peuple de Florence auXIVe siècle : «Celui quimanque du nécessairepour survivre, incapable qu'il est avec ses seules ressources d'être à la foisnourri (au minimum vital), vêtu (le plus simplement) et logé (pourvu d'uneplacepourdormirdansunlogementindividueloucollectif)3.»S'agissantparexempledeLyonautournantduXVIeetduXVIesiècle,Roger

Gasconacalculé,àpartirducoûtdublé,desproduitsdebaseetdes loyers,que ce seuil était franchi lorsqu'une famille de quatre personnes devaitconsacrerplusdesquatrecinquièmesdesesressourcesàl'achatdescéréalespanifiables4.Quelleproportiondelapopulationsetrouve,àunmomentdonné,au-dessous de cette ligne? En l'absence de statistiques fiables, une telleévaluation est évidemment des plus approximatives.Lesdonnéesdisponiblessur les bénéficiaires de secours permettent cependant de dégagerd'intéressantesconstantesdansl'espaceetdansletemps.ÀOrvieto,àlafinduXIIIe siècle, lesmendiantset indigentsassistés -ceuxqui se trouveraientau-dessousdu«seuildemisère»,puisqu'ilsnepeuventsurvivrepareux-mêmes-représentaientenviron10%delapopulationdelacité5.Lesproportionssontvoisines dans la Picardie rurale à lamême époque 6 et à Florence auXIVe

siècle7.HenriPirenneévalueégalementaudixièmelaproportiondesindigentsdans la population urbaine d'Ypres8. Les secours dispensés par lesmunicipalités de nombreuses villes européennes au XIVe siècle paraissentaussi concerner entre 5 et 10%des habitants.Ainsi, àLyon, «entre 1534 et1561, un peu plus de 5 % de la population totale recevait une distributionhebdomadaire9».Pour leXVIIe siècle,PierreGoubert relèveque lebureaudespauvresdeBeauvaissecouraitenannéemoyenne700à800personnes,soit6%deshabitants de la ville10.Le 14germinal an II, le rapport adressé parl'administration des hôpitaux au conseil général de la Commune de Parisrecense68981indigentssecourus,soitunParisiensurneuf11.

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On pourrait multiplier les références, sans doute toujours plus ou moinsapproximatives.Ellespermettentnéanmoinsd'affirmerqu'enannéemoyennede5 à 10% de la population - peut-être plus près de 5% compte tenu de latendance fréquente à surestimer les situations les plus dramatiques, maisinversement il faudraitaussi tenircomptedes«pauvreshonteux»etdeceuxquiéchappentàtouteslesformesderepérage—dépendentpoursurvivred'uneassistancedispenséesousdifférentes formes,soitd'unepriseencharge totaledansleshôpitauxet«charités»,soitdesecourspartiels,parexemplesouslaformed'unedistributionponctuelleourégulièred'alimentsoudesubsides.Àlacampagne,puisqu'iln'existeguèred'institutionsspécialisées,ilestencoreplusdifficile d'évaluer le nombre des indigents. Mais on peut supposer qu'ilsexistentdanslesmêmesproportions,supportésparlesréseauxdevoisinage,àmoins qu'ils ne soient contraints de « déguerpir » en devenant vagabonds.Ainsi,une indigence structurelle importante est un trait incontestable de cessociétés. Elle se maintient d'une manière à peu près constante sur plusieurssiècles,affectantl'ensembledespaysquireprésententalorsl'Europe«riche»ou«développée».

Mais l'indigence conjoncturelle représente une caractéristique aussi

significative de ces sociétés préindustrielles. Par exemple, à Florence, aumilieu du XIVe siècle, le nombre des mendiants pouvait, certaines années,quintupler12. Tous les historiens de l'assistance ont décrit, partout et sur lalonguedurée, lesvillesassaillies lesannéesde«chertés»pardesnuéesdemendiants.RogerGasconacompté,pourlarégionlyonnaise,vingt-neufannéescritiques entre 1470 et 155013. Pendant les pires d'entre elles, les paysansdémunisaffluentenvilleàlarecherchedesecours.Simultanément,parcequelachertédesgrainsentraîneunebaissedelaproduction«industrielle»et lechômage, unepartie dupetit peuple de la cité tombedans l'indigence.Si lesindigents de Beauvais représentent en moyenne 6 % de la population, endécembre1693lescurésrecensent3584«pauvres»incapablesdes'autosuffirepourenviron13000habitants,soitentrelequartetletiersdelapopulationdelaville14.À côté de l'indigence structurelle, unemasse importante de gens vit donc

dansuneconditionprécaire,etilsuffitd'unesituationconjoncturellepourqu'ilsbasculent dans la dépendance. Mais « conjoncturel » ne signifie pasexceptionnel, puisque ces crises de subsistance sont une constante de

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l'économie de telles sociétés, et qu'un adulte ayant la chance d'atteindre unecinquantaine d'années devait en avoir traversé plusieurs. Quelle est laproportion de la population susceptible d'être ainsi déstabilisée? Elle estencore plus difficile à établir que pour l'indigence « chronique ». Lerapprochement de notations de chroniqueurs et de diverses étudesmonographiques, le recoupement de différents indices (le comptage des feux« pauvres » ou « indigents », ou celui des nihil habentes, c'est-à-dire desfoyers trop pauvres pour payer l'impôt, ou encore l'étude des contrats demariage et des inventaires après décès, l'examen des régimes alimentaires etdesbudgetsdesfamillespauvres,etc.)permettentd'avancerqu'entreletiersetlamoitiédelapopulationglobale,selonlesendroitsetlesépoques,setrouvedans cette situation de devoir vivre quasi « au jour de la journée »,perpétuellementmenacée de se retrouver en deçà du seuil de ressources quipermetuneautonomieminimale15.Pasplusqu'ellen'estcelledelapauvretéproprementdite,laquestionainsi

soulevée n'est celle du niveau général de richesse de ces sociétés, qui peuts'accroîtretandisqu'unepartieimportantedelapopulationcontinuedesubirlapénurie.Incontestablement,duXIVeauXVIIIesiècle,lessociétéseuropéennesse sont « développées », la productivité de la terre et des industries s'estaccrue, le commerce s'est enrichi et a enrichi marchands et banquiers, unebourgeoisie puissante s'est constituée, et unemobilité ascendante a permis àcertains groupes d'améliorer leur condition16. Mais la misère demeure unecomposantestructurelleessentielledecesformationssociales.Uneexplicationnéo-malthusienneentermesderaretédesressourcesparrapportauvolumedespopulations est insuffisante. Si elles ne furent pas opulentes par rapport auxcritèrescontemporains,cessociétésn'ontpaseupourautantàfairefaceàunerareté généralisée. Tout se passe comme si la pression exercée sur lesproducteurs directs de la richesse avait suivi l'accroissement de celle-ci, lesmaintenantàunseuilderessourcesjustesuffisantpourassurerleursurvie.Silesconsommationsalimentairesetcertainsélémentsdumodedevieontpusemodifier,lasituationéconomiqued'unpetittenanciernormandduXVIIe sièclen'estsansdoutepasfoncièrementdifférentedecelledesonhomologueduXIVesiècle, ni la condition d'un foulon flamand du basMoyen Âge de celle desmisérablessoyeuxlyonnaisauXVIIIesiècle.Onacalculéqu'àlaveilledelaRévolution 88 % du budget des ouvriers parisiens les plus pauvres étaientencoreaffectésàl'achatdepain17.

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L'existence d'unemisère demasse relève donc aumoins autant de raisonssociopolitiquesquederaisonsdirectementéconomiques;aumoinsautantquelararetédesbiensdisponibles,c'estunsystèmeimpitoyabledeponctionpesantsurlesproducteursdirectsquiestresponsabledelapérennitéetdel'ampleurdes situations de pénurie. La permanence de ce système de contraintes - la«férocitédelaconstitutionféodale»-peutainsijustifierdetraitercommeuneséquencediversifiéemaisuniqueunepériodedeprèsdecinqsiècles.Endépitdetransformationsconsidérables,lescontinuitésl'emportentsurlesdifférencesquant aux effets sur les populations les plus démunies de cette organisationsociopolitique. Le prélèvement de la rente foncière, la pression fiscale, lescontrôles exercés sur les salaires peuvent se transformer sans remettre enquestion le fait quependant toute cette période, dansuneEuropeoccidentalequia«décollé»,quis'est«désenclavée»,pourreprendredesexpressionsdePierreChaunu18,letiersaumoinsdelapopulationeuropéenneestrestéplacéautourduseuildel'indigence.

Pourtant,unchangements'opèreverslafinduXVIIesiècleetplusnettementauXVIIIe.Iln'estpasfaciledelecaractériseravecprécision,s'ilestvraiqueles paramètres objectifs de la misère sont restés à peu près constants.L'entreprise est d'autant plus difficile que je veux m'interdire la facilité deparlerdechangementdela«représentation»oudel'«image»delapauvretéou des pauvres. De telles expressions ne signifient pas grand-chose etn'expliquentrien,àmoinsqu'onnelesrapporteauxchangementsdessituationset des pratiques. Il faudra pourtant partir ici des discours tenus sur cespopulationspouressayerdedégagerlatransformationsocialequ'ilstraduisent.Cequiapparaîtnouveaudanslediscourssurl'indigenceàpartirdelafindu

XVIIe siècle, c'est son insistance sur le caractèremassif du phénomène.Nonque la connaissance du fait que les indigents soient nombreux constitue unenouveauté. La littérature sur la question est au contraire encombrée depuisplusieurs siècles par la description de « hordes » de mendiants et devagabonds.Àpeuprèstouteslesréglementationssurlapolicedespauvres-etelles sont légion - sont introduites par le constat de l'accroissement, parfoisqualifié de « prodigieux », de ces populations inquiétantes qui menacent desubmergerl'ordreétabli.Mais,sinombreusessoient-elles,ellessontlongtemps

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conçues commeatypiques.Les termesde«mendiants» et de«vagabonds»servent à marquer cette marginalité. Ils désignent des gens hors du régimecommun,c'est-à-direaussidurégimecommundelapauvreté.Selonlemodèleque l'on a proposé, ces populations occupent deux régions de la vie socialepériphériquespar rapportà lazoneprincipaled'intégration.Sinombreuxquepuissent être ces individus — soit les indigents, d'ailleurs réintégrés parl'assistance,soit lesdésaffiliés,quidemeurentendehorsdel'espacesocial-,leur existence altère peu la représentation d'une société équilibrée, même sicettestabilitéreposesurunemajoritédeconditions«médiocres».L'élémentnouveau, à partir de la fin du XVIIe siècle, paraît résider dans la prise deconscienced'unevulnérabilitédemasse,différentedelaconscienceséculaired'unepauvretédemasse.Lecaractèreinacceptabledelamisèreetlesrisquesde dissociation sociale qu'elle comporte cessent alors d'être essentiellementportés par ces éléments, en somme marginaux, que sont les assistés et lesdésaffiliés.Ilsdeviennentunrisquequiaffectelaconditionlaborieusecommetelle, c'est-à-dire la majorité du peuple des villes et des campagnes. Laquestion socialevadevenir laquestionposéepar la situationd'unepartiedupeupleentantquetel,etnonseulementdesesfrangeslesplusstigmatisées.EnFrance,cetteprisedeconscienceparaîtavoirétésuscitéeparlasituation

tragique du royaume à la fin du règne de LouisXIV.Donnons la parole auxIntendants,représentantsmandatésdel'appareild'État,etaprioripeususpectsd'unemansuétudeexagéréeàl'égarddupeuple.L'intendantdeNormandieécriten1693auContrôleurgénéraldesFinances:

Lamisèreetlapauvretéestau-delàdetoutcequevouspouvezimaginer.[...]Uneinfinitédepeuplesmeurtfréquemmentdefaim.[...]Lepeuple,quiréellementmeurtlaplupartdefaim,quinemangequedesherbes[ilfautcraindrequ'il]necoupeetneruinetouslesblésavantqu'ilsnesoientmuris.Etl'Intendantajoute:Necroyezpas,s'ilvousplaît,quej'exagère19.L'intendantdeNormandies'inquiètedecettesituationdanslepaysdeCaux,

région agricole. Mais Trudaine, intendant de la Généralité de Lyon, écrit

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égalementdanslesmêmesannéesauContrôleurgénéralencestermes:

IlyadanslavilledeLyonetauxalentours20000ouvriersquiviventaujourlajournée;sil'oncessehuitjoursdelesfairetravailler,lavilleserainondéedepauvresqui,netrouvantplusàgagnerleurvie,pourrontseporteràtouteslesextrémitéslesplusviolentes20.Trudaineperçoit bien lanaturedu risque, celui d'unbasculement d'un état

dansunautre, lepassaged'unepauvretéquineposerait pasdeproblèmes sielle restait stabilisée, à une formede dénuement total pouvant déboucher surune explosion de violence. La majorité des travailleurs est placée sur cetteligne de fracture. Les responsables de l'ordre public ne s'inquiètent plusseulement,commeilsl'onttoujoursfait,delaproliférationdunombredeceuxqui ne travaillent pas (les vagabonds et les mendiants assistés), mais de laprécaritédelasituationdeceuxquitravaillent.C'est peut-être Vauban, grand commis de l'État, mais aussi observateur

attentifdesmalheursdupeupleethommedecourage(ilpaieradesadisgrâcecetteanalysetroplucide),quidonneunepremièreformulationclairedecequej'entendsparvulnérabilitédemasse:

Partouteslesrecherchesquej'aimenéesdepuisplusieursannéesquejem'yapplique,j'aifortbienremarquéquedanscesdernierstemps,prèsdeladixièmepartiedupeupleestréduiteàlamendicité,etmendieeffectivement,quedesneufautresparties,ilyenacinqquinesontpasenétatdefairel'aumôneàcelle-là,parcequeeux-mêmessontréduits,àtrèspeudechosesprès,àcettemisérablecondition21.

Vauban est conscient qu'il n'existe pas de solution de continuité entre la165

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partiedupeuple,del'ordredudixième,quiabasculédansl'indigencetotaleetla majorité vulnérable de ce même peuple que la précarité constante desconditionsd'existencemetàlamercidumoindreaccident.MaisVaubanvaplusloindansl'analyseenrapportantàl'organisationdutravailcetteprécaritédelaconditionpopulaire.Cenesontpasseulementlesfaiblessalairesquiscellentledestindelamisèrelaborieuse,maisautantl'instabilitédel'emploi,laquêted'occupations provisoires, l'intermittence des temps de travail et de non-emploi:

Parmilemenupeuple,notammentceluidelacampagne,ilyauntrèsgrandnombredegensqui,nefaisantprofessiond'aucunmétierenparticulier,nelaissentpasd'enfaireplusieurstrèsnécessiteux...Telssontceuxquenousappelonsmanœuvriers,dontlaplupartn'ayantqueleursbras,oufortpeudechosesau-delà,travaillentàlajournée,ouparentreprise,pourquilesveutemployer...EtVaubanrésumeainsiledestindeceprolétaireavantlalettre:Ilauratoujoursbiendelapeineàattraperleboutdesonannée.D'oùilestmanifestequepourpeuqu'ilsoitsurchargé,ilfautqu'ilsuccombe22.Avec Vauban l'essentiel est dit. On peut effectivement, pour reprendre la

formuledeBoisguilbert,«ruinerunpauvre»carladifférenceentrelapauvretéet l'indigence «ne tient qu'à un filet23 ». La vulnérabilité est devenue unedimension collective de la condition populaire.La conjoncture du « tragiqueXVIIe siècle » a sans doute rendu possible ce type d'analyse, mais ellen'expliquepas tout.Apreuve, cette consciencequ'unevulnérabilitédemassepersiste et même s'accuse, alors que la situation économique et sociales'améliore. Dès les années 1720-1730, la société française paraît sortir dudramequ'a été la fin du règne du «GrandRoi ».Décollage démographique,économiqueetsocialàlafois.C'est lafindesfaminesproprementditeset lamaîtrise des épidémies les plus terribles (la peste dans leMidi pendant lesannées1720estladernièregrandeattaquedufléau).C'estensommelafindece qui avait été depuis le Moyen Âge le grand facteur de rééquilibrage

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économiqueetdémographique:larégulationparlamort24.Mais voici le paradoxe. Démarrage économique, donc : dans certains

secteurs, les finances et le commerce surtout, les industries en voie deconcentration, la progression est extraordinaire et l'expansion profite, bienqu'inégalement,àpresquetouslesgroupessociaux.Mais lessalariéssont lesseulsperdantsdansl'affaire.SelonlescalculseffectuésparErnestLabrousse,de1726à1789, le salairemoyenprogressede26%,mais lecoûtde lavieaugmentede62%,soitunediminutiondurevenudel'ordreduquart.C'estqueles pauvres, nemourant plus enmasse, continuent de procréer, et deviennentainsiàlafoisplusnombreuxetpluspauvres.Cequipeutaussis'exprimerentermesplusscientifiques:«Unprolétariatouunquasi-prolétariatsanspreneurencombre rapidement le marché du travail. [...] Il n'est pas douteux que larévolution démographique du XVIIIe siècle aggrave considérablement lapositionouvrière,déjàmauvaise,parlamultiplicationdel'ouvrier25.»Ainsi, une pression démographique qui n'est plus auto-régulée par lamort

pèse sur l'ensemble des travailleurs. Simultanément, le développement deséchanges commerciaux, s'il enrichit massivement les financiers et lesmarchands,rendlesproducteursdirectsplusdépendantsdesaléasd'unmarchédont les fluctuationss'intensifient. Ilenrésulteque la vulnérabilitédemasses'accroît,alorsmêmequelescasdemisèrelesplusextrêmessontsansdoutemoinsnombreux.ParadoxequeHuftonformuleainsi:«Larelativelibérationdes affres de la famine et des épidémies a produit un plus grand nombre depauvresqu'auparavant26.»Cettesituationn'estpaspropreàlaFrance,mêmesilaFranceapayéauprix

leplusfortletriomphedelamonarchieabsolue.Pourl'Angleterre,àbiendeségards plus favorisée et où les famines ont été jugulées plus tôt, des travauxrécents ont confirmé les calculs de Gregory King établissant qu'à la fin duXVIIesiècleentrelequartetlamoitiédelapopulationvivaitdansunesituationproche de l'indigence27. Pour les Flandres, Catharina Liss et Hugo Solyattestent également qu'à cette époque « le terme de pauvre devient quasisynonymedetravailleur28».Lasituationn'estpasnonpluslimitéeàlaville,quoiquecesoit sansdoutedans lessitesurbainsqu'elleest leplus ressentie.Maislaflambéedel'artisanatruralauXVIIIesiècleestunedesréponsesàladégradation de la conjoncture. Plus généralement, Hufton parle pour lescampagnesd'une«économied'expédients»(economyofmakeshifts)quidoitmultiplier les« activités annexes 29 ».Ces « expédients » ou ces « activités

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annexes » ne sont pas pour autant accessoires. Ils sont nécessaires pour lasurvie d'une majorité de travailleurs et de leur famille, jamais assurés dulendemain.Que l' « image » de l'indigence ne soit plus seulement focalisée sur le

mendiant ou le vagabond n'est donc pas un simple changement de« représentation ». Ce glissement traduit le montage paradoxald'amélioration/aggravation de la vie des petites gens à la fin de l'AncienRégime.Ainsi,surtoutlorsqueaprèslapérioded'expansionéconomiquequiaculminé dans les années 1760, une récession s'affirme30, les témoignages semultiplientdecetteprisedeconsciencedelaprécaritégénéraledelaconditionpopulaire.Citons-enunseul:

Ilestcertainquelegaind'unouvrier,quelquesobrequ'ilsoit,esttropbornépourqu'illuisuffisetoutauplusàsubsister,etàfairesubsisterjournellementsafamille,etlorsquelafaiblessedel'âgeneluipermetplusdetravailler,ilsetrouveentièrementdépourvuaumilieudesinfirmitésinséparablesdelavieillesse[...].Iln'estpasmoinsvraiqu'unouvrierquin'ad'autresressourcesquesesbrasnepeutalimenterunefamillenombreuse,payerlesmoisdenourricedeplusieursenfantsenbasâge,etprocurerdessecoursnécessairesàsafemmedanslesmomentscritiquesoùellemetaujourunnouveaufruitdeleurunion,etquesouvent,cetteinfortunée,maudissantsafécondité,péritdebesoinaumilieud'unenfantementlaborieux,oudessuitesd'unecouchenégligée31.J'aichoisiparmidesdizainesdetextescetextraitdubulletindelaSociété

philanthropique parce que, en cette même année 1787 où elle produit cettepeinture larmoyante mais lucide de la condition ouvrière, elle décide desecourir1100indigents.Ceux-ciserontchoisisparmilesoctogénairesmunisd'un certificat de baptême, les aveugles de naissance, les femmes enceintes

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légalement mariées, les veuves mères de six enfants dont l'aîné ne doit pasavoir dépassé quinze ans32. Jamais n'était apparu avec une telle évidence ledécalage entre la manière dont se pose désormais la question sociale etl'assistancetraditionnelle,quinedisposed'autresrecoursquedemobiliserunenouvelle fois les catégories les plus éculées de la «handicapologie». Onpourraitendireautantdestentativespourréprimerlevagabondage:cenesontpas les dépôts de mendicité ou les galères qui peuvent affectersignificativement la condition du peuple. Il devient clair à la veille de laRévolution que les frontières entre les quatre zones d'intégration, devulnérabilité,d'assistanceetdedésaffiliationsontàrecomposersurdesbasesnouvelles.

Lalibertédutravail

Parallèlement à cette prise de conscience d'une vulnérabilité demasse seproduit une transformation de la conception du travail lui-même, qui vaprofondémentaffecterlaconditionlaborieuse.Letravailestreconnucommelasource de la richesse sociale : «Depuis longtemps on cherche la pierrephilosophale;elleesttrouvée,c'estletravail33.»LadécouvertedelanécessitédutravailnedatecertespasduXVIIIesiècle.

Elle s'enracinedans lamalédictionbiblique, et la condamnationde l'oisivetéest une constante de toute la prédication religieuse etmorale, dumoins pourceuxqui relèventdece typede travail,qui littéralement« faitsuer»—« tugagnerastonpainàlasueurdetonfront»—,letravailmanuel.Etl'exemptiondontjouissentlesordresdominants,loinderéfutercetteobligationdutravail,en renforce la nécessité. L'exemption du travail manuel est le privilège parexcellence, tandisqu'aucontraire lacontraintedu travailest laseulemanièredontpuissent s'acquitterde leurdette sociale tousceuxquinepossèdent riend'autrequelaforcedeleursbras.Maisqueletravailsoitlaloiincontournablepour lepeuplene signifiepasqu'il soit l'originede la richesse. Il est plutôt,jusqu'àlapériodemoderne, lacontrepartiedufaitdesetrouverendehorsdel'ordredelarichesse.Celle-ci a été en effet d'abord pensée sur le modèle du don ou du

prélèvement,terredonnéeparlesuzerainàunvassalquiluirendhommage(l'« affièvement »), éventuellement transmise dans un rapport social dedépendance,jusqu'auderniertenancier,quiluilacultive,parcequ'iln'arienà

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offrir en contrepartie que la peine de son corps. De même, les charges etoffices, concessions octroyées par ou achetées au pouvoir royal, sont desdignitéssocialesplutôtquelescontrepartiesd'untravail34.Lecommerce,autregrandesourcede la richesseavec la terreet lesprivilèges liésauxpositionspubliques, est pensé sur lemodèle d'un échange inégal selon lequel le profitn'estpaslarécompensedirected'untravailproductif.Larichessecommerçantenaît d'une opération de prélèvement dont on croit, jusqu'au mercantilismeinclus,qu'ellese faitaudétrimentdeceluiavecqui l'oncommerce.Legrandcommerce international, celui des épices, des soieries, du sucre, du café, etmême les exportations lointainesdeproduitsmanufacturés,qui est à l'originedesgrandes fortunesmarchandes,met engénéral enprésencedespartenairesinégauxetopèrecommeuneformeeuphémiséedelaconquête.Auseuildelamodernité, l'exploitation du Nouveau Monde illustre à nouveau le fait quel'acquisitiondesrichessesreposesuruneponctionsystématiquedesressourcesdes indigènes vaincus, aux antipodes d'un travail productif.Dans ces formesd'extraction de la richesse qui évoquent les razzias des anciens conquérantsnomades, lapartdu travailproprementdit (parexemple,extraire l'argentdesminesduPérou,levoiturerjusqu'auxports,leconvoyerjusqu'àSéville)paraîtdérisoireparrapportauxfabuleuxbénéficesretirés. Ilestdesurcroît réservéauxgensde lacondition laplusmisérable, comme les indigènes réduitsàunsemi-esclavage.La quantité de travail qu'elle contient ne peut donc apparaître comme la

source de la valeur d'unemarchandise. Le travail n'entretient pas un rapportvisibleaveclarichesse,etencoremoinslarichesseavecletravail:enrèglegénérale, lesplusrichestravaillent lemoins,oupasdutout.Letravailestaucontraire le plus souvent le lot des pauvres et des gagne-petit réduits à lanécessitéd'oeuvrerlamatièreoudecultiverlaterrepoursurvivre.Ilestàlafoisunenécessitééconomiqueetuneobligationmoralepourceuxquin'ontrien,l'antidote à l'oisiveté, le correctif aux vices du peuple. Il s'inscrit donc« naturellement» dans des schémas disciplinaires. Il existe une relationorganique, on l'a déjà souligné, entre travail et contrainte. Non pas que lavaleur économique du travail soit nulle, puisqu'il représente le moyennécessaire de subvenir auxbesoins de tous ceuxqui ne sont pas socialementdotés,etonaaussinotéquel'Égliseelle-même,dèsleXIIesiècle,luireconnaîtune fonction économique. Mais cette utilité économique n'est pas identifiéecommeunedimensionautonomedutravail.Lanécessitédutravailestinscritedans un complexe que l'on pourrait appeler anthropologique -

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indissociablement religieux, moral, social et économique —, qui définit lacondition populaire dans son opposition aux conditions privilégiées. CemodèleestencorevivantauXVIesièclelorsque,dit-onsouvent,lecapitalismemodernecommenceàprendresonessor.AinsiJuanLuisVives,auquelonfaitfréquemment l'honneur d'avoir importé les exigences du capitalisme dans levieuxmondedel'assistance«médiévale»dominéeparlesvaleursreligieuses,veut effectivement faire travailler tous les indigents, y compris les invalides.Maisc'estsurtoutafinque,«occupésetadonnésautravail,ilsrefrènenteneuxlespenséesetlesoccupationsmauvaisesquileurnaîtraientétantinoccupés35».Letravail,commelesexercicesreligieuxauxquelsilesttoujoursassociédansles établissements de travail forcé, vaut au moins autant pour ses capacitésmoralisatrices que pour son utilité économique. L'exemple-limite de cettefonctiondisciplinairedutravailestdonnéparleRasphausd'Amsterdam,fondéàlafinduXVIesiècledansleprolongementdespolitiquesmunicipalesdontonsouligne généralement le caractère « bourgeois » et rationnel. Les oisifsrécalcitrants sont enfermés dans une cave inondée et doivent pomperfrénétiquement l'eau pour éviter la noyade : valeur rédemptricemaximale dutravailpourunbénéficeéconomiquenul36.Lemercantilismemarqueuneétapedanslaprisedeconsciencedelavaleur

dutravail,maiscelle-ciresteencoreenrobéedanslemodèledisciplinaire.ParsonsoucidemaximisertouteslesressourcesduRoyaume,lemercantilismeestconduit à mobiliser aussi toute sa force de travail. Les potentialitésinemployéesdesoisifs représententde cepoint devueun scandale auquel ilfautmettrefin.Maissiletravaildevientainsiunevaleuressentielle,ycomprispour son utilité économique, il l'est en tant que moyen pour réaliser cetteexigence politique : placer le Royaume en position de force vis-à-vis de laconcurrence internationale qui se joue sur le plan commercial (la politiqueindustrielle est unmoyen au service de la politique commerciale, elle-mêmesubordonnée à l'impératif régalien d'accroître la puissance du Royaume). Letravailn'atoujourspassajustificationenlui-même.Oncomprenddèslorsquele productivisme mercantiliste se marie parfaitement avec la conceptionreligieuse du travail comme rachat, et avec la conception morale de lanécessité de travailler pour combattre les mauvais penchants de la naturehumaine, et cela toujours sous l'égide du travail forcé. Dans les Hôpitauxgénéraux, lesmanufactures royales ou lesmanufactures spécialement prévuespour les pauvres, le rendement maximal du travail sera obtenu par un

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encadrement rigoureux et une discipline de fer, tandis que les exercicesreligieux scandent les opérations techniques. Pour promouvoir le travail, lemercantilismeréactive lespouvoirsdisciplinairesde l'espaceclos, comme ilrenforceparallèlementl'emprisedesréglementationscorporatistes.

Qu'il s'agisse dumercantilismeou des formes antérieures de régulation du

travailpardesimpératifsmorauxoureligieux,lavaleuréconomiquedutravailestainsitoujourssubordonnéeàd'autresexigences.Ilenrésultequeletravailne saurait se développer « librement ». Il faut toujours l'encadrer par dessystèmes externes de contraintes. C'est seulement avec le libéralisme que lareprésentation du travail va être « libérée », et l'impératif de la liberté dutravails'imposer.HannahArendtrésumeainsilesprincipalesétapesdecettepromotiondela

conceptionmodernedutravail:

L'ascensionsoudaine,spectaculairedutravail,passantdudernierrang,delasituationlaplusméprisée,àlaplaced'honneuretdevenantlamieuxconsidéréedesactivitéshumaines,commençalorsqueLockedécouvritdansletravaillasourcedetoutepropriété;ellesepoursuivitlorsqueAdamSmithaffirmaqueletravailestlasourcedetouterichesse;elletrouvasonpointculminantdansle«systèmedutravail»deMarx,oùletravaildevintlasourcedetouteproductivitéetl'expressiondel'humanitémêmedel'homme37.Auseindecettetrilogie,AdamSmithoccupeunepositionstratégique:

Ainsi,lavaleurd'unproduitquelconque,pourceluiquilepossèdeetn'entendpasenuserouleconsommerlui-même,maisquial'intentiondel'échangerpourautrechose,estégaleàlaquantitédetravailqueceproduitle

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metenétatd'acheteroudecommander.Letravailparconséquentestlamesureréelledelavaleurd'échangedetouteslesmarchandises[...]Cen'estpointavecdel'oroudel'argent,maisavecdutravail,quelesrichessesdumondeontétéachetéesoriginairement38.Certes, cette position n'est pas exempte d'une certaine ambiguïté. Adam

Smith fait de la quantité du travail le fondement de la valeur d'échange d'unproduit, sans aller jusqu'à dire, comme le fera Marx, que cette quantité detravail constitue vraiment et exclusivement la valeur de tout produit39. Maisc'estque-demêmequeLockes'intéressemoinsautravailenlui-mêmequ'aufondementde lapropriétéprivée -Smithveut fonder l'existenced'unmarchépermettant la libre circulation desmarchandises et l'accumulation sans limitedesrichesses.Pourconstitueruntelmarché,ilfautquelesproduitsdutravails'yéchangentenfonctiondeleurcoût.L'échangepromeutalorslejusteéquilibredesintérêtsentrelespartenaires,

ilcessed'êtreunéchangeinégaloùl'undoitl'emportersurl'autre.Maisc'estàlaconditionquecesoitunlibremarchésurlequellesproduitss'échangentenfonction de leur valeur travail, elle-même produite par un libre travail.«L'utilitéde l'industrie tient essentiellement à la liberté, et sanscette liberténon seulement cette même utilité s'évanouirait, mais encore dégénérerait enmonopolesetseraitremplacéepardesdésordresdontlaruinedel'Étatseraituneffetnécessaire40.»Lesmonopolescassentàlafoislalibrecirculationdesproduits et le libre déploiement des conditions de leur production. Ils seconstituentenféodalitésprivilégiéesquicaptentlesrichessesetimposentdeséchanges inégaux. C'est d'un même mouvement qu'est affirmée la valeur dutravail comme étalon de la richesse, et que l'échange économique est posécomme le fondement d'un ordre social stable assurant l'équilibre des intérêtsentrelespartenaires.AdamSmithveutfonderl'économiepolitiqueàpartirdela libertédeséchangessur lemarché.Mais laréalisationdecette libertédeséchanges suppose la liberté du travail, et donc la libéralisation du travailouvrier:

Laplussacréeetlaplusinviolabledetoutesles

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propriétésestcelledesapropreindustrie[autravailleur],parcequ'elleestdanslaforceetdansl'adressedesesmains;etl'empêcherd'employercetteforceetcetteadressedelamanièrequ'iljugeleplusconvenable,tantqu'ilneportededommageàpersonne,estuneviolationmanifestedecettepropriétéprimitive.C'estuneusurpationcriantesurlalibertélégitime,tantdel'ouvrierquedeceuxquiseraientdisposésàluidonnerdutravail41.LavéritabledécouvertequepromeutleXVIIIesièclen'estdoncparcellede

lanécessitédutravail,maiscelledelanécessitédelalibertédutravail.Elleimplique la destruction des deux modes d'organisation du travail jusque-làdominants,letravailrégléetletravailforcé.L'œuvredeTurgotestàcetégardexemplaire. Il est celui qui, dans la courte période où Louis XVI parut serésigneràluilaisserl'initiative,tentadesupprimeràlafoislesjurandesetlesdépôtsdemendicité et aussi les survivancesde la corvée).Maisauparavant,dansl'article«Fondation»del'Encyclopédie,ilavaitlivrélaphilosophiedesesentreprises.Ildégageàcetteoccasionl'essencedelaphilosophiepolitiquedu libéralisme qui redéfinit complètement les fonctions de l'Etat : « Ce quel'Étatdoitàchacundesesmembres,c'est ladestructiondesobstaclesqui lesgêneraient dans leur industrie ou qui les troubleraient dans la jouissance desproduitsquiensont la récompense42.»UnÉtatminimaldoitsecontenterdesupprimerlesentravesaumarchéetgarantirqueceuxquis'adonnentlibrementà leur industrie ne seront pas spoliés de leurs bénéfices.CommepourAdamSmith,l'intérêtestpourTurgotlevéritablerégulateurcapablededynamiserlasociété.Lerôledel'Étatestdegarantirquecejeudesintérêtspourralibrements'exprimer : «Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vousvoulezleurprocurer,laissez-lesfaire:voilàlegrand,l'uniqueprincipe.Vousparaissent-ils s'y porter avec moins d'ardeur que vous ne le désireriez,augmentezleurintérêt43.»Pour réaliser ces objectifs, il y a deuxobstacles principaux à abattre.Les

fondationsethôpitaux,cesinstitutionscharitablescenséesassisterlesindigents174

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et,pourcertainesd'entreelles,lesobligeràtravailler,sontàlafindel'AncienRégimecomplètementdéconsidéréspartouslesadeptesdesLumières44.Maisces établissements ne sont pas seulement devenus des lieux d'épouvante oùrègne,auseindelamisère,delapromiscuitéetdelacrasse,l'arbitraired'unpouvoirsanscontrôle.Aumoinsautantqu'unscandalemoraletpolitique,cesinstitutions closes représentent un crime contre les nouveaux principes del'économielibérale.Onnesecontentepasd'ymaltraiter lespauvres,maisonstérilise la richesse potentielle qu'ils représentent parce que l'on annule leurforcedetravail.Montlinotest sansdouteceluiquiadonné la formulation laplus lucidede

cette sensibilité nouvelle. Il ne se contente pas d'exprimer, comme tous lesesprits avancés de l'époque, son opposition au travail forcé. La raison qu'ildonnedesonhostilitéàl'enfermementestsingulièrementprofonde:

Toutefabriquenouvellequin'estpaslefruitdel'industrieetquin'apaspourguidel'intérêtpersonnelnepeutréussir:c'estl'émulation,c'estledésird'unsortmeilleurquitransporte,quoiquelentement,touslesarts,touslesmétiersd'unpôleàl'autre;orjedemandequelcourage,quelleindustrieonpeutattendred'unetrouped'hommesauxquelsonnedonnequelepaindeladouleur,etquenultalentnepeutrendreniplusricheniplushonoré45.Toute l'idéologie « libérale » tient en ces quelques lignes : la liberté du

travaildoit libéreraussi l'initiativeprivée, legoûtdu risqueetde l'effort, lesens de la compétition. Le désir d'améliorer sa condition est unmoteur dontl'industrie ne peut se passer. On est aux antipodes de la conceptiontraditionnellepourlaquellelanormesocialeestdes'inscriredansunordrefixeetdes'ensatisfaire.Laruptureaveclasociétéd'ordres,destatuts,d'états,régieparlestutelles,esttotale.Maisàlacharnièreentrelesdeuxmondes,c'estunenouvelle définition du travail qui s'impose et va permettre l'avènement dunouveaurégimeopposéà«l'AncienRégime».

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Envertudecesprincipes,Turgotdécidedoncen1776l'abolitiondesdépôtsde mendicité, qui perpétuent la tradition du travail forcé (sans beaucoup desuccès,puisqu'ilssontreconduitsaussitôtaprèssadisgrâce).Maisledeuxièmevoletdelamêmepolitique,lasuppressiondutravailréglé,desjurandes,tentéela même année, est de plus grande ampleur encore. Cette suppression doitréconcilier lesexigencesdudroitnatureletcellesdel'efficacitééconomique.CommepourMontlinot, les régulations traditionnellesdu travail sontperçuesparTurgotcommeautantdefreinsàl'épanouissementdecequiestauprincipede la production : la dynamique d'un sujet libre de rechercher son propreintérêt : «Nous voulons abroger les institutions arbitraires qui ne permettentpas à l'indigent de vivre de son travail [...] qui éteignent l'émulation etl'industrie46.»Lefondementdecesmesuresestl'affirmationsolennelled'unvéritabledroit

autravail:«Dieu,endonnantàl'hommedesbesoins,enluirendantnécessairelaressourcedutravail,afaitdudroitdetravaillerlapropriétédetouthomme,et cette propriété est la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes47. »Turgot est-il pleinement conscient des immenses conséquences de ce motd'ordredudroitautravail,quialimenteralesluttessocialeslesplusduresaucoursduXIXe siècle?Sansdoutepas.Mais ilopèredéjàunbouleversementrévolutionnaireenfondantlanécessitédetravaillerdanslanatureetnondanslasociété.Lalibertédutravailalalégitimitéd'uneloinaturelle,tandisquelesformes historiques de son organisation sont contingentes. Il s'ensuit que,puisque ces formes ont été jusqu'à présent placées sous le registre de lacontrainte, elles sont arbitraires et despotiques. L'histoire a dévoyé uneexigence rationnelle, parce que naturelle, en imposant « l'intérêt particuliercontrel'intérêtdelasociété».Lasociétéhistoriquementorganiséesurlabasede privilèges est particulariste. Elle a légitimé des corps intermédiairesinspirés par l'esprit demonopole. Il est urgent d'abolir cet héritage du vieuxmonde pour laisser jouer les lois naturelles. Le libre accès au travail,l'institution d'un libre marché du travail, marquent l'avènement d'un mondesocial rationnel par la destruction de l'ordre social arbitraire de l'anciennesociété48.Cetterestitutiondelalibertéfondéeendroitnaturelprésenteenmêmetemps

l'avantage de recouper les intérêts concrets des groupes dont l'activité estsocialementutile(etnonparasitaire,commelesontlesporteursdeprivilèges).Ils'agitaupremierchefdesdeuxcatégoriesd'employeursetd'employés,dont

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les positions apparaissent de ce point de vue complémentaires, avant de serévéler antagonistes. Les ouvriers ont absolument besoin de travailler, c'estpour eux une question de survie : « Nous devons surtout protection à cetteclassed'hommesqui,n'ayantdepropriétéqueleurtravail,ontd'autantpluslebesoin et le droit d'employer dans leur étendue les seules ressources qu'ilsaientpoursubsister49.»Maislesemployeursontégalementbesoindedisposerlibrement de toute la force de travail disponible pour développer leursentreprises :«Toutes lesclassesdecitoyenssontprivéesdudroitdechoisirlesouvriersqu'ilsvoudraientemployer,etdesavantagesqueleurdonneraitlaconcurrencepourlebasprixetlaperfectiondutravail50.»On soupçonne que cette complémentarité apparente des intérêts ne signifie

pas nécessairement la réciprocité totale des avantages qu'employés etemployeurs tirerontde l'établissementde la libertédutravail.Laisserface-à-face, sans médiation, les intérêts dif férents se compléter ou s'affronterconstituenéanmoinslaconditionprincipaledelatransformationfondamentaledel'organisationdutravailqu'ilfautinstaurer.Lesconséquencessuivront,quinesontpasencoretoutesdéductiblesduprincipe.Maisdéjàlefaitquelarichessesoitproduiteparletravailetmaximiséepar

lalibertédutravailestsusceptibled'entraînerunchangementprofondd'attitudeà l'égard de la masse, généralement misérable et méprisée, qui constitue laforce de travail d'une nation. C'est que la richesse de cette nation tientdésormais à l'emploi rationnel de cette force de travail. Même pauvre, letravailleur est riche de sa capacité de travail, qu'il suffit de faire fructifier.Commel'avaitanticipélemercantilisme,lavéritablepolitiqued'unÉtatdevraitconsister à développer aumaximum la capacité de travail de sa population.Mais à ce constat de l'utilité sociale générale du travail il est maintenantpossible d'ajouter une précision essentielle qui porte sur le traitement destravailleurs. Le mercantilisme avait enfermé sa découverte dans uneinstrumentalisationdirectiviste et répressivede lamiseau travailqui rendaitcelui-ci contre-productif.À laveillede laRévolution,unauteurdont lenomauraitméritédepasserà lapostéritéexprimedans toute sa force lanouvellestratégieàadopterfaceaupeupletravailleur:

Sitoutejouissancesocialeestfondéesurletravail,ilestindispensable,pourl'intérêtdelaclassejouissante,deveilleràlaconservationdelaclasselaborieuse.C'estun

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besoin,sansdoute,deprévenirledésordreetlesmalheursdelasociété.C'enestundeveilleràlaconservationdecetteimmenseetprécieusepépinièredesujetsdestinésàlabourernoschamps,àvoiturernosdenrées,àpeuplernosmanufacturesetnosateliers51.»On voit dans ce texte se fractionner l'attitude à l'égard des populations

laborieuses. La vieille posture répressive n'est pas récusée. Elle surplombetoujourslepaysagepourparerauxdangersauxquelsl'excèsdelamisèrepeutconduireceuxquin'ontplusrienàperdre.Maispourlamajoritédespauvres-lamajoritéde lapopulation—, l'imagede lapépinièreprenddésormais toutsonsens.Lescatégories laborieuses représententunemasseàentreteniravecsoin, à cultiver au sens propre dumot, c'est-à-dire à travailler pour la fairetravailler, afin de faire pousser et récolter ce dont le travail est porteur : larichesse sociale. La population est vraiment la source de la richesse desnations—maisàlacondition,évidemment,qu'elletravaille52.Celadans« l'intérêt de la classe jouissante».Onest ici bien au-delàdes

épanchements sentimentaux de la philanthropie assistantielle comme del'attitudeséculairequiconsistaitàfairedelamiseautavaildesindigentsoisifsune question de police. Les pratiques assistantielles concernaient descatégories très particulières d'indigents, essentiellement ceux qui ne peuventpastravailler.Leproblèmemaintenantposéestceluidelasituationdelamassedupeuple,etilimposeunenouvelleorganisationd'ensembledutravail.Lesleçonsdel'économie,etnonlespenchantsducœur,conduisentàportersurlesmalheureuxunregardneuf:l'intérêtbiencomprisdelacollectiviténationale,et en premier lieu des possédants, exige impérieusement que s'instaure unepolitiquenouvelleàl'égarddesmassesdéfavorisées.L'assistanceetaussisonenvers, la répression, sont dépassées en tant que postures privilégiées àpromouvoiràl'égarddesmalheureux.

Certes,l'attitudedela«classejouissante»n'estpashomogènefaceàcette

question.LaphilanthropieestàlamodedanslessalonsetàlaCour.Surtout,lapolitique officielle prolonge les réglementations séculaires réprimant le

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vagabondageetlamendicité.Onasoulignéquelagrandeordonnancede1764et lamanière dont elle a été appliquéene faisaient que systématiser les plusvieillesrecettes.Cefutpourtantlapolitiquedominantedelaroyautéjusqu'àsachute. Mais Turgot, qui porte l'attitude nouvelle, n'est pas pour autant unmarginal.LorsdesoncourtpassageaupouvoirentantqueContrôleurgénéraldesFinances, il faitvaciller lesdeuxprincipauxpiliers sur lesquels reposaitl'organisationtraditionnelledutravail,lesjurandesetlesinstitutionsdetravailforcé.Enledésavouant,l'AncienRégimeapeut-êtrelaissééchapperlachanced'uneoption«réformiste».Il est donc clair que deux plans de gouvernementalité s'affrontent sur les

questionsliéesdel'indigence,dutravail,delamendicitéetduvagabondage.Ilsn'ont cependant pas la même portée. La prise de conscience associée d'unevulnérabilitédemasseetdel'éminentevaleurdutravailentantqueproducteurde la richesse sociale discrédite les politiques traditionnelles de distributiondes secours et de travail forcé, et va les cantonner dans un rôle secondaire.Pouruneraisondefond:parcequ'ellesnepeuventagirquesurlesmargesdelaquestionsociale,surleszonesdel'assistanceetdeladésaffiliation,quitteàvouloirsedonnerunrôledissuasifpluslarge,maisdontl'efficacitéserévèletrèsdouteuse.S'ilestvrai,parcontre,queletravailsetrouveaucœurdecesproblèmes,parcequelamisèreoulavulnérabilitédemasseproviennentpourune part importante de son organisation profondément défectueuse, alors laquestion sociale peut se formuler comme la question de la réorganisation dutravail.Lemotd'ordredulibreaccèsautravaildépasselecaractèresectorieldes différentes mesures qui s'attachent à des catégories particulières de lapopulation,mendiants,vagabonds,vieillardsindigents,enfantsabandonnés,etc.Concernantl'ensembledespopulationslaborieuses,ilpeutavoiruneffetdirectsur lavulnéra'bilitédemasse,enparticulier sur laconditiondes salariés.Lelibreaccèsautravailestunobjectifdepolitiquegénéralequidoitentraîneruneréformestructuraledelasociétéd'AncienRégime.Onconçoitquetoutcequecelle-ci comporte de « progressiste » se soit rallié à ce mot d'ordre. Unjugement de Tawney exprime exactement cet impetus partagé par tous ceshommes, et qui fait d'eux par essence des libéraux : « Le grand ennemi del'époque était lemonopole; le cri de guerre au nom duquel les hommes desLumières combattaient était l'abolition des privilèges; leur idéal était unesociété dans laquelle chaque homme serait libre d'accéder aux opportunitéséconomiques dont il pouvait disposer, et jouir des richesses que ses effortspeuventcréer53.»Lalibéralisationdutravailreprésentait lapièceessentielle

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pourréaliserceprogramme54.On peut certes s'interroger, comme le fait l'historiographie récente, sur

l'exactitude de cette représentation par rapport à l'organisation effective dutravail,dontonavuqu'elleparvenaitàcontournerdansunelargemesurecescontraintestraditionnelles55.Commel'étaitlevagabondage-etcommeleserabientôt le paupérisme —, cette cible forgée par les premiers libéraux d'untravail entièrement dominé par les privilèges et les monopoles est uneconstruction sociale qui distord sans doute la diversité déjà grande desrapports concrets de travail.Mais si elle a eu un tel impact révolutionnaire,c'est qu'elle s'inscrit dans le cadre de la transformation essentielle quibouleverse au XVIIIe siècle la conception du fondement même de l'ordresocial.PourlapenséedesLumières,lasociétécessed'êtreréféréeàunordretranscendant, elle trouveenelle-même leprincipede sonorganisation.Or lemarché et le contrat sont les opérateurs de ce passage d'un fondementtranscendantàl'immanencedelasociétéàelle-même.Lerecoursaucontrat—lecontratsocialdeRousseau,fondementdel'ordresocialproduitparlaseulevolonté des citoyens - signifie que ce sont les sujets sociaux qui s'auto-instituentencollectifau lieud'êtresurplombésparuneVolontéextérieurequilescommanded'enhaut.Ilmarqueainsi,ditMarcelGauchet,«l'émancipationde la société du schéma de la subordination56 ». À peu près simultanément,Adam Smith découvre la prépondérance du marché, «principe autonome decohésion du social indépendant de la volonté des individus et fonctionnantrigoureusementàleurinsudemanièreàlesrassembler57».Ainsi imposer le nouveau couplage : contrat de travail— libre accès au

marché, contre l'ancien couplage : tutelles corporatistes — monopolescommerciauxtraduit,sur leplanparticulierdel'organisationdelaproductionetducommerce, laposturegénéraled'affranchissementà l'égardd'unsystèmedecontraintesfondésurlasubordinationdessujetsparrapportauTout-Dieu,ousonreprésentantici-bas,leRoi—etleurencastrementdansunehiérarchied'ordres, d'états, de statuts qui sont l'héritage au sein de lamodernité qui vatriompherdelavieillesociétéencore«holiste58».Comment,au-delàmêmedes intérêts proprement économiques, un tel combat n'aurait-il pas rassemblétoutlecampdesLumières?

«Unedetteinviolableetsacrée»

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Aumoment où bascule l'Ancien Régime, un texte d'une lucidité étonnantesynthétise tout le mouvement d'idées que l'on a tenté de reconstruire. LesProcès verbaux et rapports duComité pour l'extinction de lamendicité del'Assemblée constituante 59 clarifient les options de l'ancien système etdessinentpour lesTempsmodernesunprogrammed'ensemblededistributiondessecoursetd'organisationdutravail.Clarificationd'unmouvementséculaired'abord:

Enconsidérantcettelonguesuitedelois[l'ensembledesréglementationssurlevagabondageetlamendicité]ons'aperçoitqu'ellesétaientprincipalementdirigéescontrelesmendiantsquelamisèreforceàêtredesvagabonds.L'administration,presquetoujoursimpuissanted'offrirdutravailaupeuple,n'avaitd'autreressourcequed'entasserdansleshôpitauxunemisèreimportuneoud'armerlaloiderigueurpourenfermertousceuxquifatiguaientlasociété60.Ce que l'ancien système de gouvernement n'a pas compris, c'est que

l'indigence posait fondamentalement un problème de droit : « On a toujourspensé à faire la charité auxpauvres,mais jamais à faire valoir les droits del'hommepauvresurlasociété,etceuxdelasociétésurlui61.»Ainsia-t-onaumieuxménagédessecoursauxmalheureuxlesplusméritants;parallèlement,onréprimait comme des criminels tous ceux qu'une mauvaise administrationlaissait démunis de ressources, et d'abord de travail. Double manière, parl'assistance condescendante ou par des mesures de police, de détacher laquestion de la misère d'une réflexion sur la citoyenneté: «Aucun État n'aconsidéré les pauvres dans la Constitution62. » À la place des errementsanciens,unprincipesimple,maisdeportéeuniverselle,permetdereconstruiresurdesbasessolidesledoubleédificedeladistributiondessecoursetdelaréorganisationdutravail:

Touthommeadroitàsasubsistance:cettevérité

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fondamentaledetoutesociété,etquiréclameimpérieusementuneplacedanslaDéclarationdesdroitsdel'homme,aparuauComitéêtrelabasedetouteloi,detouteinstitutionpolitiquequiseproposed'éteindrelamendicité.Ainsi,chaquehommeayantdroitàsasubsistance,lasociétédoitpourvoiràlasubsistancedetousceuxdesesmembresquipourrontenmanquer,etcettesecourableassistancenedoitpasêtreregardéecommeunbienfait,elleest,sansdoute,lebesoind'uncœursensibleethumain,levœudetouthommequipense,maiselleestledevoirstrictetindispensabledetouthommequin'estpaslui-mêmedanslapauvreté,devoirquinedoitpointêtreavili,niparlenom,niparlecaractèredel'aumône;enfin,elleestpourtoutesociétéunedetteinviolableetsacrée63.Maisdequeltypededroits'agit-il?Icis'opèreunedistinctiond'uneportée

décisivepourl'avenir.L'hommeacertesdroitàlasubsistance.Ledroitàlavieest une prérogative fondamentale de l'humanité qu'aucune société ne peuttransgresser,carilyvadesonunitémême:«Làoùexisteuneclassed'hommessanssubsistances,làexisteuneviolationdesdroitsdel'humanité,làl'équilibresocialestrompu64.»Maislamiseenœuvredecedroitsedédoubleselonqueces«hommessanssubsistances»sontcapablesounondetravailler.LeComitéreprend telle quelle cette distinction dont on a longuement souligné qu'ellestructuraitdepuisplusieurssièclestoutelaréflexionsurl'indigence.Ilyadeuxtypesdemalheureux,quionttoujoursrelevéetquidoiventcontinuerdereleverd'untraitementtoutdifférent.Lesinaptesautravailrelèventdudroitauxsecours.Cesont«ceuxauxquels

l'âgenepermetpasencore,ounepermetplusdetravailler;enfinceuxquisontcondamnés à une inaction durable par la nature de leurs infirmités ou à uneinactionmomentanée par desmaladies passagères 65 ». LeComité en établitsoigneusement la liste exhaustive, des enfants abandonnés auxvieillards sans

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ressources.Ainsi,ledroitnouveauàl'assistancesemouledanslescatégoriesde la vieille handicapologie. Son caractère restrictif est soigneusementsouligné66.Mais, s'agissant « d'une dette inviolable et sacrée », ces secoursseront désormais intégralement financés et administrés par la puissancepublique.Leprojetdedécretsurlessecourspublicsrédigépourl'Assembléeconstituante déclare biens nationaux les revenus des hôpitaux, maisons decharité et de toutes les anciennes institutions en chargede ladistributiondessecours.À leurplace,un fondsnational est institué, et l'Assembléenationaledoitelle-mêmerépartir les fondsentre lesdépartements,qui lesdistribuerontparl'intermédiaired'agencespubliquesauxbénéficiairesinscritssurlesrôlesde secours. Donc le système complet de l'assistance doit être intégralementfinancéetorganisécommeunservicepublic :«L'administrationdes secoursseraassimiléeauxautrespartiesdel'administrationpublique,dontaucunen'alieuaveclesrevenusdebiens-fondsparticuliers67.»La double condition à remplir nous est familière : être incapable de

travailler,etêtredomicilié,c'est-à-direjustifierd'un«domiciledesecours».Lebénéficiaire«doitfaireconstatersonbesoinréeldesecourspublicparleserment de deux citoyens éligibles domiciliés dans le canton 68 » tandis quel'étranger,«lesans-asile»,«contreledangerduquellasociétédoitopposerune forte puissance », sera éconduit hors du royaume69. Le principe deterritorialisation est conservé, tout comme le principe d'invalidité,mais c'estdésormaislanationquiconstituelacommunautédebasegarantissantledroitausecours.L'assistanceestuneprérogativedelacitoyenneté.Nonobstantcesdeuxconditions, le Comité propose au législateur d'entériner solennellement lecaractèreconstitutionneldudroitausecours:

L'Assembléenationaledéclarequ'ellemetaurangdesdevoirslesplussacrésdelanationl'assistancedespauvresdanstouslesâgesetdanstouteslescirconstancesdelavie,etqu'ilyserapourvu,ainsiqu'auxdépensespourl'extinctiondelamendicité,surlesrevenuspublics,dansl'étenduequiserajugéenécessaire70.

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En revanche, les indigents valides relèvent d'un traitement tout différent :«Nousavonsadmiscommeunprincipeincontestablequelespauvresvalidesdoiventseulementêtreaidésparlesmoyensdutravail71.»Ainsi,enentérinantcettecoupureséculaireentrevalidesetinvalides,leComitéredéfinitenmêmetemps complètement la politique à leur égard.Au lieu de punir les indigentsvalidesoudelesforcerautravail,onleurménageralapossibilitédetravailler.Le libre accès au travail remplace l'obligation disciplinaire de travailler.Concrètement,celasignifiequ'ilfautetsansdoutequ'ilsuffitdelevertouteslesbarrières élevées par la tradition à l'ouverture dumarché du travail : « Lesdroits les plus sacrés de l'homme ne seraient pas conservés si l'ouvrierrencontrait des obstacles lorsque la liberté ou ses propres combinaisons ledétermineraientàchercheruntravailprofitabledansleslieuxoùilvoudraitseporter72. »Casser le systèmedes communautés demétier et abolir toutes lesréglementations protectionnistes qui empêchent la libre circulation destravailleurs, c'est dumême coup assurer la libéralisation de l'économie et ledéveloppement de la richesse nationale. Le quatrième rapport enchaîneimmédiatement:

L'intérêtpolitiqueduroyaumecommandeencoreimpérieusementcetteliberté.C'estparelleseulequeletravailsedistribuenaturellementdansleslieuxoùlebesoinl'appelle,quel'industriereçoitsonplusgrandencouragement,quetouteslesentreprisesdeviennentfaciles,etqu'enfinleniveaudelamain-d'œuvre,conditionsidésirablepourlaprospéritédel'État,s'établitdanstouteslespartiesdel'Empire73.Ainsifaut-ilentendrelaformulecélèbre:«Lamisèredespeuplesestuntort

des gouvernements74. » Une volonté politique nouvelle peut éradiquercomplètement l'indigence en supprimant les structures archaïques del'organisationdu travail, héritage révolud'un régimedeprivilèges.Demêmeque«l'anciengouvernement»anégligédefairevaloirlesdroitsdesindigentsinvalidessurlanation,ilareconduitlesintérêtsparticuliersetlesmonopolesdontl'effetestd'interdireàchacun,«librement»,detravailler.Maisilfautle

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souligner:lelibreaccèsautravailn'estpas,entantquetel,undroitautravail.Ilappartientaudemandeurd'emploidefairel'effortdetrouveruntravail.«Si le travailestoffertaupauvrevalideàchaquefoisqu'ilseprésenteet

danslelieuleplusprochainetdelanaturelaplusfacile,lasociétéledispensepar làde lanécessitéde chercher lui-mêmeà s'enprocurer; elle tombedansl'inconvénientqu'ellevoudraitéviterense refusantauxsecoursgratuits :ellefavorise la paresse, l'incurie75. » Le quatrième rapport réfute longuement lathèseselon laquelleun«gouvernementsage»serait tenude«pourvoirdansles tempsordinairesàprocurerdutravailà tousceuxquienmanquent».Parcontre, « par de grandes institutions, par une législation prévoyante, par desvuesgénéralesbiencombinées,ildoitseborneràencourager,àmultiplierlesmoyensde travail 76 ».C'est la transcription sur le plan de l'organisation dutravail de la formede gouvernementalité dontTurgot avait donné la formule.Maisl'Étatnepeutenaucuncasgarantirdirectementl'emploidestravailleurs:« Son intervention doit être indirecte; il doit être le mobile du travail maiséviter,pourainsidire,deleparaître77.»Formule subtile - trop peut-être. Elle implique la levée des régulations

traditionnelles du travail. Mais que se passera-t-il si ces mesures sontinsuffisantes pour assurer du travail à tous? Le Comité ne pose pasexplicitementlaquestion.Ilconstatequel'assurancepourl'ouvrierdetrouverdu travailen toutescirconstancesseraitcontraireaux intérêtsdesemployeurscommeà lapuissancede l'État, carelle rendrait les travailleursexigeantsauregarddutravailqu'onleurpropose.

Lepropriétaire,lemanufacturierseverraientexposésàmanquerd'ouvriersquandleursentreprisesdemanderaientungrandnombredebras[..].Cetteassistancenuiraitdoncàl'industrie,àl'emploidesfonds,àlavéritableprospériténationale;elleaurait,danscerapport,lesconséquenceslesplusfunestes,lesplusradicalementimpolitiques;elleplaceraitl'ÉtatainsigouvernédansunétatinférieuràtouslesÉtatsquin'auraientpascettedangereuseadministration78.

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Pour le reste, tout se passe comme si la croyance dans les immenses

possibilités du marché une fois que seront levées les contraintes del'organisationtraditionnelledutravailsous-tendaitl'optimismedeceslibéraux.Montlinot, devenu membre du Comité de mendicité, avait déjà déclaré en1779:«Nousétablissonscommeunprincipeincontestablequ'iln'estpresquejamais de pauvre valide, quelle que soit la dureté du temps, qui ne puissegagnerquelquechose79.»Lajuxtapositionde«principeincontestable»etde«presquejamais»choqueunpeu.Est-iltellementévidentquequiveuttrouverdutravailestsiassuréd'entrouverqu'iln'yamêmepasàprendrelapeinedele justifier? L'histoire administrera bientôt la preuve du contraire. Mais lespremiers libéraux n'ont pas pu ou pas voulu envisager la possibilité d'undéséquilibrestructurelentrel'offreetlademandedetravail,etontsous-estimél'antagonismed'intérêtsentreemployeursetemployésquibientôtvarelancerlaquestionsociale.Il faudra revenir sur cette ambiguïté fondamentale. Mais l'ouverture du

marchédutravailcomportedéjàparelle-mêmedesconséquencesimmédiates.Lamendicitéet levagabondagepeuventmaintenantdevenirendroit cequ'ilsétaienten fait à l'époqueantérieure :desdélits relevantdesanctionspénalesjustifiées. L'oisiveté est criminalisable à partir du moment où elle estvolontaire. Alors que les « anciens gouvernements se déshonoraient encondamnantdesinnocentsprivésdetravail,lenouveauferaœuvredejusticeensanctionnantlesparasitesquisesoustraientàladureloidutravailalorsquelapossibilité de travailler leur est ouverte. Le Comité de mendicité peut ainsireprendre les condamnations les plus impitoyables de la mendicité et duvagabondage,quideviennentledélitsocialparexcellence:

Cetétatdefainéantiseetdevagabondage,conduisantnécessairementaudésordreetaucrimeetlespropageant,estdoncvéritablementundélitsocial,-ildoitdoncêtrerépriméetl'hommequil'exerceêtrepuniàautantdetitresquetousceuxquitroublent,pard'autresdélitsplusoumoinsgraves,l'ordrepublic.Cettepunitionnecontreditpasplusl'exercicedesdroitsdel'hommequela

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punitiond'unfriponoud'unassassin80.Lacontradictionvoiléequerisquedecomportercetteposition-condamner

ceuxquiauraientvouluetn'auraientpasputravailler-estévoquéeuneseulefois:«Ilestinutilederappelericique,pourquecettevéritésoittoutentièreapplicableàlamendicité,ilfautquelemendiantvalideaitpuseprocurerdutravail. Sans cette condition la répression serait à son tour une injustice, parconséquentuncrimecontrel'humanité81.»Lesamateursdelecturesymptomaleseraient ici comblés. Le « il est inutile de rappeler ici » sonne comme unedénégation.Maiscetteexigence«quelemendiantvalideaitpuseprocurerdutravail»estcenséeêtreréaliséeparlasimpleouverturedumarchédutravail.Desorteque l'onpeutmaintenantparlerà juste titrede«mauvaispauvres»,mêmes'ilsressemblentcommedesfrèresàceuxqueréprimaientles«mauvaisgouvernements»:«Ceuxqui,connussouslenomdemendiantsdeprofessionou de vagabonds, se refusent à tout travail, troublent l'ordre public, sont unfléaudelasociétéetappellentsajustesévérité82.»

Il fallait dégager les lignes de force de ce document exceptionnel pour aumoinstroisraisons:parl'articulationqu'ilétablitentredroitausecoursetlibreaccès au travail, il propose une solution formellement cohérente aux aporiesdes politiques antérieures ; il inspire l'œuvre législative des assembléesrévolutionnaires qui vont en reprendre à peu près littéralement lespropositions;ildessineenfin,autantàpartirdesesnon-ditsquedesavancéesqu'ilpromeut,lesenjeuxfondamentauxdepolitiquesocialequivontdéchirerleXIXesiècle.En attendant, les assemblées révolutionnaires vont entériner les vues du

Comitédemendicité.Le14juin1791,l'Assembléelégislativevoteàlaquasi-unanimitélaloiLeChapelier.Selonlestermesdesonexposédesmotifs:

Iln'yaplusdecorporationsdansl'État;iln'yaplusquel'intérêtparticulierdechaqueindividuetl'intérêtgénéral.Iln'estpermisàpersonned'inspirerauxcitoyensunintérêtintermédiaire,delesséparerdelachose

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publiquedansunespritdecorporation[...].Ilfautremonterauprincipequec'estauxconventionslibresd'individuàindividudefixerlajournéepourchaqueouvrier,c'estensuiteàl'ouvrierdemaintenirlaconventionqu'ilafaiteavecceluiquil'occupe83.Letravailestdésormaisunemarchandisevenduesurunmarchéquiobéitàla

loi de l'offre et de la demande. La relation unissant le travailleur à sonemployeurestdevenueunesimple«convention»,c'est-à-direuncontratentredeux partenaires s'entendant sur le salaire, mais cette transaction n'est plusréguléepardessystèmesdecontraintesoudegarantiesextérieuresàl'échangelui-même.Lemondedutravailvachangerdebase.C'estunerévolutiondanslaRévolution.Le19mars1793,laConventionnationaleproclame:«Touthommeadroità

sasubsistanceparletravail,s'ilestvalide;pardessecoursgratuitss'ilesthorsd'étatdetravailler.»Cedoubleprincipeestinscritsousuneformesolennelledans l'article 21 de la Constitution votée le 24 juin 1793 : « Les secourspublics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyensmalheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyensd'existeràceuxquisonthorsd'étatdetravailler84.»Ainsi les lois sociales des assemblées révolutionnaires appliquent-elles

l'essentiel du programme du Comité de mendicité, qui lui-même exprimel'essentiel des aspirations des Lumières en matière d'accès au travail etd'assistance. Il faut ajouter que, contrairement à une opinion répandue, lesrévolutionnaires ne se désintéressèrent pas de l'application de ces« principes ». Dans des circonstances plus que difficiles, sollicités par unemultitudedetâches,ilsprirentdesmesuresconcrètes.Réservonsuninstantcequi concerne le libre accès au travail et les apories sur lesquelles il vadéboucher. Pour le droit au secours, une loi du 28 juin 1793 définit lesconditionsquedoiventremplirlesbénéficiaires,vieillards,infirmes,malades,enfantsabandonnés,familleschargéesd'enfants.DeuxmoisavantThermidor,laloidu22floréalanII(11mai1794),surrapportdeBarère,ouvreleLivredela bienfaisance nationale et organise l'assistance dans les campagnes.ContrairementauxévaluationshâtivesportéesaprèslachutedelaConvention,

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ceprogrammen'ariend'inflationniste. Il limite les inscriptionssur leLivreàtrois catégories d'indigents, avec des quotas limites par département pourchaque catégorie : les cultivateurs âgés ou infirmes (en fait les vieuxmanouvriers devenus incapables de travailler), les artisans âgés ou infirmes,les mères et veuves indigentes « chargées d'enfants85 ». Mais le rapport deBarère est aussi un témoignage particulièrement significatif de l'utopiepolitique qui sous-tend cette stratégie républicaine de gouvernement de lamisère. Après avoir proclamé que « la mendicité est incompatible avec legouvernement populaire » et rappelé la sentence de Saint-Just — « lesmalheureux sont les puissances de la terre » -, Barère préconise qu'unecérémonieciviquesoitorganiséechaqueannéeafin«d'honorerlemalheur86».Cejour-là,lesbénéficiairesdessecoursrecevrontleursprestationsentourésdeleursconcitoyens:

Lesdeuxextrémitésdelavieserontréuniesaveclesexequienestlasource.Vousyserez,vieillardsagricoles,artisansinvalides,etàcôtéd'eux,vousyserezaussi,mèresetveuvesinfortunées,chargéesd'enfants.CespectacleestleplusbeauquelapolitiquepuisseprésenteràlanatureetquelaTerrefertiliséepuisseoffrirauCielconsolateur87.Ilnes'agitderiendemoinsqued'unetentativepourinverserlestigmatedu

malheur. Les fastes de la nouvelle religion républicaine réhabiliterontl'indigence malheureuse. Le misérable, entouré par les notables locaux, lesbonscitoyensetlesenfantsdesécoles,seraréinscritdanslacommunautédeshommes.Sous laphraséologiegrandiloquentede l'époque,cecérémonialmetenscèneuneintuitionprofonde.C'estlanationuneetindivisiblequigarantitledroit universel aux secours. Mais l'indigence est un drame vécu dans laquotidiennetéetunrisquederupturedelasociabilitéprimaire.C'estdoncdansla communauté locale que la réparation doit être opérée et le lien socialreconstitué. Le droit au secours comme prérogative régalienne et garantieconstitutionnelletrouvesacontrepartiedanscettecérémonieàlafoisintimeetsolennelle au chef-lieu de district, lorsque la communauté locale exhibe sasolidaritéencélébrantsesconcitoyensdanslebesoin.La«fêtedumalheur»symboliselepouvoirdelaRépubliqued'assureràtousàlafoisl'universalisme

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des droits de l'homme et un support relationnel concret, les garanties de lacitoyennetédansl'espacepublicetlareconnaissanced'uneplacedansl'espaceprivé.N'est-cepas lecontenuqu'il fautdonnerà la fraternitédans la trilogierépublicaine?Lanationnesecontentepasdesecourirdescitoyensmalheureux.Ellelesréaffilieenmettantenscènepoureuxlespectacleduretouraubercailcommunautaire. Dans le symbolisme de la fête, le malheur cesse d'être unfacteur d'exclusion et se change en mérite qui reçoit sa récompense. Notremodernerevenuminimumd'insertionfaitsansdoutepâle figureàcôtédecesfastes civiques de la République naissante. Mais la notion contemporained'insertion trouve peut-être là le fondement de son contenu authentiquementsocialetpolitique.Quedevrait-elleêtre,eneffet,sinonl'actualisation,commel'énonce la loidedécembre1988 instituant leRMI,d'un«impératifnational»desolidarité-ledroitàl'insertionreconnuparlacommunauténationale—àtravers la mobilisation des ressources de la communauté locale pourreconstruireleliensocialdansunrapportdeproximitéretrouvé?L'assistance,disions-nous,fonctionnecommeunanalogondelasociabilitéprimaire.Mêmelorsqu'elledevientunedettenationale,ellesedoitd'opérerunerestaurationdessupportscommunautairesconcrets.

Ladissociationdudroit

Cette histoire était sans doute trop belle pour être tout à fait vraie. Il fautpourtantsedemanderpourquoiceprogrammenes'estpasimposéetseraquasioubliépendantunsiècle,jusqu'àsaréactualisationparlaIIIeRépublique,quiendonnerad'ailleursuneversionédulcorée.Les raisons de fait ne manquent pas : une France ruinée, déchirée par la

guerreétrangèreetlesdivisionsintestines;unchangementdevolontépolitiqueaprèsThermidor,quiinstaureunevéritablerestaurationavantlalettredansledomaine de l'assistance88. Il est cependant un peu court de dénoncerl'irréalisme de ces principes, qui n'auraient été inspirés que par des motifs« idéologiques ». Ils furent au contraire mûrement réfléchis, longuementdiscutés, leurs sources de financement recherchées avec soin, et leursconditionsd'applicationanalyséesendétail.Leursprincipauxmaîtresd'oeuvren'ontpaséténonplusdedangereux«extrémistes89».L'hypothèseproposéen'estpasquecesmesuressontrestéesinappliquéesen

raisonde leurcoûtéconomique,de leurabstractionphilosophiqueoude leur190

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radicalisme politique. C'est qu'elles étaient inapplicables en raison de leuréconomie interne.Mais comprendre les raisons de cette « inapplicabilité »,c'estsaisirletypespécifiqued'articulationdupolitique,del'économiqueetdusocial que la fin du XVIIIe siècle a tenté de promouvoir, et saisir aussipourquoi, à peine instauré, ce montage s'est écroulé. Pour résumer leproblème:pourquoilasolutiondelaquestionsocialeproposéeparlesartisansdes Lumières et entérinée au moment de la Révolution - l'association dulibéralismepourréglerlaquestiondutravailetd'uneassistanceétatiquepourrégler la question des secours - s'est-elle révélée aussitôt obsolète? Deuxéléments de réponse : parce qu'elle faisait coexister implicitement deuxconceptions contradictoiresdu rôlede l'État; parceque, surtout, l'associationdu volontarisme politique et du laisser-faire économique libérait desantagonismes sociaux que ses promoteurs étaient impuissants à contrôler, etqu'ils étaient même sans doute incapables de prévoir. Parce que cetteconstruction, en fait, occultait la dynamique sociale qu'elle déclenchait. Lacomplémentarité de l'économique et du politique ainsi établie « oublie » leseffets pervers de l'organisation qu'elle met en place. Ce qui va alimenterl'histoireduXIXesiècle,c'estleretourdecesocialàlafoislibéréetrefouléparlasynthèselibéralerévolutionnaire.Premier point, la juxtaposition de deux conceptions antagoniques de l'État.

Lamise en place d'une véritable politique des secours publics impliquait laconstruction d'un État fort. Le programme du Comité de mendicité et desassemblées révolutionnaires, même s'il est soigneusement réfléchi, estambitieux. Il supposeun systèmepublicde financementetdedistributionquiexclutlaparticipationdessecteursprivésetconfessionnels.C'estlalogiquedece que l'on appellera beaucoup plus tard l'État providence : prélèvementsobligatoires,miseenplaced'uneadministrationdusocial,aveclesinévitablescontrepartiesbureaucratiquesettechnocratiquesqu'ellecomporte.Cettechargeaurait risqué d'être d'autant plus lourde que, entre la chute des Girondins etThermidor, la Convention montagnarde prévoit des mesures de plus en plusaudacieuses : outre un soutien très généreux aux filles mères et aux enfantsassistés, un système d'allocations familiales largement ouvert aux familles,puisqu'ilconcernelesfamillesquisontimposéesjusqu'àdixjournéesdetravail(loidu28juin1793);puisrelanced'unsystèmedetravauxpublicsàl'échelondépartemental (loidu15octobre1793).Une telle conceptionde l'Étatparaîtincompatible - et toutes les polémiques qui vont traverser le XIXe sièclejusqu'à aujourd'hui tendent à le confirmer — avec les présupposés du pur

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libéralismeetletyped'État«minimal»qu'ilimplique90.À l'inverse, la conception de la puissance publique qui sous-tend le libre

accès au travail est cet Étatminimal de type libéral dont Turgot a donné laformule. Certes, l'État dont se réclame le libéralisme doit savoir se faireinterventionniste,etenpérioderévolutionnaireilnes'enpriverapas.L'actionduComitédesalutpublicenparticulierestuncaslimitededirigismeétatiquequed'aucunsontpuinterprétercommeuneanticipationdutout-Étatdesrégimestotalitaires. Mais c'est, en principe, pour opposer une contre-force afin debriserlesrésistancesdel'organisationpolitiqueantérieure91.L'État,aunomdelaminimisation du rôle de l'Etat, doit se faire d'autant plus fort qu'il lui fautmettre fin aux abus d'un État absolutiste. La justification de cetinterventionnisme est de combattre le despotisme, ce qui permettra,simultanément,de libérer lesprocessuséconomiquesetd'éradiquer l'injusticesociale. C'est réaliser lemariage de la pensée d'Adam Smith et de celle deJean-JacquesRousseau.Les révolutionnaires ont cru à quelque chose commeune«maininvisible»quiassureraitunéquilibreentrel'offreetlademandedetravail, entre la production et la consommation, de telle sorte que lalibéralisationdel'économiedevraitentraînerdefactolafindusous-emploietréduirelamisèredemasse.Ilsontadhérésimultanément,etsansquecelaleurparûtcontradictoire,àuneconceptionrousseauiste,c'est-à-direvertueuse,delapolitique.Lasoumissionàlavolontégénéraledissoutlesintérêtsparticuliers,desortequel'individuquisereconnaîtsouverainenabandonnantsonpointdevue d'individu se place au-delà des antagonismes d'intérêt92, Rousseauaccomplitlapolitiquedanslavertucivique,etencesensRobespierreestsonfidèle disciple. Comme plus tard pour la justification de la dictature duprolétariat, la Terreur s'autoprogramme comme un spasme à travers lequell'Étatpromeuténergiquementsapropredisparition.Ainsi la conceptionde l'État nécessairepour libérer l'économied'entraves

artificielles, etmêmecellequi estmobiliséepour abattre ledespotisme, est-elletoutedifférentedecellequ'exigeraientledirigismeetlescontrôlesrequispour réaliser un programme complet de secours publics. L'articulation, àpremière vue harmonieuse, du droit aux secours et du libre accès au travaildissimuleainsil'antagonismededeuxprincipesdegouvernementalité,celuidel'État social et celui de l'État libéral.Cette juxtaposition se serait sansdouterévélée incompatible en fait, si le temps avait permis de déployer toutes lesconséquences pratiques des programmes révolutionnaires; ou, si ces deux

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principesnesontpas foncièrementantagonistes, l'élaborationd'uncompromis(telqueleréaliseralekeynésianisme,parexemple)exigeraunlong«travaildel'histoire»quin'estpasencoreengagéàlafinduXVIIIesiècle.Lespolitiquessocialesmodernesreposenteneffetsur l'existencede«partenairessociaux»constituésdansleuridentitésurlabased'unsalariatstabilisé.Mais,àl'époquerévolutionnaire, il n'existe aucun espace de négociation possible entre lavolontépolitiquedel'Étatetlesexigencesdel'économie.On pourrait objecter à une telle interprétation que ces deux plans de

gouvernementaliténesontpascontradictoiresparcequ'ilsn'opèrentpassurlemême registre. Pourquoi serait-il impossible d'associer un juridisme del'obligationsurleplandudroit(droitauxsecourspouvantseprolongerendroitdu travail, et en droits sociaux divers) et le libéralisme du libre accès autravail sur le plan économique? Mais— et c'est le deuxième élément pourtenterdecomprendrel'échecdelatentatived'articulationdel'économiqueetdusocialtentéeàlafinduXVIIIesiècle—lamanièredontestpenséelanotiondelibre accès au travail est intrinsèquement ambiguë. Au lieu d'apporter unesolutionauproblèmedel'indigencevalide,elleouvrelaboîtedePandoredesfutursconflitssociaux.Formellement, pourtant, la solution est élégante.Elle est expriméeavecun

maximum de clarté dans le rapport préliminaire de Jean-Baptiste Bô, quiintroduitlaloidu24vendémiaireanII(15octobre1793)surl'extinctiondelamendicité:«Enleurimposantlanécessitédutravail[auxindigentsvalidesquinetravaillentpas]vouslesramenezàlanécessitéd'êtredescitoyensutilesetvertueux.Vousétablissezentreeuxetlasociétéuneréciprocitédedevoirs93.»Mais cette réciprocité est à sens unique, et risque de fonctionner comme unpiège.L'indigentestréintroduitdanslepactepolitiques'iltravaille:ildevient«uncitoyenutileetvertueux».Mais iln'yapasdepactesocialpour luienassurerlapossibilité.Ilenrésultequel'obligationpèsesurleseulindigent.Luidoittravailler,ausensfortduterme,etlacriminalisationrefondéeendroitdela mendicité et du vagabondage est là pour le lui rappeler. Mais legouvernement, lui,n'estpas tenu,ausenspropredu terme,de luiprocureruntravail. « Imposer la nécessité du travail », c'est encore se référer au travailforcé, aumomentmême où l'on proclame la liberté du travail. Les pouvoirspublics,quantàeux,ensontàpeuprèsquitteslorsqu'ilsontposéleprincipedulibreaccèsautravail94.Autrementdit, l'Étatpeutsecontenterpourl'essentielde prendre des mesures politiques (la destruction des monopoles et des

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corporations).Cevolontarismepolitiquedégageunespaceoùvasedéployerlelaisser-faireéconomique.Entrelesdeux,iln'yapasdeplacepourdévelopperunepolitiquesociale.Lecœurde l'ambiguïtéportesur lanotionmêmededroit.Lemotdroitn'a

pas un sens identique selon qu'il concerne les secours ou le travail.Dans lepremier cas, il s'agit bien d'une créance de l'indigent sur la société. L'État«doit»,etpeut-êtrepourrait,mettreenplaceunsystèmedesecourspublics,leverdesimpôts,recruterdespersonnels,créerdesinstitutionsspéciales,etc.Ilenvaautrements'ils'agitde«procurerlasubsistanceparletravail»:l'Étatrefuseexplicitementdeprendrelaresponsabilitéd'assureràchacundutravail.On a déjà noté la casuistique subtile, mais quelque peu embarrassée,développéeparleComitédemendicitéentre«unelégislationgénérale»pour«multiplierlesmoyensdutravail»,qu'ilfaut«encourager»,etlesgaranties«spéciales»deprocureràchacundutravail,quientretiendraientlanégligenceetlaparessedesouvriersassurésd'unemploisansavoiràlechercher,etquiauraient « les conséquences les plus radicalement funestes, les plusimpolitiques 95 ». Cet État animateur, comme on dirait aujourd'hui, n'est pasl'État de droit qui impose une réciprocité d'obligations entre l'individu et lacollectivité.Pourtant, la loi du 19mars 1793 proclame d'un seul mouvement : « Tout

hommealedroitàsasubsistanceparletravails'ilestvalide;pardessecoursgratuitss'ilesthorsd'étatdetravailler.»Maislapassionnantediscussionquiaprécédé ce vote montre que certains au moins des protagonistes furentconscientsdecequisejouaitàtraverscetteambiguïté-enjeufondamental,s'ilestvraiqu'ils'agitdesavoirs'ilestpossibledeconcilierlesdroitsciviquesetpolitiques généraux des citoyens et des droits sociaux dont pourraientbénéficierlesplusmalheureux;ouencore,deconcilierlalibertéetledroitdepropriété,d'unepart,quiavantagerontplutôtlesnantis,l'égalitéetlafraternité,d'autrepart,quisontdésiréesparceuxquiviventsurtoutd'espérances96.Ainsi Romme s'expose : « Je propose un paragraphe additionnel ainsi

conçu:touthommeadroitd'exigerdelasociété,poursesbesoins,dutravailou des secours. » Mais le compte rendu de la séance aux Archivesparlementairesnote :«Interruptions,murmures97 . »L'immensemajorité del'Assembléepartagel'opinion«raisonnable»deBoyer-Fonfrède,quiestaussicelledéjàdéfendueparleComitédemendicité:

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Ilseraittrèsdangereuxdedécréterquelasociétédoitlesmoyensd'existerauxindividus.Queveut-ondired'ailleurslorsquel'onassurequelasociétédoitsessecoursàceuxquin'ontpaslesmoyensdesubsister?Dequelspauvresalorsveut-onparler?Est-cedecespauvresvalidesouinvalides?Maislasociéténedoitdessecoursqu'auxinfirmes,àceuxquiontétédisgraciésparlanatureetquinepeuventplusvivredeleurtravail.Souscerapportlasociété,sansdoute,doitlasubsistanceauxindividus;maisvousrendriezlasociétémisérableetpauvre,voustueriezl'industrieetletravail,sivousassuriezlasubsistanceàceuxquin'ontrien,maisquipeuventtravailler98.Eneffet,l'établissementd'undroiteffectifautravailneseraitpasunemince

affaire.Ilfaudraitquel'Étatinterviennedansl'organisationdelaproduction,ense faisant lui-même entrepreneur par exemple (« nationalisations »), ou dumoinsqu'ils'immiscedanslapolitiqued'embauchedesemployeurs.IlfaudraitalorsunÉtatsocialisteousocialisant,etledroitautravailseraeffectivementune revendication majeure des futurs programmes socialistes. Mais un telpouvoir donné à l'État, si tant est qu'elle en ait clairement dégagé cesimplications,apparaîtexorbitantmêmeàlaConventionmontagnarde.C'estpourquoileflouentretenuautourdustatutdulibreaccèsautravaildans

sadifférenceparrapportaudroitautravailn'estpasuneinconséquence.Ilestconstitutifdelapositiondelamajoritédesrévolutionnaires.Maisilsontdonnéune expression formellement irréprochable à cette ambiguïté. Grâce à leurréinterprétation de la vieille dichotomie invalidité-validité, ils ont pujuxtaposer sans contradiction apparenteunepositionmaximaliste enmatièrede droit au secours, et une position minimaliste en matière de droit dutravail. Leur programme assistantiel est peut-être à ce jour inégalé, tandisqu'ilsn'ontpasinauguréderégulationsconcernantletravail.

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Doit-oninterprétercommeunhabilecalculcetteimpassefaitesurledroitautravail?Certes,pourlesemployeursilétaitavantageuxdefaire«commesi»lelibreaccèsautravailvalaitpourundroitautravail.C'étaitplacersousleurseulcontrôleledéveloppementéconomique,tandisqueledroitautravailseraitsurtoutundroitpourles travailleursetsurbordonnerait l'intérêtéconomiqueàlaréalisationd'objectifssociaux.Et,defait,larevendicationdulibreaccèsautravailparaîtavoirétéportéeseulementparles«espritséclairés»,etnonparles travailleurs. Les quelques témoignages dont on dispose sur l'opinion deceux-ci-bienmoinsnombreuxqueceuxrépertoriablesdansleslivres,libelles,journauxetdébatsparlementaires,quiexprimentlapositiondesdétenteursd'uncapitalcultureletaussiéconomique-semblentindiquerquelesouvriersn'ontpas « compris » la liberté du travail dans le même sens que ceux qui s'enfaisaientlespromoteurs.

Ainsi, juste avant le vote de la loi Le Chapelier, en avril 1791, les

compagnonscharpentiersparisiens«pétitionnent» à lamairiedeParispourobtenirunsalaireminimalde50solspar jour,arguantquelesalairequi leurest dispensé ne leur permet pas de survivre. Ils s'adressent poliment auxnouvelles autorités, au nom, pensent-ils, des principes révolutionnaires :«L'Assemblée,endéclarantlesdroitsdel'homme,acertainementvouluquelaDéclarationdesdroitsserviraitàquelquechoseàlaclasseindigentequiaétésilongtempslejouetdudespotismedesci-devantmaîtres.»LemairedeParis,Bailly,lesadmonestedelasorte:«Touslescitoyenssontégauxendroit,maisilsnelesontpasenfacultés,entalents,enmoyens...Unecoalitiond'ouvrierspour porter le salaire de leur journée à un prix uniforme, et forcer ceux dumêmeétatà se soumettreàcette fixation, seraitdoncévidemmentcontraireàleursvéritablesintérêts99».Ainsi, lesouvriersdevraientcomprendreque leur«véritable intérêt»n'est

pas d'être garantis contre la misère par un salaire assuré, mais d'épouserl'idéologie libérale qui lesmet en concurrence, rétribue les «facultés» et les«talents»,etpénaliselesmédiocresetlesfaibles.Maispourquoiseraient-ilsentrésdeleurpleingrédanscettelogiqueconcurrentielledontilsdevaientbienpressentir qu'elle allait les livrer à la discrétion des employeurs? Autre

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témoignage,aprèslevotedelaloiLeChapeliercettefois:enaoût1792,desdélégationsd'ouvriersviennentdemanderà lamairieduHavreunehaussedeleurs«tarifs».CommeBailly,lemairerefuseenleurfaisantlaleçon:«Lesouvriersdoiventêtrepénétrésdurespectdelaloiquiveutqueceluiquidonneà travailler,commeceluiqui travaille,soit librededonnerouderecevoir leprix qui lui convient... En principe, les salaires des gens de travail sont lerésultatd'untraitélibreentrel'ordonnateuretceluiquitravaille100.»Iciencorelesouvriersvenaientcollectivementchercher l'appuidespouvoirspublics,etchacunest renvoyéà lui-mêmeetau face-à-faceavec l'employeur.Le« librecontratdetravail»paraîtbienavoirétéimposéauxtravailleursdansunrapportdedominationpolitique.Plusgénéralement,lacritiquedel'organisationtraditionnelledesmétiersne

paraît pas avoir été, comme telle, une revendication populaire. Sidney etBéatriceWebbcaractérisentainsil'attitudedesouvriersfaceàlamiseencausedescontraintescorporatistes:«Cequisepassait,alorsquesefaisaientsentirpartoutleseffetsdelacompétitioncapitaliste,c'étaitquelejournalieretmêmesouventlespetitsartisanspétitionnaientpourredresserlasituation,exigeaientl'interdiction des nouvelles machines, l'application de la vieille loi limitantstrictement lenombredes apprentis pour chaque artisan101. »Avantmême le« luddisme », qui prendra enAngleterre le caractère d'une révolte demassecontrelesmachines102,lesréactionsdesouvriersàlalibéralisationdutravailparaissent avoir majoritairement pesé dans le sens du maintien duprotectionnisme103.Ainsi,àlafindel'AncienRégime,undurconflitopposeàLyonlesmarchandsdelasoieetlesouvriers,maîtresartisanscompris.Ceux-cidemandentun« tarifhomogènepour lesmarchandisesetdénoncent la liberté«meurtrière » des prix, car c'est « la liberté, en unmot, d'écraser ceux quil'alimentent et le soutiennent 104 ». Pendant la Révolution, sauf erreur, lesrevendicationsdes sans-culottes etdes foules révolutionnairesne se sontpasportéescontrel'organisationdutravail.Ilsontexigélecontrôledesprixet,àunmoindredegré,unsalairedécent,c'est-à-direuneréglementationducoûtdedenrées (les lois sur les maxima qui furent effectivement imposées par lapressionpopulaire)etunemeilleurerétributiondeleurtravail105.Ilestpermisde supposer qu'en règle générale ils se sentaient davantage protégés par lesformes traditionnelles du travail réglé que par une liberté sauvage, et qu'àdéfautdecesprotectionsilsenappelaientauxpouvoirspublicspourobtenirdenouvellesrégulations,etnonlalibertédutravail.

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Lecapitalïsmeutopique

Ainsi le libre accès au travail bénéficiait-il incontestablement aux classes«bourgeoises»quiallaientprendre lepouvoir.LaphrasedeMarat, l'undesraresopposantsàlaloiLeChapelier,apparaîtrétrospectivementprophétique:«Qu'aurons-nousgagnéàdétruirel'aristocratiedesnoblessielleestremplacéeparl'aristocratiedesriches106?»Peut-onconclurepourautantquel'audacieuseconstruction du Comité de mendicité ou la législation des assembléesrévolutionnaires n'étaient que des paravents pour assurer l'hégémonieéconomique des industriels? Il n'y a pas grandmérite à interpréter l'histoireaprès coup en la corrigeant à la lumière de ce qui s'est ensuite passé.Moninterprétation est plutôt que l'ambiguïté constamment soulignée à traversl'analyse de ces positions était bien une ambiguïté réelle, présente dans lesesprits parce qu'elle l'était aussi dans les faits.C'est pourquoi, à une lecturecynique (la bourgeoisiemontante a toutmanipulé en fonction de son intérêt),j'enpréfèreuneautrequipermetdereplacercetépisoderévolutionnairedanslalongueduréeetintroduitunemeilleurecompréhensiondespéripétiesfuturesde laquestion sociale.L'hypothèseestquecesconstructionsontuncaractère« utopique », au sens où Pierre Rosanvallon parle de « capitalismeutopique107 ». Ces réformateurs auraient extrapolé, poussé à la limite, lescaractéristiques les plus dynamiquesdudéveloppement économique et socialqu'ils observaient à la fin du XVIIIe siècle. Ils auraient projeté sonaccomplissement complet sans voir, c'est-à-dire sans pouvoir anticiperparallèlement les contreparties sociales de cette réalisation, qui n'étaient pasencorepleinementlisiblesàpartirdelasituationduXVIIIesiècle.Encelailsne font d'ailleurs que traduire la tendance profonde de toute la critique« progressiste» du siècle si bien dégagée par Reinhart Kosellek, à savoir«proclamerlaréalitévéritabledecequiestdemandéparlarationalité108».Mais si illusion il y a, n'est-elle pas entretenue par la réalité sociale etéconomiquedel'époque?Qu'est-ce,eneffet,que lecapitalismeauXVIIIe siècle?FernandBraudela

montréqu'une formedecapitalismeconstituaitdéjà le secteurdynamiquedessociétéspréindustrielles.«Modernité, agilité, rationalité [...]. Il est lapointeavancéedelavieéconomiquemoderne109.»Et ilestcela«dèsseslointainsdébuts », lorsqu'il s'impose auMoyenÂgedans certaines villes italiennes etflamandes.Mais il ne règne que sur des secteurs très limités d'échanges, la

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finance, le commerce international,minces pellicules à la surface de ce queBraudel appelle « la vie économique », qui demeure circonscrite par lesrégulationstraditionnellesetalimentedescircuitsdefaiblesdébits—etplusprofondémentencoredans«laviematérielle»desroutinesetdesrépétitionsquiconditionnentletempslong,quasiimmobile,del'histoire.Or au XVIIIe siècle, par rapport à ces « lointains débuts », ce secteur

capitaliste de pointe s'est considérablement développé, mais sa positionstructuraleparrapportàla«vieéconomique»etàla«viematérielle»n'apasété substantiellement transformée. On est en droit de parler de progrèsfoudroyantsde la financeetdugrandcommerce,d'uneprogressionplus lentemais encore substantielle de l'industrie, plus lente encore de l'agriculture.Cependant ce secteur dynamique qui « tire la croissance », dirions-nousaujourd'hui,estencoreextraordinairementlimité.Dansunelogiquecomparableà celle de Braudel, Pierre Chaunu distingue trois cercles concentriques decommunications économiques et sociales110. Dans le premier, de quelqueskilomètresderayon,s'effectuentenviron90%deséchangesdetoutcequiseproduitetseconsomme(ycomprislesfemmessurlemarchématrimonial).Ledeuxièmecercle,dequelquescentainesdekilomètrescarrés,correspondàun« pays » au sens ancien du terme et inclut le marché d'une ou deux petitesvilles.Ilmobiliseencoreprèsde10%deséchanges.Enfinletroisièmecercle,celui des larges transits, du grand commerce, des échanges des produitsmanufacturés,aprisunedimensiondeplusenplusinternationale,surtoutavecle « désenclavement » de la vieille chrétienté occidentale auXVIe siècle. Ilpermetd'immensesfortunescommercialesetfinancières.Maisilnereprésentequelecentièmedel'ensembledeséchanges.S'ilexerceune«peséeglobale»sur l'ensemblede la structure, saplacedemeurepériphérique.Dans lemêmeordre d'idées encore, Carlo Cipolla a calculé qu'au long des siècles«préindustriels»,pourquedixpersonnesmangent, il fallaitqueseptouhuitd'entre elles restent attachées à la terre111. Cette nécessité, rançon de lafaiblessedestechnologiesdetransformation,rendcomptenonseulementdelaprééminence écrasante de l'agriculture dans l'économie, mais aussi de laterritorialisation massive des populations et du caractère géographiquementtrèslimitéetfermésureux-mêmesdelaplupartdeséchangeséconomiquesetsociaux.LeXVIIIesiècle,etsurtoutsasecondemoitié,représentelemomentoùces

équilibresancestrauxsemettentàvaciller112.Momentde«déconversion»qui

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évoquecequiapusepasserpourdetoutautresraisonsetàuneautreéchelleaumilieuduXIVe siècle.Unedynamique économique, commerciale etmêmeindustrielle de plus en plus insistante continue de se heurter à l'immobilitémassivedel'ensembledelasociété.Pour lescontemporains, ilnedevaitpasêtre évident que quelques signes même importants (l'accélération de lacroissance démographique, industrielle et surtout commerciale, les premièresmachines,lespremièresfabriquesencoremodestes...)débouchaientsuruntypenouveau d'organisation économique et sociale face au poids encore écrasant,dans tous les domaines, des contraintes séculaires. Les promoteurs de lamodernitésesontproposéd'étendreaucorpssocialtoutentierlesbénéficesdetransformations qu'ils observent dans des secteurs encore limités. Ilsextrapolentunedynamiqueencoreengestation.Encelaconsisteprécisémentlecaractère«utopique»deleurconstruction.Ilsnedécriventpasunétatgénéralmaisprojettentàladimensiondumondel'accomplissementd'unprocessusqui,s'il n'estplusmarginal, reste entravépar tous leshéritages,qu'il s'agissedesstructures politiques, des régulations juridiques, des manières d'exploiter laterreoudefairetravaillerleshommes.

Peut-onleurreprocherden'avoirpasanticipédesurcroîtleseffetssociaux

de transformations non encore accomplies, à savoir que la destruction desrégulations à leurs yeux dépassées allait aussi révolutionner les rapportssociauxdebase,enparticulierlerapportàlaterreetlerapportautravail?LesanalysesdeKarlPolanyiéclairentdeuxspécificitésessentiellesentraînéesparla révolution industrielle : le caractère exceptionnel de la forme du marchécapitaliste « autorégulé » par rapport à toutes les organisations antérieuresd'échanges et d'économies; le fait que, pour s'imposer, il doive remodelerl'ensemble de la société à son image sous le règne de la marchandise113.CependantPolanyietd'autresavantlui,dontMarx,produirontcetyped'analyseàpartir de la situationduXIXe siècle, lorsque les conséquences sociales deces transformations, en particulier l'apparition de nouvelles formes depaupérisme,seserontimposéessurunelargeéchelle.Maisétait-cepossibleàpartir de la situation de la seconde moitié du XVIIIe siècle? Un discours« progressiste » à peu près de ce type pouvait alors être tenu sans trop demauvaise foi : le royaume est encore pauvre, et la plupart des sujets sontmalheureuxparcequelasociétéestbloquée.Enmettantfinàcesblocages,laproduction agricole et industrielle s'accroîtra, le commerce prospérera, la

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demande solvable augmentera, relançant la production et assurant le progrèsindéfinidelarichessenationale.Letravailleurlui-mêmeparticiperaauxfruitsdecetterichesse,saparts'accroîtraenfonctiondudéveloppementdelafortunecommune, et le quasi-plein-emploi sera assuré grâce à l'accroissement de lademandesolvable.C'est une traduction moderne, « keynésienne » si l'on veut, de nombreux

textesdel'époque.Parexemplecelui-ci:

Lespauvresvalidesnesontdoncautrechosequedesjournalierssanspropriété.Ouvrezdestravaux,ouvrezdesateliers,facilitezpourlamain-d'œuvrelesfacilitésdelavente:ceuxqui,aveclebesoindetravail,nereconnaissentapparemmentpascebesoin,s'ilsmendient,ilsserontréprimés;s'ilsnemendientpas,ilstrouverontsansdouteailleurslesmoyensdevivre114.Soulignons toutefois le « sansdoute » : il trahit l'ambiguïté sous-jacente à

cettepolitiqueet révèleque l'optimismedemaintesdéclarationscélébrantunavenir meilleur n'est pas pure naïveté. Mais il n'est pas pour autant purcynisme. Rien n'est encore joué. Le partage relatif des bénéfices de lacroissance, le rééquilibrage spontané de la demande réalisant le quasi-plein-emploi ne sont pas des certitudes, comme n'est pas non plus encore unecertitude l'exploitation future du prolétariat. Pour que celle-ci se révèle danstoutesonampleur,ilfaudranonseulementquelagénéralisationdumarchésoitproclamée, mais encore qu'elle soit déjà réalisée sur une large échelle.Cependantl'optimismelibéralversionXVIIIesiècleestfragilepouruneraisondefond,quemaintenantnouspouvonscomprendre.Laconstructiond'ensemblequimetaupremierplan le libreaccèsau travailcomporteunmaillon faible.Elle fait porter le poids de la liberté nouvelle au travailleurmanuel, c'est-à-direàunindividusansressources,sansdignité,etdont—ilfautànouveauyinsister—lestatutdemeureprochedeceluique l'onattribueà l'époqueà la«canaille».L'abbéSieyèsaété,onlesait,leprincipalinspirateurdelaDéclarationdes

droitsdel'homme.C'estaussiluicependantquiaécrit:201

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Parmilesmalheureuxvouésauxtravauxpénibles,producteursdelajouissanced'autruietrecevantàpeinedequoisustenterleurcorpssouffrantetpleindebesoins,danscettefouleimmensed'instrumentsbipèdes,sansliberté,sansmoralité,nepossédantquedesmainspeugagnantesetuneâmeabsorbée,est-celàcequevousappelezdeshommes?Yena-t-ilunseulquifûtcapabled'entrerensociété115?

L'opiniondeSieyèsn'a riend'exceptionnel.L'Assembléenationale adopte,troisjoursaprèslevotedelaDéclarationdesdroitsdel'homme,ladistinctionentrecitoyensactifsetcitoyenspassifsquiexclutde laparticipationà laviepolitiquedeuxmillionsseptcentmilleFrançaisdesexemasculinquinepaientpasunimpôtéquivalentàtroisjournéesdetravail,c'est-à-direlamajoritédessalariésetplusdutiersdeshommesenâgedevoter116.LejournalisteLoustalotdéclareàcetteoccasion:«Nulcitoyennedoitêtreprivédelafacultédevoterparledroit,etilimportequeparlefaittouslesprolétaires,touslescitoyenssusceptiblesd'êtrecorrompusensoientprivés117.»Paradoxeéclairantdel'argumentation:aunomdudroitquidoits'imposerà

tous, les prolétaires doivent être de fait exclus de la citoyenneté complète.Celle-ci suppose en effet l'indépendance et, comme le domestique assujetti àsonmaître,leprolétaireassujettiàsonbesoinestunêtrecorruptible,incapabledecivisme.Onnepeutéluderunequestiongraveenqualifiantsimplementde«droitières»oude«bourgeoises»cespositions.Saint-Just,quel'onnepeutaccuser de modérantisme, laisse également transparaître son mépris pour letravail«industriel»:«Unmétiers'accordemalaveclevéritablecitoyen:lamaindel'hommen'estfaitequepourlaterreetpourlesarmes118.»Saint-Justmais aussi, un cran au-dessus encore dans la radicalité révolutionnaire,GracchusBabeuf, exécuté,on le sait,pouravoir fomenté laConspirationdesÉgaux.Lanécessité qu'il ressent avecpassiondemettre fin à la scandaleuseinégalitédesconditionsneleconduitcependantpasàrevaloriserlaconditionsalariale,aucontraire:«Faisonsensortequeleshommeslaborieuxjouissent,

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moyennantuntravail trèsmodéréetsansrecevoirdesalaire,d'unehonnêteetinaltérableaisance,etlebandeautomberabientôtdesyeuxdescitoyenségarésparlespréjugésetparlaroutine119.»Babeufcondamneabsolumentl'oisiveté,source du parasitisme des possédants et de l'injustice sociale.Mais, commecontrepartied'untravailmodéré,ilpréconiseunesortederentesocialeetnonunsalaire,dontilestconscientducaractèredégradant.Lepoidsécrasantdel'indignitédelasituationsalariale,dontonadégagéles

racinesséculaires,nepeutêtreannihilépar lasimpleaffirmationdeprincipedu libre accès au travail. Le talon d'Achille du libéralisme— si tant est dumoinsqu'ilaitvouluporteraussiunprojetde justicesociale—asansdouteété l'insigne faiblesse sociale de cette condition. « C'est à l'ouvrier demaintenir la convention qu'il a faite avec celui qui l'occupe », déclare lepréambule de la loi Le Chapelier. Mais quelle peut être dans les faits latraductiondecetidéalcontractuelsilesalariéréelnedisposequedesattributsnégatifs de la liberté? La promotion du contrat de travail débouche sur ladécouvertedel'impuissanceducontratàfonderunordrestable.Faceàlamajoritédesdéclarationslibéralesdéjàévoquées,dontl'ambiguïté

penche vers l'optimisme, il fallait sans doute être extraordinairement lucidepourtenirdèslasecondemoitiéduXVIIIesiècleundiscourssanséquivoque.Un homme aumoins le fut, Turgot, qui anticipe déjà la « loi d'airain » dessalaireset«l'arméederéserve»industrielle:

Lesimpleouvrierquin'aquesesbrasetsonindustrien'arienqu'autantqu'ilparvientàvendreàd'autressapeine.Illavendplusoumoinscher;maisceprixplusoumoinshautnedépendpasdeluiseul:ilrésultedel'accordquiestfaitavecceluiquipayesontravail.Celui-cilepayelemoinscherqu'illepeut:commeilalechoixentreungrandnombred'ouvriers,ilpréfereceluiquitravailleaumeilleurmarché.Lesouvrierssontdoncobligésdebaisserleprixàl'envilesunslesautres.Entousgenresdetravail,ildoitarriver,etilarriveeneffet,queletravaildel'ouvrierseborneàcequiluiestnécessaire

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pourassurersasubsistance120.La lucidité deTurgot est-elle prémonitoire?En fait,Malthus n'est pas très

loin121, et auparavant l'économie politique anglaise avait déjà amorcé uneréflexionsurlebesoinsusceptibledesubvertirl'idéedenatureetdedévoilerlaperversitéducontrat.Sionabolit lesprotections traditionnelles,onrisquedefaireaffleurer,nonpointlarationalitédesloisnaturelles,maislapuissancebiologique des instincts : les démunis seront alors poussés par la nécessiténaturelle,c'est-à-direparlafaim122.Àl'arrière-plandelaréciprocitéjuridiquedu contrat de travail se profile ainsi l'altérité fondamentale des positionssociales des contractants, et l'espace pacifié des relations marchandes setransmueenunchampdebataillepour lavie si l'on réintroduit ladimensiontemporelle dans le contrat de travail. L'employeur, lui, peut attendre, il peutcontracter « librement », car il n'est pas sous l'empire du besoin123. Letravailleur est déterminé biologiquement à vendre sa force de travail parcequ'ilestdansl'urgence,ilabesoindèsmaintenantdesonsalairepoursurvivre.Cequ'EdmundBurke,si«réactionnaire»fût-il,ouplutôtsansdouteparcequ'ill'étaitetqu'ildéfendaitlestutellestraditionnellescontrelalogiquelibérale,aparfaitementperçu:

Letravailestunemarchandiseet,commetelle,unarticledecommerce.Lorsqu'unemarchandiseestportéesurlemarché,lanécessitéqueleprixs'élèvenedépendpasduvendeur,maisdel'acheteur.L'impossibilitédesurvivre[theimpossibilityofsubsistance]del'hommequiapportesontravailaumarchéestcomplètementhorsdequestionseloncettemanièredevoirleschoses.Laseulequestionest:qu'est-cequeçavautpourl'acheteur124?EnFrancetoutefois,toutsepassecommesilaréflexiondeceuxquisefont

les porte-parole duprogrès aumoment où s'amorce la révolution industrielleétaitsurdéterminéepolitiquement125.Ou,pourledireautrement,leurlecturedela situation politique est claire, tandis que celle de la situation sociale restebrouillée.Levolontarismepolitiques'imposeàleursyeux,carilestnécessaire

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pour libérer les potentialités de l'économie, mais les effets sociaux de cetterupturesontincertains.Lescoûtssociauxdelalibertéd'entreprendreneseront-ilspasexorbitants?Cette situation est ainsi déjà grosse d'affrontements entre ceux qui ne

pourront se satisfaired'un régime se contentantde libérer les lois dumarchésanstoucheràleurconditionmisérable,etceuxquiprétendentavoirrésolulaquestion sociale lorsqu'ils ont levé les obstacles au développementéconomique. Il faut pourtant reconnaître une cohérence à cette réponse à laquestion socialepar la libérationdumarchédu travail.Elleprend le contre-pieddes systèmesantérieursdecontraintespourpromouvoir leprogrès.Elleépouse ainsi, à la fois, les exigences de la révolution politique et de larationalité économique. Elle opère la double modernisation de l'État et del'économie. Mais elle ne va pas résister à la dynamique de la révolutionindustrielle, parce que le nouvel ordre économique va être facteur dedérégulationssociales.ÀlafinduXVIIIesiècle,c'estlàtoutefoisunemétamorphoseencoreàvenir.1. J. Stevart,An Inquiry Into the Principles of Political Economy, 1767, trad. fr. Paris, 1789; t. I,

p.454,citéinPierreRosanvallon,leCapitalismeutopique,Paris,LeSeuil,1981,p.49.2.Seuilsdepauvretéqu'ilvaudraitmieuxappeler«seuilsd'indigence»pourrespecterl'oppositionentre

unepauvretéparfaitementadmiseetmêmerequise,etuneindigence«hontedel'humanité»,pourreprendrel'expressiondudocteurHecquetcitéeaudébutduchapitreprécédent.CettedistinctiondominelaréflexionsocialeduXVIIIesiècle,ycomprisdebeaucoupd'esprits«avancés».«Ilyauratoujoursdesriches,ildoitdoncyavoirdespauvres.DanslesÉtatsbiengouvernés,cesdernierstravaillentetvivent;danslesautres,ilsserevêtentdeshaillonsdelamendicitéetrongentinsensiblementl'Étatsouslemanteaudelafainéantise.Ayons des pauvres et jamais des mendiants; voilà le but où doit tendre une bonne administration (J.-P.Brissot,Théoriedes loiscriminelles,1re édition,Berlin, 1781,p.75). Il s'agit bienduBrissotquideviendraune des figures marquantes de l'époque révolutionnaire et auparavant, preuve que cette position n'estnullement«réactionnaire», lefondateurdelaSociétédesamisdesNoirs,quimiliteàpartirde1786pourl'abolitiondelatraiteetl'adoucissementdel'esclavage.

3.C.deLaRoncière,«PauvresetpauvretéàFlorenceauXIVesiècle»,loc.cit.,p.662.

4.R.Gascon,«ÉconomieetpauvretéauxXVIe-XVIIesiècles:Lyon,villeexemplaireetprophétique»,inM.Mollat,Étudessurl'histoiredelapauvreté,op.cit.t.II,p.274sq.5.M.Mollat,lesPauvresauMoyenÂge,op.cit.,p.212.

6.R.Fossier,laTerreetleshommesenPicardie,jusqu'àlafinduXIIIesiècle,op.cit.

7.C.deLaRoncière,«PauvresetpauvretéàFlorenceauXIVesiècle»,loc.cit.8.H.Pirenne,Histoireéconomiquedel'Occident,op.cit.,p.487.9. N. ZenonDavis, «Assistance, humanisme et hérésie : le cas de Lyon », inM.Mollat,Études sur

l'histoiredelapauvreté,op.cit.,t.II,p.800.

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10.P.Goubert,CentMilleProvinciauxauXVIIesiècle...op.cit.,p.342.11.CitéinA.Soboul,lesSans-Culottes,Paris,leSeuil,1968,p.45.

12.C.deLaRoncière,«PauvresetpauvretéàFlorenceauXIVesiècle»,loc.cit.13.R.Gascon,«Économieetpauvreté...»,loc.cit.

14.P.Goubert,CentMilleProvinciauxauXVIIesiècle...op.cit.,p.343.15. L'ouvrage de C. Liss et H. Soly, Poverty and Capitalism in Pre-Industrial Europe, op. cit.,

présentesansdoutelasynthèselapluscomplètedesdonnéesquiillustrentcettesituationsurlalongueduréeetpour l'ensemblede l'Europepréindustrielle.Cf. aussiC.M.Cipolla,Before the IndustrialRevolution,op.cit.,quiévalueégalementàplusde50%letauxdelapopulationeuropéennequel'onpeutqualifierde«pauvreausensoùellenedisposepasderéserves».16. Pour une analyse des mécanismes de cette promotion sociale, cf par exemple J. Bourgeon, les

ColbertavantColbert,Paris,1973.LaréussitedugrandcommisdeLouisXIVestl'aboutissementd'unestratégiebiséculaired'unefamilledelaboureursetdemarchandschampenoisaccédantprogressivementaugrandcommerce,auxofficesetàlabanque.17.P.Léon,Economiesetsociétéspréindustrielles,op.cit.,t.II,p.376.18.Cf.P.Chaunu,Histoire,sciencesociale:ladurée,l'espaceetl'homme,op.cit.19.CorrespondancedescontrôleursgénérauxdesFinancesaveclesintendantsdesprovinces,t.I,

Paris,1874,lettredu4mai1693,citéinP.Sassier,Dubonusagedespauvres,Paris,Fayard,1990,p.126.20.CitéparJ.-P.Gutton,laSociétéetlespauvres,op.cit.,p.94.21.Vauban,Projetdedîmeroyale,op.cit.,p.3.22.Ibid.,p.77-78.23.Cf.ci-dessus,p.111.

24. L'efficacité de ce régulateur séculaire est encore attestée à la fin duXVIIe siècle.Durant l'hiver1693,lavilledeBeauvaiscompte3584«pauvres»quiontbesoindel'assistancepoursubsister.Lamajoritéd'entreeuxsontdesouvriersdutextilesanstravailouqueleurtravailnenourritplus.Maistreizemoisplustardlesfabricantsseplaignentdumanquedemain-d'œuvre«àcausedelamortalitédel'annéepassée»:3000 personnes, sur 13 000 habitants de Beauvais, étaient mortes en un an (P. Goubert, Cent MilleProvinciauxauXVIIesiècle..., op. cit., p. 343).MarcelLachiver évalue à une ponction de près de 1,5million lasurmortalité (famines,maladies,épidémiesassociées)occasionnéepar lacrisedesannées1692-1694,lesregistresparoissiauxtenusparlescurésportentfréquemmentdesannotationstellesque«mortpardéfaillanceetdefaim»,«mortdefaimetdemisère»,«mortdepauvreté»(M.Lachiver,lesAnnéesdemisère.LafamineautempsduGrandRoi,Paris,Fayard,1991,p.157sq.).25. E. Labrousse, la Crise de l'économie française de la fin de l'Ancien Régime au début de la

Révolution,t.I,Paris,PUF,1943,p.XXIX.26.O.H.Hufton,ThePooroftheEighteenthCenturyFrance,op.cit.,p.15.27.P.Léon,Économiesetsociétéspréindustrielles,op.cit.,t.II,p.90.28.C.LissetH.Soly,PovertyandCapitalisminPre-IndustrialEurope,op.cit.29. O. H. Hufton, The Poor of the Eighteenth Century France, op. cit., p. 16. L'expression d'

«activitésannexes»estemployéeparG.Lefebvre,lesPaysansduNordpendantlaRévolution,Paris,1924, pour désigner le fait de recourir à l'artisanat rural, aux travaux chez les paysans plus riches, àl'utilisationdescommunaux,aubraconnage,etc.

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30. Sur l'ampleur de la récession qui a marqué la fin de l'Ancien Régime, cf. la substantielle analysed'Ernest Labrousse, la Crise de l'économie française de la fin de l'Ancien Régime au début de laRévolution,op.cit.31.Calendrierphilanthropique,Paris,1787,n°XXXIV,citéinJ.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit.,

p. 170.Ce calendrier est le bulletin de la Société philanthrophique, fondée en 1780 avec la protection deLouis XVI. D'origine franc-maçonne, elle regroupe avant la Révolution de très nombreux dignitaires durégimeetelleaccueillemêmeen1789lecomtedeProvenceetleducdeChartres,lesfutursLouisXVIIIetLouis-Philippe. Elle deviendra d'ailleurs sous la Restauration un foyer de légitimisme (cf. A. Gueslin,l'Inventiondel'économiesociale,Paris,Economica,1987,p.123sq.).32.J.Kaplow,lesNomsdesrois,op.cit.,p.171.33. R. de Coppans, in Des moyens de détruire la mendicité en France en rendant les mendiants

utilessanslesrendremalheureux,op.cit.,p.323.34.Cf.F.Fourquet,Richesseetpuissance,unegénéalogiedelavaleur,Paris,LaDécouverte,1989,

chap.II.35.J.L.Vives,Del'assistanceauxpauvres,op.cit.

36.Cette attitude survivra au triomphedu capitalisme industriel.AuXIXe siècle, on appelle en Irlande« tours de la faim » des édifices que devaient construire, puis détruire, les indigents bénéficiaires dedistributionsdepommesdeterre:«Plutôtquededistribuerlespommesdeterregratuitement,commeonlesavaitreçues,onexigead'euxuntravailpouryavoirdroit.Onn'entrouvapas:alorsonleurfitconstruiredestours en rase campagne.Ces tours inutiles furent appelées tours de la famine.Et comme les tours de lafamine furent debout avant que la famine cessât, on chargea les chômeurs de les démolir » (J. Duboin,L'économiedistributives'impose,Paris,Leedis,1950,p.81).

37.H.Arendt,Conditionde l'hommemoderne,1re édition 1958, trad. fr. Paris,Calmann-Lévy, 1983,p.114-115.

38.A.Smith,Recherchessurlanatureetlescausesdelarichessedesnations,1reédition,1776.39.Pourunediscussiondecepoint,cf.L.Dumont,Homoaequalis,genèseetépanouissementde la

logiqueéconomique,Paris,Gallimard,1977.40.F.Quesnay,Ordrenatureletessentieldessociétéspolitigues,Paris,1767,citéinE.Labrousse,

F.Braudel,Histoireéconomique et sociale libéralismeéconocit., t. II,p.225.Onnepeutdiscuter icidesrelationsentrelelibéralismeéconomiqued'AdamSmithetlapositiondesPhysiocrates.Seulimportepourleprésentproposlefaitqu'endépitdeleurattachementàlaterrecommefondementréeldelarichesseceux-cisontdespartisansfarouchesdelalibertédeséchanges(«Liberté,libertétotale,immunitéparfaite,voilàdonclaloifondamentale»,ditl'abbéBaudeaudansleJournaldel'agriculture)etdelavaleuréminentedutravail commemédiation nécessaire pourmettre en valeur la terre : « Le travail agricole rend les coûtsavancés, paye le travail manuel avancé dans la cultivation et de plus produit le revenu de la propriétéfoncière » (F. Quesnay, article « Grains », Encyclopédie, op. cit., t. VII, p. 813). Ainsi, en dépit decertainesdivergencesdoctrinales,lesPhysiocratesetlespremierslibérauxsontégalementdéterminésdanslaluttequilesopposeauxmonopolesetauxprivilèges.41.A.Smith,Recherchessurlanatureetlescausesdelarichessedesnations,op.cit.,p.252,cité

inP.Rosanvallon,leCapitalismeutopique,op.cit.,p.104.42. A. R. H. Turgot, « Édit portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts et

métiers»,inJourdan,Decrouzy,Isambert,Recueilgénéraldesanciennesloisfrançaises,op.cit.,t.XXIII,p.372.43.Ibid.,p.54.

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44.Cf.parexempleV.Mirabeau, l'Amideshommes,Paris,1774, t. II,p.349,etTellès-Dacosta,Plangénéral des hospices du royaume, Paris, 1789: «Les noms d'hôpital ou d'hôtel-Dieu sont devenusavilissants et ne servent qu'à éloigner par un sentiment naturel tous les sujets qui ont le plus besoin desecoursetd'assistance»(p.4).45. C. A. J. Leclerc deMontlinot,Quels sont les moyens de détruire la mendicité, de rendre les

pauvresutilesetdelessecourirdanslavilledeSoissons,Soissons,1770,p.18.46. C. A. J. Leclerc deMontlinot,Quels sont les moyens de détruire la mendicité, de rendre les

pauvresutilesetdelessecourirdanslavilledeSoissons,op.cit.,p.4.47.Ibid.,p.375.AdamSmithdéclareégalementdans lecadredesacritiqueduStatutdesartisansde

1563 :La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de sa propre industrie », qu'ilappelleaussi«propriétéprimitive»,Recherchessurlanatureetlescausesdelarichessedesnations,op.cit.,p.252,citéinP.Rosanvallon,leCapitalismeutopique,op.cit.,p.104.48.Surcetteconceptiondel'histoiresourced'irrationalitéparoppositionàl'ordrenatureletrationneldes

sociétés,cf.G.Procacci,Gouvernerlamisère,Paris,LeSeuil,1993,chap.I.49.A.R.J.Turgot,«Éditportantsuppressiondesjurandes»,loc.cit.,p.376.50.Ibid.51.C.P.Copeau,Essaisurl'établissementdeshôpitauxdesgrandesvilles,Paris,1787,p.142.Cette

exigences'imposed'autantplusqueleXVIIIesiècleavécusurlacroyancetrèsrépandued'unediminutionde la population.Cf. par exemple Quesnay, article « Population » de l'Encyclopédie, ouMontesquieu :«D'après un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans cegenrede choses, il y a à l'époquedix foismoinsd'hommesqu'autrefois[...].Cequ'ilyad'étonnantc'estqu'elle[laplanète]sedépeupletouslesjoursetsicela continue, dans dix siècles, elle ne sera plus qu'un désert » (Lettres persanes, lettre 112, premièreédition,Amsterdam,1727).LemêmeMontesquieuestl'auteurdelaphrasecélèbre:«Unhommen'estpaspauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas» (De l'esprit des lois, première édition,Génève,1749).Oncomprendquecettedoubleprisedeconsciencedelavaleurdutravailetdelararetédestravailleursconspireàfairedutravaillarichesseparexcellence.52. C'est également lemoment où s'affirme une volonté de « conservation des enfants et de prise en

chargedesenfantsabandonnéspoursuivantlemêmeobjectifde«peuplerleroyaume(cfM.Laget,«Notesurlesréanimationsdesnouveau-nés»,Annalesdedémographiehistorique,1983).Pourunpointdevued'ensemblesurlapolitiqueàl'égarddesenfantsabandonnés,cf.B.Assicot,l'Abandond'enfant,étudedesociologie,thèsepourledoctoratdesociologie,universitéParisVIII,1993.53.R.H.Tawney,TheAcquisitiveSociety,Londres,Collins,1961,p.23(premièreédition,1926).54.Celanesignifieévidemmentniquelelibreaccèsautravailsoitlaseuleréformepensable,niquesa

portée soit universelle. Concernant avant tout les salariés (c'est pourquoi son importance a été iciparticulièrementsoulignée),iln'aurapasgrandimpactsurlamisèrepaysanne.Maislasuppressiondesdroitsféodaux la nuit du 4 août n'est pas sans relation avec l'abolition des régulations du travail par la loi LeChapelier : l'uneet l'autremesuresupprimentdesprivilègesqualifiésd'archaïquesetrendentl'unelaterre,l'autre le travail disponibles pour une libre exploitation. La réforme fiscale est une autre option. Enpréconisantunetaxationproportionnelleauxrevenus,ladîmeroyale,àlaplaced'unefiscalitépesantlepluslourdement sur les moins nantis, Vauban voulait aussi combattre la misère de masse. Mais ce projet etd'autrestentativesderéformefiscaleélaboréesauXVIIIesièclesesontheurtésàlamêmeoppositiondelapartdesprivilégiésqueceuxquiconcernaientletravailoulaterre.

55.Cf.M.Sonescher,WorkandWages,op.cit.56.MarcelGauchet,«Del'avènementdel'individuàladécouvertedelasociété»,AnnalesESC,mai-juin

1979,p.463.208

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57.Ibid.SelonGauchetlemarchémieuxquelecontrataccomplitlaruptureparrapportàunfondementtranscendantdel'ordresocial,carilfaitl'économiedetouteréférenceàuneconscienceouàunevolonté.58. Cf. in Louis Dumont, Homo acqualis, op. cit., l'analyse du rôle joué par le marché pour la

destructiondesnormesholistesetlapromotiond'unesociétéd'individus.59. Édition C. Bloch, A. Tuetey, Paris, Imprimerie nationale, 1910. Mis en place par l'Assemblée

constituanteetprésidéparleducdeLaRochefoucauld-Liancourt,leComitépourl'extinctiondelamendicitédeviendra leComité de secours public sous l'Assemblée législative et laConvention : pour le vocabulaireaussi,onestpassédel'AncienRégimeauxTempsmodernes.MaislestravauxduComitédel'Assembléeconstituantesont,debeaucoup,lesplusdensesetlesplusoriginaux,etcesonteuxquiinspirentdirectementl'œuvrelégislativedelaConvention.Preuvequ'encedomainedumoinsl'oppositiond'unepériode«modéréeetd'unepériode«radicale»delaRévolutionn'apasgrandepertinence:laConventionmontagnardeapourl'essentielentérinélapolitiquepréconiséedèslesdébutsdelaRévolution.60.C.Bloch,A.Tuetey,«DeuxièmeRapport»,p.353.61.Id.,«PremierRapport».62.C.Bloch,A.Tuetey,«PremierRapport».63.Id.,«Plandetravail»,p.310.64.Ibid.65.Ibid.66. Ce caractère restrictif limite non seulement les catégories de bénéficiaires, mais la quantité des

secours accordés : « Il est dur de le dire, mais c'est une vérité politique, le pauvre ne doit pas, par lessecoursqu'ilreçoitdugouvernement,êtretoutàfaitaussibienques'iln'avaitpasbesoindecessecours...C'est pourquoi « les sommes qu'un gouvernement sage doit affecter au soulagement des pauvres doiventêtreplutôtendessousqu'endessusdelanécessité»(«Propositionpourunordredutravail»,annexeàlasessiondu26février1790,ibid.,p.3).67.C.Bloch,A.Tuetey,«TroisièmeRapport»,p.369.68. C. Bloch,A Tuetey, « TroisièmeRapport », p. 383. Pour l'élaboration de la notion de domicile de

secours,cf.«QuatrièmeRapport»,p.438sq.69.Id.,«SixièmeRapport»,p.514-516.70.Id.,«TroisièmeRapport»,p.380.QueleComitédonneuneclartéetunesolenniténouvellesàces

principesne signifie évidemmentpasqu'il les créeexnihilo. Ici commeailleurs, ilplacedansundispositifcohérentdesnotionsprogressivementélaboréesaucoursduXVIIIe siècle.Lanotiondedroit au secourspeut se réclamer deMontesquieu : « Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues neremplacent pas les obligations de l'Etat qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, un vêtementconvenableetungenredeviequinesoitpascontraireà lasanté»(Del'espritdes lois,op.cit., XXIII,chap.XXIX,1reédition,1742),etsurtoutdel'abbéBaudeau:«Tantquevousn'aviezpasdonnéauxvraispauvrestouslessecoursqu'ilsontdroitd'exiger,vousétiezcontraintdesouffrirlamendicité»(Idéesd'uncitoyen sur les besoins, les droits et les devoirs des vrais pauvres, Amsterdam, 1765, p. 98). PourBaudeauaussiles«vraispauvres»sontlesvieillards,lesenfants,lesinvalides,lesmaladesetles«pauvreshonteux»,tandisqueles«fauxpauvres»sont,commetoujours,stigmatiséssouslaformeduvagabondageetdelamendicité.71.«TroisièmeRapport»,p.38.72.«Quatrièmerapport»,p.438.73.Ibid.,p.438-439.

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74.«PremierRapport»,p.7.75.«QuatrièmeRapport»,p.427.76.Ibid.,p.431.77.Ibid.,p.428.78.«QuatrièmeRapport».79. C. A. J. Leclerc deMontlinot,Quels sont les moyens de détruire la mendicité, de rendre les

pauvresutilesetdelessecourirdanslavilledeSoissons,op.cit.,p.84.80.«SixièmeRapport»,p.513.81.«Plandetravail».82.Assembléenationale,séancedu14juin1791,leMoniteuruniversel,t.VIII,p.661.83.Cf, inL. Parturier, l'Assistance à Paris sous l'AncienRégime et pendant la Révolutions, Paris,

1897,p.222.84.Cf.L.-F.Dreyfus,l'AssistancesouslalégislativedelaConvention,1791-1795,Paris,1905.85. Barère de Vieuzac, « Rapport sur les moyens d'extirper la mendicité et sur les secours que doit

accorderlaRépubliqueauxcitoyensindigents»,leMoniteur,n°234,24floréalanII(13mai1794),p.54.86.Quatrejoursavant,le8floréal,RobespierreavaitainsiciblélesobjectifsdelafêteduMalheur:«Les

esclavesadorentlafortuneetlepouvoir;honoronslemalheur,lemalheurquel'humaniténepeutentièrementbannir de la terre,mais qu'elle console et soulage avec respect » (Discours sur les rapports des idéesmoralesetreligieusesaveclesprincipesrépublicainsetsurlesfêtesnationales),18floréalanII.87.BarèredeVieuzac,«Rapportsurlesmoyensd'extirperlamendicité...»,loc.cit.,p.56.88.L'undespremiers actesde laConvention thermidorienne serade surseoir à laventedesbiensdes

hôpitaux avant de leur restituer le 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) leur personnalité civile et lajouissance de leurs biens. Le Directoire rétablit pratiquement les congrégations dans leurs anciennesprérogatives.Laprincipalemesuredel'Empireencedomaineestlarelancedesdépôtsdemendicité,c'est-à-diredelaversionrépressivedutraitementdesindigentsvalides.Surleretourauconfessionnel,auprivéetau paternalisme philanthropique, qui s'accuse évidemment avec la Restauration proprement dite, cf. lechapitresuivant.89. Le principal inspirateur non seulement des travaux du Comité de mendicité, mais de la législation

socialedesassemblées révolutionnaires,est leducdeLaRochefoucauld-Liancourt,grandseigneur libéral,fidèledeLouisXVI,quis'exileraaprèsl'exécutionduroietreviendraenFrance,oùilserajusqu'àsamort« le patron banal de toutes les philanthropies de la terre », pour citer un rapport de police sous laRestauration(citéinC.Pautras,GuizotsouslaRestauration,Paris,1949).Surcedestinhorsducommun,cf.L.-F.Dreyfus,Unphilanthroped'autrefois,leducdeLaRochefoucauld-Liancourt,op.cit.Barère,lui-même, le principal porte-parole de la législation sociale de laConvention et auteur de cet autre grandtextequ'estsonrapportdu22floréalanII,estunanciencollaborateurdeLaRochefoucauld-LiancourtauComité de mendicité. On constate chez Barère une radicalisation du discours révolutionnaire— « fairetournerlaRévolutionauprofitdeceuxquilasoutiennent,àlaruinedeceuxquilacombattent»-,maislesmesuresarrêtéesreprennentpourl'essentiellespropositionsduComitédemendicité.90. C'est mon point de désaccord avec l'imposant travail de Catherine Duprat, le Temps des

philanthropes,1.1.,ÉditionsduComitédes travauxhistoriquesetscientifiques,Paris,1993,paruaprès larédaction de ce chapitre. A propos des travaux du Comité de mendicité - mais les assembléesrévolutionnairesreprennent,onl'avu,quelquesnuancesprès,cespropositions-,selonelle,«ilestclairquecemanifestedelibéralismesocialsesitueauxantipodesdel'Etatprovidencedontunelégendetenaceveutque le Comité se soit fait l'initiateur » (p. 317). Mais l'auteur ne prend pas suffisamment en compte la

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distinctionessentielleetfondéesurunetraditionmultiséculaireentreletraitementdespopulationshorsd'étatdetravailleretcellesquidoiventtravailler.Lecoupdegénie,mais aussi la fragilité, de la position du Comité demendicité et de la Convention elle-même tient à la

réinterprétationnouvellequ'ilsfontdecettevieilleopposition,quileurpermetdefairecoexisteruneposition« étatiste » et une position « libérale ». Corrélativement, cette percée décisive qu'opère le Comité demendicitéinterditdeplacercette«philanthropierévolutionnaire»-sil'ontientàcetteappellation-danslacontinuitédelaphilanthropieantérieuredelaSociétéphilanthropique,quicomptaitunemajoritédenoblesetde notables liés à l'Ancien Régime, et surtout de la rapprocher de la philanthropie paternaliste qui vas'imposeràpartirdelaRestauration,cflechapitresuivant.91.Etaussipourvaincrelesennemisdel'extérieur.92.«Chacun,sedonnantàtous,nesedonneàpersonne;etcommeiln'yapasunassociésurlequelon

n'acquièrelemêmedroitqu'onluicèdesursoi,ongagnel'équivalentdetoutcequ'onperd,etplusdeforcepourconservercequ'ona»,J.-J.Rousseau,Ducontratsocial,livreI,chap.VI.Pourledireautrement,lecitoyenquiappartientàunÉtatdedroitn'aledroitderiendemanderdeplusquecedontildisposedanscecadre. Il estcomblépar laConstitution,quiémanedesaproprevolonté.D'oùcette implication,quiest lemoteurprofonddelaTerreurrévolutionnaire:lecitoyendoitabsolumentêtrevertueux,degréoudeforce.93.J.-B.Bô,Rapportsurl'extinctiondelamendicitéprésentéàlaConventionnationaleaunomduComitédessecourspublics,22vendémiaireanII,Bibliothèquenationale,Paris,

p.4.94. À cette réserve près que cette loi du 24 vendémiaire an II prévoit bien l'organisation de travaux

saisonnierssur labasedudomiciledesecourspourfixer les indigents,rétribuésauxtroisquartsdusalairemoyenlocal(cf.ibid.,p.6).Mais,outrequecettemesurenefutpasappliquée,elleobéitauprincipedelesseligibility de l'assistance qui évoque le Speenhamland Act anglais (1797) plutôt que la dynamisation dumarchédutravail.95.C.Bloch,A.Tuetey,«QuatrièmeRapport»,op.cit.,p.428.

96.Cf.M.Gauchet,laRévolutionetlesdroitsdel'homme,Paris,Gallimard,1989,2epartie,chap.VI.97.Archivesparlementaires,séancedu22avril1793,t.LXIII,p.III.98.Cité inM.Gauchet, laRévolutionet lesdroitsde l'homme, op.cit., p. 232. Je reviendrai sur ce

débatauchapitreVI,car il exprimepour lapremière foisavecuneclarté totale lesenjeuxde l'oppositionentrelapropriétéetletravailquel'ÉtatsocialdudébutduXXesiècletenteradedépassereninstaurantuneformedepropriétésocialefondéesurl'assuranceetlesservicespublics.99.CitéinE.DolléansetG.Debove,HistoiredutravailenFrance,op.cit.,p.129-131.100.CitéinJ.Leroy,lePeupleduHavreetsonhistoire,LeHavre,1962,t.1,p.221.101.S.etB.Webb,TheHistoryofTradeUnionism,Londres,1920,p.53.102. E. P. Thompson, la Formation de la classe ouvrière anglaise, op. cit., chap. XIV. Pour une

synthèse sur cette question en France, cf. M. Perrot, «Ouvriers et machines au XIXe siècle », inRecherches,nos32-33,septembre1978.103.Notertoutefoisqu'ArletteFargefaitétatdemanifestationsdejoiepopulaireàParisàl'occasiondela

suppression des jurandes par Turgot en 1776 (la Vie fragile, pouvoirs et solidarités à Paris, Paris,Hachette,1986).Maislesensdecesréactionspopulairesn'estsansdoutepasunivoque.S'agit-ildecélébrerla liberté du travail en tant que telle, ouunevictoire remportée sur les anciens privilèges et le parti de laCour?104.CitéinM.Garden,LyonetlesLyonnais,op.cit.,p.341.

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105.Cf.A.Soboul,lesSans-Culottes,op.cit.,etG.Rudé,lesFoulesdanslaRévolutionfrançaise,trad.fr.Paris,Maspero,1982.LeComitédesalutpubliccéderaàlapressionpopulairesurlesmaximadesdenrées,augranddamdesmodérés,maisinstitueraparallèlementunmaximumdessalaires.Cettedernièremesurerendenpartiecomptedumanqued'enthousiasmedesfoulesrévolutionnairesàdéfendrelagauchemontagnardeaumomentdeThermidor,etlachutedeRobespierre.106.CitéparM.Bouvier-Ajam,Histoiredu travailenFrance,op.cit., t. I, p.707.Notons toutefois

que l'argumentation deMarat n'est pas économique,mais politique. Il dénonce certes les employeurs qui«ontenlevéàlaclasseinnombrabledesmanœuvresetdesouvriersledroitdes'assemblerpourdélibérerenrèglesurleursintérêts,sousprétextequecesassembléespourraientressusciterlescorporationsquiontétéabolies».Maisc'estparcequ'«ilsvoulaientisolerlescitoyensetlesempêcherdes'occuperencommundelachosepublique»(l'Amidupeuple,18juin1791).Defait,l'enjeudelaloiLeChapelierétaitpolitiqueaumoinsautantqu'économique:interdirelessociétésetlesclubsdontl'actionempêchaitlastabilisationdu

nouveaurégime,etlasuitedel'histoireconfirmeralagravitédecedanger.Maisjem'entiensiciauxeffetséconomiquesetsociauxdelaloiLeChapelier.107.P.Rosanvallon,leCapitalismeutopique,op.cit.Cf.aussiD.Meuret,«AGenealogyofPolitical

Economy»,EconomyandSociety,Londres,vol.17,n°2,mai1988.108.R.Kosellek,leRègnedelacritique,trad.fr.Paris,ÉditionsdeMinuit,1979.

109.F.Braudel,Civilisationmatérielle,économieetcapitalismeXVe-XVIIIesiècle,t.III,«Letempsdumonde»,Paris,A.Colin,1967,p.11.110.P.Chaunu,l'Histoire,sciencesociale,op.cit.111.C.Cipolla,BeforetheIndustrialRevolution,op.cit.112. Rappelons que la plupart des historiens sont aujourd'hui d'accord pour dater l'avènement de la

révolutionindustrielledanslesannées1770enAngleterre.Cequinesignifieévidemmentniqueledécollageseproduitbrusquement,puisqu'ilestpréparéparplusieurssièclesdelentestransformations,niqu'ils'impose immédiatementd'unemanièrehégémoniquesur l'ensemblede l'airegéographiquequ'ilébranle.

La«révolutionindustriellevamêmedepair,surlecontinenteuropéen,avecundéveloppementaccrudela« proto-industrie », cf. le chapitre précédent. L'avenir avance masqué. D'où la difficulté pour lescontemporainsdeledéchiffrersouslespermanences.

113.K.Polanyi,laGrandeTransformation,op.cit.,2epartie,chap.I.114. C. Bloch,A. Tuetey,Procès-verbaux et rapports duComité demendicité, op. cit., «Troisième

Rapport»,p.381.Danslemêmeesprit,Leroyd'Allarde,auteurenfévrier1791d'unrapportquiformulelespropositionsreprisesparlaloiLeChapelier,écrit:«L'âmeducommerceestl'industrie,l'âmedel'industrieestlaliberté.Craindrait-onlamultiplicationdesouvriers?Leurnombresecomposetoujoursenraisondelapopulation, ou, cequi revient aumême, en raisondesbesoinsde la consommation» (cité inM.Bouvier-Ajam,HistoiredutravailenFrance,op.cit.,t.II,p.25.)115.E.J.Sieyès,Écritspolitiques,op.cit.,p.81.Lesindividusquimanquentdetoutsupportetdetoute

ressourcenesontpascapables«d'entrerensociété»,deconstitueràproprementparlerdescollectifs, ilsformentseulementunecollectionde«bipèdes»:c'estsansdouteunedespremièresformulationsexplicitesdelathématiquede«l'individualismenégatif»dontl'importanceserasoulignéeenconclusion.116. Sur les enjeux de cette discrimination politique, cf. O. LecourGrandmaison, les Citoyennetés en

révolution, 1789-1794, thèse pour le doctorat de sciences politiques, université Paris I, 1991, et P.Rosanvallon,leSacreducitoyen,Paris,Gallimard,1993.117.Loustalot,lesRévolutionsdeParis,n°17,citéinJ.Bart,«Leprolétaireprésent/absent»,actesdu

colloque la Révolution française et les processus de socialisation de l'homme, université de Rouen,

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ÉditionsMessidor,1988,p.402.118.CitéinA.Olivier,Saint-Justoulaforcedeschoses,Paris,1954,p.18.119.RapportéparI.Buonarotti,laConspirationpourl'égalité,ditedeBabeuf,Éditionssociales.120.A.R.J.Turgot,Formationetdistributiondesrichesses,ÉditionsSchelle,Paris,t.II,p.537,citéin

H.Hauser,lesDébutsducapitalisme,op.cit.

121.T.R.Malthus,AnEssayonthePrincipleofPopulation,1reédition,Londres,1798.122.«Ceuxquigagnentleurvieparuntravailquotidienn'ontaucunautreaiguillonqueleursbesoinspour

serendreserviables,besoinsqu'ilestprudentdesoulager,maisfauxdevouloirguérir.[...]Dansunenationlibre qui proscrit l'esclavage, la richesse la plus sûre tient à la multitude des pauvres laborieux » (B. deMandeville,TheFableoftheBess,5eédition,Londres,1728,p.213etp.228).123. Adam Smith lui-même avait perçu ce rôle joué par l'urgence, c'est-à-dire par la temporalité, qui

réintroduitlesinstinctsdelutte,lavieetlamortdansl'universaseptisédesloiséconomiques:«Alalongue[...]l'ouvrierestaussinécessaireaumaîtrequelemaîtreàl'ouvrier,maislebesoinqu'ilsontl'undel'autren'estpasaussiurgent»(Recherchessurlanatureetlescausesdelarichessedesnations,op.cit.,t.I,chap.v).124.E.Burke,«ThoughtandDétails»(publiéen1795),inWorks,vol.V.,Boston,1869,p.142,citéin

R.Bendix,WorkandauthorityinIndustry,NewYork,1956,p.75.125. Deux hypothèses complémentaires pour rendre compte de cette différence : en Angleterre, la

révolution industrielle, plus avancée,permetdepercevoirplus tôt certainesde ses conséquences sociales;descadrespolitiquesetsociauxplussouplesyfontmoinsouvertementobstacleàlapromotiondunouveaurégimedeséchanges.

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DEUXIÈMEPARTIE

DUCONTRATAUSTATUT

LesbouleversementsadvenusàlafinduXVIIIesiècleont libérél'accèsautravail,mais ils n'ont rien fait, ou si peu, pour la promotion de la conditionsalariale. L'ouvrier devra désormais, selon la forte expression de Turgot,« vendre à d'autres sa peine », au très petit bonheur la chance. Lacontractualisation du rapport de travail n'est pas en mesure de remédier àl'indignité du salariat qui demeure, si ce n'est le dernier, du moins l'un desderniers des états. À peine y a-t-il au-dessous les plus viles couches de lapopulacevivantd'expédientsetdedélits,maislalignedepartageestdifficileàtracer:onparlerabientôtde«classesdangereuses»pournommerunepartiedes classes laborieuses. L'avènement d'un nouvel état salarial à partir de lacontractualisationdesrapportsdetravailseprésenteainsicommeledegrézérod'une condition salariale, si l'on entend par là la reconnaissance d'un statutauquel sont rattachés des garanties et des droits. Privé de ses supportstutélaires,l'étatsalarialn'estpasseulementvulnérable.Ilvadevenirinvivable.Cequiaétéproposélorsdelachutedel'AncienRégimecommelaréponse

moderneàlaquestionsocialenevadoncpaspouvoirs'instituercommetelle.Leprincipedulibreaccèsautravailouvreuneèredeturbulencesetdeconflits.Laquestionsocialesereformuleàpartirdenouveauxnoyauxd'instabilitéquisontcommel'ombreportéedudéveloppementéconomique.Laisséàlui-même,le processus de l'industrialisation engendre un monstre, le paupérisme.Commenttrouveruncompromisentrelemarchéetletravailquiassurelapaixsocialeetrésorbeladésaffiliationdemassecrééeparl'industrialisation?Cettequestion va devenir celle de l'intégration de la classe ouvrière. Mais lesréponses apportées ne vont pas être univoques. Les régimes qui se

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recommandent de l'initiative individuelle et de la liberté des échanges feronttout,dansunpremiertemps,pourtenirlapuissancepubliqueendehorsdecesenjeux.UnepolitiquesocialesansÉtatestpossible,lelibéralismel'ainventée.Ellemetenplacedenouvellestutellespourrelesterlecontrat,reconstruiredel'extra-salarial autour du salariat. Le patronage, philanthropique ou patronal,n'imposepasseulementdesmodesdedépendancepersonnelle.Ilreprésenteunvéritableplandegouvernabilitépolitiquequiviseà restructurer lemondedutravailàpartird'unsystèmed'obligationsmorales(chapitrev).C'estaprèssonrelatiféchecques'imposentdenouvellesstratégiesindexées

surl'État.L'Étatsocialprendactedeseffetsperversdesrégulationspurementéconomiques et de l'insuffisance des régulations morales. Il s'efforce degarantiruneconceptiondelasécurité(sociale)dontlesprotectionsdépendentmoinsdelapropriétéquedutravail. Iln'estpaspourautant l'expressiond'unvolontarisme politique. Au contraire, les dispositifs spécifiques déployés aunom de la solidarité sont autant de moyens d'éviter la transformationdirectementpolitiquedesstructuresdelasociété.Quechacunresteàsaplace,mais ait une place. Faire du social, ou comment faire l'économie dusocialisme : l'État social, dans sa philosophie comme dans ses modesd'instrumentalisationpratique,estuncompromis.Compromisentrelesintérêtsdumarchéetlesrevendicationsdutravail:les

arbitragesqu'ilinstitueentrelesdifférents«partenairessociaux»dépendentdela situation que ceux-ci occupent les uns par rapport aux autres. Ainsi a-t-ilcomporté, avant la période contemporaine, au moins deux versions : uneversion minimaliste, sous la IIIe République, correspondant à une situationsalariale encore très vulnérable et à un marché encore abandonné pourl'essentielàsesautorégulations(chapitreVI);uneversionmaximaliste,aprèslecompromis keynésien qui intègre la croissance économique, le quasi-plein-emploi et le développement du droit du travail dans la structuration de lasociétéindustrielle.Samargedemanœuvreestalorsd'autantplusgrandequ'un«cerclevertueux»paraît rendrecompatibles les intérêtsde laproductionetceux des producteurs. À tout le moins l'expansion, sur le double plan de laproductivitéetdes«acquis sociaux»,permet-elled'espérerqueceluimêmequiobtientlemoinsenauranéanmoinsàl'avenirdavantage(chapitreVII).Cette situation n'est plus la nôtre. Du côté du travail, comme du côté des

protections, un processus de dégradation paraît engagé, et les effets de cettedérive s'additionnent dans un cercle cette fois vicieux. Sans doute n'avait-on

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pas réalisé àquelpointnotre conceptionde la sécuritédépendait du typedestructuration de la condition salariale qui s'est imposé dans la sociétéindustrielle.Àquelpointaussi le travail estplusque le travail : lorsqu'il sedélite, les modes de socialisation qui y étaient associés et les formesd'intégrationqu'ilnourrissaitrisquentdesefracasser.Quedevientl'Étatsocialdans cette nouvelle conjoncture? Il n'est plus possible de se contenter decombler des « trous » résiduels dans les protections, ni de continuer sur lalancéedespolitiques intégrativesde régulationdes inégalités etd'égalisationdeschances.C'est lebilanà tirerdes transformationsencourssur leplandel'organisation—oudeladésorganisation—dutravailetdelastructuration—ou de la déstructuration — de la sociabilité. Elles invitent à reformuleraujourd'hui la question sociale dans les termes de la remontée d'unevulnérabilitédemassequel'oncroyaitconjurée(chapitreVIII).Cependant, l'État social demeure notre héritage, et il est aussi sans doute

notre horizon. Notre héritage : nous vivons encore au milieu de puissantssystèmes de protection, et c'est ce qui donne à la situation actuelle saspécificité.Cette vulnérabilité après les protections, et avec des protections,n'estpaslavulnérabilitéd'avantlesprotectionsdelapremièremoitiéduXIXe

siècle. Mais l'État social est aussi un horizon. La mise en perspectivehistoriquemontrequ'ilestlaforme—maislaformevariable—queprendlecompromis entre la dynamique économique commandée par la recherche duprofit et le souci de protection commandépar les exigences de la solidarité.Peut-onpenserunesociétésansuntelcompromis,fût-ildifférentdeceluiquiaprévalu jusqu'ici? Peut-on accepter d'en revenir à l'insécurité socialepermanente d'avant les protections? Si non, il faudra bien renégocier lesrelationsentre lemarchéet le travailélaboréesdans lamatricede lasociétéindustriellelorsqu'elleétaithégémonique.Onvalemontrer:cequel'histoiresocialeaélaboréd'inéditdepuisleXIXesiècle,c'estladéconnexionaumoinspartielledelasécuritéetdelapropriété,etlesubtilcouplagedelasécuritéetdu travail.Saufàpenserquenoussommesau-delàdu travailetàconsentiràrevenirendeçàdelasécurité,c'estuneversionnouvelledecemontagequiestmaintenantàinventer.

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CHAPITREV

UnepolitiquesansÉtat

L'AncienRégimeavaitdéployédesinterventionspubliquesénergiquesdansledomainesocial :politiquesde luttecontre lamendicitéet levagabondage,soutien de la royauté à l'organisation traditionnelle du travail, initiatives dupouvoir royal pour créer des institutions de travail, hôpitaux généraux,«ateliersdecharité»,dépôtsdemendicité...EnAngleterre, les interventionspubliques avaient permis la construction d'un véritable système de secoursalimenté par une taxe obligatoire. En Angleterre encore, la scène politiquependantlepremiertiersduXIXesiècleestaniméeparungranddébatpouroucontrel'abolitiondespoorlaws,c'est-à-diredela«charitélégale»quiassureen principe un revenuminimal à tous les indigents.Et lorsque, portée par lacritique des économistes, Malthus en tête, la tendance abolitionniste paraîtl'emporter,c'estenfaitunnouveausystèmepublicdesecoursquemetenplacela législation réformée en 1834. Système très dur, centré sur laworkhouse,c'est-à-diresurletravailobligatoiredesindigentsdansdesconditionssouventinhumaines,maissystèmecentralisé,national,quiseveuthomogène,etquiestfinancépardesfondspublics1.Rien de tel en France. Guère de grand débat public, avant 1848, sur les

questionsdel'indigenceetdutravail2.Desréférencesconstammentcritiquesàla « charité légale » anglaise, accusée à la fois d'être d'un coût financierexorbitant et d'entretenir chez les pauvres une mentalité d'assistés. Cettesituation est paradoxale. La première moitié du XIXe siècle est en effetmarquée par la prise de conscience d'une forme de misère qui paraîtaccompagnerledéveloppementdelarichesseet leprogrèsdelacivilisation.La question sociale se pose ,à nouveaux frais parce que ces « nouveauxpauvres»sontmaintenantplantésaucœurde lasociété, ils forment leferdelance de son appareil productif. Une société peut-elle rester indifférente aurisquedesafracture?

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La société de la première moitié du XIXe siècle ne l'a pas été. Elle vamobiliser des stratégies originales qui affichent ostensiblement leursprétentions«sociales».Onpeutdonc«fairedusocial»,etallerassezloinence sens, sans en référer à l'État et même, au contraire, pour conjurer sonintervention.Parallèlementauxcontratsquirégulentlesrelationsmarchandesetlesrapportssociauxentreégaux,denouvelles tutellesetunpatronageéclairédoivent recréer des réseaux d'interdépendance entre supérieurs et inférieurs,entre le peuple mineur et ses guides soucieux du bien commun. Une faillecependant,etmêmesansdouteunecontradiction,aucœurdecesdispositifsaudemeurantsophistiqués:l'efficacitémoralesupposel'adhésiondeceuxquel'onmoraliseetdoitainsiperpétuerlasituationdeminoritésocialedesassujettis.De sorteque l'histoired'unepolitique sansÉtat conte aussi lesmésaventuresd'uneconceptionmoraledusocialquivaêtrerattrapéeparlepolitique.

LesMisérables

L'histoire sociale du XIXe siècle s'ouvre sur une énigme, l'inquiétanteétrangetéd'unesituationinédite:

Lorsquel'onparcourtlesdiversescontréesd'Europe,onestfrappéparunspectacleextraordinaireetenapparenceinexplicable.Lespaysquiapparaissentlesplusmisérablessontceuxqui,enréalité,comptentlemoinsd'indigents,etchezlespeuplesdontvousadmirezl'opulence,unepartiedelapopulationestobligéepourvivred'avoirrecoursauxdonsdel'autre3.EtAlexisdeTocqueville—qui,commeàpeuprèstouslespenseurssociaux

del'époque,aluiaussiproduitsonmémoiresurlepaupérisme—poursuitsonproposparunecomparaisonentrelePortugaletl'Angleterre.LePortugal,c'estcequel'onpourraitappelerunesociétépréindustrielle,oud'AncienRégime,lecontraire d'une société opulente, mais où la pauvreté, massive, est à peinevisibleparcequec'estunepauvreté intégrée,priseenchargepar les réseauxprimairesdelasociabilitépaysanneoupardesformesfrustesd'assistancedont

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l'Église catholique est le maître d'oeuvre. L'Angleterre, ce serait plutôtl'Amérique ou le Japon de l'époque. La révolution industrielle y a été unfantastiquemultiplicateurderichessesquiluiadonnéuneavanceconsidérableen Europe, et a fortiori sur les pays à forte dominante agraire comme lePortugal.Pourtant,l'indigenceyestomniprésente,insistante,massive.Tocqueville ne fait preuve ici d'aucune originalité. Eugène Buret, par

exemple,selivreaumêmeconstat,etprocèdeàlamêmemiseenperspectivehistorique:«Danslasituationactuelle,ilestmalheureusementtropvraiquelamisèreasuiviexactementlesdifférentspeuplesencivilisationetenrichesse.Si on consulte la statistique, on voit que les nations occupent à peu près lemême rang dans l'échelle de lamisère que dans celle de la richesse. »Et ilajoute que le mot de paupérisme exprimant cette nouvelle pauvreté est« emprunté à l'Angleterre, quiméritait assurément de nommer lemal qu'ellepossèdeavanttouteslesautresnations4».«Nouvellepauvreté»,eneffet,etdontonaoubliéàquelpointladécouverte

a pu apparaître littéralement sidérante, car ellemarquait un contraste absolupar rapport au « capitalisme utopique », à l'optimiste libéral versionXVIIIesiècle.Cette indigence qui « sous le nomnouveau et tristement énergique depaupérisme envahit des classes entières de la population », dit pour sa partVilleneuve-Bargemont,«tendàs'accroîtreprogressivementenraisonmêmedelaproductionindustrielle.Ellen'estplusunaccident,maislaconditionforcéed'une grande partie des membres de la société ». C'est pourquoi « lepaupérismeestunemenaceàl'ordrepolitiqueetsocial5».Enfait, ilposelanouvellequestionsociale.Deuxcaractèresprincipauxdupaupérismepermettentdesaisirlanouveauté

de cette reformulation. D'une part, il prend à contre-pied la pensée libéraleélaboréeaulongduXVIIIesiècle,pourlaquelle«unhommen'estpaspauvreparcequ'iln'arien,maisparcequ'ilnetravaillepas»(Montesquieu).Ilfallaitdonc « ouvrir les ateliers », « ménager les moyens du travail » (LaRochefoucauld-Liancourt).Voicilerésultat.Ilexisteuneindigencequin'estpasdue à l'absencede travailmais à lanouvelleorganisationdu travail, c'est-à-dire au travail « libéré ». Elle est fille de l'industrialisation. De Louis-Napoléon Bonaparte, qui lui aussi a proposé son programme d'extinction dupaupérisme:

L'Industrie,cettesourcederichesses,n'aaujourd'huini219

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règle,niorganisation,nibut.C'estunemachinequifonctionnesansrégulateur;peuluiimportelaforcemotricequil'emploie.Broyantégalementdanssesrouagesleshommescommelamatière,elledépeuplelescampagnes,agglomèrelapopulationdansdesespacessansair,affaiblitl'espritcommelecorps,etjetteensuitesurlepavé,quandellenesaitplusqu'enfaire,leshommesquiontsacrifiépourl'enrichirleurforce,leurjeunesse,leurexistence.VéritableSaturnedutravail,l'industriedévoresesenfantsetnevitquedeleurmort6.Le paupérisme met ainsi la modernité au défi de surmonter sa maladie

infantile. Mais est-ce une maladie infantile, ou le destin des sociétésindustrielles? Par-delà les innombrables condamnations globales duphénomène,lesauteursquienonttentéuneanalyseprécise,telEugèneBuret,montrent qu'il est l'effet direct de la nouvelle organisation du travail, facteurpermanent d'insécurité sociale. «Ces populations de travailleurs, de plus enpluspressées,n'ontpasmêmelasécuritéd'êtretoujoursemployées;l'industriequilesaconvoquéesnelesfaitvenirquelorsqu'elleabesoind'elleset,sitôtqu'elle peut s'en passer, elle les abandonne sans le moindre souci7. C'est,littéralement,de laprécaritéde l'emploiqu'il estquestion ici.Buret souligneaussi l'importance du chômage, ce qu'il appelle «les chômages », et qu'ilanalyseàpartirdesituationsprécises,commecelledestisserandsàmainpourlesquels«leschômagessontplusfréquentsquedansaucuneautreindustrie,et,à la première perturbation économique, le tisserand n'a plus d'ouvrage 8 ».L'observateur socialmetégalementenavant l'absencedequalification :«Leplus grand nombre des fonctions industrielles ne constituent pas desmétiers,maisseulementdesservicespassagersquelepremiervenupeutrendre;etcelaestsivraiquel'enfantdesixansestrétribuépourl'emploidesoncorpsdèssonentrée dans la manufacture9. » Il souligne également à la fois la grandeprécarité—letermeestemployé-qu'entraînecetteabsencedequalificationetle caractère massif du recours à ce type de main-d'œuvre : « L'industrie

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mécaniquemultiplielestravailleursinhabiles;cesontlestravailleursinhabilesqu'ellerecherchedepréférence,dontelleencouragesurtoutlaproduction10.»Buretselivreainsiàuneanalysed'ensembledelavulnérabilitédesouvriers

de l'industrie. Ce qui rend la situation grave, c'est qu'elle ne comporte riend'accidentel. Elle ne concerne pas des poches archaïques ou marginales del'organisation du travail, mais découle des exigences modernes de laproductivité.Laprécaritédutravail,l'absencedequalification,lesalternancesd'emploietdenon-emploi,leschômages,caractérisentlaconditiongénéraledela classe ouvrière naissante : «On ne contestera pas aumoins que, dans cerégime actuel, le travail est sans aucune sécurité, sans garantie comme sansprotection11.»

Une autre caractéristique du paupérisme rend compte de son caractère

nouveauetlittéralementbouleversant.Ilprésenteunecatégoriehistoriquementinédite dumalheur du peuple, faite non seulement demisèrematériellemaisaussi de dégradation morale profonde. C'est une sorte de conditionanthropologique nouvelle qui se dégage, créée par l'industrialisation : uneespècedenouvellebarbarie,quiestmoinsleretouràlasauvageried'avantlacivilisationquel'inventiond'unétatdedésocialisationpropreàlaviemoderne,spécialementurbaine12.Buret,pourtanttrèscritiqueàl'égardduprocessusd'industrialisation,parle

de gens qui « pourrissent dans la saleté », qui « sont retombés à forced'abrutissementdanslaviesauvage».Ilsinspirentainsi«plusdedégoûtquede pitié ». « Ce sont des barbares13. » Ces jugements sont alimentésprincipalement par la description des formes de vie des familles ouvrièresentassées dans les faubourgs des villes industrielles où la promiscuité dessexes et des âges, l'absence totale d'hygiène, constituent ce que l'on pourraitappeleruneétiologienouvelledeladépravationdesmœurs.Ilfautfaireunsortàcesimagesdu«magma»,du«ghetto»,espacessansdifférenciation,sortedeflaques étendues de misère sur laquelle, tel un fumier, poussent les vices,violence et alcoolisme des hommes, inconduite et prostitution des femmes,perversionsdesenfants.Elles traduisent lesentimentd'êtreenprésenced'unesituationhistoriqueinédite:

Lamisèreetlasubversiondel'intelligence,lapauvretéet

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l'abaissementdel'âme,l'affaiblissementetladécompositiondelavolontéetdel'énergie,latorpeurdelaconscienceetdelapersonnalité,l'élémentmoralenunmot,sensiblement,souventmêmemortellementatteint.Voilàlecaractèreessentiel,fondamentaletabsolumentnouveaudupaupérisme14.Lepaupérismereprésenteainsiunesorted'immoralitéfaitenatureàpartirde

la dégradation complète desmodes de vie des ouvriers et de leurs familles.L'aliéniste Morel va d'ailleurs construire son concept de dégénérescence,promuàunbelavenir,àpartirde l'observationdesouvriersdu textileetdesmembres de leur famille internés à l'asile de Saint-Yon, près de Rouen. Ladégénérescenceexprimeunedégradationdel'espècehumaine,héréditairemaisqui n'est pas originaire. Elle est suscitée par un environnement social dontMorel constate d'abord sur les populations ouvrières les effets les plusdéplorables15.Unetelleattitudenemarquepasunesimpleréactionponctuelleauxdébutsde

l'industrialisation.En1892encore,dansleDictionnaired'économiepolitiquedeLéonSayetJosephChailley,quifaitalorsautorité,l'article«paupérisme»,écritparÉmileChevaliercontientcejugement:

Lepaupérismeestunétatnouveauaussibienparsescausesqueparsoncaractère.Sonorigineestdueàl'organisationindustrielledenotreépoquecontemporaine;ellerésidedanslamanièred'êtreetdevivredesouvriersdemanufactures[...].Ilsupposeunanéantissementdumoral,unabaissementetunecorruptiondesfacultésmentales16.Ces appréciations fondent ce que l'on est en droit d'appeler un racisme

antiouvrier largement répandudans la bourgeoisie duXIXe siècle. «Classeslaborieuses,classesdangereuses.»LouisChevaliercitedenombreuxtextes-de Lecouturier : « Paris n'est qu'un campement de nomades », de Jules

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Breyniat:«Labourgeoisiedevaitêtrevictimedecesbarbares»,deThiers:«LavilemultitudequiaperdutouteslesRépubliques»,d'Hausmann:«Cettetourbedenomades», etc. 17 - qui placent ces populations « en dehors de lasociété,endehorsde la loi,desoutlaws» (lemot,cette fois,estdeBuret18.Louis Chevalier montre bien cependant que cette thématique dominante« classes laborieuses, classes dangereuses » n'est pas seulement celle de lacriminalité,mêmesi lacriminalitéconstitue sa limite :«Ledangern'estpasdans le crime, il est dans les rapports entre les bas-fonds et le monde dutravail19. » Par rapport aux peintures séculaires de la « gueuserie », lanouveautétientàlaprisedeconscienced'uneconditiontravailleusetellementdégradéequ'elleplacedespopulationsentièresauxlisièresdel'asocialité.VictorHugoadonnédanslesMisérablesunepeinturedecettesituationqui

vautsansdouteplusieursouvragesd'histoiresociale20.JeanValjean,Gavroche,lesThénardier, sontdes«misérables» :continuumdeconduitesquivontdel'héroïsmeàl'abjection,maisquiontencommun,précisément,lamisère,cettecondition nouvelle, «moderne », des gens du peuple, ne relevant plus de lapauvretéintégréeni«delaprimitiveindigencedesCorsesoudesbasBretons»qu'évoquaitEugèneBuret.SelonlajusteremarquedeLouisChevalier, lemotmisérable«s'appliquedeplusenplusfréquemment,deplusenplustotalement,àceuxquisetrouventàlafrontièreincertaineetconstammentremaniéedelamisère et du crime. Il [Hugo] ne distingue plus deux conditions différentes,mais le passage de l'une à l'autre, cette détérioration sociale que nousdécrivons:unesituationintermédiaireetmouvante,etnonpasunétat21».Maistousles«bourgeois»n'ontpaspourlesmisérableslesyeuxdeVictor

Hugo.IlsauraientplutôtceuxdeJavert.Lemélangedeméprisetdepeurquistructure leur attitude est l'expression d'un antagonisme social fondamentalpouvantprendrelevisaged'unelutteàmort.Ainsi,parmitantd'autres,cetextepublié dans le Journal des débats au lendemain de la révolte des canutslyonnaisen1831:

Chaquehabitantvitdanssafabriquecommelesplanteursdescoloniesaumilieudeleursesclaves;laséditiondeLyonestuneespèced'insurrectiondeSaint-Domingue...LesBarbaresquimenacentlasociéténesontpointauCaucase,nidanslessteppesdelaTartarie.Ils

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sontdanslesfaubourgsdenosvillesmanufacturières...Ilfautquelaclassemoyennesachebienl'étatdeschoses;ilfautqu'elleconnaissesaposition22.Laluttedesclassesn'apasétéinventéeparlesseuls«collectivistes».Elle

est aussi formulée par des conservateurs et par des modérés qui prennentconscience,audébutdesannées1830,de l'existenced'un risque imminentdedissociation sociale, parce que les travailleurs de l'industrie forment « unenation dans la nation que l'on commence à désigner d'un nom nouveau : leprolétariatindustriel23».Cetétonnementdescontemporainsdevantlepaupérismeetlesréactionsqu'il

suscite doit lui-même aujourd'hui susciter l'étonnement.D'abordparce que lephénomènen'apaslecaractèremassifquecesdescriptionsetcescraintesluiprêtent. Autour de 1848, on peut évaluer la population ouvrière française àenviron4400000personnes.Maislamajoritédecestravailleurssontencoreinscritsdansunenvironnementruralousemi-ruralquimaintientlesrégulationstraditionnelles. Il faut rappelerqu'alors les troisquartsdeshabitantsdupaysviventàlacampagne.Mêmepourceuxquisontdéjàurbanisés,«laFranceest,dans la premièremoitié duXIXe siècle, un pays de petites villes où la vieurbainesedistinguepeudelavieruraleets'entretientparelle24».Lamobilitégéographique est très restreinte : en 1856 encore, seuls 11 % des Françaisrésidentdansunautredépartementqueceluioùilssontnés25.Permanence des modes de vie traditionnels, donc, mais aussi des formes

disperséesd'organisationdutravail.Leprocessusdeconcentrationindustrielleaététrèslent,etlaplupartdesgrandsrassemblementsdetravailleursdatentdeceque l'onappelleparfois la« seconde révolution industrielle», à la finduXIXeetaudébutduXXesiècle26.Jusque-là,lesouvriersdelagrandeindustrierestentminoritairesparrapportàceuxdespetitesentreprisesregroupantmoinsde dix personnes27. Même dans ces régions industrielles, comme les grandscentrestextilesdeReims,MulhouseouRoubaix,letissagesefaità75%extra-muros.Pourlesmines,dansunsitecommeCarmaux,leseffortsacharnésdeladirection tout au longduXIXe sièclen'arriveront pas à éliminer le caractèred'ouvriersrurauxd'unemajoritédemineurs28.Rappelonsenfin(cf.chapitreIII)que la « proto-industrie », l'artisanat rural, ne sont pas des survivances : ilscontinuentencoreleurexpansionaudébutduXIXesiècle.

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Ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, le timide décollage de lagrande industrie n'a pas encore supplanté les deux formes antérieuresd'organisationdutravail,l'artisanatruraletl'organisationurbainedutravailenpetitsateliers.Évaluonsà1200000lenombredes«ouvriersindustriels»àpleintemps29,dontlamoitiéenvirontravaillentdanslesgrandesconcentrationsindustriellesquiontalimentélesdescriptionsdupaupérisme30.Alors,lepaupérisme,unfantasmeentretenuparlapeurdespossédants?Des

travaux historiques récents reviennent sur les peintures catastrophiques dupaupérisme produites au XIXe siècle : elles seraient l'effet d'une sorted'ethnocentrisme de classe, leurs auteurs - des notables pour la plupart -exprimant à travers ces descriptions leur incompréhension desmœurs et descomportements populaires, assimilés à de monstrueuses perversions. Doubleréhabilitation, du peuple pas si mauvais qu'on l'a dit, et des possédants,dédouanésd'avoirétéimpitoyablesenexploitantunesituationquiaudemeurantn'étaitpasnonplus si terrible.Une telle relecturede l'histoiredesdébutsdel'industrialisationn'est d'ailleurspasnouvelle.Elle apparaît dès lemilieuduXIXe siècle dans les cercles qui défendent la pureté des principes dulibéralismeéconomique,commeleJournaldeséconomistes:

Quefait-ondepuisquinzeans,sicen'estnousprésentersanscessedesombrestableauxsurlasituationdesouvriers,enaccusanttouràtourlegouvernementetlesclassesmoyennesd'opprimeretd'exploiterlestravailleursetdeleslivrerainsiàunemisèresansfin?Cen'estpasavecdepareillesdéclarationsqu'onarriveauxréformessociales31.Maismêmesiellesinvitentàrelativisercertainespeinturesdupaupérisme,

cesréévaluationsnesontpastotalementconvaincantes.«Exagérations»misesàpart,descentainesdemilliersd'hommes,defemmesetd'enfantspassèrentàcoup sûr dans les premières concentrations industrielles jusqu'à quatorze ouseize heures par jour, leur courte vie durant, pour des salaires de misère,totalementlivrésàl'arbitrairepatronaletréduitsàlaconditiondemachinesàproduire du profit, rejetées aussitôt qu'elles cessent de servir. On ne peutqu'être frappé également par la similitude des descriptions de tous les

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observateurs qui prirent la peine d'aller y voir, des «modérés», comme ledocteur Villermé ou Eugène Buret, aux « radicaux », tels Robert Owen ouFriedrich Engels32. Ils citent aussi de nombreux témoignages d'officiers desanté, de religieux, voire des rapports officiels d'enquête qu'il n'y a pas deraisondesoupçonneraprioridefabulation.ObservantlesdébutsduprocessusenAngleterre,Jean-BaptisteSay,quiàcoupsûrn'estpassuspectd'extrémismepolitique, écrivait déjà dès 1815 : « Un ouvrier, selon la famille qu'il a etmalgré des efforts souvent dignes de la plus haute estime, ne peut gagner enAngleterre que les trois quarts et quelquefois seulement la moitié de sesdépenses33.»

Lepaupérisme,c'est incontestable, estuneconstructionsociale.Mais touteréalité sociale est une construction sociale. Il est incontestable aussi que lesdescriptions extrêmes du paupérisme ne valent que pour une minorité detravailleursdelapremièremoitiéduXIXesiècle.Maisceconstatneréfutepasl'importance historique du phénomène. Avant la révolution industrielle, lesvagabondsaussinereprésentaientqu'uneminoritéparrapportàlavulnérabilitéde masse du peuple travailleur. Avant comme après l'industrialisation, laquestion sociale se pose à partir de la situationde populations apparemmentmarginales.Ellen'enconcernepasmoinslasociététoutentière.Eneffet,prendreausérieuxlaquestiondupaupérismepermetdecomprendre

undesenjeuxfondamentauxdel'histoiresocialependantlapremièremoitiéduXIXe siècle : la concurrence entre deux modèles d'industrialisation. Lepremier paraît « doux », en ce sens qu'il s'inscrit dans un mouvement detransformations séculaires qu'il semble prolonger sans soubresautsdramatiques. Ainsi, à la ville, il se moule dans la structure de la petiteentreprise de type artisanal, etWilliamH.Sewell a bienmis en évidence lavigueurdecetteorganisationtrèsavantdansleXIXesiècle.Àlacampagne,laproto-industrieparaîtconcilierledéveloppementéconomiqueaveclemaintiendes tutelles traditionnelles. Son ancrage familial et rural perpétue lesprotectionsrapprochéesdelasociabilitéprimaireetsemblepouvoiréviterladésaffiliation. Alain Dewerpe parle à ce propos de «prolétarisation enfamille34» : le passage au salariat complet s'effectue souvent dans le cadred'une économie domestique où la division des tâches s'opère au sein de la

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cellule familiale. Cette organisation du travail prévient ainsi la dissociationfamiliale et freine l'exode rural. L'industrialisation paraît possible dans lecadreprotégédelafamilleetduvillage,sansmettreencause,apparemmentdumoins, leurssystèmes traditionnelsderégulation.Cettesituationparadoxaleaété soulignée par Hans Medick, qui relève « la face de Janus de la proto-industrialisation35»:d'uncôté,cesouvriersdemeurentaffiliésàlacommunautérurale; mais ils sont en même temps virtuellement déterritorialisés, dans lamesure où leur salaire est déterminé sans référence aux prix locaux,mais enfonctiondelaconcurrencenationaleetmêmeinternationalequidéfinitlavaleurde leur production. Jusqu'à Le Play (et même jusqu'à l'État vichyste) denombreux réformateurs sociaux caresseront le rêve de rapatrier dans lescampagnes un maximum de travailleurs qui retrouveraient, par leurréinscription dans un terroir, les valeurs de la famille, de lamorale et de lareligion.C'est par rapport à ce modèle que les formes modernes de concentration

industrielleprennentlecaractèred'unetragiquenouveauté.EugèneBuret:

L'industriemoderneaintroduitdanslaconditiondesclasseslaborieusesunchangementquial'importanced'uneterribleinnovation:ellearemplacéletravailenfamilleparletravailenfabrique;elleabrusquementinterrompulesilenceetlapaixdelaviedomestiquepourluisubstituerl'agitationetlebruitdelavieencommun.Aucunetransitionn'aétéménagée,etlesgénérationsélevéespourl'existencetranquilledelafamilleontétéjetéessanspréparationdanslesateliers;hommes,femmesetenfantssesontentassésparmilliersdansdevastesmanufacturesoùilsdevronttravaillercôteàcôteetpêle-mêlependantquatorzeouquinzeheuresparjour36.Conceptionàcoupsûr idéaliséedu travailen familleetdescharmesde la

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ruralité37. Il n'en demeure pas moins que cette opposition d'une économiedomestique et d'un «modèlemanchestérien » de concentration industrielle areprésenté aux yeux des contemporains une grille essentielle de lecture pourdégager la nouveauté et la spécificité des formes nouvelles que prenaitl'industrialisation.LesAnnaliuniversalidistatistica formulentainsien1829cetteopposition,endestermesquinevalentpasseulementpourl'Italie:

L'Italieaunevocationpouruntyped'industrie,parexemplepourletissagedelasoie.Maiscetteespèced'industrieneressemblepasàcelledesateliersdeBirmingham,deManchesteroudeParis.Ilfautdistinguerindustrieetindustrie.Cellequiestlaplusprochedesfonctionsagricolesetquin'exigepasunemultitudeausortprécairedefaçonpermanenteetdesamasdanslesusinesetlesateliers,celle-làseratoujourslaplusinnocente,lamoinsdésagréableàl'Étatetlamoinslourdeàsupporterparlespopulations38.DanslapremièremoitiéduXIXesiècle,laproto-industrieaentamésalente

décadence 39 et sera ensuite supplantée par la grande industrie.Mais ce quinousapparaît aprèscoupcommeuneévidenceestpour lescontemporainsunrisque. Cette éventualité, que la nouvelle organisation du travail avec sesconséquencessocialesinéditessoitl'avenirdumonde,leseffraie:

Ladiffusiongénéraledesmanufacturesdanstoutlepaysengendreuncaractèrenouveauchezseshabitants,etcommececaractèreestforméselonunprincipetoutàfaitdéfavorableaubonheurdel'industrieetaubonheurgénéral,ilproduiralesmauxlespluslamentablesetlesplusdurables,àmoinsquelesloisinterviennentetnedonnentunedirectioncontraireàcettetendance40.

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Ainsipeut-oncomprendrequelepaupérismesoit lepointdecristallisationde la nouvelle question sociale. Le paupérisme est d'abord une immensedéceptionquisanctionnel'échecdel'optimismelibéralfaçonXVIIesiècle.Ilnesoulève pas, en dépit de son caractère quantitativement circonscrit, unproblème sectoriel, parce qu'il représente la donnée historique inédite de cedébut du XIXe siècle, la véritable rupture par rapport au passé. C'est unerupture dans l'organisation du travail, mais c'est aussi ce qui paraît capabled'engendrer,pourlepire,unhommenouveau.Ainsireprésente-t-illecaractèrelepluspatentdelamodernité.Ilposeenfaitleproblèmedelasignificationdelamodernitéetdelamenacefondamentaledontelleestporteuse:lerisqueque-àmoinsderenonceràl'industrialisation-leprogrèséconomiqueneconduiseà une dissociation sociale complète. Ainsi, si le ciblage qui s'opère sur luiévoqueceluiquis'étaitauparavantportésurlevagabondage-prendrelapartiepour le tout, une population particulière comme le point de cristallisation del'ensembledelaquestionsociale-,leproblèmeapparaîtmaintenantplusgrave.Levagabondétaitunrôdeurquirestaitàlapériphériedel'espacesocial,etsondrame tenait au fait qu'il était placé hors de l'ordre productif. Avec lepaupérismeserévèleledangerd'unedésaffiliationdemasseinscriteaucœurmêmeduprocessusdeproductiondesrichesses.Le paupérisme a peut-être été fantasmé. Mais une telle fantasmatisation

portait une vérité historique, sociale et anthropologique profonde. On peutcertesdiscutersurlenombredesvictimesdel'industrialisation,ouessayerderelativiser leur malheur à coups de statistiques sur l'évolution des salaires.C'estindispensable,maislesquerellesdechiffrestraduisentmallesenjeuxetlesdramesd'uneépoque.Aussi,encomplémentdesdiscourssavantsauxquelsjeme suis efforcéde faire leurpart, ferai-je également appel, aprèsHugoetDickens, àunpoètequi fut aussiunhommepolitique important.AlphonsedeLamartine dessine de la désaffiliation moderne une fresque que l'on peuttrouvertrop«lyrique»,maisquialepouvoirévocateurd'uneséquenced'AbelGance.Commedansuneépopéenapoléonienneàrebours,sondiscoursdu14décembre1844àlaChambredesdéputéssurledroitdutravailmetenscène

lesarméesd'ouvriersdontletravail,immensecommeles229

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capitauxquil'emploient,chanceuxcommelaspéculationquilecommande,mobilecommelamodequileconsomme,n'apaslaconditiondefixitédeséconomiesdomestiques.LesgrandesusinesdelaLoire,duRhône,del'Alsace,desVosges,duNord,appellentouenrégimententunnombrede6ou700000familles,instrumentsdesgrandesindustriesdelasoie,descartons,desdraps,desfers;peuplesortidupeuple,nationdanslanation,racedépayséequiapouruniquecapitalsesbras,pourterreunmétier,pourfoyeruntoitemprunté,pourpatrieunatelier,pourvieunsalaire.C'estunecasteflottantedontlescadressontbrisés,quinesaitfairequ'uneseulechoseetqui,lorsquesonmétiertoutspécialetsesvivresviennentàmanquer,serépand,s'extravasedanslanationsousformedecoalitions,d'émeutes,devagabondage,devices,delèpre,demisère.C'estlàcequ'onappelleproprementlesprolétaires,racedestinéeàpeuplerlesol,espèced'esclavesdel'industrie,quiserventsousleplusrudedesmaîtres,lafaim41.Sousces«exagérations»,unparadoxemériteaujourd'huiencorederetenir

l'attention : lavolontédeconstruireunappareilproductifcompétitifplaceensituation de quasi-exclusion ceux-là mêmes qui se trouvent au foyer de ladynamique de la modernisation. L'actualité de la question du paupérisme netientpasseulementàcequel'onpeutobserver,auXIXe siècleetaujourd'hui,une«paupérisation»decertainescatégoriessociales.Plusprofondément,elleinvite à s'interroger sur les relations qui existent entre les recompositions del'ordredutravailetunedésocialisationdemasse.Lepaupérismeestundramequi illustre cet effet-boomerangpar lequel cequiparaît se situer auxmarges

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d'unesociétéébranlesonéquilibred'ensemble.

Leretourdestutelles

Devantcettedérélictionde laconditionsalariale,quefaire?Devant,aussi,d'autresformesd'indigenceetd'autresrisquesdedissociationsociale,commel'accroissement des taux de naissances illégitimes, du nombre des enfantsabandonnés et des infanticides42. Selon Villeneuve-Bargemont, la Francecompteen1834198000mendiantset1600000indigentsrecensés43,chiffresqui sous-estiment la gravité de la situation car tous les indigents ne sont pasrépertoriés.Ainsi àLille, il y aurait, toujours d'aprèsVilleneuve-Bargemont,22000personnesincapablesdesubveniràleursbesoinspour70000habitants.À Paris, un rapport du préfet de la Seine estime en 1836 le nombre desindigents à 1 pour 12 habitants. Buret conteste ce chiffre et fait des calculscompliquésàpartirdelamortalitédansleshôpitauxpouraboutiràunrapportde1pour4,2habitantsàPariset1pour9dans l'ensembledupays44.Toutescesévaluationssontcontestables.MaisLouisChevalier,quilesdiscuteàsontour,conclutnéanmoins:

Misèremonstrueuseensomme,etenpermanence:s'exaspérantauxmomentslesplusfortsdescrisesetacculantàlafaim,àlamaladieetàlamortprèsdelamoitiédelapopulationdeParis,c'est-à-direlaquasi-totalitédelapopulationouvrière,maissévissantaussienpériodenormaleetnes'abaissantjamaisbeaucoupau-dessousduquartdelapopulationglobale,c'est-à-direunegrandepartiedeseffectifsouvriers45.Faceàunetellesituation,lesréponsesapportéesdanslapremièremoitiédu

XIXesiècleapparaissentàpremièrevuedérisoires.LesambitieuxprogrammesdesAssembléesrévolutionnairessontrestéslettremorte.Enleurlieuetplace,lesanciennesstructuresdel'assistanceconfessionnellesesontreconstituéesetontrécupéréàpeuprès lespositionsqu'ellesoccupaientavant laRévolution:en1848,25000religieuxgèrent1800établissementscharitables (ilsétaient27000en1789).Àcôtédecetteancienneorganisationcharitable,cequitient

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lieu de service public comporte deux versants. Le système des hôpitaux ethospicesaurégimeadministratiftrèscomplexe,maisplacésouslecontrôledesmunicipalités,concernesurtoutlesindigentsinvalides46.Ilestmalorganiséetarchaïque:en1869encore,surles1557hôpitauxethospices,1224datentdel'AncienRégime.Leversantextra-hospitalierestreprésentéparlesbureauxdebienfaisance,créésen1796.Placésenprincipesous l'autoritédespréfets,cesont en fait des établissements communaux dont le financement est précaire(taxesde10%surlesspectaclesetsurtoutdonsdesparticuliers).Uneenquêtede 1871 relève qu'ils n'existent que dans 13 367 des 35 389 communesfrançaises, avec d'immenses disparités en fonction des situations locales47.Rappelons aussi l'existence d'une dizaine d'établissements spéciaux, genreinstituts pour sourds, aveugles ou muets, plus les orphelinats et les asilesd'aliénés(enprincipeunpardépartementdepuislaloide1838).Voilàdoncàquoi se résume la prise en charge publique des situations d'indigence. Cetteassistancereste,àdeuxexceptionsprès(lesaliénésetlesenfantsabandonnés),facultativeetsouslaresponsabilitédesautoritéslocales(lescommunes).Unetelle organisation garde ses défenseurs tout au long duXIXe siècle. Dans leNouveauDictionnaire d'économie politique deLéonSay et JosephChailley(1892),ÉmileChevalier,aprèsavoir souligné lacomplémentaritédusystèmehospitalier et des bureaux de bienfaisance et admis des lacunes dans leurfonctionnement,ajoutecependant:«Cetteorganisationseraitcomplètesielleétaitgénéralisée48.»Extrême pauvreté du système public ou parapublic de secours donc, qui

contraste avec l'ampleur de la « charité légale » telle qu'elle existe alors enAngleterre.Cependant,cesystèmeestbienloind'assurerlatotalitédelapriseen charge des situations d'indigence sociale. Il faut évidemment y ajouter lanébuleuse de l'assistance privée confessionnelle, des institutions religieusesauxbonnesœuvresparoissiales.Maiss'élaboreaussiuneconceptionnouvelleet originale de lamobilisation des élites sociales pour déployer un pouvoirtutélaire envers les malheureux et assumer une fonction de bienfaisance quiéconomisel'interventiondel'État.Ainsi,lequasi-interditopposéenFranceaudéveloppement de la «charité légale» a pour contrepartie des stratégiescomplexes fondées sur la recherche de réponses non étatiques à la questionsociale.

Lepremierporte-paroledecesorientationsquivontdominer jusqu'à lafin

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du XIXe siècle est sans doute le conventionnel Delecroy. Il a obtenu,immédiatementaprèsThermidor, lasuspensiondela loidu23messidoranIIsur la vente des biens hospitaliers. Sous le Directoire, il la fait abolirdéfinitivement et propose à cette occasionunplangénéral d'organisationdessecours.Textecourt,maisdense,quicontientdéjàl'essentieldelathématiquelibéraleenmatièresociale49.Le plan commence par une condamnation de «l'ornière profonde où une

philanthropieexagéréenousarrêtedepuisl'Assembléeconstituante»,àsavoirl'impositiondudroitàl'assistance,expressiond'une«maniedenivellementetde généralisation dans la distribution des secours 50 ». Exit donc la « detteinviolableetsacrée»delanationàl'égarddescitoyensdanslebesoin.Outrequecetégarementestcoûteuxfinancièrementparlant,ilcontreditauxprincipesde lagouvernabilité libérale.«Legouvernementnedoit rienàquine le sertpas. Le pauvre n'a le droit qu'à la commisération générale51. » Position deprincipe,eneffet,etquiseraincessammentrappeléeparlespenseurslibérauxcommeunbutoir incontournablepourcontenir l'interventionnismede l'Étatenmatière de secours. Adolphe Thiers ne dit pas autre chose dans son fameuxrapportde1851surl'assistanceetlaprévoyance:

Ilimportequecettevertu[labienfaisance],quandelledevientdeparticulièrecollective,devertuprivéevertupublique,neperdepassoncaractèredevertu,c'est-à-direrestevolontaire,spontanée,libreenfindefaireoudenepasfaire,carautrementellecesseraitd'êtreunevertupourdevenirunecontrainte,etunecontraintedésastreuse.Sieneffetuneclasseentière,aulieuderecevoir,pouvaitexiger,elleprendraitlerôledumendiantquidemandelefusilàlamain.Ondonneraitl'occasionàlaplusdangereusedesviolences52.Cependant cette position est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît à

première vue. Delecroy, quant à lui, continue ainsi : « Posons donc encorecommeprincipequelegouvernementnepeutpasseulsechargerdel'entretien

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dupauvre;mais,lemettantsouslasauvegardedelacommisérationgénéraleetdelatutelledesgensaisés,ildoitdonnerl'exempled'unebienfaisancelimitéedans ses moyens53. » Ainsi, même dans le cadre du refus d'élaborer despolitiques publiques, des pratiques de « bienfaisance » ne sont pas excluesmaisaucontrairerecommandées,ycomprisdelapartdugouvernement.Quelpeutêtre leurstatut?FrançoisEwalda insistésur le faitque lerefusacharnédeslibérauxdefairedessecoursuneaffairededroitavaitpourcontrepartielesoucidemettreenplaceunautre typederégulationdesproblèmessociaux54.Ledroitestlegarantdesrapportsderéciprocitéentreindividusresponsableset égaux dans l'échange que le contrat sanctionne. A l'inverse, les pratiquesd'assistancesedéroulentdanslecadred'unéchangeinégal.L'indigentdemandeetnepeutdonnerunecontrepartieéquivalenteàcequ'ilreçoit.Sarelationavecsonbienfaiteurestendeçàdelasphèredudroit.Légiférerencesmatières,ceseraitprendrepartisurl'organisationdelasociétécivile,ou,danslelangagedel'époque,«légiférersurlesmœurs».Ceseraittendreàfairedel'ensembledes rapports sociaux un système d'obligations sanctionnables, ce qui donne,avantlalettre,unedéfinitionassezexactedutotalitarisme.Portalisleditquasiexplicitement lorsdesdiscussionspréparatoiresà l'élaborationduCodeciviletduCodepénal:«Lesloisnepeuventriensanslesmœurs.Maistoutcequiintéresse les mœurs ne saurait être réglé par les lois. Un législateur quivoudrait comprendre dans son code tout ce qui appartient à lamorale seraitforcé de confier une puissance trop arbitraire à ceux qui exécuteraient sesrèglements;ilcroiraitprotégerlavertu,ilneferaitqu'établirlatyrannie55.»EtPortalis propose cette forte formule : «Ongouvernemal quandon gouvernetrop56.»Maisque la sphèredudroitdoiveêtreainsi strictement limitéene signifie

pas que le reste de la vie sociale puisse être laissé à la fantaisie ou àl'arbitraire. Elle peut relever d'un type d'obligations, aussi strictes mais denaturedifférente : les obligationsmorales. Lamorale ne se cantonne pas auprivé. Il y a une morale publique, c'est-à-dire des obligations qui règlentcertainesrelationssocialessanssanctionjuridique.Lagageuredulibéralismevaêtredetenterdefairetenirunepolitiquesocialecomplètedanscetespacequiestéthique,etnonpolitique.Lamorale,Kant l'a fortementmarqué,est lasynthèse de la liberté et de l'obligation. La sphère des devoirs moraux estétendue, elle couvre les rapports privés, certaines relations entre égaux, lesrelations familiales... Mais elle comporte aussi un secteur spécifique, les

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relationsaveclesinférieurs,etspécialementavecles«classesinférieures»,àsavoirl'ensembledecequivaconstituerlesecteur«social».Cedevoirestundevoir de protection, et il s'exerce par l'intermédiaire de cette vertumoraled'utilité publique qu'est la bienfaisance. « La bienfaisance est une sorte detutelle », dit Duchâtel57. Les membres des classes inférieures, comme lesenfants,sontdesmineursquimanquentdelacapacitédeseconduirepareux-mêmes. C'est pourquoi « il faut fonder entre la classe éclairée et celle àlaquellemanquentleslumières,entrelesgensdebienetceuxdontlamoralitéest imparfaite, les rapportsd'uneprotectionqui, sousmille formes,prenne lecaractèred'unpatronagebienveillantetvolontaire58 ».Unepolitiquemoraleest nécessaire, ou, ce qui revient au même, une politique sociale estnécessairement de nature morale, dans la mesure où elle s'adresse à desgroupesensituationdeminorité.Cetteanalogiedupeupleetdel'enfantestleleitmotiv de tous ceux qui se penchent sur le sort des classes inférieures :« L'ouvrier est un enfant robuste, mais ignare, qui a d'autant plus besoin dedirectionetdeconseilsquesapositionestplusdifficile59.»Leseul typedeconduite positive à son égard est donc l'exercice d'une tutelle morale.Gérando:«Lapauvretéestàlarichessecequel'enfanceestàl'âgemûr60.»Ainsi,

ilnesauraitdonc,ànosyeux,êtrequestiond'imaginerunsystèmegénérald'organisationindustrielle,telqueledemandentcertainsesprits,c'est-à-direunpland'établissementfondéparl'État.[...]Nousavonsplusdeconfiancedanslesmesuresquiaurontpourobjetdepropagerleslumières,d'encouragerletravailenleguidant,d'établirentrelescapitalistes,lesconsommateursetlesproducteursdesrelationsamicales,desuppléerparunbienveillantpatronageàl'impuissancedesfaibles61.Tutelle,patronage,«capacités»(Guizot)ou«autoritésociale»(LePlay):

notions fondatrices d'un plan de gouvernementalité à l'égard des classesinférieures. Une réponse à la fois politique et non étatique à la question

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socialeestpossible,s'ilestpossibled'instrumentaliseràpartirdecesnotionsunordrederelationsassezpuissantespourconjurer le risquededissociationquihantelasociétéaudébutduXIXesiècle.

Cette hantise de la dissociation sociale est portée par tous les esprits de

l'époque postrévolutionnaire. Sentiment communément partagé que laRévolution a, en un sens, trop bien réussi, et qu'en abolissant tous les corpsintermédiaires elle a laissé un vide dangereux entre l'État et les individusatomisés62.TerminerlaRévolutionenretissantdeslienssociauxbrisés,voilàlagrandequestiondudébutduXIXesiècle.Napoléon,quel'onnes'attendraitpas à trouver en compagnie de Saint-Simon, deMme de Staël, de BenjaminConstant, de Rémusat, de Royer-Collard, d'Auguste Comte, etc., l'exprimedéjà :«Ilyaungouvernement,despouvoirs,mais tout lerestede lanation,qu'est-ce ? Des grains de sable. Nous sommes épars, sans système, sansréunion,sanscontact.»Etdanssonlangageénergiqueilajoute:«Ilfautjetersur le sol de la France quelquesmasses de granit63. » Il s'y emploiera à samanière : l'effort pour constituer une noblesse impériale, pour fonder unenouvellenotabilitédumériteaveclaLégiond'honneur64,celui,plusabouti,deconstruireunappareiladministratifsolide,sontautantde tentativespour jeterun pont entre « le gouvernement » et ce qu'il reste de vivant, ou qu'il fautressusciter,danslasociétécivile.Maislarecompositionnapoléoniennereposeessentiellement sur un centralisme administratif qui surplombe de haut lesrapportsconcretsentre les individus,etdesurcroît l'écroulementde l'Empireva encore accroître le désarroi. Royer-Collard résume ainsi le sentimentgénéralaumomentdelaRestauration:«LaRévolutionn'alaissédeboutqueles individus; la dictature qui l'a terminée a consommé, sous ce rapport, sonouvrage65.»Autrement dit, les anciennes tutelles ont été cassées, ce qui a permis la

Terreur et le despotisme politique, et se perpétue maintenant en un étatgénéralisé d'instabilité sociale66. Si l'on refuse l'option littérairementréactionnaire de reconstituer comme telles les anciennes sujétions, il fautreconstruire, dans un univers où règne en principe le contrat, de nouvellesrégulations qui soient compatibles avec la liberté tout en maintenant lesrelationsdedépendancesanslesquellesunordresocialestimpossible.PierreRosanvallon montre d'une manière convaincante que la théorie des

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«capacités»miseenœuvreparGuizotestlaréponsedansl'ordrepolitiqueàunetelleproblématique.Ellefondelalégitimitédusuffragecensitaire,c'est-à-dire d'un régime représentatif qui semet à l'abri du pouvoir du nombre, desdébordementsdeshommessansqualité.Maiscette solutionvautau-delàd'uncadre strictement politique. Elle correspond à la volonté de reconstruire unordre social. Guizot dit ceci, qui est essentiel à plusieurs niveaux : « Lasupériorité sentie et acceptée, c'est le lien primitif et légitime des sociétéshumaines; c'est en même temps le fait et le droit; c'est le véritable, le seulcontratsocial67.»Contre la conception rousseauiste du libre contrat passé par des individus

souverains,levéritablecontratsocialestuncontratdetutelle.Ilyavaitlestutelles traditionnelles, comme la relation féodale ou le travail réglé parl'ancienne organisation du travail. Au nom de la liberté conquise contrel'arbitraire et l'absolutisme, il n'est pas question de les reconstituer commetelles.Maisilpeutyavoirdenouvellestutellesàpartirdumomentoùexisteentrelessujetssociauxunedénivellationtellequ'elleinterditqu'ilspassentuncontrat d'échange réciproque : entre le riche et l'indigent, le compétent etl'ignare, lemédecin et l'aliéné, le civilisé et l'indigène. Ces tutelles peuventêtre provisoires ou définitives, en fonction du caractère transitoire oupermanentdelarelationd'inégalité.Maisellesn'exprimentplus l'irrationalitéd'héritagesarchaïques, lorsquelasociétéétaitgouvernéepar lesprincipesdudespotismeetplongéedansl'ignorance.Ellestraduisentlalégitimitédusavoir,de l'autorité fondée sur la compétence, bref, elles sont l'exercice le mieuxjustifiédelaraisondansuneconjoncturehistoriqueoùtoutlemonden'estpasraisonnable68.Ils'agit,ditGuizot,surleplanpolitique,maisonpeutextrapolersaformulepourenfaireunplangénéraldegouvernementalité,«d'extrairedela société tout ce qu'elle possède de raison, de justice, de vérité, pour lesappliqueràsongouvernement69».Ainsisetrouverécusécequiétaitsansdoutelefondementdel'idéalsocial

des révolutionnaires, desMontagnards en tout cas, si bien exprimé par cetteformuledeBarèreàplacerencontrepointdecelledeGuizot :«Toutcequipeut établir une dépendance d'homme à homme doit être proscrit dans uneRépublique70. » Désormais, il y a des dépendances d'homme à hommelégitimes. Il est même urgent d'en constituer de nouvelles, et de les inscriresolidementdansletissusocial71.Peuimporteiciquelamanièrechoisiepour«recueillir,concentrertoutela

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raison qui existe éparse dans la société 72 » ait abouti en fait à donner lepouvoir politique à une petite oligarchie de propriétaires. Est-il possibled'établir des critères de « capacité » qui ne soient pas écrasés par l'argent?GuizotsembleavoirétédébordéparuneChambreplusconservatricequelui.Mais, au-delà de cette réduction dumérite social à l'argent, c'est lemodèlegénéral d'un «gouvernement des meilleurs 73 », fondement d'une autoriténouvelle, qui doit retenir l'attention, car il va se déployer dans demultiplesdomaines.

L'apportdeGuizotn'apasétéévoquéiciseulementparcequ'ilestl'hommequi a profondément marqué la politique et la société françaises de laRestaurationà1848.Ilaétéaussil'undespersonnageslesplusreprésentatifsde l'approche libérale de la question sociale. Personnage-clé de l'oppositionlibérale sous laRestauration, il est alors enmême tempsmilitant actif de cecourantquis'autodésigne«philanthropique»etdontl'objectifestdedéployerlabienfaisanceendirectiondes«classesinférieures»delasociété.Ilestainsil'undesmembresfondateursdelaSociétédemoralechrétienne,en1821,sonvice-présidenten1826,sonprésidenten1828.CetteSociétéestàl'époquelegroupedepressionleplusimportantquirassemblel'intelligentsiapréoccupéeparlesproblèmessociaux.«Chrétienne»,maisnonpourautantcatholiqueausens de la politique de l'Église appuyée sur les Congrégations et qui restefidèle à la charité traditionnelle. La Société de morale chrétienne réunit denombreuxprotestants,desbanquiersetdes industriels inquietsdes risquesdedissociationsocialeportésparlesprogrèsdel'industrialisation,desdisciplesdeSismondiquiveulentdévelopperune«économiesociale»pouréquilibrerles effets les plus inhumains du développement économique, des catholiqueséclairéscommeVilleneuve-Bargemont,quesonanciennefonctiondepréfetduNordarendusensibleàlamisèreouvrière,desaristocrateslibérauxcommeleducdeLaRochefoucauld-Liancourtrevenud'Amériqueoùils'estexiléaprèslacondamnationdeLouisXVI74...Cesontlàces«gensdebien»quelebarondeGérando invite à moraliser le peuple. Leurs activités philanthropiquesreprésentent le versant social d'une gouvernementalité « capacitaire » queGuizot a instrumentalisée sur le plan politique. Et, sur le plan social plusouvertement que sur le plan politique, elle demeurera quasi hégémonique

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jusqu'àlaIIIeRépublique.En effet, au-delà des activités de la Société de morale chrétienne, qui

marquentsurtoutlaRestaurationetlesdébutsdelaMonarchiedeJuillet,cettepostureseperpétuetoutaulongduXIXesiècleens'adaptantauxcirconstanceset en s'enrichissant de multiples nuances. Il est difficile de subsumer lescourants qui la composent sous un concept unique. « Philanthropes » sansdoute, mais le mot commence à vieillir avant les années 1850; « chrétienssociaux»,beaucouplefurent,maisl'expressionestambiguëcarellerecouvredessensibilitéstrèsdifférentes,deFrédéricOzanam,quidéfenddespositionsdémocratiquesen184875, àArmanddeMelun,un légitimisteetpourtant sansdoute le plus important de tous ces réformateurs sociaux dont l'inlassableactivismesepoursuit jusqu'auxdébutsde laIIIeRépublique76.C'estqu'àcôtéd'uneversion«ultra»etproprementréactionnairedulégitimisme(enrevenirpurementetsimplementauxtutellesdel'AncienRégime),ilexisteuneversionplus souple, soucieuse de transposer dans le nouveau contexte créé parl'industrialisation la relation traditionnelle de protection que les notablesexerçaient à l'égard de leurs dépendants. Cette tendance du légitimisme peutainsi entrer en résonance avec l'attitude de ceux parmi les libéraux qui sesoucient de conjurer les effets les plus dévastateurs du développementéconomique77.DanslasecondemoitiéduXIXesiècle,FrédéricLePlayet lesleplaysiens

s'inscriventdanslamêmemouvance.Cenesontpasnonplusdeslibéraux,maisils sont obsédés par la « plaie du paupérisme 78 ». Le Play veut lui aussirassembler toutes les « autorités sociales » pour exercer un nouveau«patronage»surcesmassesdésocialisées.«Lepatronagevolontaireestaussiefficacequel'ancienrégimedescontraintespourcombattrelepaupérisme79.»D'oùlecaractèreparadoxaldesonécole,montagedenostalgiesarchaïquesetd'aspirations modernistes qui a fasciné des cercles d'ingénieurs et de chefsd'entreprise dynamiques80. Le Play, polytechnicien lui-même, créateur d'uneméthode originale d'observation des faits sociaux (les monographies defamilles ouvrières), sera le conseiller écouté de Napoléon III et le maîtred'œuvrede l'Expositionde1867quipopularise l'«économiesociale».Soninfluence survivra largement à la chute du second Empire et à sa mort.Cependant, l'école leplaysiennén'estpasnonplushomogène,deLePlay lui-même, de plus en plus tenté par une réaction catholique, à des technocratesavant la lettre, comme Émile Cheysson, inventeur du rôle de l' « ingénieur

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social ». Pourtant, tous ces hommes se croisent, se fréquentent, et leursinfluencess'additionnent.C'estainsique laSociétéd'économiesocialedeLePlay s'ouvre largement aux « catholiques sociaux », et qu'Armand deMelunferamêmepartiedesonconseild'administration81.

La caractérisation proprement politique de ces réformateurs n'est pas plus

facile à établir.Laplupartd'entre eux, lorsqu'ils en auront l'âge, traverserontlesdifférentsrégimes,moinssoucieuxdelafidélitéàl'étiquetted'unpartiquede défendre cette position « centriste », entre les excès de la réaction et lecynismedupuréconomisme,d'unepart,les«débordements»dessocialismesdel'autre.Ilssont«sociaux»ausensqueleDictionnairedeLittrédonneàcemot:«[Social]sedit,paroppositionàpolitique,desconditionsqui,laissanten dehors la forme des gouvernements, se rapportent au développementintellectuel,moral etmatériel desmasses populaires. » Le « social » est unensemble de pratiques qui visent à atténuer le déficit caractérisant l'étatmatériel, mais encore plus moral, des classes inférieures de la société. Ils'entend«paroppositionàpolitique»,nonpasàlapolitiquepoliticiennedontlaplupartdecesréformateursfurentd'habilespratiquants,maisenoppositionpar rapport à unepolitiquequi ferait de l'État l'ordonnateur de ces pratiquessociales.Lapolitiquesocialequ'ilspréconisentn'estpasde la responsabilitédu gouvernement, mais de celle des citoyens éclairés, qui doivent prendrevolontairementenchargel'exercicedecepatronagesurlesclassespopulaires.En ce sens, on pourrait dire que ces attitudes restent dans l'orbite du

libéralisme, ou en tout cas qu'elles n'y contredisent pas. Entre le libéralisme« utopique » du XVIIIe siècle et celui qui a imposé sa marque à la sociétéindustrielle, il s'est produit un déplacement considérable. Le premier étaitconquérant,iconoclasteetproprementrévolutionnairedanssaconceptiondelasociété : il fallait détruire les obstacles à l'avènement de la liberté. Sansnécessairementchangerdevaleurs, le libéralismequiprévautauXIXe siècleest devenu conservateur, ou plutôt restaurateur de l'ordre social. C'est sapositionquiachangé.Ils'agitmaintenantdes'affronternonplusàdessystèmesde privilèges, mais à des facteurs de désordres; non plus à un excès derégulationspesantesetarchaïques,maisàdesrisquesdedissociationsociale.Cettedissolutiondel'idéalcritiquedansl'obsessiondepréserveràtoutprixlapaixsocialerendlelibéralismecompatibleaveclesdifférentesvariantesdelaphilanthropiesociale.

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Certes, il existe un libéralismepur et dur qui regarde avecméfiance touteintervention,dequelquenaturequ'ellesoit,susceptibled'influer,sipeuquecesoit,surlesloisdumarché.Ilaaussisesporte-parole,telsNaville82,Bastiat83

ouDunoyer84.S'ilsnesontpasaveuglesàlamisère,certainsproclamenthautetfort, dans la tradition deMalthus, qu'elle est un mal nécessaire et qu'à toutprendreelle estutile85. Il existe aussi despositionspurement conservatrices.Ce sont celles de l'Église catholique en général, de lamajorité des notablesrurauxetdetouslesnostalgiquesdel'AncienRégime.Pourcesconservateurs,si intervention en faveur des « pauvres » il doit y avoir, elle se réduit auxpratiques charitables traditionnelles sous la férule de l'Église et desCongrégations. Mais entre ces deux extrêmes se dessine une, ou plutôt despositions intermédiaires, formant une nébuleuse assez confuse,mais qui s'estfinalementimposée.C'estdececentreunpeumouqu'estsortieauXIXesièclelapremièreversionmodernedespolitiquessociales86.Endépitdesonhétérogénéité,cettemouvanceselaissecaractériserpardeux

traitsprincipaux.D'unepart,uninterditd'État,quiadéjàétésignalé,maisdontonverrasemultiplier les traductionspratiques-ouplutôt,parcequelerefusd'uneinterventionpubliqueseradeplusenplusdifficileàmaintenirsousuneforme absolue, un acharnement à la minimiser et à la circonscrire. Et,simultanémentbienquecontradictoirementenapparence,unrefusdu laisser-faire, c'est-à-dire une prise de distance par rapport à l'économie politique«pure».C'estpourquoilafaçonlamoinsinsatisfaisantedenommercequ'ontencommuncesposturesseraitdedirequ'ellesprésententplusieursvariantesdel'économiesociale.Ellesposentlaquestiondeseffetssurlesproducteurseux-mêmes dumode de production des richesses qu'impose le capitalisme.Maiselles s'interdisent d'intervenir directement sur la manière de les produire.«Fairedusocial»,c'esttravaillersurlamisèredumondecapitaliste,c'est-à-dire sur les effets pervers du développement économique. C'est tenterd'apporter des correctifs aux contre-finalités les plus inhumaines del'organisationdelasociété,maissanstoucheràsastructure87.

Lepatronageetlespatrons

C'est donc au sein de cette nébuleuse des réformateurs sociaux que seformule tout d'abord la question sociale dans sa version du XIXe siècle, laquestiondurelèvementdesclasses travailleuses«gangrenées88»par laplaie

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du paupérisme. Sauf erreur, l'expression apparaît pour la première fois à lasuite du soulèvement des canuts lyonnais dans un journal légitimiste, laQuotidienne,quis'enprendainsiaugouvernementle28novembre1831:«Ilfaudrait enfin comprendre qu'en dehors des conditions parlementaires del'existenced'unpouvoir,ilyaunequestionsocialeàlaquelleilfautsatisfaire...Un gouvernement a toujours tort lorsqu'il n'a que des fins de non-recevoir àopposeràdesgensquidemandentdupain89.»Cetteformulationdonnedéjàlaclédelamanièredontcettequestionseraposéejusqu'àlaIIIeRépublique.Laquestionsocialeexiste«endehorsdesconditionsparlementairesdel'exerciced'unpouvoir»,c'est-à-direendehorsdelasphèredupolitique.Elletoucheauplus près la condition du peuple, et ces opposants politiques que sont leslégitimistesinterpellentlegouvernementensonnomafinqu'il«sepenche»surlamisèrepopulaire.Maislaquestionn'impliquepasencoreunerecompositiondu champ politique. Il s'agit de soulager lamisère, non de repenser à partird'elle«lesconditionsdel'existenced'unpouvoir».C'estpourquoidanstoutecette séquence, jusqu'à la reformulation de la question de la solidarité entermespolitiques,onabienaffaireàune«politiquesansÉtat»,quin'engagepaslastructuredel'État.Laformulecirculeensuitedanslesmilieuxducatholicismesocial.Frédéric

OzanamécritàsonamiFalconnetle13mars1833pourleremercierdel'avoirinitiéau«grandproblèmesocialdel'améliorationdesclasseslaborieuses90».Dans lemêmecontexte, les conférencesde laSociétéSaint-François-Xavier,œuvre catholique pour l'éducation des jeunes ouvriers, Théodore Nizarddéclare : « De nos jours, le grand problème social est sans contreditl'améliorationdesclassesouvrières91.»Villeneuve-Bargemont intervientà laChambrelorsdeladiscussiondelaloide1841surlaréductiondutempsdetravaildesenfantsetilestleseulàdonnertoutesonampleuraudébat:«Larestauration des classes inférieures, des classes ouvrières, est le grandproblèmedenotreâge.Ilest tempsd'entreprendresérieusementsasolutionetd'entrerenfindanslavéritableéconomiesociale,tropsouventperduedevueaumilieudenosstérilesagitationspolitiques92.»Etc'estsansdouteArmanddeMelunquidonnedecettequestionlaformulationlapluspertinente:«Quelestledevoirdelasociétévis-à-visdupaupérisme,desescausesetdeseseffets,etcedevoir,dansquellemesureetparquelsmoyensdoit-ellel'accomplir?Làesttoutelaquestionsociale93.»Certes, dans ces années 1830 et 1840, la question commence aussi à être

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posée,etd'une toutautremanière,pardes socialistesetpardesouvriersquipréconisent une organisation alternative du travail, l'association desproducteursetl'abolitiondusalariat94.Ilfaudrabienentenduyrevenir.Maisils'agit icipour l'instantde lapositiondesclassesdominantes.Decepointdevue, ce qui doit retenir l'attention, c'est le fait qu'en dépit du double refusmassifdel'Étatetdelamoindrecapacitédes«classesinférieures»àinfluersur leur propre destin elles soient parvenues à déployer un ensemblesystématique de procédures. Ces stratégies de moralisation jouent à troisniveaux:l'assistanceauxindigentspardestechniquesquianticipentletravailsocial au sens professionnel du terme; le développement d'institutionsd'épargne et de prévoyance volontaire qui posent les prémices d'une sociétéassurantielle; l'institution du patronage patronal, garant à la fois del'organisationrationnelledutravailetdelapaixsociale.

1.LebarondeGérandoproposedans leVisiteurdupauvre, une nouvelletechnologie de l'assistance. Sa finalité principale n'est pas de dispenser dessecoursauxindigents.Ilesteneffettoujoursdangereuxdedistribuerdesbiensmatérielsauxpauvres,àmoinsdes'assurerlesmoyensdecontrôlerstrictementl'usagequ'ilsenferont.L'exerciced'unecharitéaveugleentretientl'assistédanssaconditionetmultiplielenombredespauvres.Unplandesecourscommencedonc par un examenméticuleux des besoins des nécessiteux, « base de toutl'édificequ'unecharitééclairéeestappeléeàconstruire95».Parmilesbesoins,il en est de permanents, comme ceux suscités par l'invalidité, et d'autresprovisoires, comme ceux dus à la maladie, d'autres encore qui tiennent auxconditionsde travail,comme« leschômages»,ouà lamauvaiseconstitutionmoraleetàl'imprévoyancedesindigents.Àchaque«cause»doncsonremède.Mais surtout, il faut subordonner l'octroi des secours à la bonne conduite dubénéficiaire.Le serviceoctroyédoit êtreunoutil de relèvementmoral, et enmême temps doit instituer un rapport permanent entre les protagonistes del'échange. La relation d'aide est comme un flux d'humanité qui circule entredeuxpersonnes.Certes,cetterelationestinégale,maisc'estcequifaittoutsonintérêt.Lebienfaiteurestunmodèledesocialisation.Parsamédiation,lebiens'épand sur le bénéficiaire. Celui-ci, à son tour, répond par sa gratitude, lecontact est rétabli entre lesgensdebienet lesmisérables.Un lienpositif sereconstitue làoù iln'yavaitqu'indifférence,voirehostilitéetantagonismede

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classe.Lerapportdetutelleinstitueunecommunautédansetparladépendance.Lebienfaiteuretsonobligéformentunesociété,lelienmoralestunliensocial.Le misérable est relevé de son indignité et réarrimé à l'univers des valeurscommunes.Iln'ya,aufond,demauvaispauvresqueparcequ'ilyademauvaisriches : « Riches, reconnaissez la dignité dont vous êtes investis ! Maisreconnaissezbienque cen'est pas àunpatronagevague et indéfini quevousêtesappelés...Vousêtesappeléàunetutellelibreetdevotrechoix,maisréelleet active96. » La vertu du riche fait office de ciment social qui réaffilie cesnouveauxbarbaresquesontlesindigentsdestempsmodernesdémoralisésparleursconditionsd'existence.Certes, à l'échelle de l'indigence demasse, ce type d'intervention ne peut

avoirquedeseffets limités.Le«visiteurdupauvre» s'en tient àun rapportpersonnel(maisnonponctuel:ildoitassurerlesuivi),ilnefaitensommequedelacliniquesociale,delacrisis intervention surdessituationssingulières.Cependant, cet usage réfléchi de la bienfaisance ne comporte rien de naïf. Ilconstitue un noyau d'expertise d'où pourra sortir le travail socialprofessionnalisé : évaluation des besoins, contrôle de l'usage des secours,échange personnalisé avec le client. Le courant de la scientifac charity, sivivacedans lespaysanglo-saxonspendant lasecondemoitiéduXIXe siècle,développerasurunelargeéchellecetteapprochedel'assistance97.Latraditionducaseworks'inscritégalementdanscettelignée98.Etl'onpeutsedemandersila prégnancedumodèle clinique dans le travail social ne tient pas dans unelargemesureàcettedoubleexigence,dontlebarondeGérandoaétélepremierthéoricien,deprocéderàuneinvestigation«scientifique»desbesoinsduclientetd'établiravecluiunrapportpersonnalisé.S'agissantduXIXesiècle,entoutcas,ilfautbienvoirque,dansl'espritde

leurs promoteurs, ces pratiques tiennent lieu de droit au secours. C'estl'exercice de ce diagnostic guidé par la vertu de bienfaisance qui commandel'accès aux secours ainsi que les formes qu'ils doivent prendre. Ainsiéchappera-t-onauxpiègesdela«charitélégale»anglaise,dontl'image,oulacaricature,sertd'épouvantailpourrepousserlestentationsd'uneinterventiondel'Étatenmatièred'assistance.Là-dessustoutlemondeestd'accord,oupresque,etaupremiercheflesgrandslibéraux.AinsiAlexisdeTocqueville:

Jesuisprofondémentconvaincuquetoutsystèmerégulier,permanent,administratif,dontlebutseradepourvoir

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auxbesoinsdespauvres,feranaîtreplusdemisèrequ'iln'enpeutguérir,dépraveralapopulationqu'ilveutsecouriretconsoler,réduiraavecletempslesrichesàn'êtrequelesfermiersdespauvres,tariralessourcesdel'épargne,arrêteral'accumulationdescapitaux,comprimeral'essorducommerce,engourdiral'activitéetl'industriehumaines,etfiniraparamenerunerévolutionviolentedansl'État,lorsquelenombredeceuxquirecouvrentl'aumôneseradevenupresqueaussigrandquelenombredeceuxquiladonnent,etquel'indigent,nepouvantplustirerdesrichesappauvrisdequoipourvoiràsesbesoins,trouveraplusfaciledelesdépouillertoutàcoupdeleursbiensquededemanderdessecours99.AdolpheThiersetla«grandepeur»despossédantsnesontpasloin.Nous

avons aujourd'hui du mal à comprendre qu'un penseur aussi profond queTocquevillepuissedéduirede telles catastrophesde la simpleexistenced'undroitauxsecourspourquelquescatégoriesdedémunis.Maiscequihantetouscesesprits,c'estlerisquedemettreledoigtdansunengrenagequiconduiraitàl'État-Léviathan,oupis,ausocialisme100.

2.Cependant,cestechniquesderelèvementdespauvres,procédantaucoupparcoup,dansunerelationpersontoperson,nepeuventfairefaceàl'ampleurdesproblèmesposéspar lepaupérisme. Il fautques'yajoutentdespratiquescollectives, inscrites dans des institutions. L'insistance sur la dimensioninstitutionnelle des interventions sociales est pour ce courant réformateur cequi constitue à ses propres yeux sa différence essentielle par rapport auxformes traditionnelles de l'assistance. Dès l'année 1824, le secrétaire de laSociétédemoralechrétienneclôtainsisonrapportd'activité:

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Onpeutajouter,Messieurs,quelaphilanthropie,c'est-à-direlamanièrephilosophiqued'aimeretdeservirl'humanité,estplutôtvotrebannièrequelacharité,quiestledevoirchrétiend'aimeretdesecourirsonprochain...Lacharitéestsatisfaitelorsqu'elleasoulagél'infortune;laphilanthropienepeutl'ëtrequelorsqu'ellel'aprévenue...Lesaméliorations,sonouvrage[auphilanthrope],loindecesseraveclui,setransformenttôtoutardeninstitutions101.Defait,laSociétédemoralechrétienne-oùsecroisaient,rappelons-le,des

personnagesaussidifférentsqueLaRochefoucauld-Liancourt,Guizot,Constant,Dufaure,Tocqueville,Gérando,Dupin...—aconstituéunfoyerderéflexionsetd'initiatives d'où sont sorties de nombreuses institutions. Elle a soutenu lescaissesd'épargneetlessociétésdesecoursmutuels.Ellecomportaituncomitépour l'amélioration morale des prisonniers, un autre pour le placement desorphelins, un comité d'hygiène publique, un comité pour l'assistance auxaliénés,etc.,etdenombreusesréglementationssortirontdesesdélibérations102.Au sein de cet ensemble, particulièrement dignes d'intérêt sont les

institutionssusceptiblesdeprévenirlesmauxcausésparl'indigence.Unechoseestdetenterderéparerlesdégâtslorsqu'ilssontcommis;unemeilleurechoseseraitd'éviterqu'ilsneseproduisent.Decepointdevue,deuxinstitutions,lescaissesd'épargneetlessociétésdesecoursmutuels,sontmieuxaptesàréaliserle mandat de relèvement moral des classes inférieures en quoi consiste laphilanthropie. « De tous les services que la charité peut rendre aux classesinférieures, il n'en est pas de plus grand que de développer chez elles lessentimentsdeprévoyance103.»L'imprévoyanceesteneffetlacauseprincipaledes malheurs du peuple. L'ouvrier, comme l'enfant, est incapable d'anticiperl'aveniretainsidemaîtrisersondestin.Ilvitaujourlejour,buvantunsoirdepayelesalairedelasemaine,insoucieuxdecequipeutluiadvenir,lamaladie,l'accident, les chômages, les charges familiales, la vieillesse qui le laisserasansressources.Cotiseràunecaisse,c'estinscriredansleprésentlesoucidel'avenir, apprendre à discipliner ses instincts et à reconnaître à l'argent une

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valeur qui dépasse la satisfaction des besoins immédiats. C'est aussi seconstituerdesréserves,s'assurercontrelesaléasdel'existence.Lapremièrecaissed'épargneest fondéeàParisen1818.Elleestprésidée

par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, qui, au temps du Comité pourl'extinctiondelamendicité,avaitdéjàpréconisélacréationd'unetellecaissedanschaquedépartementpourcontribuer«auxavantagesdelaclasseutileetlaborieuse104.»Après1830,Villerménoteundéveloppementimportantdecescaisses105. Cependant, compte tenu de la modicité des salaires ouvriers,l'impact proprement économique de cette épargne reste limité. Ce typed'économievautsurtoutpoursavaleurmoralisatrice,entantquepédagogiedela prévoyance106. Alors que le mont-de-piété symbolise l'irresponsabilitépopulaire et son malheur commandé par l'immédiateté du besoin, la caissed'épargne initie le peuple aux mérites de la rationalité calculatrice et à lavaleurdel'argentcommesourced'investissementsproductifs.

Maislaportéemoralisatricedessociétésdesecoursmutuelsestplusgrande

encore. En fait, elles vont, avec le patronage patronal, porter l'essentiel desespérancesd'uneaméliorationdusortdesclassespopulairescompatibleaveclastructurelibéraledel'économie.LasituationenAngleterrefait icifonctionde modèle, alors qu'elle sert de repoussoir pour le droit au secours. Ledéveloppementdesfriendlysocietiessembleindiquerqu'ilexisteunmoyen,engarantissant des professions entières contre certains risques - la maladie,l'accident, voire le chômage et la vieillesse -, de combattre l'insécuritéfondamentale de la condition salariale107. La prévoyance peut se fairecollectiveenrestantvolontaire.Ellepeutdonnerunedimensionvéritablement« sociale » aux pratiques philanthropiques. Les sociétés de secours mutuelsprésententcependantdeuxgrandsécueils.Lesouvrierspeuventdétournercettepossibilitépours'associeràdesfinsrevendicativesousubversives,etfairedessociétésdesecoursdessociétésderésistance.Lerisqueestd'autantplusgrandque l'associationnisme ouvrier plonge ses racines dans de très anciennestraditionsdesmétiersquiontsurvécu,d'unemanièreplusoumoinsclandestine,àlaloiLeChapelier108.Ledangerexisteaussiqu'endevenantobligatoireslescotisationsperdentleurvaleurmoralisatrice.Ilnesauraityavoirdevéritableprévoyancequevolontaire.L'obligationnepouvantêtregarantiequeparl'État,la cotisation obligatoire serait alors le cheval de Troie grâce auquel la

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puissancepubliques'immisceraitdanslesquestionsdutravail.Lamutualité doit donc être surveillée et encadrée, et la participation doit

resterfacultative.C'estsouscettedoubleconditionqu'elleprendrasonessor;etc'estaussiladifficultédemaintenircettedoubleexigencequirendcompteduparcourstourmentédecessociétésavantqu'ellesnedébouchent,maistrèstard,surl'assuranceobligatoire(cf.chapitresuivant).Liberté sous surveillance, donc. On encourage la création de sociétés de

secours, mais on les encadre soigneusement. Sous la Restauration, elles nepeuvent en principe se réunir que sous la présidence du maire ou ducommissaire de police. À la suite de l'agitation ouvrière du début de lamonarchiedeJuillet,uneloide1834réduitàvingtlenombredeleursmembresetaggrave lespeines (jusqu'àdeuxansdeprison)encasd'infraction109. Auxapproches de 1848, elles se multiplient. Mais elles sont prises dans unmouvement profond qui pousse les ouvriers à voir dans l'association leprincipe d'une complète réorganisation de l'ordre du travail. Aux yeux desmodérés, l'association de secours mutuel risque de souffrir de cettecontamination.Cependant, l'attractiondumodèledelaprévoyanceestsifortepour les réformateurs sociaux que, après le retour à l'ordre qui suitl'insurrection de juin 1848, l'Assemblée veut redonner un statut légal auxassociationsdesecours,àconditionqu'ellesrespectentlesprincipeslibéraux.Armand de Melun s'en fait l'ardent défenseur. La majorité de l'Assembléelégislativerepoussel'idéed'obligation,quiétaitsoutenueparla«Montagne»républicaine. En vertu de la loi votée le 15 juillet 1850, l'adhésion auxmutuelles reste facultative, et les sociétés sont corsetées d'autorisationspréalables et de contrôles qui vont faire obstacle à leur développement.Parallèlement,uneloidu18juin1850créeune«caissederetraitesourentesviagèrespourlavieillesse».Maislàaussil'adhésionestpurementfacultative,etcescaissesfonctionnentenfaitcommedesimplescaissesd'épargnepourderares cotisants de bonne volonté110. Ainsi, les sociétés de secours doiventcombattre le paupérismepar la prévoyance,mais à condition qu'elles restentinscrites dans le complexe tutélaire. Le rapporteur de la loi à l'Assemblée,Benoîtd'Azy,l'exprimeavecuneparfaiteclarté:

Lessociétésdesecoursmutuelssontdevéritablesfamillesquidoiventavoirpresquetouslestraitsdesfamillesprivées...Sicessociétéscessentd'êtredes

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groupementsentredespersonnesseconnaissantlesuneslesautres,cenesontplusdessociétésdanslesensoùnouslecomprenons,cesontdesassociationsgénérales;ellescessentd'êtrefraternelles,cec'estautrechose111.Interprétation confirmée par l'épisode suivant. Lorsque Louis-Napoléon

Bonaparte arrive au pouvoir, il veut relancer les sociétés de secours et leurdonner un caractère obligatoire et général. L'auteur de l'Extinction dupaupérisme paraît alors tenté par une formule de protection autoritaire destravailleursdutypedecellequeBismarckréaliseraenAllemagneunquartdesiècle plus tard : la mutualité obligatoire impulsée et garantie par l'Étatassurerait l'ensembledes travailleurscontre lesprincipaux risquessociauxetlesdétourneraitdel'actionrevendicative.Louis-NapoléonenappelleàArmandde Melun, qui, pour éviter que soit introduit en France « un véritablesocialisme d'État », le dissuade de donner ce caractère obligatoire à lamutualité. Les sociétés ne dispenseront pas non plus de secours en cas dechômage.ArmanddeMelun rédige ledécret-loiorganiquedu28mars1852,quiencouragelacréationdessociétésdesecours«parlessoinsdumaireetducuré».Les«sociétésapprouvéesparleministredel'Intérieursontdesurcroîtsoigneusementencadréespardes«membreshonoraires»,c'est-à-direparlesnotables.Ainsi laCommission supérieured'encouragement et de surveillancedessociétésdesecoursmutuels,dontlerapporteurestArmanddeMelun,peut-elleseféliciterdanssonbulletinde1859:«Chacundoitapplaudiràlapenséeà la fois chrétienne et politique qui a su tirer des associations ouvrières unélémentd'ordre,dedignitéetdemoralisation112.»«En1869,6139sociétéscomptent913633adeptes,764473membresparticipantset119160membreshonoraires.»Ainsi le second Empire léguera-t-il à la IIP République un mouvement

mutualiste déjà structuré et assez largement implanté dans la classe ouvrière.MaisgrâceaumilitantismederéformateurssociauxcommeArmanddeMelun,ilcontinuedes'inscriredansleprogramme«philanthropique»demoralisationdesclassespopulaires.

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3. C'est pourtant dans l'entreprise que l'idée de patronage a pris toute saforce, du fait du pouvoir quasi sans partage du chef d'entreprise sur lesouvriers.LePlay,quis'est fait lechantredupatronage industriel, l'élèveà ladignitéd'unvéritableprincipedegouvernementalitépolitique:

Lenomdepatronagevolontairemeparaîts'appliqueravectouteconvenanceàcettenouvelleorganisation[dutravailindustriel];leprincipedelahiérarchieyseramaintenu;seulement,l'autoritémilitairedesseigneursquiétaientchargésautrefoisdedéfendrelesolseraremplacéeparl'ascendantmoraldespatronsquidirigerontlesateliérsdetravail113.Maisencorefaut-ilqueleschefsd'entrepriseveuillentbienjouer le jeude

ce patronage moral, c'est-à-dire prendre de la distance par rapport à laconceptionpurementlibérale,contractuelle,durapportdetravail,quirevientàceci : «L'ouvrier donne son travail, lemaître paie le salaire convenu, là seréduisent leurs obligations réciproques.Dumoment qu'il [lemaître] n'a plusbesoin de ses bras [à l'ouvrier] il le congédie et c'est à l'ouvrier de se tirerd'affaire114.»Aucontraire,«cettesollicitudeenvers l'ouvrierqui faitque lepatrons'intéresseàluiendehorsdecequ'illuidoitstrictementets'efforcedeluiêtreutileconstituelepatronage115».La différence entre économie politique et économie sociale prend ici un

contenu clair et concret. Il est vrai, en toute justice contractuelle, quel'employeurnedoità l'employéque le salaire.Mais ilpeutcomprendrequ'ilest équitable, et aussi de son propre intérêt, de dispenser des services quin'obéissentpasàunestrictelogiquemarchande:

Derrièrelamain-d'œuvre,cetteabstractionéconomique,ilyaunouvrier,unhommeavecsavieetsesbesoins.Siontientàcequeletravailsoitunemarchandise,c'estentoutcasunemarchandisesuigeneris,neressemblantàaucuneautreetayantdesloistoutesspéciales.Avecelle,c'estlapersonnalitéhumainetoutentièrequiestenjeu116.

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Parexemple, l'ouvrier chargéde famillen'apas lesmêmesbesoinsque le

célibataire, il a des charges supplémentaires pour nourrir, loger sa famille,éduquersesenfants,etc.Ilyadoncunmanqued'équitédanslajusticepurementcontractuelle qui donne à l'homme marié et au célibataire le même salaire,d'autant que le premier est socialement plus utile et moins dangereux : ilreproduit la force de travail et est fixé au foyer tandis que le célibataire estsouvent un facteur d'instabilité sociale et de désordre pour lesmœurs117. Demême,l'ouvrierpeutêtretemporairementprivéparlamaladieouparl'accidentdelacapacitédesurvivresansqu'ilensoitresponsable.Pourtant,lafixationdusalaireobéitaux loisde l'économiepolitique,quinepeutprendreencompteces impedimenta. C'est donc par l'intermédiaire de services que lespréoccupations«sociales»peuventprendreformesansentrerencontradictionavec les exigences économiques.La réparation de la santé, l'amélioration dulogement,dessecoursensituationdedétresse,voiredesmoyensd'éducation,des loisirs sains, et aussi des allocations d'invalidité, des supports pour lesveuvesoulesorphelinsd'ouvriers,etc.,peuventêtredispensésdansuneautrelogiquequecelleduprofitsanspourautantlacontredire.Lepatronsefaitainsil'ordonnateur de la sécurité de l'ouvrier, qui en est par lui-même incapable.«N'est-cepasàlui[aupatron]qu'incombeledevoirdefairepourl'ouvriercequ'ilnefaitpaslui-même,c'est-à-dired'êtreprévoyantpourlui,économepourlui,soigneuxpourlui118?»Sur ces bases, dans certains des grands sites industriels de l'époque, le

textile alsacien, les mines d'Anzin, Le Creusot, Montceau-les-Mines, sedéveloppeune infrastructure àpeuprès complètede services sociaux.Ainsi,sousl'énergiqueféruledelafamilleSchneider,LeCreusotproposeunservicemédicalavecpharmacienetinfirmerie,unbureaudebienfaisancequidispensedes secours aux ouvriers malades ou blessés, mais aussi aux veuves etorphelins des ouvriers, une caisse d'épargne pour laquelle l'usine verse 5%d'intérêt sur les sommes déposées, une société de prévoyance à laquelle lesouvriers doivent cotiser à hauteur de 2 % de leur salaire. La compagniedéveloppe également une politique du logement : construction de logementsstandards,ventedeterrainsàprixréduitsetprêtspourl'accèsdesouvriersàlapropriété.RéalisationsvoisinesàMontceau-les-MinesaveclesChagot119.L'idéalestderéaliseruneosmoseparfaiteentrel'usineetlaviequotidienne

des ouvriers et de leurs familles. «L'usine est en réalité la commune; toutes251

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deuxont obéi jusqu'ici à lamêmemain, et s'en sont bien trouvées...Voilà lesecretduCreusot,etcommentilfaitbeaucoupàpeudefrais,lavilleetl'usinesontdeuxsœursquiontgrandisouslamêmetutelle120.»Ellesréalisenteneffetune institution totale au sens littéral dumot, lieuuniquedans lequel l'hommeaccomplitlatotalitédesesbesoins,vit,travaille,seloge,senourrit,procréeetmeurt. À propos d'Anzin cette fois, Reybaud s'émerveille à nouveau :«Littéralement,laCompagnieprendl'ouvrierauberceauetleconduitjusqu'àla tombe, on va voir avec quels soins vigilants et au prix de quellessommes121.»Cettepremièreréalisationd'unesécuritésocialesepaieainsideladépendanceabsoluedel'ouvrier.

Ces réalisations contribuent en même temps à résoudre le plus grave

problème auquel ait eu à faire face le capitalisme aux débuts del'industrialisation : fixer l'instabilité ouvrière, réaliser à la fois, selonl'expression de David Landes, « la discipline du travail et la discipline autravail122».Le«sublimisme»desouvriersesteneffetleleitmotivdetoutelalittérature sociale du XIXe siècle123. Il correspond à un nomadismegéographique (les ouvriers vont de mine en mine, de chantier en chantier,quittant leur employeur d'unemanière imprévisible, attirés par de plus hautssalairesourepoussésparlesconditionsdetravail)etàuneirrégularitédanslafréquentation des postes de travail (célébration du « saint lundi » et autrescoutumespopulaires,stigmatiséescommeautantdemarquesd'imprévoyance).Le patronage patronal est un puissant facteur de fixation de cettemobilité

ouvrière, car les travailleurs perdent tous ces « avantages sociaux » s'ilsquittent la compagnie. Une telle emprise ne peut cependant s'imposer à laperfection que dans l'espace clos des grandes concentrations industrielles.Danslespetitsateliersoubienlorsqu'ilhabiteenville,l'ouvrierrisqued'êtrelivré à toutes les « mauvaises influences » du cabaret et des solidaritéspopulaires, de s'adonner à ses mauvais penchants124. Mais même dans cesconditions moins favorables la tutelle patronale s'exerce à travers deuxinstitutionsdontl'importanceaétéénormeauXIXesiècle:lelivretouvrieretlerèglementd'atelier.Institué par le Consulat sur la base de dispositions datant de la fin de

l'AncienRégime(cf.chap. III), réitéréen1850et1854etaboliseulementen1890,lelivretapourobjectifdecontrôler lamobilitéouvrière.Nécessaireà

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l'embauche, servant de passeport auprès des autorités de police, il porte desurcroît les dettes que l'ouvrier a pu contracter auprès de son ancien patron.«Garantied'unordretrèsspécial,maistrèsénergique,imaginédansl'intérêtdupatronetdupatronseul125», le livretouvrier rompt la réciprocitédesdeuxcontractants selon le droit civil. C'est une « loi industrielle » qui donne aupatronunpouvoirdiscrétionnairesurl'embauche.C'estaussiuneloiquiadesfonctionsdepolice : deuxordonnancesdu1er avril 1831 et du 30 décembre1834enjoignentàtoutouvriervenantchercherdutravailàParisdefaireviserdansleshuitjourssonlivretaucommissariat126.Plus dérogatoire encore au droit commun est le règlement d'atelier. Il

exprimeclairementcettevolontéd'absorptiondupublicdansleprivéenquoiconsiste la tutelle patronale. Propriétaire de l'usine, le patron édicte unrèglementquiaforcedeloietdontlatransgressiondonnelieuàsanctions.Del'espaceprivédelafabriquepenséesurlemodèledelafamilledontlepatronest le chef sort donc un système de réglementations obligatoires à fonctionmoralisatrice. Car, outre des consignes correspondant à des exigencestechniques de sécurité et d'hygiène, les règlements d'atelier comportent desdispositionscommecelleédictéeàlaVerrerieSaint-Édouarden1875,article30:«ToutouvrieremployéàlaVerreriedontlaconduiteneseraitpascelledel'honnête homme sobre et laborieux, cherchant en tout et partout l'intérêt desmaîtres,serarenvoyédel'établissementetdénoncéàlajustices'ilyalieu127.»Alain Cottereau note à ce propos qu'à la différence de la « police desmanufactures»del'AncienRégime,etcontrairementàl'espritduCodecivil,cesontlespatrons,personnesprivées,quidécidentdesrèglementsdelapolicedutravail,etfontensommefonctiondepersonnagespublics.C'est làunexempleparticulièrement significatifdudébordementde l'ordre

contractuel par l'ordre tutélaire,mais l'ensemble de ces débordements formesystème. La combinatoire des dépendances instaurée par l'ordre patronalreprésente lemodèle qui devrait être étendu à l'ensemble de la société pourassurer la paix sociale.Au-delàmême de la contribution à la résolution desantagonismes de classes, il est élevé par Le Play au statut de principecivilisateurparexcellence :«Lespatronsvolontairesdunouveaurégimeontplusdedroitque lesanciensseigneurs féodauxà laconsidérationpublique...Ils sont alors éminemment propres à guider les classes vicieuses ouimprévoyantes, à créer d'utiles relations entre les nations civilisées et àprotégerlesracessauvagesoubarbares128.»

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Uneutopieàrebours

Ces stratégies présentent cependant un caractère paradoxal. Leurs porte-parole acceptent, pour l'essentiel, le libéralisme économique,l'industrialisation, la structure contractuelle du droit en général et du rapportsalarial en particulier. Cependant, dans cet univers de la modernité, ilss'efforcentderéinjecterunmodèlederelationtutélairequiévoquecequeMarxetEngelsappellentavecunecruelle ironie« lemondeenchantédes rapportsféodaux129».N'ya-t-ilpaslàunesorted'utopieréactionnaire,c'est-à-direunetentativepourrecodercequel'histoireproposed'inéditdansdescatégoriesquiontserviàpenseretàmaîtriserd'anciennesformesd'organisationsociale?Ces techniques patronales se sont surtout implantées au coeur des grandes

concentrationsindustrielles,danslessecteursdepointedelaproduction.Mais,dans la littérature qui fait l'apologie de ce type de pratiques, on trouve decurieuxtextes,commecelui-ci:

Lemotpatronnes'appliquequ'auxchefsquiassurentàleurssubordonnéslapaixetlasécurité.Lorsquecerôlen'estplusrempli,lepatrontombesouslacatégoriedesmaîtresetn'estplusqu'unemployeur,suivantletermebarbarequitendàsesubstitueràceluiquiprévautdansleszonesoùrègnel'insécurité130.Le véritable patron est ainsi celui qui entretient ses ouvriers dans une

relationde subordination.En revanche, l'« employeur»quiopèredans« lesrégionsoùrègnel'instabilité»,c'est-à-diredanslesnouveauxbassinsd'emploiqui échappent aux régulations tutélaires, n'est qu'un « barbare ». Cetteconceptiondumanagementdespersonnelsrestecelledu«visiteurdupauvre»qu'appliquait lebarondeGérandoàcetteautrecatégoriedemineursquesontles indigents : jouersur lessentiments,attendredelagratitudeenéchangedebienfaits, dissoudre la différence des rôles et les conflits d'intérêts dans unedépendancepersonnalisée.Untelmodèlefamilialisteest-ilcompatibleavecledéveloppement de la division du travail, la hiérarchisation de plus en plustechnique des tâches et la prise de conscience de l'antagonismedes intérêts?Ainsi, Eugène Schneider ne manque pas une occasion de rappeler à ses

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ouvriersqueLeCreusotestunegrandefamille.Maislorsqueceux-cidécidenten1870degérereux-mêmeslacaissedesecoursdel'entreprise,Schneiderlesadmonestedelasorte:«Prenezgarde,vousfaitesdel'opposition,polie,maisce n'est pas moins de l'opposition, et je n'aime pas l'opposition131. » Lesouvriersrépondrontparlagrève.Lesreprésentantslesplusconscientsetlesplustardifsdupatronagepatronal

ont perçu cette difficulté de rendre compatibles tutelle morale, efficiencetechniqueetpaixsociale.ÉmileCheysson,quifutdirecteurduCreusotde1871à 1874, crée plus tard la notion d'« ingénieur social », qui doit associer lacompétencetechniqueet lesoucideguiderlesouvriersverslebien.Maissapositionresteambiguë:

Denosjours,làoùlesouvriersontlesentimentfieretjalouxdeleurindépendance,lepatronlesassocieradeprèsauxinstitutionsqu'ilorganisepoureux,simêmeilneleurabandonnepascomplètementlagestion,saufàlesaiderpardesconseilsdiscretsetdessubventionsouavances.Ilgagneradeprévenirlesfroissementsdu«paternalisme»surlesespritsombrageuxetderendreparlàsonpatronageplusacceptableetplusefficace132.Est-ce suffisant pour désarmer « le sentiment fier et jaloux » de

l'indépendanceouvrière?Lesstratégiesdupatronageontsous-estimédeuxfacteursquivont jouerun

rôle de plus en plus décisif dans la grande industrie. Le premier est d'ordretechnique.Lesexigencesdel'organisationdutravailsurunelargeéchellevontimposerdesrapportsobjectifsetdéfinisparlestâchesàaccomplir,plutôtquedes relations de dépendance personnelle commandées par des impératifsmoraux. Le « désenchantement du monde » caractéristique de la modernitéimplique,dansl'organisationdutravailaussi,lapromotionderapportsformels,«bureaucratiques»ausensdeMaxWeber, à laplaceduclientélismeetdessujétionspersonnelles.C'estl'orientationquis'imposeraavecletaylorisme.Lemoins que l'on puisse dire est que l'idéologie dupatronagene prépare pas àaccueillircettetransformationdécisivedel'organisationdutravail.

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Lasecondeimpasseestplusgraveencore.Elletientàlasous-estimationdu«sentimentfieretjaloux»quelesouvriersontdeleurindépendance,ou,pourmieux dire, à l'impossibilité de prendre en compte dans ce contexte lesrevendicationspropresauxouvriersetleursformesspécifiquesd'organisation.La tutelle patronale peut sans doute exercer son emprise sur des populationsouvrières composées d'immigrants récents, déracinés dans leur nouvelenvironnement industriel, mais encore imprégnés de leurs valeurs ruralesd'origine133.Enrevanche,aufuretàmesurequ'uneclasseouvrières'implantaitet s'organisait, qu'elle devenait perméable aux doctrines socialistes etcommunistesquiexaltaientsonimportanceetdénonçaientsonexploitation,ellenepouvaitques'opposeràcesformesdegestionpatronalequidemandaientauxtravailleursd'êtreheureuxdans leurmisèreet reconnaissantsenversceuxquien tiraientprofit.Lapreuveexpérimentalede l'incompatibilitédeces intérêtssera bientôt administrée. Il est significatif que ce soit dans les bastions dupatronagepatronalqu'éclatent,àpartirdelafindusecondEmpire,degrandesgrèvesouvrières134.Significatifaussiqu'ellesinterviennentàcettedate,c'est-à-direlorsqu'unedeuxièmeouunetroisièmegénérationd'ouvriersdel'industriea pu se constituer une culture propre et commencer à se donner des formespropres d'organisation. Auparavant, il y avait des rustres encore habités denostalgiestutélaires.Désormaiscommenceàs'imposerl'embryond'uneclasseouvrièreorganisée135.Nonpointque lepatronagepatronal,à la finduXIXe siècle, soitdéjàune

survivance.Certes,LouisReybauddéclareen1863:«Ilrestepeudeplace,onle devine, pour le patronage direct et une tutelle officieuse. Cette poésieappartientdésormaisà l'enfancedesfabriques;elles'effaceàmesurequ'ellesprétendent à la virilité136. » Mais le journal du Comité des forges affirmeencoreen1902 :«Lepatronn'apasentièrementacquitté sadettequand il apayéàdessalariésleprixstipulé,etildoitavoirpoureux,danslamesuredupossible,laprévoyanced'unpèredefamille137.»En fait, de larges secteurs de l'organisation du travail porteront jusqu'à

aujourd'huil'héritagedupatronageetdupaternalisme138.Ceux-ciontreprésentéune première tentative de lutte d'ensemble contre l'instabilité de la conditionouvrière. Ils ont aussi proposé les premières formes systématiques deprotectionsociale.Maiscesinnovationsréactiventdesformestrèsarchaïquesde domination. Le patronage tente ainsi la gageure impossible, comme le ditLouisBergeron,«decouler lanouvellesociété industrielledanslemoulede

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l'ancienne société rurale », ou encore de « faire oublier l'urbanisation et laprolérisation en marche 139 ». En ce sens, on peut parler à son propos d'« utopie réactionnaire », ou d'« utopie à rebours » : c'est une utopie pourlaquelle la référence au passé sert de schème organisateur de l'avenir ets'efforceensommedeverserunvinnouveaudansdevieillesoutres.

L'incapacitéoulerefusdeconcevoirl'existencesuigenerisdusocialparaît

ainsiconstituerlesoclecommundecettenébuleusedepositionsoccupéesparles réformateurs sociaux. On se contente en général demettre en relation lasorted'interditd'Étatquipèsesurlesinterventionssocialesaveclaconceptionlibérale d'un État minimal. Mais ces attitudes ne sont-elles pas, plusprofondément, fondées sur la conception d'une société minimale, elle aussientretenue par le libéralisme? L'homme libéral est un individu rationnel etresponsable qui poursuit son intérêt sur la base des relations contractuellesqu'ilnoueavecautrui.«Individualismeméthodologique»avantlalettre.Maistous les hommes ne sont pas à la hauteur de cet idéal. La découverte dupaupérismeadûprésenterundéfipourcetteconceptiondelasociétéconstruitecomme une association d'individus rationnels. Mais elle l'a assumé, oucontourné,grâceauschèmedelaminoritédecesclassesinférieuresquipermetd'instaurer avec elles un rapport de tutelle. Le libéralisme déploie deuxmodèlesd'organisationsocialequinesontpasnécessairementcontradictoires,encorequelatensionentreeuxsoitforte:leregistredel'échangecontractuelentre individus libres, égaux, responsables, raisonnables, et le registre del'échange inégal, du patronage à exercer à l'égard de ceux qui ne peuvententrer dans la logique de la réciprocité contractuelle. Benjamin Constant :«Ceuxquel'indigencetientdansuneéternelledépendanceetqu'ellecondamneàdestravauxjournaliersnesontnipluséclairésquedesenfantssurlesaffairespubliques, ni plus intéressés que les étrangers à la prospérité nationale140. »Les interventions « sociales » s'inscrivent alors dans cet espace d'unedifférencequasianthropologiquequin'estplusrégiparlaresponsabilitéentreégaux,maisparl'exerciced'unetutelleéclairéeenversdesmineurs.Unsocialdesubstitutionenquelquesorte,pourfaire le lienentredessupérieursetdesinférieursquineformentpasvraimentunesociété.L'écart ne peut dès lors que se creuser entre cette Weltanschauung

paternaliste et une classe ouvrière qui devient progressivement consciente,pour reprendre le langagedeProudhon, de sespropres« capacités 141 ». Le

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patronageindustrieln'empêchepas,onl'avu,lesgrèves.Maislerejetestplusgénéral.Dèslesannées1840,lejournall'Atelier,quidéveloppeuneidéologiecohérente de l'autonomieouvrière, exprime régulièrement sonmépris de« laphilanthropie» :«Laphilanthropieestunvéritablecauchemarquipèsed'unpoids énorme sur la poitrine des classes ouvrières. [...] Qui donc nousdélivreradelapaternitéphilanthropique142?»Cettecondamnationsansappeldupatronagesefaitd'autantplusvivequele

mouvementouvrierseforgeunmodealternatifd'organisationdutravailquidoitabolirl'exploitationsalariale,l'associationouvrière:«Noussommescertains,par l'association, de pouvoir nous appartenir et n'avoir plus demaîtres143. »L'associationporteuneautreconceptiondusocial,dontlaréalisationpasseparla constitution de collectifs instituant des rapports d'interdépendance entreindividus égaux. On sait que l'effervescence de 1848, comme plus tard lemouvement de la Commune de Paris, ont donné lieu à une extraordinaireprolifération d'associations, de consommation et surtout de production144.Typiqueest la réactiondesnotables faceàces tentatives.Thiersyvoit le26juillet1848«laplusridiculedetouteslesutopiesquiseproduisentparminous145».Villerméregretteque«lesouvriersnecomprennentpasqu'iln'yaitquedeuxclassespossiblesd'hommesdans l'industrie, les chefs et les salariés; etque, quoi qu'ils fassent, qu'ils soient ou non associés, ils auront toujours deschefsou,commeonditaujourd'hui,despatrons146».Lesummumdelamorguede classe est sans doute atteint par Leroy-Beaulieu : «N'ayons ni regrets niimpatiencede l'inutilitéde ces tentatives; le rôleque lesouvriersvoudraientsaisirestremplid'unemanièreplussatisfaisante,aumieuxdesintérêtsdetous,parlabourgeoisie.Quantàlapopulationouvrière,ilestdesmoyensplussûrsd'éleversadestinée147.»On ne s'étonnera pas que les représentants des classes dominantes

condamnentcetteformed'organisationdutravail,l'associationouvrière,quilesdéposséderait148. Mais plus significatifs sont les arguments employés, et laconceptionde l'activitésocialequi lessous-tend.Cen'estpasseulement« lecollectivisme » comme tel qui est stigmatisé, au sens d'une volontéd'appropriationcollectivedesmoyensdeproduction (l'associationestprônéepar l'ensemble des courants ouvriers, y compris par les libertairesanticollectivistes).Lafindenon-recevoirportesurl'existenceducollectiflui-même, c'est-à-dire sur toutes les tentatives pour prendre en chargecollectivement, à partir de l'implication des intéressés, lamisère ouvrière et

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l'assujettissementdesouvriers.Les«moyensplussûrsd'éleverladestinée»dela population ouvrière que préconise Leroy-Beaulieu excluent toute formed'organisation,etmêmetoute initiativedes intéressés.Lesremèdessontentreles mains des « gens de bien », et ils consistent dans les stratégies qu'ilsdéploientde leurproprechefendirectiondesgroupessubordonnés.Laseulevoie de salut pour le peuple est son adhésion respectueuse au système devaleurs construit pour lui et sans lui. Ce qui tient lieu de politique socialeconsiste à extrapoler une attitude morale à l'échelle d'enjeux collectifs. Lafinalitédecesstratégiesestbienque« lenouvelordresocialsoit toutentiervécucommeunensembled'obligationsmorales149».Il y a là un curieux paradoxe. Toute cette réflexion est déclenchée par la

découvertedupaupérismeàpartirdesannées1820,àtraverslesenquêtessurles modes de vie populaires ébranlés ou détruits par l'industrialisation. Cesconnaissances constituent le noyau originel des sciences sociales150. Maisl'usage pratique qui est fait de ce savoir le rabat sur le plan del'instrumentalisationmorale.Coexistentchezlaplupartdecesauteurslaprisedeconsciencequelamisèrenouvelleestunphénomènedemasse,uneffetdel'industrialisation irréductible à une somme de défaillances individuelles, etl'acharnement à traiter cette misère par des techniques qui, individuelles oucollectives,imposéesouproposées,relèventdelamoraleinstitutionnalisée.Maiscetteambiguïtés'éclairesionprendencomptelafinalitépolitiquede

ces stratégies. Point n'est besoin d'interprétations subtiles pour la déchiffrer.Elleestclairementaffichée:

Aulieudediviserlasociétésousdesnomsodieuxparlescatégoriesdepropriétairesetdeprolétairesqu'onexciteàsehaïr,àsespoliermutuellement,efforçons-nousaucontrairedemontrerauxhommeslesmoinsfortunéscombiendesourcesabondantesetsacréesdesympathieetdebienfaitsdécoulentenleurfaveurduseindesclassesfortunées.Àchacundesmalheursquipeuventatteindreunefamilleouvrière,unecharitégénéreuseopposeunétablissementquitendàlesprévenir,oudu

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moinsàlessoulager151.Cette déclaration mérite considération car elle émane d'un homme qui fut

sansdoute,avecArmanddeMelun,lepersonnageleplusreprésentatifdecettemouvanced'une«politiquesansÉtat».CharlesDupin,éludéputédetendancelibérale en 1827 puis pair de France, grand officier de la Légion d'honneur,membredel'Institut,membredelaSociétédemoralechrétienneprésidéeparGuizot,puisdelaSociétéd'économiecharitablefondéeparArmanddeMelunet de la Société d'économie sociale fondée parLe Play, etc., est de tous lesdébatsetdetouslescombatsquiconcernentcesocialunpeulouche152.Maissiun tel syncrétisme se dérobe à un cadrage conceptuel précis, son intentionpolitique est évidente. Sont évidentes aussi les limites de cette posture, ouplutôtvont-ellesbientôtledevenir.Ilauraitfalluque«leshommeslesmoinsfortunés » fussent singulièrement vertueux, ou singulièrement naïfs, pour secontenter de cette « charité généreuse ». Aussi, comme une réponse à cediscours lénifiant, il faut entendre la rude voix de Proudhon, à peu prèscontemporaine:

Vainementvousmeparlezdefraternitéetd'amour:jeresteconvaincuquevousnem'aimezguère,etjesenstrèsbienquejenevousaimepas.Votreamitién'estquefeinteetsivousm'aimez,c'estparintérêt.Jedemandetoutcequimerevient,rienquecequimerevient.Dévouement!Jenieledévouement,c'estdumysticisme.Parlez-moidedroitetd'avoir,seulscritèresàmesyeuxdujusteetdel'injuste,dubienetdumaldanslasociété.Achacunselonsesœuvresd'abord153.Il s'agit bien de deux positions inconciliables. Dès lors, les constructions

d'unepolitiquesansÉtatrisquentdeconduireàuneimpasse.D'essencemorale,leur réussite reposeendernière analyse sur l'adhésiondupeuple auxvaleursquiluisontproposées/imposées.Mais,aufuretàmesurequ'unmondeouvrierse structure, il élabore ses propres modes d'organisation et ses propres

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programmes,quinepeuventqu'entrerenconflitaveccesconceptionsfondéessurledénidel'autre.Lediscoursdelapaixsocialeforgeainsilesconditionsde la lutte des classes qu'il veut conjurer. Par son refus de faire de l'État unpartenaire impliquédans le jeu social, il laisse face à face, sansmédiations,dominantsetdominés.Dèslors,lerapportdeforcespourraitbiens'inverser,etceuxquin'ontrienàperdresemettreentêtedevouloirtoutgagner.Quipourralesenempêcher?L'État sansdoute,maisunÉtat libéralest réduitau rôledegendarmequiintervientdudehorspourréprimerlesturbulencespopulaires—commeenjuin1848oulorsdelaCommunedeParis—sanspouvoiragirsurcequilesproduit,nilesprévenir.Aunommêmedelapaixsociale,ilfaudraitque l'État soit doté de nouvelles fonctions pour maîtriser cet antagonismedestructeur.1.Cf.J.R.Poynter,SocietyandPauperism,EnglishIdeasonPoorRelief,1795-1834.2.Saufladiscussionparlementairequiaprécédélevotedelaloilimitantletempsdetravaildesenfants

enmars1841.Exceptiondontondiraplusloinlesens:ilyallaitdelareproductiondelaviedestravailleurs,davantagequedel'améliorationdeleursconditionsdetravail.3.A. de Tocqueville,Mémoire sur le paupérisme lu à l'Académie de Cher-bourg en 1835.Mémoire

reproduitinRevueinternationaled'actioncommunautaire,n°16/56,automne1986,Montréal,p.27-40.4.E.Buret,DelamisèredesclasseslaborieusesenFranceetenAngleterre,Paris,1840,t.I,p.120.

Buretopposequantàlui«lamisère[qui]estunphénomènedecivilisation;ellesupposel'éveiletmêmeundéveloppementavancédelaconscience»,et«lespopulationsquisontrestéesdansleurprimitiveindigence,commelesCorsesetlesbasBretons».5. A. de Villeneuve-Bargemont, Traité d'économie politique chrétienne ou recherches sur le

paupérisme,Paris,1834.6.L.-N.Bonaparte, l'Extinctiondupaupérisme, inŒuvres, Paris,Éditionsnapoléoniennes, éditionde

1848,t.II,p.256(l'éditionoriginaleestde1844).7.E.Buret,Misèredesclasseslaborieuses...,op.cit.,t.I,p.68.8.Ibid.,t.II,p.25.9.Ibid.10. E. Buret,Misère des classes laborieuses..., op. cit,, t. II, p. 35. Buret traduit par « travailleurs

inhabiles » l'expression unskilledworkers qu'il emprunte à des auteurs anglais et qui signifie en fait lestravailleursnonqualifiésousous-qualifiés.11.Ibid., t. I,p.70.Cediagnosticaglobalementétéconfirmépardes travauxhistoriquesplusrécents.

Ainsi, E. J. Hobsbawm marque l'importance « du chômage structurel et cyclique » au début del'industrialisationetprécisequ'àcertainsmoments,commelorsdelacrisedesannées1841-1842,plusdelamoitiédesouvriersdesmanufacturesanglaisespouvaientêtreprivésdetravail(«EnAngleterre:révolutionindustrielleetviematérielledesclassespopulaires»,AnnalesESC,nov.-déc.1962,p.1049).EnFrance,lorsde la crise de 1828, la fonderie deChaillot, qui occupe normalement 300 à 400 ouvriers, n'en garde plusqu'une centaine.À la Savonnerie également lamoitié de l'effectif est au chômage (Cf. E. Labrousse, leMouvementouvrieretlesthéoriessocialesde1815à1848,Paris,CDU,p.92).12.Cf.G.Procacci,Gouvernerlamisère,op.cit.,chap.VI.

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13.E.Buret,Misèredesclasseslaborieuses...,op.cit.14.E.Laurent,lePaupérismeetlesinstitutionsdeprévoyance,Paris,1865,t.I,p.-13.15.Cf.R.Castel,l'Ordrepsychiatrique,Paris,ÉditionsdeMinuit,1976,p.280sq.16.L.Say,J.Chailley,Dictionnaired'économiepolitique,Paris,1892,article«Paupérisme»,p.450.

On pourrait trouver des expressions beaucoup plus récentes de cette attitude. Ainsi l'EncyclopaediaAmericana, édition de 1951, à l'article « Paupérisme », s'exprime encore en ces termes : «L'histoire dupaupérisme est essentiellement l'histoire des erreurs commises dans l'assistance aux pauvres, d'unhumanitarismetropzéléetd'unecharitédéraisonnable.[...]Lacauseessentielledupaupérisme,outrelesaumônesinconsidérées,cesontlesvicesquiravagentl'individu.

[...]Lasensualitéaffaiblitlescorps,détruitlerespectdesoietmèneàladépendancechronique.»17.L.Chevalier,ClasseslaborieusesetclassesdangereusesàParispendantlapremièremoitiédu

XIXesiècle,2eédition,Paris,Hachette,1984,p.602.18.E.Buret,Misèredesclasseslaborieuses...,op.cit.19. L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses..., op. cit., p. 255. Les données

qu'interprèteChevalierconcernentParis,quin'estpasunenouvellemétropole industrielleetoù les formesartisanales ou semi-artisanales d'organisation du travail sont encore dominantes.Mais ilmontre aussi quecette représentation nouvelle des travailleurs porteurs d'une criminalité potentielle est suscitée par latransformation sans précédent de la composition de la population ouvrière parisienne au début du XIXesiècle: immigrationmassivederurauxdésocialisés,populationsflottantesquisaturent lesanciensquartierspauvresetpeuplentlesgarnis,etc.Cequicaractérisele«paupérisme»,c'estbien,àParisaussi,etafortioridans lesnouvellesconcentrations industrielles, l'associationdenouvellesformesd'organisationdutravailetde ladégradationdesconditionsdeviedes«classes inférieuresduedansune largemesureà l'arrivéedenouvellescouchesdésocialisées(désaffiliées).20.RappelonsquesilapremièreéditiondesMisérablesdatede1862,lesépisodesparisienssedéroulent

àlafindelaRestaurationetsouslamonarchiedeJuillet,c'est-à-direaumomentoùsecristalliselaquestionsociale.21.L.Chevalier,Classes laborieusesetclassesdangereuses...,op.cit.,p.176.Ainsi,pourHugo, le

qualificatifde«misérable»neportepasunecondamnation, il s'inscrit aucontrairedansune tentativederéhabilitationàpartirdeladécouvertedel'étiologiesocialedelamisère.Ontrouved'ailleursexactementlamêmeconnotationduterme«misère»,etlemêmecontinuumentrel'innocenceflouéeetlecrimechezdespenseurssocialistescommeProudhonouLouisBlanc:«Lamisèreconseilleincessammentlesacrificedeladignitépersonnelleetpresquetoujoursellelecommande.Lamisèrecréeunedépendancedeconditionàcelui qui est indépendant par caractère, de sorte qu'elle cache un tourment nouveau dans une vertu etchangeenfielcequ'onportedegénérositédanslesang.Silamisèreengendrelasouffrance,elleengendreaussilecrime.Sielleaboutitàl'hôpital,elleconduitaussiàlaprison.Ellefaitlesesclaves;ellefaitlaplupartdesvoleurs,desassassins,desprostituées»(L.Blanc,Organisationdutravail,Paris,éditionde1850,p.4,1reédition,1839).EugèneBuretaégalementcettebelleformule:«Lamisère,c'estlapauvretémoralementsentie(Misèredesclasseslaborieuses...,op.cit.).22.Saint-MarcGirardin,leJournaldesdébats,8décembre1831,citéparE.J.Hobsbawm, l'Ère des

révolutions,op.cit.23.DanielStern,citéparLouisChevalier,Classeslaborieusesetclassesdangereuses,op.cit.,p.599.

24.,C.-H.Pouthas,laPopulationfrançaisependantlapremièremoitiéduXIXesiècle,Paris,1956.25.R.Noiriel,lesOuvriersdanslasociétéfrançaise,Paris,LeSeuil,1986,p.18.26.Pourunesynthèsesurleslenteursdel'industrialisation,cf.C.Charte,HistoiresocialedelaFrance

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auXIXesiècle,Paris,LeSeuil,1991,chap.I.27.Cf.W.Sewell,Gensdemétiers...,op.cit.28.Cf.,R.Trempé,lesMineursdeCarmaux,1848-1914,2vol.,Paris,Éditionsouvrières,1971.29.Cf.R.Noiriel,lesOuvriersdanslasociétéfrançaise,op.cit.,p.18.30.J.-P.Rioux,laRévolutionindustrielle,Paris,LeSeuil,1971,p.170,encompte670000en1848dans

lesétablissementsgroupantplusde10ouvriers,dontlamoitiédefemmesetd'enfants(254000et130000).31.T.Fix,«Observationssur l'étatdesclassesouvrières»,Journaldes économistes,nov.-déc.1845.

Cf. aussi C.Dunoyer,De la liberté du travail, ou simple exposé des conditions dans lesquelles lesforceshumainess'exercentavecleplusdepuissance,Paris,1845,quiseréjouit«duprogrèsdubien-êtrematériel,nonseulementpourlesclassesaisées,maisaussipourlegrandnombre,cequiestprouvépardesdocumentsofficielsetirrécusables».32.ComparerparexempleladescriptionduquartierSaint-SauveuràLilleparVillermé,Tableaudel'état

physiqueetmoraldesouvriersemployésdanslesmanufacturesdelaine,desoieetdecoton(1838,rééditionParis,UGE,1971),celledel'EastLondon

par Eugène Buret, la Misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, op. cit., etl'hallucinante description de Manchester par Friedrich Engels, la Misère des classes laborieuses enAngleterre, 1845, trad. fr. Paris, 1933. Rappelons aussi que l'ouvrage le plus « engagé » de CharlesDickens,HardTimes, paruen1854 (trad. fr.Tempsdifficiles, Paris,Gallimard), a également pour cadreManchester.Dickenspeintavecunhumourféroce,àtraverslepersonnagedeMr.Bounderby,l'attitudedesbons bourgeois à l'égard des ouvriers mécontents de leur sort, dont la prétention exorbitante serait de«vouloirmangeravecdescuillèresenor»,Ondoitsouligner-bienquecenesoitpasunepreuveabsoluedescientificité—quelessciencessocialesontfaitleurspremièresarmessurces«terrains».Beaucoupdeces peintures du paupérisme correspondent à des recherches à prétention objective et à finalité pratique,répondantàdevéritables«appelsd'offres»parfaitementcodés.Ainsicettecommandedel'Académiedessciences morales et politiques, en 1838, qui valut à Buret le premier prix : « Rechercher d'après desobservations positives quels sont les éléments dont se compose, à Paris ou dans toute autre grande ville,cette partie de la population qui forme une classe dangereuse par ses vices, son ignorance et samisère;indiquer lesmoyens que l'administration, les hommes riches ou aisés, les ouvriers intelligents et laborieux,pourraientemployerpouraméliorercetteclassedangereuseetdépravée.»33.J.-B.Say,«Del'AngleterreetdesAnglais»,Œuvres,t.IV,p.213.34. A. Dewerpe, l'Industrie aux champs. Essai sur la proto-industrialisation en Italie du Nord,

1800-1880,ÉcolefrançaisedeRome,1985,p.479.35.CitéparM.Garden,«L'industrieavantl'industrialisation»,inP.Léon(dir.),Histoireéconomiqueet

socialedumonde,op.cit.,t.III.36.E.Buret,MisèredesclasseslaborieusesenFranceetenAngleterre,op.cit.,t.II,p.20.37.E.P.Thompsonémetunjugementpluséquilibré:«Lecrimedusystèmedelafabriqueaétéd'hériter

dupiredusystèmedomestiquedansuncontextequineconservaaucunedescompensationsdomestiques»(laFormationde laclasseouvrièreenAngleterre,op. cit., p. 370).DavidLewinemontrepar ailleursqu'il ne s'agit pas d'uneopposition absolue et que le développement de la proto-industrie a été un facteurdécisif de la paupérisation des campagnes elles-mêmes, et a profondément affecté la structuredémographiqueet socialede la famille rurale (cf.Family,Formation inanAgeofNascentCapitalism,op.cit.).Maisceseffetsàtermedelaproto-industrialisationnesontpasimmédiatementévidentspourlescontemporains,quicontinuentàchanterlescharmesdelaruralité.38.Annaliuniversalidi statistica,19,1829,cité inAlainDewerpe, l'Industrieauxchamps,op. cit.,

p.470.

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39. La proto-industrie va se révéler contre-productive surtout quant à l'exigence de rentabiliser leséquipementscoûteuxde lafabriqueetdemobiliserpourcefaireunemain-d'œuvrefixéeetattachéeàuntravailprécisetcontinu.Maiscettedernièreexigencen'estpasdonnéeauxdébutsdel'industrialisation,desorte que l'on a pu longtemps balancer entre les avantages et les inconvénients de l'un ou l'autre typed'organisationdelamain-d'œuvre.40.R.Owen,citéinK.Polanyi,laGrandeTransformation,op.cit.,p.176.41.A.deLamartine,laFranceparlementaire,Œuvresoratoiresetécritspolitiques,t.IV,p.109,cité

inL.-F.Dreyfus,l'AssistancesouslaTroisièmeRépublique,Paris,1907.42.Cf.P.Strauss,Assistancesociale.Pauvresetmendiants.Paris,1901.43.A.deVilleneuve-Bargemont,Traitéd'économiepolitiquechrétienne,op.cit.,p.255sq.44.E.Buret,MisèredesclasseslaborieusesenFranceetenAngleterre,op.cit.45.L.Chevalier,Classeslaborieuses,classesdangereuses,op.cit.,p.585.46.Pouruneexpositioncomplètedurégimedeshôpitauxethospices,cf.J.Imbert, leDroithospitalier

delaRévolutionetdel'Empire,Paris,1954.47. Compte rendu de cette enquête due à Watreville in P. Leroy-Beaulieu, l'État moderne et ses

fonctions,Paris,1890,p.304-305.48. Emile Chevalier, article «Assistance », in L. Say, J. Chailley,NouveauDictionnaire d'économie

politique,op.cit.,t.I,p.76.OntrouveradanslesquatrefortsvolumesdubarondeGérando,Traitédelabienfaisancepublique,Paris,1839,l'exposédétaillédetouteslesinstitutionsquipeuventseréclamerdela«bienfaisance».Ilfautyajouterlesprisonsetlesdépôtsdemendicité,relancésàl'initiativedeNapoléon.Celui-ci, dans une note à son ministre de l'Intérieur du 15 novembre 1807, ordonne : « Il faut qu'aucommencement de la belle saison la France présente le spectacle d'un pays sansmendiants » (cité inL.Rivière, « Un siècle de lutte contre le vagabondage », Revue parlementaire, mai 1899, p. 5). Enconséquence,undécretdu5juillet1808sur«l'extirpationdelamendicité»imposelacréationd'undépôtdemendicitépardépartement.Bienentendu,cettepolitiqueàl'égardduvagabondage,commetoutescellesquil'ontprécédée,sesolderaparunéchec.49.J.-B.Delecroy,Rapportsurl'organisationdessecourspublics.Conventionnationale,séancedu12

vendémiaireanV.50.Ibid.,p.2.51.Ibid.,p.4.52. A. Thiers,Rapport au nom de la Commission de l'assistance et de la prévoyance publique,

séancedu26janvier1850,p.11.53.J.-B.Delecroy,op.cit.,p.3.54.F.Ewald,l'Étatprovidence,Paris,Grasset,1985,livrepremier,«Responsabilité».55.J.E.M.Portalis,DiscoursetrapportsinéditssurleCodecivil,Paris,1844,p.83,citéinF.Ewald,

l'Étatprovidence,op.cit.,p.60.56.Ibid.,p.53.57.M. T.Duchâtel,De la charité dans ses rapports avec l'état moral et le bien-être des classes

inférieures,Paris,1829,p.29.58.BarondeGérando,leVisiteurdupauvre,Paris,1820,p.9.59.P.Rossi,Discourssurlalibertédel'enseignementsecondaire,Paris,1844,citéinE.Labrousse,le

MouvementouvrieretlesthéoriessocialesenFrancede1815à1848,op.cit.,p.129.60.BarondeGérando,Traitédelabienfaisancepublique,op.cit.,t.IV,p.611.

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61.Ibid.,t.III,p.288-290.62. Cf. P. Rosanvallon, le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1986. Cf. aussi le Sacre du citoyen,

HistoiredusuffrageenFrance,Paris,Gallimard,1993,2epartie,chap.I,«L'ordrecapacitaire».Pouruneanalyse de la manière dont les contemporains ont vécu cette situation, cf. H. Gouhier, la Jeunessed'AugusteComteetlaformationdupositivisme,2vol.,Paris,1933.63.CitéparP.Léon,HistoireéconomiqueetsocialedelaFrance,t.III,p.113.64.Àlafindel'Empire,ilya32000légionnaires,maisparmieuxseulement1500civils(P.Léon,ibid.,

p.125).65.P.-P.Royer-Collard, inBarande, laVie politique deM.Royer-Collard, ses discours, ses écrits,

Paris,1851,t.II,p.131,citéinP.Rosanvallon,leMomentGuizot,op.cit.,p.62.

66.ParrapportàlaréalitésociologiquedudébutduXIXesiècle,cesanalysesontàcoupsûruncaractèreunilatéral.Ainsi,ellesneprennentpasencomptelastructurefamiliale,dontlefonctionnementhiérarchiquen'a pas été aboli : la famille continue à exercer unpouvoir tutélaire fort sur sesmembres.Demême, lesrelations sociales, surtout à la campagne, restent très marquées par les dépendances traditionnelles.Indépendamment de la restauration politique, la « vie de château », avec tout ce qu'elle comporte desujétions,renaîtdanslescampagnesdelapremièremoitiéduXIXesiècle.Maiscesconstatsneréfutentpasle faitque lesproblèmesde l'époquepostrévolutionnaireaientétémajoritairement représentésà travers leschèmedeladissociationsociale.67.F.Guizot,Desmoyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France, Paris,

1821,p.164,citéinP.Rosanvallon,leMomentGuizot,op.cit.,p.109.68.J'aimontréailleursquelarelationthérapeutiquedanslecadredel'aliénismereposaitsurunetutellede

ce type (cf. l'Ordre psychiatrique, op. cit., chap. i). Le traitementmoral suppose un rapport d'inégalitéentre lemédecinreprésentantdelaraisonet lemaladeprivédel'usagedesesfacultés.Maiscette tutelleest une tutelle savante, en principe fondée sur le savoir psychiatrique et contrôlée par la déontologiemédicaledontl'objectifestlaguérisondel'aliéné.Cetterelations'opposeauxtutellesantérieuresfondéesàpartirdelaviolenceetdel'arbitraire.Danslesmeilleursdescaselleestaussiprovisoire,puisquelaguérisonrétablirait l'égalitéentre lespersonnes.Onpeutvoir là la forme laplusélaboréeetmieux subliméepar lesavoirdecenouveaurapportdetutellequivadominerlesrelationsentresupérieursetinférieurstoutaulongduXIXesiècle.69.F.Guizot, lesOriginesdugouvernement représentatif, t. I, p.98, cité inP.Rosanvallon, leMoment

Guizot,op.cit.,p.93.70. Barère de Vieuzac, « Rapport sur les moyens d'extirper la mendicité et sur les secours que doit

apporterlaRépubliqueauxcitoyensindigents»,24floréalanII,loc.cit.,p.55.71.Onpeutainsicomprendreceparadoxelourddeconséquences:lamiseenplacedelasociétélibérale

coïncideaveclaréactivationdesstructuresdel'institutiontotale,ledépôtdemendicité,laprison,l'asilepourlesaliénésouenAngleterre lesworkhouses.Le retourà l'enfermementsousdes formesmoderniséesetjustifiéespardesidéologiesdelaréparationoudelaguérisonestla«solution»quiconvientauxgroupeslesplus réfractaires ou les plus désocialisés, qu'il s'agisse des allergiques au travail, des criminels (cf. M.Foucault,Surveilleretpunir,Paris,1975)oudesfous(cf. l'Ordrepsychiatrique,op.cit.,chap.I).Maisdenouvellesstratégiessontàinventer,etsontplusdifficilesàmettreenœuvrepourlescatégoriesqu'ilfautmoraliser in vivo. Le problème est aussi d'une toute autre ampleur puisqu'il concerne l'ensemble des« classes inférieures » qui ne sont plus prises dans les régulations traditionnelles, soit, surtout, une partimportantedesnouvellespopulationsindustrielles.72.Article « Elections »,Encyclopédie progressive, 1826, p. 406, cité in P. Rosanvallon, leMoment

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Guizot,op.cit.,p.93.73.Onsaitquec'estl'étymologiedumot«aristocratie»,maisonpeutajouterquel'aristocratieétait,ou

étaitdevenuelareprésentantedestutellestraditionnellesetquepourleslibérauxsonrôlehistoriqueétaitdece fait dépassé. La première ou l'une des premières mentions de l'expression du « gouvernement desmeilleurs»dans lecontextepostrévolutionnaireestdueàBoissyd'Anglasdès1795 :«Nousdevonsêtregouvernésparlesmeilleurs:lesmeilleurssontlesplusinstruitsetlesplusintéressésaumaintiendeslois;or,à bien peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent unepropriété,sontattachésaupaysqui lacontient»(«DiscourspréliminaireauprojetdeConstitutionpour laRépubliquefrançaise»,leMoniteuruniversel, t.XXV,29juin1795,p.92).Maislanécessitédedégageruneélitecompétenteaprèsqu'ontétéabolislesprivilègesfondéssurlatraditionestenfaitaucœurdetouslesdébatsinaugurésparSieyèsdès1789,avecladistinctionentre«citoyensactifs»et«citoyenspassifs».Cf.O.Lecour-Grandmaison,lesCitoyennetésenrévolution,1789-1794,op.cit.74.LasociétéréunitégalementleducdeBroglie,lesbaronsdeGérandoetDupin,BenjaminConstant,le

ducd'Orléans,Lamartine,Tocqueville,Dufaure,etc.Sursesactivités,cf.L.-F.Dreyfus,Unphilanthroped'autrefois,leducdeLaRochefoucauld-Liancourt,op.cit.75. Frédéric Ozanam fonde en 1833 la Société Saint-Vincent-de-Paul, dont l'objectif exclusivement

charitableestderegrouperdejeunescatholiquespourlesexerceraubienàtraverslapratiquedesbonnesœuvres. Mais il conçoit de plus en plus le rôle du chrétien comme celui d'un « médiateur » entre « lepaupérisme envahissant, furieux et désespéré » et « une aristocratie financière dont les entrailles sontendurcies« (lettredu12 juillet1840).Auxapprochesde1848, ildevientdémocrateet écrit à laveilledefévrier sonarticlecélèbre«Passonsauxbarbares»,où il conseilleauxchrétiensde se rallierà laclasseouvrière(cf.J.-B.Duroselle,lesDébutsducatholicismesocialenFrance,1822-1870,Paris,PUF,1951,p. 165-172). Mais cette orientation « démocrate-chrétienne disparaîtra de la scène publique aprèsl'écrasementdel'insurrectionouvrièreenjuin1848etlecoupd'ÉtatdeLouis-NapoléonBonaparte.

76.Surlesorientationssocialesdulégitimisme,cf.D.Renard,«AssistanceenFranceauXIXe siècle :logique de l'intervention publique »,Revue internationale d'action communautaire, n° 16-56,Montréal,automne1986;surladiversitédespositionslégitimistes,cf.P.Rosanvallon,leSacreducitoyen,op.cit.,2epartie, chap. I.Sur la complexitédespositionsque recouvre le«catholicismesocial»,cf. J.-M.Mayeur,«Catholicismeintransigeant,catholicismesocial,démocratiechrétienne»,AnnalesESC,mars-avril1972.77.ArmanddeMelun,d'abordcommeOzanamunadeptedesbonnesœuvres,«hantantlemêmejourles

mansardesetlessalons»,commeilleditlui-même(lettredejuillet1844),retraceainsisapropreévolution:«La nouvelle orientation demes recherchesm'a retenu fidèle àmon programme quime fait passer despauvresauxouvriersetdel'assistanceauxassociations»(lettredejuin1850).Defait,ilseral'animateurdelacommissionchargéede réformer lessecourspublicssous la IIeRépublique,puis l'infatigabledéfenseurdessociétésdesecoursmutuels,maisàlaconditionquel'adhésionrestefacultativeetquelessociétéssoientsoigneusementencadréespardesnotables,aupremierrangdesquelsArmanddeMelunplacelescurés(cfr.J.-B.Duroselle,op.cit.,p.439-474).78.LePlayparleainsidudramequereprésenteàsesyeuxl'industrialisationsauvage:«Alorscommença

à se produire un ordre de choses sans précédents. On vit se grouper autour des nouveaux engins defabrication d'innombrables populations séparées de leurs familles, inconnues de leurs nouveaux patrons,dépourvues d'habitations décentes, d'églises, d'écoles, privées en un mot de moyens de bien-être et demoralisation qui jusque-là avaient été jugé nécessaires à l'existence d'un peuple civilisé. [...] Ce régimepesait à l'improviste sur des individus brusquement arrachés à un antique patronage et à des habitudestraditionnelles de sobriété. On conçoit qu'ils aient alors provoqué des désordres sociaux dont l'humanitén'avaitjusqu'alorsaucuneidée»(laRéformesocialeenFrance,Paris,1867,t.II,p.413).79.Ibid.,p.425.

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80. Ce montage évoque celui que tentera de réaliser le régime de Vichy, dans lequel les derniersleplaysienssesentirontd'ailleursàl'aise.Notonsaussiqueledernierdeces«inventeursoubliés»quiaitjouid'une certaine notoriété, Paul Descamps, le doit au fait d'avoir été appelé au Portugal par Salazar pourl'aideràélaborer sapolitique sociale (cf.B.Kalaora,A.Savoye, les Inventeursoubliés,LePlayet sescontinuateursauxoriginesdessciencessociales,Seyssel,ÉditionsduChamp-Valon,1989).81.Surlesorientationsleplaysiennes,cf.B.Kalaora,A.Savoye,lesInventeursoubliés,op.cit.Surles

relationscomplexesentrel'ensembledecescourantsquiàlafindusièclesecroisentauMuséesocial,cf.S.Elivit, The Third Republic Defended, Bourgeois Reform in France, Baton Rouge, Louisiana StateUniversityPress,1986.Laréserveàapporteràcetouvragetrèsricheestqu'ilaàmonsenssous-estimélaspécificité du solidarisme en tant que cette doctrine préconise l'intervention de l'État, ce que les autrescourants«bourgeois»refusent(cf.chapitresuivant).82.F.M.L.Naville,Delacharitélégale,deseseffetsetdesescauses,Paris,1838,2tomes.83.F.Bastiat,Harmonieséconomiques,Paris,1850.84.C.Dunoyer,Delalibertédutravail,ausimpleexposédesconditionsdanslesquelleslesforces

humainess'exercentavecleplusdepuissance,Paris,1845.85.CharlesDunoyer :«Vous trouvezqu'elleestunmalhideux [lamisère]?Ajoutezqu'elleestunmal

nécessaire.[...]Ilestbonqu'ilyaitdanslasociétédeslieuxinférieursoùsontexposésàtomberlesfamillesquiseconduisentmal.[...]Lamisèreestceredoutableenfer.[...]Ilneserapeut-êtredonnéqu'àlamisèreet aux salutaires horreurs dont ellemarche escortée de nous conduire à l'intelligence et à la pratiquedesvertuslesplusvraimentnécessairesauprogrèsdenotreespèceetàsondéveloppementrégulier.[...]Elleoffreunsalutairespectacleàtoutelapartiedemeuréesainedesclasseslesmoinsheureuses;elleestfaitepourlesremplird'unsalutaireeffroi;ellelesexhorteauxvertusdifficilesdontellesontbesoinpourarriveràuneconditionmeilleure.»86.Évidemmentilexisteaussidespositionssocialistesetdesformesderevendicationsetd'organisations

proprementouvrières,quipréconisentdestransformationssocialesradicales.Maisellessonthorsdeslimitesde laprésenteépurecarellesportentuneconception toutedifférentede lasociétéetdusocial.L'attitudedesrépublicainsestplusambiguë,tantôtelles'appuiesurlemouvementouvrier,maisaprèsjuin1848nombrede républicains se rallient au parti de l'Ordre, tandis que les autres occupent une position tropminoritairepouravoiruneinfluencesignificativesurl'élaborationdespolitiques.Laposturerépublicainenetrouverasonrégimeetn'aurasonimpact,décisifcettefois,quesouslaIIIeRépublique,cf.lechapitresuivant.

87.C.Gide,quitentederenouvelerl'économiesocialeautournantduXIXeetduXXesiècle,larépartitenquatrecourants:uneorientationchrétienne-sociale,unelibérale,unesolidaristeetunesocialiste(Quatreécolesd'économiesociale,Conférencesdel'universitédeGenève,Genève,1890).Maisjemontrerai(cf.chapitresuivant)quelesolidarismeetlessocialismesportentunsenstrèsdifférentdusocial.S'agissanticides « politiques sans État », ce sont seulement les deux premières formes, issues du libéralisme et ducatholicismesocial,qui forment lanébuleuse tutélaireque jeviensd'évoquer.S'ilestvaindechercherunecohérencethéoriquerigoureuseàcestentatives,c'estcependantsansdouteLéonardSimondedeSismondiqui au début du siècle en a le plus clairement dégagé les principes. (Nouveaux Principes d'économiepolitiqueoudelarichessedanssesrapportsaveclapopulation,Paris,1819).Sismondiveutcorrigerl'économiepolitiqueuniquementpréoccupéeparlaproductiondesrichesses(la«chrématistique»)parune«économiesociale»quigardelesoucidepromouvoirlebonheurduplusgrandnombre.Marxyvoyaitavecuncertainméprisune«économiepolitiquevulgaire»qui-à ladifférencede laconstructiondeRicardo-refusaitdetirertouteslesconséquenceshumainementdestructricesdelalogiqueinterneducapitalisme.Surces points, cf. G. Procacci,Gouverner lamisère, op. cit. À la fin du siècle, RenéWorms donne cettedéfinition savoureuse et assez exacte de l'économie sociale : « L'économie sociale est une économiepolitiqueattendrie»(«L'économiesociale»,Revueinternationaledesociologie,1898).

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88.Cetteimagedelagangrèneestdel'abbéMeysonnier:«Ilfautmoraliserlaclasseouvrière,c'estlapartiegangrenéedelasociété»(citéparL.Reybaud,Étudessurlerégimedesmanufactures,Paris,1955,p.276).Cetecclésiastiqueestl'aumônierdes«couventsdesoyeux»,cesfabriquescrééesparlepatronatlyonnais dans lesquelles les jeunes filles pauvres sont encadrées par des religieuses et soumises à unedisciplinemonacale.89.Cité in J.-B.Duroselle, lesDébuts du catholicisme social enFrance, op. cit. Se confirme ici la

complexitédulégitimisme,quesonrôled'opposantpolitiqueaprès1830etsonrefusdelamodernitélibéraleconduisent à soutenir certaines revendications populaires et à se placer dans un rôle de protecteur desvictimesdel'industrialisation.90.Ibid.,p.168.91.Ibid.,p.9.92.Ibid.,p.231.93.ArmanddeMelun,De l'interventionde la sociétépourprévenir et soulager lesmisères, Paris,

1849,p.9.94. Ainsi la première édition de l'Organisation du travail de Louis Blanc est de 1839 et le journal

l'Atelier,quiparaîtentre1840et1851,développeunvéritableprogrammed'autonomieouvrière.95.BarondeGérando,leVisiteurdupauvre,op.cit.,p.39.96.BarondeGérando,Traitédebienfaisancepublique,op.cit.,t.IV,p.611.97.Cf.G.Himmelfarb,PovertyandCompassion,NewYork,A.Knopf,1991.98. Le social case work est né dans les années 1920 aux États-Unis d'une volonté de recentrer

l'intervention sociale auprès desmilieux défavorisés sur la relation entre l'intervenant et les bénéficiaires,d'où,commeleditlaprésidenteducongrèsnationaldutravailsocialen1930,c'est-à-dirependantlaGrandeCrise,«l'inutilitédetouslesprogrammesofficiels,etenparticulierdeceuxquidépendentde l'État» (cf.F.Castel,R.Castel,A.Lovell, laSociétépsychiatriqueavancée: lemodèle

américain,Paris,Grasset,1979,p.59sq.).99.A.deTocqueville,Mémoiresurlepaupérisme,op.cit.,p.39.Rappelonségalementque,libéralisme

oblige, Tocqueville est l'auteur, lors de la discussion parlementaire sur le droit au travail en 1849, d'uneattaqueparticulièrementviolentecontrelesocialisme:«Ilfautquenousdéchargionslepaysdupoidsquecettepenséedusocialismefaitpeser,pourainsidire,sursapoitrine...[lesocialismeest]unappelénergique,continu, immodéréauxpassionsmatériellesde l'homme[...]Si,endéfinitive, j'avaisà trouveruneformulegénérale pourmieux exprimer ce quem'apparaît le socialismedans son ensemble, je dirais que c'est unenouvelleformedelaservitude»(citéinE.Labrousse,leMouvementouvrieretlesthéoriessocialesenFrance,op.cit.,p.214).100.Cf.auchapitresuivantladramatisationdecedébaten1848autourdelaquestiondudroitautravail.101. L. de Guisart,Rapport sur les travaux de la Société de morale chrétienne pendant l'année

1823-1824,Paris,1824,p.22-23.102.Cf.L:F.Dreyfus,Unphilanthroped'autrefois,op.cit.103.M.T.Duchâtel,De la charité dans ses rapports avec l'étatmoral et le bien-être des classes

inférieures,op.cit.,p.306.104.C.Bloch,A.Tuetey,Procès-verbauxet rapportsauComitépour l'extinctionde lamendicité,

op.cit.,«QuatrièmeRapport».105. L. R. Villermé, Tableau sur l'état physique et moral des ouvriers employés dans les

manufactures,op.cit.

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106. Il est vrai que certainsouvriers, surtout s'ils sont restésprochesde leursorigines rurales, peuventrévélerdesqualités insoupçonnées.LouisReybauds'émerveille :«L'esprits'yperd.D'uncôtédesdéficitsqui semblent inévitables, de l'autre des réserves centrées sur ces déficits.Comment concilier cela?C'estqu'évidemmenttousnoscalculspèchentsurcepointqu'iln'estpastenucompteàundegrésuffisantd'unefacultétrèsdéveloppéechezlesouvriersd'originerurale:lafacultédes'abstenir,lapuissancedeprivationvolontaire.Onabeauévaluerleursdépensesauplusbasmot,ilstrouventencoremoyenderesterendeçà.Leursvicesmêmes, leurivrognerieparexemple,nedérangentpastoujourscescalculs; ils ladéfrayentenfaisantpâtirlesleurs.C'estainsi,etpargouttesd'eausouventmêléesdelarmes,quesegrossitlecourantdel'épargnepopulaire»(leFeretlahouille,Paris,1874,p.111).107.Lesfriendlysocietiescomptentdéjà925000membresen1815,chiffrequineseraatteintenFrance

qu'après 1870, date à laquelle les sociétés anglaises grouperont, elles, 4 millions d'adhérents. Cette« avance» anglaise tient au fait que ces sociétésontpu sedévelopperd'unemanièreplus autonomeparrapportàlasurveillancedel'Etatetàl'encadrementdesnotables,etaussiaunombreplusélevédessalariésanglais.Cependant, enGrande-Bretagne comme en France, les sociétés de prévoyance recrutent surtoutparmi les travailleurs les plus stables et lesmieux payés.Cf. B. B.Gilbert,The Evolution of NationalInsuranceinGreatBritain,Londres,1966.108.Surl'origine«corporatiste»dessociétésdesecours,cf.E.Laurent,lePaupérismeetlessociétés

deprévoyance,t.I,Paris,1865,etW.Sewell,Gensdemétiersetrévolutions,op.cit.Vers1820,onpeutestimer à 132 le nombre des sociétésmutuelles, groupant une dizaine demilliers d'associés (A. Gueslin,l'Inventiondel'économiesociale,op.cit.,p.124).Ledétournementdessociétésdesecoursensociétésderésistanceestattesté très tôt.C'estainsiquelaSociétédudevoirmutuelàLyonprendunepartactivedanslesinsurrectionsdecanutsde1831et1834(cf.M.Perrot«MutualitéetmouvementouvrierauXIXesiècle»,Prévenir,n°4,octobre1981).Pourunehistoired'ensemblede lamutualité,cf.B.Gibaud,De lamutualitéàlaSécuritésociale,Paris,Éditionsouvrières,1986.109.G.Dupeux,laSociétéfrançaise,Paris,A.Colin,1964,p.148sq.110.Cf.L.-F.Dreyfus,l'AssistancesouslaSecondeRépublique,Paris,1907.111.CitéinJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,droitdutravail,société,État,1830-1889, Quimper,

Calligramme,1983,p.84.112.Cf.J.-B.Duroselle,lesDébutsducatholicismesocialenFrance,op.cit.,p.501-512.113.F.LePlay,laRéformesocialeenFrance,op.cit.,t.II,p.413.114.M.T.Duchâtel,De la charité dans ses rapports avec l'étatmoral et le bien-être des classes

inférieuresdelasociété,Paris,1829,p.133.115.H.Valleroux,article«Patronage»inL.Say,J.Chailley,NouveauTraitéd'économiepolitique,op.

cit.,t.II,p.440.116.E.Cheysson:«Lerôledel'ingénieur»,laRéformesociale,Paris,octobre1897.117. Le vieux paradigme du vagabond, du rôdeur complètement désaffilié hante toujours la société

industrielle : « Partout, ce sont les ouvriers nomades, les gens étrangers à la localité, les vagabonds, lescélibataires, tousceuxquine sontpas fixésau foyerpar la famille,quiontengénéral lesplusmauvaisesmœursetfontleplusrarementdel'épargne[...].Ceuxquinevoyagentpointmaisrestenttoujoursdanslemême lieu, près de leurs parents ou des amis de leur enfance, en craignent la censure et échappentdavantageaucontactdesmauvaissujets»(H.A.Fréguier,Desclassesdangereusesdelapopulationdanslesgrandesvillesetdesmoyensde

lesrendremeilleures,Paris,1840,p.81).118.H.Valleroux,article«Patronage»,loc.cit.,p.439.119.Cf.J.-B.Martin,laFindesmauvaispauvres,del'assistanceàl'assurance,Seysset,Éditionsdu

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ChampValon,1983.120.L.Reybaud,leFeretlahouille,Paris,1874,p.34.121.Ibid.,p.190.122.Cf.D.Landes,TheRiseofCapitalism,op.cit.123.Cf.D.Poulot,leSublime,etlaprésentationd'AlainCottereauàl'éditionde1980,Paris,Maspero.Il

est caractéristique que le terme de « sublime » pour qualifier cette irrégularité ouvrière, péjoratif dans labouchedeDenisPoulot, s'appliquepourtant auxmeilleursouvriers, à ceuxqui travaillent leplusvite et lemieux et peuvent ainsi ne s'occuperque trois ouquatre jourspar semaine, choisir leur employeur, nepasrisquerleschômages.Iltraduitenfaitlavolontéd'autonomiedesouvrierslesplusqualifiésetleurprofondeallergieauxformesd'embrigadementdutravailcollectifetàl'ordremoralquel'ontentedeleurimposer.124. Georges Duveau oppose la mentalité et les comportements des ouvriers vivant dans les villes

«représentantl'usinetentaculaireetlepatronomniprésent»àlaviedanslesgrandesvillesquiapportentlalibertéetpeuvent«nourrirlesrêvesdestravailleurs»(laVieouvrièreenFrancesouslesecondEmpire,Paris,Gallimard,1946,p.227).Pour les«gensdebien»,en revanche, lecabaretpopulaireest le lieudetoutes les turpitudesetde tous lesdangers.Leroy-Beaulieu,parexemple,n'yvapasparquatrechemins :«Onydevient à la fois envieux, cupide, révolutionnaire et sceptique, communiste en findecompte» (laQuestionouvrièreauXIXesiècle,Paris,1871,p.335.125.M.Sauzet,leLivretobligatoiredesouvriers,Paris,1890,p.14.126.Cf.J.-P.deGaudemar,laMobilisationgénérale,Paris,EditionsduChampurbain,1977,p.115.127.CitéparA.Cotterau,«Introduction»,inA.Biroleau,Cataloguedesrèglementsd'atelier,1798-

1936,Paris,Bibliothèquenationale.Marxparlaitdéjàde«l'espritretorsdesLycurguedefabrique[qui]faitensortequ'ilsprofitentencoreplusdelaviolationquedel'observationdeleurslois(leCapital,op.cit., t.II,p.106).128.F.LePlay,laRéformesocialeenFrance,op.cit.,t.IV,p.425.129.K.Marx,F.Engels,l'Idéologieallemande,trad.fr.Editionssociales,1968.130.F.LePlay,laRéformesocialeenFrance,op.cit.,t.II,p.458.131.CitéinE.Dolléans,Histoiredumouvementouvrier,op.cit.,t.I.,p.344.132.É.Cheysson,«Lepatron,sonrôleéconomiqueetsocial»(conférenceprononcéele11avril1906),

inŒuvreschoisies,Paris,1911,t.II,p.117.133.Lalenteuretlecaractèrerelativementcontinudel'immigrationruraleenFrance(àladifférencede

l'Allemagne) a eu pour effet de freiner considérablement la prise de conscience d'une condition ouvrièrespécifique : plusieurs strates de populations ouvrières coexistent dans unmême lieu, les dernières encoreimprégnéesdemodesdevierurauxalorsmêmequelespremièress'ensontaffranchies.Surcepoint,cf.F.Sellier,laConfrontationsocialeenFrance,1936-1981,Paris,PUF,1981.134.Cf.F.L'Huillier, lesLuttes ouvrières à la fin du secondEmpire, Paris,A.Colin, «Cahiers des

Annales»,1957.135. Ces remarques concernent l'évolution du prolétariat des grandes concentrations industrielles sur

lequel la tutelle patronale s'est principalement exercée. L'évolution de l'élite ouvrière issue du prolétariaturbain est antérieure et obéit àune logiquemoinsdépendantede l'emprisepatronale.Cf. par exempleG.Duveau,laVieouvrièreenFrancesouslesecondEmpire,op.cit.,etl'étonnantepeinturedelamentalitédesouvriersparisiensinD.Poulot,leSublime,op.cit.136.L.Reybaud,leCoton,Paris,1863,p.368.137. Cité par A. Melucci, « Action patronale, pouvoir, organisation », le Mouvement social, n° 97,

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octobre-décembre1976,p.157.138.Pouruneversionquasicontemporainedupatronage,cf.parexempleA.Lemenorel,«Paternalisme

versionXXe siècle : l'exemple de la Sociétémétallurgique deNormandie, 1910-1988 », in le Social auxprisesavecl'histoire. «Cahiersde recherches sur le social », vol. III, 1991 (laSociétémétallurgiquedeNormandie est d'ailleurs une filière des usines Schneider du Creusot). On peut tenter de distinguer lepatronage, conçu comme un mode de gestion de la main-d'œuvre qui fait appel aux régulationstraditionnelles, du paternalisme, durcissement du patronage après les grèves ouvrières de la fin duXIXesiècle(cf.G.Noiriel,«Dupatronageaupaternalisme:larestaurationdesformesdedominationdelamain-d'œuvreouvrièredansl'industriemétallurgiquefrançaise»,leMouvementsocial,n°144,juillet-septembre1988).Mais,danslesfaits,lesdeuxattitudesserecoupentfréquemment.139.L.Bergeron,lesCapitalistesenFrance,1780-1914,Paris,Julliard-Gallimard,1978,p.152.140.B.Constant,Delalibertéchezlesmodernes,inŒuvres.LaPléiade,Gallimard,1957,p.316.141.J.Proudhon,Delacapacitédesclassesouvrières,Paris,1865.142.Compterenducritiquedel'ouvragedeA.Egon,leLivredel'ouvrier,danslenumérodel'Atelierde

février1844,citéinA.Faure,J.Rancière,laParoleouvrière1830-1851,Paris,UGE,1976,p.232.143.Ibid.,p.352.144.Cf.A.Gueslin,l'Inventiondel'économiesociale,op.cit.,p.139sq.145. A. Thiers, discours du 26 juillet 1848, cité in L.-F. Dreyfus, l'Assistance sous la Seconde

République,op.cit.,p.62.146.L.-R.Villermé,Desassociationsouvrières,Paris,1849,p.34.

147.P.Leroy-Beaulieu,laQuestionouvrièreauXIXesiècle,Paris,1871,p.287.148.Pourunelecturedifférente,«sympathisante»dumêmetypededonnées,cf.M.Leroy,laCoutume

ouvrière,Paris,1913.149.G.Procacci,Gouvernerlamisère,op.cit.,p.179.150. La démarche est homologue à celle que retrouvera l'École de Chicago, dans les années 1920,

fondantlasociologieaméricaineàpartird'uneinterrogationsurlafragilitéduliensocialetsurlerisquedesaruptureportéparl'existencedegroupesimmigrés,«déviants»,quines'inscriventpasdanslesrégulationscommunesdelasociétéaméricaine.151.BaronDupin,Bien-êtreetconcordedesclassesdupeuplefrançais,Paris,1840,p.40.152.Ilestainsi lepremieràdemanderen1848lafermeturedesateliersnationauxparisiens,maisc'est

uneréactionbanalepourunphilanthrope.Deuxdesesinterventionssontplussignificativespourillustrerleglissementdespositionslibéralesquis'opèreauXIXesiècle.C'estlui—signedelapositionéminentequ'iloccupe dans le milieu philanthropique — qui prononce à l'Institut l'éloge funèbre du duc de LaRochefoucauld-Liancourt.IlréaliseletourdeforcederendrecompteenquatrelignesdurôlejouépendantlaRévolutionpar leduc,«quinevoulutdirigerqu'unsimplecomitédemendicité» (ÉlogeduducdeLaRochefoucauld-Liancourtprononcéle30mars1827,publicationdel'Institut,1827,p.12).Leducavaitaussi été, entre autres activités,membre de la Société des amis desNoirs, qui dès 1789 combattait pourl'abolition de la traite. En 1845, à la Chambre des pairs, Charles Dupin s'oppose en ces termes à touteréformeduCodenoirquiperpétueral'esclavagejusqu'en1848:«Resserronslesliensentrelesmaîtresetlesouvrierslibresounon.Continuonsàrespecter,àfavoriserlebonordre,l'économieetlasagessedelaviechezlestravailleursnoirscommenouslefaisonsenFrancechezlestravailleursblancs.Abstenons-nousdeles aigrir oude les révolterpardesdéclarations incendiaires» (leMoniteuruniversel, 5 avril 1845).Laphilanthropiemèneainsilemêmecombat,pourlebiendesesclavesetpourceluides«travailleursblancs».

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Mais,surtout,un teldiscours illustre leretournementcompletde l'idéologie libéraleentre lafinduXVIIIe.siècle et lemilieuduXIXe : de porte-parole des aspirations à la liberté, elle est devenue la caution de laconservationdel'ordresocial.153. J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou économie de la misère, première

édition1846,Paris,éditionMarcelRivière,1923,t.II,p.258.

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CHAPITREVI

Lapropriétésociale

On peut interpréter l'avènement de l'État social comme l'introduction d'untiersentreleschantresdelamoralisationdupeupleetlespartisansdelaluttedes classes. Les uns et les autres campent sur des positions symétriques,mansuétudedesgensdebienenverslesmisérablesd'uncôté,luttedesexploitéscontrelesexploiteursdel'autre.Positionssymétriques,parcequ'iln'yariendecommunàl'uneetàl'autre,riendenégociableentrel'uneetl'autre.Àl'inverse,l'État social, pourrait-on dire, commence sa carrière lorsque les notablescessent de dominer sans partage et lorsque le peuple échoue à résoudre laquestionsocialepoursonproprecompte.Unespacedemédiationss'ouvrequidonneunsensnouveauau«social»:nonplusdissoudrelesconflitsd'intérêtsparlemanagementmoralnisubvertirlasociétéparlaviolencerévolutionnaire,mais négocier des compromis entre des positions différentes, dépasser lemoralismedesphilanthropesetéconomiserlesocialismedes«partageux».La question de fond est cependant de savoir comment l'action de la

puissance publique peut s'imposer en droit, alors que sont exclues lesinterventions directes sur la propriété et sur l'économie. L'élaboration d'unepremièresolutionaétéenFranceparticulièrement laborieuse.Elleoccupe laséquence qui va de la révolution de 1848 à la consolidation de la IIIeRépublique. C'est qu'elle exige à la fois une réélaboration de ce qu'est uncollectifdeproducteurspourqu'ilfassesociété,decequ'estledroitpourqu'ilpuisse réguler autre chose que des contrats personnels, et de ce qu'est lapropriété pour qu'elle assure des protections publiques sans contredire auxintérêts privés. Comment se sont articulés ces trois éléments d'un mêmeensemble qui forme la première matrice de l'État social entendu commel'imposition de systèmes de garanties légales grâce auxquelles la sécurité nedépend plus exclusivement de la propriété? Comment l'État est-il parvenu àoccuper une position relativement en surplomb par rapport à l'antagonismeentredominantsetdominés?

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Ilfautrevenirsurcestâtonnementslaborieux,carilsontconstituélesocledecequiaétéappelél'Étatprovidence.Ilspermettentaussidecomprendreàquelpointcetteexpressiond'Étatprovidenceestimpropreàsignifierlesfinalitésdel'Étatsocial.Rieneneffetdanscesstratégiesquiévoqueunemannegénéreuseépandantsesbienfaitssurdessujetscomblés.CetÉtatestplutôtparcimonieux,calculateur, et volontiers soupçonneux quant à l'usage qui est fait de sesprestations. Il est celui qui recherche des ajustements minima plutôt que ledispensateur désintéressé d'une masse d'oboles, et ses innovations sontcommandées par la peur autant que par la générosité. La lenteur de sapromotion,marquéed'avancéestimidesetdelourdspiétinements,prouvebienqueleconflitestaucœurdesadynamique.Maiss'iln'estpasimpérial,l'Étatsocial est profondément novateur. L'avènement de la propriété socialereprésenteundesacquisdécisifsdelamodernitédontonluiestredevable,etquireformuleendenouveauxtermesleconflitséculaireentrelepatrimoineetletravail.

Unenouvelledonne

Qu'il soit clair, tout d'abord, qu'une telle émergence d'un tiers (ce qui nesignifie pas la présence d'un arbitre impartial) suppose que soient réaliséesdeux séries de conditions préalables. D'abord, que se desserre l'étau dupatronage,autrementditquedeviennemanifestel'incapacitédecesréseauxderégulations morales pour corseter toute la vie et toutes les aspirations des«classesinférieures»:lentematuration,toutaulongduXIXesiècle,depôlesderésistanceàlaconceptiondel'ordresocialdéfinieparlesnotables.Maisila fallu aussi, et tout autant, que l'alternative proprement révolutionnaire durenversementradicaldurapportdedominationfûtvaincue,ouàtoutlemoinssuspendue : le changement social ne va pas advenir par la substitution d'unehégémonie à une autre. L'État social, à la fois, suppose l'antagonisme desclasses et le contourne. On voudrait suggérer qu'il l'a sublimé, c'est-à-dire,commetouteformedesublimation,qu'ilareprésentéuneinvention.L'interprétation des événements de 1848 proposée par Jacques Donzelot

dans l'Inventiondu social aide à saisir le sens de cet avènement1. 1848 estbien un terrible coup de semonce par rapport aux stratégies antérieures depacification sociale : le peuple (ou dumoins les ouvriers parisiens) reprendpossessiondelascènepubliqueetimposedansunpremiertempssesexigences

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augouvernement.Quelesouvriersaientpuporterunetellemenacerévèleunecontradictionfondamentaledansleplandegouvernementalitédelasociété,quiexige une redéfinition du rôle de l'État. Leur échec consommé et ledroit autravailrécusé,ilresteàtrouveruneformuledegouvernementquiménageunecertaineplaceaudroitdutravail.Les péripéties sont connues : en février, sous la pression de la rue, le

gouvernement provisoire proclame à la fois la République, le suffrageuniverseletledroitautravail:«LegouvernementprovisoiredelaRépubliques'engageàgarantirl'existencedel'ouvrierparletravail.Ils'engageàgarantirdu travailà tous lescitoyens. Il reconnaîtque lesouvriersdoivent s'associerentreeuxpourjouirduproduitdeleurtravail2.»Maisilsubstitueaussitôtàlademandepopulaired'unministèreduTravail,ouduProgrès,quiseraitchargédemettreenœuvrecesexigences,la«CommissionduLuxembourg»,organed'enregistrement et de délibération. Il ouvre les Ateliers nationaux, quiressemblent davantage aux ateliers de charité de l'Ancien Régime qu'à unvéritablesystèmepublicd'organisationdutravail.Lafermeturedecesateliers,enjuin,déclenchel'insurrectionouvrièreetsarépressionsanglante.Lesimplicationsdecettedéfaitedudroitautravail,corrélativedelaprise

deconsciencedelafragilitédescontrôlestutélairesexercésparlesnotables,ouvre un champ d'incertitudes à partir duquel va s'élaborer une nouvelleconceptiondusocialetdelapolitiquesociale.Momentinaugural,quifaitaussifonctionde«traumatismeinitial3»,carlaprisedeconsciencequiseproduitàcemomentestproprementbouleversante:c'estcelled'undivorceentrel'idéalrépublicain, désormais réalisé par le suffrage universel, et la démocratiesociale, dont l'espérance est portée par les travailleurs parisiens. PierreRosanvallon cite à ce propos une déclaration, a posteriori étonnante, duBulletindelaRépubliquedu19mars1848,sansdouterédigéeparLamartine:«L'élection appartient à tous les citoyens. A partir de cette loi [décrétant lesuffrageuniversel],iln'yaplusdeprolétairesenFrance4.»Maisl'étonnementest rétrospectif — pour nous, qui connaissons la suite de l'histoire. Pourl'essentieldelatraditionrépublicaine,forgéedansl'oppositionauxrégimesquise sont succédé depuis le Consulat, l'avènement de la pleine souverainetépolitiqueest la revendicationfondamentale.Mettre finà laminoritépolitiquedu peuple doit entraîner son affranchissement social. La République à partentière est le régime qui peut assurer à tous les citoyens sans exception laplénitudedeleursdroits5.

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Lesévénementsde1848représententunedémonstrationinvivoducaractèreillusoired'untellecroyance.LorsqueparaîtcetteprofessiondefoiduBulletindelaRépublique,doiventêtreencorelisiblessurlesmursdeParislesaffichesde la Déclaration du peuple souverain apposées le 24 février : « Tous lescitoyensdoiventresterauxarmesetdéfendreleursbarricadesjusqu'àcequ'ilsauront obtenu la jouissance de leurs droits comme citoyens et commetravailleurs6.»Certeslesouvriers,travaillésparlapropaganderépublicaine,ontprogressivementfaitleurlarevendicationpolitiquedusuffrageuniversel7.Maissurtoutilsonteux-mêmesélaboréleurrevendicationspécifiqueetàleursyeux essentielle : la fin de la subordination de la relation de travail parl'association et le droit au travail8. Et si dans son élaboration explicite cetterevendicationdudroitautravailn'estsansdoutelefaitqued'uneéliteouvrière,oudecertainsthéoricienssocialistescommeLouisBlanc9,ellereprésentepourl'ensembledesouvriersunesortedenécessitévitalequipeutseulelessortirdelamisèreetdeladépendance(etcelad'autantplusquelarévolutionde1848intervient au milieu d'une grave crise économique avec de forts taux dechômage).Cetteexigenceestclairementexpriméedanslanouvelleversiondesdroitsdel'hommepubliéeparleManifestedessociétéssecrètes:

Unedoublemissionnousétaitimposée:l'établissementdelaformerépublicaineetlafondationd'unordresocialnouveau.Ainsi,le24février,nousavonsconquislaRépublique;laquestionpolitiqueestrésolue.Cequenousvoulonsmaintenant,c'estlarésolutiondelaquestionsociale,c'estlepromptremèdeauxsouffrancesdestravailleurs,c'estenfinl'applicationdesprincipescontenusdansnotreDéclarationdesdroitsdel'Homme...Lepremierdroitdel'homme,c'estledroitdevivre10.Onnepeutmieuxexprimerlamanièredontlesouvriersredéfinissentàpartir

de leursbesoinspropres laquestionsociale.Laseuleformesocialequepeutprendreledroitdevivre,pourlestravailleurs,c'estledroitautravail11.Ilestl'homologuedudroitdepropriétépourlespossédants.Unetellerevendication

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est évidemment exorbitante pour l'Assemblée nationale, même légitimementélue au suffrage universel. Car elle n'implique rien de moins qu'unetransformation fondamentale du rapport que l'État entretient avec la sociétépour abolir le clivage entre le capital et le travail et promouvoir lasocialisation de la propriété industrielle. Implications parfaitement dégagéesparKarlMarxdans laLutte des classes enFrance : «Derrière le droit autravail, il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital,l'appropriation des moyens de production, leur subordination à la classeouvrièreassociée,c'est-à-direlasuppressiondusalariat,ducapitaletdeleursrapportsréciproques12.»Cen'estpasuniquementuneanalyse«marxiste».Dansleuracharnementà

repousser le droit au travail, les représentants de lamajorité de l'Assembléenationale dont Thiers et Tocqueville, qui furent les porte-parole les pluséloquents et représentent les intérêts majoritaires des autres catégoriessociales, nedisent pas autre chose.Nedit pas autre chosenonplus l'hommepolitiquequienfutleprincipalpromoteuretenfitinscrireleprincipedansledécretdu25février,LouisBlanc:«Enrédigeantcedécret,jen'ignoraispasjusqu'à quel point il engageait le gouvernement : je savais à merveille qu'iln'était applicable qu'aumoyen d'une réforme sociale ayant l'association pourprincipe et pour effet l'abolition du prolétariat. Mais à mes yeux c'étaitjustementlàlavaleurdudécret13.»Ainsi pourrait-on dire que la revendication du droit au travail portait sa

propredéfaite dans laFrancedumilieuduXIXe siècle.Mais à la conditiond'ajouter que cette défaite est celle de l'alternative ou des alternativesrévolutionnaires à la question sociale, et aussi que, d'une certaine manière,l'optionrévolutionnaireneserelèverajamaisdecettedéfaite.Nonpasquelarévolution soit morte sur les barricades de juin 1848, ou dans les débatsparlementaires qui ont suivi, dominés par le parti de l'Ordre14.Mais il s'estproduitundéplacementdécisifetirréversible,mêmesilaCommunedeParisarejouéàpeuprès lemême scénario, égalementperdu,unevingtained'annéesplus tard15.La solution radicalede laquestion socialeestpasséeenquelquesorte à la clandestinité. Elle ne pourrait se réaliser que par une subversiontotale de l'ordre républicain, que les partis révolutionnaires tenteront depromouvoir par l'insurrection. Ce qui apparaît désormais obsolète, c'estl'espérancedegrefferdirectementunedémocratiesocialeassurant ledroitautravail sur la forme de la démocratie politique promue par le suffrage

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universel16.Maispour lesvainqueurségalement leschoses,après1848,neserontplus

exactement comme avant. La Constitution de la République votée le 4novembre 1848 «au nom du peuple français» contient, en son article 8, laréponse«modérée»àlarevendicationdudroitautravail,qu'ilfautopposeraudécretdu25février:

LaRépubliquedoitprotégerlecitoyendanssapersonne,safamille,sareligion,sapropriété,sontravail,etmettreàlaportéedechacunl'instructionindispensableàtousleshommes;elledoit,paruneassistancefraternelle,assurerl'existencedescitoyensnécessiteux,soitenleurprocurantdutravaildansleslimitesdesesressources,soitendonnant,àdéfautdelafamille,dessecoursàceuxquisonthorsd'étatdetravailler17.Ce sont, à peu près littéralement reprises, lesmesures préconisées par le

Comité pour l'extinction de la mendicité et inscrites dans la Constitution de1793. La fameuse et multiséculaire dichotomie capables-incapables detravaillerestànouveauappeléepourcliverlechampdusocial.Pourceuxquirelèvent de la vieille « handicapologie », un droit au secours est à nouveauaffirmé - « La République doit... » —, encore que sous la forme la plusrestrictivepossible : « ... àdéfautde la famille».Pour l'autre catégoriedesindigents valides, qui recouvre en partie celle des ouvriers sans travail, lemême flou subsiste, sur lequel avait joué le Comité de mendicité et laConventionelle-même:«...enleurprocurantdutravaildansleslimitesdesesressources».Quiseral'arbitredeces«limites»,sicen'estceuxquiviennentde récuser par la force la version maximaliste de cette « assistancefraternelle»,ledroitautravail?Autantdirequ'unchangementdel'organisationdutravailétantfrappéd'interdit, l'interventiondelapuissancepubliqueencedomainesemblecondamnéeàresterlettremorte.L'histoirese répéterait-elle,ou,pis,bégaierait-elle?Pasexactement.D'une

part, en réaffirmant le droit au secours après une éclipse de plus d'un demi-

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siècle, la IIeRépublique reconnaît les insuffisancesde toutes les orientationsdominantes qui, depuis le Directoire, se sont associées pour condamner la« charité légale ».Ainsi, l'Assemblée constituante prépare unegrande loi decoordinationdel'assistance,maissedissoutavantdelavoter(parcontre,elleréaliselaréformedel'AssistancepubliquedeParis).L'Assembléelégislativequiluisuccèdeàpartirdemai1849,plusconservatriceencore,plusmarquéepar les influences religieuses, nomme une commission de l'Assistance dontArmanddeMelunestleprésidentetThierslerapporteur:peuderisquespourqu'elle développe un audacieux système public de secours18. De même, lesvelléités de donner un statut officiel aux mutuelles et de créer une caissenationale de retraite se heurtent à la double hostilité des libéraux et destraditionalistes, qui s'en tiennent au principe de l'adhésion facultative cher àl'économiesociale19.Lecoupd'Étatdu2décembre1851metuntermeàcestimidestentatives.Le

ralliementmassifdesconservateursetdes«républicainsdulendemain20»àLouis-Napoléon Bonaparte s'explique sans doute par le fait qu'une dictatureleurestapparueplusappropriéequelaRépubliquepourmaintenirl'ordreetlapaixsocialesurdesbasessolides.Iln'estpasexcluqu'avecletemps,unefoisapaiséelagrandepeurdespossédantsquiasuivilesévénementsdejuin,laIIeRépublique aurait déployé le programme social modéré inscrit dans lepréambule de la Constitution de novembre 1848. Mais il ne s'agit pas deréécrire l'histoire. Ce qui paraît certain, c'est que le second Empire ainterrompu le débat public sur le traitement de la question sociale dans unrégimedémocratique21.IlvareprendreànouveauxfraislorsquelaRépubliqueréinstauréecommenceàseconsolider,verslesannées1880.Elleaencoredepuissants ennemis à droite, mais elle est aussi menacée par la montée et laradicalisation dumouvement ouvrier. La situation sociale pose désormais unproblèmeexplicitementpolitique,etl'Étatnepeutpluscontinueràl'éluder.Lecœurdecedébattourneautourdelamanièredontl'Étatpeuts'impliquer

danslaquestionsociale.SilaIIeRépubliqueestrestéesitimideenlamatière,cen'estsansdoutepasseulementparconservatisme.Cen'estpasfautenonplusd'avoircomprisquelaquestionsocialeposeunequestionpolitique:juin1848en a fourni la démonstration, évidente et tragique.Mais demeure aléatoire lamanière dont pourrait s'instrumentaliser une intervention de l'État sur cesquestions.Unetroisièmevoieestàinventerentrelesdeuxoptionsdisponibles,mais insuffisante pour l'une et inacceptable pour l'autre : l'alliance du

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libéralisme et du conservatisme éclairé, qui confond intervention sociale etactivismemoral;l'optionde«lasociale»,qui,endépitdeladoubledéfaitedejuin1848etdelaCommune,poursuitsaconquêtedelaclasseouvrière,maispasseparunetransformationcomplètedurégimepolitiqueetnepeutdecefaitrecueillirunassentimentmajoritaire.Leproblèmeenfaitestdouble.Ilseposeducôtédel'État,etlaformulen'est

pas évidente à trouver entre le quasi-interdit de l'intervention publique, quireste le credo des notables, et le danger d'une confiscation de l'État pourpromouvoirl'affranchissementdesclassestravailleuses22.Mais,ducôtédecequej'aiappelé«laquestionducollectif»,manqueégalementunpointd'appuipour orchestrer une politique sociale. D'une part, le lien collectif tend à seréduireau lienmoralà travers les stratégiesdupatronage;de l'autre,c'est lerisque du « collectivisme », de la réduction des individualités et de lacollectivisation de la propriété privée, représentés par le socialismerévolutionnaire.La formule de résolution de la question sociale dont nous sommes

redevablesà la IIIeRépublique a tenuau fait qu'elle est parvenue à articulerces deux aspects du problème en associant une conception nouvelle del'interventiondel'Étatavecuneélaborationnouvelledelaréalitéducollectif,ou réciproquement. LéonBourgeois : « En détruisant la notion abstraite et apriori de l'homme isolé, la connaissance des lois de la solidarité naturelledétruitdumêmecouplanotionégalementabstraiteetaprioridel'État,isolédel'homme et opposé à lui comme un sujet de droits distincts ou comme unepuissancesupérieure[àlaquelle]ilseraitsubordonné23.»« La connaissance des lois de la solidarité », c'est, fondamentalement, la

prisedeconsciencedel'interdépendancedespartiesdansleurrapportautout,quiestlaloinaturellepourlesvivantsetlaloisocialepourl'humanité:«Leshommes sont entre eux placés et retenus dans des liens de dépendanceréciproquecommelesonttouslesêtresettouslescorps,surtouslespointsdel'espaceetdutemps24.»LéonBourgeois,personnageclédeces«républicainsdeprogrès»quiontfaitlaIIIeRépublique,mobiliselesacquisdelasociologienaissante,etenparticuliercelledeDurkheimquiréfutelepostulatdebasedel'anthropologie libérale, ce que j'ai nommé au chapitre précédent son«individualismeméthodologique»,sapropensionàvoirdanslesphénomènessociaux des entreprises ne renvoyant qu'à des initiatives individuelles. AvecDurkheims'imposecequel'onpourraitnommer,àl'inverse,«uneconception

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sociologique de la société », ce qui n'est pas une tautologie, l'exemple dulibéralisme développant une théorie individualiste de la société le montre acontrario.Cetteélaborationd'uneréalitésuigenerisducollectif acheminéàtravers l'œuvre de Saint-Simon et d'Auguste Comte et se systématise chezDurkheim : il existedegrandes régulationsobjectives, lesprocessusglobauxl'emportent sur les initiatives individuelles, les phénomènes sociaux existent« comme des choses ». Ainsi, l'homme social n'a d'existence que par soninscriptiondans les collectifs, qui, pourDurkheim, tirent endernière analyseleurconsistancedelaplacequ'ilsoccupentdansladivisiondutravailsocial25.Importance décisive de Durkheim par rapport à la reformulation de la

questionsociale:ilcomprendquelasociétéindustrielleinaugureunmodederelationsspécifiquementnouveauentrelessujetssociaux,quinepeutplusêtrefondésurlesprotectionsrapprochéesdelasociabilitéprimaire—ill'appellela solidarité « mécanique ». Il faut dès lors reprendre à nouveaux frais laquestionduliensocialdanslasociétémodernemenacéed'unedésaffiliationdemasse.Lasolidarité«organique»inaugurelenouveaurégimed'existencequidoitprévaloirdanslasociété industrielle26.Ladivisiondu travail impliquantunecomplémentaritédetâchesdeplusenplusspécifiées,ilyaunfondementobjectifàcetteidéequelasociétémoderneformeunensembledeconditionssocialesinégalesetinterdépendantes.Lapropositionvautcontrelelibéralisme:l'échangecontractueln'estpasau

fondement du lien social, « tout n'est pas contractuel dans le contrat ». Lecontrat repose sur des péréquisits qui tiennent à la position occupée dans ladivisionsocialedutravail.Maisl'argumentvautaussicontrelecollectivisme.Lecollectifnes'opposepasàl'individu.Ilexistedescollectifs,quioccupentdespositionsdifférentiellesetcomplémentairesdanslastructuresociale.C'estcette différenciation qui fait la richesse d'une société, son caractère« organique », par opposition aux simples juxtapositions «mécaniques » desimilitudes qui font masse. Ce jeu complexe de différences etd'interdépendancesestàpréserverd'autantplussoigneusementquelesprogrèsde ladivisiondu travail accroissent les risquesdedésintégrationsociale.Lasolidarité,cimentd'unesociété,seconstruitetsepréserve,etcelad'autantplusqu'une société devient plus complexe. Ainsi se trouve également fondée enraisonunepratique,ouunepolitique,sedonnantpourobjectifdemainteniretde renforcer cette unité dans la différence qui est le miracle fragile qu'unesociétémodernepeutpromouvoir,maisaussimanquer.

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Cette conception de la société donne à l'État une fonction régulatrice parrapportauxintérêtsdesdifférentscollectifs:«L'Étatestl'organedelapenséesociale27.»Sansdoute,chezDurkheimlui-même,l'analysedecerôleest-elledemeurée quelque peu formelle, puisqu'il s'attache surtout à dégagerl'impartialité des représentants de l'appareil d'État, placés en positiond'arbitresparrapportauxintérêtsparticuliers28.C'estLéonBourgeoisqui,desa place de responsable politique, lui donne une traduction opératoire. Unesociété est un ensemble de services que ses membres se rendentréciproquement.Ilenrésultequechacunadesdettesàl'égarddetous,d'autantplusqu'unindividu,enarrivantaumonde,ytrouveuneaccumulationpréalablede richessessocialesdans lesquelles ilpuise.Lesobligationsà l'égardde lacollectivité ne font que traduire cette position de débiteur, qui est le fait dechacunensociété.Desprélèvementsobligatoires,desredistributionsdebiensetdeservicesnereprésententdoncpasdesatteintesàlalibertédel'individu.Ilsconstituentdesremboursementsquipeuventluiêtredemandésendroit,etcen'estquejustice.Parquipeuvent-ilsêtredemandésetmêmeexigés?Parl'État:«L'État,disaitdéjàDupont-White,estlegérantdesintérêtscollectifs29.»MaisDupont-White ne savait pas comment instrumentaliser ce rôle, car, victimeencore du libéralisme qu'il critiquait, il demeurait enfermé dans l'oppositionindividu-État,etpourluilecollectifrestaitextérieurausujetsocial.PourLéonBourgeois,l'État,gérantdesintérêtscollectifs,estenmêmetempslegarantdes« quasi-contrats » que les individus ont passés par le simple fait qu'ilsappartiennentà lasociété30. Iln'estque l'exécuteurdesdettescontractéesparles sujets sociaux eux-mêmes. Ainsi, l'État peut « donner à ceux qui sontcréanciersetfairepayerceuxquisontdébiteurs31»sanss'immiscerdanslesintérêtsbiencomprisdel'individu.Ce positionnement de l'État fonde concrètement une politique, qui est une

politiquedejusticesociale:«Cen'estpaslebonheurquiest,quipeutêtrelebutdelasociété.Cen'estpasnonplusl'égalitédesconditions...C'estlajusticequenousdevonsàtousnossemblables32.»Eneffet,lebonheurestunenotionàlafoissivagueetsigénéralequ'une«politiquedubonheur»devraitintervenirsur tous les secteurs publics et privés de l'existence et dégénérerait entotalitarisme.L'égalitédesconditions,quantàelle,annihileraitlanaturemêmedu lien social dans une société complexe, fondé sur la différenciation dansl'interdépendance, autrement dit sur l'inégalité dans la complémentarité. Enrevanche, « cette justice dans l'échange des services sociaux, j'en aperçois

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clairementlesdeuxconditions: lasociétédoitouvrirà toussesmembreslesbiens sociaux qui sont communicables à tous; elle doit garantir contre lesrisquesquisontévitablesparleseffortsdetous33».Ainsi, une société démocratique pourrait légitimement être une société

inégalitaire,àconditionquelesmoinsbiennantisnesoientpasdesdépendantsprisdansunrapportdetutelle,mais,ditLéonBourgeois,des«semblables34»,solidairement associés dans une œuvre commune. Mieux : une sociétédémocratiquenesauraitréaliserl'égalitédesconditions,carceseraitaraserladifférenciation«organique»,régresseràunsensducollectiffaitdelasimplejuxtaposition mécanique d'éléments similaires. Mais l'État peut et doitintervenirpourque,endépitdecesinégalités,ilsoitfaitjusticeàchacun,àsaplace.

Cesprincipesnouveauxquis'affermissentaveclaIIIeRépubliquevontainsipermettrededépasser laconceptionde la souverainetéde l'individuselon lelibéralisme, et celle de la souveraineté de l'État conçu comme une instanceextérieure capable de reconstruire la société sur des bases nouvelles. Maisavant de déployer l'efficience de cet État, comment le nommer? Questionpréalable,quin'estpasseulementdevocabulaire.Onyvoitcommunément lenoyau de l' « État providence » moderne. Cette appellation me paraît àproscrire,pouraumoinstroisraisons.D'abordparceque l'expressionpostuleunerelationenfaceà faceentreun

État bienfaiteur et des bénéficiaires, réceptacles passifs de ses dons. D'oùl'antiennedetouslescontempteursdel'interventiondel'Étatdénonçantàl'envil'assujettissement, la déresponsabilisation et finalement la veulerie desbénéficiairesdecetteprovidence.Cette interprétationdu rôlede l'État socialnerendpascomptedelapositiondetiersqu'iloccupeentredesgroupesdontles intérêts s'opposent. C'est pourtant ce qui fait la spécificité des modesd'actiondecetÉtat.Ilgèredel'antagonismeetduconflitaumoinsautantqu'ilpacifieoudéresponsabilise.Deuxièmement, l' « État providence » est, dès l'origine, une expression

polémiqueinventéeparlesdétracteursdel'interventionpubliquepourdénoncerce prétendu assujettissement. Cette dénonciation émerge d'ailleurs des deuxcôtésdelascènepolitique.Sauferreur,lapremière,entoutcasunedestoutes

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premièresmentionsdurôleprovidentieldel'Étatentermespéjoratifs,apparaîtdans l'Atelier, où, en décembre 1849, le principal collaborateur du journalouvrier, Corbon, regrette que « plus d'un exploité attend que la Providence,sousformedegouvernement,vienneletirerdubourbiersansaucuneffortdesapart 35 ». Et dans son dernier numéro du 31 juillet 1850, dans une sorte detestamentpolitiqueavantdedisparaître,l'Atelierexhortelesouvriers«àavoirplus de confiance dans leurs propres forces, à compter davantage sur eux-mêmesetmoinssurcettedécevanteProvidencequel'onappellel'État36».Lapointede lacritiqueestd'ailleursdirigéenonpointcontre lesréalisationsdel'État « bourgeois »— et pour cause, car elles n'existent guère alors en cedomaine—,maiscontrelesorientationsdusocialismequivoudraientprendreappui sur l'État pour transformer la condition ouvrière, et trèsvraisemblablement, bien qu'il ne soit pas nommé, contre Louis Blanc. Lacritiquedel'«Étatprovidence»esticiplacéeencontre-positiondanslecadredeladéfensedel'autonomieouvrière.Lamêmecritiqueapparaîtàlamêmeépoquedanslesmilieuxàlarecherche

d'une position réformiste modérée qui reste inscrite dans le cadre desinitiatives volontaires. Les associations libres, les sociétés de secours, trèsbien, mais à condition qu'elles se développent en dehors de toute empriseétatique.AinsiÉmileLaurent,donttouteladoctrinetientenunetimidetentativededépassementdupatronagepar laprévoyancevolontaire37,dénoncecommeun«traitnational»propreàlaFrancelatendanceà«accroîtreoutremesurelesattributionsdel'État,érigéalorsenunesortedeProvidence38».Dans lamêmeveine,ÉmileOllivier, dansunplaidoyerprononcéà laChambre le27avril 1864 en faveur des associations ouvrières, fait remonter l' « Étatprovidence » à la Révolution française, qui, en abolissant tous les corpsintermédiaires, n'a laissé que des individus atomisés devant l'État tout-puissant : « De là sont sortis les excès de la centralisation, l'extensiondémesuréedesdroitssociaux,lesexagérationsdesréformateurssocialistes;delà le procès de Babeuf, la conception de l'État providence, le despotismerévolutionnairesoustoutessesformes.Làtrouvesonoriginelepréjugécontrel'initiativeindividuelle39.»

«L'extensiondémesuréedesdroitssociaux»:oncroitrêver.Cesréférences

effarouchéesàlatoute-puissancedel'Étatprovidencesefontjoureneffet-et

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c'est la troisième raison pour éviter ce terme - à une époque où il n'existesimplementpas.L'Étatprovidenceestuneconstructionidéologiquemontéeparlesadversairesdel'interventiondel'Étatquiétendentàunprétendurôlesocialde l'État un grief peut-être fondé sur les plans administratif et politique. Lediscourssurlerôleexorbitantjouéparl'Étatencesdomainesdepuisl'AncienRégime est à l'époque une constante de la réflexion politique à laquelle descritiques aussi opposés que Tocqueville et Marx ont prêté des accentségalementéloquents40.Or,mêmesionacceptelavaliditédecescritiquessurle rôle administratif et politique de l'État41, son rôle social reste alorsinsignifiant.SouslesecondEmpire,onpeutévaluerà0,3%lapartdurevenunationalaffectéeauxdépensessociales42.C'estplutôtl'absenceoulecaractèretrèstardifd'unrôle«providentiel»del'Étatquidevraitsusciterl'étonnement.Et surtout en France. Jusque bien avant dans le XXe siècle, la protectionsocialeassuméeparl'Étatyresteincommensurablementinférieureàcequ'elleest non seulement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais aussi dans lespaysscandinaves,l'Autriche,lesPays-Bas,etmêmeenRoumanie43.Pour toutes ces raisons, l'expression d' « État providence » véhicule

davantaged'obscurités qu'elle n'apporte de lumières.Elle préjuge desmodesd'actiondel'Étatdansledomainesocial,quirestentàanalyser,etdelanaturedeseseffetsqui,ainsipréconçus,nesauraientmanquerd'êtrepervers.Onluipréféreradoncsystématiquementl'expression«Étatsocial»,neutreaudépartet dont on s'efforcera de dégager le contenu à travers l'ensemble desinterventionsqu'ildéploie.Enfait,sionnecraignaituncontresensouunprocèsd'intention, l'expression «État national-social » serait la plus adéquate44. Lemode de constitution et le cadre d'exercice de l'État social sont en effet,profondément,l'État-nation.Iln'enrésultepasseulementunecertainedisparitédes politiques sociales nationales en fonction des différences de traditionsculturellesetpolitiquesentrelesyays45.Plusprofondément,onpeutinterpréterlapolitiquedel'Etatsocialcommeunemobilisationd'unepartiedesressourcesd'unenationpourassurersacohésioninterne,différenteetcomplémentairedesapolitiqueétrangèrecommandéeparl'exigencededéfendresaplacedansle« concert des nations 46 ». Il faudra y revenir, mais on voit déjà que cetteinscriptiondel'Étatsocialdanslaréalitéd'unÉtat-nationsoulèvededifficilesquestions.Quellepeutêtre,parexemple, l' «Europe sociale»aujourd'hui siles politiques sociales ont toujours été historiquement l'émanation des Etats-nations47?Etlagravitédelasituationactuelleenmatièredeprotectionsociale

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ne tient-elle pas dans une large mesure au débordement des États-nationsdevantlamondialisationdel'économieetdumarchédutravail?Maisquoiqu'ilensoitdecesdifficultésactuelles,ilestclairqu'unetellefonctiondepolitiqueintérieure de l'État-nation n'a rien de commun avec une fonction«providentielle».

Laquestiondel'obligation

En quoi donc a consisté le système de protection, noyau d'une premièreformed'ÉtatsocialdéployéenFranceàlafinduXIXesièclejusqu'auxannées1930? Henri Hatzfeld a parfaitement cadré les enjeux des débatsparlementairesàtraverslesquelsl'Étatrépublicainapromuledroitausecourset une première série de mesures d'assurance sociale48. En premier lieu, laforce, l'acharnement avec lesquels persiste l' « objection libérale ».Dix-huitansentreledépôtdupremierprojet(1880)etlevotedelaloisurlesaccidentsdu travail (1898); vingt ans pour élaborer la première loi sur les retraitesouvrièresetpaysannesquiaccouchera,oupeus'enfaut,d'unesouris49.Àcettedate(1910),nosgrandsrivauxdel'époque,lesAllemands,disposentdepuisunquart de siècle d'un système d'assurances qui couvre la majorité destravailleurscontre lesrisquesde lamaladie,de l'accidentetde lavieillesse.Les Anglais ont une assurance chômage, qui devra attendre... 1958 pours'imposerenFrance.Aucuneraisondoncdeglorifierun«modèlefrançais».En revanche, rappeler la lente promotion de ces dispositifs est hautementinstructifpourprendrelamesuredesobstaclesqu'adûaffronterl'Étatsocial:loin d'incarner une souveraineté politique, il se promeut en contournant desforceshostiles,ouennégociantavecellesdescompromis.

Unepremièresériedemesuresreconnaîtundroitausoinpour lesmalades

indigents(loisurl'aidemédicalegratuitede1893),undroitausecourspourlesvieillardsindigentsetlesinvalides(1905).Onpeutajouteruneloide1913enfaveurdesfamillesnombreusesetnécessiteuses,bienquesoninspirationsoitquelquepeudifférente50.Cettelégislationreprésenteuneapplicationminimaledela«dette»solidariste,puisqu'ils'agitd'accorderdesconditionsdesurvie,égalementminimales,àdesindigentsqui,enrèglegénérale,nepeuventpasounepeuvent plus travailler.Car, unenouvelle fois, l'antique clivage capables-

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incapablesdetravaillerconstituelaprincipalelignedepartageentreceuxquirelèvent des secours et les autres. Encore cette dette, que le Comité demendicitédisaitdéjà«inviolableetsacrée»etquiavaitétéréactivéeparlepréambule de la Constitution de 1848, ne s'est-elle pas imposée sansdifficultés.L' «objection libérale» s'est à nouveaumobilisée, enparticuliercontre la loi de190551, en agitant comme toujours le spectre de la « charitélégale»:

Dansunpaysvéritablementlibre,lerôledel'Étatdevraitseborner,àtrèspeudechosesprès,auxfonctionspourlesquellesilaétécréé,c'est-à-direàassurerlapaixextérieureetintérieure,leresten'estpasdesondomaine,etj'estimeenparticulierquetouslesproblèmesconcernantl'assistancepubliqueseraientrésolusd'unemanièrebeaucoupplussatisfaisante,etenmêmetempsbeaucoupmoinsonéreuse,sileurrésolutionétaitabandonnéeauxpetitescollectivités,c'est-à-direauxcommunesetauxdépartementsetsurtoutàl'initiativedesassociationsetdesparticuliers52.Notons toutefois le « à très peu de choses près ». Le libéralisme peut

accepter quelques exceptions à l'interdit d'État dans certains cas trèsspécifiquescorrespondantàdessituationsdedénuementsansautrealternativedepriseencharge.AinsiEdmondVilley,libéralconvaincuquis'opposeraavecacharnementàtouteformed'assuranceobligatoire,déclare:«L'interventiondel'Étatest légitime,enprincipe, toutes les foisqu'il s'agitde laprotectiondesincapables53.»Les«incapables»:cettecatégoriecorrespondàcequenousavonsappeléla«handicapologie».Parcequ'ils'agitdepopulationsexcluesdefait de toute participation aux échanges productifs, leur prise en charge parl'Étatnerisquepasd'avoird'incidencessurleplanéconomique54,Aussifaut-ilnuancerlejugementdeJeanJaurèslorsdeladiscussiondela

loisurl'assistanceobligatoireauxvieillardsindigents:«Quelleesteneffetlapenséedelaloi?C'estdesubstitueràl'arbitrairedel'aumônelacertituded'un

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droit55.»Sansdoute,maisàconditiond'ajoutertroiscorrectifs:premièrement,avant la loi etdepuisdes siècles, lapriseenchargedeceuxqui, comme lesvieillardsindigents,relèventdel'«incapacité»oudela«handicapologie»aétéleplussouventassuréedefaitparlesformesdeprotectionrapprochéequirésultentdeladomiciliation(cf.chap. i).Ils'agitdoncplutôtdupassaged'unquasi-droitàundroiteffectif,différencenonnégligeable,maisnereprésentantpasuneinnovationbouleversante.D'autant que, deuxièmement, ce droit est soumis à des conditions de

ressources très strictes, et son octroi dépend de contrôles administratifs :l'indigent doit apporter la preuvequ'il est « démuni de ressources », c'est-à-direexhiberlessignesdesonmalheur.Ilestmoinsunayantdroit,ausensfortdu terme, qu'un bénéficiaire potentiel, soumis à l'examen d'une instanceadministrative56.Lepassagedel'assistanceàunstatutdedroitneparvientpasàeffacertotalementlestigmateattachéàl'indigence.Ilneparvientpasnonpluscomplètementàdélocaliser,ousil'onpréfèreàuniversaliserledroit:l'octroidudroitausecoursdépendd'uneexpertisemenéesurleplanlocal57.Enfin,ilfautsoulignerlecaractèreextraordinairementrestrictifdescritères

auxquels doivent satisfaire les bénéficiaires de ce droit. Henri Monod,directeur de l'Assistance publique, dont on s'attendrait à ce titre qu'il militepour étendre la juridiction de son institution, déclare ainsi en 1889 :«L'Assistancepubliqueestdue,àdéfautd'autreassistance,àl'indigentquisetrouve, temporairement ou définitivement, dans l'impossibilité physique depourvoir à ses besoins58. » Non seulement le principe traditionnel de lahandicapologie—«l'impossibilitéphysiquedepourvoiràsesbesoins»—estréaffirmé avec force,mais les secours publics ne sont un droit « qu'à défautd'autre assistance », familiale ou privée. Du côté de la famille, c'est lapersistancede l' «obligationalimentaire» (réitéréeencoreen1953, lorsquel'assistance est rebaptisée « aide sociale »), qui ouvre sur une casuistiquerestrictive de l'application du droit. La possibilité de recourir aux secoursprivés montre également que, en dépit d'un anticléricalisme de principe,l'assistance sous la IIIe République va en fait très bien s'accommoder del'existencedesœuvresprivées.Lescongrèsdel'assistancevontménagercettecollaborationdupublicetduprivé,quiaaumoinsl'avantaged'économiserlesdeniers publics59. On est en deçà des principes élaborés par le Comité demendicitéetmisenœuvreparlaConvention,lareconnaissancedecette«detteinviolable et sacrée » de la nation qu'il incombait à la puissance publique

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d'assumerdeboutenbout,enexcluantlesœuvresprivéesafinqueledevoirdesecourirlesmalheureux«nepuisseêtreaviliniparlenomniparlecaractèredel'aumône60».Lesgrandsprincipesdelasolidaritérépublicainen'ontdoncpas,ici,innové

beaucoup. Ils ont plutôt donné une plus grande cohérence et une meilleurelisibilitéàdespratiquesquiétaientparvenuespeuouprouàs'imposersurunmodeplusempirique.Maisc'estaussiqueceproblèmede l'assistance, s'il aété symboliquement surdéterminé,ne représentepasunenjeu stratégique.Lespopulations qu'il concerne sont relativement bien délimitées. Surtout, ellesrecoupent différentes catégories de hors-travail, quasi exclus de fait d'uneparticipationactiveàlaviesociale.Leurpriseenchargeparunepolitiquedesecourspeutenfairedesindigentsintégrés.Ellenechangepasgrand-choseàl'équilibred'ensemblede la société.Laquestion socialene seposepas sousuneformeaiguëàceniveau.

Elle se pose en revanche sur le plan de la vulnérabilité de masse quereprésentel'insécuritéouvrière.C'estleproblèmedustatutdelamajoritédessalariés, formuléd'abordà travers lepaupérismeetquiseperpétueà traversl'instabilité de l'emploi, l'arbitraire patronal, les bas salaires, l'insécurité dutravail,lamisèredesvieuxtravailleurs.Leproblème,ici,changed'échelle.

Quelleestlaclasseàlaquelleappartientleplusgrandnombredepersonnesquis'adressentàl'assistanceetàlabienfaisancepublique?Évidemmentleplusgrandnombredesouffrancesdansl'arméedelamisèreestdonnéparlaclassedesouvriersetdeslaboureurs.Quellessontlescausesprincipalesparlesquelleslaclassedesouvriersetdeslaboureurssetrouveplusquelesautresdansunétatdemisère?Laplupartdecescausessontdonnéesparlesconditionséconomiquesparticulièresàcetteclasse61.

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Au début du siècle, un vif débat s'est engagé sur ce point : assistance ouassurance?Apartirdumomentoùl'onreconnaîtquelamisèrerenvoiepourunebonne part à la problématique du travail, l'assistance peut-elle constituer laréponse adéquate à cette misère travailleuse? Tout se passe comme si laréflexion sur ce problème, y compris celle des républicains, et même decertainssocialistes,avaithésitéentredeuxoptions:élargir l'assistancepourprendre en charge l'ensemble des misérables privés de ressources, ou bienimposer l'obligation d'assurance à tous ceux dont les ressources sont tellesqu'ilsrisquent,encasd'accident,demaladieoupendantleurvieillesse,d'êtreincapablesdesubvenireux-mêmesàleursbesoins.Dans un premier temps, les républicains « opportunistes joueront

l'assistance.Endonnantàl'expression«privéderessources»unesignificationplusextensivequel'incapacitéphysiquedetravailler,ilstententd'yinclurelafrange inférieure de la classe ouvrière62. Un système généralisé d'assistanceséduitégalementdessocialistes«indépendants».Particulièrementsignificatifest à cet égard le débat qui oppose à la Chambre des députés, en 1905,Alexandre Mirman et Jean Jaurès. Mirman défend un projet de solidariténationalefinancéparl'impôtetcapabled'assisterl'ensembledelapopulation,salariés et non-salariés, dans le besoin - un revenuminimum avant la lettre.Jaurèsvoitlepièged'unelégislationuniquementassistantiellequilimiteraitlessecours aux catégories les plus démunies et interdirait de développer unelégislationsocialeenfaveurdessalariés.Ilformuleàcetteoccasionl'ambitionquereprendrontlesfondateursdelaSécuritésocialeaprèslaSecondeGuerremondiale:«Nousaussirêvonsàcetteunitédelalégislation;noussommessûrsqu'unjourc'estl'organisationgénéraleetsystématiquedel'assuranceétendueàtouslesrisquesquisesubstitueraàl'assistance63.»Enattendant,ilnefautpasse tromper de priorité. Généraliser l'assistance, ce serait accroître ladépendancedupeuple.Promouvoir l'assuranceà laquelle l'ouvrieraccèdeenpayantsescotisations,c'estfaire,commeJaurèsledisaitdéjàendéfendanten1895laretraitedesmineurs,«qu'iln'yaitpluslàcommeuneorganisationdecharité,mais comme la reconnaissance du droit sanctionnée par un sacrificeégal64».Cependant tout le monde n'a pas la lucidité de Jaurès. Tout le monde ne

partage pas non plus son souci de promouvoir l'émancipation ouvrière.Maismême en mettant entre parenthèses cet intérêt « de classe », l'hésitation quis'exprime au tournant du siècle est parfaitement compréhensible. Avec

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l'assistance,onsaitàquois'entenir:lestechniquesassistantiellessontrodéesdepuis plusieurs siècles, il suffirait d'étendre leur juridiction (et aussi definancer leur extension, ce qui va moins de soi). L'assurance, en revanche,mobilise une tout autre technologie d'intervention, susceptible d'applicationsnouvelles et quasi infinies. Si l'imposition de l'assurance obligatoire varencontrerdetellesrésistances,c'estqueletypedeprotectionqu'ellepromeutest inédit, et qu'elle touche d'autres populations que celle des assistéstraditionnels. L'enjeu n'est rien de moins que l'émergence d'une nouvellefonctiondel'État,d'unenouvelleformededroitetd'unenouvelleconceptiondelapropriété.Enjeuqu'enpesantlesensdesmotsonestendroitdequalifierdeproprement révolutionnaire : l'assurance obligatoire va opérer dans laconditiondessalariésunerévolutiontranquille.

Ici, pourtant, on ne part pas non plus de rien. Mais le caractère des

réalisations antérieures est davantage de nature à obscurcir le débat qu'à leclarifier.Souslaformedessociétésdesecours,lesassociationsfondéesenvuedecouvrirdesrisquesontdéjàportédegrandesespérances(cf.chapitrev).Lecourantphilanthropiqueyavuunmoyenprivilégiédemoraliserles«classesinférieures».Unepartiedupatronatindustrielenafaitl'instrumentprivilégiéd'unepolitiquede fidélisationde lamain-d'oeuvreouvrière.Maiscesusagesde l'assurance restaient, ou prétendaient rester compatibles avec les deuxstratégiesprincipalesdupatronage:lasurveillanceet/oul'encadrementparlapolice et les notables; la territorialisation de la main-d'œuvre que cesavantagessociauxavantlalettrecontribuaientàfixer.Non sans ambiguïtés cependant.Obsédés par la peur de voir ces sociétés

servirdesupportàunmilitantismesyndicaloupolitique,lesnotablesontsansdoutesous-estiméundangerplusprofond:mêmepacifiques,ellesdéveloppentune forme d'organisation incompatible avec le mode de subordination ducomplexe tutélaire65. Elles instituent en effet des relations horizontales entreleurs membres, à l'opposé de la structure verticale du « gouvernement desmeilleurs».Lamutuelleproposeunmoded'existenceducollectifquin'estpascimentéparladépendancehiérarchique.Parsastructuremême,elleporteainsiun germe d'organisation démocratique. Le lien social tient en un systèmed'interrelations indépendantes d'une sujétion morale, et différentes aussi deséchanges économiques commandés par les lois du marché. C'est déjà leprincipedesolidaritéquiunitlesmembresd'unemutuelle.Ilsepourraitdonc

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qu'en encourageant ces structures fondées sur la réciprocité les tenants d'unordretutélaireaientnourriunserpentenleursein.Une seconde ambiguïté mine la représentation que se font les « gens de

bien»durôledesmutuelles.Enadmettantmêmequ'ellessoientcesécolesderelèvement du peuple qu'ils préconisent66, quel public vont-elles capter?Seulementlesbonsouvriers.Ceuxquisontdéjàassezmoraux,entoutcasdéjàassezattirésparlebien,poursouhaiterfréquenterdesgensdebien;ceuxaussiqui peuvent cotiser, c'est-à-dire ceux que leur salaire place au-dessus de lanécessitédevivre«aujourlajournée»etàquiilpermetd'anticiperl'avenir.Ni lesplusmisérables,ninonplus lesmauvaisespritsqui refusentdecroireque leur salut passe par le rapprochement avec les maîtres, c'est-à-direprécisément tous ceux qui auraient le plus besoin d'être moralisés. Au lieud'être unmoyen généralisé de relèvement du peuple, le développement de laprévoyance volontaire risque ainsi de creuser le fossé entre les « bons »ouvriersetles«mauvaispauvres».L'évolutiondurecrutementdessociétésdesecoursmutuelssembleconfirmer

cediagnosticpessimiste.Nesoyonspasdupesdel'augmentationdunombredesadhérents (modérée d'ailleurs, et bien inférieure à l'audience des friendlysocieties anglaises).Alorsqu'elles étaient à l'originedes sociétéspopulairesnées dans la tradition des métiers et du compagnonnage, les mutuelles«s'embourgeoisent»progressivementenattirant les seulsouvriersdignesdefréquenterlesnotables.Ledéveloppementdusyndicalismeaprès1884creuseencore le fossé entre un mouvement ouvrier organisé, dominé par lesorientations révolutionnaires, et un mutualisme politiquement très modéré etdont la collaboration entre les classes est l'objectif avoué67. En tout état decause,lesfrangeslesplusmisérablesetlesfrangespolitiquementavancéesduprolétariat (ces deux catégories ne se superposent pas nécessairement)échappentàl'entreprisedelamutualitévolontaire68.On conçoit donc que le passage à l'obligation représente un véritable

changement de paradigme, à la fois par rapport à la problématique del'assistanceetparrapportàcelledelaprévoyancevolontaire.Comments'est-ilimposé?

Ilafallutoutd'abordquesedesserrelentementleliennouétoutaulongdu292

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XIXesiècleentrel'assuranceetlepatronage.Verslafindusièclecependant,uncertain nombre de données nouvelles fragilisent ce montage. C'est d'abordl'oppositionouvrièrecroissanteàl'hégémoniedupatronatsurlescaissesqu'ilafondéespoursespropresfinsetdontilveutgarderlecontrôle.Onanotéque,dèslafindusecondEmpire,desgrèvess'étaientdéclenchéessurcettequestiondu contrôle des caisses. L'opposition ouvrière est entretenue par l'arbitraire,voirelamalhonnêtetédecertainspatronsdanslagestiondecescaisses.Dansla vaste synthèse qu'il consacre à cette question Joseph Lefort, pourtantfavorable aux thèses patronales, fait état de pratiques fréquentes, telsl'utilisationdesfondsdesecourspourlefinancementdesentreprisesetmêmelerenvoiarbitraired'ouvriers,licenciéssansindemnisationaprèsunetrentained'annéesdebonsetloyauxservices,justeavantl'âgedelaretraite,pouréviterd'avoiràleurverserunepension69.Plus grave, ou plus spectaculaire, des faillites d'entreprises entraînent la

faillite des caisses, et les ouvriers sont spoliés de leurs cotisations.C'est lecas, à la fin des années 1880, de laCompagnieminière de Terrenoire et duComptoir d'escompte de Paris. La publicité donnée à ces affaires conduit àimposer le contrôle de la puissance publique. Une loi votée en 1895 faitobligation de déposer les cotisations ouvrières à la Caisse des dépôts etconsignationsoudansdescaissesagrééesparl'administration70.Enfinlepatronatlui-mêmetransgressesouventleprincipeduvolontariat,qui

est censé assurer la valeurmoralisatrice de ce type d'épargne. Des retenuesobligatoires sur les salaires assurent fréquemment, avec la participationpatronale, le financement des caisses. Mieux : avant la fin du siècle, deuxgrandstypesd'entreprises,lesminesetlescheminsdefer,viventpratiquementsous le régime de l'assurance retraite obligatoire71. Cet état de chose peuts'expliquer par des spécificités propres à ces entreprises : ce sont desconcessions d'État, le danger et la dureté du travail pour les mineurs, desexigences spéciales de régularité et de ponctualité pour les cheminots, ontconduitàmultiplier les«avantagessociaux»,dont les retraites,pour fixer lamain-d'œuvre.Maissiquasi-obligationdefaitilya,pourquoinedeviendrait-ellepasgarantieparl'État,aulieudedépendredel'arbitrairepatronal?C'estce que revendiquent en particulier lesmineurs. Ils obtiennent satisfaction en1894.La loi votée le 29 juin fait de la retraiteundroit. Elle est financée àparité par les cotisations ouvrières et patronales et a le caractère d'uneobligationlégaleàlaquelleemployeursetemployéssontégalementsoumis.La

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structure des « assurances sociales » est ainsi en place avant la fin duXIXe

siècle. Pourquoi cesmesures ne seraient-elles pas étendues à l'ensemble dessalariés?C'est l'esprit duprojet de loi sur les retraitesouvrières et paysannes, dont

une première version a été déposée à la Chambre dès 1890. Il va falloirpourtantencorevingtannées,marquéespardesdébatsacharnésauParlementethorsduParlement,avantqu'iln'aboutisse,sousuneformeédulcorée,en1910.C'est d'abord que, d'un point de vue quantitatif, il représente un changementd'échelle : il s'agirait de passer de quelques centaines de milliers debénéficiairesdelaretraiteà7millionsdesalariés72.Maiscetteextensionposesurtoutunproblèmedeprincipe.JosephLefort,dontl'ouvrageestcouronnéen1906 par l'Académie des sciences morales et politiques, exprime assezexactementlapositiondesopposants:

Silaquestiondesretraitesseposed'unefaçonimpérieusepourlesouvriersdel'industrieprivée,elledoitêtrerésolueparlaliberté,parl'initiativeindividuelle,parl'associationsoussesformesmultiplesmaissifécondes,parlegroupementdetouteslesbonnesvolontés.L'expériencedecequisepratiqueàl'étrangern'apuquenousconfirmerdanscetteconvictionqu'unrégimebasésurl'obligationetsurl'interventiondel'ÉtatseraitenoppositionaveclasituationéconomiquedelaFrance,aveclestraditionsdesarace,nonmoinsqu'aveclestendancesquidoiventdominerdansunesociétédémocratique73.Entendonsbienquecen'estpasleprincipedelaretraitequiestenquestion.

Celle-ci s'impose « d'une façon impérieuse » en raison de la conditionmisérable des vieux travailleurs, dont lamajorité est condamnée à travaillerjusqu'àlamort,ouàdépendredel'aidefamilialeoudel'assistance.Maisellerelève de la prévoyance volontaire. L'argumentation reste celle de la

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philanthropieduXIXesiècle:«C'estdoncavanttoutàl'éducationmoralequ'ilconvientdes'attacher.»Lamodicitédessalairesouvriersnedispensepasdel'effort.L'épargnevolontaireesttoujourspossible«àraisondelamerveilleuseélasticité des besoins à la fois indéfiniment extensibles et indéfinimentcompressibles74».Sous cette vulgate un peu plate et obsessionnellement répétitive se profile

une distinction essentielle, qui clive la population ouvrière en fonction d'uncritère moral. Tombent dans l'assistance ceux dont l' « insouciance », la« légèreté », le « défaut de sobriété », etc., découragent les entreprises derelèvement. Accèdent à l'autonomie ceux qui sont capables de prévoyancevolontaire.ÉmileCheyssonformulecettedistinctionavecunecertainebrutalitéensoulignant

l'avantagemoraletsocialdeséparerl'assistancedelaprévoyanceetdedistinguernettementleshommesdeboutetleshommestombésqu'onnegagneraitrienàconfondredansunemêmeorganisation.Unefoisrassurésurcesderniers,lelégislateursesentplusàl'aisepourinstituerletraitementqu'ilconvientàlaclientèlesobre,capabled'épargneetd'initiativeprivée,aulieud'abaisserlessolutionslégalesauniveaudel'imprévoyanceoudeschutesquiappellentlatutelledessecours.Ilconcilieainsilerespectqu'ildoitàl'associationlibreetàl'effortpersonnel75.On peut donc octroyer l'assistance aux « hommes tombés », aux

« incapables ». En aucun cas on ne peut instituer un droit à l'assurance. Ceserait, dit Cheysson, « abaisser les solutions légales ». Expression un peucurieuse,mais qu'il faut entendre ainsi : le droit doit continuer à réguler lesrelations entre des hommes responsables. À la rigueur, il est possibled'accordercedroitdesecondezonequ'estledroitausecoursàdespopulationsd'incapables soigneusement circonscrites. Ce peut même être tactiquementhabiledanslamesureoù,«rassurésurcesderniers»,lelégislateurseraplusà

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l'aisepours'opposeraudroitàl'assurance.Cetteintentionaétéexplicitementcelledenombreuxlibérauxquisesontralliésàlaloide1905surlessecoursauxvieillards indigents : «Nous allons faire une loi d'assistancequi, j'en ail'absolue conviction, nous permettra d'éviter l'obligation dans les retraitesouvrières76. » Le droit au secours est ainsi pensé dans son opposition àl'obligationd'assurance,commeungarde-fouàl'extensiondecettedernière.Enclair,celasignifiequ'undroitsocial,sil'onpeutvéritablementparlerdedroitàproposdudroitausecours,n'estlégitimeques'ilconcerneceuxquisontdéjàquasi dans le hors-social, dans cette zone d'assistance coupée des circuitsd'échangesentre individusautonomes.Ledroitnedoitpas toucher lazonedevulnérabilité,celledelaprécaritédutravail,desinsuffisancesdelaconditionsalariale.Quineveutpas«tomber»danslamisèreetladépendancedoitsedéfendreparsespropresmoyens.Iln'yapasderesponsabilitécollectivefaceauxmalheurs qui tiennent à la conditiongénérale dupeuple.Oupour le direautrement : l'intervention de la puissance publique n'est légitime que pourprendre en charge ces cas limites, atypiques par rapport à la conditiontravailleuse,quirelèventdel'assistance.

Ainsi,endépitdesamodération,laposition«solidariste»appartientbienà

unautreregistredepensée.Elleconsisteàmobiliserledroitpourunecertaineredistributiondes biens sociaux et une certaine réductiondes inégalités.Elleimpose lanotiond'ayantdroit au sens fortdumot. Jaurès levoitbienainsi :«Danslaretraite,dansl'assurance,l'ayantdroit,eût-ildesmillions,àl'heureoùlaloimarquel'échéancedesaretraite,ill'aurasansdiscuteravecpersonne,avec une certitude absolue77. » Ainsi Jaurès et la majorité des députéssocialistes s'allient-ils aux « républicains de progrès », rendant possible levotedelaloisurlesretraitesouvrièresetpaysannes.PourJaurèsetsesamis,l'obligationd'assurancereste inscritedans lesstructuresducapitalisme.Maisdu moins préserve-t-elle la dignité du travailleur. Elle donne une certainesécuritéàlaclasseouvrièretoutenrespectantsonautonomie,àladifférencedupatronage.Un tel résultat, si laborieusement acquis,peutparaître assezdérisoire.Les

pensions de retraite étaient à peine supérieures à l'allocation pour vieillardsindigentsvotéeen1905.De surcroît, àpeine le cinquièmedes7millionsdebénéficiaires potentiels furent effectivement couverts par la retraite, et leprincipedel'obligationlui-mêmefutbientôtcontourné78.Enyajoutantlaloide

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1898surlesaccidentsdutravailetlesdifférentesloisquiouvrentundroitausecoursàcertainescatégoriesd'indigentsincapablesdetravailler,onapourtantlà l'essentiel de la législation de protection sociale des quarante années derégime républicain qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Bilan trèsmince,àcoupsûr,ducôtédesréalisationspratiques.NumaMurardaraisondedire:«OnpeutpenserqueleXIXesiècle,jusqu'en1914,n'aproduitquedesdiscours79. » Mais à condition d'ajouter que ces « discours » vont rendrepossibleunerestructurationdel'ordrejuridique,etsurtoutdesrelationsentrelepatrimoine et le travail, qui représente la grandemutation duXXe siècle enmatièredepolitiquessociales.

Lapropriétéouletravail

Desouvragesrécentsontmontrélerôlefondamentaljouéparlatechnologieassurantiellepour recomposer la sphèredudroit80. En dissociant l'obligationlégaledelaresponsabilitéindividuelle,ledroitsocialpeutprendreencomptela socialisation des intérêts, conséquence de la solidarité unissant lesdifférentespartiesducorpssocial. Ilyaainsiunbranchementdirectentre laconception de la société comme ensemble de parties interdépendantes et unmode pratique d'intervention sur cette société, la technologie assurantielle.L'assurance actualise unmodèle de solidarité, même si les actionnaires n'ensont pas conscients. Un travailleur ne prend pas une assurance pour êtresolidaire des autres cotisants, mais il l'est. Son intérêt dépend de celui desautresmembresducollectifforméparlesassurés,etréciproquement.Unrisqueindividuel est « couvert » par le fait qu'il est assuré dans le cadre d'uneparticipationàungroupe.Laportéefondamentalementinnovantedecerecoursàl'assurancetientàce

qu'ellefournitunematriceopératoirepouvantêtreappliquéeàunnombrequasiinfinidesituations.End'autrestermes,leprincipedelacouverturedurisquenedépend pas de la nature du risque couvert. On peut être « couvert » contrel'accident,l'incendie,lagrêleoulesinondations,maisaussi—etsurtout—lamaladie,lechômage,lavieillesse,lamortpeuventêtreassimilésàdesrisques.Ce sont des aléas plus ou moins probables, ou dont il est plus ou moinsprobable qu'ils surviennent à tel ou tel moment, et ces occurrences sontcalculables.Laviesocialeestainsi,dumoinstendanciellement,assimilableàun certain nombre de risques (sociaux). Être couvert contre l'ensemble des

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risques,ceseraitêtredanslasécuritétotale.Quepeutfairel'Étatdevantunteléventaildepossibilités81?Nonpointsans

doutecouvrirtouslesrisques,encorequelatentationpuisseêtregrandedeleluidemander.Maisparrapportàsonrôlede«gérantdesintérêtscollectifs»,pour reprendre la formule de Dupont-White, il en est de particulièrementimportants, ou de particulièrement significatifs, parce qu'ils ont desimplicationssur l'intérêtcollectifetmenacentà la limite lacohésionsociale.Parexemple,l'accidentdutravailn'estpasseulementunévénementmalheureuxquiarriveàunouvrier.C'estaussiunfaitdesociétédontlesreprésentantsdel'intérêt général peuvent se demander s'il est acceptable, à quel coût, sousquelle forme : s'il est gérable le plus rationnellement possible au nom del'intérêtcommun.Certainsindividussontparticulièrementexposésauxrisques,alors que leur travail représente un intérêt pour tous. La solidarité,l'interdépendanceentrelespartiesdutoutsocial,légitimequ'illeursoitménagédescompensations.L'impactpersonnelde l'accidentn'estque laconséquenced'une pratique d'utilité collective. Dédommager les victimes ou leur famillen'estquejustice,ausensqueprendlajusticesocialeàpartirdelanécessitédemaintenirlasolidaritédelasociété82.Demême,lavieillessedoitêtreassuréeparcequ'ilest justequ'un travailleurayantuséses forcespouruneentreprised'intérêtcollectifsoitgarantidubesoin,etc.

Cesimplicationsontétédégagéesavecassezdeforcepourqu'ilsoitinutile

d'insister là-dessus à nouveau. Par contre, il y a une autre implication de lapromotiondel'assurance,aumoinsaussiimportantequelamutationdel'ordrejuridique, et qui a été davantage laissée en friche après les intuitionsfondatricesénoncéesparHenriHatzfeldilyaplusdevingtans.Ils'agitd'unemutation de la propriété elle-même, la fondation d'un type de propriétésociale qui n'a pas de précédents historiques, bien qu'elle ait une genèsehistorique.Car un paradoxe doit retenir l'attention, qui marque l'insuffisance des

réflexionssurl'assurancecentréessursesimplicationsjuridiques.L'assuranceest une technologie universaliste. Elle ouvre la voie à une « sociétéassurantielle»,commeleditFrançoisEwald,danslaquelle,tendanciellementdumoins, l'ensembledesrisquessociauxpourraientêtrecouverts.C'estaussiunetechnologie«démocratique»encesensquetouslesassurésoccupentune

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position homologue et interchangeable dans un collectif.Cependant - c'est leparadoxe à prendre au sérieux—, les premières applications de l'assuranceobligatoire ont été limitées aux catégories de la population menacées dedéchéancesociale.Lerisquecouvertsousdifférentesformes—del'accidentdutravail,delamaladie,delavieillessedémunie—estenfaitlerisqued'unbasculementd'unesituationvulnérableàunesituationmisérable:lerisquequel'accident ou lamaladie rompe l'équilibre précaire dubudget ouvrier, que lavieillesse saisisse un salarié usé et sans ressources, etc. Le chassé-croiséévoquéprécédemmentdanslesdiscussionsportantsur l'obligationdesecoursaux indigents et celles concernant l'obligation de retraites aux salariés del'industrie et de l'agriculture l'amontré : certains consentent à l'obligationdesecourir les indigents pour éviter l'obligationde la retraite pour les salariés.Lesautresdoiventserésigneràuneformulederetraitesouvrièresetpaysannesàpeineplussatisfaisantequ'undroitauxsecourspourlesindigents83.Toutsepasseainsi,dansunpremiertemps,commesil'assuranceavaitjoué

commeunanalogondel'assistance.Enclair,celasignifiequesontobligésdes'assurerceuxquirisqueraientdedevoirêtreassistés.Au-dessusd'unplafondde revenus, l'assurance reste facultative. Les catégories sociales que leursressources, qu'il s'agisse d'un salaire élevé ou d'un patrimoine, paraissentmettreàl'abridubesoinéchappentàl'assuranceobligatoire.Lespremièresloisd'assuranceentérinentdoncunelignedepartageentrelespositionsinférieuresdans la structure sociale, qui doivent être collectivement assurées, et lespositions supérieures, pour lesquelles la sécurité dépend de leurs propresressources,àsavoirdeleursbienspropres,deleurspropriétésprivées.Ainsi,àsesdébuts,l'assuranceobligatoireestbienéloignéedepromouvoir

unesécuritégénéralisée.Elleneproduitpasunerupturecomplèteparrapportàlasituationantérieure,nin'entraîneunbasculementdansunnouveaurégimederationalité84.Elleproposeunnouveauparadigmepourgérer lesantagonismessociaux, dont lamise enœuvre va dépendre de conditions socio-historiquescomplexes. Ce constat soulève deux problèmes difficiles. Pourquoi dans unpremier temps l'assurance, technologie universaliste, reste-t-elle applicableseulementàlapriseenchargedesituationsparticulièresencorecaractériséesparleurindignitésociale?Deuxièmement,quellesconditionsluiontpermisdepasser d'un universalisme formel à un universalisme qui s'est incarné endevenant la matrice d'une société assurantielle? (Avec, à l'arrière-plan, unetroisième question au centre de la conjoncture contemporaine : quelles

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conditionsont-ellesdéstabilisé l'universalismede lacouvertureassurantielle,nous plaçant à nouveau aujourd'hui face au risque généralisé de l'insécuritésociale?)Pouraffrontercesquestions,laréflexiondoitprendreencomptelesrelations

nouvellesquisenouentaudébutduXXesiècleentretravail(salariat),sécuritéet propriété. Les premiers bénéficiaires de l'assurance n'ont que leur travailpour survivre. Ce sont les prolétaires placés en dehors de l'ordre de lapropriété. Ils incarnent l'opposition de la propriété et du travail, qui s'estdepuis toujours traduite par l'opposition de la sécurité et de l'insécurité.Assurer ces non-propriétaires ne va pas seulement changer la relation dutravailetdelasécurité,maisaussilesrelationsdelapropriétéetdutravail.Onsuivra lavoieouverteparHenriHatzfeld lorsqu'ilproposedesaisir« ladifficile mutation de la sécurité-propriété à la sécurité-droit 85 ». Mais onvoudrait aussi montrer que ce passage marque la première étape d'unbasculementquivameneràla«sociétésalariale»moderne:unesociétédanslaquelle l'identité sociale se fonde sur le travail salarié plutôt que sur lapropriété.

CharlesGidedéclareen1902:«Encequiconcernelaclassepossédante,la

propriété constitue une institution sociale qui rend les autres à peu prèssuperflues86.»C'estacontrarioplacertoutledomainedusocialdansl'espaced'unmanque,lemanquedepropriété.Et,defait,jusqu'àcettedate(1902),laplupartdesréalisations«sociales»évoquéesauchapitreprécédentontbiencecaractère d'ersatz tentant de compenser tant bien que mal, et plutôt mal quebien,l'absenced'autonomie,autonomiequedonneseulelapropriété.Làrésidele nœud de la question sociale : la plupart des travailleurs sont au mieuxvulnérables et souvent misérables tant qu'ils restent privés des protectionsattachéesà lapropriété.Maisposéeences termes,c'est-à-diredans lecadred'une opposition absolue travail-propriété, cette question reste insoluble. Lareformulation de la question sociale va consister non pas à abolir cetteopposition propriétaire-non propriétaire87, mais à la redéfinir, c'est-à-dire àjuxtaposer à la propriété privée un autre type de propriété, la propriétésociale,de sorteque l'onpuisse resterendehorsde lapropriétéprivée sansêtreenmanquedesécurité.Ils'agitbiend'unchangementderegistre.Lasécuritésocialeprocèded'une

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sortede transfertdepropriété par lamédiation du travail et sous l'égide del'Etat. Sécurité et travail vont devenir substantiellement liés parce que, dansunesociétéquiseréorganiseautourdusalariat,c'estlestatutdonnéautravailqui produit l'homologue moderne des protections traditionnellement assuréespar la propriété. C'est l'aboutissement d'un très long parcours dont il fautmaintenant prendre la peine de marquer les étapes, car c'est bien de cettehistoirequenoussommesaujourd'hui,ausensfortdumot,leshéritiers.Dès l'époque révolutionnaire, le problème d'établir de nouvelles relations

entre travail et propriété s'est posé, et déjà sous des formes complexes.D'abord,souslaformedel'aporiepolitiquequeposelamassedetousceuxquisonthorspropriétéetquireprésententl'essentieldumondedutravail.Commentréintroduiredanslepactesocialce«quatrièmeordre»formédetousceuxquin'ontrien,etqui,partant,nesontrien88?LorsdesdébatsquiprécèdentlevotedelaConstitutionde1793,lereprésentantHarmands'exprimeainsi:

Leshommesquivoudrontêtrevraisavouerontavecmoiqu'aprèsavoirobtenul'égalitépolitiquededroit,ledésirleplusactuel,etleplusactif,c'estceluidel'égalitédefait.Jedisplus,jedisquesansledésiroul'espoirdecetteégalitédefait,l'égalitédedroitneseraitqu'uneillusioncruellequi,aulieudesjouissancesqu'elleapromises,neferaitéprouverquelesupplicedeTantaleàlaportionlaplusutileetlaplusnombreusedescitoyens.EtHarmand pose cette question fondamentale : comment « les institutions

socialespeuvent-ellesprocureràl'hommecetteégalitédefaitquelanatureluiarefusée,sansatteinteauxpropriétésterritorialesetindustrielles?Commentyparvenirsanslaloiagraireetsanslepartagedesfortunes89?»MarcelGauchetvoitlà,àjustetitre,lenœuddelaquestionsocialemoderne

et l'aporie fondamentale à laquelle va se heurter le régime républicain,« l'échec à constituer une organisation des pouvoirs traduisant de manièreadéquatelalibertéetl'égalitédescitoyens90»,l'impossibilitédecompléterlaDéclaration des droits de l'Homme par le déploiement de droits sociaux. Et

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pour cause : comment à l'époque promouvoir une telle « égalité » « sansatteinte aux propriétés territoriales et industrielles [...] sans la loi agraire etsans le partage des fortunes »? Impossible sans un changement de référentielquisera,justement,l'assuranceobligatoire.Maisfauted'unetelle«solution»,quin'estni réalisablenimêmesansdoutecomplètementpensableà la finduXVIIIe siècle91, les révolutionnaires enont tenté trois autres, entre lesquellesils n'ont pasvraiment choisi et qu'ils n'ont paspumener jusqu'aubout.Ellessont autant de variations sur cette opposition de la propriété et du travail,qu'elless'efforcentderéduire.

Rappeldelapremièreréponse:lecouplagedroitausecours-libreaccèsautravailassureraitunesécuritéminimaleaux«classesnonpropriétaires»,soitpour ceux qui sont incapables de travailler (droit au secours), soit pour lesvalidesdésormaiscertainsdetrouverdutravail.Maisonavu(chapitreIV)queledroitausecoursn'apassurvécuàThermidoretquel'ouverturedumarchédutravail,aulieud'abolirladépendanceetlamisèredestravailleurs,aouvertlavoieaupaupérisme.La deuxième voie, empruntée parallèlement, a consisté à tenter de

généraliser l'accès à la propriété. Elle est déjà présente dans les travaux duComité de mendicité. Celui-ci, « convaincu que la pauvreté s'éteint par lapropriété et se soulage par le travail, examinera s'il ne doit pas proposer àl'Assemblée de saisir la circonstance actuelle pour augmenter le nombre despropriétairesenordonnantquelapartiedesbiensdomaniauxetecclésiastiquesdont la nation projette l'aliénation soit vendue en très petits lots, suffisantscependantpour fairevivreune famille etmis ainsi à laportéeduplusgrandnombre d'acquéreurs 92 ». La Rochefoucauld-Liancourt était d'ailleurségalementrapporteurdu«Comitéd'aliénation»chargéde laventedesbiensnationaux. Ilydéfendracetteposition, apparemment sans succèspuisque l'onsaitquelaventedecesbienss'estfaiteessentiellementàl'avantagedeceuxquiétaientdéjàpropriétaires.Demêmepour lapropositionvoisinededistribueraux indigents les biens domaniaux qu'ils « fertiliseraient par leur travail93 ».C'étaitaussiunepropositiondurapportBarèreouvranten1794leLivredelabienfaisancenationale94.Poussée à sa limite, cette option abolirait l'opposition propriétaire-non-

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propriétaire en universalisant l'accès à la propriété. Elle est profondémentinscritedans l'imaginairesocialde lapérioderévolutionnaire.«Laprivationde lapropriétépourunegrandeclassed'hommes sera toujours,dansquelqueconstitutionquece soit,unprincipepermanent etnécessairedepauvreté95. »Idéald'unerépubliquedepetitspropriétairesdévouésàlapatrieparcequ'ilsysont attachéspar leursbiens, etdepréférencepar leur terre.« Il fautdonnerquelques terres à tout lemonde », dit Saint-Just96. Cet idéal reste celui desélitespolitiquementlesplus«avancées»,commeSaint-Just.Maisc'estaussiuneaspirationpopulaire.AlbertSoboulremarquequel'unedesrevendicationssociales les plus radicales pour l'époque est portée à la Convention le 2septembre 1793 par la section des sans-culottes du Jardin des Plantes. Elleexigececi :«Quelemêmeindividunepourraposséderqu'unmaximum,quenul ne puisse tenir à plus de terre qu'il faut pour une quantité de charruesdéterminée; que le même citoyen ne puisse avoir qu'un atelier, qu'uneboutique.»Ainsi,ajoutentlespétitionnaires,cesmesures«feraientdisparaîtrepeu à peu la trop grande inégalité des fortunes et accroître le nombre despropriétaires97».UntelidéalsurvivraàlaRévolution,àlafoisauseindupeupleetparmiles

réformateurs sociaux. Le premier de ceux-ci chronologiquement parlant,SimondedeSismondi,restetrèsflousurlesremèdesrequispourcombattrelesméfaits du développement sauvage de l'économie, sauf sur un point : il fautprocéder àune réformeagraire limitéemaisnécessairepour« fixerdans leschamps le plus grand nombre possible de travailleurs98 ». Cettereterritorialisationseraune référence récurrentedans laplupartdes solutionsproposéespour réaliser« l'extinctiondupaupérisme»,ycomprisparLouis-Napoléon Bonaparte proposant de répartir les biens communaux entre lesindigents sans travail99. Ces aspirations à un « retour à la terre » seprolongeronttarddansleXIXesiècleetau-delà,nonseulementavecLePlay,parexemple,maisaussiauseindupersonnelpolitiquedelaIIIeRépublique100.Faut-ilévoquerégalementlesnostalgiesruralesdurégimedeVichy?Mais,souslaformed'uneredistributiondirectedelapropriété,cetteoption

n'aguèreeud'incidencespratiques.Ellenepouvaitpasenavoircomptetenudel'industrialisation et de l'urbanisation.Elle suppose en effet la contractiondusalariat, alors que l'instauration de la société industrielle l'installe et ledéveloppe.

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Pourtant, une troisième option, qui passe par une relativisation de la

propriété privée au profit de sa fonction sociale, n'est pas complètementabsente à l'époque révolutionnaire. Elle peut se réclamer de la traditionrousseauiste : «Mapensée [...] n'estpasdedétruire absolument lapropriétéparticulière,parcequecelaestimpossible,maisdelarenfermerdanslesplusétroitesbornes.Jeveux,enunmot,quelapropriétédel'Étatsoitaussigrande,aussiforteetcelleducitoyenaussipetite,aussifaiblequ'ilestpossible101.»L'abbédeMably, discipledeRousseau, conteste égalementque l'ordrede lasociétépuisseêtrefondésurlaconsécrationdelapropriétéprivée102.S'agit-ild'uneorientationmarginale?Lesconstituantsontbieninscritledroit

depropriétéparmilesdroitsdel'homme,etlaConventionelle-mêmeavotéàl'unanimitéuneloipunissantdemort«quiconqueproposeraoutenterad'établirdes lois agrairesou toutes autres lois oumesures subversivesdespropriétésterritoriales,commercialesouindustrielles103».Maiscesdispositionspeuventselirededeuxmanières:commeunedéfenseinconditionnelledelapropriétéprivée,oucommelareconnaissancedesoncaractèreéminemmentsocial.Onasansdouteeutortdetropprivilégierlapremièreinterprétation.«Faut-illedireencore?Nulhommen'estvraimentcitoyens'iln'estpropriétaire.Qu'est-cequelapatrie?Lesoloù l'onestné.Etcomment l'aimersi l'onn'y tientparaucunlien?Celuiquin'aqu'àsecouerlapoussièredesespiedspourquitterunpayspeut-il le chérir104 ? » À l'arrière-plan, l'image du vagabond, du « piedpoudreux»sansfoiniloiparcequ'ilestsansfeunilieu.Lapropriétéestcequifonde l'existence sociale parce qu'elle encastre et territorialise. C'est leremède, et sans doute pour l'époque le seul remède, contre le mal socialsuprême,ladésaffiliation.Lapropriéténeseréduitdoncnullementàsavaleuréconomique.Ellen'est

pas non plus assimilable aux jouissances privées qu'elle dispense. Ellereprésentelesoclesurlequels'édifietouteappartenancesociale.Ainsipeut-oncomprendre autrement que par la démagogie, ou par le dérapage dansl'extrémismepolitique, le décret du 8 ventôse an II séquestrant les biens desennemis de la Révolution pour indemniser les citoyens démunis. Saint-Justdéclareàcepropos:«LaRévolutionnousaconduitàreconnaîtreceprincipequeceluiquis'estmontrél'ennemidesonpaysn'ypeutêtrepropriétaire...Lespropriétésdespatriotessontsacrées,mais lesbiensdesconspirateurssont là

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pour lesmalheureux105. » Traduction possible : c'est la propriété qui fait lecitoyen, mais la citoyenneté n'est pas la simple jouissance privée de bienspersonnels,ellefondeaussiunensemblededevoirssociaux.Demêmequel'onnepeutêtrevraimentcitoyensansêtrepropriétaire,demêmeonn'apasledroitd'être propriétaire sans être en même temps citoyen, c'est-à-dire, dans lelangage de Saint-Just, « patriote ». La propriété, oui, mais limitée dans sonextension, contrôlée dans ses usages et rapportée à son utilité sociale. PourRobespierre aussi, « l'égalité des biens est une chimère », mais « l'extrêmedispersiondes fortunesest la sourcedebiendesmauxetdebiendescrimes106».Cetteinterprétation«modérée»delapositiondel'ailelaplusradicaledela

Montagne paraît justifiée par le fait que le caractère social de certainespropriétésaétéexplicitement reconnupar lamajoritédescourantspolitiquesqui ont fait la Révolution. Ainsi, la confiscation par la nation des biensecclésiastiquesetdesfondationscharitablesaétéproposéeparunespritaussimesuré que le duc de La Rochefoucauld-Liancourt et a recueilli un largeassentiment. Pourquoi? Parce que ces biens sont destinés au service despauvres.C'estdoncjusticequ'ilsalimententletrésorpublicafindepromouvoirunemeilleureorganisationdeceservicesocial.Maisest-ceseulementcetypede biens dont l'utilité sociale est reconnue parce qu'ils seraient en somme lapropriété des pauvres? Dès le 10 août 1789, lors de la discussion àl'Assembléenationalesur lasuppressionde ladîmeecclésiastique,Mirabeauprononceundiscoursétonnant:

Jeneconnaisquetroismanièresd'êtredanslasociété:mendiant,voleurousalarié.Lepropriétairen'estlui-mêmequelepremierdessalariés.Cequenousappelonsvulgairementsapropriétén'estqueleprixqueluipayelasociétépourlesdistributionsdontilestchargédefaireauxautresindividusparsesconsommationsetparsesdépenses:lespropriétairessontlesagents,leséconomesducorpssocial107.Étonnant en effet, compte tenude l'indignité sociale attachée à l'époque au

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salariat, de voir le terme de salarié pris comme quasi-synonyme depropriétaire.MaisMirabeauesquisseiciuneconceptiondelapropriétécommeservice public : le propriétaire est assimilable à un économe qui animel'activitéducorpssocialparsescommandesetsesdépenses,etainsil'irrigueparsesrichesses.Commeunéconome,ilpourraitêtretenupourresponsabledecette sorte de mandat social qu'il exerce. Ainsi, dans l'effervescence de lapériode révolutionnaireparaît s'êtredessinéeune redéfinitionde lapropriétéprivéeàpartirdesfonctionssocialesqu'elleassume.

Àbienréfléchir,cettepositionn'estpassioriginalequ'elle leparaît.C'est

plutôt l'hégémonie d'une conception purement privée de la propriété qui faitquestion.Eneffet,dans l'«anciennesociété», lapropriétéétaitcourammentunepropriétésociale.Lesprivilègescorporatistessontlapropriétécollectivedumétier,etnoncelledestravailleursindividuels;lescommunauxreprésententune formedepropriété collective essentielledans l'économiepréindustrielle;lapropriétéféodaleelle-mêmen'étaitpasunpatrimoineassimilableàsavaleurmarchande,maisunensembledeprérogativessocialesetjuridiquesattachéesàla terre. Certes, le libéralisme veut abolir ces « archaïsmes » et faire de lapropriété - comme du travail - une marchandise. Mais de même que lacontractualisation des rapports de travail va être un facteur de dissociationsociale,demêmelaprivatisationcomplètedelapropriétérisqued'atomiserlecorpssocialenunepoussièred'individuspropriétaires.Unesimpleassociationdepropriétairessouverainspeut-ellefaireunesociété?Lorsquelemotd'ordres'imposede«terminerlarévolution»enmettantfinauxdésordrespolitiquesetàl'instabilitésociale,nombreuxsontceuxquidoutentqu'unordrestablepuissereposer sur la jouissance inconditionnelle d'un patrimoine privé.Contentons-nousdutémoignaged'AugusteComte:

Danstoutétatnormaldel'humanité,chaquecitoyenquelconqueconstitueréellementunfonctionnairepublicdontlesattributionsplusoumoinsdéfiniesdéterminentàlafoislesobligationsetlesprétentions.Ceprincipeuniverseldoits'étendrejusqu'àlapropriété,oùlepositivismevoitsurtoutuneindispensablefonction

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sociale,destinéeàformeretàadministrerlescapitauxparlesquelschaquegénérationpréparelestravauxdelasuivante108.Ainsi la conception de la propriété patrimoine inviolable et sacré d'un

individu souverainement libre d'en disposer ne va-t-elle pas de soi. Elle estcertes inscrite dans la Déclaration des droits de l'Homme et dans le Codenapoléonien, et elle commande aux échanges marchands. Mais il estexcessivement réducteur de ramener l'immense brassage d'idées qui aaccompagné et suivi la Révolution à la promotion de cette propriété«bourgeoise»,seulfondementdel'ordresocial.Cenesontpasseulementlespartisansde sonabolition, les«collectivistes»,qui contestent soncaractèreabsolu. L'attention à ses fonctions sociales la rapproche du travail. Elle estalors ce qui anime l'activité de la société (Mirabeau), ce qui assure par ses«travaux»lacontinuitéentreunegénérationetlasuivante(Comte).Ensomme,lapropriétéprivéeestégalementsocialesil'onprendencomptesesusages,etpasseulementsonmoded'appropriation. Sa coupure absolue avec le travailapparaîtd'autantpluscontestablequecelui-ciestendernièreanalyselasourcedelarichesse.Mais,danssonacceptionlibérale,demeureundivorceentrelesusages et le mode d'appropriation de la propriété. Elle est justifiée par sonutilité sociale (c'est ainsi que les patrons justifieront constamment leurprééminence:c'estl'entreprisequipermetauxtravailleursd'exister),maissonpossesseur privé reste le juge souverain de son utilisation. Peut-on dépassercettecontradictionquitraverselaconceptionpurementlibéraledelapropriétéet,pourcertainsaumoinsdesesusages,reconnaîtrepourelle-mêmeetmettreaupremierplansonutilitécollective?Ondéfiniraitainsiunepropriétésocialequiéchapperaitàl'arbitrairedesusagesprivésetseraitauservicedel'intérêtgénéral.

Lapropriétédetransfert

Cette thématique de la propriété sociale devient à partir des années 1880l'objet d'un débat de fond. Les « républicains de progrès » jouent là lapossibilitédefonderlaRépubliqueenoccupantunepositionéquidistanteentreindividualisme et socialisme. C'est l'idée directrice de travaux importants

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comme les ouvrages d'Alfred Fouillé109, d'Émile de Laveleye110 ou de LéonDuguit111. Laveleye mobilise contre Thiers les ressources de l'ethnologienaissante pour établir que « la pleine propriété appliquée à la terre est uneinstitutiontrèsrécente112»etfonderlapropriétésurl'utilitégénérale.Duguitva jusqu'àdéclarer :«Laconceptionde lapropriétédroit subjectifdisparaîtpour faire place à la conception de la propriété fonction sociale113. » Lapropriétésocialeestaucœurdudéveloppementdesservicespublics.Ceux-cireprésentent des biens collectifs qui devraient permettre une réduction desinégalitésenmettantàladispositiondetousdesopportunitéscommunes,etaupremierchef l'instruction114.Ainsi pourra-t-on donner un contenu concret auxfonctionsdel'Étatrépublicain,tellesqueBarnilescaractérisedansleManuelrépublicain,quifutunpeulabible,laïqueévidemment,durégime:«L'Étatestl'ensembledespouvoirspublicschargésderégleretd'administrerlepaystoutentier115.»L'aporie que soulevait le Conventionnel Hammond — « Comment les

institutionssocialespeuvent-ellesprocureràl'hommecetteégalitédefaitquelanatureluiarefuséesansatteinteauxpropriétésterritorialesetindustrielles»— est-elle dépassée? En un sens oui, si on ne confond pas égalité etégalitarisme:des institutionssocialespromeuventuneparticipationde tousàla«chosepublique».Lasociétécommence,commeleditLéonBourgeois,«àouvriràtoussesmembreslesbienssociauxquisontcommunicablesàtous116».Le développement de la propriété sociale et des services publics représenteainsilaréalisationduprogrammesolidariste,contrel'individualisme-égoïsmedulibéralismeclassique.L'importance de cette propriété collective, qui ne se confond pas avec le

collectivisme,estconfirméeparlefaitquelesorientationsmodéréesdupartiouvrier,les«possibilistes117»,enfontégalementlabasedestransformationssocialesà introduirepourcombattre l'hégémoniede labourgeoisie. Ilsvoientdanslesservicespublics,ossaturedel'État,laconcrétisationdutravailhumainindûmentconfisquéparlaclassecapitaliste.L'avènementdusocialismedanssaversionpossibilistepourraits'appuyersurlaréappropriation,souslaformeduservicepublic,del'utilitésocialedutravailhumain.

Lesgouvernementschangentaveclesclassesdiversesquifontlaconquêtedupouvoir,maisl'Étatresteetcontinue

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sondéveloppementnormalentransformantpeuàpeuchaquecatégoriedutravailhumainetensel'appropriantsouslenometsouslaformeduservicepublic.L'Étatestl'ensembledesservicespublicsdéjàconstitués118.

Cependant, cette forme de propriété sociale incarnée dans les servicespublics demeure une propriété collective aussi au sens où elle estimpersonnelle.Ellen'estpasappropriableparunindividuparticulier.Dèslors,elleluiserad'unsecoursinsuffisantlorsdecesaccidentsdelaviepersonnellequi font de lui un sujet socialement vulnérable s'il est démuni de propriétéprivée:lamaladie,lechômage,lavieillesse...Danscescirconstances—quipeuventdevenirsaconditionpermanente,commetoutelavieaprèslacessationd'activité—, le travailleurnepeut se contenterd'êtreunusager collectifdesservicespublics.Ilaaussidesbesoinspersonnelsqu'illuifautsatisfaireavecdesmoyenspersonnels,parexemplecontinueràsenourriretàselogeraprèssa période d'activité.Mais il n'a pas de patrimoine privé. Peut-il existerunpatrimoinepersonnellementattribuablequinesoitpasprivé—doncquisoitsocial -, mais susceptible d'une jouissance privée? Cette véritable pierrephilosophale,quidonneune réponseà l'aporie formuléeparHammond,aététrouvée.Cesontlesprestationsdel'assuranceobligatoire:unpatrimoinedontl'origineetlesrèglesdefonctionnementsontsociales,maisquifaitfonctiondepatrimoineprivé119.

Qu'ilyaitlàunebrèchedangereusedansl'hégémoniedelapropriétéprivée,

rienne l'illustremieuxque l'oppositiond'AdolpheThiers,gardienvigilantdel'ordrepropriétaire.En1848et1850,annéeschaudess'ilenfut,ilpubliedeuxtextesdontlerapprochementestévocateur.Delapropriété120estunedéfenseet illustration violente de la propriété qui mobilise tous les argumentsphilosophiques et historiques possibles pour justifier ce que l'on est en droitd'appeler sa conception « bourgeoise ». Thiers réinterprète librement toutel'histoire et la philosophie pour prouver que la propriété privée est le seulfondement possible d'un ordre social. L'autre texte est le rapport de la

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Commissiondel'assistancedel'Assembléelégislative121.Cerapportnecontientpasseulementuneréfutationdudroitautravailetune

défenseducaractère«vertueux»quedoitconserver labienfaisancepournepasdégénérerencharité légale (cf.chapitrev). Il formule aussi une curieusecritique du projet de l'Assemblée de constituer des caisses de retraite.Cettecritique est inattendue parce que, comme on l'a souligné, la plupart desspécialistes du « relèvement des classes inférieures » s'accordent pourencourager les diverses formes d'épargne mutualiste, à condition qu'ellesrestent volontaires. Mais Thiers se montre très réticent à l'égard d'unecapitalisation, même volontaire, pour s'assurer une retraite. Il oppose lescaissesd'épargneetlescaissesderetraite.Ledépôtàlacaissed'épargneest«toujoursexigibleàvolonté,peutserviràl'ouvrierpourlechômage,pourlamaladie, pour se constituer maître à son tour, pour établir sa famille, poursuffire à ses vieux jours 122 ». Il est « fécond en résultats matériels etmoraux123 » parce qu'il présente tous les caractères de la propriété privée.L'épargnantestunminusculepropriétaire.Sansdoutenedeviendra-t-il jamaisunrentier.Maissonpetitpatrimoine lerangedéjàdans laclassedeceuxquiméritentconsidération.Ilestréintégrédansl'ordrepropriétaireparlebiaisdel'épargneprivée.En revanche, la contribution à une caisse de retraite ne produit que des

résultats « bornés et peu moraux », et celui qui procède ainsi « n'est endéfinitivequ'unégoïsteà lavueassezétroite 124 ».C'estque le capital ainsiéconomiséestfixépourlebénéficeduseuldéposant.Maissurtout«ilnedoitplusêtrereprisniempruntépouraucunautrebesoinjusqu'aujouroùlapensionvient à s'ouvrir 125 ». Il ne représente donc pas un patrimoine privé au sensplein dumot, un bien dont son possesseur puisse librement disposer et qu'ilpuissetransmettreàseshéritiersdansunprocessusd'accumulationcapitaliste.C'estpourquoi,sil'onnepeutproscrireabsolumentcetypedeplacement,ilestbieninférieuràceluidescaissesd'épargne.Sondéveloppementdated'ailleurs« du moment où les fausses doctrines, inventées pour séduire et tromper lamultitude,commençaientàs'élevercommele litd'un torrentquigrossitavantdedéborder126».Untelmodedecapitalisationestensommecontaminépardelouchesaffinitésaveclecollectivisme.Ilestgrosdedébordementsàvenir.Unteljugementtrahitsansdoutel'incapacitédeThiersetdestenantsdupur

libéralisme à se représenter la valeur de la propriété autrement que sous laformed'unpatrimoinepersonneldisponiblepoursonpossesseuretdirectement

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transmissible à ses descendants. Mais, à travers la crainte qu'il exprime, ilsoupçonneaussil'avènementd'unautretypedepropriétéquinecirculeraitpascommedel'argentetnes'échangeraitpascommeunemarchandise.Elleseraitmoins un bien que l'on détient en son privé qu'une prérogative découlant del'appartenance à un collectif et dont la jouissance dépend d'un système derèglesjuridiques.Cette résistance de Thiers à l'égard de la capitalisation n'a rien

d'anecdotique. Elle représente le noyau dur d'une objection récurrente àl'obligation d'assurance. Thiers en donne la version extrême et mêmeextrémiste, sansdouteparceque, plus lucideouplusviscéralement attaché àuneconceptionpurementprivéedelapropriétéquebeaucoupd'autreslibéraux,ilperçoitmieuxtouslespéréquisitsdelatechnologieassurantielle,mêmesouslaformedel'adhésionvolontaire.Àsavoirquelerecoursàl'assuranceinscritde facto le sujet dans un diagramme de la solidarité contradictoire avec ladéfinition libérale de la responsabilité et de la propriété. Cette implicationdevient évidente lorsqu'il s'agit d'assurance obligatoire. Ainsi c'est cemêmeargumentquiest reprisetamplementdéveloppéundemi-siècleplus tard lorsdudébatsurlesretraitesouvrièresetpaysannes.DenysCochin,àlaChambredesdéputésle25juin1901:

Quandvousaurezdonnéàl'ouvrierunconseiljudiciairepourl'obligeràverserseséconomiesdansvotrecaissederetraite,vousl'aurezprivédebiend'autresemploisqu'ilauraitpréférés.Àlacampagne,ilachèteunchamp,unemaison,dubétail;àlaville,desoutilsouunpetitfondsdecommerce.Ilaconnul'accessionaupatronat.Vous,vousleretenezdanslesalariatenexigeantunemploiexclusifdesonpetitcapital,enluiimposantunseulmodedeplacement.Voyez-vous,messieurs,letortdevotreprojetestdepartagerlescitoyensendeuxclasses,delesséparerendeuxclans,celuidespatronsetceluidessalariés.Enréalité,lesdeuxclanssepénètrent,lesdeuxclassesseconfondent.Vouscherchezenvainl'ouvrier

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économesurvoslistesdepensionnaires;ilestdevenupatron,ilestdevenubourgeois,sansvouspréveniretsansavoirbesoindevous127.Àpremièrevue,l'argumentparaîtparadoxal,voiredemauvaisefoi:cesont

lespartisansdelaloisurl'assuranceobligatoire,c'est-à-direengroslagaucheparlementaire, qui sont accusés de vouloir enfermer les salariés dans leurcondition subordonnée.Cependant, il porteune intuitionprofonde.Comme leremarque Henri Hatzfeld, déployée, l'idée d'assurance obligatoire impliquel'acceptation de la spécificité de la société industrielle et du caractèreirréversible de la stratification sociale qu'elle entraîne. Dans la sociétéindustrielle,ladivisiondestâchesdevientdeplusenpluspoussée,maisaussila différenciation sociale prend des formes de plus en plus complexes, sanspossibilitéderevenirenarrière.Iln'yaplusseulementdespropriétairesetdesnon-propriétaires qui pourraient devenir propriétaires à force de mérite. Lesalariataprisunepositionstructurelledanslasociété:ilyauratoujoursdessalariés,etdeplusenplusdesalariéspermanents.Dèslors, leparadigmedupropriétaire peut-il rester le seul idéal communpour tous lesmembresde lasociété et le seul garant de la sécurité? Ce serait se résigner à ce que desmasses croissantes de gens — ceux-là mêmes qui sont indispensables audéveloppementde lasociété industrielle—s'installentdéfinitivementdans laprécarité.Laquestionn'est-ellepasplutôtdestabiliserlesalariatet,sijepuisdire, de le « dignifier »? Qu'il devienne un statut à part entière au lieu decontinuerd'êtrepensécommeunétatprovisoirequel'onpourraitsupprimerouauquelontenteraitd'échapperparl'accèsàlapropriété.L'avènementde l'assurance sanctionneainsi la reconnaissanceducaractère

irréversible de la stratification sociale dans les sociétésmodernes et le faitqu'ellepuisseêtrefondéesurladivisiondutravailetnonplusseulementsurlapropriété. À l'inverse, les adversaires de l'assurance obligatoire défendentl'hégémoniedumodèledupropriétaireindépendant,delapropriétéfondementexclusifdeladignitésocialeetdelasécurité.Cetidéalpeutêtreincarnéparlegrand propriétaire terrien ou par le rentier, mais aussi bien par l'artisan, leboutiquier, le petit paysan : acheter quelques arpents à la campagne, ouquelquesoutilspours'établir,c'estaussiuneaspirationpopulaire128.Ainsi lemode de résolution de la question sociale par le seul accès à la

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propriété,contrel'assuranceobligatoire,n'estpasseulementpréconiséparlespossédants et leurs idéologues, que l'on pourrait accuser de défendre leursprivilèges de classe. On ne saisirait pas le sens de l'oppositionextraordinairement tenace à l'assurance — en France surtout — si on necomprenait pasqu'elle est cellede toute laFrancepropriétaireou aspirant àl'être : laFrance des « petits » aussi bien que celle des « gros », la Franceboutiquière,celledes traditionsartisanalesetde lapetitepropriété rurale, laFrance anti-industrielle. Il faudra attendre qu'elle soit vaincue, ou du moinsaffaiblie,pourques'impose lanouvelleconceptionde lasécurité, la sécuritésociale.Ilfaudraattendrequelentement,timidement,troispasenavantetdeuxpasenarrière,lasociétéfrançaiseserecentreautourdusalariat.Inversement,on comprendque l'acceptationdu salariat à part entière représenteune étapedécisivedelapromotiondelamodernité:unmodèledesociétédanslequellespositions sociales sont essentiellement définies par la place occupée dans ladivisiondutravail.

C'estdoncbienunemutationdelapropriétéquevapermettrederéaliserla

technologie assurantielle : la promotion d'une « propriété de transfert » ausensstrictdumot129.Lessommesépargnéessontprélevéesautomatiquementetobligatoirement; elles ne peuvent être replacées sur le marché par leurbénéficiaire; l'entrée en jouissance est subordonnée à certaines circonstancesou échéances précises, la maladie, l'âge de la retraite... Le paiement descotisationsestuneobligationinévitable,maisilouvreundroitinaliénable.Lapropriétédel'assurén'estpasunbienvendable,elleestprisedansunsystèmede contraintes juridiques, et les prestations sont délivrées par des agencespubliques.C'estune«propriététutélaire130»,unepropriétépourlasécurité.L'Étatquis'enfaitlegarantjoueunrôleprotecteur.Iln'estpaspourautantune«providence»: ilnerépandpasdesbienfaits,maiss'estfait legardiend'unnouvelordrededistributiondesbiens.Onalàlepointdedépartdecequelathéoriedelarégulationénoncerasous

laformedelasocialisationdesrevenus,etquivaconstituerunepartdeplusenplus importante des revenus socialement disponibles (cf. chapitre VII). Lesalairen'estplusseulementlarétributiondutravailcalculéeauplusjustepourassurerlareproductiondutravailleuretdesafamille.Ilcomporteunepart—le«salaireindirect»—quiconstitueunerentedutravailpourdessituationshors travail. Ces situations sont d'abord définies négativement : la maladie,

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l'accident,lavieillesseimproductive,pâlescompensationsautravailalorsquel'on devrait travailler. Mais elles pourraient être et seront aussi définiespositivementcommelapossibilitédeconsommer,des'instruire,deprendredesloisirs... Paradoxalement, cette propriété liée au travail va procurer un soclepoursedélivrerdel'hégémoniedutravail.Cependant,dansunpremiertemps,lapropriétédetransfertestsurtoutperçue

comme déficience par rapport aux prérogatives pleines et entières dupatrimoine«bourgeois»,enparticulierquantàlapossibilitédelatransmettreà sa descendance.Mais, en même temps, elle remplit déjà parfaitement unefonctionessentielledans la société industrielle :préserver laclasseouvrièrede la destitution sociale.Ce double caractère est parfaitement dégagé par unauteurquitire,àl'extrêmefindusiècle,lesimplicationssurlafamilleouvrièredecesmesuresencoreenprojet:

Tandisquelatransmissiondupatrimoinedelafamillebourgeoisesefaitpartestamentouabintestat,pourlafamilleouvrièreiln'estplusquestiondetransmissionpartestament;quantàlasuccessionabintestat,ellen'estplusrégléed'unefaçonuniforme,maisdépenddesloisetdesrèglementsadoptésparlesdiversesinstitutionsquiontpourbutlacréationdecepatrimoinepourl'ouvrier.Commenousvenonsdeledire,laquestiondelalibertédetesterneseposepasici,parcequelesdiversesinstitutionsdeprévoyanceneseproposentpasdeformerunpatrimoinedontl'ouvrierpourraitdisposerpartestamentàsaguise,maisdeprotégersafamille,qui,sanslesecoursdesditesinstitutions,seraitunefamilledéclassée,àlachargedel'assistancepublique131.Lecapitalismeréaliselàuneétrangeopérationalchimique.Lespouvoirsde

lapropriétésontconservés.Ledroitestliéauversementdelacotisation,c'estce qui lui donne son caractère inconditionnel, à la différence du droit au

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secours:parcequ'ilapayé,lecotisantestunayantdroitausensabsoluetquoiqu'ilarrive—mêmes'iln'apas«besoin»desaprestationpoursurvivre,s'ilest,parexemple,richepropriétaireenmêmetempsqueretraité132.Ainsi,cettepropriétéde transfertn'estpas incompatibleavec lapropriétéclassique.Ellerespecte les prérogatives de la propriété privée, etmêmeelle les prolonge :seul le paiement individuel donne accès au droit collectif. Mais, en mêmetemps, cette opération inaugure un nouveau registre de sécurité. Avantl'assurance, être dans la sécurité, c'est disposer de biens pour faire face auxaléasdel'existence.Avecl'assurance,cesrisquessont«couverts».Comment?Par un système de garanties juridiques, c'est-à-dire sanctionnées en dernièreinstancepar l'Étatdedroit.L'État social trouve làune fonction spécifique. Ilest, pourrait-on dire, le garant de la propriété de transfert. L'État se tailleainsi un rôle nouveau et complètement original qui lui permet de surplomberl'antagonismeabsoluentreladéfenseéperduedelapropriété«bourgeoise»etlesprogrammessocialistesvisantsonappropriation.Ilpeutjouercerôlesansattenter à la propriété privée. Mais, par la gestion 133 de la propriété detransfert, il lui superpose un système de prestations publiques qui assure lasécuritésociale.Cette instrumentation politique de la technologie assurantielle permet de

dépasser le moralisme de la « politique sans État » des notables tout enéconomisant le«socialismed'État»descollectivistes.Mais,cettefois, ilnes'agitplusdeprojets,deprogrammes:denouvellesinstitutionssontenplace,etdenouveauxfluxd'argentpeuventcommenceràcirculer.Unetelleélaborationmetsurorbitelasolutiondelaquestionsocialepropre

à la société industrielle.Elle s'était,on s'en souvient, formuléeàpartirde lacontradictionprésenteaudébutdel'industrialisationetmiseenscèneàtraverslesdescriptionsdupaupérisme:l'existencedepopulationsplacéesàlafoisaucoeur de l'appareil productif, puisqu'elles sont le fer de lance del'industrialisation, et quasi excluesde la société, désaffiliéespar rapport auxnormes collectives et aux modes de vie dominants. Comment instaurer unerelationforted'appartenancesocialepourcespopulationspousséesauxmargesparl'industrialisationsauvage?L'assuranceprocurelemoyenderapatriercettefrange«campantaumilieudelasociétéoccidentalesansyêtrecasée»,selonlaformuled'AugusteComte134,c'est-à-direlessalariés,oudumoinslesfrangesinférieuresdusalariat.Dedeuxchosesl'une,eneffet.Soitoncontinueàmaintenirlesalariatdansla

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fragmentationdesesétatsetlaprécaritédesesstatutset,danslamesureoùlessituations salariales se multiplient, s'installent, deviennent de plus en plusirréversibles,c'estaussiinstallerl'instabilitéaucœurdelasociétéindustrielleet consentir à ce que le progrès se bâtisse sur les sables de la vulnérabilitésociale. Soit on stabilise ces situations salariales. L'assurance peut êtrel'opérateurdecettetransformation.Elleneprocurepasseulementunecertainesécuritématérielle. Elle inscrit le bénéficiaire dans un ordre de droit. Cetteinscription est d'un tout autre registre que celui promu par les protectionsrapprochées de l'assistance et les tutelles des stratégies du patronage. Pourcelles-ci, seule l'appartenanceàdes cadres territoriauxouàdes relationsdetypeclientélistepeutdonner lasécurité : laparticipationàdessolidaritésdeproximité, la fidélité à une entreprise, à un patron, donnent les meilleureschancesdesurmonterlesaléasdel'existenceouvrière.L'assurance,parcontre,«délocalise»lesprotectionsenmêmetempsqu'ellelesdépersonnalise.Ellepermetderomprel'associationséculaireprotection-dépendancepersonnalisée.A contrario, elle instaure une association inédite de la sécurité et de lamobilité.Lenomadismequifaisaitduvagabondlafigurenégativedelalibertéestvaincuenmêmetempsquel'insécurité.S'ilremplitlesconditionsfaisantdelui un ayant droit, le travailleur peut être aussi bien assuré àMaubeuge qu'àCholet.Ladéterritorialisationn'estplusunedésaffiliation.Cettepossibilitédeconjuguermobilitéetsécuritéouvrelavoieàunerationalisationdumarchédutravail prenant en compte à la fois les exigences de la flexibilité pour ledéveloppement industriel et l'intérêt de l'ouvrier.Celui-ci peut théoriquementcirculerdansl'espacesansrompreaveclesprotections,parcequ'ilestaffiliéàun ordre juridique, c'est-à-dire universaliste. Ce que promeut cet ordrejuridique associé au droit du travail, c'est aussi un cadre pour une mobilitérégléedelaforcedetravail.Théoriquement s'entend, car les premières applications de ce nouveau

diagrammefurentbienmodestes,etellesleresterontlongtemps.Maisdès1904LéonBourgeoisdéclare:

L'organisationdel'assurancesolidairedetouslescitoyenscontrel'ensembledesrisquesdelaviecommune—maladies,accidents,chômagesinvolontaires,vieillesse—apparaîtaudébutduXXesièclecommelaconditionnécessairedudéveloppementpacifiquedetoutesociété,

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commel'objetnécessairedudevoirsocial135.

C'esttoutleprogrammedelaSécuritésocialeréaliséen1945etmêmeau-delà, puisque la couverturedu chômageest déjàprévue alorsqu'ellene seraréaliséeenFrance,etforttimidement,qu'àpartirde1958,aveclacréationdesAssedic.Cependant, lorsqueLéonBourgeoisécritce textedans lecadred'unplaidoyer pour les retraites au congrès de laMutualité de Nantes, seuls lesaccidents du travail sont « couverts », depuis la loi de 1898. La loi sur lesretraitesouvrièressera,onl'avu,unéchec.Ilfaudraattendrelesannées1930pour qu'une nouvelle étape soit franchie. Mais le caractère restrictif del'applicationdel'assuranceauxcatégoriesinférieuresdusalariatestmaintenu.Lepremierprojetdeloi,déposédès1921—ànouveaulesdélaispouraboutiràlaloide1930serontlongs,etlesargumentséchangéssouventredondantsparrapport à ceux qui avaient précédé la loi de 1910 136 —, formule ainsi laphilosophie de l'entreprise : «Dans l'acte d'assurance, lorsque les intéresséspeuvent sans difficulté donner l'effort indispensable, pourquoi l'État sesubstituerait-il, même partiellement, à leur action? [...] C'est en faveur desfaibles,desmodestes,c'estauprofitdespetitssalariésquesacontributionestnécessaire137.»Aussi un plafond des revenus au-dessus duquel il est inutile de s'assurer

sera-t-il maintenu, et même périodiquement réajusté jusqu'à la veille de laSecondeGuerremondialepourtenircomptedel'inflation138.Ils'agitmoins,ànouveau,d'unereconnaissancepleineetentièredustatutdusalariatqued'unetentativepourconjurerlamisèredessalariéslesplusdémunis:

Lesalariétrouveradésormaisdansuncontratdetravailpluséquilibré,pluséquitable,cequiluiestindispensablepourmaintenirsonexistencealorsmêmequ'ilsetrouvedansl'impossibilitéphysiquedepourvoiràsesbesoins.Assuré,ilbanniradesespréoccupationslesrisquessociauxquipeuventbrutalementleplonger,luietlessiens,danslaplusprofondeetlaplusimméritéedes

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détresses.Vieillardpensionné,ilneseraplusunechargepoursesenfants,àlatablefamiliale,parsaretraite,ilreprésenteunevaleur139.L'assuranceamisbienlongtempsavantdedécollervraimentduvieuxsocle

del'assistance.Cen'estqu'en1945,dansuncontexteprofondémenttransformé,que l'assurance obligatoire assumera l'ambition de devenir le principe d'unecouverturegénéraliséedesrisquessociaux.

Ne parlons cependant pas trop facilement de « retard ». De quel retard

pourrait-il s'agir? Par sa structure, l'assurance apparaît déjà quasiprovidentielle en ce qu'elle permet de mobiliser pour la résolution de laquestion sociale une technologie qui promeut la sécurité sans attenter à lapropriétéetsanstoucherauxrapportsdeproduction.Maiscettechancequelecapitalismetrouvedesestabilisersansdevoirbouleversersesstructuresseraitproprement miraculeuse si la technologie assistantielle agissait par son seulpouvoir.L'assurancen'estpasunepotionmagiquedontlavertudissoudraitparelle-même les antagonismes sociaux. Elle est un mécanisme complexe derégulation dont les réalisations dépendent de l'équilibre, en transformationconstante, entre intérêts divergents. Certains de ceux-ci jouent le rôle de«moteurs», etd'autresceluide« freins140».Quatrepartenairesprincipauxsont partie prenante dans ce jeu subtil: les salariés eux-mêmes, leursemployeurs, les défenseurs du patrimoine privé et les représentants del'appareil d'État141. Mais aucun de ces pôles d'intérêt n'est identifiable à ungroupequisuivraitunestratégiecohérente.Ensimplifiantbeaucoup,ondiraitquelaclasseouvrièreestclivéeentreuneorientationmodéréequisoutientlesréformesetunetendancerévolutionnairequis'yopposeviolemment;qu'auseindes employeurs le grand patronat s'y résigne plus facilement, tandis que lespetitsentrepreneurssecrispentsur ladéfensedeleur indépendance;quec'estsurtout l'ensemble des défenseurs du patrimoine privé et de la libertéd'entreprendre — mais lui-même très hétérogène, petits exploitants, petitscommerçants,représentantsdesprofessionsindépendanteset«libérales»avecau premier rang le corps médical — qui est le plus déterminé dans sonopposition; que l'État enfin tente d'occuper une position d'arbitre et essaie

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d'imposerlesoptionsquiminimisentlestensionssociales142.Mais un tel panorama n'est pas seulement trop schématique. Il faudrait

réintroduireladimensionsynchroniquedanscettesortedejeudesquatrecoinsà travers lequel les rapports de forces entre ces partenaires se transforment,avecdespousséesderéformessuiviesdereculs(parexempleaumomentdelaPremière Guerre mondiale, suivie d'une relative normalisation). Il faudraitaussi mettre cette dynamique en relation avec les transformations socio-économiques qui affaiblissent ou renforcent la position de chacun de cesgroupes(parexempleunecriseéconomique,ou,d'unemanièreplusconstante,le lent affaiblissement des classes de petits propriétaires, petits producteursindépendants,petits rentiers).Finalement,c'està rendrecomptede la lenteetconflictuellepromotiond'unepositionréformistequ'ilfaudraits'attacher.

Par réformisme, j'entends l'avènement dans les rapports sociaux de

changementssanctionnésparl'État.Ainsilesréalisationsdelaphilanthropieoudu patronage, pour être importantes, ne sont-elles pas véritablement desréformes sociales tant qu'elles n'ont pas une sanction légale. L'assuranceobligatoire,enrevanche,représenteuneréformeconsidérableentérinantparlaloi une transformation dans les rapports entre les partenaires sociaux,employeurs et employés, propriétaires et non-propriétaires. Cette hypothèsepermettraitdesaisirlerôlespécifiquetenuparl'Étatdanscejeucomplexe.Ilne représente pas une instance indépendante par rapport aux autres forcessociales,mais ilest l'instancequidoitporteretentérinerunchangementpourqu'il devienneune réforme. Il en résulterait que, pourqu'une réforme socialesoit possible, il faudrait que lespartisansd'un changement soient représentésdans l'appareil d'État et qu'ils aient un pouvoir de décision. En France, lareprésentation d'une telle orientation « réformiste » dans l'appareilgouvernementalaététardive,etsoninfluenceestlongtempsrestéefaible143.Maisunetelleélaborationdépasseraitleslimitesdelaprésenteanalyse.On

se contentera de continuer à tirer le fil choisi depuis le début : celui destransformationsdusalariat.C'esteneffetautourdustatutdusalariatquetournel'essentielde laproblématiquede laprotectionsociale.Onvientdevoirquec'estsursesfaillesqu'elles'estd'abordbranchée,pourcommenceràletirerdeson indignité; c'est à travers sa promotion qu'elle va se développer ets'épanouirdanslasociétésalariale;c'estlacrisedusalariat,enfin,quifragilise

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aujourd'hui lesprotections sociales.Onconçoit ainsique le salariat soit à lafoislesocleetletalond'Achilledelaprotectionsociale.Laconsolidationdustatut du salariat permet l'épanouissement des protections, tandis que saprécarisationmèneànouveauàl'insécuritésociale.1.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,chap.I,cf.aussiG.Procacci,Gouvernerlamisère,op.

cit.;P.Rosanvallon,leSacreducitoyen,op.cit.2.Décretdu25février1848,citéinM.Agulhon,lesQuarante-Huitards,Paris,Gallimard-Julliard,1992

(1reédition1973),p.130.3.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,p.20.4.CitéinP.Rosanvallon,leSacreducitoyen,op.cit.5. Inutilesansdoutedes'interrogerpoursavoirsicettecroyanceétait«sincère»ousi les«bourgeois

républicainssesontservisdesaspirationspopulairespourréaliserleurspropresobjectifspolitiques,avantdes'endésolidariser.Ilyalàuneambiguïté,déjàrencontréeaumomentdelapremièreRévolution(cf.chap.IV), qui ne se réduit pas nécessairement à de lamauvaise foi. La forme républicaine se pense pour sesadeptescommeunplandegouvernementalitéquivautpourl'ensembledelasociété,c'est-à-direcapabledesubsumerladimensionpolitiqueetladimensionsociale.Lacritique,marxisteparexemple,du«formalisme»decettereprésentationetdufaitqu'ellesertdecouverturepourdissimulerdesintérêtsdeclasseintervientaprès coup, et dansune largemesure, justement, comme la leçonque les travailleursdoivent tirerde cesévénementsaprèsquel'expérienceadécantél'ambiguïtédescommencements(cf.K.Marx, laLuttedesclassesenFrance,trad.fr.Paris,Éditionssociales,1984.6.CitéinW.Sewell,Gensdemétiersetrévolutions,op.cit.,p.327.7.Cf.G.Weil,Histoiredupartirépublicain,Paris.8.C'estlethèmequeprivilégielejournall'Atelier,publiéentre1840et1850,cf.A.Cuvillier,Unjournal

d'ouvriers,«l'Atelier»,1840-1850,Paris,1914.9.L.Blanc,l'Organisationdutravail,op.cit.10.CitéinM.Agulhon,lesQuarante-Huitards,op.cit.,p.128.11.FélixPyat,danssonplaidoyerpourledroitautravaille2novembre1848,leditavecforce:«Ledroit

autravail,c'estledroitdevivreentravaillant»(ibid.,p.184).12.K.Marx,laLuttedesclassesenFrance,op.cit.13.L.Blanc,Histoiredelarévolutionde1848,Paris,1849,t.I,p.129.14. Un amendement proposé par Félix Pyat pour inscrire le droit au travail dans le préambule de la

Constitutionestrepousséle22novembre1848par638voixcontre86:lecheminparcouruàreboursdepuissonacceptationdeprincipeenmarspar legouvernementprovisoireest immense.Sur le trèsdensedébatparlementairedel'automne1848,dontA.ThiersetTocquevillefurentlesopposantslesplusacharnés,cf.J.Garnier, leDroit au travail à l'Assembléenationale.Recueil completde tous lesdiscoursprononcésdanscettemémorablediscussion,Paris,1848.15.Onpourrait direque ledramede laCommunedeParis réactive le« traumatisme initial »de1848

qu'évoqueJacquesDonzelot.Comme l'écrasementde l'insurrectionde juin1848,celuide laCommunenerassurepascomplètementlespossédantsetmetenévidencelagravitédelaquestionsociale.ÀlaveilledeNoël1871,laSociétéd'économiecharitable,toujoursprésidéeparArmanddeMelun,faitplacardersurlesmursdeParisun«Appelauxhommesdebonnevolonté»:«Laquestionsocialeàl'heureprésenten'estplus un objet à discuter. Elle se pose devant nous comme unemenace, comme un péril permanent [ ...]Laisserons-nouscesenfants (car lepeupleestunenfantsublimeetégoïste), laisserons-nouscesouvriers,

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flattés dans leur passion et leur orgueil, consommer la ruine de la patrie et dumonde? » (cité parR.H.Guerrand,lesOriginesdulogementsocialenFrance,Paris,Éditionsouvrières,1967,p.217).16.Bienentendu, l'insurrectionaétéunepratiquedes républicainsavant1848,àpreuve l'existencedes

sociétés secrètes,ouunecarrière commecelledeBlanqui, insurgéperpétuel.Mais c'était une subversionpour faire triompher l'idéal républicain étouffé par des régimes conservateurs. Si l'on excepte certainsépisodesdelapérioderévolutionnaire,commelaconjurationdesÉgauxdeBabeuf,c'estaprès1848,commele remarque Jacques Donzelot, que la République commence à avoir des ennemis à gauche et que sedéveloppeunedoublecritiquethéoriqueetpratiquedurégimerépublicainassimiléàl'exploitationbourgeoise.Mêmepourceuxquirestèrentdesrépublicainsconvaincus,unedouloureuseprisedeconsciences'estfaitedeslimitesd'unsuffrageuniverselqui,aulieud'assurerletriomphedeladémocratie,donnaitunelégitimitépopulaire à uneChambre conservatrice. «LaRépublique est au-dessus du suffrage universel », rapporteEugèneSpullerenrésumant lesdébatsquieurent lieuen1848,«auseinduparti républicain toutentier»(Histoire parlementaire de la Seconde République, Paris, 1891). Dans le même contexte, le Comitésocial-démocratedeParisinscritdanssonprogrammeenfévrier1849:«LaRépubliqueestplacéeau-dessusdudroitdesmajorités»(citéinP.Rosanvallon,leSacreducitoyen,op.cit.,p.301).17.CitéinM.Agulhon,lesQuarante-Huitards,op.cit.,p.229.18.Cf.L.-F.Dreyfus,l'AssistancesouslaSecondeRépublique,op.cit.L'Assembléelégislativeavoté

uncertainnombredeloispartiellessurlesenfantstrouvés,lepatronagedesdétenus,lestatutdeshôpitauxet des hospices, l'apprentissage, etc.,mais la discussion d'ensemble sur le programmed'assistance n'aurajamaislieudufaitducoupd'ÉtatdeLouis-NapoléonBonaparte.19.Cf.supra,chap.v.20.L'expression,paroppositionaux«républicainsdelaveille»,enracinésdanslatraditionrépublicaine,

désigne ceux qui se sont ralliés à la République lors de la révolution de février, et dont les convictionsrépublicainessontsouventincertaines.21.CequinesignifiepasdutoutquelasituationnesesoitpastransforméesouslesecondEmpire.Cf.en

particulier le développement considérable des sociétés de secours, la structuration et la radicalisation dumouvementouvrieravec lacréationde la Ire Internationale.La loide1864qui autorise les«coalitions»ouvrières,cequilégaliselesgrèves,estd'uneimportancedécisivepourlaprisedeconsciencedelaréalitéducollectifouvrierfaceauxrelationspersonnaliséesdupatronagepatronal.Surleplanthéoriqueaussi,uneréflexion s'engage qui conteste le rôle que le libéralime fait jouer à l'État, avec en particulier l'ouvrageprécurseurdeM.C.Dupont-White, l'Individuetl'État,Paris, 1857.Dupont-Whitedécrit la contradictiondanslaquelleestprisletravailleurcontemporain,«annexed'unemachinedeparl'industrie,souveraindeparle suffrage universel... Le juge de ces antagonismes, c'est l'État » (p. 57). « Il est clair que le train duprogrès, aussi bien que le progrès lui-même, fait à l'État un rôle d'intervention qui ne lui appartenait pasautrefois»(p.62).22.Ainsilaconceptiondel'ÉtatdeLouisBlanc:«Nousvoulonsungouvernementfortparcequedansle

régimed'inégalitédanslequelnousvégétonsencore,ilyadesfaiblesquiontbesoind'uneforcesocialequiles protège.Nous voulons un gouvernement qui intervienne dans l'industrie, parce que là où l'on ne prêtequ'auxriches,ilfautunbanquiersocialquiprêteauxpauvres»(l'Organisationdutravail,op.cit.,p.20).23.L.Bourgeois,Solidarité,Paris,1896,p.87.24.Ibid.,p.50.

25.E.Durkheim,Deladivisiondutravailsocial,1reédition,Paris,1895.26. Il est possible que le vocabulaire, d'époque, ait joué un mauvais tour à Durkheim, et nous rende

difficile de comprendre aujourd'hui la profondeur de son intuition. Il appelle « organique » cette nouvelleconceptiondel'interdépendancesociale,motàconnotationnaturalistealorsque,commelesouligneGérard

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Noiriel, Durkheim propose une critique radicale des thèmes de l'enracinement, de l'inscription dans lessociabilités locales, territoriales, ethniques ou à base généalogique (le Creuset français, Paris, Le Seuil,1988,p.33).Lasolidarité«organique»estaucontraireunesociabilitéconstruiteouàconstruire, sur lesruines de la sociabilité primaire. De même, l'intérêt que Durkheim porte aux « corporations » n'est pasl'expression d'une nostalgie passéiste,mais la prise de conscience des risques de désaffiliation que portel'organisationindustriellemoderne.27.E.Durkheim,Leçonsdesociologie,Paris,PUF,1950,p.95.28.Cf.P.Birnbaum,«Laconceptiondurkheimiennede l'État : l'apolitismedes fonctionnaires»,Revue

françaisedesociologie,vol.XVIII,n°2,avril-juin1976.Plusgénéralement,surlaplacedupolitiquedansl'œuvredeDurkheim,cf.B.Lacroix,Durkheimetlapolitique,Pressesuniversitaires,Montréal,1981.29.C.Dupont-White,l'Individuetl'État,op.cit.,p.345.30.Paroppositionà l'hommelibéraldont l'individualismeestfaitd'inconscienceoud'égoïsme, lecitoyen

reconnaîtsadetteenverstousetalorsle«quasi-contrat»passépartoutunchacunentantqu'ilestmembredelasociété«n'estautrechosequelecontratrétroactivementconsenti»(Solidarité,op.cit.,p.133).31.Ibid.,p.94.32. L. Bourgeois,Deux Discours deM. Léon Bourgeois, Paris, Fédération nationale de la mutualité

française, 1903, p. 23 (discours prononcé à Saint-Étienne le 28 septembre 1902, pour la création de laSociétédesecoursmutuelsdeFrance).33.Ibid.,p.22.34.«Lasociétéest forméeentredes semblables,c'est-à-direentredesêtresayant, sous les inégalités

réellesquilesdistinguent,uneidentitépremière,indestructible»(Solidarité,op.cit.,p.51).35.CitéinA.Cuvillier,Unjournalouvrier,«l'Atelier»,op.cit.,p.222.36.Ibid.,p.42.37.Timideestbienlemotquiconvient,car,aprèsavoirdéclaréque«l'aversionpourlepatronageestun

descourantslesplusinvinciblesdenotreépoque»,EmileLaurentconclutainsisonvibrantélogedesvertusmoralisatricesdesassociationsdesecoursmutuels:«Cen'estpasl'abolitionabsoluedecequel'onaappelélepatronage,maisbiensa radicale transformation» (lePaupérismeet lesassociationsdeprévoyance,op.cit.,t.I,p.92).38.Ibid.,t.I,p.64.39. E. Ollivier, le Moniteur universel, 15 mai 1864, p. 688, cité in A. Cotterau «Providence ou

prévoyance? Les prises en charge du malheur et la santé des ouvriers au XIXe siècle britannique etfrançais»,Prévenir,n°XIX,2esemestre1989,p.25.40.LadénonciationdelaprécocitéetdeseffetsniveleursdelacentralisationétatiqueenFranceest,onle

sait,undesthèmesdirecteursdel'AncienRégimeetlaRévolutiondeTocqueville.MaisMarxluifaitéchoen faisant remonter le pouvoir de l'État aux « dignitaires féodaux [qui] se virent transformés enfonctionnairesappointés».«Touteslesrévolutionspolitiquesn'ontfaitquetransformercettemachinesanslabriser»(le18BrumairedeLouis-NapoléonBonaparte,trad.fr.Paris,Éditionssociales,1984).41. Il faudrait pourtant au moins la nuancer. Ainsi, les analyses historiques les plus récentes de la

« monarchie absolue » reviennent sur le rôle hégémonique longtemps donné au Cabinet du roi et auxintendantssurlasociétéduXVIIesiècle.Demêmefaudrait-ilsansdoutereconsidérerl'omnipotenceprêtéeàl'ÉtatsouslesecondEmpire.Ilestvraiquelatutellepolitiquedel'États'estfaitlourdementsentir(cf. lerôledesurveillanceexercéparlespréfets,lescandidaturesofficielles,etc.),etlesfastesdel'appareild'Étatsesontfaitsplusspectaculaires.Maisiln'yapaseud'accroissementquantitatifdurôledel'Etat:lerapportdesdépensesde l'État au«produitphysiquede lanation (valeurdesproductionsagricoleset industrielles

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réunies)est restépratiquement inchangé,de l'ordrede13%,entre1815et1874(cf.AlainPlessis,De lafêteimpérialeaumurdesfédérés,Paris,LeSeuil,1973,p.89sq.).42.Cf.P.Rosanvallon,l'ÉtatenFrance,Paris,ÉditionsduSeuil,1990,p.165.43.Cf.H.Hatzfeld,DupaupérismeàlaSécuritésociale,Paris,A.Colin,1971,p.34.44.ÉtienneBalibarl'emploie,cf.«Inégalités,fractionnementsocial,exclusion»,inJ.Affichard,J.-B.de

Foucault,Justicesocialeetinégalités,Paris,ÉditionsEsprit,1992,p.154.45.PouruneversionmaximalistedesdisparitésentreÉtats-nations,cf.lestravauxdel'écoledite«néo-

institutionnaliste » et en particulier P. B. Evans, D. Rueschemeyer, Theda Stockpol,Bringing the StateBackin,op.cit.46.Cf.F.Fourquet,N.Murard,Valeursdesservicescollectifssociaux,Bayonne,Terka,1992.47.Cf.A.deSwaan,«Leschancesd'unsystèmesocialtransnational»,Revuefrançaisedesaffaires

sociales,1990,3.48.H.Hatzfeld,Du paupérisme à la Sécurité sociale, op. cit., chap. II, « L'objection libérale et le

problèmedel'obligation».49. La loi sur les retraites ouvrières et paysannes concernait potentiellement 7millions de salariés. En

1912,ilsétaientenviron2,5millionsàavoirsouscrit,etseulement1728000en1922;cf.A.Prost,«Jalonspourunehistoiredesretraitesetdesretraités»,Revued'histoiremoderneetcontemporaine,t.XI,1964.50.Cette loidu14juillet1913,quiaccordeuneallocationmensuelleparenfantdemoinsde13ansaux

famillesdeplusde3enfantsdotéesderessourcesinsuffisantespourlesélever,estlapremièred'unesériedemesuresd'inspirationnatalistequiaboutirontàlaloisurlesallocationsfamilialesde1932.51.Soignerlesindigentsmalades(loide1893)présenteuneutilitésocialeparcequ'ilspourrontànouveau

travailler,cequin'estpas lecaspour les invalideset lesvieillards.Ainsi la loide1893a-t-elle recueilliunlargeassentiment,tandisquecellede1905arencontrédevivesoppositions.52. Discours du comte de Languinais à la Chambre des députés, séance du 15 juin 1903, cité in H.

Hatzfeld,DupaupérismeàlaSécuritésociale,op.cit.p.72.53.E.Villey,Durôledel'Étatdansl'ordreéconomique,Paris,1882,citéinJ.LeGoff,Dusilenceà

laparole,op.cit.,p.50.54.Oncomprenddanscettelogiqueque,bienavant«l'invention»delasolidaritéetl'avènementdel'État

républicain,unepremière loid'assistanceobligatoireait étévotée.C'est la loidu30 juin1838d'assistanceauxaliénés,longuementdiscutéemaisvotéeàunelargemajoritéparuneChambreoùlesconservateursetles libérauxsonthégémoniques.Prioritéquis'expliquepardeuxraisons : lesaliénés indigentssont lesplusdémunis parmi les démunis et visiblement exonérés de l'obligation du travail. Mais aussi, dangereux, ilsposentdesproblèmesd'ordrepublicetnepeuventêtrelaissésàeux-mêmes.Lapriseenchargemédicaleobligatoire assure à la fois à ces malades les soins que requiert leur état et résout par l'internement laquestiondurétablissementdel'ordrepublic:«Heureusecoïncidence,ditlerapporteurdelaloiàlaChambredes pairs, qui dans l'application demesures rigoureuses, fait concourir l'avantage dumalade avec le biengénéral»(cf.R.Castel,l'Ordrepsychiatrique,op.cit.,p.204sq.).L'autreloideprotectionobligatoirede1841limitantletravaildesenfantsposaitunproblèmeplusgrave,carellereprésentaituneingérencedirectedansl'organisationdutravailetunrisqueimportantdedérapage.«C'est lapremièrefoisquenousfaisonsdans une voie qui n'est pas exempte de périls; c'est le premier acte de réglementation de l'industrie, etl'industrie pour semouvoir a besoin de liberté », souligne un des intervenants à laChambre, le comte deBeaumont.Maiscettegraveobjectionapuêtrecontournéeparcequeletravaildesenfantsmettaitenpérilla reproduction de la force de travail et donc les intérêts supérieurs de l'industrie— et des ouvriers desurcroît,sonapplicationfutpratiquementlaisséeàladiscrétiondespatrons.55. J. Jaurès,Chambredesdéputés, séancedu9 juin1903, cité inH.Hartzfeld,Dupaupérismeà la

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Sécuritésociale,op.cit.,p.75.56.Bienqusoitaniméparunehostilitésystématiqueàl'égarddela«charitélégale»,lejugementporté

par Tocqueville un demi-siècle avant sur l'infériorité intrinsèque du droit au secours vaut d'être médité :« Les droits ordinaires sont conférés aux hommes en fonction de quelque avantage acquis sur leurssemblables. Celui-ci [le droit au secours] est accordé en raison d'une infériorité reconnue. Les premiersmettentcesavantagesenreliefetlesconstatent.Lesecondplaceenlumièrecetteinférioritéetlalégalise»(Mémoiresurlepaupérisme,op.cit.,p.35).57. Alexandre Mirman, socialiste indépendant et partisan résolu d'un droit élargi à l'assistance, était

conscientduproblème. Il faitchangerpar laChambredesdéputés lacatégoried'« indigent»encelled'« ayant droit », « ont réclamé l'assistance » par « ont fait valoir leur droit », etc. Il veut aussi que lescommissionsd'attributionmotiventparécrit leursdécisionsetque les intéresséspuissent faireappel.MaiscespropositionssontrepousséesparleSénat(cf.H.Hatzfeld,DupaupérismeàlaSécuritésociale,op.cit.,p.74sq).Maisun changementdevocabulaire eût-il suffi pourdédouaner le droit aux secoursd'unedoublecontaminationséculaire:l'imagedu«mauvaispauvre»portéeparlesindigents,etlejugementdesinstancesdispensatricesdesecours,qui risqued'êtredavantageun jugementdevaleursur lamoralitédessolliciteursquel'applicationd'undroit-créance?Lesdiscussionsactuellessurlesconditionsd'attributionduRMImontrentquecetirritantproblèmen'estpasencorerésolu.

58.H.Monod,«Discoursd'ouverture»,IerCongrèsinternationald'assistancepublique,Paris,1889.Monod dira encore plus explicitement une vingtaine d'années plus tard en revenant sur le sens de sonœuvre:«Toutmoneffortaétédelimiterl'interventiondel'État,dedéterminerlescatégoriesdemalheureuxauxquelslessecourspublicsdoiventaller»(laRéformesociale,avril1906,p.658).

59. Une illustration de la complémentarité de ces points de vue in Ier Congrès internationald'assistance publique, Paris, 1889, op. cit. Une division du travail tend à s'instituer entre l'Assistancepublique, quasi automatique pour les sujets en état de dénuement absolu, et le secteur privé, auxinterventionsplusponctuellesetplussouples.L'uneetl'autredoiventêtreattentivesaufaitquelaconditiondes assistés soit toujoursmoins enviable que la situation de ceux qui subviennent par eux-mêmes à leursbesoins.C'estleprincipedelesseligibility,inspirédespoorlawsanglaises.Lessecoursprivésprivilégientles remèdes moraux et psychologiques sur les aides matérielles. Ils procèdent à examen approfondi etmultidimensionneldes«cas»danslatraditionphilanthropiqueduVisiteurdupauvre(cf. l'exposédeC.S.Loch, secrétaire de la Charity Organization Society de Londres : « De l'organisation de l'assistance »,Congrès internationald'assistancepublique,op.cit., t. I.,p.51sq.).Endépit, sansdoute,de tensionsentre les intervenants en concurrence sur le terrain, pour les responsables, ces deux formes se pensentcommecomplémentaires.60.C.Bloch,A.Tuetey,Procès-verbauxetrapportsduComitépourl'extinctiondelamendicité,op.

cit.,«Plandetravail»,p.310.Cesrestrictionsn'excluentniunhommageappuyéauxfondateursdelaIreRépublique,niune«lutteidéologique»intensesurlasignificationàdonnerdansl'histoiredel'assistanceauxtravaux des assemblées révolutionnaires. Elle oppose les historiens républicains commeCamille Bloch etLouis-FerdinandDreyfusaux«cléricaux»commeLallemandouChristianPaultre.Ainsil'interprétationquelaIIIeRépubliqueadonnéedel'assistancea-t-ellecorresponduaumoinsautantàdesenjeuxpolitiquesqu'àdesnécessitéspratiques.Sur cespoints,cf.C.Bec,AssistanceetRépublique, Paris,Éditions ouvrières,1994.

61. C. Biancoli, intervention au IVe Congrès international de l'assistance publique et de labienfaisanceprivée,Milan,1906,p.134.62. C. Bec, Assistance et République, op. cit. Cf. également in J.-M. Tournerie, le Ministère du

Travail, origines etpremiersdéveloppements, Paris,ÉditionsCujas, 1971, la substitutionprogressivedel'intérêt pour l'assurance à l'intérêt pour l'assistance dans les discussions et projets qui ont précédé la

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créationduministèreduTravailen1906.63.CitéinH.Hatzfeld,Dupaupérismeà laSécuritésociale,op.cit., p.78.LapositiondeMirman

évoque celle soutenue à la même époque en Grande-Bretagne par Beatrice et Sidney Webb, ThePreventionofDestitution;laLuttepréventivecontrelamisère,Londres,1911,trad.fr.Paris,1913.LesWebbsontàlafoishostilesàl'assuranceetàtoutelégislationsocialespéciale.Ilspréconisentuntransfertdesinterventionspubliquescentralesàdifférentsservicesmunicipauxnonspécialisésquipourraientprévenirlebasculementdanslessituationsdedépendancesansfairedel'indigenceunecibleparticulière.64.H.Hatzfeld,ibid.,p.118.65.Certainsdecesnotablessemblentenavoireuaumoinslesoupçon.Ainsicerapportd'unprocureur

impérialdatéde1867,qui,souslesoucidumaintiendel'ordrepublicpropreàsafonction,paraîtpressentirdans cette forme d'association le risque d'une mise en question de « toute supériorité, de toutgouvernement»:«Onneseraitsurprisqued'unechose,c'estquelegouvernementeûtformédesesmainsuninstrumentderenversement...Jesaisquelessociétésdesecoursmutuelssontunecréationchérie,maisles enfants préférés sont ceux qui ruinent les familles... Il est séduisant de penser qu'on peut amener leprolétariatàsesecourir lui-mêmedans lamaladie,dans lavieillesse; ilest trèssatisfaisantdecroirequ'onéchapperaauxsociétéssecrètesorganisées;ilseraitdouxd'espérerqu'onformerauneassociationimmensedévouéeaugouvernement.Malheureusement,touscesrésultatsdérivéssontloindelapenséedeceuxquiacceptentleursencouragements.Ilsprennentl'armequileurestdonnée;maisilsentendents'enserviràleurguise...Dans laclasseouvrière, lapassiondominanteet laseulevéritablementpuissante,c'est lahainedetoutesupériorité,detoutgouvernement...Ilneleurmanqueabsolumentquel'organisation;etlesprétenduessociétésdesecoursviennentlaleurdonner»(citéinB.Gibaud,DelamutualitéàlaSécuritésociale,op.cit.,p.38).66. Un témoignage, parmi d'autres, celui d'Émile Laurent, un des premiers contempteurs de l'Etat

providence,quifaitencontrepointcevibrantélogedelasociétédesecoursmutuels:«Avecsesmembreshonoraires, ses réunions fraternelles dumaître et de l'ouvrier, dans le seinmêmede l'usine ou au-dehors,réunionsquiseraientbonnesnefût-cequeparlefaitd'unedélibérationcommune,maisoùonnesecontentepas de délibérer, où l'on s'aime parce que l'on s'est connu, parce que l'on a lu dans le cœur les uns desautres;oùlesméfiancesdisparaissent,oùlesmalentenduss'aplanissent,oùlesplusélevés,sachantqu'ilsontlacharged'âmes,sentent lebesoindedonnerauxplushumbles leplusgranddesenseignements,celuidel'exemple; la société de secoursmutuels avec ses écoles, ses adoptions, sesmille aspects tutélaires » (lePaupérismeetlesassociationsdeprévoyance,op.cit.,t.I,p.107).67.Cf.B.Gibaud,DelamutualitéàlaSécuritésociale,op.cit.Cetteoppositionpersisteraaulongdu

XXesiècle,cf. par exemple in B.Gibaud,op. cit., p. 100 sq., le rôle pour lemoins ambigu joué par lamutualitésouslerégimedeVichy.68.Lesresponsablesdumouvementmutualistesontd'ailleursconscientsdecetécartquisecreuseentre

lamutualitéetlamajoritédesouvriers.LéopoldMabilleau,quideviendraprésidentdelaFédérationnationalede lamutualité française, déclare en 1900 que celle-ci « ne pourvoit à l'assurance que desmembres lesmoins intéressants de la classe ouvrière, ceux qui représentent déjà une élite économique dans le pays »(PremierCongrèsinternationaldelamutualité,Paris,1900,p.12).69.J.Lefort,lesCaissesderetraitesouvrières,Paris,1906,t.I,p.114sq.70.Cf.E.Levasseur,Questionsouvrièreset industriellesenFrancesous laTroisièmeRépublique,

Paris,1907,p.500sq.71.En1898,98%desmineursetenvironlesdeuxtiersdesemployésdescheminsdefersontaffiliésà

descaissespatronales(cf.J.Lefort,lesCaissesderetraitesouvrières,op.cit.,t.II,p.89etp.177).Latroisièmecatégoriedebénéficiairesderetraiteestcelledesagentsdel'Étatenvertud'uneloide1853.Maisl'État intervient icicommeemployeurdans lecadred'unepolitiquedupersonnelquicompense lamodicité

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dessalairesparlasécuritédel'emploietlaretraite.72.Septmillionsenviron,etnonles12millionsdesalariésquel'oncompteàl'époque,parceque,comme

onvalevoir,l'assurancenevaconcernerd'abordquelafrangeinférieuredusalariat.73. J. Lefort, les Caisses de retraites ouvrières, op. cit., t. I, p. III. L'un des arguments contre le

« système allemand » ici visé est qu'il ne se contente pas de délivrer des prestations. Il conduit aussi àmettre en place des hôpitaux, desmaisons de retraite, des services de consultations, etc., bref, un noyaud'institutions sanitaires et sociales dont le caractère public est inacceptable pour les adversaires del'interventiondel'État.74.Ibid.,t.I,p.9.75.E.Cheysson,«Discussion»,inlaSolidaritésociale,Académiedessciencesmoralesetpolitiques,

Paris,1903,p.137.Cheyssonseprononceexplicitementcontrelesolidarismepourlaraisonprécisequelanotiondedettesocialecréeundroit.EndiscipledeLePlay,ils'entientau«devoirsocial»quin'entraînepasuneobligationlégale,maisunedettemorale.Quantàl'État,ilpeuttoutauplusencouragerlesinitiativesenaidantceuxquis'aidenteux-mêmesselonleprincipedela«libertésubsidiée»,commeonditàl'époqueenBelgique.76.InterventiondeM.SeblinaauSénat,séancedu9juin1905,citéparH.Hatzfeld,Dupaupérismeàla

Sécuritésociale,op.cit.,p.71.77.J.Jaurès,Chambredesdéputés,séancedu12juillet1905,citéinHartzfeld,ibid.,p.71.78.LajurisprudencedelaCourdecassationétablitquesil'ouvriern'apassouscrit,lepatronestdispensé

delanécessitédecotiser.«L'obligation»devientainsiquasifacultative.Onpeutajouterque65ansestpourl'époque un âge que seule uneminorité d'ouvriers atteignait : « retraite pour les morts », dira la contre-propagandedelaCGT,quis'opposeaussiviolemmentauprincipedelacotisationouvrièreassimiléeàuneréductiondesalaire.L'échecdelaloide1910seraofficiellementreconnuparlespromoteursdelaloisurlesassurances sociales en 1932. «Après tous lesministres duTravail, après tous les rapporteurs du budget,nous ne pouvons que constater l'échec de ce système » (rapport d'Édouard Gringa, Documentsparlementaires,Chambredesdéputés,annexen°5505,séancedu31janvier1923,p.36).79.N.Murard,laProtectionsociale,Paris,LaDécouverte,1989.80.EnparticulierJ.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,etF.Ewald,l'Étatprovidence,op.cit.81.Bienentendu,l'assurancepeutêtreunepratique«privée»etc'estdanslesinitiativesprivéesqu'ellea

sesorigines.Ainsil'assurancemaritimedèsleMoyenÂge:lesrisquesénormesdelanavigationmaritimeàl'époque rendaient nécessaire qu'ils soient partagés par les différents commanditaires des expéditionsmarchandes.LaCompagnie royaled'assurance, première compagnie françaised'assurance sur la vie, estfondéeen1797,maisc'est,endépitdesonnom,unecompagnieprivée.Demême,lesdifférentesmutuellessontdesassociationsquifonctionnentsurleprincipedel'assurance,maissanslagarantiedel'État.82.C'est l'enjeu de la loi de 1898 sur les accidents du travail, dont le rôle paradigmatique a été assez

amplementsoulignéparFrançoisEwald,l'Étatprovidence,op.cit.,pourquejenelereprennepasici.

83.Cf.F.Netter,«LesretraitesenFranceaucoursdelapériode1895-1945»,Droitsocial,nos9-10,septembre-octobre1965.84.C'estlaréservequel'onpeutapporteràl'impressionnanteconstructiondeFrançoisEwalddansl'État

providence, op. cit. Comprendre les conditions d'application de l'assurance exige l'analyse destransformationsdusalariat.85.H.Hatzfeld,«Ladifficilemutationdelasécurité-propriétéàlasécurité-droit»,Prévenir,n°5,mars

1982.86.C.Gide,Economiesociale,Paris,1902,p.6.

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87.Sauf pour les options « collectivistes » quimilitent pour l'abolition de la propriété privée,mais ellesn'ontpasprévalu,dumoinsenEuropeoccidentale.Onpourraitsansdoutedirequ'unerévolutiondutypedecellequiatriomphéenRussieen1917aimposél'autreoption,«collectimste»,delaquestionsociale.88.Cf.DufournydeVilliers,Traitéduquatrièmeordre,op.cit.Dèslafinde1789également,Lambert,

inspecteur des apprentis placés à l'Hôpital général, et qui deviendra membre du Comité de mendicité,interpelle l'Assemblée constituante, la sommant de créer un comité chargé « d'appliquer d'une manièrespéciale à la protection et à la conservation de la classe non propriétaire les grands principes de justicedécrétésdanslaDéclarationdesdroitsdel'hommeetdanslaConstitution».LeComitépourl'extinctiondelamendicitéestinstituéenréponseàcetteinitiative(cf.L.-F.Dreyfus,Unphilosophed'autrefois,op.cit.,p.147).89. Discours du 15 avril 1793, Archives parlementaires, t. LXII, p. 271, cité in M. Gauchet, la

Révolutiondesdroitsdel'Homme,op.cit.,p.214.90.Ibid.,p.201.91. Bien que la réflexion sur la prévoyance ait représenté une composante importante de la pensée

révolutionnaire.Cf. Le «QuatrièmeRapport » duComité pour l'extinction de lamendicité rédigé parLaRochefoucauld-Liancourt,op.cit., et surtout J.A.N.Condorcet,Esquisse d'un tableau historique desprogrès de l'esprit humain, Paris, an III, qui, dans laDixième période, «Des progrès futurs de l'esprithumain»,entendappliquer«lamathématiquesociale»àlaréductiondesinégalités.Maiscetteprévoyancerestevolontaireet,à ladifférencedecequiconcerneledroitausecours,ces«vues»nereçurentaucuncommencementd'exécution.92.ProcèsverbauxetRapportsduComité,op.cit.,«Plandetravail»,p.318-319.93. «L'Assemblée nationale [...] peut attaquer puissamment la pauvreté en augmentant le nombre des

propriétaires; lescirconstancesactuelles luiendonnent l'heureusefacultéqu'ellene laisserapaséchapper,parcequ'elle nepourrait se reproduire.Quinze àvingtmillionsd'arpents, dépendantdesbiensdomaniaux,languissent sansutilité sous l'ariditédes landes, sous la fangedesmarais, ou sous la tyranniedesusages.Cesterresrenduesàlaculturepardesbrasindigents,quiseraientpayésd'unepartiedeleurtravailparlacession d'une part du terrain qu'ils auraient rendue fertile, les préserveraient à jamais de la misère,répandraientetassureraient l'aisancedans les famillesmalheureuses,et les lieraientainsià leurpatrieparleurpropreintérêtetparvosbienfaits»(ibid.,«QuatrièmeRapport»,p.388).94.Barère, «Rapport sur lesmoyens d'extirper lamendicité et sur les secours que laRépublique doit

accorderauxcitoyensindigents»,op.cit.95.Provès-verbauxetrapportsduComité...,op.cit.,«Plandetravail»,p.315.96. Saint-Just, Fragment sur les institutions républicaines, éd. C. Nodier, Paris, 1831, cité in M.

Bouvier-Ajam,HistoiredutravailenFrance,op.cit.,t.II,p.30.97.CitéparA.Soboul,Paysans,sans-culottesetjacobins,Paris,1966,p.133.98.SimondedeSismondi,«Delarichesseterritoriale»,Revuemensuelled'économiepolitique,février

1834,p.15.99.L.-N.Bonarparte,l'Extinctiondupaupérisme,op.cit.100.Cf. de Jules Méline, l'ardent défenseur d'une politique protectionniste en faveur des paysans, le

Retouràlaterreetlasurproductionindustrielle,Paris,1906.En1923encore,lerapporteurduprojetdeloi sur les assurances sociales s'exprime ainsi à la Chambre des députés : « Nous connaissons tous lesméfaits de la désertion des campagnes; notre salut est dans le retour à la terre » (Documentsparlementaires,Chambredesdéputés,annexen°5505,séancedu31janvier1923,p.53).101.J.-J.Rousseau,ProjetdeConstitutionpourlaCorse;inC.E.Vaugham,thePoliticalwritingof

J.J.Rousseau,Cambridge,1915,t.II.

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102.AbbédeMably,Doutessurl'ordrenatureletessentieldessociétés,Paris,1767.103.Loidu18mars1793,citéinM.Bouvier-Ajam,HistoiredutravailenFrance,op.cit.,t.II,p.30.104.A.Duquesnoy,Journaldel'Assembléeconstituante,Paris,éditionde1894,t.I,p.498.105.CitéparM.Leroy,HistoiredesidéessocialesenFrance,t.II,p.272.106.M.Robespierre,ProjetdeDéclarationdesdroitsà laConvention,23avril1793.Ainsipeut-on

comprendre que pour Robespierre la propriété devrait être « le droit de chaque citoyen de jouir et dedisposerdelaportiondebiensquiluiestgarantieparlaloi».107.CitéparMaximeLeroy,HistoiredesidéessocialesenFrance,op.cit.,H.G.Mirabeauexplicite

sapenséele2avril1791:«Nouspouvonsregarderledroitdepropriétételquenousl'exerçonscommeunecréationsociale.Lesloisneprotègentpas,nemaintiennentpasseulementlapropriété,ellelafontnaîtreenquelquesorte»(p.270).108.A.Comte,Systèmedepolitiquepositive,Paris,éditionde1892,t.I,p.156.109.A.Fouillé,laPropriétésocialeetladémocratie,Paris,1884.110.E.deLaveleye,Delapropriétéetdesesformesprimitives,Paris,1891.111.L.Duguit,leDroitsocial,ledroitindividueletlatransformationdel'État,Paris,1908.112.E.deLaveleye,op.cit.,p.542.113.L.Duguit,op.cit.,p.148.114.Cf.C.Nicolet,l'IdéerépublicaineenFrance,1789-1924,Paris,Gallimard,1982,spécialementle

chapitrex.115.J.Barni,Manuelrépublicain,Paris,1872,p.420.116.Cf.ci-dessus,DeuxDiscoursdeM.LéonBourgeois,op.cit.,p.22.117.Onnomme«possibilistes»ou«broussistes»lessocialistesquiveulenttirerpartidespossibilitésde

réformespartiellesauseindurégimecapitaliste.Ilss'opposentauxpartisansd'unetransformationradicaleetimmédiatedelasociété,qu'ils'agissedelatendancemarxisteconduiteparJulesGuesdeoudusyndicalismed'actiondirecte (cf.G.Weill,Histoiredumouvement social enFrance,1852-1902, Paris, 1904, p. 224sq).118. P. Brousse, la Propriété collective et les services publics, Paris, 1883, Éditions du Prolétaire,

organedupartiouvrier,citéicidanslarééditionde1910,p.27.Onpeutvoirlàl'amorcedeladoctrinedesnationalisationsquis'énonceradansl'entre-deux-guerresdanslamouvancedusocialismeréformiste.HenrideMan,quienfutlepremierthéoricien,lacaractériseainsi:«L'essencedelanationalisationestmoinsletransfert de la propriété que le transfert de l'autorité; ou plus exactement, le problème de l'administrationprend le pas sur celui de la possession et les changements dans le système d'autorité nécessité parl'économiedirigée»(cité inP.Dogde(éd.),ADocumentaryStudyofHenrikdeMan,Princeton,1979,p.303).119.Lesprestationsassurantiellesnesont toutefoispas laseuleformedepropriétésocialeappropriable

pardesindividus.Lelogementsocialreprésentel'autregrandemodalitédelapropriétécollectivedisponible,souscertainesconditionsréglementaires,pourunusageprivé.Ceparallélismeentrelesassurancessocialesetlelogementsocialcommedeuxgrandesformesdemiseàdispositiondu«peuple»d'unepropriétésocialepour l'affranchir de sa vulnérabilité mériterait d'être approfondi — des premières « habitations à bonmarché»,dont l'apparitionestàpeuprèscontemporainedespremièresformesd'assurancessociales,auxgrandsprogrammesdeHLM,dontl'expansionestàpeuprèsparallèleàcelledelaSécuritésociale.Maisdévelopper ces points exigerait d'ouvrir de nouveaux chantiers. Cette réflexion invite toutefois à ne pasidentifier les initiativespourcombattre lavulnérabilitésocialeavecl'instaurationdecequeFrançoisEwaldappelle« lasociétéassurantielle».Siessentiellesoit-elle, la technologieassurantielleest loindecouvrir le

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champ de la propriété sociale, qui me paraît le concept englobant pour subsumer l'ensemble dudéveloppementdusecteursocialàpartirdel'installationdelaIIIeRépublique.120.A.Thiers,Delapropriété,Paris,1848.121. A. Thiers, Rapport général au nom de la Commission de l'assistance et de la prévoyance

publique,op.cit.122.Ibid.,p.114.123.Ibid.,p.115.124.Ibid.,p.118.125.Ibid.,p.118.126.Ibid.,p.115.127.CitéparH.Hatzfeld,DupaupérismeàlaSécuritésociale,op.cit.,p.88.128.L'argument selon lequel l'obligationd'assurance interdit au travailleur dedisposer librement de ses

économiespouraméliorerouchangersaconditionaévidemmentétéappliquéaussiauxtravailleursruraux:«Laprévoyancede l'ouvrier agricoledoit en faireunpetit propriétaire et nonunpetit rentier.Pour lui laretraiteseraitunpérilplutôtqu'unbiensisaperspectiveetsesversementsl'ontdétournédelaterre,privédesdignitésetde la jouissancede lapropriété» (A.Souchon, laCrisede lamain-d'œuvreagricole enFrance,Paris,1914,p.159,cité inH.Hatzfeld,p.284).Le«retard»de lapaysannerieàentrerdans lesystème de la Sécurité sociale après la fin de la Seconde Guerre mondiale illustre a contrario les liensprivilégiésexistantentrecesystème,l'industrialisationetlesalariatindustriel.Al'inverse,onpourraitdirequela paysannerie est restée très longtemps captive du modèle de la sécurité-propriété et du noyau le plusarchaïquedecemodèle:lapropriétédelaterre.129. A. de Swaan, In Care of the State, op. cit., p. 153 sq. Il est possible que l'évolution du droit

commercialetenparticulierlaconstitutiondessociétésanonymes(loidu24juillet1867)aitpumettresurlavoiedece typedepropriétécollective.AlfredFouillé faitd'ailleursexplicitement le lienentre l'associationdescapitauxet l'associationdescotisationsassurantielles :«Enfacedescapitauxassociés, il fautquelestravailleurs associent leur prévoyance et leurs épargnes, dont la force est centuplée par le régime desassurances » (la Propriété sociale et la démocratie, op. cit., p. 146). La différence, considérable, esttoutefoisquelesmembresd'unesociétéanonymepeuventenprincipedisposeràleurgrédeleurscapitaux,tandisqu'ilssontbloquéspourlessociétairesd'uneassurance.130.A.deSwaan,ibid.131.P.Aivarez,Del'influencedelapolitique,del'économieetdusocialsurlafamille,Paris,1899,

citéinJ.Donzelot,laPolicedesfamilles,Paris,1977,p.47.132.RappelonslaremarquedeJaurèsci-dessus:«Danslaretraite,dansl'assurance,l'ayantdroit,eût-il

desmillionsàl'âgeoùlaloimarquel'échéancedesaretraite,ill'aurasansdiscuteravecpersonne,avecunecertitudeabsolue.»133. L'État ne gère pas directement les prestations de l'assurance. Cela se fait, on le sait, par

l'intermédiairedes«caisses»,dontlestatutetlesagentsontd'ailleurssubideprofondestransformations:mutuelles d'abord, représentants des employés et des employeurs ensuite.Cf. par exemple A. Catrice-Lorey,Dynamique internede laSécurité sociale, Paris, CREST, 1980.Mais, au-delà de cesmodalitéstechniques compliquées, importe surtout ici le fait que l'État soit le garant du dispositif et que l'éventuellemodificationdusystèmesoitduressortdulégislateur.134.A.Comte,Systèmedepolitiquepositive,Paris,éditionde1929,p.411.135.L.Bourgeois,laPolitiquedelaprévoyancesociale,op.cit.,p.321.136.Deuxinnovationscependantparrapportaudébutdusiècle.Unetentativepourcouvrirégalementle

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chômageproposéeparlesénateurChauveauen1925etfinalementrepousséeaprèsunintéressantdébatàl'issue duquel la majorité convient que « le chômage est un danger qui ne menace pas actuellementl'économie française » (Documents parlementaires, Sénat, annexe n° 182, séance du 30 mars 1926,p.881).Secondenouveauté,leprécédentimposéparl'Alsace-Lorrainereconquise,quibénéficiaitdurégimedeprotection inauguréparBismarck. Ilparaît impensabled'enleverauxAlsaciens-Lorrainsdesavantagessociaux du fait qu'ils sont redevenus français, et difficile aussi de garder deux systèmes de protectionsociale,enAlsace-LorraineetdanslerestedelaFrance.137.Documentsparlementaires,Chambredesdéputés.138.En1930ceplafondestfixéà15000Fdesalaireannuelsurl'ensembleduterritoire,età18000F

danslesvillesdeplusde200000habitants.Ilatteint30000en1938(cf.F.Netter,«LesretraitesenFranceaucoursdelapériode1895-1945»,loc.cit.)139.Premier rapportGringa,Documentsparlementaires,Chambredesdéputés,annexe,séancedu31

janvier1923.140.ExpressionsdeH.Hatzfeld,DupaupérismeàlaSécuritésociale,op.cit.141.Cf.A.deSwaan,lnCareof theState,op.cit.DeSwaanutilisece schémapour rendrecompte

desdisparitésdans la chronologie etdans lesmodesde réalisationdesprotections sociales selon lespaysd'Europeoccidentale.Cette entréemeparaît fécondepour aider à se situer dans le débat qui oppose lesdéfenseursdelaspécificitédechaqueconfigurationnationaleetlestenantsd'uneunitédestructuredel'Étatsocial par-delà les frontières.Onaperçoit comment lesparticularitéspropres à chaquepays sont cadréesparcesrelations«structurales»entrelesdifférentstypesd'acteursquiseretrouventdanschaquesituationnationale,maisselonunepondérationdifférente.142.Pouruneprésentationsynthétiquedurôledel'État,cf.ci-dessous,chapitreVII.143.Les«socialistesindépendants»,enruptureaveclesorientationsrévolutionnairesdupartisocialiste

parcequ'ilsentendentparticiperauxgouvernementsrépublicains«bourgeois»,ontétélespremiersporte-paroleexplicitesd'untelréformismeàaccéderàl'appareild'État.AlexandreMillerand:«LaRépubliqueestla formule politique du socialisme, comme le socialisme est l'expression économique et sociale de laRépublique»(exergueduSocialismeréformistefrançais,Paris,1903).Millerandestlepremiersocialisteàoccuperunposteministériel.LorsdesonpassageauministèreduCommerce,de1901à1903,ilélaboreplusieurs projets « sociaux », mais échoue à faire passer la loi sur les retraites ouvrières et paysannes.Viviani, socialiste indépendant également, est lepremier titulaireduministèreduTravail, en1906,mais samarge de manœuvre est étroite et ses réalisations fort modestes (cf. J.-M. Fournerie, le Ministère duTravail, origines et premiers développements, op. cit.). Aristide Briand énonce en 1909 un ambitieuxprogrammede réformes sociales qui restera lettremorte (cf.M.-G.Dezes, « Participation et démocratiesociale : l'expérience Briand en 1909 », le Mouvement social, n° 87, avril-juin 1974). Albert Thomas,ministredel'Armementpendantlaguerre,veutpoursuivreaprèslavictoireunepolitiquedecollaborationdeclasses esquissée lors de l'« Union sacrée » et promouvoir une « démocratie industrielle » à laquelle lepatronat opposera une fin de non-recevoir (cf. P. Fridenson, M. Rebérioux, « Albert Thomas, pivot duréformismefrançais, leMouvementsocial, ibid.).L'implantationd'unepolitique réformisted'uneampleurcomparableàcellequis'estimposéeenAllemagneetenGrande-Bretagneseheurteàlafoisàlafaiblessedel'Étatlui-mêmependantl'entre-deux-guerres(cf.R.F.Kuisel,leCapitalismeetl'ÉtatenFrance, trad.fr. Paris, Gallimard, 1984, chap. III et IV), à la relative faiblesse de la classe ouvrière et à sa divisionprécisémentsurcepoint:réformeourévolution.IlfaudraattendreleFrontpopulairepourques'imposeunemajoritédegouvernementacquiseauxréformessociales.Surlemomentcharnièrequereprésente1936,cf.ci-dessous,chap.VII.

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CHAPITREVII

Lasociétésalariale

Condition prolétarienne, condition ouvrière, condition salariale : troisformes dominantes de cristallisation des rapports de travail dans la sociétéindustrielle, et aussi trois modalités des relations qu'entretient le monde dutravailaveclasociétéglobale.Si,schématiquementparlant,ellessesuccèdent,leur enchaînement n'est pas linéaire. Par rapport à la question ici posée dustatut du salariat en tant que support d'identité sociale et d'intégrationcommunautaire,ellesenprésententplutôttroisfiguresirréductibles.La condition prolétarienne représente une situation de quasi-exclusion du

corps social. Le prolétaire est un maillon essentiel dans le processusd'industrialisationnaissant,maisilestvouéàtravaillerpoursereproduire,et,selonlemotdéjàcitéd'AugusteComte,il«campedanslasociétésansyêtrecasé».Ilneviendraitsansdouteàl'espritd'aucun«bourgeois»desdébutsdel'industrialisation — ni non plus, en sens inverse, d'aucun prolétaire — decomparer sa situation à celle des ouvriers des premières concentrationsindustriellesenmatièredemodedevie,delogement,d'éducation,deloisirs...Plutôtqu'àdelahiérarchie,onaalorsaffaireàunmondeclivéparladoubleopposition du capital et du travail, de la sécurité-propriété et de lavulnérabilitédemasse.Clivémaisaussimenacé.La«question sociale»estalors précisément la prise de conscience que cette fracture centralemise enscèneàtraverslesdescriptionsdupaupérismepeutconduireàladissociationdel'ensembledelasociété1.Larelationdelaconditionouvrièreaveclasociétéenvisagéecommeuntout

estpluscomplexe.Unnouveaurapportsalarials'estconstitué,àtraverslequellesalairecessed'êtrelarétributionponctuelled'unetâche.Ilassuredesdroits,donne accès à des prestations hors travail (maladies, accidents, retraite) etpermet une participation élargie à la vie sociale : consommation, logement,instruction,etmême,àpartirde1936,loisirs.Imagecettefoisd'uneintégrationdans lasubordination.Car jusqu'auxannées1930,momentoùenFrancecette

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configurationsecristallise,lesalariatc'estessentiellementlesalariatouvrier.Ilrétribuelestâchesd'exécution,cellesquisontsituéesenbasdelapyramidesociale.Maisenmême tempssedessineunestratificationpluscomplexequel'opposition dominants-dominés, qui comprend des zones interséquentes àtravers lesquelles la classe ouvrière vit cette participation dans lasubordination:laconsommation(maisdemasse),l'instruction(maisprimaire),lesloisirs(maispopulaires),lelogement(maislelogementouvrier),etc.C'estpourquoi cette structure d'intégration est instable. Les travailleurs dans leurensemblepeuvent-ilssesatisfaired'êtrecantonnésdansdestâchesd'exécution,tenus à l'écart du pouvoir et des honneurs, alors que la société industrielledéveloppeuneconceptiondémiurgiquedutravail?Quicréelarichessesociale,etquise l'approprie indûment?Lemomentoùsestructure laclasseouvrièreestaussiceluioùs'affirmelaconsciencedeclasse:entre«eux»et«nous»,toutn'estpasdéfinitivementjoué.L'avènementde lasociétésalariale2neserapourtantpas le triomphede la

condition ouvrière. Les travailleurs manuels ont été moins vaincus dans unelutte des classes que débordés par la généralisation du salariat. Salariat«bourgeois»,employés,cadres,professionsintermédiaires,secteurtertiaire:la salarisation de la société contourne le salariat ouvrier et le subordonne ànouveau,cettefoissansespoirqu'ilpuisse jamais imposerson leadership.Sitoutlemondeoupresqueestsalarié(plusde82%delapopulationactiveen1975), c'est à partir de la position occupée dans le salariat que se définitl'identitésociale.Chacunsecompareàtous,maisaussis'endistingue,l'échellesociale comporte un nombre croissant de barreaux auxquels les salariésaccrochent leur identité, soulignant la différence avec l'échelon inférieur etaspirantàlastratesupérieure.Laconditionouvrièreoccupetoujourslebasdel'échelleoupresque(ilyaaussilesimmigrés,mi-ouvriersmi-barbares,etlespaumés du quart monde). Mais que se poursuive la croissance, que l'Étatcontinued'étendresesservicesetsesprotections,etquiconqueleméritepourraaussi « s'élever » : améliorationspour tous, progrès social etmieux-être.Lasociétésalarialeparaîtemportéeparunirrésistiblemouvementdepromotion:accumulation de biens et de richesses, création de positions nouvelles etd'opportunités inédites, accroissement des droits et des garanties,multiplicationdessécuritésetdesprotections.Cechapitrevisemoinsà retracercettehistoirequ'àdégager lesconditions

quil'ontrenduepossibleetontfaitdelasociétésalarialeunestructureinédite,

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à la fois sophistiquée et fragile.La prise de conscience de cette fragilité estrécente, elle date du début des années 1970. Elle est aujourd'hui notreproblème, puisque nous vivons toujours dans et de la société salariale.Pouvons-nousajouter,avecMichelAgliettaetAntonBender,que«lasociétésalarialeestnotreavenir3»?Ceseralaquestionàdébattreauchapitresuivant,mais même s'il devait en être ainsi il s'agit d'un avenir bien incertain. Enattendant,nouscomprendronsmieuxdequoiest faitecette incertitudesinousressaisissons la logiquede la promotiondu salariat dans sa force et dans safriabilité.

Lenouveaurapportsalarial

«C'estl'industrialisationquiadonnénaissanceausalariat,etc'estlagrandeentreprise qui est le lieu par excellence du rapport salarial moderne4. » Cejugement est à la fois confirmé et nuancé par les analyses précédentes. Lesalariat a bien existé d'abord à l'état de fragments dans la sociétépréindustrielle, sans parvenir à s'imposer jusqu'à structurer l'unité d'unecondition (cf. chapitre III). Avec la révolution industrielle commence à sedévelopperunnouveauprofild'ouvriersdesmanufacturesetdesfabriquesquianticipelerapportsalarialmodernesansencoreledéployerdanssacohérence(cf.chapitrev)5.Onpeutcaractériserainsilesprincipauxélémentsdecerapportsalarialdes

débuts de l'industrialisation, correspondant à ce que l'on vient d'appeler laconditionprolétarienne : une rétributionproche d'un revenuminimal assuranttout juste la reproduction du travailleur et de sa famille et ne permettant pasd'investissementdanslaconsommation;uneabsencedegarantieslégalesdansla situation de travail régie par le contrat de louage (article 1710 du Codecivil);lecaractère«labile6delarelationdutravailleuravecl'entreprise:ilchange fréquemment de place, se louant au plus offrant (surtout s'il disposed'unecompétenceprofessionnellereconnue)et«chôme»certains joursdelasemaineoupendantdespériodesplusoumoinslonguess'ilpeutsurvivresansseplieràladisciplinedutravailindustriel.Enformalisantcescaractéristiques,ondiraqu'unrapportsalarialcomporteunmodederétributiondelaforcedutravail, le salaire — qui commande dans une large mesure le mode deconsommationetlemodedeviedesouvriersetdeleurfamille—,uneformedeladisciplinedutravailquirèglelerythmedelaproduction,etlecadrelégal

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qui structure la relation de travail, c'est-à-dire le contrat de travail et lesdispositionsquil'entourent.On aura reconnu que je viens de dégager ces caractéristiques à partir des

critères proposés par l'école de la régulation pour définir le rapport salarial«fordiste»7.Jeprésupposeainsiqu'auseind'unemêmeformationsociale—le capitalisme — le rapport salarial peut prendre des configurationsdifférentes, la question, dumoins la question posée ici, étant de dégager lestransformationsquicommandentlepassaged'uneformeàuneautre8.Soit,pourassurer le passage du rapport salarial qui prévalait aux débuts del'industrialisation au rapport salarial « fordiste », la réunion des cinqconditionssuivantes.

Première condition : une ferme séparation entre ceux qui travaillent

effectivementetrégulièrementetlesinactifsoulessemiactifsqu'ilfautsoitexclure du marché du travail, soit intégrer sous des formes réglées. Ladéfinitionmoderne du salariat suppose l'identification précise de ce que lesstatisticiens appellent la population active : repérer etmesurer ceuxqui sontoccupésetceuxquinelesontpas,lesactivitésintermittentesetlesactivitésàtempscomplet, lesemploisrémunérésetnonrémunérés.Entreprisedelonguehaleine,etdifficile.Unpropriétaireterrien,unrentier,sont-ilsdes«actifs»?Etlafemmeetlesenfantsdel'artisanoudel'agriculteur?Quelstatutdonneràcesinnombrablestravailleursintermittents,saisonniers,quipeuplentlesvillescomme les campagnes? Peut-on parler d'emploi, et corrélativement de non-emploi, de chômage, si on ne peut définir ce que signifie véritablement êtreemployé?Ce n'est qu'au tournant du siècle — en 1896 en France, en 1901 en

Angleterre—,aprèsbiendestâtonnements,quelanotiondepopulationactiveest définie sans ambiguïté, permettant l'établissement de statistiques fiables.«Lesactifsserontceuxetseulementceuxquisontprésentssurunmarchéleurprocurant un gain monétaire, marché du travail ou marché des biens ouservices9.»Ainsi, la situationde salarié, distinctede celledepourvoyeurdemarchandisesoudeservices,devientclairementidentifiable,maisaussicellede chômeur involontaire, distincte de tous ceux qui entretiennent un rapporterratiqueavecletravail.Mais c'est une chose que de pouvoir repérer et comptabiliser les

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travailleurs; une meilleure chose serait de pouvoir réguler ce « marché dutravail»encontrôlantsesflux.LesAnglaiss'ysontattachésavecsérieuxdèsledébutdusiècle.WilliamBeveridge,dès1910,avaitbienvuque leprincipalobstacle à la rationalisation du marché du travail était l'existence de cestravailleurs intermittents qui refusent de se plier à une discipline rigoureuse.Aussifaut-illesmater:

Pourceluiquiveuttravaillerunefoislasemaineetresteraulitlerestedutemps,lebureaudeplacementrendracesouhaitirréalisable.Pourceluiquiveuttrouverunemploiprécairedetempsentemps,lebureaudeplacementrendrapeuàpeuimpossiblecegenredevie.Ilprendracettejournéedetravailqu'ilvoulaitavoiretladonneraàquelqu'und'autrequitravailledéjàquatrejoursparsemaineetpermettraainsiàcedernierdegagnerdécemmentsavie10.Lebureaudeplacementdoit effectuerunpartagedu travail, qui consiste à

tracerunelignededémarcationentredevéritablesemployésàpleintempsetceux qui seront complètement exclus du monde du travail et relèveront desformescoercitivesd'assistanceprévuespour les indigentsvalides.Demême,lesWebbenappellentà«uneinstitutionoùlesindividusdoiventêtrereléguéspénalement et maintenus sous contrainte [...] absolument essentielle à toutprogrammeefficacedetraitementduchômage11».S'ilestimpossiblederéaliserentouterigueuruntel«idéal»,lesinstitutions

mises en place en Grande-Bretagne dans les premières décennies du XXe

siècle l'ont approché. Les bureauxmunicipaux de placement et les puissantssyndicatsdetravailleursquipratiquentleclosedshop—monopoledel'emploipourlessyndiqués—sontparvenus,nonpointàjugulerlechômage,problèmeendémique en Grande-Bretagne, mais à mieux maîtriser l'embauche pour lesemploisdisponibles.En raison principalement du retard pris dans le développement du salariat

industrielparrapportàlaGrande-Bretagne12,cetypedepolitiquedel'emploi

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avant la lettre n'a jamais pris en France un tel caractère systématique.L'embaucheaété longtemps laisséeà l'initiativedes travailleurs, enprincipe«libres»d'allerseloueràleurguise,àl'entregentde«marchandeurs»oude«tâcherons13»,àlavénalitédesbureauxprivésdeplacement,auxquelsilfautajouter de rares bureaux municipaux, et aux tentatives syndicales pourmaîtriser, voire pour monopoliser l'embauche. Fernand Pelloutier s'épuise àimplanter lesboursesdu travail,quidoivent,entreautres,collecter toutes lesdemandes d'emploi et organiser l'embauche sous contrôle syndical14. Maisl'entreprise, minée par les divisions syndicales, fera long feu. Sur le planpolitique, l'aile réformiste, représentéepar les« républicainsdeprogrès»etpar les socialistes indépendants, s'intéresse à laquestion.LéonBourgeois enparticuliercomprendlelienexistantentrelarégulationdumarchédutravailetlaquestionduchômage,quidevientpréoccupanteaudébutdusiècleavecuneévaluationde300000à500000chômeurs15.Maislesremèdesqu'ilpréconisepour lecombattresont très timides :«L'organisationduplacement figure,detoute évidence, au premier rang16. » Il déplore l'insuffisance des bureauxmunicipaux et syndicaux, évoque la nécessité d'une assurance contre lechômage,maisenlaisselaresponsabilitéauxgroupementsprofessionnels.Les pouvoirs publics n'auront ainsi, et pour longtemps, qu'un rôle fort

modeste dans l'organisation du marché du travail et dans la lutte contre lechômage. L'Office du travail, créé en 1891, s'attache à rassembler uneimportantedocumentationetàélaborerdesstatistiquesfiables.CetteœuvreseprolongedanslecadreduministèreduTravail,crééen190617,mais rienquipuissetenirlieudevéritablepolitiquedel'emploi.Cequi en a tenu lieu longtemps, c'est l'ensembledespolitiquespatronales

précédemmentdéployées(cf.chapitrev),mélangedeséductionetdecontraintepour fixer les ouvriers par des « avantages sociaux », et annihiler leurrésistance par des réglementations rigides. Ce fut aussi, plus généralement,cettesortedechantagemoralexercésurlestravailleursparlesphilanthropes,lesréformateurssociauxetlesporte-paroledulibéralisme:conformez-vousaumodèledubonouvrierrégulierautravailetdisciplinédanssesmœurs,ouvousferezpartiedecesmisérablesexclusdelasociétéindustrielle18.Ilfaudraiticiciterànouveau toutecette littérature répétitivesur lanécessairemoralisationdupeuple.Onpeutvoirunsignedelavitalitédecetteattitudejusqu'àlafinduXIXesiècleetledébutduXXedansl'extraordinaireflambéederépressionduvagabondage qui fleurit alors : 50 000 arrestations chaque année pour

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vagabondage dans les années 1890, entraînant jusqu'à 20 000 poursuitesannuelles devant les tribunaux19, avec la menace de la relégation en cas derécidive. Conjoncturellement, ces mesures peuvent s'expliquer par la gravecrise économique qui sévit alors et par lamisère des campagnes.Mais c'estaussi une manière de rappeler, au moment où un nouvel ordre du travail sedessineavecladeuxièmerévolutionindustrielle,cequ'ilencoûted'yéchapper.Levagabond redevientpouruneoudeuxdécennies le contre-modèleabhorréqu'ilareprésentédanslasociétépréindustrielle(cf.chapitreII) : la figuredel'asociabilité, qu'il faut éradiquer parce qu'il fait tache dans une société quiresserrelesrégulationsdutravail20.Mais bientôt un autremode de régulation va s'imposer d'unemanière plus

efficace. Tous ces dosages de répression et de mansuétude philanthropiquedemeurent limités dans leurs effets parce qu'ils restent extérieurs àl'organisationdutravailproprementdite.Tantqu'ils'agitdeconvertirl'ouvrierà une conduite plus régulière en essayant de le convaincre que son véritableintérêtexigedavantagedediscipline, ilpeutserévolter,ousedéroberparlafuite à ces obligations dont le ressort demeuremoral.Lamachine impose unautretypedecontraintes,objectivescettefois.Avecelle,onnediscutepas.Onsuitouonnesuitpaslerythmequel'organisationtechniquedutravailimpose.La relation de travail pourra cesser d'être « volatile » si cette organisationtechniqueestenelle-mêmeassezpuissantepourimposersonordre.

Deuxièmecondition:lafixationdutravailleuràsonpostedetravailetla

rationalisationduprocèsde travaildans lecadred'une«gestiondu tempsprécise, découpée, réglementée21 ». Les tentatives pour réguler la conduiteouvrière à partir des contraintes techniques du travail lui-même, qui vonts'épanouiravec le taylorisme,nedatentpasduXXe siècle.LebaronCharlesDupin rêvedéjà en1847de réaliser le travailperpétuelgrâceà l'infatigableimpulsiondu«moteurmécanique»:

Ilyadoncunavantageextrêmeàfaireopérerinfatigablementlesmécanismesenréduisantàlamoindreduréelesintervallesderepos.Laperfectionlucrativeseraitdetravaillertoujours...Onadonc

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introduitdanslemêmeatelierlesdeuxsexesetlestroisâgesexploitésenrivalité,defrontsinouspouvonsparlerencestermes,entraînéssansdistinctionparlemoteurmécaniqueversletravailprolongé,versletravaildejouretdenuitpourapprocherdeplusenpluslemouvementperpétuel22.Maiscettemerveilleuseutopiereposesurl'«exploitationenrivalité»des

différentescatégoriesdupersonnel,c'est-à-diresur lamobilisationdufacteurhumain.Avecl'«organisationscientifique»dutravail,parcontre,letravailleurest

fixé non par une contrainte externe mais par l'enroulement des opérationstechniquesdont le chronométrageadéfini rigoureusement ladurée.Se trouveainsiéliminéela«flânerie»ouvrière,etavecellelamarged'initiativeetdelibertéqueletravailleurparvenaitàpréserver.Mieux,lestâchesparcelliséesdevenant simples et répétitives, une qualification sophistiquée et polyvalenteestinutile.L'ouvrierestdépossédédupouvoirdenégociationqueluiprocuraitle«métier23».Mais les effets de cette « organisation scientifiquedu travail » peuvent se

lire de deux manières. Comme une perte de l'autonomie ouvrière et commel'alignementdescompétencesprofessionnellessurleplusbasniveaudestâchesreproductives. Les analyses les plus fréquentes du taylorisme, en mettantl'accentsurcetaspectdedépossession,sontcependantsimplificatrices.D'unepart,ellestendentàidéaliserlalibertédel'ouvrierprétayloriencapabled'allervendresescompétencesauplusoffrant.C'estsansdoutevraideshéritiersdesmétiers artisanaux possesseurs de compétences rares et très demandées.Cependant, s'il est vrai que le taylorisme s'installe surtout dans la grandeentreprise,ilaeuleplussouventaffaireàdespopulationsouvrièresd'origineruralerécente,sous-qualifiéesetpeuautonomes.D'autre part, c'est sans doute la rationalisation « scientifique » de la

production qui a le plus puissamment contribué à l'homogénéisation de laclasseouvrière.Elleaattaquélecloisonnementdes«métiers»auxquelsleursmembres s'identifiaient étroitement : on se pensait forgeron ou charpentier

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avantdesepenser«ouvrier»(lesrivalitésducompagnonnage,quiontsurvéculongtempsàl'AncienRégime,illustrentjusqu'àlacaricaturecettecrispationsurla spécificité du métier24. D'autant qu'au sein d'une même spécialisationprofessionnelleexistaientausside très importantesdisparitésdesalaireetdestatut entre compagnon accompli, manœuvre, apprenti... Ainsil'homogénéisation«scientifique»desconditionsde travaila-t-ellepu forgeruneconscienceouvrièredébouchantsuruneconsciencedeclasseaiguiséeparlapénibilitédel'organisationdutravail.Lespremièresoccupationsd'usinesen1936aurontlieudanslesentrepriseslesplusmodernesetlesplusmécanisées.C'estaussidansces«citadellesouvrières»quelaCGTetleParticommunisterecruterontleursmilitantslesplusrésolus25.Troisièmement,latendanceàl'homogénéisationdesconditionsdetravailne

peutallerjusqu'aubout,ouplutôt,danslamesuremêmeoùelles'accuse,elleproduitdeseffetsinversesdedifférenciation.Laproductiondemasseexigeeneffetparelle-mêmedesdistinctionsentreunpersonneldepureexécution(ainsil'ouvrierspécialisé,l'OS)etunpersonneldecontrôleoud'entretien(l'ouvriertechnicien). Cette évolution technique du travail exige également lerenforcement et la diversification d'un personnel de conception etd'encadrement—ceuxquivontdevenirles«cadres».Homogénéisationetdifférenciation:cedoubleprocessusestdéjààl'œuvre

audébutde la seconde révolution industrielle. Il invite ànepasparlerde la« taylorisation » comme d'un processus homogène lancé à la conquête dumondeouvrier.Sonimplantationestlenteetcirconscriteàdessitesindustrielstrès particuliers : avant la Première Guerre mondiale, à peine 1 % de lapopulation industrielle française est touchépar cette innovationaméricaine26.De plus, le taylorisme n'est que l'expression la plus rigoureuse— encore ledevient-ellemoinslorsqu'elleestimportéeenFrance27—d'unetendanceplusgénéraleàuneorganisationréfléchiedutravail industriel,cequel'onappelledanslesannées1920«larationalisation28».Enfin, ces méthodes vont déborder les sites industriels qu'évoque le

« taylorisme » pour s'implanter dans les bureaux, les grands magasins, lesecteur « tertiaire ». Aussi, plutôt que de « taylorisme », vaudrait-il mieuxparler de l'implantation progressive d'une dimension nouvelle du rapportsalarial caractérisée par la rationalisation maximale du procès de travail,l'enchaînement synchronisé des tâches, une séparation stricte entre temps detravail et temps de non-travail, le tout permettant le développement d'une

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production de masse. En ce sens, il est exact de dire que ce moded'organisation du travail commandé par la recherche d'une productivitémaximale à partir du contrôle rigoureux des opérations a bien été unecomposanteessentielledanslaconstitutiondurapportsalarialmoderne.Troisième condition : l'accès par l'intermédiaire du salaire à de

« nouvelles normes de consommations ouvrières29» à travers lesquellesl'ouvrier devient lui-même l'usager de la production de masse. Taylorpréconisait déjà une augmentation substantielle du salaire pour inciter lesouvriers à se plier aux contraintes de la nouvelle discipline d'usine30. Maisc'est Henry Ford qui systématise la relation entre production de masse (lagénéralisationdelachaînedemontagesemi-automatique)etconsommationdemasse.Le« fivedollarsday»ne représentepasseulementuneaugmentationconsidérable du salaire. Il est pensé comme la possibilité pour l'ouvriermoderne d'accéder au statut de consommateur des produits de la sociétéindustrielle31.Innovationconsidérablesionlarestituedanslalongueduréedel'histoiredu

salariat.Jusqu'àcetournant,letravailleurestessentiellementconçu,dumoinsdansl'idéologiepatronale,commeunproducteurmaximaletunconsommateurminimal : il doit produire le plus possible, mais les marges de profit quedégagesontravailsontd'autantplusimportantesquesonsalaireestbas.Ilestsignificatif que les dérogations patronales à la « loi d'airain » des salairesn'aientpasconsistéensupplémentssalariaux,maisenprestationssocialesnonmonétaires en cas de maladie, d'accident, dans la vieillesse, etc. Cesprestationspouvaientconjurerladéchéancetotaledesfamillesouvrières,maisnon maximiser leur consommation. Significatif aussi le fait que l'éventualitépourletravailleurdesetrouverplusàl'aisen'aitpasétépenséeparcesmêmespatrons et réformateurs sociaux comme une possibilité de consommerdavantage,mais commeun devoir d'épargner ou de cotiser pour accroître sasécurité.Laseuleconsommationlégitimepourletravailleurestréduiteàcequiluiestnécessairepourreproduiredécemmentsaforcedetravailetentretenirsafamillesurlemêmepieddemédiocrité.Lapossibilitédeconsommerplusestàproscrirecarelleconduitauvice,àl'ivrognerie,àl'absentéisme...Du côté des travailleurs, c'est aussi avec les débuts d'une production de

massequ'apparaîtexplicitementunsoucidebien-êtreparledéveloppementdela consommation. Alphonse Merrheim, alors secrétaire général de la CGT,déclareen1913—cequicorrigequelquepeulareprésentationdominanted'un

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syndicalisme d'action directe uniquementmobilisé pour préparer le « GrandSoir»:

Iln'yapasdelimitesaudésirdebien-être,lesyndicalismen'ycontreditpas,aucontraire.Notreaction,nosrevendicationsdediminutiond'heuresdetravail,d'augmentationdesalaire,n'ont-ellespaspourbutminimumd'augmenterdansleprésentlesdésirs,lesfacilitésdebien-êtredelaclasseouvrière,etparconséquentsespossibilitésdeconsommation32?»Cettepréoccupationouvrièrepourlaconsommationquiapparaîtaudébutdu

sièclerépondàunetransformationdesmodesdeviepopulairesentraînéeparle recul des économies domestiques et touche surtout les travailleurs desgrandesconcentrations industrielles33.Si lemondedu travail,dans la sociétépréindustrielle déjà puis aux débuts de l'industrialisation, a survécu à dessalairesdemisère,c'estdansunegrandemesureparcequ'unepartimportante,quoique difficile à chiffrer, de sa consommation ne relevait pas dumarché :liens conservés avec le milieu rural d'origine, disposition d'un lopin,participationsaisonnièreauxtravauxdeschampsmêmepourdesmétiersaussi«industriels»queceluidemineur34.Cette situation se transforme avec l'expansion des concentrations

industrielles.L'homogénéisationdesconditionsdetravailestaccompagnéeparunehomogénéisationdesmilieuxetdesmodesdevie.Processuscomplexe,etquis'estétalésurplusieursdécennies.Ilaconcernél'habitat,lestransports,etplusgénéralementlerapportdel'hommeavecsonenvironnement,autantquele« panier de la ménagère ».Mais une part de plus en plus importante de lapopulationouvrièresetrouveobjectivementdansunesituationvoisinedecellequi a alimenté les peintures du paupérisme dans la premièremoitié duXIXe

siècle:ouvrierscoupésdeleurfamilleetdeleurmilieud'origine,concentrésdansdesespaceshomogènesetquasi réduitsauxressourcesque leurprocureleurtravail.Pourquelesmêmescausesneproduisentpaslesmêmeseffets,àsavoir une paupérisation demasse, il faut que la rétribution de ce travail nerestepasunsalairedesurvie.

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On appelle « fordisme » l'articulation, qu'Henry Ford fut sans doute lepremieràmettreconsciemmentenpratique,delaproductiondemasseetdelaconsommationdemasse.HenryForddéclare : «La fixationdu salaire de lajournéedehuitheuresà5dollarsfutunedesplusbelleséconomiesquej'aiejamaisfaites,maisenleportantà6dollars,j'enfisuneplusbelleencore35.»Ilperçoit ainsi une relation nouvelle entre l'accroissement du salaire,l'accroissement de la production et l'accroissement de la consommation. Cen'estpasseulementqu'unsalaireélevéaugmenteraitlamotivationautravailetle rendement. S'ébauche une politique des salaires liée aux progrès de laproductivité à travers laquelle l'ouvrier accède à un nouveau registre del'existencesociale:celuidelaconsommation,etnonplusexclusivementdelaproduction.Ilquitteainsicettezonedevulnérabilitéquilecondamnaitàpeudechosesprèsàvivre«aujourlajournée»enassouvissantaucoupparcouplesbesoins les plus pressants. Il accède au désir — je reprends le mot deMerrheim — dont la condition sociale de réalisation est le décollage parrapport à l'urgence du besoin. Soit cette forme de liberté qui passe par lamaîtrisedelatemporalitéets'assouvitdanslaconsommationd'objetsdurables,nonstrictementnécessaires.Le«désirdebien-être»,quiportesurlavoiture,le logement, l'appareilménager, etc., permet - n'en déplaise auxmoralistes -l'accèsdumondeouvrieràunnouveauregistred'existence.C'estsansdoutefairetropd'honneuràFordquedeluiattribuerleméritede

cette quasi-mutation anthropologique du rapport salarial. Il s'agit d'unprocessus général qui est loin de reposer exclusivement sur l'invention de la«chaîne de montage quasi automatique » et sur la politique salariale d'unindustriel américain. Il n'en demeure pasmoins qu'à partir de Ford s'affirmeuneconceptiondurapportsalarialselonlaquelle«lemodedeconsommationest intégrédans lesconditionsdeproduction36».C'est suffisantpourquedelargescouchesdetravailleurs—maispastouslestravailleurs—quittentcettezone d'extrêmemisère et d'insécurité permanente qui avait été leur conditiondepuisdessiècles.

Quatrième condition : l'accès à la propriété sociale et aux services

publics : le travailleur est aussi un sujet social susceptible de participer austock des biens communs, non marchands, disponibles dans la société. Jerappelle seulement ici l'élaborationde la « propriété de transfert » tentée auchapitre précédent, qui s'inscrit dans la même configuration salariale. Si le

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paupérisme avait été le poison de la société industrielle à ses débuts,l'assurance obligatoire constitue son meilleur antidote. Un filet minimal desécurités liéesau travailpeutêtredéployédans les situationshorsdu travailpour mettre l'ouvrier à l'abri du dénuement absolu. Sans doute, sous cettepremière forme des assurances sociales, ces prestations sont-elles tropmédiocres pour avoir une véritable fonction redistributrice et pesersignificativementsurla«normedeconsommation».Ellesrépondenttoutefoisàcettemêmeconjoncturehistoriquedusalariatoùcelui-cipeutêtreclasséetrépertorié (on ne peut attacher des droits, même modestes, qu'à un étatclairementidentifiable,cequisupposel'élaborationdelanotiondepopulationactive et lamise à l'écart demultiples formesde travail intermittent), fixé etstabilisé (undroit comme la retraite supposeun travail continu sur la longuedurée), autonomisé commeun état devant se suffire à lui-même (on cesse decompter pour assurer les protections sur les ressources des économiesdomestiquesetdela«protectionrapprochée»).Detouteévidence,cemodèles'appliqued'unemanièreprivilégiéeauxouvriersdelagrandeindustrie,mêmes'ilaétéappliquébienau-delàdecettepopulation. Il reconnaît laspécificitéd'uneconditionsalarialeouvrière,etenmême temps il laconsolidepuisqu'iltend à lui assurer des ressources pour s'autosuffire en cas d'accident, demaladieouaprèslacessationd'activité(retraite)37.Rappelons également que cette promotion de la propriété de transfert

s'inscrit dans le développement de la propriété sociale, et spécialement desservices publics. Ceux-ci enrichissent la participation des différentescatégories sociales à la « chose publique », bien que cette participationdemeureinégale.Laclasseouvrière,onyreviendra,vaavoirunmeilleuraccèsàdesbienscollectifstelsquelasanté,l'hygiène,lelogement,l'instruction.

Cinquièmecondition:l'inscriptiondansundroitdutravailquireconnaît

le travailleur en tant quemembred'un collectif doté d'un statut social au-delàdeladimensionpurementindividuelleducontratdetravail.Onassisteaussi à une transformationprofondede la dimension contractuelle du rapportsalarial. L'article 1710 du Code civil le définissait comme un « contrat parlequel l'unedespartiess'engageàfairequelquechosepour l'autremoyennantunprix».Transactionentredeuxindividusenprincipe«libres»l'unetl'autre,maisdontladissymétrieprofondeaétéplusieursfoissoulignée.LéonDuguityvoitl'expressiondu«droitsubjectif»,c'est-à-dire«unpouvoirappartenantà

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une personne d'imposer à une autre sa propre personnalité38 ». Elle seraremplacée par un droit social « unissant entre eux par la communauté desbesoinsetladivisiondutravaillesmembresdel'humanitéetparticulièrementlesmembresd'unmêmegroupesocial39».La prise en compte de cette dimension collective fait glisser la relation

contractuelledurapportdetravailàunstatutdusalarié.«Ilyadansl'idéedestatut, caractéristique du droit public, l'idée de définition objective d'unesituationéchappantau jeudesvolontés individuelles40. »Une reconnaissancejuridiquedugroupedestravailleurscommeinterlocuteurcollectifapparaîtdéjàà travers la loi abolissant le délit de grève (1864) et celle autorisant lescoalitionsouvrières (1884).Maisde telsacquisn'ontpasd'incidencedirectesur la structureducontratde travail lui-même.Demême,pendant longtemps,lesnégociationsquiontlieuauseindesentreprisesentrelesemployeursetlecollectif des travailleurs — en général à l'occasion d'une grève ou d'unemenacedegrève—n'ontaucunevaleurjuridique.C'estlaloidu25mars1919,aprèslerapprochementdûàl'«unionsacrée»etàlaparticipationouvrièreàl'effort de guerre, qui donne un statut juridique à la notion de conventioncollective.Lesdispositions stipuléespar la convention l'emportent sur cellesdu contrat individuel de travail. Léon Duguit en tire immédiatement laphilosophie:

Lecontratcollectifestunecatégoriejuridiquetoutenouvelleettoutàfaitétrangèreauxcatégoriestraditionnellesdudroitcivil.C'estuneconvention-loiréglantlesrelationsdedeuxclassessociales.C'estuneloiétablissantdesrapportspermanentsetdurablesentredeuxgroupessociaux,lerégimelégalsuivantlequeldevrontêtreconcluslescontratsindividuelsentrelesmembresdecesgroupes41.Eneffet,laconventioncollectivedépasseleface-à-faceemployeur-employé

de la définition libérale du contrat de travail. Un ouvrier embauché à titreindividuel dans une entreprise bénéficie des dispositions prévues par laconventioncollective.

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L'applicationdecetteloifutdansunpremiertempsfortdécevantedufaitdelarépugnance,manifestéeàlafoisparlaclasseouvrièreetparlepatronat,àentrer dans un processus de négociation. Ces réticences (le mot est uneuphémisme) des « partenaires sociaux » à négocier 42 rend compte du rôlejouéparl'Étatpourmettreenplacedesprocéduresdeconcertation.Depuislesefforts de Millerand pour créer en 1900 des conseils ouvriers43, c'est bienl'État qui semble avoir eu un role moteur dans la constitution du droit dutravail. Du moins jusqu'à ce qu'une partie de la classe ouvrière ralliée auxréformes (comme objectif privilégié ou comme étape dans un processusrévolutionnaire)entreenscènepourimposersonpointdevue.1936représentesouscetaspectunepremièrehistorique:laconjonctiond'unevolontépolitique(le gouvernement du Front populaire avec une majorité socialo-communistequi,àtraverssesdivergences,veutimposerunepolitiquesocialefavorableauxouvriers)etd'unmouvementsocial(prèsde2millionsd'ouvriersoccupantlesusinesenjuin).LesaccordsMatignonrelancentlesconventionscollectivesetimposentdesdéléguésd'entrepriseélusparl'ensembledupersonnel44.Mais,au-delàdecette«conquêtesociale»etdequelquesautres,lapériode

duFrontpopulairereprésenteuneétapeparticulièrementsignificative,décisiveetfragile,del'odysséedusalariat.

Laconditionouvrière

Bien qu'il y ait toujours une part d'arbitraitre à tenter de dater destransformations dont seuls des processus de longue durée rendent compte, jevoudraisfixeruninstantl'objectifsur1936.Onpeuteneffetyvoiràlafoisunmoment de cristallisation et un point de basculement de ce rapport salarialmoderne que je viens de présenter. Étape significative de la promotion dusalariat ouvrier : c'est principalement une certaine reconnaissance de laconditionouvrièrequesanctionnent lesréformesde1936.Mais ilsepourraitqu'il s'agissed'unevictoire à laPyrrhus.Quel est alors le statutde la classeouvrière dans la société? D'un côté, 1936 marque une étape décisive de sareconnaissancecommeforcesocialedéterminante,uneextensiondesesdroitsetuneprisedeconsciencedesonpouvoirquipeutluifairerêverdedevenirunjourl'avenirdumonde.Del'autre,1936sanctionneleparticularismeouvrier,sonassignationàuneplace subordonnéedans ladivisiondu travail social etdanslasociétéglobale.

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Ducôtédelaconsécrationouvrière,ilyunbelétéquinecraintpasencorel'automne. Victoire électorale de la gauche, les ouvriers anticipent sur lesdécisionsdugouvernementBlum(ouluiforcentlamain),occupentlesusinesetobtiennent immédiatementuneavancéesansprécédentdesdroitssociaux.Lespatrons paniquent et voient arriver le règne du pouvoir ouvrier45. « Tout estpossible»,écritdèsle23mai1936MarceauPivert,leaderdel'ailegaucheduParti socialistedansune tribune libreduPopulaire46.Toutn'est certainementpas possible47, mais quelque chose, substantiellement, a changé. Commepreuve, une mesure qui pourrait paraître secondaire mais qui revêt unesignification symbolique exceptionnelle si on la replace dans l'histoire del'« indignesalariat» : lescongéspayés.Quelques joursparan l'ouvrierpeutcesserdeperdresavieàlagagner.Nerienfairequel'onsoitobligédefaire,c'est la liberté d'exister pour soi. Inscrire cette possibilité dans la loi, c'estreconnaîtreautravailleurledroitd'existertoutsimplement—c'est-à-direaussicomme les autres, les rentiers, les « bourgeois », les aristocrates, lespossédants, tousceuxqui,dans l'imaginaireouvrierdumoins, jouissentde laviepourelle-mêmeetpoureux-mêmes,depuislanuitdestemps.La revendication d'une réduction du temps de travail a été une des plus

anciennesetdespluspassionnéesdesrevendicationsouvrières.Ilsemblequeles premières « cabales » illicites de compagnons se soient déclenchéesdavantagepourcontrôlerletempsdetravailquepourobteniruneaugmentationdessalaires48.Larévolutiondefévrier1848arrachelajournéededixheures,mesure aussitôt rapportée. Le syndicalisme du début du siècle fait du reposhebdomadaire (obtenu en 1906) et de la journée de huit heures une de sesprincipales revendications, la seule peut-être, pour les syndicalistes d'actiondirecte,quine soitpas« réformiste».C'est lemotd'ordre lepluspopulairedes1er-Maidelutte,etilcouvrelesaffichesdepropagandedelaCGT49.Maisplus symboliquement significatif que la réduction du temps de travail (lasemaine de quarante heures est obtenue en juin 1936), plus profondémentlibérateuraussiquel'accèsàlaconsommationpermiseparl'augmentationdessalaires50, le financement d'un temps libre vaut pour une reconnaissanceofficielle de l'humanité du travailleur et de la dignité humaine du travail. Letravailleurestaussiunhommeetnonunperpétuelbesogneux,etsontravailluipaiecetaccèsàlaqualitéd'hommeentantquetel,d'hommeensoi,encessantd'êtrelaloiinexorabledechaquejournée.Révolutionculturelleau-delàdesoncaractèred'«acquissocial»,carc'étaitchangerlavieetlesraisonsdevivre,

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fût-ce quelques jours par an. Il semble que les contemporains vécurent lescongéspayésdecettemanière,ceuxdumoinsquipartagèrentl'enthousiasmedecesmoments—carilnemanquapasdebonsespritspourdirequ'étaitvenuletempsdelahonte,lorsquel'oncommençaitàfinancerlafainéantiseetqueles« salopards en casquettes » envahissaient les plages réservées au beaumonde51.Est-ceattacheruneimportanceexagéréeàunemesureaudemeurantmodeste,

l'octroidequelquesjoursparandecongéspayés?Defait,cetépisode(laseule«conquêtesociale»de1936quin'apasétéremiseencause)peutexemplifierlaposition,quel'onpourraitappelersuspendueetpartantinstable,occupéeparlaclasseouvrièredanslasociétédelafindesannées1930.D'uncôté,aprèsune longue quarantaine, sa condition se rapproche du régime commun. Lescongés payés peuvent symboliser ce rapprochement de deux conditions et dedeuxmodes de vie que tout séparait. Sur cette plage de temps ténue, la vieouvrièrerecoupeunecaractéristiqueessentielledel'existence«bourgeoise»,une liberté de choisir que faire ou de ne rien faire, parce que la nécessitéquotidienne de survivre desserre son étreinte. Quelques jours par an, laconditionouvrièreetlaconditionbourgeoisesontinterséquentes.Maisenmêmetempssubsistetrèsfortunparticularismeouvriervécudansla

subordination et qui entretient un antagonisme de classe. L'hostilité« bourgeoise » aux congés payés - partagée par les petits travailleursindépendants, les commerçants, etc., par toute la France non salariée -manifeste bien la pérennité de ce clivage. Cette attitude réactive, enl'euphémisantàpeine,leméprisséculairedesclassespropriétairesàl'égarddutravailleur-qui-ne-travaille-pas et ne saurait être inoccupé que parce qu'ilsouffred'unetaremorale,n'ayantd'autreemploipossibled'unelibertévoléeautravail que d'assouvir ses vices, fainéantise, ivrognerie et lubricité. Il n'estnulleautremodalitéd'existencepossiblepourletravailleurqueletravail:cen'estpasunetautologiemaisunjugementmoraletsocialàlafois,partagépartouslesbien-pensantsetquienfermel'ouvrierdansunrôleàjamaiscourbésurlestâchesmatérielles.Du côté des ouvriers aussi l'attitude à l'égard des congés payés trahit la

permanencedusentimentdeladépendancesociale.Desloisirs,oui,maisdesloisirs«populaires».Unefiertéd'êtrecommelesautres,maisuneconscienceque,loind'allerdesoi,cettelibertétientdumiracleetqu'ilfautdésormaislamériterenapprenantsonbonusage,fût-ceenapprenantàs'amuser.«Laclasse

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ouvrièreasuconquérirsesloisirs,elledoitmaintenantconquérirl'usagedesesloisirs»,ditLéonLagrange52.L'organisationdesloisirspopulaires—unepartimportanteetoriginaledesréalisationsduFrontpopulaire—traduitcesoucid'échapperàl'oisivetégratuite.Expressionàlafoisd'uneforteconsciencedeladifférencedesclassesetd'uncertainmoralismepragmatique:lesloisirsseméritent,etilsdoiventêtrebienremplis.Ilfautsedistinguerdesrichesoisifs,quisontdesparasitessociaux.Laculture,lesport,lasanté,lerapprochementavec lanature,des relationssaines (etnonsexualisées)entre les jeunes,etc.,doiventsaturer laduréequiéchappeau travail.Pasde tempsmort, la libertén'estnil'anarchienilapurejouissance.Ilfautfairemieuxquelesbourgeois,ettravaillersesloisirs.

Plusprofondément,cecourttempsdelibertéfragilerenvoieàsonenvers,lapermanencedutravailaliénéquireprésentelesocleàpartirduquels'édifielestatutsocialde laclasseouvrière.Pour l'obtentiondesconquêtessocialesde1936, les ouvriers de la grande industrie ont joué le rôle moteur53. Or lesconditionsdetravaildanscesusinesoccupéesenjuin1936sontgénéralementcommandéesparl'«organisationscientifiquedutravail»ouseséquivalents:les cadences, le chronométrage, la surveillance constante, l'obsession durendement,l'arbitrairedespatronsetleméprisdespetitschefs.Iln'estquedelirel'ouvragedeSimoneWeil:ilcontientdéjàtoutelathématiquedu«travailenmiettes»quimarqueralesdébutsdelasociologiedutravail54.Maiscetterelation de travail n'est pas seulement commandée par les exigencestechnologiques de la production, la division des tâches, la rapidité descadences... C'est un rapport social de subordination et de dépossession quis'installeparlamédiationdurapporttechniquedetravail.SimoneWeilinsistesurcet«étaudelasubordination55»quicaractériselasituationdel'ouvrierautravail. Il est dévolu aux tâches d'exécution. Tout ce qui est conception,réflexion,imagination,luiéchappe.Or,parcequ'elleestunesituationsocialeetpasseulementunrapporttechniquedetravail,cetteconditiondedépendancenese laissepasauvestiaireenquittant l'usine.Aucontraire,comme lechanteraYvesMontand dansLuna Park, elle l'accompagne en contrepoint au-dehors.Sansdoutepeut-ondireavecAlainTouraineque«laconscienceouvrièreesttoujours orientée par une double exigence : créer des œuvres et les voir

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reconnaître socialement comme telles 56 ».Mais alors c'est, le plus souvent,une conscience malheureuse, la conscience d'un déficit, à l'usine comme endehors de l'usine, entre l'importance du rôle de travailleur-producteur à lasourcede lacréationde la richessesocialeet la reconnaissance,ouplutôt lanon-reconnaissance,quiluiestaccordéeparlacollectivité.C'estcetterelationentre une situation de dépendance sur les lieux de travail et une positionsocialementdévaloriséequinoueledestindesouvriers:«Aucuneintimiténelie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s'épuise, etl'usine fait d'eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, desdéracinés57.»Certes,cettecontradictionestparticulièrementlisibleàpartirdelasituation

des ouvriers de la grande industrie soumis aux formes modernes derationalisation du travail, et ils sont minoritaires dans la classe ouvrière58.Mais elle ne fait que pousser à la limite une caractéristique générale de lacondition des travailleurs : la conscience du rôle socialement subordonnédévoluautravailmanuel.Cetteconceptiondutravailouvrierréduitauxseulestâchesd'exécution,indispensablesmaissansaucunedignitésociale,faitfigured'évidence et vaut pour toutes les formes de travail manuel. C'est la thèsecentrale de la première analyse à prétention scientifique de la conditionouvrière:

Lasituationdel'ouvriercontrasteaveccelledel'employé,dufonctionnaire,commeluinoncommerçants,maisdontonrétribue,enmêmetempsqueletravail,l'anciennetédeservice,lesqualitésintellectuellesoumorales.[...]Dutravailouvrier,onnerétribuequedesopérationsmécaniquesetquasimachinalesparcequel'ouvrierdoits'abstenirdetouteinitiativeetviserseulementàdevenirunoutilsûretbienadaptéàunetâchesimpleoucomplexe,maistoujoursmonotone59.L'ouvrier ne pense pas, c'est bien connu, et la sociologie naissante prouve

mêmequ'ilnepeutpaspenser.C'estencore,onleverra,l'idéedirectricedela

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monumentalesynthèsequeFrançoisSimiandconsacreausalariaten193260.Letravail ouvrier continue d'être défini comme la strate inférieure du travail,techniquementlaplusfrusteetsocialementlamoinsdigne.Lesouvriersnepartagentpasnécessairementcetteconceptiondutravailque

présentent aussi bien les constructions savantes de la sociologie et del'économie que les représentations des classes dominantes. Le mouvementouvrier a commencé dès ses origines (c'est déjà le leitmotiv de l'Atelier,composéetpubliéparlesouvrierseux-mêmesentre1840et1850)àaffirmerladignité du travail manuel et sa prééminence sociale en tant que véritablecréateur des richesses. Plus tard on assistera même à une héroïsation decertaines figures ouvrières comme le mineur ou le métallo, porteurs d'uneconception prométhéenne du monde61. Mais cette exaltation du travail nesupprime pas le sentiment de la dépendance ouvrière. C'est même cettecoexistence d'une affirmation de dignité et d'une expérience de dépossessionqui est auprincipede la consciencede classeouvrière.Celle-ci s'est forgéedansleconflit,àpartirdelaprisedeconsciencecollectivedufaitd'êtrespoliédes fruitsde son travail.Laposture revendicativeelle-mêmenevadoncpassanslaconsciencedelasubordination.Sesentirdépendantconstituelemoteurde la lutte pour se réapproprier la dignité sociale du travail « aliéné » parl'organisationcapitalistedelaproduction.Onpourraitdonccaractériserlaplacequ'occupelaconditionouvrièredans

lasociétédesannées1930parunerelativeintégrationdanslasubordination.Les facteurs d'appartenance ont été soulignés : assurances sociales, droit dutravail, gains salariaux, accès à la consommation de masse, relativeparticipationàlapropriétésociale,etmêmeauxloisirs.Letraitcommundecesacquisestqu'ilsontcontribuéàstabiliser la conditionouvrière en instaurantune distance par rapport à l'immédiateté du besoin. En ce sens, la conditionouvrière diffère bien de la condition prolétarienne des débuts del'industrialisation,marquéeparunevulnérabilitédetousles instants.Etencesensaussionpeutparlerd'intégration:laclasseouvrièreaétérapatriéedelaposition de quasi-exclusion qu'elle occupait alors à l'extrême marge de lasociété.Cependant,cerapatriements'inscritdansuncadrequicomporteencoredes

traitsdualistes.Entendonsbien:sociétéencoredualiste,maispasduale.Unesociété duale est une société d'exclusion dans laquelle certains groupes n'ontrienetnesontrien,oupresque.Danslemodèlequej'évoqueicicoexistentdes

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coupuresetdel'interdépendance,l'emportentdesrapportsdedominationquinecorrespondentpaspourautantàdessituationsoùlessubordonnéssontlivrésàl'arbitraire. Mais cette coexistence d'indépendance dans la dépendanceentretient le sentiment d'une opposition globale d'intérêts entre dominants etsubordonnés.Unetellestructuresocialeestvécueàtraverslabipolaritéentre«eux»et«nous»sibiendégagéeparRichardHoggart62.«Nous»onn'estpas des zombies, on a notre dignité, nos droits, nos formes de solidarité etd'organisation. Que l'on nous respecte : l'ouvrier n'est pas un domestique, iln'estpastoutàfaitsousl'emprisedubesoin,niàlamercidel'arbitraired'unmaître.Fiertéouvrièrequipréféreratoujourssedébrouillerpour«joindrelesdeuxbouts»plutôtquedequémanderdel'aide:«nous»,ongagnenotrevie.Mais«eux»,c'estquandmêmetoutàfaitautrechose.«Ils»ontlarichesse,lepouvoir, l'accès à la culture légitime et à une foule de biens dont nous neverronsjamaislacouleur.«Ils»sontprétentieuxetsnobs,etilfauts'enméfiermêmelorsqu'ilsprétendentnousvouloirdubiencarilssontretorsetcapablesdetirerdesficellesdontnousn'auronsjamaislamaîtrise.Laconsciencedececlivageestentretenueparl'expériencequevitlaclasse

ouvrièredanslesprincipauxsecteursdel'existencesociale,laconsommation,le logement, l'instruction, le travail.Laconsommation,on l'adit,ne se réduitplusàlasatisfactiondesbesoinsnécessairesàlasurvie,etlaclasseouvrièreaccèdeàune«consommationdemasse».Maislapartdévolueàl'alimentationdanslesbudgetsouvriersestencorede60%danslesannées1930(elleétaitdeplusde70%en1856etde65%en189063.MauriceHalbwachs,commeVeblen, a montré les incidences anthropologiques du rabattement d'une partmajoritairedubudgetsurlaconsommationalimentaire:c'estlaparticipationàlaviesocialequisetrouveamputéeparlafaiblessedesdépensesquin'ontpaspourfinalitélareproductionbiologique64.Sesanalysesdatentde1912,maislasituationn'apassubstantiellementchangévingt-cinqansplustard:delafinduXIXe siècle auxannées1930, lapartdesdépensesnonalimentairesdans lesbudgetsouvriersn'agagnéque5points.Le logement populaire n'est pas non plus exactement l' « enfer du logis »

qu'évoque Michel Verret pour le XIXe siècle, mais l'insalubrité et lesurencombrementsontencorelelotdelamajoritédeslogementsouvriers.PourParis,uneenquêtede1926montrequ'unhabitantsurquatredisposedemoinsd'une demi-pièce et que les horribles « garnis » logent encore 320 000personnes.Lasituationnes'amélioreguèreensuite:onconstruitàpeine70000

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logements par an en France à la fin des années 1930, contre 250 000 enAllemagne65. L'urbanisme des « cités-jardins » reste cantonné dans quelquesmunicipalitéssocialistesouradicales,etlesexpériencesdutypeCitéradieuseà laLeCorbusiersontexceptionnelles.Encoreconcernent-elles lesemployésetclassesmoyennesnaissantesdavantagequelesouvriers66.Pourl'instruction,lagratuitédel'enseignementsecondairen'estacquisequ'en

1931. Les effectifs de cet enseignement sont restés constants entre 1880 et1930, 110 000 élèves enmoyenne67. Autant dire que les enfants des classespopulairessontcantonnésdanslesfilières«primaires».Lethèmedudangerd'uneinstructiontroppousséequi«déracine»lepeupleestuneconstantedelalittératuredel'époque68.JeanZay,ministreduFrontpopulaireprolongejusqu'àquatorzeansl'écoleobligatoireettented'imposeruneclassed'orientationetuntronccommunpour tous lesélèves.Mais la«démocratisation»(relative)del'enseignementdevraattendrelesannées1950pours'imposer.Pourlerapportàl'emploi,onasoulignélasituationdedépendancesociale

desouvrierssurleslieuxdetravail.Mais,desurcroît,lemarchédutravailestencoredominédanslesannées1930parunemobilitéfaited'incertitude,souslamenaced'unrenvoicontre lequelneprotègepas la législationdu travail.Lesembauches à la tâche, à l'heure ou à la journée sont les plus fréquentes. Iln'existeleplussouventnicontratécritnistipulationpréalabledeladuréedel'embauche.L'ouvrier « prend son compte » ou l'employeur le « congédie »,l'unetl'autreavecunefacilitéétonnante69.Etilyaévidemmentlamenaceduchômage, que la crise du début des années 1930 vient de réactiver. Lesimmigrés la subissent de plein fouet : 600 000 sur près de 2 millionsd'étrangersvenuss'installerenFranceàlasuitedelaponctiondémographiquedue à la Grande Guerre sont expulsés. Mais les autochtones ne sont pasépargnés.En1936,onrecenseprèsde1milliondechômeurs70.LemomentduFrontpopulaire,c'estaussicettepérioded'instabilitééconomiqueetsociale,àlaquellevabientôtsuccéderledramedeladéfaite.Enfin, on a longuement insisté là-dessus, l'assurance obligatoire est un

dispositif qui va se montrer décisif pour conjurer la vulnérabilité ouvrière.Mais,danslesannées1930,ilcommenceàpeineàfairesentirseseffets.Lesretraitesouvrièressontdérisoireset,comptetenudeladuréedecapitalisationetdelamortalitéouvrière, ilyaalorsmoinsde1milliondebénéficiaires71.Dans ces années 1930, les vieux ouvriers qui doivent recourir à l'assistancepoursurvivresontpresqueaussinombreuxqueceuxquipeuventbénéficierde

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prestationssocialesobligatoires72.L'association de ces traits montre la persistance d'un fort particularisme

ouvrier.Niveaudevie,niveaud'instruction,modesdevie,rapportautravail,degré de participation à la vie sociale, valeurs partagées, dessinent uneconfigurationspécifiquequiconstitue laconditionouvrièreenclassesociale.Elle n'est plus cette « caste flottante [...] qui s'extravase dans la nation »qu'évoquait Lamartine lors de la première phase de l'industrialisation (cf.chapitrev).Mais«l'isolementsocialetcultureldesouvriersresteassezgrandpour que des rapports de classes s'établissent entre ses unités sociales quiconstituent encore des groupes réels73». Sans doute faut-il se méfier despeintures,quiprennentaujourd'huiunetonaliténostalgique,delavieouvrièreavecsessolidaritésetsamorale,sesplaisirssimplesetsesformesintensesdesociabilité.Iln'endemeurepasmoinsque,tantparlaplacesubordonnéequ'iloccupedanslahiérarchiesocialequeparsacohésioninterne,lemondeouvrierapparaîtà lafoiscommefaisantpartiedelanationetcommeorganiséautourd'intérêtsetd'aspirationspropres.

Cettesituationmontrecombiendemeureinstablelemodèled'intégrationqui

caractérise les années 1930 et qui reste dominant jusqu'aux années 1950. Laclasseouvrièren'est-ellepasdevenuetropconscientedesesdroits—outropavide,dirontsesadversaires—,tropcombativeaussi,pourqueseperpétuesadépendance?Cetteconjonctureincertainepourraitdébouchersurdeuxtypesdetransformation :poursuitedes«acquissociaux»,érodantprogressivement ladistance entre « eux » et « nous », ou bien prise du pouvoir par la classeouvrièreorganisée.Soit,poursimplifier,réformesourévolution.Tellepourraitêtrelareformulationdelaquestionsocialeàlafindesannées1930.Il s'agit moins de deux formules antagonistes que de deux options qui se

dégagent à partir d'un même socle de pratiques, d'une même condition. Laclasseouvrièren'estplusdans lasituationde«n'avoir rienàperdrequeseschaînes».D'où la consolidation, dans lemouvementouvrier, «d'unprincipepositifd'objectifsàdéfendreetàatteindre74».Ceréalismevadanslesensdelaconsolidationd'unréformismequiadéjàfaitsespreuves,puisquedesacquisimportants ont été obtenus. Mais il n'implique pas nécessairement la fin dumessianismeouvrier.Dans l'imaginairemilitant, 1936prendplace, à côté de1848 et de la Commune de Paris, parmi ces moments fondateurs pendant

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lesquels la possibilité d'une organisation alternative de la société s'estdessinée.La«génération»quis'estlevéeen1936vatraverserl'OccupationàtraverslaRésistanceetanimerdesluttessocialestrèsduresaprèslaLibérationenformantlenoyau,danslaCGTprincipalement,d'uneattitudecombativedeclasse75.D'autant qu'en face les ennemis ne manquent pas. L'autre branche de

l'alternative est représentée par la menace fasciste et par une Franceconservatricequi—commeen1848ouen1871—attendsarevanche.Iln'estquedeparcourir lapressede l'époquepour réaliseràquelpointelle futunepérioded'antagonismespolitiquesetsociauxaigus.Dès le5mai1936,HenriBéraud,dansGringoire, tenteainsidemobiliserlespeursduFrançaismoyencontrelamenacedesRouges:«Tuaimaistonjardinet,monbrave,toncafé,tesamis,tapetiteauto,tonbulletindevote,tesjournauxbariolésdesatiresetdefaitsdivers.Ehbien,l'ami,tuvasdireadieuàtoutcela76.»Etdel'autrebord,lorsqu'au début de l'année 1938 la défaite du Front populaire est à peu prèsconsommée sur le plan politique,PaulFaure écrit dans le Populaire, organeofficielduPartisocialiste:«Nierlaluttedesclasses,ceseraitnierlalumièredujour77.»

Ladestitution

Cependant, la classe ouvrière n'a pas été vaincue à l'occasion d'une luttefrontale,commelefurentparexemplelesouvriersparisiensenjuin1848.Ilyauraitcertesbeaucoupàdiresurlespéripétiesdelapériodedel'Occupationetsur la participation d'une partie de la classe ouvrière à laRésistance, sur lecontextede laLibération, desgrèvesquasi insurrectionnellesde1947 et desluttescontrel'«impérialismeaméricain»,etaussisurl'acharnementdelaCGTet du Parti communiste à entretenir, au moins verbalement, une posturerévolutionnaire : ce sont autantd'épisodesd'unaffrontement social cristallisédans les années1930etqui resteravivant jusqu'auxannées1960.Mais cettepostured'oppositionradicales'érodeprogressivementparceque,endeçàdesavatars politiques, elle est minée par une transformation de naturesociologique.Laclasseouvrièreaétédestituéedelapositiondeferdelancequ'elle occupait pour la promotion du salariat. En schématisant latransformationquis'estopéréesurunequarantained'années(desannées1930auxannées1970),ondiraquele«particularismeouvrier»n'apasétéaboli,

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maisqu'ilacessédejouerlerôled'«attracteur78»quiavaitétélesiendansleprocessus de constitution de la société industrielle. Le salariat ouvrier a étélittéralement vidé des potentialités historiques que lui prêtait le mouvementouvrier.Laconditionouvrièren'apasaccouchéd'uneautre formedesociété,elles'estseulementinscriteàuneplacesubordonnéedanslasociétésalariale.Quelssontlesprocessusquisous-tendentunetelletransformation?La quasi-synonymie du salariat et du salariat ouvrier est patente jusqu'au

début des années 1930. François Simiand, dans son ouvrage de 1932 qui seveutunesommesurlesalaire,l'entérinepurementetsimplement:

L'appellationdesalairenousapparaîtdansl'usagecourants'appliquerenpropre,defaçonàlafoisgénéraleettopique,àlacatégoriedesouvriers,distinguésdesdomestiquesdansl'agriculture,desemployésdanslecommerce,l'industrieetaussil'agriculture,deschefsdeservice,d'exploitation,ingénieurs,directeursentousgenres79.Seuleeneffetlaclasseouvrièreproduit«uneprestationdepurtravail»,qui

constitue « un cadre économique distinct 80 ». Mais qu'est-ce qu'une«prestationdepurtravail»?Untravailpurementmanuel,sansdoute,maisilyaaussiletravailsurlesmachines,etSimiandestobligéd'apporterunenuance:l'ouvrierloue«untravailmanueloutoutaumoinsdontlapartiemanuelleestessentielle81».C'estaussiuntravaildepureexécution,maislesemployésnesont-ilspassouventdepursexécutants?Simiandapporteunautrecorrectifquitrahitsonembarras: l'employé«loueuntravailnonmanueloutoutaumoinsdontl'effetmatérieln'estpasessentiel82».Etqu'enest-ildeschefsdeservice,ingénieurs, directeurs, qui ne sont pas propriétaires de leur entreprise? Ilsfournissent eux aussi, exclusivement, une « prestation en travail ». Pourquoileurrefuserlestatutdesalariésdel'établissement?MaispourSimiand,iln'enestpasquestion.En fait, Simiand occupe une position défensive et déjà en voie d'être

dépassée qui renvoie aumodèle de société des débuts de l'industrialisation,caractérisé par la prééminence des tâches de transformation directe de la

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matière.Orleprocessusdedifférenciationdusalariatestdéjàfortementengagédanslesannées1930.Ilrelativiseprogressivementlepoidsdusalariatouvrieret, partant, celui de la condition ouvrière dans l'organisation du travail. Ondégageralesensdecestransformationsjusqu'en1975,datequipeutêtreprisepourmarquerl'apothéosedelasociétésalariale83.Accroissementmassifdelaproportiondessalariésdanslapopulationactive

toutd'abord:elleenreprésentemoinsdelamoitié(49%)en1931,prèsde83%en1975.Enchiffresabsolus,sioninclutlesouvriersagricoles,lenombredes travailleursmanuelsadécru,de9700000à8600000;en revanche, letotaldesouvriersnonagricolesalégèrementaugmenté,de7600000à8200000. Mais la transformation essentielle de la composition de la populationactiveestl'augmentationdessalariésnonouvriers.Ilsétaient2,7millionsen1931,etsont7,9millionsen1975.Leurnombreadoncpresquerattrapéceluidesouvriers (et l'a largementdépassédepuis).Maisconsidérablesaussi sontles transformations internesàcegroupe.Bienque lesdonnées statistiquesnepermettentpasdescomparaisonsd'uneprécisionabsolue(ainsi,sil'oncomptealors environ 125 000 « experts et techniciens », les catégories de « cadresmoyensetdecadressupérieurs»n'existentpasdanslesannées1930),onpeutaffirmer que la grande majorité des salariés non ouvriers étaient de petitsemployésdessecteurspublicetprivédontlestatut,s'ilétaitconsidérécommesupérieur à celui des ouvriers, restait néanmoins généralementmédiocre. En1975,cependant,les«simplesemployés»représententmoinsdelamoitiédessalariés non ouvriers, face à 2 700 000 « cadres moyens » et 1 380 000«cadressupérieurs»:cesontcesgroupesquireprésententunsalariathautdegammequiontconnul'augmentationlaplusconsidérable84.Ainsi les changements répertoriés par les statistiques traduisent-ils une

transformation essentielle de la structure salariale. Si en nombre le salariatouvriers'estàpeuprèsmaintenu,sapositiondanscettestructuresalariales'estfondamentalement dégradée. D'abord parce que la classe ouvrière a perdu,pourrait-ondire,lastratesalarialequiluiétaitinférieurequantaustatutsocial,ausalaireetauxconditionsdevie.Lesouvriersagricolesreprésentaientencoreaudébutdesannées1930lequartdestravailleursmanuels(ilsétaientplusdelamoitiéen1876).En1975,ilsontpratiquementdisparu(375000).Laclasseouvrièrereprésentedèslorslabasedelapyramidesalariale—enfait,labasedelapyramidesociale85.Enrevanche,au-dessusd'ellesesontdéveloppésnonseulement un salariat employé— qui peut n'être souvent, selon l'expression

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consacrée, qu'un « prolétariat en col blanc 86 »—, mais surtout un salariat«bourgeois».Le salariatouvrier risquealorsd'être à la foisnoyédansuneconceptiondeplusenplusextensivedusalariatetécrasépar laproliférationdesituationssalarialestoujourssupérieuresàlasienne.Entoutcas,dépossédédurôled'«attracteur»qu'ilapujouerpourlaconstitutiondusalariat.

L'analyse de la promotion du salariat des années 1930 aux années 1970

confirme cette progressive destitution de la classe ouvrière. LucBoltanski amontré ladifficultéaveclaquelleun«salariatbourgeois»avaitcommencéàs'imposer selon une logique de la distinction qui creuse sa différence parrapportauxcaractéristiquesdusalariatouvrier.Àcetteoccasions'estjouéunnouvelépisodedel'oppositionentreletravailsalariéetlepatrimoinequiavaitdéjà marqué le XIXe siècle au moment des discussions sur l'assuranceobligatoire : force de la tradition rendant difficile de penser des positionsrespectablesquinesoientpasassisessurlapropriétéousurlecapitalsocialattaché aux « offices » et aux professions libérales. On assiste ainsi à decurieux efforts pour fonder la respectabilité denouvellespositions salarialessur un « patrimoine de valeurs qui sont en fait les valeurs des classesmoyennes,l'espritd'initiative,l'épargne,l'héritage,unemodesteaisance,laviesobre, la considération 87 ».La situationest alorsd'autantplusbrouilléequenombredecespositions salarialeshautdegammesontd'abordoccupéespardesfilsdefamilledétenteursd'unpatrimoine.Tirent-ils leurrespectabilitédeleur occupation ou de leur héritage? Ces deux dimensions sont difficiles àdissocier.Uneillustrationdelaforcedecesobstaclestraditionnelsàpenserunsalariat«bourgeois»àpartentière:en1937,laCourdecassationrefusedereconnaître laqualitéd'accidentédutravailàunmédecin:unhommedel'art«nepeutentretenirunrapportdesubordination»avecundirecteurd'hôpital.Cemédecin blessé en travaillant n'est donc pas le salarié de l'établissementpublicquil'emploie88.Il est significatifque lepremiergroupeprofessionnel« respectable» à se

revendiquer comme salarié soit celui des ingénieurs, et aussi que cetteinitiativesoitpriseen1936:leSyndicatdesingénieurssalariésestcrééle13juin 193689. Affirmation d'une position «moyenne » entre les patrons et lesouvriers,souciaussisansdoutedebénéficierdesavantagessociauxacquisparlaclasseouvrièretoutens'endémarquant.Entoutcas,cetteattitudeseratoutà

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fait claire après la guerre. La Confédération générale des cadres consacreraalors une part importante de son activité à revendiquer à la fois unélargissementdelahiérarchiedessalairesetunrégimederetraitespécifiquequiévitetoutrisquedeconfusionavecles«masses»ouvrières.Silesingénieursontsansdouteconstituéleferdelancedelapromotiond'un

salariat«bourgeois»,ilssontbienloindereprésenterl'ensembledescadresdel'industrie.Dèssafondation,fin1944,laConfédérationgénéraledescadresrecrutelarge.Elledéfinitcommecadretoutagentd'uneentreprisepubliqueouprivée investi d'une parcelle de responsabilité, ce qui inclut les agents demaîtrise.Lessyndicatsouvrierssontparailleurscontraintsdemettreenplacedesstructuresspécialespouraccueillir«ingénieursetcadres»,laCFTCdès1944 (Fédération française des syndicats d'ingénieurs et cadres), la CGT en1948(Uniongénéraledesingénieursetcadres90.Parallèlementàcettetransformationdelastructuresalarialedesentreprises,

ledéveloppementdesactivités«tertiaires»estàl'originedelaproliférationd'un salariat non ouvrier: multiplication des services dans le commerce, lesbanques, les administrations des collectivités locales et de l'État (la seuleÉducationnationalecompteprèsde1milliond'agentsen1975),ouverturedenouveaux secteursd'activité, la communication, lapublicité91...Laplupartdecesactivitéssontdesactivitéssalariées.Laplupartaussidépassentenrevenusetenprestigelesalariatouvrier.Dès1951,MichelCollinetpeintune«classemoyenne salariée » déjà fort complexe, qui comprend certains employés, lesfonctionnairesmoyens,leschefsdebureau,lescadres,lesagentsdemaîtrise,lestechniciens,lesingénieurs92...Non seulement la condition ouvrière est contournée et surplombée par une

gamme de plus en plus diversifiée d'activités salariales, mais sa cohérenceinterneestmiseàmal.En1975,oncompteenviron40%d'ouvriersqualifiés,40%d'ouvriersspécialiséset20%demanœuvres.Lapartdesfemmess'estaccrue pour constituer 22,9 % de la population ouvrière, surtout dans lesemplois sous-qualifiés (46,6% desmanœuvres sont des femmes). Près d'unouvriersurcinqestunimmigré.Ledéveloppementdusecteurpublic(lequartdel'ensembledessalariés)renforceunautretypedeclivage:lesouvriersdel'État, des collectivités locales etdes entreprisesnationaliséesbénéficient engénéral d'un statut plus stable que ceux du secteur privé. Le thème de lasegmentationdumarchédutravail,c'est-à-direladistinctionentredesnoyauxprotégésetdes travailleursprécaires, fait sonapparitionaudébutdesannées

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197093.Sansdoutel'unitédelaclasseouvrièren'a-t-ellejamaisétéréalisée:vers 1936, les disparités entre différentes catégories de travailleurs quant àleurqualification,leurstatutpublicouprivé,leurnationalité,leurimplantationdansdegrandesusinesoudansdepetitesentreprises,etc.,devaientêtreaussigrandes.Maisalorsunprocessusd'unificationparaissaitàl'œuvreàtraverslaprise de conscience d'intérêts communs et l'opposition à l' « ennemi declasse».Mais,pourdesraisonsquel'onévoquera,dèsavantlesannées1970,cette dynamique paraît brisée, laissant la condition ouvrière à ses disparités«objectives94».Unautrechangement,moinssouventsouligné,asansdouteuneplusgrande

importance encore pour rendre compte des transformations de la conditionouvrière envisagée dans la longue durée. Une enquête de 1978 — mais lemouvement a commencé bien avant—portant, entre autres, sur « le type detravailprincipalementeffectué»parlesouvriersconstatequeceuxd'entreeuxquiseconsacrentàdestâchesdefabricationreprésententàpeineplusdutiersdelapopulationouvrière95.Autrementdit,unemajoritéd'ouvriersseconsacresoit à des tâches que l'on pourrait appeler infraproductives, du typemanutention, livraison, emballage, gardiennage, etc., soit à des activités plusprochesdelaconceptionetdelaréflexionquedel'exécution,dutypecontrôledesmachines,réglages,essais,entretien,études,organisationdutravail.C'est làunchangementconsidérable, si cen'estpar rapport à la réalitéde

toutes les formesdu travailouvrier,dumoinspar rapport à la représentationdominantequienétaitdonnéedanslasociétéindustrielle.L'ouvrieryapparaîtcommel'homofaberparexcellence,celuiquitransformedirectementlanaturepar son travail.Le travail productif s'incarnedansunobjet fabriqué.Pour latraditiondel'économiepolitiqueanglaisecommepourlemarxisme,letravailest essentiellement la production de biensmatériels, utiles, consommables96.Cetteactivitédefabricationseprêted'ailleursàdeuxlecturescontrastées.PourHalbwachsparexemple,elle rendcompteducaractèrebornéde laconditionouvrière, qui « ne se trouve en rapport qu'avec la nature et non avec leshommes,resteisoléefaceàlamatière,seheurteauxseulesforcesinanimées».C'estpourquoilaclasseouvrièreressemble«àunemassemécaniqueetinerte97».Marx,aucontraire,faitdecetteactivitédetransformationdelanaturelepropredel'homme,lasourcedetoutevaleur,etfondeainsilerôledémiurgiquequ'ilattribueauprolétariat.Maisilestprobablequel'unetl'autre—comme,on l'a déjà vu, Simiand— se réfèrent à la conception du travail ouvrier qui

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prévalait au début de l'industrialisation, et qui commence à devenir obsolèteavec les progrès de la division du travail. Le travail ouvrier cesse d'être leparadigmedelaproductiondes«œuvres98».

Ces transformations en profondeur tant du travail ouvrier que de la place

qu'iloccupeauseindusalariatnepeuventmanquerd'ébranlerlaconceptiondurôlequiétaitattribuéàlaclasseouvrièredanslasociétéindustrielle.Peut-ellegarder cette centralité que lui prêtent à la fois ceux qui exaltent son rôlerévolutionnaire et ceux qui la perçoivent comme une menace pour l'ordresocial?Ledébatestlancédèslafindesannées1950,etMichelCrozierestl'undespremiersàproclamerque«l'èreduprolétariats'achève»:«Unephasedenotre histoire sociale doit être définitivement close, la phase religieuse duprolétariat99.»Lesjeuxnesontcependantpascomplètementfaits,carlestransformationsde

laconditionouvrièrepeuventdonner lieuàdeux interprétationsapparemmentopposées. Une « nouvelle classe ouvrière » se constituerait à travers ledéveloppementdes formes lesplus récentesqueprend ladivisiondu travail.Maislesnouveauxagentsquiprennentunrôledeplusenplusdécisifdanslaproduction, ouvriers des industries « de pointe », concepteurs davantagequ'exécutants, techniciens, dessinateurs, cadres, ingénieurs, etc., continuentd'êtredépossédésdupouvoirdedécisionetdel'essentieldesbénéficesdeleurtravail par l'organisation capitaliste de la production. Ils occupent ainsi parrapport à l'antagonismedes classes uneposition analogue à celle de l'ancienprolétariat et sont désormais les héritiers privilégiés pour reprendrel'entreprise de transformation révolutionnaire de la société que la classeouvrièretraditionnelle,séduiteparlessirènesdelasociétédeconsommationetencadréepardesappareilssyndicauxetpolitiquesréformistes,abandonne100.Àl'inverse,lathèsedel'«embourgeoisement»delaclasseouvrièreprend

appui sur l'élévation générale du niveau de vie qui atténue les antagonismessociaux. Le « désir de s'intégrer dans une société où prime la recherche duconfort et du bien-être 101 » conduit la classe ouvrière à se fondreprogressivementdanslamosaïquedesclassesmoyennes.Enfait,cesdeuxpositionsopposéessontcomplémentairesenceciaumoins

queleressortdeleurargumentationestpluspolitiquequesociologique.SergeMalletsurestimelepoidsdecesnouvellescouchessalarialesindustrielles102.

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Surtout, il surestime la capacité de la classe ouvrière à jouer le rôle d'« attracteur » pour ces catégories nouvelles qui s'affirment à travers lestransformations de la production (en particulier le développement del'automation, thèmeprivilégiédanslasociologiedutravaildesannées1960).Pourtant,dès1936, laCGTavait fait l'amèreexpériencede la«désaffectiondes techniciens à l'égard dumouvement ouvrier 103 ».À de rares exceptionsprèsautourde1968,l'analysedesconflitssociaux,même«nouveaux»,montreque le tropisme principal des techniciens, cadres et ingénieurs les pousse àdéfendreleursintérêtsspécifiques,passantparlemaintiendeladifférenciationsocialeetlerespectdelahiérarchie,plutôtqu'às'alignersurlespositionsdelaclasse ouvrière. À moins qu'ils ne fassent preuve de fortes convictionspolitiques. Mais justement : la conviction qui sous-tend l'exaltation du rôlehistorique de la « nouvelle classe ouvrière » dans les années 1960 estd'essencepolitique.Ils'agitdesauvegarderlaflammedelarévolutionetdenepasdésespérer,nonplusBillancourt,maislaCFDTetlePSU104.Maislediscoursopposéquiproclameladissolutiondelaconditionouvrière

dans la nébuleuse des classesmoyennes paraît sous-tendu par le souhait, luiaussi plus politique que scientifique, d'exorciser définitivement les conflitssociaux.C'estl'idéologiedetousceuxquiproclamentlafindesidéologies.Ilsscrutentavecgourmandise l'appétitdeconsommationde laclasseouvrièreetconstatent avec satisfaction l'affaiblissementdes investissementspolitiques etsyndicaux105. Mais ils omettent de souligner qu'en dépit de l'incontestableaméliorationdesesconditionsd'existence,laclasseouvrièrenes'estnullementfonduedanslesclassesmoyennes.Lesenquêtesmenéesdanslesannées1950et 1960 confirment la persistance d'un particularisme ouvrier et d'uneconscience de la subordination ouvrière proche de celle qui a étéprécédemment analysée pour la fin des années 1930106. Dépendance parrapport à des conditions de travail dont les modalités ont relativement peuchangé quant au rapport de subordination, indissociablement technique etsocial,qu'ellesimpliquent107etquisetraduittoujoursparlesentimentqu'ontlesouvriersd'être situés« socialement enbas108». Particularisme, aussi, desmodesdevieetdes formesdesociabilité :«Qu'il s'agissedeshabitudesdeconsommation,du styledevie,de l'utilisationde l'espaceurbain, les indicesnombreux et variés manifestent une spécificité des comportements en milieuouvrier109. »Tout lemonde consomme,mais pas lesmêmesproduits ; il y adavantagedediplômes,maisilsn'ontpaslamêmevaleur;beaucouppartenten

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vacances,maispasdanslesmêmesendroits,etc.Inutiledereprendreicitoutesces analyses qui relativisent le discours de l'œcuménisme social. Celui-ciexprimeunepenséedesurvol,et ildécrète l'homogénéitédehaut. Il s'appuiecertessurd'innombrablestableauxstatistiquesetcourbesdecroissance.Maisil fait l'impasse sur le sensqueces transformationsprennentpour lesacteurssociaux.Unseulexempledecesconstructionssophistiquéesdontl'abstractionnerejointjamaislaréalitésocialequ'ellesprétendenttraduire.JeanFourastié,orfèvreenlamatière,asavammentcalculéqu'«unOS,débutantvers1970etrestant toute sa vie OS, aura acquis avant sa soixantième année un pouvoird'achat supérieur à celui qu'aura gagné depuis son entrée en service unconseiller d'État prenant aujourd'hui sa retraite 110 ». Il serait piquant deretrouveren1995cebienheureuxOSetdeluidemandercequ'ilpensed'untelalignementsurunepositiondeconseillerd'État111.Latransformationdécisivequiamûriaulongdesannées1950et1960n'est

donc ni l'homogénéisation complète de la société, ni le déplacement del'alternative révolutionnaire sur un nouvel opérateur, la «nouvelle classeouvrière».C'estplutôtladissolutiondecettealternativerévolutionnaireetlaredistributiondelaconflictualitésocialeselonunmodèledifférentdeceluidelasociétédeclasses:lasociétésalariale.Dissolutiondel'alternativerévolutionnaire:laréalitéhistoriquedelaclasse

ouvrièren'estpasréductibleàunensembledemodesdeviequel'ondécrit,decourbes de salaires que l'on compare, ou à un folklore populiste que l'onregrette.Elleaaussiétéuneaventurequiaduréunpeuplusd'unsiècle,avecseshautsetsesbas,marquéedetempsforts—1848,laCommune,1936,1968peut-être-quiparaissaientanticiperuneorganisationalternativedelasociété.L'affaissementdecetteconvictionquel'histoiresocialepouvaitdébouchersurun ailleurs, ce que Crozier appelle dès 1959 « la phase religieuse duprolétariat»,n'estpasdatableentouterigueur.Mêmeensesmomentsdegloireellen'ajamaisétéportéequeparuneminoritéouvrière112etellepeuttoujoursresurgirponctuellementenfaisantrevivrecommeautantdeflashesderapidesexplosionsquiévoquentla«jeunessedelagrève113»etréveillentdesutopiesassoupies114. Cependant, il est devenu de moins en moins crédible ques'institutionnaliseront un jour les lendemains qui chantent. L'oscillation entrerévolutionetréformequiatoujourstraversélemouvementouvrierenvientàsefixeravecdeplusenplusd'insistance sur le secondpôle, et leclivageentre« eux » et « nous » cesse d'alimenter un imaginaire du changement radical.

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Désenchantement du monde social, réduit à une unidimensionnalité sanstranscendance:lestransformationssocialesnesejouentplusàquitteoudoubleet cessent d'être arbitrées par un sens de l'histoire. C'est peut-être,paradoxalement,Mai 68 qui cristallise cette prise de conscience : la classeouvrière cette fois s'est ralliée aumouvement au lieu d'en être l'épicentre, etelles'estcontentéed'enretirerdesavancées«réformistes».Ilestsignificatifen tout cas que dans l'immédiat après 68 les travailleurs immigrés aient étéappelés à reprendre le flambeaud'unmessianisme révolutionnaire abandonnéparuneclasseouvrièreautochtone«intégréeausystème115».En deçà de la dimension politique de ces péripéties, c'est la signification

anthropologiquedominantedusalariatquiabasculéaucoursdecesdécennies.Laclasseouvrièretenaitsonpotentielrévolutionnairedufaitqu'elleincarnaitcet « indigne salariat » qui n'avait rien à perdre que ses chaînes et dontl'émancipation changerait la face dumonde.Marx, sur ce point, n'a fait queradicaliser une structure anthropologique du salariat connotée, semblait-ildepuis toujours, avec des situations de dépendance à travers lesquelles unhomme met à la disposition d'un autre sa capacité de travail. C'est le senslittéraldel'expression«travailaliéné»:œuvrerpourautruietnonpoursoi-même,laisseràuntiersquivaleconsommeroulecommercialiserleproduitde son travail. Que cette contrainte s'euphémise lorsqu'elle prend avec lelibéralisme une forme explicitement contractuelle, ou qu'elle perde soncaractère de dépendance personnalisée lorsqu'on travaille par exemple pourune société anonyme régie par des conventions collectives ne change pas ladissymétrie de la relation : c'est bien à une sorte d'abandon du fruit de sontravailàuneautrepersonne,ouàuneentreprise,ouàuneinstitution,ou«aucapital»,queprocèdelesalarié.Dans cette logique, les activités d'un sujet social autonome,même si elles

prennent laformedeservicesrendus,nedevraientpasentrerdansunrapportsalarial. Un producteur indépendant ne saurait être salarié. Ce n'est pas unesimple tautologie, mais la conséquence du fait que certaines activités sontinaliénables, donc non salariables, même si elles correspondent à un travaileffectué pour autrui. Un cordonnier, un tisserand peuvent être travailleursindépendants ou salariés. Unmédecin ne peut être un salarié, comme l'arrêtprécédemmentcitédelaCourdecassationlemontreen1937encore.Cetteconceptionséculairedutravailsalariés'effaceverslesannées1950et

1960,entraînantl'effacementdurôlehistoriquedelaclasseouvrière.Lalente

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promotion d'un salariat bourgeois a ouvert la voie. Elle débouche sur unmodèledesociétéquin'estplustraverséparunconflitcentralentresalariésetnon-salariés, c'est-à-dire entre prolétaires et bourgeois, travail et capital. La«nouvellesociété116»,pourreprendreunslogandudébutdesannées1970quisevoulaitlatraductionpolitiquedecechangement,estplutôtorganiséeautourdelaconcurrenceentredifférentspôlesd'activitéssalariales.Sociétéquin'estnihomogènenipacifiée,maisdontlesantagonismesprennentlaformedeluttespourlesplacementsetlesclassementsplutôtquecelledelaluttedesclasses.Société dans laquelle de repoussoir le salariat devient modèle privilégiéd'identification.

Laconditionsalariale

C'estàpartirdumilieudesannées1950qu'émergeunnouveaudiscourssur« leshommesdes tempsquiviennent», sortedepurs salariésquiontacquisleurs lettres de bourgeoisie117. Ce profil se dégage dans le cadre de lamodernisationdelasociétéfrançaisequiopposelesagentsdelacroissanceetdu progrès aux représentants des classes moyennes traditionnelles, petitspatrons et commerçants malthusiens, notables conservateurs. D'un côté, uneFrancefrileuse,«poujadiste»,crispéesurladéfensedupassé,del'autre,uneFrance dynamique qui veut enfin épouser son siècle et dont les nouveauxsalariésconstituentleferdelance118.Dans ce contexte, une nouvelle constellation salariale se voit attribuer la

fonction d'attracteur auquel est dévolue la tâche de « tirer » la dynamiquesociale, comme on dit que tel secteur industriel ou commercial « tire » lacroissance économique de toute une société. On assiste alors à une quasi-mythologisationd'unprofild'homme(etaccessoirementdefemme119efficaceetdynamique, libérédesarchaïsmes,à lafoisdécontractéetperformant,grostravailleur et grand consommateur de biens de prestige, de vacancesintelligentesetdevoyagesàl'étranger.Ilseveutaffranchidel'éthiquepuritaineet thésaurisatrice, du culte du patrimoine et du respect des hiérarchiesconsacréesquicaractérisentlabourgeoisietraditionnelle.Desjournauxcommel'Express—«l'Expressjournaldescadres120»—oul'Expansiontémoignentdel'audiencedecettereprésentationdumondesocial,etàleurtourladiffusent.Elle est principalement portée par différentes catégories de salariés : cadresmoyenset supérieurs,enseignants,publicitaires,expertsencommunicationet,

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sur sa frange inférieure, représentants d'un certain nombre de professionsintermédiaires tels qu'animateurs culturels, personnels paramédicaux,éducateurs,etc.121.Ens'étoffant,ellesformerontcequeHenriMendrasappelle«laconstellationcentrale»etdontilfaitlefoyerdediffusiondela«seconderévolutionfrançaise122».L'expressionde«seconderévolutionfrançaise»estsansaucundouteexagérée.Maisilestvraiqu'ilexisteunensemble(ouplutôtune interconnexion de sous-ensembles) de prestataires de services quiconstituent le noyau le plus mobile et le plus dynamique de la société, leprincipal diffuseur des valeurs de lamodernité, duprogrès, desmodes et dusuccès.C'estaussi,parrapportàl'ensembledelasociété,leregroupementdontlacroissanceaétélapluscontinueetlaplusrapidedepuisle«décollage»quiasuivilafindelaSecondeGuerremondiale.Cettepromotiondusalariatbouscule l'oppositionséculairedu travailetdu

patrimoine. Revenus confortables, positions de pouvoir et de prestige,leadershipenmatièredemodesdevieetdemodesculturelles,sécuritécontreles aléas de l'existencene sont plus nécessairement liés à la possessiond'ungrospatrimoine123.Àlalimite,lespositionssocialementdominantespourraientmêmeêtreassuréesparde«purs»salariés,c'est-à-direpardespersonnesdontlesrevenusetlapositiondanslastructuresocialedépendraientexclusivementdeleuremploi.Àlalimiteseulement.Lapromotiondecespositionssalarialesestliéeàun

développement de secteurs professionnels qui, en particulier dans letertiaire124,requièrenttitresetdiplômes.Oronsaitquececapitalscolaireestfréquemmentliéàl'héritageculturelfamilial,lui-mêmefortementdépendantducapitaléconomique.D'autrepart,lesalariatpeutdésormaisêtreàl'originedelaconstitutiond'unpatrimoine,enparticulierparl'intermédiaireducréditetdel'accessionàlapropriété.Lesrelationsdupatrimoineetdutravaildeviennentainsi beaucoup plus complexes qu'elles ne l'étaient aux débuts del'industrialisation. Alors, en schématisant, la possession d'un patrimoinedispensait de se livrer à des activités salariées, tandis que l'acquisition d'unpatrimoine, même modeste, par les travailleurs les poussait à échapper ausalariatens'établissantà leurcompte.Maintenant, lesalariatet lepatrimoineinterfèrent dans les deux sens : le patrimoine facilite l'accès à des positionssalarialesélevéesparl'intermédiairedesdiplômes, tandisquel'établissementdansdespositionssalarialessolidespeutcommanderl'accèsaupatrimoine125.Ainsila«constellationcentrale»nereprésente-t-ellepasuneconfiguration

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de positions salariales « pures ». Elle n'occupe pas non plus cette positionhégémonique d'une « bourgeoisie sans capital » ayant quasi évincé la« bourgeoisie traditionnelle » que lui prêtent ses thuriféraires les plusenthousiastes126.Ildemeureunnoyaudepositionsdominantes,quicumulentetentrelacent capital économique, capital social et capital culturel,managementdesentreprisespubliquesetprivéesetpouvoirsexercésdansl'appareild'État.Decette«noblessed'État»,PierreBourdieudit:

Peudegroupesdirigeantsontjamaisréuniautantdeprincipesdelégitimationaussidifférentsetqui,bienqu'enapparencecontradictoires,commel'aristocratismedelanaissanceetleméritocratismedusuccèsscolaireoudelacompétencescientifique,oucommel'idéologiedu«servicepublic»etleculteduprofitdéguiséenexaltationdelaproductivité,secombinentpourinspirerauxnouveauxdirigeantslacertitudelaplusabsoluedeleurlégitimité127.De fait, beaucoupdeprofessionsde la« constellationcentrale» sontplus

dépendantesqu'ellesnel'avouentducapitaléconomique:cadresdontledestinest liéàceluidel'entreprise,maisaussiproducteursculturels,professionnelsdelacommunicationpourlesquelslareconnaissanced'unelégitimitépasseparl'obtention demoyens de financement.Demême, l'opposition classique entrepatronsàl'anciennemodeetdirigeantssalariésdesentreprises(«owners»et«managers»)mérited'êtrerelativisée.LesPDGdesgrandesentreprises,parexemple, dont on fait volontiers la frange supérieuredu salariat choisie poursonprofessionnalismeetsacompétencetechnique,sontfréquemmentaussidesactionnaires importantsde l'entreprise issusdemilieuxappartenantde longuedateaumondedesaffaires128.Silatoute-puissancedes«deuxcentsfamilles»aétéunmythedelagauche,ilrestevraiquel'essentieldupouvoiréconomiqueest détenu par des milieux soigneusement choisis (cf. la composition des«noyauxdurs»desgrandessociétés).Mais justement : s'il n'y a pas osmose entre les différents blocs qui

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constituentlasociétésalariale,iln'yapasnonplusaltéritéabsolue.Lesalariathautdegammeajouélerôled'attracteur,ycomprissurlesgroupesdominantstraditionnels, dont les fractions les plus dynamiques ont réussi leuraggiornamentoenacquérant,sansrenonceràleursanciennesprérogatives, lesnouveauxattributsdelaréussiteetdeshonneursquipassentparexempleparlafréquentationdesgrandesécoleset lapossessiondesmeilleursdiplômes.Cefaisant,unepartdesclassesdominantestraditionnelless'estaussiplacée,etautopniveau,surlemarchédusalariat.Ainsi,même au sein des groupes dominants, il y amoins homogénéisation

queconcurrence, luttepourlesplacements.Cetespacesocialest traverséparleconflitetlesoucideladifférenciation.Unprincipededistinctionopposeetréunit lesgroupes sociaux.Opposeet réunit, car ladistinction fonctionne surunedialectiquesubtiledumêmeetdel'autre,delaproximitéetdeladistance,de la fascination et du rejet. Elle suppose une dimension transversale auxdifférentsgroupementsquiréunitceux-làmêmesquis'opposentet leurpermetdesecompareretdeseclasser.«Classeursclassésparleursclassements»,ilsse reconnaissent à travers leur distance par rapport aux autres positions, quiformentainsiuncontinuum129.Cettelogiquedeladifférenciationsedistingueàla fois d'un modèle fondé sur le consensus et d'un modèle fondé surl'antagonisme de l'affrontement classe contre classe. Pour caractériser cetteconstellation, on pourrait la rapprocher ce que disait Georg Simmel de la« classemoyenne » dans une représentation encore tripartite de la société :«Cequ'elle adevraimentoriginal, c'est qu'elle fait des échanges continuelsavec les deux autres classes et que ces fluctuations perpétuelles effacent lesfrontières et les remplacent par des transitions parfaitement continues130. »«Transitions parfaitement continues », il faudrait en discuter.Mais l'idée ducontinuumdespositionspropresàunesociétésalarialeestbienprésente.

Onpourraitainsisereprésenterlasociétésalarialeàpartirdelacoexistence

d'uncertainnombredeblocs131àlafoisséparésetunisparcettelogiquedeladistinction qui joue au sein de chaque ensemble comme entre les différentsensembles. Dans cette configuration, il faudrait faire sa place au bloc desprofessionsindépendantesaupatrimoinenonreconverti,leblocdesvaincusde lamodernisationqu'évoquaitavecpittoresqueMichelWinock.C'estparcequecesgroupesontétémarginalisésquelasociétésalarialeapusedéployer:mortdurentiercommeparadigmedubourgeois,inexorablerégressiondupetit

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commerceetdel'artisanat(900000artisans,780000commerçantsetassimilésaudébutdesannées1980132,révolutiondumondeagricolequiaentraînélafindes paysans traditionnels133. Ou bien ces fractions du patrimoine ont su sereconvertir en s'adaptant aux nouvelles exigences de la société salariale (cf.par exemple le relatif dynamisme des petites et moyennes entreprises, ou ledéveloppementdecoopérativesagricoles),oubieniladûserésigneràpasserlamain.MêmedanscetteFranceprofondequidepuisunsiècleetdemifreinaitl'avènement du progrès, répugnait à l'urbanisation et à l'industrialisation, lesalariatetlesvaleursassociéesdel'instructionetdelacultureurbaineontdoncaussijouélerôled'attracteur.Àpreuvelefaitqu'aprèsavoirregardédehautlesalariatettoutfaitpours'endistinguer,cescatégories«indépendantes»ensontvenues à le considérer avec une envie teintée de ressentiment : paysans,artisans,petitscommerçantssecomparentauxsalariésnonseulementquantauxrevenus,mais aussi quant à la durée du travail, à l'accès aux loisirs et à laprotection sociale.Un ressort profonddu«poujadisme»—qui vabien au-delàduphénomènePoujadeàproprementparler—estbiencetteenvieetceressentiment de catégories menacées dans leur indépendance à l'égard descouchessalariéescenséestravaillermoinsenbénéficiantdesurcroîtdetouslesavantages sociaux.Ainsi l'attractiondu salariat joue-t-elle également endeçàdeseslimites,surlescatégoriesquin'yontpasaccès,commeellejoueau-delàsurhautebourgeoisie.

Cette attraction joue aussi sur leblocpopulaire formédes ouvriers et des

employésquioccupentuneplacesubordonnéedanslaconfigurationsalariale.Approximation, sansdoute,quedeplacerdans lemême«bloc»ouvriers etemployés. Cependant, on assiste dans les années 1960 à «la transformationd'une classe ouvrière étendue et renouvelée incorporant de plus en plusd'employés134».Parallèlement,dufaitdelamécanisationdutravaildebureau,l'employéestrarementrestéuncollaborateurdirectdupatron.Le«colblanc»desgrandsmagasinsoudesbureauxd'entreprisessubitdescontraintesvoisinesde celles des ouvriers. L'évolution des salairesmarque la même tendance àl'homogénéisation135.Lagénéralisationdelamensualisationintervenueen1970sanctionnecetteévolution:lestatutprofessionneldesouvriersmensualisésestpratiquementalignésurceluidesemployés136.Cependant, on soulignera une dernière fois que les incontestables

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améliorations dont ont bénéficié les groupes populaires, ou qu'ils ontconquises, n'ont pas complètement effacé leur particularisme. Comme le ditAlfred Sauvy, « tout organisme social qui doit se déformer, changer deproportion, le faitplus facilementpar additionquepar soustraction 137 ».Enparticulier,l'«addition»denouvellescouchessalarialesau-dessusdusalariatouvrier n'a pas « supprimé » toutes les caractéristiques qui en faisaient lemodèle du salariat aliéné. Il faudrait ici actualiser pour le début des années1970lebilanesquisséautourde1936desindicesdel'intégrationdifférentielledesclassespopulairesenmatièredeconsommation,delogement,demodedevie, de participation à l'éducation et à la culture, de droits sociaux.Mais ilfaudrait y consacrer aumoins un chapitre, quimontrerait que, sous tous cesrapports, les catégories populaires sont encore bien loin d'avoir refait leurretard138.Toutefois,importeicisurtoutlefaitqu'endépitdecettesubordinationces groupes sont inscrits dans le continuum des positions qui constituent lasociété salariale et peuvent de ce fait, non point s'interchanger, mais secomparerensedifférenciant.L'omniprésence du thème de la consommation pendant ces années — la

«sociétédeconsommation139»—exprimeparfaitementcequel'onpourraitappeler ce principe de différenciation généralisée. La consommationcommandeunsystèmederelationsentrelescatégoriessocialesselonlequellesobjets possédés sont lesmarqueurs des positions sociales, les « indicateursd'unclassement140».Onconçoit,dès lors,quesavaleur soit surdéterminée :les sujets sociaux n'y jouent pas leur apparence, mais leur identité. Ilsmanifestentà traverscequ'ilsconsomment leurplacedans l'ensemble social.Analogon du sacré dans une société désormais sans transcendance, laconsommationd'objetssignifie,ausensfort,lavaleurintrinsèqued'unindividuen fonction de la place qu'il occupe dans la division du travail. Laconsommationestlabased'un«commerce»ausensduXVIIIesiècle,c'est-à-dired'unéchangepolicéàtraverslequellessujetssociauxcommuniquent.

Sansprétendreproposerunpanoramaexhaustifdelasociétésalariale,ilfaut

aumoinsmarquer laplaced'undernierbloc,que l'onnommerapériphériqueourésiduel.Larelativeintégrationdelamajoritédestravailleursquetraduit,entreautres,lamensualisationcreuseunécartavecuneforcedetravaildecefait marginalisée, regroupant des occupations instables, saisonnières,

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intermittentes141. Ces « travailleurs périphériques 142 » sont livrés à laconjoncture. Ils subissent en priorité les contrecoups des variations de lademandedemain-d'œuvre.Constituésenmajoritéd'immigrés,defemmesetdejeunes sans qualification, de travailleurs âgés incapables de suivre les«reconversions»quis'engagent,ilsoccupentlespositionslespluspéniblesetlesplusprécairesdansl'entreprise,ontlesrevenuslesplusfaiblesetsontlesmoins bien couverts par les droits sociaux. Ils campent aux frontières de lasociété salariale davantage qu'ils n'y participent à part entière. Ainsi, alorsmêmequelaconditionouvrièreseconsolide,subsisteousecreuseauseindestravailleurs, principalement manuels, une ligne de partage entre des groupesvulnérables dont la condition rappelle celle de l'ancien prolétariat et unemajorité qui paraît solidement engagée dans un processus de participationélargieauxbénéficesduprogrèssocialetéconomique.Cependantavantlafindes années 1970, la spécificité et l'importance de ce phénomène sont malperçues.Pourlestenantsduprogrès,ilestnoyédansladynamiquedominantequientraînel'ensembledelasociétéversl'opulence.Ceuxquis'yintéressent,pour des raisons essentiellement politiques, y voient la preuve de laperpétuation de l'exploitation de la classe ouvrière en tant que telle143.L'importancedececlivageauseindelasociétésalarialen'apparaîtraqueplustardavecl'audiencedelathématiquedelaprécarité.

On peut enfin rapprocher — sans les confondre — ces situations

«périphériques»decellesdespopulationsquinesontjamaisentréesdansladynamique de la société industrielle. C'est ce que l'on appelle le « quartmonde»,expressionàl'exotismeunpeususpect,commes'ilsubsistaitdanslessociétésdéveloppéesdesîlotsarchaïquespeuplésdetousceuxquin'ontpaspuoupasvoulupayerleprixdel'intégrationsocialeetsontrestéshorsdutravailrégulier, du logement décent, des unions familiales consacrées et de lafréquentation des institutions de socialisation reconnues. « Ce sont ceux qui,n'ayant pas pu entrer dans les structuresmodernes, demeurent en dehors desgrandscourantsdelaviedelanation144.»Ilserrentouhabitentauxlisièresdesvilles, se reproduisent entre eux génération après génération, viventd'expédientsoudesecoursetparaissentdécouragerleseffortsbienintentionnésdetousceuxquiveulentlesmoraliseretlesnormaliser.Ilsfontunpeuhonteenpériodedecroissanceetdeconversionauxvaleursdelamodernité,maisiln'yaau fond riende scandaleuxdans le faitqu'existe, commedans toute société

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sansdoute,unefrangelimitéedemarginauxoud'asociauxquinejouentpaslejeu commun. En tout cas ces poches résiduelles de pauvreté ne paraissentmettreenquestionni lesrèglesgénéralesdel'échangesocialni ladynamiquedu progrès continu de la société. Parler de quart monde est une façon designifierque«cesgens-là»nesontpasduboisdontonfaitlessalariés.Àpartl'existencedecespopulations«périphériquesHou«résiduelles»—

etsansdouteaussi,ausommet,celledepositionséminentes,artistes,vedettesdesmédias,grandsmanagers,héritiersdesgrandesfortunes,dontlaconditionparaîtincommensurableaurégimecommun,maisilfautbienunautreexotismequeceluiduquartmondepourentretenirlamythologiedeParisMatch—, lasociété salariale peut déployer une structure relativement homogène dans sadifférenciation.Non seulementparceque l'essentieldes activités sociales estrecentré autour du salariat (près de 83%de salariés en 1975).Mais surtoutparcequelaplupartdesmembresdecettesociététrouventdanslesalariatunprincipeuniquequiàlafoislesréunitetlessépare,etfondeainsileuridentitésociale.«Dansunesociétésalariale,toutcircule,toutlemondesemesureetsecompare145. » Formule exagérée peut-être, puisqu'une telle société comportedesmarges, des positions d'excellence au-dessus du salariat et des positionsd'indignité au-dessous de lui. Formule globalement juste pourtant, si on neconfondpas«secomparer»avecs'équivaloir,etsionentend«semesurer»commeunemiseencompétitionàtraverslaquellelessujetssociauxjouentleuridentité dans la différence. Le salariat n'est pas seulement un mode derétributiondutravail,maislaconditionàpartirdelaquellelesindividussontdistribués dans l'espace social. Comme le remarquent Margaret Maruani etEmmanuelleReynaud :«Derrière toutesituationd'emploi, ilyaun jugementsocial146.»Ilfautprendrel'expressiondanssonsensleplusfort:lesalariéestjugé-placé par sa situation d'emploi, et les salariés trouvent leur commundénominateuretexistentsocialementàpartirdecetteplace.

L'Étatdecroissance

Cependant la société salariale ne se réduit pas à un nexus de positionssalariées.Livréeàlaseulelogiquedelaconcurrenceetdeladistinction,ellerisqueraitd'êtreemportéeparunmouvementcentrifuge.Elleestaussiunmodedegestionpolitiquequiaassociélapropriétéprivéeetlapropriétésociale,ledéveloppement économique et l'acquisition des droits sociaux, le marché et

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l'État. J'appelle ici État de croissance l'articulation des deux paramètresfondamentaux qui ont accompagné la société salariale dans son parcours ettisséavecelledesliensessentiels:lacroissanceéconomiqueetlacroissancede l'État social.De sorte que le coup d'arrêt porté à cette promotion pourras'entendrecommeuneffetde la crise économique sansdoute,mais surtout, àtravers elle, comme lamise en cause de cemontage sophistiqué de facteurséconomiques et de régulations sociales qui a donné au salariat moderne safragileconsistance.Croissance économique d'abord. Ce qui faisait figure d'évidence jusqu'au

débutdesannées1970révèlemaintenantlatroublantesingularitéd'unepériodeinédite dans l'histoire de l'humanité, ou du moins dans celle des paysindustrialisés.OnassistealorsenFrance,entre1953et1975environ,avecdestaux de croissance annuels de 5 à 6 %, pratiquement au triplement de laproductivité,delaconsommationetdesrevenussalariaux147.Cefantastiqueenrichissementadonnédujeuàlasociétésalariale.Ilyavait

alors,pourreprendreunmotcélèbredeLouisBergeron,secrétairegénéraldela CGT-Force ouvrière, « du grain à moudre ». Pas seulement une relativeabondancedebiensàrépartir.Lacroissance—tantqu'elledure—permetdetirerdes traitessur l'avenir. Ilnes'agitpasuniquementd'arracheraujourd'huitel ou tel avantage, mais de programmer une amélioration à terme de sacondition.Ledéveloppementéconomiqueintègreainsileprogrèssocialcommeune finalitécommuneauxdifférentsgroupesenconcurrence. Il en résultequeles disparités telles qu'elles sont vécues hic et nunc peuvent être en mêmetemps perçues comme des différences provisoires. « Les revendicationssectorielles peuvent ainsi être légitimées 148 »— etmême, pourrait-on dire,sublimées : elles marquent les étapes d'un parcours qui doit aboutir à laréduction des inégalités. Si une catégorie particulière n'obtient pas tout cequ'elledemande—etpense,aucontraire,qu'ellen'enajamaisassez—,d'unepartellebénéficiedéjàdequelquechose,etdeplusellepeuttoujourspenserqu'àl'avenirelleobtiendradavantage.Unetelleprojectiondesaspirationssurl'horizondufuturcalmelejeuaujourd'huietdonnecréditpourdemainàl'idéalsocial-démocrated'uneffacementprogressifdesinégalités.Ceparisurl'avenirn'est pas seulement un acte de foi dans les vertus du progrès en général. Àtravers ses modes de consommation, son investissement dans des biensdurables,sonusageducrédit,lesalariéanticipeaujourlejourlapérennitédela croissance et lie concrètement son destin à un progrès indéfini. Dans la

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société salariale, l'anticipation d'un avenir meilleur est inscrite dans lastructure du présent. C'est d'autant plus vrai que, par une projection sur lesgénérations suivantes, le salarié peut espérer réaliser en différé sesaspirations:cequejen'aipuencoreaccomplir,mesenfantsl'obtiendront.Ainsi le développement de la société salariale a-t-il été tributaire d'une

conditiondontilfaudrasedemandersielleluiest intrinsèquementliée,ousiellereprésenteunedonnéeconjoncturelle:lacroissanceéconomique.Maisilaégalement été étroitement tributaire d'une deuxième série de conditions : ledéveloppementdel'Étatsocial.S'ilestvraiquelaconcurrenceetlarecherchedeladistinctionsontauprincipedelaconditionsalariale,sonéquilibreexigequ'ilsoitprocédéàdesarbitragesetques'établissentdescompromisnégociés.Demêmequ'unesociétédeclasseétaitmenacéed'unaffrontementglobalfauted'untiersmédiateur,demêmeunesociétésalarialerisquedesedéchirerdansdes luttes catégorielles en l'absence d'une instance centrale de régulation.Lasociétésalariale,c'estaussiunesociétéaucœurdelaquellel'Étatsocials'estinstallé.Cette intervention de l'État s'est déployée dans trois directions principales

déjà précédemment dessinéesmais qui s'épanouissent dans le cadre de cettenouvelle formation sociale : garantie d'une protection sociale généralisée,maintien des grands équilibres et pilotage de l'économie, recherche d'uncompromis entre les différents partenaires impliqués dans le processus de lacroissance.

1.L'instaurationdelaSécuritésocialeen1945constitued'aborduneétape

décisivedelaprotectiondusalariatdansleprolongementdudéveloppementde la propriété de transfert (cf. chapitre précédent). Mais l'évolution dusystème pendant la décennie suivante accomplit le passage d'une société declassesàunesociétésalariale.L'ordonnancedu4octobre1945paraîtréaliserlafinalitéà l'originedesassurancessociales :mettrefin,maisdéfinitivementcettefois,àlavulnérabilitédesclassespopulaires.Lapopulationderéférence—«lestravailleurs»—estencorelaclasseouvrière,lesalariatderéférenceestlesalariatouvrier,malsortid'uneprécaritéséculaire.C'estsurcetteforcedetravailmenacéepar«desrisquesdetoutenature»quelaprotectionsocialevient segrefferafinde leséradiquer :« Il est instituéuneorganisationde laSécuritésocialedestinéeàgarantirlestravailleursetleursfamillescontrelesrisquesdetoutenaturesusceptiblesderéduireoudesupprimerleurscapacités

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de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu'ilssupportent149.»Consolider«lescapacitésdegain»destravailleurs:untelprogrammepeut

partiellementsecomprendredansleprolongementd'unepositiondetypeFrontpopulaire qui envisage la réalisation de la justice sociale à partir del'améliorationde la conditionde la classeouvrière150. La condition ouvrièreest encore à la fois le support principal et le segment leplusmaltraitéde lasociétéindustrielle,etleprogrèsdel'ensembledelasociétédoitpartirdesonaffranchissement. Était-il possible de concilier cette discrimination positivedont bénéficient les travailleurs et l'ambition, affirmée simultanément, decouvrirl'ensembledelapopulationcontrel'insécurité?«ToutFrançaisrésidantsurleterritoiredelaFrancemétropolitainebénéficie[...]deslégislationssurlaSécuritésociale151.»Oui, siunevolontépolitique forte imposeun régimegénéral (pour tous) dont les mécanismes de financement et de répartitionavantageraientcertains(lessalariéslesplusmenacés).DanslecontextedelaLibération,c'estcequifutvoulu152.Lerégimegénéraldevaitavoirunefonctionfortementredistributive,lesprélèvementssurlescatégorieslesmieuxpourvuescontribuant à compléter les ressources des travailleurs ou des famillesdéfavorisées153.Mais si on laisse faire les pesanteurs sociologiques, chaquecatégoriesocialedéfendsonpropreintérêt.Ces pesanteurs sociologiques sont celles de la transformation du salariat

précédemmentanalysée.AumomentoùlerégimegénéraldelaSécuritésocialesemetenplace,lesalariatouvrierestdéjàcontournépartiellementetsuplombépar d'autres configurations salariales mieux pourvues. Il est en même tempsentouré par des catégories non salariées, les professions indépendantes, quirépugnentàunalignementsurlaconditionouvrière.Aussitôtquelaconjoncturepolitique leurpermettradefaireentendre leurvoix,elles imposerontunautresystème154.Avec lamultiplication des régimes spéciaux c'est bien en effet, plutôt que

d'ajustementàlamarge,d'unautresystèmequ'ils'agit.Ilexprimeladiversitéde la société salarialeau seinde laquellemême lesnon-salariésoccupent leterraindéfrichépour lessalariésens'efforçantdemaximiser lesavantagesetdeminimiserlescoûtsdelasécurité155.Logiquedeladifférenciationetdeladistinction plutôt que de la solidarité et du consensus. L'organigramme de laSécurité sociale donne ainsi une assezbonneprojectionde la structure de lasociété salariale, c'est-à-dire d'une société hiérarchisée dans laquelle chaque

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groupement professionnel, jaloux de ses prérogatives, s'acharne à les fairereconnaîtreetàmarquersadistanceàl'égarddetouslesautres.Même si l'on regrette le recul de l'inspiration démocratique qui était à

l'originedusystème,ainsiquecertainesdeseslacunes156,ilfautconvenirqu'ilépouseparfaitementlalogiquedelatransformationdelasociétésalariale.Lasubordination hiérarchique de la classe ouvrière traduit sa destitution en tantqu'attracteur de la condition salariale.Les réalisationsde laSécurité socialepeuvent ainsi s'interpréter comme l'apothéose d'un salariat au sein duquel lesalariat non ouvrier a pris une place de plus en plus prépondérante. Ellesopèrentuntypedecouverturepropreàunesociétéqui joueladifférenciationdavantage que l'égalité. D'une part la vulnérabilité séculaire des classespopulairesparaîtjugulée:filetdesécuritépourtous.Maislasocialisationdesrevenustoucheégalementlesautrescatégoriessalarialeset,defilenaiguille,laquasi-totalitédelapopulation157.La«propriétédetransfert»dontlalogiqueavait commencé à s'imposer au bas de l'échelle sociale avec les retraitesouvrières et paysannes et les assurances sociales (cf. chapitre VI)s'universalise.Désormaisle«salaireindirect»représenteenvironlequartdesrevenus salariaux, et il n'a plus pour unique finalité de préserver les plusvulnérablescontrelerisquedeladestitutionsociale158.Cetteévolutionestdoncd'unmêmemouvementunepromotiondusalariatet

unepromotionde lapropriétésocialedont l'Étatestà lafois l'initiateuret legarant. Non seulement parce que la place de l'administration a étéprépondérantepourlamiseenplacedusystème(cf.parexemplelerôle jouéenFranceparPierreLaroque,ouenAngleterreparlordBeveridgeagissantsurmandat gouvernemental). Plus profondément, une dimension juridique estinscrite dans la structure même du salaire. Par l'intermédiaire du salaireindirect,«cequicompte,c'estdemoinsenmoinscequechacunpossèdeetdeplusenpluslesdroitsquisontacquisaugroupeauquelilappartient.L'avoiramoinsd'importancequelestatutcollectifdéfiniparunensemblederègles159.»Lagénéralisationde l'assurancesoumetainsi laquasi-totalitédesmembres

delasociétéaurégimedelapropriétédetransfert.C'estlàledernierépisodedu chassé-croisé entre le patrimoine et le travail.Une part du salaire (de lavaleurdelaforcedetravail)échappedésormaisauxfluctuationsdel'économieet représente une sorte de propriété pour la sécurité, issue du travail etdisponible pour des situations de hors-travail, la maladie, l'accident, lavieillesse.L'Étatsocialestplacé,decefait,aucœurdudispositifsalarial.Il

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s'estainsi imposécommel'instance tiercequi joue le rôledemédiateurentrelesintérêtsdesemployeursetceuxdesemployés:«Auxrapportsdirectsentreemployeurs et salariés se sont progressivement substitués des rapportstriangulairesentreemployeurs,salariésetinstitutionssociales160.»

2. Cette conception de l'État qui sous-tend la protection sociale estcomplémentaire d'un rôle d'acteur économique assumé par la puissancepublique, qui s'épanouit également après la Seconde Guerre mondiale.Maisalors que la Sécurité sociale accomplit un processus de généralisation de lapropriétésocialeengagéedepuislafinduXIXesiècle, l'interventiondel'Étatentantquerégulateurdel'économiefaitfigured'innovation161.Dans le cadre de la reconstruction d'abord, de la modernisation ensuite,

l'État prend en charge la promotion de la société. Il impose une politiquevolontaristeàlafoispourdéfinirlesgrandséquilibresetchoisirlesdomainesprivilégiés d'investissement, et pour soutenir la consommation par despolitiquesderelance.Audébutdesannées1950,l'investissementdel'Etatdanslesindustriesdebaseestsupérieuràceluidusecteurprivé162.Cetteéconomiedirigéedonneunrôlepiloteauxentreprisesnationaliséesetausecteurpublic.Elleseprolongeeninterventionssurlecrédit,lesprix,lessalaires...

L'Étatjouissaitdepouvoirsderéglementationimpressionnants,entreautresdomaines,l'investissement,lecrédit,lesprix,lessalairestombaientplusoumoinssoussoncontrôle.Ilpouvaitparexempleagirsurlessalaires,enfixantd'unepartunminimumgénéral,d'autrepartl'échelledestraitementsdanslafonctionpublique.Lesnouveauxservicesdestatistiquesoudeprévisions'avéraientextrêmementutiles,toutensymbolisantl'attituded'unÉtatdisposémaintenantàprévoirl'avenirpourmieuxl'organiser163.

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Semettentainsienplace les instrumentsd'unesocialisationdesconditionsdelaproduction.Enapplicationdesprincipeskeynésiens,l'économien'estplusconçuecommeunesphèreséparée.Elleestmalléableàcoupsd'interventions—surlesprix,lessalaires,lesinvestissements,lesaidesàcertainssecteurs,etc. L'État pilote l'économie. Il ménage une correspondance entre objectifséconomiques, objectifs politiques et objectifs sociaux. Circularité d'unerégulationquipèsesur l'économiquepourpromouvoir lesocialetqui faitdusociallemoyenderenflouerl'économielorsquecelle-cis'affaisse164.Commele dit ClaussOffe, l'autorité de l'État est « infusée » dans l'économie par lagestion de la demande globale, tandis que les contraintes du marché sont« introduites » dans l'État165. Les prétendues lois de l'économie ne sont plusvécuescommeundestin.Parsespolitiquesderelance,lerôlequ'iljouepourgarantir les salaires, les choix industriels qu'il effectue, l'État intervient nonseulement comme producteur de biens, mais aussi, pourrait-on dire, commeproducteurdeconsommateurs,c'est-à-diredesalariéssolvables.Maisc'estprincipalementledéveloppementdelapropriétésocialequidoit

retenir l'attention par rapport au présent propos. Il s'agit d'abord desnationalisations dont Henri de Man notait déjà qu'elles procédaient à untransfert d'autorité sur la propriété (cf. chapitre VI); mais aussi dudéveloppementdesservicespublicsetdeséquipementscollectifsdontonapudire à partir du IVe Plan de 1962 (le premier à se nommer « Plan dedéveloppement économique et social ») qu'ils représentaient lamanière donts'incarnaitlesocial166—qu'ils'agissed'établissementsspéciauxenfaveurdecatégories défavorisées de la population ou de services publics à usagecollectif.PierreMasséfaitétatde l'audienceà l'époquedecritiques (portéesentre autrespar JacquesDelors)dumodèle« américain»dedéveloppementéconomique centré sur la consommation individuelle. Porteurs « d'une idéemoins partielle de l'homme », les équipements collectifs mettent à ladispositiondetousunepropriétéindivise167.PourciterunversdeVictorHugo,«chacunenasapart,maistousl'ontenentier168».Les servicespublicsaccroissentainsi lapropriété sociale. Ils représentent

un type de biens qui ne sont pas appropriables individuellement, nicommercialisables,maisservent lebiencommun.Endehorsde la logiquedupatrimoine et du règne de lamarchandise privée, ils appartiennent aumême

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registreque lapropriétéde transfert,que laSécuritésocialeélargitaumêmemoment. Parallélisme entre l'affermissement d'une propriété-protection et ledéveloppementd'unepropriétéd'usagepublic.Onpeuthésiterànommercetteformedegouvernementalité.RichardKuisel,

sensible au retrait de ces positions par rapport aux options socialisantes quis'étaientdégagéesàl'époquedelaLibération,parlede«néolibéralisme169».Mais alors il s'agit d'une forme de libéralisme en quasi-rupture avec lespolitiqueslibéralesprécédentes.JacquesFournieretNicoleQuestiauxparlentquant à eux de « capitalisme social », en soulignant à la fois le caractèreincontestablement capitaliste de cette économie et les efforts pour l'encadrerpardesrégulationssocialesfortes170.Onpeutaussiévoquerunkeynésianismeà la française, planificateur et centralisateur, comme le suggère PierreRosanvallon171.Mais,au-delàdesspécificitésfrançaises,cetteformed'Étatestassez bien caractérisée par Clauss Offe : « Un ensemblemultifonctionnel ethétérogène d'institutions politiques et administratives dont le but est de gérerles structures de socialisation de l'économie capitaliste172. » Au-delà descorrectifsapportésàunfonctionnementsauvagedel'économie,l'accentestmissurlesprocessusdesocialisationquitransformentlesparamètreseninteractiondanslapromotiondelacroissance.Iciaussil'Étatestaucœurdeladynamiquedudéveloppementdelasociétésalariale.

3. Le rôle régulateur de l'État joue sur un troisième registre, celui desrelationsentreles«partenairessociaux».Cetteambitionestcontemporainedel'émergencedespremièresvelléitésd'interventiondel'Étatsocial173,maissesréalisationsontétélongtempsfortlimitées,etaudébutdesannées1970encoreelleabiendumalàs'imposer.Ils'agiraitdetraitersurunmodecontractuel,àl'initiativeouavecl'arbitragedel'État,lesintérêtsdivergentsdesemployeurset des salariés.Si l'histoiredes relationsde travail est souvent l'histoiredesrésistances à la reconnaissance de la négociation en mode de gestion desconflits174,onretiendraicideuxmesuresdontl'impactaétéconsidérablepourlaconsolidationdelaconditionsalariale.LeSMIG,salaireminimuminterprofessionnelgaranti,estinstituéen1950et

devient en 1970 le SMIC, salaireminimum interprofessionnel de croissance,indexé à la fois sur l'augmentation des prix et sur la progression de la

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croissance.Parrapportàl'histoiredusalariat,cesmesuressontessentiellescarellesdéfinissentetdonnentunstatutlégalauxconditionsminimalesd'accèsàlaconditionsalariale.Unsalarién'estpasseulementuntravailleurquelconquequitouche une certaine rétribution pour un travail. Avec le SMIG, le travailleur«entreencondition salariale»,pourrait-ondire, c'est-à-dire seplace surcecontinuumdepositionscomparablesdontonavuqu'ilconstituait la structuredebasedecettecondition.Le travailleurentredansune logiqued'intégrationdifférentiellequi,danslaversionSMIC,estmêmeindexéesurlaprogressionglobalede laproductivité.C'estmoinsunminimumvitalqu'uneassurancedeparticipationaudéveloppementéconomiqueetsocial.Onalàlepremierdegréde l'appartenance à un statut de salarié grâce auquel le salaire n'est plusseulementmodederétributionéconomique.Lamensualisation représente un autre point fort de la consolidation de la

condition salariale pour ceux qui se trouvent placés au bas de l'échelle desemplois.Ellealigne,onl'adit,lestatutdelaplupartdesouvrierssurceluidesemployés,etlesalairecessederétribuerunetâcheponctuellepourdeveniruneallocationglobaleattribuéeàunindividu.Mais,enplusdecettecontributionàl'intégrationouvrière,lamensualisation,parlamanièredontelles'estimposée,exemplifie le rôle joué par l'État dans le développement des politiquescontractuelles.Elle estproposéepar legouvernement, etd'abord fraîchementaccueillie à la fois par le patronat, qui craint d'en payer le coût, et par lessyndicatsouvriers,méfiantsàl'égardd'unemesurequiavaitsouventservilesstratégies patronales pour instituer des clivages au sein des ouvriers175.Néanmoins, les accords de mensualisation, négociés branche par branche àpartir de mai 1970, s'imposent rapidement. Indépendamment d'éventuellesarrière-pensées électorales — le candidat Pompidou avait inscrit lamensualisation dans son programme pour la présidence —, on a là unincontestable succès de l'État dans sa volonté de promouvoir un compromissocialentregroupesantagonistes176.À ces dispositions qui touchent la structure professionnelle et le droit du

travail,ilfautassocierleseffortstentéspourrépartirlesfruitsdel'expansion.Ladirectiveadresséepar lePremierministrepour lapréparationduVe Plandemande en janvier 1965«d'éclairer ce quepeut être [...] dans la réalité laprogression des grandes masses de revenus, salaires, profits, prestationssociales et autres revenus individuels pour favoriser une large accession detous aux fruits de l'expansion, en même temps que de réduire les inégalités

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177».Prendplacedanscecadre la tentativepourdévelopperune«politiquedesrevenus»,lancéeaprèslagrandegrèvedesmineursde1963.PierreMasséproposaitenjanvier1964qu'àl'occasiondelapréparationdechaqueplanleCommissariatsoitchargé,

parallèlementàlaplanificationtraditionnelleenvolume,deprésenteruneprogrammationindicativeenvaleur.Cettedernièreferaitressortirdesorientationspourlesgrandesmassesderevenus,notammentlessalaires,lesprestationssociales,lesrevenusagricolesetlesprofits,ainsiquelesconditionsdel'équilibreentrel'épargneetl'investissementd'unepart,lesrecettesetlesdépensespubliquesd'autrepart[...]Àpartird'orientationsannuelles,legouvernementpourraitrecommanderuntauxdeprogressionpourchaquecatégoriederevenus178.Lapolitiquedesrevenusneverrajamaislejour,dumoinssouscetteforme.

L'évolutiondessalairesde1950à1975montrequelesdisparitéssontrestéesàpeuprèsconstantes,avecplutôtune tendanceàsecreuser (écartde3,3entrecadressupérieursetouvriersen1950,de3,7en1975179.Peut-onalorsparlerd'unerépartitiondesfruitsdelacroissance?Oui,sil'onn'entendpasparlàlaréductiondesinégalités.Globalement,l'évolutiondessalairesasuivicelledelaproductivitéettouteslescatégoriesenontbénéficié,maissansquel'éventaildeshiérarchiessoitresserrépourautant.Cependant,sicetteprogressionaétérendue possible par les résultats de la croissance, elle n'en a pas été l'effetmécanique. Le développement économique a été pris dans des structures derégulationjuridiques.D'ailleurs,lorsqueladynamiqueéconomiquecommenceà s'essoufler, la consistance de ce système de régulation atténue dans unpremier temps les effets de la crise. L'accord interprofessionnel signé le 14octobre1974garantitl'indemnisationduchômagetotalà90%dusalairebrutlapremièreannée,tandisquelechômagepartielestindemniséparl'entrepriseavec l'apport des fonds publics180. Les dispositifs paritaires de garantieengageantlaresponsabilitédel'Etatpermettaientencoredepenserqu'ilexistait

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un quasi-droit à l'emploi, aumoment même où la situation commençait à sedégrader.

Iladoncbienexistéunepuissantesynergieentrelacroissanceéconomiqueavecsoncorollaire, lequasi-plein-emploi,et ledéveloppementdesdroitsdutravail et de la protection sociale. La société salariale paraissait suivre unetrajectoire ascendante qui, d'un même mouvement, assurait l'enrichissementcollectif et promouvait une meilleure répartition des opportunités et desgaranties.D'autantque,pournepasalourdirdémesurémentcetexposéetgarderlefildirecteurdel'argumentation,jem'ensuistenuauxprotectionsdirectementliées au travail. Le même montage développement économique-régulationsétatiques a joué dans les domaines de l'éducation, de l'hygiène publique, del'aménagement du territoire, de l'urbanisme, des politiques familiales...Globalement, lesperformancesdelasociétésalarialeparaissaientenvoiederésorber le déficit d'intégration qui avait marqué les débuts de la sociétéindustrielle à travers l'accroissement de la consommation, l'accession à lapropriété ou au logement décent, la participation accrue à la culture et auxloisirs,lesavancéesverslaréalisationd'unemeilleureégalitédeschances,laconsolidation du droit du travail, l'extension des protections sociales, larésorption des poches de pauvreté, etc. La question sociale paraissait sedissoudredanslacroyanceauprogrèsindéfini.C'estcette trajectoirequi s'estbrisée.Quiprétendrait aujourd'huiquenous

allonsversunesociétéplusaccueillante,plusouverte,travaillantàréduirelesinégalités et àmaximiser les protections ?L'idée de progrès elle-même s'estdélitée.1.«Centrale»doiticis'entendreparrapportàlasociétéindustrielle.OnnesauraitoublierquelaFrance

estencoreaudébutduXIXesiècle,etpourlongtemps,unesociétéàprédominancepaysanne.Uneréponseindirecte, mais essentielle, à la question sociale posée par l'industrialisation peut consister à la freiner.RichardKuiseldécritsouslenomde«libéralismeéquilibré»cesstratégiesfaitesdeméfianceàl'égarddesouvriers de l'industrie, de la croissance des villes, d'une instruction trop générale et trop abstraite quirisqueraitde«déraciner»lepeuple,etc.,et, inversement,desoutienauxcatégoriesquiontunrôlestabilisateursurl'équilibresocial :

travailleurs indépendants, petits entrepreneurs, petits paysans surtout. « Une croissance graduelle etéquilibrée où tous les secteurs de l'économie progresseraient dumême pas sans que les grands puissentéclipser les petits ni les villes vider les campagnes de leur substance, telle demeurait l'image idéale de laprospériténationale»(R.Kuisel, leCapitalismeet l'ÉtatenFrance,op.cit.,p.72).Small isbeautiful.Ce contexte socio-économique est à placer en contre-position par rapport aux processus que je tente de

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dégager.Ilrendcomptedelalenteuraveclaquellel'industrialisationaimposésamarqueàl'ensembledelasociété française. En fait, la France ne s'est convertie à « l'industrialisme » qu'après la SecondeGuerremondiale,quelquesdécenniesavantqu'ilnes'effondre.2.JeprendsicileconceptdesociétésalarialeausensqueluidonnentMichelAgliettaetAntonBender,

lesMétamorphosesdelasociétésalariale,Paris,Calmann-Lévy,1984,etjemeproposed'endéployerlesimplicationssociologiquesdanscechapitre.3.Ibid.,p.7.4.R.Salais,laFormationduchômagecommecatégorie:lemomentdesannées30,op.cit.,p.342.5. Bien entendu, ce profil ne correspond pas à l'ensemble, ni même à lamajorité des travailleurs des

débutsdel'industrialisationdanslapremièremoitiéduXXesiècle(poidslongtempsdéterminantdesartisans,dela«proto-industrie»,dessalariéspartielsquitirentunepartiedeleursressourcesd'uneautreactivitéoudel'économiedomestique,etc.).Maisilreprésentelenoyaudecequivadevenirlesalariatdominantdanslasociétéindustrielle,incarnéparlestravailleursdelagrandeindustrie.6.L'expressionestemployéepourcaractériser lamobilitédes travailleursdespremièresconcentrations

industriellesparS.Pollard,TheGenesisofHumanManagement,Londres,1965,p.161.7.Cf.parexempleR.Boyer,laThéoriedelarégulation:uneanalysecritique,Paris,LaDécouverte,

1987.8.Lorsquel'onréduitlerapportsalarialaurapportsalarialmoderne,«fordiste»,onconfondlesconditions

méthodologiquesnécessairespourparvenir àunedéfinition rigoureusedu rapport salarial et les conditionssocio-anthropologiquescaractéristiquesdessituationssalarialesréelles,quisontdiverses(cf.inGenèsen°9,1991,unevariétédepointsdevue surcettequestion). Jemaintienspourmapartque l'onest endroitdeparlerdesituationssalarialesnonseulementauxdébutsde l'industrialisation,avantques'institue le rapport«fordiste»,maisencoredanslasociété«préindustrielle»(cf.chapIII),àconditionévidemmentdenepaslesconfondreaveclerapportsalarial«fordiste».Maislapositionpuristeestimpossibleàmaintenirentouterigueur, même pour l'époque moderne, car le rapport strictement « fordiste », avec chaîne de montage,comptagerigoureuxdutemps,etc.,atoujoursétéminoritaire,mêmeàl'apogéedelasociétéindustrielle(cf.M.Verret,leTravailouvrier,Paris,A.Colin,1982,p.34,quipourlafindesannées1970évalueà8%letauxdesouvrierstravaillantàproprementparleràlachaîne,età32%laproportiondeceuxquitravaillentsurdesmachinesautomatisées).9.C.Topalov,«Unerévolutiondanslesreprésentationsdutravail.L'émergencedelacatégoriestatistique

de " population active " en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis », ronéoté, 1993, p. 24, etNaissanceduchômeur,1880-1910,op.cit.10. W. Beveridge, Royal Commission on Poor Law and Relief Distress, Appendix V8. House of

Commons,1910,citéinC.Topalov,«Inventionduchômageetpolitiquessocialesaudébutdusiècle»,lesTemps modernes, nos 496-497, nov.-déc. 1987. C'est l'ouvrage de Beveridge publié à l'époque,Unemployment,AProblem of Industry, Londres, 1909, qui commence à faire connaître le futurmaîtred'œuvredelaSécuritésocialeanglaise.11. S. et B. Webb, The Prevention of Destitution, op. cit. Il y a sur ce point unanimité chez les

réformateurssociauxanglais.Cf.P.Allen,TheUnemployed,aNationalQuestion,Londres,1906,etuneprésentationsynthétiquedes«policiesofdecasualisation»—quel'onpourraittraduireparl'ensembledesmesuresprisespourmettrefinautravailintermittentafindeconstituerunvéritablemarchédutravail—inM.Mansfield,«LabourExchangeanttheLabourReserveinTurnoftheCenturySocialReform»,JournalofSocialPolicy,21,4,CambridgeUniversityPress,1992.12.En1911oncompte47%desalariésdanslapopulationactivefrançaise,avecunratiode3patrons

pour7salariés,tandisquelaproportiondessalariésen

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Grande-Bretagneavoisine90%(cf.B.Guibaud,DelamutualitéàlaSécuritésociale,op.cit.,p.54).13.Cf. B.Motez,Systèmes de salaire et politiques patronales, Paris, Éditions du CNRS, 1967. Le

tâcheron,oulemarchandeur,estpayéparlepatronpourl'exécutiond'unetâcheetrémunèrelestravailleursqu'il embauche lui-même. Cette pratique très impopulaire auprès des ouvriers est abolie en 1848, maisréinstauréeaussitôtaprèsetdéfendueycomprisparleslibéraux,telLeroy-Beaulieu,quiyvoientundoubleavantage:assurerunesurveillancerapprochéedesouvriersparletâcheron,etpermettrelapromotiond'unesorted'élitedepetitsentrepreneursàpartirdusalariat(cf.P.Leroy-Beaulieu,Traitéthéoriqueetpratiqued'économiepolitique,t.II,p.494-495).14. Cf. F. Pelloutier, Histoire des bourses du travail, Paris, 1902, et Jacques Julliard, Fernand

Pelloutieretlesoriginesdusyndicalismed'actiondirecte,Paris,LeSeuil,1971.15. L. Bourgeois, « Discours à la Conférence internationale sur le chômage », Paris, 10 septembre

1910»,inPolitiquedelaprévoyancesociale,op.cit.,p.279.16.L.Bourgeois,«LeministèreduTravail»,discoursprononcéaucongrèsmutualistedeNormandieà

Caenle7juillet1912,inPolitiquedelaprévoyancesociale,op.cit.,t.II,p.206sq.Bourgeoispréconiseégalementuncontrôledel'apprentissagepouraméliorerlaqualificationet«l'actiondel'Étatfaisantfonctiondemodérateurdansl'exécutiondesgrandstravauxpublics»(p.207).17.Cf.J.-A.Tournerie,leMinistèreduTravail,originesetpremiersdéveloppements,op.cit.18.Cf.J.Donzelot,P.Estèbe,l'Étatanimateur,Paris,ÉditionsEsprit,1994,introduction.19.Cf.M.Perrot,«Lafindesvagabonds»,l'Histoire,n°3,juillet-août1978.20.Pourunéchantillondecette littératurequiprêcheunevéritablecroisadecontre levagabondage,cf.

docteurA.Pagnier,Undéchetsocial:levagabond,Paris,1910.21.R.Salais,«Laformationduchômagecommecatégorie»,loc.cit.,p.325.22.C.Dupin, rapport à laChambredespairs, 27 juin1847, cité inL.Murard,P.Zylberman,«Lepetit

travailleur infatigable », Recherche, n° 23, nov. 1976, p. 7. On pourrait trouver des précédents à uneorganisationquasi«parfaitedeladisciplined'usineavantmêmel'introductiondemachinessophistiquéesetafortioriavantlachaînedemontage.Ainsi,lafabriquedepoteriefondéeenAngleterrevers1770parJosiaphWedgwoodestpasséeàlapostéritécommeunmodèledestricteorganisationdutravail.Ellen'estpourtantpas mécanisée mais associe la division du travail manuel au sein de l'entreprise et une politique demoralisation des ouvriers appuyée par l'Égliseméthodiste et par une Société pour la suppression du vice,animéeparlepatron.Cf.N.McKendrick,«JosiaphWedgwoodandFactoryDiscipline»,inD.S.Landes,TheRiseofCapitalism,op.cit.Onpeutaussi releverdes formesdedivisiondes tâchesquianticipent letravailàlachaînesansreposersurlamachine.Ainsi«latablée»:unobjetcirculedemainenmainautourd'une table et chaque ouvrier y adjoint une pièce jusqu'à son assemblage complet (cf. B. Dorey, leTaylorisme,unefolierationnelle,Paris,Dunod,1981,p.342sq.).23.Cf.B.Coriat,l'Atelieret lechronomètre,Paris,ChristianBourgois,1979.DeF.W.Taylorexistent

plusieurstraductionsfrançaisesprécoces,ainsiÉtudessurl'organisationdutravaildanslesusines(412p.) Anger, 1907. Pour une actualisation des questions posées par le taylorisme aujourd'hui, cf. l'ouvragecollectifsousladirectiondeMauricedeMontmollinetOlivierPastré,leTaylorisme,Paris,LaDécouverte,1984.24.Cf.A.Perdiguier,Mémoiresd'uncompagnon,Paris,rééditionMaspero,1977.25.Cf.G.Noiriel,lesOuvriersdanslasociétéfrançaise,op.cit.26.Cf.M.Perrot, «La classeouvrière au tempsde Jaurès», inJaurès et la classe ouvrière. Paris,

Éditionsouvrières,1981.Sur le rôle jouépar laGrandeGuerre en lamatière,cf. PatrickFridenson (éd.),l'AutreFront,Paris,Cahiersdumouvementsocial,2,1982.27.Surlesmodalitésdel'implantationdutaylorismeauxusinesRenaultetlesproblèmesqu'elleaposés,

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cf.P.Fridenson,HistoiredesusinesRenault,Paris,LeSeuil,1982.28. Cf. A. Moutet, « Patrons de progrès ou patrons de combat? La politique de rationalisation de

l'industriefrançaiseaulendemaindelaPremièreGuerremondiale»,inLesoldatdutravail,numérospécial32-33,Recherche,septembre1978.29.L'expressionestdeMichelAgliettainRégulationetcrisesducapitalisme,l'expériencedesÉtats-

Unis,Paris,Calmann-Lévy,1976,p.160.30.Ilenvisagemêmelapossibilitéde«diminuerleprixderevientdansdesproportionstellesquenotre

marchéintérieuretextérieurseraitconsidérablementélargi.Ilseraainsipossibledepayerdessalairesplusélevésetdediminuerlenombredesheuresdetravailtoutenaméliorantlesconditionsdetravailetleconfortdelamaison»(laDirectionscientifiquedesentreprises,op.cit.,p.23).31. Cf. M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme..., Paris, éd. Marabout, p. 23, Traduction

françaisede l'ouvraged'HenryFord :Mylife,myWork;Mavieetmonœuvre, Paris. Sur l'organisationconcrètedutravailenusineetlesréactionsdestravailleurs,cf. letémoignaged'unancienouvrierdeFord,H.Bey-non,WorkingforFord,PenguinBooks,1973.32. A. Merrheim, «La méthode Taylor », la Vie ouvrière, mars 1913, p. 305, cité in J. Julliard,

Autonomie ouvrière. Etudes sur le syndicalisme d'action directe, op. cit., p. 61. Dans cet article,Merrheim s'attaque non point à la méthode Taylor mais sa « falsification » par le patronat français.Significative aussi cette déclaration de l'autre grand leader syndicaliste de l'époque, Victor Griffuelhes :«pournotrepart,nousdemandonsquelepatronatfrançaisressembleaupatronataméricainetqu'ainsinotreactivitéindustrielleetcommercialegrandissant,ilenrésultepournousunesécurité,unecertitudequi,nousélevantmatériellement,nousentraînepourlalutte,facilitéeparlebesoindemain-d'œuvre»(«L'inférioritédescapitalistesfrançais»,leMouvementsocial,déc.1910,citéibid.p.55).33.B.Coriat,l'Atelieretlechronomètre,op.cit.,chap.IV.34.Cf.R.Trempé, lesMineursdeCarnaux, op. cit., quimontre la résistance acharnée desmineurs

poursauvegarderuneorganisationdeshorairesdetravailcompatibleaveclapoursuited'activitésagricoles.35.H.Ford,Mavieetmonœuvre,op.cit.,p.168.36.M.Aglietta,Régulationetcrisesducapitalisme,op.cit.,p.130.37. Le fait que la première loi française d'assurance-retraite obligatoire ait été la loi de 1910 sur les

retraites ouvrières et paysannes paraît contredire cet accrochage privilégié de la protection sociale à lacondition des ouvriers de l'industrie.Mais comme le noteHenriHatzfeld (Du paupérisme à la Sécuritésociale,op.cit.),cetraitementàparitédespaysansetdesouvrierscorrespondaitàuneexigencepolitiquedansuneFrance«radicale»,quichoyaitparticulièrementsapaysannerieetvoulaitéviteravanttoutechosela déstabilisation des campagnes et l'exode rural. En l'occurrence, ces bonnes intentions furent malrécompensées.Laloide1910surlesretraitess'estrévéléequasiinapplicabledanslescampagnes,enraisonenparticulierdeladifficultéd'yidentifierde«purs»salariés,etdelaforterésistancedesemployeursàseplieràuneinjonctionperçuecommeuneintrusioninadmissibledel'Étatdanslesformes«paternelles»desrelations de travail. Le salariat paysan représentait bien alors une condition trop différente de celle dusalariatindustrielpourseprêteraumêmetraitement.38.L.Duguit,leDroitsocial,ledroitindividueletlatransformationdel'État.op.cit.,p.4.39.Ibid.,p.8.40.J.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.112.Cf.aussiF.Sellier,laConfrontationsocialeen

France,1936-1987,op.cit.41.L.Duguit,lesTransformationsgénéralesdudroitprivé,Paris,1920,p.135,citéinJ.LeGoff,Du

silenceàlaparole,op.cit.,p.106.42. Pour une analyse du contexte socio-historique qui rend compte de cette mauvaise volonté tant

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patronaleque syndicale à se concerter - et sur les différencespar rapport à l'Allemagne et à laGrande-Bretagne—, cf. F. Sellier, la Confrontation sociale en France, op. cit., p. 1 et 2. Sur les mesuresamorcées pendant la PremièreGuerremondiale et leur remise en question la paix revenue, cf.M. Fine,«GuerreetréformismeenFrance,1914-1918»,inleSoldatdutravail,op.cit.43.Décretdu17septembre1900.«Ilyaunintérêtdepremierordreà instituerentrelespatronset la

collectivitédesouvriersdesrelationssuiviesquipermettentd'échangeràtempslesexplicationsnécessaireset de régler certaines natures de difficultés... De telles pratiques ne peuvent qu'aider à acclimater lesnouvellesmœursque l'onvoudrait enhonneur.En les intronisant, legouvernementde laRépublique restefidèleàsonrôledepacificationetd'arbitre»(citéinJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.102).Maisledécretnefutjamaisappliqué.44.En1936,1123conventionscollectivessontsignées,et3064en1937,cf.A.Touraine,laCivilisation

industrielle,t.IV,deL.H.Parias,Histoiregénéraledutravail,Paris,NouvelleLibrairiedeFrance,1961,p.172-173.45.Cf.inS.Weil,laConditionouvrière,Paris,Gallimard,1951(lettreàAugusteDebœuf,p.188-190),

des témoignages de ces réactions patronales. Les accords Matignon ont été vécus par la majorité dupatronatcommeundiktatsurlequeliln'auradecessederevenir.46. Cité in H. Noguères, la Vie quotidienne en France au moment du Front populaire, Paris,

Hachette,1977,p.131.47.C'estlaréponsedeMauriceThorezdansundiscoursdu11juin1936etquidonnelaclédelaphrase

souventcitée«Ilfautsavoirterminerunegrève»:«Ilfaut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au

compromissitouteslesrevendicationsn'ontpasencoreétéacceptéesmais[si]l'onaobtenulavictoiresurles plus essentielles des revendications. Tout n'est pas possible » (cité ibid., p. 131); sur les positions duParticommunisteenretraitparrapportàlavolontédelaCGTetdecertainestendancesduPartisocialistedepromouvoirdesréformesdestructuretellesquelesnationalisationsetlaplanificationdel'économie,cf.R.F.Kuisel,leCapitalismeetl'ÉtatenFrance,op.cit.,chap.IV.48.Cf.H.Hauser,Ouvrierdutempsjadis,op.cit.49.L'insistancesyndicaleàexigeruneréductiondutempsdetravails'alimenteàunedoubleraison:aider

le travailleur à retrouver sa dignité en rompant l'abrutissement d'un travail continu, et lutter contre lechômageenpartageantletravailavecunplusgrandnombred'ouvriers.50.LesaccordsMatignonontaccordéuneaugmentationimmédiatedessalairesde7à15%.Entre1926

et1939, lesalaire réel (augmentationdesprixà laconsommationet inflationdéduites)de l'ouvrierqualifiéparisienaprogresséd'environ60%.Cf.F.Sellier,lesSalariésenFrance,Paris,PUF,1979,p.67.51.Cf.H.Noguères, laViequotidienneenFranceau tempsduFrontpopulaire,op.cit., quiparle

lui-mêmede«révolutionculturelle»etdécritàlafoisl'enthousiasmedespremiersdépartsenvacancesetlesréactionsdelapressebien-pensantedevantles«trainsdeplaisir»organisésparlessoinsdeLéoLagrangepouramener les travailleurset leurs famillesà lamer.Subtilméprisdu rédacteurduFigaro:«Après,onsaucissonna joyeusement sur les galets au pied de l'historique Promenade [il s'agit de la Promenade desAnglaisàNice],et l'ons'ébrouadans l'eau...Lamultiplicationdes trainsrougessur laCôted'Azurestenbonnevoie.Etladémultiplicationdestrainsbleusdumêmecoup»(p.156).52.CitéinH.Noguères, laViepopulaireenFranceau tempsduFrontpopulaire,op.cit., p.188.

Pourunexposéd'ensembledel'œuvredeLéoLagrange,«sous-secrétaired'ÉtatauxSportsetauxLoisirs»cf.J.-L.Chappat,lesCheminsdel'espoir.combatsdeLéoLagrange,Paris,EditionsdesfédérationsLéo-Lagrange,1983.53.Lespremièresoccupationsd'usinesse fontdans lesusinesmétallurgiquesetaéronautiques,c'est-à-

dire dans les sites industriels les plus «modernes ». Sur les changements intervenus dans lemouvement385

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ouvrierdepuisledébutdesannées1930,quimettentaupremierplancesouvriersdesgrandesindustriesaudétriment des secteurs attachés aux traditions artisanales ou aux agents de l'État, cf. G. Noiriel, lesOuvriers dans la société française, op. cit., chap. v. Sur les transformations intervenues au sein de laCGTproprement dite (réunifiée en 1935), cf.A.Prost, la CGT à l'époque du Front populaire, 1934-1939,Paris,A.Colin,1964.54.Cf.G.Friedmann,leTravailenmiettes,Paris,Gallimard,1963.55.S.Weil,laConditionouvrière,op.cit.,p.242.56.A.Touraine,laConscienceouvrière,LeSeuil,1966,p.242.57.S.Weil,laConditionouvrière,op.cit.,p.34.58. En 1936, les 350 plus grandes entreprises occupent 900 000 ouvriers (H. Noguères, la Vie

quotidienne au temps du Front populaire, op. cit. p. 97). Les établissements de plus de 500 salariésoccupent environ le tiersdes5,5millionsde salariésde l'industrie (cf. F. Sellier, les Salariés enFrance,Paris,PUF,1975).59.M.Halbwachs,laClasseouvrièreetlesniveauxdevie,Paris,1912,p.121etp.118.60.F.Simiand,leSalaire,l'Évolutionsocialeetlamonnaie,3tomes,Paris,1932.61.Pourunprototypedecettelittérature,cf.A.Stil,leMotmineur,camarade,Paris,1949.62.R.Hoggart,laCulturedupauvre,trad.fr.Paris,ÉditionsdeMinuit,1970.63.R.Boyer«Lessalairesenlonguepériode»,Économieetstatistiques,n°103,sept.1978,p.45.C'est

seulementàlafindesannées1950quelapartdelanourrituredanslesbudgetsouvrierspasseau-dessousde50%.64.M.Halbwachs,laClasseouvrièreetlesniveauxdevie,op.cit.,cf.E.Veblen,theTheoryofthe

LeisureClass,London,1924.65.Cf.J.-P.Flamand,Logerlepeuple.Essaisurl'histoiredulogementsocial,Paris,LaDécouverte,

1989.66.L.Haudeville,Pourunecivilisationdel'habitat,Paris,Éditionsouvrières,1969.67.Cf.A.Prost,Histoiredel'enseignementenFrance,1800-1967,Paris,A.Colin,1968.68.DepuisM.Barrès,lesDéracinés,Paris,1897.69. Cf. R. Salais « La formation du chômage comme catégorie », loc. cit. Pour ur témoignage

autobiographique sur l'existence ouvrière à l'époque, cf. R. Michaud, J'avais vingt ans, Paris, Éditionssyndicalistes,1967,quimontrelapermanencedelamobilitéprofessionnelleetducaractère«labile»delarelationàl'employeur.70. Cf. J.-J. Carré, P. Dubois, E. Malinvaud, la Croissance française, Paris, Le Seuil, 1972. Les

chômeursreprésententalors8,5%dessalariés,et4,5%delapopulationactive(F.Sellier,lesSalariésenFrance,Paris,PUF,1979,p.87).71.Cf.A.Prost,«Jalonspourunehistoiredesretraitesetdesretraités»,loc.cit.72.A.-M.Guillemard,leDéclindusocial,Paris,LeSeuil,1986.73.A.Touraine,laConscienceouvrière.op.cit.,p.215.74.Ibid.,p.353.75.Cf.G.Noiriel,lesOuvriersdanslasociétéfrançaise,op.cit.,chap.VI.76.CitéinP.Reynaud,Mémoires,t.II,Paris,Flammarion,1963,p.51.77.Ibid.,p.151.

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78.J'empruntecetermed'«attracteuràLucBoltanski,lesCadres,laformationd'ungroupesocial,Paris,ÉditionsdeMinuit,1982,p.152,quiqualifieainsi le rôledominant jouéparungroupesocialdans laréorganisationd'unchampprofessionnel.Onpourraitdirequelesalariatouvrierad'abordjouécerôlepourlastructurationdusalariatavantd'êtresupplantéparunsalariatemployés-classesmoyennes.79. F. Simiand, le Salaire, l'évolution sociale et lamonnaie, op. cit., t. I, p. 151. C'est pourquoi la

rémunération des autres formes de travail doit porter d'autres noms : « appointements », « traitements »,«émoluments»,«indemnisations»,etc.,maispas«salaires».80.Ibid.,p.173.81.Ibid.,p.171.82.Ibid.,p.171.83.Ondategénéralementde1973la«crise»àpartirdelaquellelaconditionsalarialecommenceàse

dégrader.Mais,outrequelespremierseffetsmettentuncertain tempsàsefairesentir(ainsi, lechômagen'augmente très significativement qu'en 1976), 1975 représente une date commode parce que denombreusesenquêtesstatistiqueslaretiennentcommeunmomentcharnière.Onpeutaussinoterquec'esten1975quelapopulationouvrièreatteintenFrancesonmaximum.Elledécroîtraensuiterégulièrement.84. Sources principales utilisées ici, ainsi que, sauf mention contraire, dans les pages suivantes : L.

Thévenot « Les catégories sociales en 1975. L'extension du salariat »,Économie et statistiques, n° 91,juillet-août1977;C.Baudelot,A.Lebaupin,«Lessalairesde1950à1975»,Économieetstatistiques,n°113, juillet-août1979;F.Sellier, lesSalariésenFrance,Paris,PUF,1979;M.Verret, leTravailouvrier,Paris,A.Colin, 1988;F.Sellier, «Les salariés, croissance et diversité», etM.Verret, «Classeouvrière,conscience ouvrière », in J.-D. Reynaud, Y. Graffmeyer, Français, qui êtes-vous?, Paris, LaDocumentation française, 1981.Faute de sources homogènes, la date de référencepour les années 1930peutvarierde1931à1936,maisleseffetsdecettedisparitésontminimespourl'argumentationgénérale.85.Lacroissancedusalariatindustriels'alimenteàdeuxsourcesprincipales:laréductiondesprofessions

indépendantesetl'exoderural.Surcedernierpoint,cf.F.Sellier,lesSalariésenFrance,op.cit.p10sq.,qui insiste sur une forte résistancede la paysannerie à l'attractionde la ville et de l'industrie (en1946, lapopulationactiveagricoleestpratiquementaussinombreusequ'en1866). Ilenrésultequecesontd'abordlesouvriers agricoles plutôt que les exploitants agricoles qui quittent la campagne, les enfants aussi plutôtque les adultes,mais les enfants de salariés plutôt que les enfants d'exploitants.Ainsi, pour ces ouvriersagricoles et leurs enfants, l'accession à la classe ouvrière a-t-elle pu représenter pendant longtemps unerelativepromotionsociale.Maislorsquecerecrutementsetaritlaconditionouvrièredevientladernièredespositions :celledans laquelleonreste lorsque l'onnepeutpas«s'élever»,oudans laquelleon tombeparmobilitédescendante.86.Lemondedesemployésesttouché,surtoutaprèslaPremièreGuerremondiale,parlarationalisation

dutravail:letravaildebureausemécanise(lamachineàécrireapparaîtaudébutdusiècle),sespécialise,secollectivise et aussi se féminise, ce qui marque toujours une perte de statut social. Comme beaucoupd'ouvriers, l'employé des grands magasins ou des bureaux d'usine perd la polyvalence qui était celle del'employéclassiquedutypeclercdenotaire,sortedesous-traitantdesonemployeur.87.AbbéJ.Lecordier, lesClassesmoyennesenmarche,Paris,1950,p.382,citéparL.Boltanski, les

Cadres,op.cit.,p.101,quinotelecaractère«attardé»decetextede1950présentantlamêmetonalitéque la littérature des années 1930 attachée à justifier la réalité d'une « classe moyenne ». (Ainsi A.Desquerat,Classesmoyennesfrançaises,crise,programme,organisation,Paris,1939.)88.CitéparL.Boltanski,lesCadres,op.cit.,p.107.89.Ibid.,p.106.90.Ibid.,p.239sq.

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91.Ladistinctionentreactivitésprimaires(agricoles),secondaires(industrielles)ettertiaires(lesservices)a été introduite par C. Clark, The Conditions of Economic Progress, Londres, Macmillan, 1940, etpopulariséeenFranceparl'œuvredeJeanFourastié.Ledéveloppementéconomiqueetsocialsetraduitparledéveloppementdes activités tertiaires.Maisoutre le tertiaire commercial et le tertiaire administratif, onpeut identifier un « tertiaire industriel » qui prend de plus en plus d'importance. Il s'agit de catégoriesd'emplois du secteur industriel qui ne sont pas directement productives, comme les dactylos, lescomptables...

92.M.Collinet,l'Ouvrierfrançais,essaisurlaconditionouvrière,Paris,Éditionsouvrières,1951,2epartie,chap.IV.93.Enfait,lethèmeémergeauxÉtats-Unisaucoursdesannées1960ettrouvesonaudienceenFrance

pendant les années,1970,cf.M. J. Piore, «On the JobTraining in theDualLabourMarket », in A. R.Weber (éd.),Public and PrivateManpower Policies,Madison, 1969, etM. J. Piore, «Dualism in theLabourMarket»,Revueéconomique,n°1,1978.94. Je fais mienne la thèse centrale de E. P. Thompson selon laquelle une classe sociale n'est pas

seulement une « donnée » ou une collection de données empiriques. Elle se « fabrique » à travers unedynamiquecollectivequiseforgedansleconflit(cf.E.P.Thompson,laFormationdelaclasseouvrièreanglaise,op.cit.).95.A.-F.Moliné, S.Volkoff, «Les conditions de travail des ouvriers et des ouvrières »,Économie et

statistiques, n° 118, janvier 1980. Ce changement est fortement lié au déclin des formes les plustraditionnellesdutravailouvrier.Ainsi,lesmineurs,quiétaient500000en1930,nesontplusque100000en1975; les ouvrières du textile sont passées de 1,5million à 200 000 dans lamême période (cf. F. Sellier,«Lessalariés:croissanceetdiversité»,loc.cit.,p.48).96.Cf.P.Lantz,«Travail:conceptounotionmultidimensionnelle,Futurantérieur,n°10,1992/2.97.M.Halbwachs,laClasseouvrièreetlesniveauxdevie,op.cit.,p.118,etp.XVII.98. H. Arendt, dans la Condition de l'homme moderne, op. cit., chap. III, critique la confusion du

travailetdel'œuvrequiauraitcaractérisélaréflexionsurletravailàl'époquemoderne,nonseulementchezMarx,maisdéjàchezLockeetAdamSmith.Maisonpourraitajouterqu'HannahArendtpeutproduirecettecritiqueaumilieuduXXesiècle,soitaprèsprèsdedeuxsièclesdetransformationdelaconceptiondutravailindustrieltellequ'elleaémergéauxdébutsdel'industrialisation.99.Arguments,«Qu'est-cequelaclasseouvrièrefrançaise»,numérospécial,janvier-février-mars1959,

p.33.Ledébatreprendavecl'émergenceduthèmedela«nouvelleclasseouvrière»,cf.lenumérospécialdelaRevuefrançaisedessciencespolitiques,vol.XXII,n°3,juin1972,avecenparticulierl'articledeJ.-D.Reynaud,«Lanouvelleclasseouvrière,latechnologieetl'histoire».100.Cf.SergeMallet,laNouvelleClasseouvrière,Paris,LeSeuil,1966.101.G.Dupeux,laSociétéfrançaise,Paris,A.Colin,1964.Lalittératuresurcettethématiqueliéedela

marcheversl'abondanceetdel'apothéosedesclassesmoyennesestpléthorique.Onpeutprendrel'œuvrede Jean Fourastié, et en particulier les Trente Glorieuses, Paris, Fayard, 1979, pour sa meilleureorchestration.102.Uneétudedesannées1970évalueà5%laproportiondesouvriersdel'industriecorrespondantàce

profil (cf. P. d'Hugues, G. Petit, F. Rerat, « Les emplois industriels. Nature. Formation. Recrutement »,CahiersduCentred'étudesdel'emploi,n°4,1973).103.S.Weil, dans le rapport qu'elle adresse à laCGTaprès les grèvesde1936, «Remarques sur les

enseignementsàtirerdesconflitsduNord»,inlaConditionouvrière,op.cit.104.Cette interprétationne trahit pas la penséedeSergeMallet, qui présentait lui-même sadémarche

initiale non pas comme « celle d'un homme de science se posant objectivement des problèmes de388

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connaissance,maiscelled'unmilitantdumouvementouvrier,plusprécisémentdumouvementsyndical»,(laNouvelleClasseouvrière,op.cit.,p.15).OnpeutseulementajouterqueleparideMalletsurletropismerévolutionnairedecesnouveauxagentsengagésdansleprocessusdeproductionafaitlongfeu.105.Ainsi,Dupeuxparledéjàde«dépolitisation»,de«déclindumytherévolutionnaire»etde«déclin

aussidelaparticipationpolitique»desouvriers(laSociétéfrançaise,op.cit.,p.252).106.A.Ligneux, J.Lignon, l'Ouvrierd'aujourd'hui, Paris, Gonthier, 1960; J.-M.Rainville,Condition

ouvrière et intégration sociale, Paris, Editions ouvrières, 1967; G. Adam, F. Bon, J. Capdevielle, R.Moureau, l'Ouvrier français en 1970, Paris, A. Colin, 1970. La synthèse de J. H. Goldhorpe, D.Lockwood,F.Bechhofer,J.Platt,TheAffluentWorkSeries,3volumes,CambridgeUniversityPress,1968-1969, n'a pas son équivalent en France. Voici cependant, dans la mesure où le titre « l'ouvrier del'abondance » peut prêter à contresens, une des conclusions majeures de l'ouvrage : « L'intégration auxclassesmoyennesn'estniunprocessusencoursactuellement,niunobjectifsouhaitéparlaplupartdenosouvriers... Nous avons vu que l'augmentation des salaires, l'amélioration des conditions de travail,l'application de politiques d'emploi plus opportunes, plus libérales, etc., ne modifient pas de façonfondamentalelasituationdeclassedutravailleurindustrielàl'intérieurdelasociétécontemporaine»(éditionfrançaiseabrégée,l'Ouvrierdel'abondance,Paris,LeSeuil,1972,p.210).107.L'undeschangementslesplusimportantsestsansdoutelapartdesimmigrésetdesfemmesdans

les travaux les plus pénibles et les plus dévalorisés. Mais le développement de nouvelles formesd'organisationindustriellen'apasabolilescontraintesnilapénibilitédenombreusestâches,enparticuliersurleschaînesdemontage.Onpourracompareràquaranteansd'intervalledeuxtémoignagesdontlesauteursprésententlamêmecaractéristiqued'avoirtravailléenusinesansêtreouvriers,S.Weil,laConditionouvrière,op.cit.,etR.Linhart,l'Établi,Paris,ÉditionsdeMinuit,1977.108. A. Ligneux, J. Lignon, l'Ouvrier d'aujourd'hui, op. cit., p. 26. C'est un extrait d'une interview

d'ouvrierparmiplusieursautresde lamêmeveine,dans lesquelles les travailleurs reprennent laperceptionquileurestrenvoyéedeleurstatutsocial:l'ouvrier,«c'estunepoire»,«unpauvrecouillon»,«lalanternerouge»,etc.109.J.-M.Rainville,Conditionouvrièreetintégrationsociale,op.cit.,p.15.110.J.Fourastié,lesTrenteGlorieuses,op.cit.,p.247.111.Pourvoiroùpeutconduirelafascinationpourlescourbesdecroissance,onreliraaujourd'hui,avec

amusementouagacement,deJeanFourastié,laCivilisationde1995,Paris,PUF,1970.112.Minoritédegrévistesen1936malgrél'ampleurdumouvement:moinsde2millionspour7millionsde

salariésouvriers;phénomèneessentiellementparisienquefurentjuin1848etlaCommune.Davantage:lesindifférentsetles«jaunes»étaientaussiouvriersquelessyndicalistesetquelesmilitants,etenjuin1848lestroupeslespluscombativesdelaGardequivainquirentlefaubourgSaint-Antoineétaientcomposéesdejeunesouvriers.Enmêmetempspourtant,juin1848,laCommunedeParis,1936,ontvécudanslamémoiredetouteuneclasse.113.M.Perrot,Jeunessedelagrève,Paris,LeSeuil,1984.114.Laquestiondesavoirquandmeurtuneutopien'apasdesens,puisquel'utopieesthorshistoire(ainsi,

pour les IndiensduMexique,Zapatan'est pasmort).Laquestion—difficile—est de savoir quanduneutopiecessed'êtreenprisesurl'histoireetdeluiimposer,fût-cepartiellement,samarque.Ainsilaréférenceà la Révolution a-t-elle longtemps chargé d'une aura d'absolu même les entreprises prosaïquementréformistes.Depuisquandn'est-cepluslecas?115. Cf. par exemple J.-P. de Gaudemar :Mobilité du travail et accumulation du capital, Paris,

Maspero,1976,qui exprime le consensusde l'ensembledes courants«gauchistes» audébutdes années1970.Ils'agitd'undéplacementanalogueàceluiquis'étaiteffectuédixansplustôtsurla«nouvelleclasseouvrière » et que l'on peut interpréter comme une nouvelle étape dans le processus de destitution de la

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classeouvrière«classique»desonrôlerévolutionnaire,ycomprisauxyeuxdesidéologuesquiseveulentles héritiers du prophétisme révolutionnaire du XIXe siècle. De fait, les travailleurs immigrés furent lesagentsetlesenjeux principaux des luttes sociales les plus dures du début des années 1970. Du côté de la classe

ouvrière « autochtone », le conflit Lip est sans doute le dernier qui ait mobilisé le potentiel alternatif dumouvement ouvrier (cf. P. Lantz, «Lip et l'utopie »,Politiqued'aujourd'hui, n° 11-12, nov.-déc. 1980).MaisleconflitdeLippeutaussis'interprétercommeunedesdernièresluttesdelapériodedecroissancequiasuivilaSecondeGuerremondiale.Commeledéclaresolennellementl'assembléegénéraledupersonneldu12 octobre 1973 : « Nous n'accepterons ni licenciement, ni reclassement, ni démantèlement » (loc. cit.,p.101).Aujourd'huidetellesdéclarationsseraientimpensables.116. On sait que c'est le nom donné par Jacques Chaban-Delmas à son programme politique

correspondantàunepériodedeforteexpansionéconomiqueetàunevolonté,bientôtcontrée,dedéblocagedelasociétéaprès1968.117.«Éliminerdesclassesmoyennes les cadres salariés etunegrandepartiedes fonctionnaires serait

réduirecelles-ciàunecaricaturedebourgeoisie»(P.Bleton, lesHommesdestempsquiviennent,Paris,Éditionsouvrières,1956,p.230).118.Cf.J.Donzelot,«D'unemodernisationàl'autre»,Esprit,1986,août-sept.1986,etM.Winock,La

Républiquesemeurt,Paris,Florio,1985.Onnepeutseretenirdeciterlasavoureusedescriptionquedonnecet auteur des défenseurs d'une organisation précapitaliste de la société : « Dans l'autre camps'épanouissaientleschantresdelavievillageoise,lespetitscommerçants,lesbistrotsquifaisaientlafortunedeM. Paul Ricard, la France du XIXe siècle, radicale, protectionniste, pavillonnaire, avec sa traînée denotaires,d'avoués,d'huissiers,decuréstraditionalistes,deboulistesàbéretbasque,dechiensméchants,demurs sertis de tessons debouteilles, demembres actifs de l'AssociationGuillaume-Budé, de bouilleurs decru,d'administrateurs coloniaux,d'anciens tenanciersdebordel, àquoi s'ajoutaient les fidèlesdumaréchalPétain».J'ajoutepourmapartquedansce«camp»,iln'yapasouguèredesalariés.119.Danslamesureoùlesfemmesrestenttrèsminoritairesdanslehautsalariat,parexemple3,8%des

ingénieursen1962et4%en1975,12%descadresadministratifssupérieursen1962et17,3%en1975(L.Boltanski,lesCadres,op.cit.).120.Ibid.,p.179.121. Certaines professions libérales peuvent appartenir à la même mouvance, mais elles sont très

minoritaires par rapport à cette configuration salariale. On compte en 1975 172 000 membres desprofessions libérales contre 1,270million de cadres supérieurs et 2,764millions de cadresmoyens (cf. L.Thévenot,«Lescatégoriessocialesen1975»,loc.cit.).122.H.Mendras,laSecondeRévolutionfrançaise,Paris,Gallimard,1988.123. Une enquête de 1977 portant sur « le montant moyen du patrimoine selon la catégorie

socioprofessionnelledesménages (in J.-D.Reynaud,Y.Graffmeyer,Français, qui êtes-vous?, op. cit.,graphique 5 p. 136) montre que les catégories de « cadres supérieurs » et de « cadres moyens », quiregroupentl'essentieldecesnouvellescouchessalariées,disposentd'unpatrimoinequatrefoismoinsélevéqueceluides«industrielsetcommerçants»etdes«professionslibérales»,nettementmoinsélevéqueceluides«agriculteurs»etmêmedeuxfoismoinsélevéqueceluides«artisansetpetitscommerçants».Uneautreenquête(ibid.,graphique3,p.133)montrequ'ilexistedesdisparitésénormesdansladistributiondupatrimoine:les10%desménageslesplusfortunésenpossèdent54%,etles10%

lesmoinsfortunés,0,03%.Parcontre,lescourbescomparéesdeladistributionderevenusetdupatrimoinemontrentqu'ilpeutyavoirdesrevenusassezélevésassociésàunfaiblepatrimoine.124. Entre 1954 et 1975, la proportion des emplois du secteur tertiaire passe de 38 à 51 %, cf. M.

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Maruani,E.Reynaud,Sociologiedel'emploi,Paris,LaDécouverte,1993,p.49.125. En 1977, logements principaux et résidences secondaires représentaient 37,8% de l'ensemble du

patrimoinedesfrançais(cf.J.-D.Reynaud,Y.Graffmeyer,Français,quiêtes-vous?,op.cit.,graphique3,p. 133). On sait que les facilités de prêts pour l'accès à la propriété dépendent largement du profilprofessionneldesemprunteursetdeleurcapacitéàbudgéterl'avenirenpariantàl'avancesurlastabilitéetla progression des revenus salariaux, d'où la possibilité pour les ouvriers eux-mêmes d'accéder aupatrimoine : en 1973, 38%d'entre eux étaient propriétaires de leur logement (cf.M.Verret, J.Creusen,l'Espaceouvrier,Paris,A.Colin,1979,p.114).126. « Ainsi, la bourgeoisie traditionnelle liée à la possession des choses évolue-t-elle dans une néo-

bourgeoisiesanscapitalquegrossitàsabasel'extensiondutertiaire.Enbref,lapropriétéhéritéetendàlecéder à la propriété méritée (dans la mesure où le diplôme sanctionne le mérite). Mais quoi de pluspersonnelqu'unetellepropriété?»(A.Piettre,«Lapropriétéhéritéeouméritée»,leMonde, janvier1978,citéparP.Bourdieu,laNoblessed'État,op.cit.,p.479.)127.P.Bourdieu,laNoblessed'État,op.cit.,p.480.128.Ibid.,p.478.Cf.aussiJ.Marchal,J.Lecaillon,laRépartitiondurevenunational,Paris,Éditions

Génin, 1re partie, t. I, qui montrent que les avantages en nature, primes et émoluments divers dontbénéficientlescadressupérieursdehautniveaureprésententuntypederétributionnonsalarialequiestenfaituneparticipationauxprofitsdel'entreprise.129.Cf.lesanalysesdePierreBourdieuinlaDistinction,critiquedujugementsocial,Paris,Éditions

deMinuit,1979.130.G.Simmel,Sociologieetépistémologie,trad.fr.Paris,PUF,1981,p.200.131.Jepréfèreletermedeblocàceluideclasse,nonpasaunomd'uneidéologieduconsensus(iln'ya

plusdeclassedonciln'yaplusdeconflits,etc.),maisparcequ'uneclasse,ausenspleindumot,n'existequelorsqu'elleestprisedansunedynamiquesocialequilarendporteused'unprojethistoriquequiluiestpropre,commeapul'êtrelaclasseouvrière.Encesens,iln'yaplusdeclasseouvrière.132.Cf.Données sociales 1993, Paris, INSEE, 1993, p. 459.Mais il est significatif de noter que le

nombredesemplois indépendantsouassimilés recommenceàcroîtrecommeunedesconséquencesde lacrisedelasociétésalariale,cf.chapitresuivant.133.Cf. H.Mendras, la Fin des paysans, suivi d'une réflexion sur la fin des paysans vingt ans

après,LeParadou,Actes-Sud,1984.Audébutdesannées1980, il restemoinsde1milliond'agriculteursexploitants,cf.Donnéessociales1993,op.cit.C'estdoncaussi,selonlaclassificationdeColinClark,del'effondrementdusecteur«primaire»qu'ils'agit.134.M.Aglietta,A.Bender,lesMétamorphosesdelasociétésalariale,op.cit.,p.69.135.Calculéssurlabasedel'indice100en1950,lesgainsmoyensdesemployésatteignentl'indice288,6

en1960,celuidesouvriers304,8(cf.J.Bunel,laMensualisation,uneréformetranquille?,Paris,Éditionsouvrières,1973,p.36).136.Leprincipedelamensualisationdesouvriersdonnelieuàunaccordparitairesignéle20avril1970

parlessyndicatspatronauxetlessyndicatsdesalariés.Cettemesureétendauxouvrierslesavantagesdessalariéspayésmensuellementenmatièredecongés,d'indemnitésencasdemaladie,dedépartàlaretraite,etc.Plusprofondément,lesalaireouvriercessed'êtrelarétributiondirected'untravailponctuelpourdevenirla contrepartie d'une allocation globale de temps. En 1969, 10,6 % des ouvriers étaient mensualisés. Ilsseront53%en1971et82,5%en1977(cf.F.Sellier,lesSalariésenFrance,op.cit.,p.110).137. A. Sauvy, « Développement économique et répartition professionnelle de la population », Revue

d'économiepolitique,1956,p.372.138.OntrouverainJ.-D.Reynaud,Y.Graffmeyer,Français,quiêtes-vous?,op.cit.,unensemblede

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tableaux quimarquent les performances différentielles des catégories sociales enmatière de revenus, depatrimoine,dediplômes,d'accèsàlacultureetauxloisirs,demobilitésociale,etc.Lescatégoriesouvrières,légèrementdevancéesparlesemployés,occupentrégulièrementlesdernièrespositions(saufsil'onprendencompte certaines catégories d'agriculteurs et d'inactifs, les ouvriers agricoles en voie d'extinction et lespopulationsdu«quartmonde»,surlesquellesonreviendra).139.Cf.J.Baudrillard,laSociétédeconsommation,Paris,Denoël,1970.140.M.Aglietta,A.Bender,lesMétamorphosesdelasociétésalariale,op.cit.,p.98.141.Cf.J.Bunel,laMensualisation,uneréformetranquille,op.cit.,p.192-193.142. Parallèlement aux travaux sur la segmentation du marché du travail, ce thème du « travailleur

périphérique » émerge auxÉtats-Unis à la fin des années 1960, cf. D.Morse,The PeripheralWorker,NewYork,ColumbiaUniversityPress,1969.143.Cf.lesdiscussionsdel'époquesur«lapaupérisationrelative»oula«paupérisationabsolue»dela

classe ouvrière. Plus généralement, en raison du quasi-plein-emploi, au moment où elle émerge, cettethématiquedelafragmentationdelaclasseouvrièreestretraduiteentermesdepersistancedes inégalitésplutôtqu'entermesdeprécaritéaccrue.144.Préfacedel'abbéWresinskiàJ.Labbens, laConditionprolétarienne,Paris,Sciencesetservice,

1965, p. 9.Cet ouvrage porte en sous-titre «L'héritage du passé », significatif de cette perception de lapauvretécommeunesortedecorpsétrangerdanslasociétésalariale.Cf.aussiJ.Labbens,Sociologiedelapauvreté,Paris,Gallimard,1978.Les«pauvres»,pour cet auteur,« se situent audernier échelon,oumieuxencoreàcôtédel'échellesansarriveràmettrelepiedsurlepremiergradin.Ilsnesereconnaissentpas dans la classe ouvrière, et la classe ouvrière ne se reconnaît pas en eux » (p. 138).Le parti pris depenserlaproblématiquedu«quartmonde»commeabsolumentdistinctedecelledelaclasseouvrièreestunecomposantecentrale—ettrèsdiscutable—del'idéologied'ATD-QuartMonde.145.M.Aglietta,A.Bender,lesMétamorphosesdelasociétésalariale,op.cit.,p.98.146.M.Maruani,E.Reynaud,Sociologiedel'emploi,op.cit.,p.113.147.Cf., par exemple,E.Mossé, laCrise... et après, Paris, Le Seuil, 1989;Y.Barou,B.Kaiser, les

Grandes Économies, Paris, Le Seuil, 1984. Pour le CERC, le pouvoir d'achat des salaires en francsconstantsaétémultipliépar2,7entre1950et1973(CERC,n°58,2etrimestre1981).148.M.Anglietta,A.Bender,lesMétamorphosesdelasociétésalariale,op.cit.,p.80.149.Ordonnancen°45-2258du4octobre1945,Journalofficiel,6octobre1945,p.6280.150. Cependant, si l'œuvre du Front populaire a été considérable en matière de droit du travail et de

conventionscollectives,iln'apris,fautedetempspeut-être,aucunemesureconcernantlaprotectionsocialeproprementdite.151.Loidu22mai1946«portantgénéralisationdelaSécuritésociale»,article1.152.SurcecontextedelaLibération—lesdirectivesduConseilnationaldelaRésistancedès1944,le

soucid'affirmerlasolidariténationaleaprèslesmalheursetlesdéchirementsdelaguerre,laprépondéranced'unegauchenumériquementdominéeparle«partidelaclasseouvrière»,ladiscrétionforcéed'unedroiteetd'unpatronatlargementdiscrédités,etc.,cf.H.Galant,HistoirepolitiquedelaSécuritésociale,Paris,A.Colin, 1955. Sur l'importance du rapportBeveridge,Social Insurance and Allied Services, Londres,1942, et son influence en France, cf. A. Linossier, Crise des systèmesassurantiels aux États-Unis, enGrande-BretagneetenFrance,thèsepourledoctoratensociologie,universitéParisVIII,1994.153.L'intentionétait«depréleversur les revenusdes individus favorisés lessommesnécessairespour

compléter les ressources des travailleurs ou des familles défavorisées » (A. Parodi, «Exposé desmotifsaccompagnant la demande d'avis n° 504 sur le projet d'organisation de la Sécurité sociale »,Bulletin de

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liaisonn°14duComitéd'histoiredelaSécuritésociale.154.Cesystèmecomptera finalement120 régimesdebaseet12000 régimescomplémentaires,cf. N.

Murard, laProtectionsociale.op.cit.,p.90sq.Sur lespéripétiesquiontconduit aublocagedu régimegénéral, cf. H. Galant,Histoire politique de la Sécurité sociale, op. cit. A l'arrière-plan de la scèneparlementaire,lesreprésentantsdesdifférentsgroupesprofessionnelsetdes«indépendants»sesontlivrésà une intense activité de lobbying. Outre le rôle des médecins pour contrer le versant médical duprogramme,lerôledelaConfédérationgénéraledescadresreprésentantlescatégoriesdesalariéshostilesàtout rapprochement avec le statutdesouvriers a étéprépondérant,cf.L.Boltanski, lesCadres, op. cit.,p.147sq.155.Cf.G.Perrin,«PourunethéoriesociologiquedelaSécuritésocialedanslessociétésindustrielles»,

Revue françaisedesociologie,VII,1967.Le soucide ladifférenciationa jouéégalement au seinde laclasse ouvrière : les catégories professionnelles anciennement dotées de régimes spécifiques telles quemineurs, cheminots, marins..., ont tout fait pour préserver leurs « avantages acquis ». Sur le poids desrégimes antérieurs à la tentative la généralisation, cf. F. Netter, « Les retraites en France avant le XXesiècle»,Droitsocial,n°6,juin1963.156. En particulier l'absence de la couverture du chômage. En revanche, une analyse complète des

protections devrait mettre l'accent sur l'importance des allocations familiales, expression de laprépondérancedusoucinatalistefrançais.157.75%delapopulationfrançaisesontcouvertsen1975,99,2%en1984(cf.C.Dufour,laProtection

sociale,Paris,LaDocumentationfrançaise,1984,p.49).158.Lessommesconsacréesà laprotectionsocialereprésenteraient10%durevenunationalen1938,

15,9%en1960,24%en1970,27,3%en1980(cf.J.Dumont,laSécuritésocialetoujoursenchantier,Paris, Éditions ouvrières, 1981, p. 42). En pourcentage du revenu disponible desménages, les prestationssocialessontpasséesde1,1%en1913à5%en1938,16,6%en1950,28%en1975,32,4%en1980(R.Delorme,C.André,l'Étatetl'économie,op.cit.,p.415).159.H.Hatzfeld,«Ladifficilemutationdelasécurité-propriétéàlasécurité-droit»,loc.cit.,p.57.160.J.-J.Dupeyroux,DroitdelaSécuritésociale,Paris,Dalloz,1980,p.102.Rappelonsquel'Étatjoue

cerôlesanss'immiscerdirectementdanslagestiondusystème,quis'effectue,commeonsait,surunmodeparitaire. Preuve que le fonctionnement de l'État social n'est pas nécessairement associé au déploiementd'une lourde bureaucratie étatique.Même l'État français. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que lesystèmefrançaisdeSécuritésocialeobéitàdesrègles incomparablementplussouples,plusdiversifiéesetplusdécentraliséesquelesystèmeanglaisparexemple(cf.D.E.Ashford,BritishDogmatismandFrenchPragmatism,Londres,GeorgeAllenandUnwin,1982).161.Nonpasquel'Etat«libéral»sesoitinterditdemenerdespolitiquesquicontrecarrentouvertementle

jeu spontané de l'économie, comme le protectionnisme délibéré pratiqué par Guizot ou Thiers,l'encouragement systématique prodigué à l'agriculture au détriment de l'industrie, ou encore, lors de laPremièreGuerremondiale,lamobilisationdel'essentieldelaproductionauservicedeladéfensenationale(cf.P.Rosanvallon,l'ÉtatenFrancede1789ànosjours,op.cit.).Mais—saufpendantlapériodedelaguerre,dontlaplupartdesdirectivesfurentrapportéessitôtlapaixrevenue—l'Étatnedoitpass'immiscerdanslagestiondel'industrieetilappartientauxindustrielsdedéfinirlesobjectifsdeleursentreprisesetdeles mener à bien aumieux de leurs intérêts. Dans l'entre-deux-guerres, les premières conceptions de laplanificationetdesnationalisationsapparaissent,danslamouvancedusocialismeréformisteetaussidanslesmilieux tentés par l'instauration d'un État musclé. La CGT développe un substantiel programme denationalisations,mais il restera lettremorte.La seule initiativededirigismeéconomiquequepromouvra legouvernementdeFrontpopulairedeLéonBlum, lui-mêmehostileauxnationalisations,est lacréationd'unOffice des blés pour assurer un revenuminimal aux paysans, signe supplémentaire de la prépondérancedonnée aux intérêts de l'agriculture sur ceux de l'industrie (cf. R. Kuisel, le Capitalisme et l'État en

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France,op.cit.,etA.Bergourioux,«Lenéosocialisme.MarcelDéat:réformismetraditionnelouespritdesannées trente? »,Revuehistorique, n° 528, oct-déc. 1978; JacquesAmoyal, «Les origines socialistes etsyndicalistesdelaplanificationenFrance»,leMouvementsocial,n°87,avril-juin1974;surlacroissancequantitativedesinvestissementsdel'Etat,cf.R.Delorme,C.André,l'Étatetl'économie,op.cit.).162.R.Kuisel,leCapitalismeetl'ÉtatenFrance,op.cit.,p.437.163.Ibid.,p.417.164.Cf.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,p.170sq.165.C.Offe,ContradictionsoftheWelfareState,Londres,Hutchinson,1986,p.182-183,etaussiA.

Linossier,CrisedessystèmesassurantielsauxÉtats-Unis,enGrande-BretagneetenFrance,op.cit.166.F.Fourquet,N.Murard,Valeurdesservicescollectifssociaux,op.cit.,p.104.167.PierreMassé,citéinF.Fourquet,lesComptesdelapuissance,Paris,ÉditionsRecherches,1980.168.Cité inF.Fourquet,N.Murard,Valeursdesservicescollectifs sociaux,op.cit., p. 56.L'image,

danslepoèmedeHugo,estcelledupharequiluitpourtouslesnavigateurs,quisertàtoutlemonde,maisquepersonnenes'approprie.169.R.Kuisel,leCapitalismeetl'ÉtatenFrance,op.cit.OutrelespositionsdePierreMendèsFrance,

André Philipp, par exemple, était porteur d'une option qui faisait une large place aux syndicats dans ladéfinitionetlecontrôledespolitiqueséconomiques.Maisl'«économieconcertée»s'estenfaitappuyéesurles grandes concentrations industrielles, sur les secteurs les plus dynamiques du capitalisme et sur lesgrandesentreprisesnationalisées.170. J.Fournier,N.Questiaux, lePouvoir du social, op. cit.On trouvera aussi dans cet ouvrage un

certain nombre de propositions pour prolonger ou pour incurver dans le sens d'une politique socialiste lesréalisationsdel'après-guerre.171.P.Rosanvallon,l'ÉtatenFrance,op.cit.172.C.Offe,ContradictionsoftheWelfareState,op.cit.,p.186.173.Rappelons la proposition d'AlexandreMillerand dès 1900 : « Il y a un intérêt de premier ordre à

instituer entre les patrons et la collectivité des ouvriers des relations suivies qui permettent d'échanger àtemps des explications nécessaires et de régler certaines natures de difficultés... En les intronisant, legouvernementdelaRépubliquerestefidèleàsonrôledepacificateuretd'arbitre.»174.Cf.spécialementJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,F.Sellier, laConfrontationsociale

en France, op. cit., J.-D. Reynaud, les Syndicats, les patrons et l'État, tendances de la négociationcollective en France, Paris, Editions ouvrières, 1978, et P. Rosanvallon, la Question syndicale, Paris,Calmann-Lévy, 1988. Deux raisons principales à cette situation. L'attitude générale de la majorité dupatronat tendant à considérer les affaires de l'entreprise comme sa chasse gardée, ce qui entraîne uneméfiancedeprincipeàl'égarddessyndicats.Cetteattitudeaévoluétrèslentementenunsiècle.Del'autrecôté,ladifficulté,etparfoislerefusdessyndicatsouvriersàseprêteraujeudelasociétésalariale.Celle-ciimplique en effet une gestion différentielle des conflits et l'acceptation de revendications relatives devantdébouchersurdescompromisplutôtquedeschangementsglobaux.175.J.Bunel,laMensualisation,uneréformetranquille?,op.cit.176.L'âged'ordecettepolitiquecorrespondàlatentativedeJacquesChaban-Delmaspourpromouvoir

sa « nouvelle société ». Les accords interprofessionnels de juillet 1970 sur la formation permanentereprésentent, avec les accords sur la mensualisation, une réalisation exemplaire de cette approche. Leproduitd'unaccordcontractueldevient«obligationnationale»:«Laformationprofessionnellepermanenteconstitueuneobligationnationale»(articleL900-1duCodedutravail).177..CitéinB.Friot,Protectionsocialeetsalarisationdelamain-d'œuvre:essaisurlecasfrançais,

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thèsedescienceséconomiques,universitéParisX,Paris,1993.178. Cité in F. Sellier, la Confrontation sociale en France, op. cit., p. 217. Pour un exposé des

ambitions de la politique des revenus, cf. G. Caire, les Politiques des revenus et leurs aspectsinstitutionnels,Genève,BIT,1968.179.Cf.C.Baudelot,A.Lebeaupin,«Lessalairesde1950à1975»,Économieetstatistiques,n°113,

juillet-août1979.Unredressementdesbassalairesintervienten1968avecenparticulierl'augmentationduSMIC(35%àPariset38%enprovince),mais il rattrapepourunepartunedégradationantérieure,et ils'éroderaànouveauparlasuite.180.J.-D.Reynaud,lesSyndicats,lespatronsetl'État,op.cit.,p.14-16.Rappelonsàceproposque

l'indemnisation — tardive en France — du chômage s'effectue par ce type de conventions paritaires(signatureendécembre1958,làaussisouslapressiondespouvoirspublics,del'accordcréantlesAssedicetl'Unedic).

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CHAPITREVIII

Lanouvellequestionsociale

L'aboutissement des analyses précédentes conduit à interpréter la questionsocialetellequ'elleseposeaujourd'huiàpartirdel'effritementdelaconditionsalariale.Laquestionde l'exclusionquioccupe ledevantde la scènedepuisquelquesannéesenestuneffet,essentielsansaucundoute,maisquidéplaceenborduredelasociétécequid'abordlafrappeaucœur.Oubieniln'ya,commeGambetta le prétendait, que des « problèmes sociaux » particuliers, unepluralité de difficultés à affronter une à une1 ; ou bien il y a une questionsociale, et c'est la question du statut du salariat, parce que le salariat en estvenu à structurer notre formation sociale presque tout entière. Le salariat alongtemps campé aux marges de la société; il s'y est ensuite installé endemeurant subordonné; il s'y est enfin diffusé jusqu'à l'envelopper de part enpartpourimposerpartoutsamarque.Maisc'estprécisémentaumomentoùlesattributs attachés au travail pour caractériser le statut qui place et classe unindividudanslasociétéparaissaients'êtreimposésdéfinitivementaudétrimentdes autres supports de l'identité, comme l'appartenance familiale oul'inscriptiondansunecommunautéconcrète,quecettecentralitédu travailestbrutalementremiseenquestion.Sommes-nousparvenusàunequatrièmeétaped'une histoire anthropologique du salariat, lorsque son odyssée tourne audrame?Unetellequestionnecomportesansdoutepasàcejourderéponseunivoque.

Maisilestpossibled'enpréciserlesenjeuxetdedéfinirlesoptionsouvertesengardantlefilconducteurquiainspirétoutecetteconstruction:appréhenderune situation comme une bifurcation par rapport à une situation antérieure,cherchersonintelligibilitéàpartirdeladistancequis'estcreuséeentrecequifut et ce qui est. Sans mythifier le point d'équilibre auquel était parvenu lasociétésalarialeilyaunevingtained'années,onconstatealorsunglissementdesprincipauxparamètresquiassuraientcetéquilibrefragile.Lanouveautécen'est pas seulement le retrait de la croissancenimême la finduquasi-plein-

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emploi,àmoinsqu'onn'yvoielamanifestationd'unetransformationdurôlede«grandintégrateur»jouéparletravail2.Letravail,onl'avérifiétoutaulongde ceparcours, est plusque le travail, et donc le non-travail est plusque lechômage,cequin'estpaspeudire.Aussi lacaractéristiquelaplus troublantede la situation actuelle est-elle sans doute la réapparition d'un profil de« travailleurs sans travail » qu'évoquait Hannah Arendt3, lesquels occupentlittéralement dans la société une place de surnuméraires, d'« inutiles aumonde».Fairececonstatn'estcependantpassuffisantpourapprécierlasignification

exactedecetévénement,nipoursavoircommentaffronterunesituationquiestinédite à l'échelle du demi-siècle, bien qu'elle en évoque de plus anciennesprécédemment rencontrées.Moment difficile à passer en attendant la reprise,parexemple:ilsuffiraitdeprendrepatienceenbricolantquelquesexpédients.Périodeincertainedetransitionversuneinévitablerestructurationdesrapportsdeproduction : il faudrait changercertaineshabitudesavantde retrouveruneconfigurationstable.Mutationcomplètedenotrerapportautravailetparlàdenotre rapport au monde : il s'agirait alors d'inventer une tout autre manièred'habitercemonde,oudeserésigneràl'apocalypse.Pour éviter les tentations duprophétisme commecelles du catastrophisme,

on commencera par tenter d'apprécier l'ampleur exacte des changementssurvenus en vingt ans, puis la portée des mesures prises pour y faire face.Ainsi,parrapportauxpolitiquesd'intégrationquiprévalaientjusqu'auxannées1970,lespolitiquesditesd'insertionsont-ellesàlamesuredesfracturesquisesont creusées? S'agit-il de moderniser les politiques publiques ou d'endissimulerladéroute?Ce travail se veut essentiellement analytique, et n'a pas pour ambition de

proposer une solutionmiracle. Cependant, la mise en perspective historiquepermet de disposer de quelques pièces pour recomposer un nouveau puzzle.Car cette longue traversée aura dégagé certains enseignements : le toutéconomique n'a jamais fondé un ordre social; dans une société complexe, lasolidaritén'estplusundonnémaisunconstruit;lapropriétésocialeestàlafoiscompatible avec le patrimoine privé et nécessaire pour l'inscrire dans desstratégies collectives; le salaire, pour échapper à son indignité séculaire, nepeut se réduire à la simple rétributiond'une tâche; lanécessitédeménageràchacun une place dans une société démocratique ne peut s'accomplir par unemarchandisation complète de cette société en creusant n'importe quel

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«gisementd'emploi»,etc.Si l'avenir est par définition imprévisible, l'histoiremontre que la gamme

desressourcesdontleshommesdisposentpouraffronterleursproblèmesn'estpasinfinie.Alors,sitantestquenotreproblèmeaujourd'huisoitdecontinueràconstituerunesociétédesujetsinterdépendants,pourrait-onaumoinsnommerquelquesconditionsàrespecterpourqu'ilpuisseenêtreainsi.

Unerupturedetrajectoire

C'est peut-être fondamentalement une représentation du progrès qui a étéemportéeparla«crise»:lacroyancequedemainseramieuxqu'aujourd'huietque l'onpeut faire confiance à l'avenir pour améliorer sa condition; ou, sousuneformemoinsnaïve,qu'ilexistedesmécanismespourcontrôler ledevenird'une société développée, maîtriser ses turbulences et la conduire vers desformes d'équilibre toujoursmieux agencées. Il s'agit sans doute d'un héritageeuphémisé de l'idéal révolutionnaire d'unemaîtrise complète par l'hommedesondestinàtraversl'ambitiondefairerentrer,fût-cedeforce,lerègnedesfinsdansl'histoire.Avecleprogrès,iln'estplusquestioncependantd'instaurerdeforceicietmaintenantunmondemeilleur,maisdeménagerdestransitionsqui,progressivement,c'estlecasdeledire,permettrontdes'enapprocher.Cettereprésentationdel'histoireestindissociabledelavalorisationdurôle

de l'État. Il faut un acteur central pour conduire ces stratégies, obliger lespartenaires à accepter des objectifs raisonnables, veiller au respect descompromis.L'Étatsocialestcetacteur.Danssagenèse,onl'avu,ilestd'abordbricolédepiècesetdemorceaux.Maisaufuretàmesurequ'ilserenforce,ils'élèveà l'ambitiondeconduire leprogrès.C'estpourquoi leconceptachevéde l'État social, dans le déploiement de la plénitude de ses ambitions, estsocial-démocrate. Tout État moderne est sans doute peu ou prou obligé de«fairedusocial»pourpalliercertainsdysfonctionnementscriants,assurerunminimumdecohésionentrelesgroupessociaux,etc.Maisc'estàtraversl'idéalsocial-démocratequel'Étatsocialseposecommeleprincipedegouvernementde la société, la force motrice qui doit prendre en charge l'améliorationprogressive de la condition de tous4. Pour ce faire, il dispose du trésor deguerre de la croissance et s'attache à en répartir les fruits en négociant lepartagedesbénéficesaveclesdifférentsgroupessociaux.On objectera que cet État social-démocrate « n'existe » pas.De fait, sous

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cetteforme,c'estuntypeidéal.LaFrancen'a jamaisétévraimentunesocial-démocratie5, tandis que les pays scandinaves ou l'Allemagne, par exemple,l'étaient davantage. Mais aussi les États-Unis l'étaient moins, ou même nel'étaientpasdutout.Celasignifiequ'indépendammentdelaréalisationdutype,il existe des traits de cette forme d'État qui se retrouvent sous desconfigurations plus ou moins systématiques dans des constellations socialesdifférentes.IlimportemaintenantdesedemanderdansquellemesurelaFrancedu début des années 1970 s'approchait de la réalisation de cette formed'organisation. Non point pour l'inscrire dans une typologie, ni pour luiattribuerlemérite—oulahonte—den'avoirpasassezétéoud'avoirététropprochede l'idéal social-démocrate,maispour tenterd'apprécier l'ampleurdudéplacementquis'estopéréenunevingtained'annéesetdeprendrelamesuredelabifurcationquis'estproduiteparrapportàlatrajectoired'alors.Accidentdeparcours,ouchangementcompletdurégimedestransformationssociales?Ilest dès lors nécessaire de procéder à une évaluation critique de la positionoccupée alors sur cette trajectoire ascendante qui paraissait conduire à unavenirmeilleur6.À cet effet, il faudrait tout d'abord se débarrasser d'une célébration

encombrantedes«TrenteGlorieuses7».Nonseulementparcequ'elleenjoliveune période qui, de guerres coloniales en injustices multiples, a comporténombred'épisodes fortpeuglorieux.Mais surtoutparceque, enmythifiant lacroissance,elle inviteà faire l'impassesuraumoins troiscaractéristiquesdumouvement qui emportait alors la société salariale : son inachèvement,l'ambiguïté de certains de ses effets, le caractère contradictoire de certainsautres.

1.Soncaractèreinachevé:mêmesil'onépouseaupremierdegrél'idéologiedu progrès, force est de convenir que la plupart des réalisations de cetteépoquemarquentdesétapesintermédiairesdansledéroulementd'unprocessusininterrompu.Soitparexemple,dans lecadrede laconsolidationdudroitdutravail, les deux lois qui, en fin de période (1973 et 1975), réglementent leslicenciements. Jusqu'alors, le patron décidait le licenciement, et c'était àl'ouvrier qui s'estimait spolié de faire la preuve devant les tribunaux de

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l'illégitimitédelamesure8.Laloidu13juillet1973exigequelepatronfasseétat d'une «cause réelle et sérieuse » — donc en principe objective etvérifiable— pour justifier le licenciement9. Pour les licenciements à motiféconomique, la loi du 3 janvier 1975 institue l'autorisation administrative delicenciement (elle sera, on le sait, rapportée en 1986). Ainsi, comme lesouligne François Sellier, « il y a dévolution du contrôle du licenciement àl'administrationdu travail 10 » : l'administrationpublique, par l'intermédiairedesinspecteursdutravail,sedonnelerôled'arbitreetderecoursparrapportàuneprérogativepatronaleessentielle.Ilyadoncbienréductiondel'arbitrairepatronalenmatièredelicenciement.

Mais il n'y a pas pour autant de réciprocité entre les employeurs et lesemployésparrapportàcettedispositionfondamentaledudroitdutravail.Lorsdu licenciement pourmotifs personnels (loi de 1973), c'est l'employeur, seuljugede«l'intérêtdel'entreprise»,quidécidedulicenciementetenformulelesraisons, et en cas de contestation c'est encore au licencié de faire la preuvequ'il est victime d'une injustice. De même, pour les licenciements à motiféconomiquesoumisà l'autorisationpréalable (loide1975),c'estévidemmentl'employeurqui a l'initiative, toujours aunomde l'intérêt de l'entreprise.Lesinspecteursdutravailsonttropsouventdébordéspourvérifiersérieusementsila mesure est justifiée, et la jurisprudence montre qu'il est très difficile decontester une décision patronale en matière de licenciement économique11.Ainsi, les incontestables avancées du droit du travail en matière delicenciementnesignifientpasqueladémocratiesoitréaliséedansl'entreprise,ouquel'entreprisesoitdevenue«citoyenne12».Cetexemplemetsurlavoied'uneambiguïtéplusprofondedesréalisations

promues pendant la période de croissance. Les licenciements sont alors peunombreuxet lecontratde travailàdurée indéterminée(CDI)vafréquemmentjusqu'aubout,permettant au salariédemenercarrièredans l'entreprise.Maisparrapportàlasécuritédel'emploiquienrésulteenrèglegénérale,qu'est-cequitientàunepureconjonctureéconomiquefavorable,etqu'est-cequirelèvedeprotectionssolidementfondées?Autrementdit,danscequiaétéappeléauchapitreprécédentl'«Étatdecroissance»,qu'est-cequirelèved'unesituationdefait—lequasi-plein-emploi-etd'unétatdedroitgarantiparlaloi?Quelest le statut de cette connexion qui a duré une trentaine d'années et qui a étédavantage tacitement acceptée comme un fait que clairement explicitée? Parexemple,lorsdelaprésentationdelaloiprécédemmentévoquéedu13juillet

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1973,leministreduTravails'exprimeencestermes:

Dequois'agit-il?Defaireréaliserd'incontestablesprogrèsànotredroitdutravailenprotégeantlessalariéscontreleslicenciementsabusifs...Ilparaîtaujourd'huiindispensablequeledéveloppementéconomiqueneviennepasporteratteinteauxtravailleursquicontribuentàleréaliser.Expansionéconomiqueetprotectionsocialedoiventallerdepair13.Elles sont effectivement allées de pair. Mais la nature du lien n'est pas

clarifiéepourautant.Ilnes'agitpasd'unerelationintrinsèquedutype«iln'yapas de croissance économique sans protections » (proposition dont laréciproqueserait:«iln'yapasdeprotectionssanscroissanceéconomique»).La croissance a facilité les choses, mais elle ne remplace pas la volontépolitique.Onoublied'ailleurssouventderappelerquelapercéesansdoutelaplus décisive en matière de droits sociaux a été réalisée avec la Sécuritésociale en 1945 et 1946, dans uneFrance dévastée dont la productivité étaittombéeendeçàduseuilatteinten1929.Ainsi,lessécuritéspeuventêtretrompeusessielless'appuientexclusivement

surlacroissance.Danslesannées1950et1960,lecontratdetravailàduréeindéterminéeestdevenulanormeetpouvaitpasserpourunequasi-garantiedesécuritédel'emploi14.Maiscettesituationtenaitaufaitqu'enpériodedequasi-plein-emploionembauchebeaucoupetonnelicencieguère.Quelaconjoncturechange, la sécurité s'évanouit et le caractère « indéterminé » du contrat serévèle être un simple effet d'une occurrence empirique et non une garantielégale.Ensomme,uncontratàduréeindéterminéeestuncontratquidure...tantqu'iln'estpasinterrompu—saufs'ilexisteunstatutspécialcommeceluidesfonctionnaires,oudesgarantieslégalescontreleslicenciements,dontonavuque la portée restait limitée15. Cela n'a pas empêché la plupart des salariés,pendantlesannéesdecroissance,devivreleurrapportàl'emploiàtraverslacertitudedemaîtriserl'aveniretdefairedeschoixquiengageaientcetavenir,commel'investissementdanslesbiensdurables,lesprêtsàlaconstruction,etc.Après le changement de conjoncture, l'endettement va représenter comme un

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héritage pervers des années de croissance, susceptible de faire basculernombredesalariésdanslaprécarité.Mais,auparavant,onpourraitdirequ'ilsétaient déjà, sans le savoir, virtuellement vulnérables : leur destin étaitconcrètementliéàlapoursuited'unprogrèsdontilsnecontrôlaientaucundesparamètres16.

2. Outre le caractère inachevé et encore fragile de ce qu'on est convenu

d'appeler « les acquis sociaux », le déploiement des protections a eu aussicertainseffetspervers.Sansreprendrelavieilleantiennedeslibérauxpourquitoute intervention de l'État a des effets nécessairement déresponsabilisants etassujettissants17,forceestdeconstaterquelasituationsocialeetpolitiqueàlafin des années de croissance estmarquée par unmalaise profond dont « lesévénementsdemai»ontétéen1968l'expressionlaplusspectaculaire.Onpeutles interpréter, en pleine période de croissance et d'apothéose de laconsommation, comme le refus d'une part importante de la société— de lajeunesse surtout— de troquer les aspirations à un développement personnelcontre la sécurité et le confort. Le mot d'ordre « changer la vie » exprimel'exigencederetrouverl'exerciced'unesouverainetédel'individudissoutedanslesidéologiesduprogrès,durendementetducultedescourbesdecroissance,dont,commeledituneinscriptionsurlesmursdelaSorbonne,«onnetombepasamoureux».Atraversl'hédonismeet lacélébrationdel'instant—«tout,tout de suite »—, s'exprime aussi le refus de rentrer dans la logique de lasatisfactiondifféréeetde l'existenceprogramméequ'implique laplanificationétatique de la sécurité : les protections ont un coût, elles se paient de larépressiondesdésirsetduconsentementàlatorpeurd'unevieoùtoutestjouéd'avance18.Ces positions peuvent nous apparaître aujourd'hui commedes réactions de

nantisgavésdebiensconsommablesetdesécuritéstropfacilementoctroyées.Cependant, elles traduisent aussi une réserve de fond quant à la forme degouvernementalité de l'État social. Ce qui est dénoncé, ce n'est pas tant quel'Étatenfasse trop,maisplutôtqu'il fassemalcequ'ildoit faire.Eneffet,aucoursdecesannées, les critiques radicalesdes fondementsd'unordre socialvouéauprogrèssontrestéestrèsminoritaires,mêmesiellessesontexpriméessous des formes particulièrement voyantes19. En revanche, nombreuses etvariées furent les critiques de lamanière dont l'État conduisait le nécessaireaffranchissementdestutellestraditionnellesetdesinjusticeshéritéesdupassé.

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Ainsi la mise en cause si vivace dans les années 1960 dumode de gestiontechnocratiquede lasociétéquis'exprimeà travers laproliférationdesclubs— club Jean Moulin, Citoyens soixante... — et des associations d'usagerssoucieuxdeparticiperauxprisesdedécisionquiengagentleurviequotidienne.Contre la dépolitisation dénoncée de la société, il faut refonder l'actionpolitique et sociale sur l'implication des citoyens. Leur passivité est le prixqu'ilspaientpouravoirdéléguéàl'Etatlerôledeconduirelechangementd'enhaut, sans contrôle de la société civile20. La vigueur des « mouvementssociaux»desannées1960etdudébutdesannées1970attestel'exigenced'uneresponsabilisation des acteurs sociaux anesthésiés par les formesbureaucratiquesetimpersonnellesdegestiondel'Étatsocial.Surunplanplusthéorique,lapériodedepromotiondelasociétésalarialea

aussi été le moment où s'est développée une sociologie critique vigoureuseautourdetroisthématiquesprincipales:lamiseenévidencedelareproductiondes inégalités, surtout dans les domaines de l'éducation et de la culture; ladénonciationdelaperpétuationdel'injusticesocialeetdel'exploitationdelaforce de travail; le refus du traitement, indigne d'une société démocratique,réservéàcertainescatégoriesdelapopulation,prisonniers,maladesmentaux,indigents...Ils'agissaitensommedeprendreaumotl'idéalrépublicaintelqu'ils'exprimeparexempledanslepréambuledelaConstitutionde1946:

Chacunaledroitdetravailleretd'obtenirunemploi.[...]Lanationgarantitàtous,notammentàl'enfant,àlamèreetauxvieuxtravailleurs,laprotectiondelasanté,lasécuritématérielle,lereposetlesloisirs.Toutêtrequi,enraisondesonâge,desonétatphysiqueoumental,delasituationéconomique,setrouvedansl'incapacitédetravailler,aledroitd'obtenirdelacollectivitédesmoyensconvenablesd'existence.Lanationgarantitl'égalaccèsdel'enfantetdel'adulteàl'instruction,àlaformationprofessionnelleetàlaculture21.Il n'était pas incongru de constater qu'au début des années 1970 on était

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encorebienloinducompte,etdenepasprendreaupremierdegrélesdiscourslénifiants sur la croissance et le progrès. Pour avoir appartenu à cettemouvance, jen'enéprouvepasaujourd'huide remords.Maiscescritiquesneremettaientpasenquestionlalamedefondquiparaissaitemporterlasociétésalariale et tirait vers le haut l'ensemble de la structure sociale. Ellescontestaientlepartagedecesbénéficesetlafonctiond'alibiquejouaitsouventl'idéologieduprogrèspourperpétuerlessituationsacquises22.

3. Mais il existe peut-être une contradiction plus profonde dans le

fonctionnement de l'État social des années de croissance. La prise deconscienceenestplusrécente:sansdoutefallait-ilquelasituationcommenceàsedégraderpourquel'ensembledesespéréquisitssedonnentàvoir.D'unepart,lesinterventionsdel'Étatsocialontdeseffetshomogénéisateurspuissants.Gestionnécessairementcatégorielledesbénéficiairesdeservices,quiaraselesparticularités individuelles.Ainsi, l'«ayantdroit»estmembred'uncollectifabstrait, rattaché à une entité juridico-administrative dont il est un élémentinterchangeable. Ce mode de fonctionnement des services publics est bienconnuetaalimentédelonguedatelescritiquesducaractère«bureaucratique»ou « technocratique » de la gestion du social. Mais son corrélat paradoxall'étaitmoins,àsavoirquecefonctionnementproduitenmêmetempsdeseffetsindividualisants redoutables. Les bénéficiaires des services sont d'unmêmemouvement homogénéisés, encadrés par des catégories juridico-administratives,etcoupésdeleurappartenanceconcrèteàdescollectifsréels:

L'Étatprovidenceclassique,enmêmetempsqu'ilprocèdeducompromisdeclasse,produitdeseffetsd'individualismeformidables.Quandonprocureauxindividusceparachuteextraordinairequ'estl'assuranced'assistance,onlesautorise,danstouteslessituationsdel'existence,às'affranchirdetouteslescommunautés,detouteslesappartenancespossibles,àcommencerparlessolidaritésélémentairesdevoisinage;s'ilyalaSécuritésociale,jen'aipasbesoindemonvoisindepalierpour

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m'aider.L'Étatprovidenceestunpuissantfacteurd'individualisme23.L'État social est au cœur d'une société d'individus, mais la relation qu'il

entretient avec l'individualisme est double. Les protections sociales se sontinscrites, on l'a vu, dans les failles de la sociabilité primaire et dans leslacunesde laprotectionrapprochée.Ellesrépondaientauxrisquesqu'ilyaàêtreunindividudansunesociétédontledéveloppementdel'industrialisationetde l'urbanisation fragilisait les solidaritésdeproximité.Lespouvoirspublicsrecréentdelaprotectionetdulien,maissuruntoutautreregistrequeceluidel'appartenance à des communautés concrètes. En établissant des régulationsgénérales et en fondant des droits objectifs, l'État social creuse encore ladistanceparrapportauxgroupesd'appartenancequi,àlalimite,n'ontplusderaisond'êtrepourassurer lesprotections.Parexemplel'assuranceobligatoireestbienlamiseenœuvred'unecertainesolidarité,etsignel'appartenanceàuncollectif. Mais par la manière dont elle est instrumentalisée, cette façon de«fairesociété»n'exigequedesinvestissementspersonnelstrèslimitésetuneresponsabilisation minimale (payer ses cotisations, qui sont d'ailleursprélevéesautomatiquement,éventuellementéliredesdéléguésàlagestiondes«caisses»dont le fonctionnementestopaqueà tout lemonde...). Ilenvademême de l'ensemble des protections sociales. L'intervention de l'État permetaux individusdeconjurer les risquesd'anomiequi,Durkheim l'avaitbienvu,sont inscrits dans le développement des sociétés industrielles.Mais pour cefaire, ils ont pour interlocuteur principal, et à la limite unique, l'État et sesappareils.Lavulnérabilitéconjuréedel'individusetrouveainsireconduitesurunautreplan.L'Étatdevientsonprincipalsupportetsaprincipaleprotection,maiscetterelationrestecellequiunitunindividuàuncollectifabstrait.Est-ilpossible, demande JürgenHabermas, « de produire des nouvelles formes devieavecdesmoyens juridico-bureaucratiques24 »?La recette, si elle existe,n'apasencoreététrouvée.

Lesdangersquecomportecettedépendanceàl'égarddel'Étatvonts'accuser

lorsque la puissance publique va se trouver en difficulté pour accomplir cestâches de lamanière relativement indolore qui était la sienne en période decroissance.Tel leDieu deDescartes qui recréait lemonde à chaque instant,

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l'Étatdoitmaintenirsesprotectionsparuneactioncontinue.S'ilseretire,c'estle liensocial lui-mêmequi risquedesedéliter.L'individuse trouvealorsenprisedirecteavec la logiquede lasociétésalariale livréeàelle-mêmequiadissous, avec les solidarités concrètes, les grands acteurs collectifs dontl'antagonismecimentaitl'unitédelasociété.Danscecontexte,lecorporatismerisque de tenir lieu d'intérêt général : défense et illustration d'une stratesalariale qui se différencie des strates inférieures et aspire aux prérogativesdes strates supérieures. À la limite, si l'objectif de chaque individu est demainteniretsipossibled'améliorersatrajectoirepropreetcelledesafamille,laviesocialerisquedesevivresurlemodedustruggleforlife.Orilexiste,sicen'estunecontradiction,entoutcasdefortestensionsentre

ce développement de l'individualisme, qui caractérise la société salariale, etl'imposition de formes de socialisation des revenus et de contraintesadministratives indispensables au fonctionnement de l'État social. Cetantagonismeapuêtredésamorcétantquelecoûtdelasolidaritéobligatoiren'apasététroplourd,etquelescontraintesréglementairesontétécompenséespardes bénéfices substantiels dont l'individu touchait lui-même les dividendes.Ainsi les couvertures sociales étaient financées, comme on le sait, par unegrandemajoritéd'actifs,quicotisaientensommesurtoutpoureux-mêmes:ilsassuraientleurpropreavenirenmêmetempsqueceluiducollectifdessalariés.Maissousladoublecontrainteduchômageetdudéséquilibredémographique,lesystèmedesprotectionssocialesse trouveprisentenaille. Ilseproduitunglissement d'un système d'assurances, selon lequel les actifs payaient surtoutpour les actifs, à un système de solidarité nationale, pour lequel les actifsdevraientpayersurtoutpourdesinactifsdeplusenplusnombreux25.

Dansununiversdanslequel,d'unepart,lenombredespersonnesâgéesetdesenfantsscolariséss'accroît,d'autrepart,lesliensentrelaproduction,l'emploietlerevenusedistendent,lafractionréduitedelapopulationactivequitravailledistraitunepartdeplusenplusimportantedesesressourcespourfinancerlaproportionécrasantedeceuxquinetravaillentpasencore,quinetravaillentplusouquinetravaillerontjamais26.

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Ainsisera-t-ilsansdouteimpossibled'éviterdeschoixdouloureux.Certains

débats qui avaient il y a vingt ans un caractère surtout académique prennentaujourd'hui une acuité singulière.Par exemple, la protection socialedoit-ellenourrir l'ambition d'affranchir tous les citoyens du besoin, ou doit-elle êtrepréférentiellement accrochée au travail? La première option est celle deBeveridge,quiluidonneunesignificationtrèsextensive:«AssureràtouslescitoyensduRoyaume-Uniun revenusuffisantpourqu'ilspuissent faire faceàleurs charges27. » Cependant le même rapport souligne énergiquement lanécessité, pour qu'un plan de sécurité sociale réussisse, de promouvoir unesituation de quasi-plein-emploi : « Ce rapport considère comme un desobjectifsdelasécuritésocialelemaintienduplein-emploietlapréventionduchômage28. » L'autre option, le « système bismarckien », lie l'essentiel desprotections aux cotisations salariales, et la France, dit-on, s'en rapproche.Pourtant Pierre Laroque reprend à peu près littéralement la formulation deBeveridge sur la « libération du besoin » : la Sécurité sociale, c'est « lagarantiedonnéeàchaquehommequ'entoutecirconstanceilpourraassurerdansdesconditionssatisfaisantessasubsistanceetcelledespersonnesàsacharge29 ». Beveridge et Laroque pouvaient sans trop d'inconvénients, sinon secontredire,dumoinsjuxtaposerdeuxmodèlesd'inspirationtoutedifférente.Ilsn'avaientpasàchoisir,puisque lequasi-plein-emploipouvaitcontribueràun« affranchissement » du besoin alimenté par le travail de la majorité de lapopulation.Mais la protection de tous par la solidarité et la protection desactifsparlesassurancesentrentencontradictionsilapopulationactivedevientminoritaire.Demême,onanotéquelesystèmedesécuritésocialenes'étaitguèresoucié

delacouvertureduchômage.PierreLaroques'enjustifieainsi:«EnFrance,lechômage n'a jamais été un risque aussi sérieux qu'en Grande-Bretagne30. »Outrequ'unetelledéclarationparaîtaujourd'huisingulièrementdatée,elletrahitpeut-êtreunedifficultédefond: lechômagepeut-ilêtrecouvert»àpartirdutravail? Sans doute, jusqu'à un certain seuil. Mais le chômage n'est pas unrisquecommeunautre(commel'accidentdutravail,lamaladieoulavieillesseimpécunieuse).S'ilsegénéralise,ilassèchelespossibilitésdefinancementdesautresrisques,etdoncaussilapossibilitédese«couvrir»lui-même31.Lecasduchômagerévèleletalond'Achilledel'Étatsocialdesannéesdecroissance.La configuration qu'il a prise alors reposait sur un régime du travail qui est

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aujourd'huiprofondémentébranlé.Mais l'État social est peut-être encore plus profondément déstabilisé par

l'affaiblissementdel'État-nation,dontilestl'émanationdirecte.Doubleérosiondes prérogatives régaliennes, vers le bas avec la montée en charge despouvoirslocaux«décentralisés»,etverslehautavecl'Europeetplusencorela mondialisation de l'économie et la prépondérance du capital financierinternational.Demêmequel'Étatsocialkeynésienreposesur,etpourunepartconstruit, un compromis entre les partenaires sociaux à l'intérieur de sesfrontières,demêmeilsupposeàl'extérieuruncompromis,aumoinsimplicite,avec les différents États qui se situent à un niveau comparable dedéveloppementéconomiqueetsocial.Defait,endépitd'inévitablesdifférencesnationales,lespolitiquessociales,ycomprislespolitiquessalariales,depayscomme l'Allemagne, laGrande-Bretagne ou laFrance, par exemple, sont (ouétaient)compatiblesentreelles,c'est-à-direcompatiblesavec laconcurrencequecespaysselivrentenmêmetempssurleplanéconomiqueetcommercial.Lapolitique socialed'unÉtat résulte en fait d'un arbitragedifficile entredesexigences de politique intérieure (en simplifiant : maintenir la cohésionsociale)etdesexigencesdepolitiqueextérieure:êtrecompétitifet«puissant32».Mais les règlesdu jeuontchangédepuis ledébutdesannées1970.Parexemple, au lieu que les États européens importent de la main-d'œuvreimmigréequ'ilsfonttravailleràleursconditions,ilssetrouventenconcurrencesurunmarchémondialisédutravailavecdeszonesgéographiquesoùlamain-d'œuvreestbonmarché.C'estuneraisonsupplémentaireettrèsfortedepenserqu'il est exclu que, même si la croissance revenait, l'État puisse reprendredemainlapolitiquequiétaitlasienneàlaveilledu«premierchocpétrolier».Il faut donc se demander, avec Jürgen Habermas, si on n'assiste pas à

«l'épuisementd'unmodèle».Lesdifférentesformesdesocialismeavaientfaitde la victoire sur l'hétéronomie du travail la condition de la fondation d'unesociétéd'hommeslibres.L'Étatsocialdetypesocial-démocrateavaitconservéuneversionédulcoréedecetteutopie:iln'étaitplusnécessairedesubvertirlasociétépar larévolutionpourpromouvoir ladignitédu travail,mais laplacede celui-ci demeurait centrale comme base de la reconnaissance sociale etcommesocleauquels'attachentlesprotectionscontrel'insécuritéetlemalheur.Même si la pénibilité et la dépendance du travail salarié n'étaient pascomplètement abolies, le travailleur s'en trouvait dédommagé en devenant uncitoyen dans un système de droits sociaux, un bénéficiaire des prestations

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distribuées par les bureaucraties de l'État, et aussi un consommateur reconnudes marchandises produites par le marché33. Ce mode de domestication ducapitalismeavait ainsi restructuré les formesmodernesde la solidarité et del'échangeautourdutravail,souslagarantiedel'État.Qu'enest-ildecemontagesiletravailperdsacentralité?

Lessurnuméraires

Quelles qu'en puissent être les « causes 34 », l'ébranlement qui affecte lasociétéaudébutdesannées1970semanifestebien,enpremierlieu,àtraverslatransformationdelaproblématiquedel'emploi.Leschiffresnesontquetropconnus et occupent aujourd'hui le premier plan de l'actualité : près de 3,5millions de chômeurs, soit plus de 12% de la population active35. Mais lechômage n'est que la manifestation la plus visible d'une transformation enprofondeur de la conjoncture de l'emploi. La précarisation du travail enconstitue une autre caractéristique,moins spectaculairemais sans doute plusimportante encore. Le contrat de travail à durée indéterminée est en train deperdresonhégémonie.Cetteformelaplusstabledel'emploi,quiaatteintsonapogéeen1975etconcernaitalorsenviron80%de lapopulationactive,esttombéeaujourd'huiàmoinsde65%.Les«formesparticulièresd'emploi»quise développent recouvrent une foule de situations hétérogènes, contrats detravailàduréedéterminée(CDD),intérim,travailàtempspartieletdifférentesformesd'«emploisaidés»,c'est-à-diresoutenusparlespouvoirspublicsdansle cadre de la lutte contre le chômage36. En chiffres absolus, les CDI sontencorelargementmajoritaires.Maissil'oncomptabiliselesfluxd'embauches,lesproportionss'inversent.Plusdesdeuxtiersdesembauchesannuellessefontselon ces formes, dites aussi « atypiques 37 ». Les jeunes sont les plusconcernés, et les femmes davantage que les hommes38. Mais le phénomènetouche également ce que l'on pourrait appeler le noyau dur de la force detravail, les hommes de trente à quarante-neuf ans : en 1988 déjà, plus de lamoitiéd'entreeuxétaientembauchéssousunstatutparticulier39.Etiltoucheaumoins autant les grandes concentrations industrielles que les PME : dans lesentreprisesdeplusde50salariés,lestroisquartsdesjeunesdemoinsdevingt-cinqanssontembauchéssousdescontratsdecetype40.Ce processus paraît irréversible.Non seulement lamajorité des nouvelles

embauchessefaitsouscesformes,maislestockdesCDIseréduit(plusde1409

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million de suppressions d'emplois de ce type entre 1982 et 1990). Il sembleaussi que le processus s'accélère. Le 2 mars 1993, la Tribune-Desfosséspubliait une projection pour les dix années à venir prévoyant une inversioncomplète de la proportionCDI-autres formes d'emplois. Le nombre desCDIpourraitalorsêtreréduità3millions.Onpeutcertesfairedesréservessurlaprécisionmathématiquedetellesprévisions.Ellesn'entraduisentpasmoinsunbouleversement en profondeur de la condition salariale41. La diversité et ladiscontinuitédesformesdel'emploisontentraindesupplanterleparadigmedel'emploihomogèneetstable.Pourquoi dire qu'il s'agit là d'un phénomène aussi important, et sans doute

mêmeplus importantque lamontéeduchômage?Nonpointpourbanaliser lagravité du chômage.Maismettre l'accent sur cette précarisationdu travail 42permetdecomprendrelesprocessusquialimententlavulnérabilitésocialeetproduisent,enfindeparcours, lechômageet ladésaffiliation. Ilestd'oresetdéjà équivoque de caractériser ces formes nouvelles d'emploi de« particulières » ou d' « atypiques ». Cette représentation renvoie à laprépondérance,sansdoute révolue, duCDI.Davantage : la représentationduchômagecommeunphénomèneluiaussiatypique,ensommeirrationneletquel'on pourrait éradiquer au prix d'un peu de bonne volonté et d'imagination,toutes choses demeurant égales par ailleurs, est sansdoute aussi l'expressiond'unoptimisme révolu.Lechômagen'estpasunebullequi s'est creuséedansles relations de travail et que l'on pourrait résorber. Il commence à devenirclair que précarisation de l'emploi et chômage se sont inscrits dans ladynamiqueactuelledelamodernisation.Ilssontlesconséquencesnécessairesdes nouveaux modes de structuration de l'emploi, l'ombre portée desrestructurations industrielles et de la lutte pour la compétitivité — quieffectivementfontdel'ombreàbeaucoupdemonde.C'est la structuremêmede la relation salarialequi risqued'être remise en

question.Laconsolidationdelaconditionsalariale,onl'asouligné,a tenuaufait que salarier une personne avait de plus en plus consisté à s'attacher sadisponibilité et ses compétences sur la longue durée — cela contre uneconception plus fruste du salariat, qui consistait à louer un individu pouraccomplir une tâcheponctuelle. «Ladurabilité du liend'emploi implique eneffetque l'onne sachepasà l'avancequelles tâchesconcrètesprécédemmentdéfinies le salarié sera amené à remplir43. » Les nouvelles formes« particulières » d'emploi ressemblent davantage à d'anciennes formes

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d'embauche,lorsquelestatutdutravailleurs'effaçaitdevantlescontraintesdutravail.Laflexibilitéestunemanièredenommercettenécessitédel'ajustementdutravailleurmoderneàsatâche.Necaricaturonspas.Laflexibiliténeseréduitpasàlanécessitédes'ajuster

mécaniquement à une tâche ponctuelle. Mais elle exige que l'opérateur soitimmédiatement disponible pour s'adapter aux fluctuations de la demande.Gestionenfluxtendu,productionàlacommande,réponseimmédiateauxaléasdes marchés sont devenus les impératifs catégoriques du fontionnement desentreprisescompétitives.Pourlesassumer,l'entreprisepeutavoirrecoursàlasous-traitance(flexibilitéexterne)ouformersonpersonnelàlasouplesseetàla polyvalence afin de lui permettre de faire face à toute la gamme dessituations nouvelles (flexibilité interne). Dans le premier cas, c'est à desentreprisessatellitesqu'estconfiélesoind'assumerlesfluctuationsdumarché.Ellespeuventlefaireauprixd'unegrandeprécaritédesconditionsdetravailetdefortsrisquesdechômage.Danslesecondcas,l'entrepriseprendenchargel'adaptation de son personnel aux changements technologiques.Mais c'est auprixdel'éliminationdeceuxquinesontpascapablesdesehausseràlahauteurdecesnouvellesnormesd'excellence44.Ces constats remettent profondément en question la fonction intégrative de

l'entreprise. L'entreprise des années de croissance a constitué une matriceorganisationnelledebasedelasociétésalariale.C'estprincipalementàpartird'elle, comme le soulignentMichel Aglietta et Anton Bender, que s'opère ladifférenciation du salariat : elle structure des groupements humainsrelativement stables et les place dans un ordre hiérarchique de positionsinterdépendantes45.Cetteformedecohésionsocialeesttoujoursproblématiquecar elle est traversée par des conflits d'intérêts et, en dernière analyse, parl'antagonisme du capital et du travail. Cependant, on l'a vu, la croissancepermettaitdansunecertainemesuredepondérerlesaspirationsdespersonnelset les objectifs de la direction en assurant la progression des revenus et desavantages sociaux et en facilitant lamobilité professionnelle et la promotionsocialedessalariés.La«crise»réduitousupprimecesmargesdejeu,etles« acquis sociaux » deviennent des obstacles au regard de la mobilisationgénéraledécrétéeaunomdelacompétitivitémaximale.

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Ilestparadoxalqu'undiscoursapologétiquesur l'entreprisesesoit imposéprécisément au moment où elle perdait une bonne part de ses fonctionsintégratrices46. L'entreprise, source de la richesse nationale, école de laréussite,modèled'efficacitéetdecompétitivité,sansdoute.Maisilfautajouterque l'entreprisefonctionneaussi,etapparemmentdeplusenplus,commeunemachineàvulnérabiliser,etmêmecommeune«machineàexclure47».Etceladoublement.Au sein de l'entreprise elle-même, la course à l'efficacité et à la

compétitivité entraîne la déqualification des moins aptes. Le « managementparticipatif»»exigelamobilisationdecompétencesnonseulementtechniques,mais aussi sociales et culturelles, qui prennent à contre-pied la cultureprofessionnelle traditionnelle d'une majorité de salariés48. Lorsque, dans lecadrede la recherchede la« flexibilité interne», l'entrepriseentendadapterles qualifications des travailleurs aux transformations technologiques, laformationpermanentepeut fonctionnercommeune sélectionpermanente49. Lerésultat est l'invalidation des «travailleurs vieillissants », trop âgés ou pasassezforméspourêtrerecyclés,maistropjeunespourbénéficierdelaretraite.EnFrance,letauxd'activitédelatranched'âgedescinquante-cinq-soixanteansest tombéà56%,undesplusbasd'Europe (il estde76%enSuède),et lamajorité des travailleurs ne passe pas directement de la pleine activité à laretraiteselonlemodèleclassiquedutravailprotégé50.Maisl'entreprisefaillitégalementàsafonctionintégratriceendirectiondes

jeunes. En haussant le niveau des qualifications requises à l'entrée, elledémonétariseune forcede travail avantmêmequ'elle ait commencé à servir.Ainsides jeunesqui ilyavingt ansauraient été intégrés sansproblèmeà laproductionsetrouventcondamnésàerrerdestageenstageoud'unpetitboulotà l'autre. Car l'exigence de qualification ne correspond pas toujours à desimpératifstechniques.Nombred'entreprisesonttendanceàseprémunircontredefuturschangementstechnologiquesenembauchantdesjeunessurqualifiés,ycompris dans des secteurs à statuts peu valorisés. C'est ainsi que les jeunestitulairesd'unCAPoud'unBEPoccupentdeplusenplusdesemploisinférieursà leurqualification.Alorsqu'en1973 lesdeux tiersd'entreeuxoccupaient lepostede travail pour lequel ils avaient été formés, en1985 ils n'étaient plusque40%danscecas51.Ilenrésulteunedémotivationetunaccroissementdela

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mobilité-précarité,cesjeunesétanttentésdechercherailleurs,sic'estpossible,unmeilleurajustementdeleuremploiàleurqualification.Ilenrésultesurtoutquelesjeunesréellementnonqualifiésrisquentden'avoiraucunealternativeauchômage, puisque les places qu'ils pourraient occuper sont prises par plusqualifiés qu'eux. Plus profondément, cette logique risque d'invalider lespolitiques qui mettent l'accent sur la qualification comme voie royale pouréviter le chômage ou pour en sortir. C'est sans doute une vision encoreoptimiste de la « crise » qui a conduit à penser qu'en améliorant et enmultipliantlesqualificationsonseprémunissaitcontrel'«inemployabilité».Ilest vrai que, statistiquement parlant, les « basses qualifications » fournissentles plus forts contingents de chômeurs.Mais cette corrélation n'implique pasune relation directe et nécessaire entre qualification et emploi. Les « bassesqualifications»risquentd'êtretoujoursenretardd'uneguerre,sientre-tempsleniveaugénéraldeformations'estélevé52.C'estpourquoiaussidesobjectifstelsqueceluidemenerauniveaudubaccalauréat80%d'uneclassed'âgesontdespseudo-solutionsauproblèmedel'emploi.Iln'yacertainementpas80%desemplois, actuellement ou dans un avenir prévisible, qui exigent ce niveau dequalification53.Onrisquealorsd'aboutir,plutôtqu'àuneréductionduchômage,àunehausseduniveaudequalificationdeschômeurs.Entendons-nousbien:ilestlégitimeetmêmenécessaire,dupointdevuede

ladémocratie,des'attaquerauproblèmedes«bassesqualifications»(c'est-à-dire, dans un langage moins technocratique, de mettre fin au sous-développementcultureld'unepartiedelapopulation).Maisilestillusoired'endéduirequelesnon-employéspourraienttrouverunemploisimplementauprixd'unemiseàniveau.Larelationformation-emploiseposedansuncontextetoutdifférent de celui du début du siècle. Alors, le type de formation et desocialisationpromuparl'écoleafacilitél'immigrationverslavilledesjeunesrurauxetlaformationd'uneclasseouvrièreinstruiteetcompétente:lesjeunesscolarisés par laRépublique trouvaient des postes de travail à lamesure deleursnouvellesqualifications.Aujourd'hui, tout lemonden'estpasqualifiéetcompétent, et l'élévation du niveau de la formation demeure un objectifessentiel.Maiscetimpératifdémocratiquenedoitpasdissimulerunproblèmenouveauetgrave:lapossibleinemployabilitédesqualifiés54.Ilseraitinjustedefaireporteràl'entreprisetoutelaresponsabilitédecette

situation.Sonrôleestbiendemaîtriserleschangementstechnologiquesetdeseplier aux exigences nouvelles du marché. Toute l'histoire des relations de

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travail montre d'ailleurs que l'on ne saurait demander de surcroît auxemployeursde«fairedusocial»(lorsqu'ilsl'ontfait,c'est,commedanslecasde la philanthropie patronale du XIXe siècle, au sens précis et limité de ladéfensedesintérêtsbiencomprisdel'entreprise).Or,danslestransformationsen cours, une adhésion au premier degré aux exigences immédiates de larentabilité peut se révéler à terme contre-productive pour l'entreprise elle-même(parexemple,unusagesauvagedelaflexibilitébriselacohésionsocialede l'entrepriseoudémotive lepersonnel).Onpeutdoncsouhaiterunegestionintelligentedecesimpératifsparl'entreprise.Ilestenrevanchenaïfdecroirequ'ellepourraitprendreenchargelesrisquesdefracturesocialequidécoulentde son fonctionnement.Après tout, les entreprises les plus compétitives sontaussisouventlesplussélectives,etdoncàcertainségardslesplusexcluantes,et (cf. dans l'automobile) la publication de « plans sociaux » accompagnefréquemmentcelledesbilanscommerciauxpositifs.C'estunemanièrededirequ'une politique se donnant pour objectif de maîtriser les effets de ladégradation de la condition salariale et de juguler le chômage ne sauraits'appuyerexclusivementsur ladynamiquedesentreprisesetsur lesvertusdumarché. Les nombreuses mesures de type aide à l'embauche, abattement deschargessocialessansobligationsd'embaucheparlesentreprises,etc.,ontfaitla preuve si ce n'est de leur inutilité, du moins de leurs effets extrêmementlimités.S'agissantenparticulierd'aiderlespublicsendifficulté,ilauraitfallu« distribuer moins souvent des subventions en faveur d'embauches qui seseraientproduitesdetoutefaçon55».Cequel'onappelleles«effetsd'aubaine»decertainesmesuressocialessontbienintéressantspourlesentreprises,etonne voit pas pour quelles raisons elles ne s'en saisiraient pas. Mais ils ontsouventdeseffetsperverssurlamaîtriseduchômage.De toute manière, chercher le salut par l'entreprise, c'est se tromper de

registre.L'entrepriseexprimelalogiquedumarché,del'économie,quiest«lechamp institutionnel des seules entre-prises56 ». Sur ce plan, la marge demanœuvre est étroite car (le désastre des pays du « socialisme réel » lemontre)unesociéténepeutpasplusignorerlemarchéquelaphysiquenepeutignorer la loi de la gravitation universelle. Mais s'il est suicidaire d'être« contre » le marché, il n'en résulte pas qu'il faille s'abandonner à lui. Laproblématiquedelacohésionsocialen'estpascelledumarché,lasolidariténeseconstruitpasentermesdecompétitivitéetderentabilité.Cesdeuxlogiquessont-ellescompatibles?Onreviendrasurcettequestion.Ici, ilfallaitmarquerleurdifférencepourrécusercetteimpassequereprésentelefaitdefaireporter

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à l'entreprise le poids de la résolution de la question sociale actuelle. Unevolonté politique peut peut-être - en tout cas elle le devrait— encadrer etcirconscrire le marché pour que la société ne soit pas broyée par sonfonctionnement. Elle ne peut déléguer à l'entreprise la charge d'exercer sonpropremandat,saufàpenser,nonseulementque«cequiestbonpourGeneralMotorsestbonpourlesÉtats-Unis»,maisaussiquecelasuffitpourassurerlacohésiondetoutelasociété.

Silamaîtrisedelaquestionsocialenerelèvepasexclusivementduchampdel'entrepriseetdel'économie,c'estqueleurdynamiqueactuelleproduitdeseffets désastreux du point de vue de la cohésion sociale. La situation peut àpremièrevues'interpréteràpartirdesanalysesdeladualisationdumarchédutravail57,maiselle inviteàenradicaliser lesconclusions.Ilyabieneneffetdeux « segments » d'emplois, un marché « primaire » formé d'élémentsqualifiés, mieux payés, mieux protégés et plus stables, et un marché«secondaire»constituédepersonnelsprécaires,moinsqualifiés,directementsoumis aux fluctuations de la demande. Mais les relations entre ces deuxsecteursnesontpasfixéesunefoispourtoutes.Schématiquement,onpourraitdirequ'enpériodedecroissanceetd'équilibre entre lademandeet l'offredetravail, il y a relation de complémentarité entre les deux secteurs. C'estl'avantage de l'entreprise— et évidemment des salariés— que de fixer lecapital humain. Cette fidélisationminimise les coûts de formation, assure lacontinuitédescompétencesetunmeilleurclimatsocialauseindel'entreprise,économise les à-coups générateurs de baisse de la productivité. Le marchésecondaire joue alors un rôle d'appoint pour faire face aux imprévus, etéventuellement de sas pour socialiser des personnels dont certains serontintégrésdemanièrestable.Dansunesituationdesous-emploietdesureffectifs,les deuxmarchés sont au contraire en concurrence directe. La pérennité desstatutsdupersonnelde l'entreprise faitobstacleà lanécessitédefaire faceàune conjoncture mobile. À l'inverse, les salariés du secteur secondaire sontplus« intéressants»,puisqu'ilsontmoinsdedroits,nesontpasprotégéspardesconventionscollectivesetpeuventêtrelouésaucoupparcoup58.Ajoutonsquel'internationalisationdumarchédutravailaccuseladégradationdumarchénational.Lesentreprisessous-traitentaussi (flexibilitéexterne)dansdespaysoùlecoûtdelamain-d'œuvreestplusieursfoismoinsélevé.Dansunpremier

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temps,cetteformededélocalisationaprincipalementaffectélesemploissous-qualifiéset les industries traditionnelles (cf. la ruinedu textile dans lespays«développés»,danslesquelsilavaitpourtantétélesecteurindustrielleplusdemandeur d'emplois). Mais une entreprise peut également sous-traiter laconstruction d'appareillages sophistiqués ou de programmes informatiques enAsieduSud-Estouailleurs59.Cette évolution est aggravée par la « tertiarisation » des activités, dont

Bernard Perret et Guy Roustang ont souligné l'importance60. Une telletransformationnechangepasseulementlastructuredesrapportsdetravaildanslesensdelaprédominancedesrelationsdirectesentreleproducteuretleclient(prestations de services proprement dites) et du caractère informationnel etrelationnel croissant des activités. Elle a une incidence directe sur laproductivitédutravail.Enmoyenne,lesgainsdeproductivitédégagésparlesactivités industrielles sont le double de ceuxdu secteur des services61. Il enrésulte une grave interrogation quant à l'ampleur et aux conséquences pourl'emploid'unereprisedelacroissance.SelonleséconomistesclassiquesdontAlfred Sauvy a synthétisé la pensée, les transformations des techniques deproduction ont toujours été suivies d'un « déversement » de lamain-d'œuvredesancienssecteursversdenouvellessphèresd'activité62(ainsilaréductiondelamain-d'œuvreattachéeàl'agricultureadonnélieuaudéveloppementd'unsecteurindustrielplusproductif).Ceraisonnementesttoutefoismisendéfautsilesprogrèstechniquesdégagentdefaiblesgainsdeproductivitéetsupprimentdavantaged'emploisqu'ilsn'encréent.Ilsemblebienquecesoitlecas63.Leproblèmeactueln'estdoncpas seulementceluiquepose la constitution

d'une « périphérie précaire », mais aussi celui de la « déstabilisation desstables64 ». Le processus de précarisation traverse certaines des zonesanciennement stabilisées de l'emploi. Remontée de cette vulnérabilité demasse, dont on a vu qu'elle avait été lentement conjurée. Il n'y a rien de«marginal»danscettedynamique.DemêmequelepaupérismeduXIXesiècleétaitinscritaucœurdeladynamiquedelapremièreindustrialisation,demêmela précarisation du travail est un processus central, commandé par lesnouvelles exigences technologico-économiques de l'évolution du capitalismemoderne.Ilyabienlàdequoiposerune«nouvellequestionsociale»quialamêmeampleuretlamêmecentralitéquecellequelepaupérismesoulevaitdanslapré-mièremoitiéduXIXesiècle,àl'étonnementdescontemporains.

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Envisagés sous l'angle du travail, on peut distinguer trois points decristallisationdecettequestion.D'abord,cettedéstabilisationdesstables.Unepartiedelaclasseouvrièreintégréeetdessalariésdelapetiteclassemoyenneestmenacéedebasculement.Alorsquelaconsolidationdelasociétésalarialeavaitcontinûmentélargil'assisedespositionsassuréesetménagélesvoiesdelapromotionsociale,c'estlemouvementinversequiprévaut.C'estsansdoutesur le devenir de ces strates intermédiaires — ni le bas ni le haut de lapyramidesociale—,quin'ontpasactuellementbeaucoupàespérerdufaitdublocage de la mobilité ascendante, mais davantage à perdre, que se jouel'équilibredenotrestructuresociale(lepopulisme,dedroiteoudegauche,estlatraductionpolitiquedeleurmiseensituationd'insécurité).Confirmationdufaitqu'ilnesuffitpasdetraiterlaquestionsocialeàpartirdesesmargesetdesecontenterdedénoncerl'«exclusion».Deuxième spécificité de la situation actuelle, l'installation dans la

précarité.Letravailaléatoirereprésenteunenébuleuseauxcontoursincertains,mais qui tend à s'autonomiser.Moins du quart des 2,5millions de chômeursrecensésàl'ANPEen1986avaienttrouvéuntravailstabledeuxansplustard(22%);9%s'étaient résignésà l'inactivitédéfinitiveet44%étaientencorechômeurs,soit(pourlequart)qu'ilsysoientrestés(chômagedelonguedurée),soitqu'ils lesoientredevenusaprèsavoiroccupéunouplusieursemplois.Sil'onyajouteceuxquioccupentaumomentdel'enquêteunemploimenacé,c'estdoncenvironlamoitiédeschômeurs,ouex-chômeurs,quisontplacéssurcestrajectoires erratiques faites d'alternance d'emploi et de non-emploi65. Cesproportions sont confirmées par d'autres enquêtes. Ainsi en 1988, seuls unstagiaire sur quatre et un travailleur précaire sur trois ont trouvé un emploistable au bout d'un an66. Cette même année, près de 50 % des demandeursd'emploiétaientauparavantemployésencontratàduréedéterminée67.Lechômagerécurrentconstituedoncunedimensionimportantedumarchéde

l'emploi. Toute une population, de jeunes surtout, apparaît relativementemployable pour des tâches de courte durée, quelques mois ou quelquessemaines, et plus facilement encore licenciable.L'expressiond' « intérimairepermanent » n'est pas un mauvais jeu de mots. Il existe une mobilité faited'alternancesd'activitéetd'inactivité,dedébrouillesprovisoiresmarquéespar

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l'incertitude du lendemain. C'est une des réponses sociales apportées àl'exigence de flexibilité.Elle est coûteuse pour les intéressés.En 1975 déjà,Michel Pialoux avait peint ce « réalisme du désespoir » qui force certainescatégoriesdejeunesà«choisir»cesstratégiesaujourlejour68.C'étaitalorsun vécu circonscrit, pour l'essentiel, à un public de jeunes particulièrementdéfavorisés, enfantsd'immigrés,habitantsdesbanlieues. Il toucheaujourd'huide larges fractions des jeunes issus de la classe ouvrière « classique »,titulaires de diplômes techniques comme le CAP, et mord aussi sur certainssecteursdelaclassemoyenne69.Laprécaritécommedestin.Lorsquel'onparledudiscréditdu travailquiaffecterait lesnouvellesgénérationsetdans lequelcertainsvoientlesigneheureuxd'unesortiedel'aliénationdelacivilisationdutravail, il faut avoir à l'esprit cette réalité objective dumarché de l'emploi.Comment investir ces situations et accrocher un projet à ces trajectoires?Le«rêvedel'intérimaire»,c'estledésirdedevenirpermanent,associéaudoutelancinantsurlapossibilitéd'yparvenir70.C'estmoinsletravailquiestrécuséqu'un type d'emploi discontinu et littéralement insignifiant, qui ne peut passervirdesocleàlaprojectiond'unavenirmaîtrisable.Cettemanièred'habiterlemondesocialimposedesstratégiesdesurviefondéessurleprésent.Àpartirdelàsedéveloppeuneculturequiest,selonl'heureuseexpressiondeLaurenceRouleau-Berger,une«culturedel'aléatoire71».Ainsifaitretoursurledevantdelascènesocialunetrèsancienneobligationimposéeàcequel'onappelaitalors lepeuple:«vivreaujour la journée».N'est-onpasendroitdeparlerd'unnéopaupérisme?Untroisièmeordredephénomènes,leplusinquiétant,paraîtémergerdansla

conjonctureactuelle.Laprécarisationdel'emploietlamontéeduchômagesontsansdoutelamanifestationd'undéficitdeplacesoccupablesdanslastructuresociale, si l'onentendparplacesdespositionsauxquelles sontassociéesuneutilité sociale et une reconnaissance publique. Travailleurs « vieillissants »(maisilsontsouventlacinquantaineoumoins)quin'ontplusdeplacedansleprocessus productif,mais qui n'en ont pas non plus ailleurs; jeunes en quêted'un premier emploi et qui errent de stage en stage et d'un petit boulot à unautre; chômeurs de longue durée que l'on s'épuise sans grand succès àrequalifier ou à remotiver : tout se passe comme si notre type de sociétéredécouvraitavecsurprise laprésenceensonseind'unprofildepopulationsque l'on croyait disparu, des « inutiles au monde », qui y séjournent sansvraiment lui appartenir. Ils occupent une position de surnuméraires, en

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situationde flottaisondansune sortedenoman's land social,non intégrésetsansdoute inintégrables,ausensdumoinsoùDurkheimparlede l'intégrationcomme de l'appartenance à une société formant un tout d'élémentsinterdépendants.Cetteinutilitésocialelesdéqualifieaussisurleplanciviqueetpolitique.À

ladifférencedesgroupessubordonnésdelasociétéindustrielle,exploitésmaisindispensables, ils ne peuvent peser sur le cours des choses. On pourraits'étonnerqu'undésastrecomme3,5millionsdechômeursn'aitdéclenchéaucunmouvement social de quelque ampleur. Il a en revanche suscité un nombreincroyable de discours et un nombre conséquent de «mesuresd'accompagnement ». «On se penche » sur le sert de ces inemployés qui nesont pas des acteurs sociaux, mais, comme on l'a dit, des « non-forcessociales », des « normaux inutiles72 ». Ils occupent dans la structure socialeactuelleunepositionhomologueàcelleduquartmondeàl'apogéedelasociétéindustrielle:ilsnesontpasbranchéssurlescircuitsd'échangesproductifs,ilsont raté le train de la modernisation et restent sur le quai avec très peu debagages. Dès lors, ils peuvent faire l'objet d'attentions et susciter del'inquiétude,carilsposentproblème.Maisc'estlefaitmêmedeleurexistencequiposeproblème.Ilspeuventdifficilementêtreprisencomptepourcequ'ilssontcarleurqualificationestnégative—inutilité,non-forcessociales—,etilsen sont généralement conscients73. Lorsque le socle sur lequel s'était édifiéeson identité sociale fait défaut, il est difficile de parler en son nom propre,mêmepour dire non.La lutte suppose l'existence d'un collectif et d'un projetpour l'avenir. Les inutiles au monde ont le choix entre la résignation et laviolencesporadique,la«rage»(Dubet)quileplussouvents'autodétruit.

Onpourraitpeut-êtresynthétiserces transformations récentesendisantque

pourdes catégoriesdeplus enplusnombreusesde lapopulationactive, et afortioripourcellesqui sontplacéesensituationd'inactivité forcée, l'identitéparletravails'estperdue.Maiscettenotiond'identitéparletravailn'estpasd'un maniement facile dans le cadre d'une argumentation qui se voudraitrigoureuse74. On peut certes repérer plusieurs cercles d'identité collectivefondéed'abordsurlemétier(lecollectifdetravail75,quipeutseprolongerencommunautéd'habitat(lequartierpopulaire76,encommunautédemodedevie(lebistrot,lesguinguettesenborddeMarne,labanlieuerouge,l'appartenance

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syndicaleetpolitique).RichardHoggarta laisséunedesmeilleurespeinturesde lacohérencedecetteculturepopulaireconstruiteautourdesservitudesdumétier, mais développant un système de valeurs à fort pouvoir intégrateur77.Danslasociétéindustrielle,surtoutpourlesclassespopulaires,letravailfaitfonction de « grand intégrateur », ce qui, comme le précise Yves Barel,n'impliquepasunconditionnementparletravail.«Ilyal'intégrationfamiliale.Il y a l'intégration scolaire, l'intégrationprofessionnelle, l'intégration sociale,politique, culturelle, etc. »Mais le travail est un inducteur qui traverse ceschamps,c'est«unprincipe,unparadigme,quelquechoseenfinquiseretrouvedanslesdiversesintégrationsconcernéesetquidoncrendpossiblel'intégrationdesintégrationssansfairedisparaîtrelesdifférencesoulesconflits78».Mais, sauf à accumuler les monographies précises, il est difficile de

dépassercecadreconceptuelgénéral.Ilestencoreplusdifficiledemesurerlarécentedégradationde ces fonctions intégratrices jouéespar le travail79. J'aiproposé une hypothèse générale pour rendre compte de la complémentaritéentrecequi sepassesurunaxed'intégrationpar le travail—emploi stable,emploi précaire, expulsion de l'emploi — et la densité de l'inscriptionrelationnelle dans des réseaux familiaux et de sociabilité — insertionrelationnelle forte, fragilité relationnelle, isolement social. Ces connexionsqualifient des zones différentes de densité des rapports sociaux, zoned'intégration, zone de vulnérabilité, zone d'assistance, zone d'exclusion ouplutôt de désaffiliation. Mais il ne s'agit pas de corrélations mécaniquespuisqu'une fortevalence surunaxepeutcompléter la faiblessede l'autre (cf.par exemple, au chapitre I, les traitements du « pauvre honteux » et duvagabond:ilssontl'unetl'autrehorstravail,maislepremierestcomplètementinscrit dans la communauté tandis que le second est coupé de toute attachesociale).Pour lapériodecontemporaine, ilestencoreplusdifficiledemaîtriserces

relations, car l'État social intervient comme un personnage omniprésent.Dèslors s'il est intéressant, comme le fait le CERC, de noter une corrélationstatistique entre par exemple les taux de rupture conjugale et la précarité durapport à l'emploi80, les processus qui commandent ces relations ne sont pasexplicitéspourautant.Ilexisteenfaitdeuxregistresdevulnérabilitéfamiliale.Lafamilleengénéralestdevenuedeplusenplusvulnérable81parcequ'elleestdevenueunestructuredeplusenplus«démocratique».Lenteérosiondecetîlot de pouvoir tutélaire qu'était demeurée la famille au sein de l'ordre

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contractuelqu'institueleCodecivil.TouteslesréformesduCodedelafamille,jusqu'aux plus récentes sur les droits de l'enfant, vont dans le sens del'établissement d'un partenariat familial fondé sur une relation d'égalité entreles rôles familiaux82. Autrement dit, la famille tend à devenir une structurerelationnelle dont la consistance dépend pour l'essentiel de la qualité desrelations entre ses membres. La promotion d'un ordre familial contractuelnégocié fragilise la structure familiale en tant que telle, en la rendantdépendanted'autorégulationsqu'elledoitelle-mêmemaîtriser.Mais certaines familles sont exposées à un tout autre typedemenaces.Ce

sontcellesqueleurfaiblestatutsocialetleurprécaritééconomiquedésignentcomme les bénéficiaires de prestations sociales sous conditions deressources83.L'interventiondel'Étatprendlàaussiuneformetoutedifférente.AlorsqueleCodedelafamillerelèvedudroitciviletquesesprescriptionsont une vocation universaliste, les interventions ciblées sont le fait de l'Étatsocialdanslecadred'unepolitiqued'aideauxpopulationsdéfavoriséesetdemaintiendelacohésionsociale.Maissidenombreusesenquêtesmontrentqueles accrocs dans le tissu familial — séparation, divorce, veuvage... —entraînentfréquemmentunediminutiondesressourcesdesfamilles,onnepeuten conclure qu'elles les précipitent systématiquement dans la précaritééconomique84.Larelationinverseentreunedégradationdelasituationsocio-économique—chômage,endettement,faillite...—etladissociationfamilialeestaussiplussouventaffirméequeprouvée.Enfinetsurtout,ilfaudraitmettreen relation la fragilité spéciale de ce type de familles défavorisées et lafragilisation générale de la famille « moderne », qui correspondent à deslogiques toutesdifférentes.Ons'aperçoitqu'ildoitexistercommeunespiraleentredifférentstypesd'expositiondelafamilleauxrisques.Aunevulnérabilitéde la structure familiale quasi réduite à la gestion de son capital relationnelpeuts'ajouterunevulnérabilité spécialedes famillesexposéesàunepertedestatut social et à la précarité économique du fait de la dégradation de laconditionsalariale.Maisilresteraitàmontrercomments'articulentcesplans85.Il en va demême pour la corrélation entre la dégradation du statut lié au

travail et la fragilisationdes supports relationnels qui, au-delàde la famille,assurentune«protectionrapprochée»(relationsdevoisinage,participationàdes groupes, associations, partis, syndicats...). L'hypothèse paraît largementvérifiéepourlessituationsextrêmesquiassocientexpulsiontotaledel'ordredutravail et isolement social : le sans domicile fixe, par exemple, comme

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homologue moderne du vagabond des sociétés préindustrielles86. Pour lessituationsintermédiaires,lesrelationsentrelesdeuxaxessontpluscomplexes.Dansquellemesureladégradationdelasituationdetravailsepaie-t-elled'unedégradation du capital relationnel ? Sauf erreur, il n'existe pas de réponsevraiment convaincante à cette question au-delà soit d'analyses ponctuelles dutype histoires de vie87, soit de proclamations générales sur le désastre quereprésentent les ruptures du lien social et la perte des solidaritéstraditionnelles.

Pour approfondir ces questions, il faudrait établir des distinctions plusélaborées entre différentes formes de sociabilité. Certaines accompagnentl'appartenance à des collectifs structurés, comme le collectif de travail,l'adhésion à une association, à un syndicat... « Vivre du social » (uneexpériencequiconcerneplusieursmillionsdepersonnes)n'équivautcependantpas à l'isolement complet, mais conduit plutôt à nouer d'autres types derelations (par exemple avec les services sociaux et d'autres compagnonsd'infortune), répondant à d'autres objectifs (par exemple, l'échanged'informations sur les moyens d'être aidé). De même, ce que j'ai appelé ladésaffiliation pourrait se travailler pour montrer qu'elle n'équivaut pasnécessairement à une absence complète de liens, mais aussi à l'absenced'inscription du sujet dans des structures qui portent un sens. Hypothèse denouvelles sociabilités flottantes qui ne s'inscrivent plus dans des enjeuxcollectifs, errances immobiles dont la « glande » des jeunes désœuvréspropose une illustration. Ce qui leur fait défaut, c'est moins sans doute lacommunicationavecautrui(cesjeunesontsouventdesrelationsplusétenduesquebeaucoupdemembresdesclassesmoyennes)quel'existencedeprojetsàtravers lesquels les interactionsprennentsens. Jevais revenir surce thèmeàproposde l'insertion,car lesensdesnouvellespolitiquesd'insertionpourraitêtre précisément de créer ces sociabilités, ou de les consolider lorsqu'ellesexistentmaissonttropinconsistantespoursoutenirunprojetd'intégration.Ilrestedoncbienducheminàparcourirpourétablirlesystèmederelations

existantentreladégradationdelasituationéconomiqueetsocialed'unepart,ladéstabilisation des modes de vie des groupes affrontés aux turbulences

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actuellesd'autrepart.Fautedepouvoirdéployerl'ensembledecespositions,jeproposeuneimageidéaletypiquedeceprocessusdedégradationintérioriséeendestin,uneimaged'Épinalàrebours.Elleprésentelescomposantesdebasedudramede laconditionsalarialedont lavulnérabilitéest redevenue le lot :uneviedésormais«suspendueàun fil»après l'effondrementdesconditionsd'uneintégrationannoncéeetmêmecélébréeavantqu'elleneseréalise88.Danslesannées1980—troptardparrapportàlatrajectoireascendantede

lasociétésalariale—,unménage«accèdeàlapropriété»avecuntoutpetitcapitalfamilial,desaides,desemprunts.Maislafemme,petiteemployéesansstatut,estpresqueaussitôtlicenciéeéconomique.Lemari,sansqualificationnidiplômes, faitdespetitsboulotsqu'iladeplusenplusdemalà trouver.Lesdettes s'accumulent, car il faut aussi payer les traites pour la voiture et latélévision,bientôtlesarriéréspourletéléphoneetl'électricité.Aumomentdel'entretien,lafemmeattendquel'oninstruisesondossierdeRMIetlemari,àl'essai dans une entreprise, espère sans trop y croire qu'il sera embauché auSMIC. Leurs deux familles les regardent s'enfoncer d'un air réprobateur car,héritières des certitudes des années de croissance, elles ont dumal à penserqu'onpuissenepastrouverdetravailsionencherchevraiment.Certainement,cesenfantsindignesonttrahilagrandepromessedelapromotionsociale,etcenepeutêtrequedeleurfaute.Ainsi,lasuccessstorydel'accèsduprolétariatauxmodesdeviepetits-bourgeoisvireaucauchemar.C'estcommesiprèsd'unsiècledevictoiresremportéessurlavulnérabilitépopulaires'effaçait.«C'estpas possible qu'on vit dans une époque comme ça, qu'il y ait encore desproblèmescommeça.Onditqueleprogrèsilavance,maisc'estpasvrai.Moije trouve qu'il recule plutôt qu'il avance. C'est pas possible, il faut dessolutions, il fautqu'ilsagissent.»Commentvont-« ils»agir?Carc'est l'Étatsocial,évidemment,quiestinterpellé.

L'insertion,oulemythedeSisyphe

Paradoxe:dansunepériodecaractériséeparuneremontéedulibéralismeetpar la célébration de l'entreprise, jamais les interventions de l'État, enparticulier dans le domaine de l'emploi, n'ont été aussi nombreuses, variées,insistantes.Maisplusencorequ'àunaccroissementdurôledel'État,c'estàlatransformation des modalités de ses interventions qu'il faut être sensible.Disons en un mot le sens du changement avant de tenter d'en décliner les

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nuances:ilmarquelepassagedepolitiquesmenéesaunomdel'intégrationàdes politiques conduites au nom de l'insertion. Par politiques d'intégration,j'entends celles qui sont animées par la recherche de grands équilibres,l'homogénéisation de la société à partir du centre. Elles procèdent pardirectives générales dans un cadre national. Ainsi les tentatives pourpromouvoirl'accèsdetousauxservicespublicsetàl'instruction,uneréductiondes inégalités sociales et une meilleure répartition des chances, ledéveloppementdesprotectionsetlaconsolidationdelaconditionsalariale89.J'interpréterai ici les politiques d'insertion à partir de leurs différences, et

même,enforçantunpeuletrait,deleuroppositionparrapportauxpolitiquesd'intégration.Ellesobéissentàune logiquedediscriminationpositive :ellesciblentdespopulationsparticulièresetdeszonessingulièresdel'espacesocial,et déploient à leur intention des stratégies spécifiques. Mais si certainsgroupes, ou certains sites, sont ainsi l'objet d'un supplément d'attention et desoins,c'estàpartirduconstatqu'ilsontmoinsetqu'ilssontmoins,qu'ilssontensituationdéficitaire.Enfait,ilssouffrentd'undéficitd'intégration,commeles habitants des quartiers déshérités, les élèves à la scolarité ratée, lesfamilles mal socialisées, les jeunes mal employés ou inemployables, leschômeursde longuedurée...Lespolitiquesd'insertionpeuventêtrecomprisescommeunensembled'entreprisesdemiseàniveaupourrattrapercettedistanceparrapportàuneintégrationaccomplie(uncadredeviedécent,unescolarité«normale»,unemploistable,etc.).Maisvoiciqu'aujourd'huinaîtlesoupçonqueleseffortsconsidérablesdéployésdepuisunequinzained'annéesdanscesdirections pourraient n'avoir pas fondamentalement changé ce constat : cespopulations sont peut-être malgré tout, dans la conjoncture actuelle,inintégrables.C'estcetteéventualitéqu'ilfautregarderenface.Peut-ondistinguer lespolitiquesd'intégrationet lespolitiquesd'insertionà

partir de la différence entre desmesures de portée générale et le ciblage depopulationsparticulières?Nonsansapporterquelquesprécisions.Eneffet,unetelle distinction n'est pas récente, et elle précède l'avènement des politiquesd'insertion.Elleest,dansledomainedelaprotectionsociale,leprincipedelaclassique relation de complémentarité entre l'assurance sociale et l'aidesociale.LaSécuritésocialeréaliseunesocialisationgénéraliséedesrisquesen«couvrant»lessalariés,leursfamilles,etfinalementtousceuxquis'inscriventdans l'ordredu travail.L'aide sociale (rebaptiséeainsi en1953)héritede latrèsvieillefonctiondel'assistancededispenserdesressourcessubsidiairesà

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tousceuxdontl'existencenepeutpasêtreassuréesurlabasedutravailoudelapropriété.Lourdhéritage,quifaitdépendrelesprestationsdel'aidesociale,même lorsqu'elles sont de droit, d'un plafond de ressources ou d'un tauxd'invalidité. C'est pourquoi, pour le courant moderniste et progressiste desréformateurssociaux,cedualismedevaitàtermes'effacer,etunsystèmeuniquedeprotectionsassurerà tous lescitoyensunensemblehomogènedegarantieslégales—c'étaitdéjà,onl'anoté,l'opiniondeJaurèsen1905,etaussicelledeBeveridgeetdeLaroqueeninstituantlaSécuritésociale.Cen'estpasl'orientationquiaprévalu.Aucontraire,bienavantla«crise»,

l'aide sociale se différencie et se renforce. Son histoire depuis la fin de laSecondeGuerremondialeestcelled'unciblagedeplusenplusprécisdesesbénéficiaires, auquel correspondent des spécialisations institutionnelles,techniques,professionnellesetréglementairesdeplusenpluspoussées.L'Étatest partie prenante dans ce processus. Il légifère, fonde des établissementsspécialisés, garantit l'homogénéité des diplômes et des professionnels,coordonnel'implantationdesinstitutionsainsiquelacollaborationdessecteurspublic et privé90. Se cristallisent ainsi des catégories de plus en plusnombreuses de bénéficiaires de l'aide sociale relevant d'un régime spécial :enfantsendifficulté,personnesâgées«économiquementfaibles»,handicapés,famillesà faibles res-sourcesoudissociées91.Audébut des années1970, onassistemême au regroupement de certaines de ces catégories dans de largesconglomérats de populations qui ont en commun de ne pouvoir s'adapter auxexigencesdelasociétésalariale.LionelStoleruredécouvre«lapauvretédansles pays riches » et propose moins de la combattre que de la stabiliser enassurantunrevenuminimalaux«plusdémunis» (impôtnégatif92. Ilnes'agitplusdetenterderéduirelesinégalités,maisdelaisserlemaximumdemargesau marché en contrôlant seulement les conséquences les plus extrêmes dulibéralisme. À peu près au même moment, René Lenoir attire l'attention sur«lesexclus»,termequiportedéjàl'indéterminationqu'ilagardéedepuis:2à3millionsdehandicapésphysiquesoumentaux,plusde1milliond'invalidesâgés,3à4millionsd'«inadaptéssociaux93».Lesremèdesqu'ilpréconisesonttoutefois plus généreux, puisqu'il propose d'améliorer leur condition lorsquec'estpossible et, surtout, de tenterdeprévenir les risquesd'exclusiondecespopulations94.Ainsi,audébutdesannées1970,ladistinctionSécuritésociale-aidesociale,

dont la complémentarité était censée recouvrir l'ensemble des protections se

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brouille95. Lamultiplication des publics ciblés et des politiques spécifiquesfait douter de la capacité de l'État à conduire des politiques d'intégration àvocationuniversaliste et homogénéisatrice.Cependant, toutes cespopulationsquirelèventderégimesspéciauxsecaractérisentparuneincapacitéàsuivreladynamique de la société salariale, soit qu'elles souffrent d'un handicap, soitqu'elles disposent de trop faibles ressources pour s'adapter au rythme duprogrès.Legonflementdelacatégorie«inadaptéssociaux»(3ou4millionspourRenéLenoir!) est l'effetde cetteopération,qui—à ladifférencede laplupartdeshandicaps, troublespsychiques,etc.—circonscritunepopulationrésiduelle par soustraction par rapport aux nouvelles contraintes, d'ailleursnondéfinies,delasociétémoderne.L'inadaptationsocialeestégalementunenotioncentraledanslerapportBloch-Lainé:«Sontinadaptésàlasociétédontils font partie les enfants, adolescents ou adultes qui ont pour des raisonsdiversesdesdifficultésplusoumoinsgrandesàagircommelesautres96.»Laconception substantialiste de la pauvreté d'ATD-QUART monde a la mêmefonction : identifier les laissés-pour-comptede la croissance àpartir de leurincapacitésociale.Cette prise de conscience d'un principe d'hétérogénéité dans une société

emportée par la croissancemarque sans aucun doute un recul des politiquesintégratricesglobalesetmultiplielestraitementsspéciauxdes«populationsàproblèmes ». Mais elle n'empêche pas la machine sociale d'avancer, et leprogrès de se déployer. C'est pourquoi aussi, en dépit du brouillage sur lesopérations de financement, cette évolution ne remet pas fondamentalement enquestionladistinctionquitraversetoutel'histoiredelaprotectionsocialeentrelacouverturepar le travailpour tousceuxquipeuvent—etdoncdoivent—travailler, et l'accès aux secourspour ceuxquine lepeuventpasouqui sontexonérésdecetteexigencepourdesraisonslégitimes97.

C'estlorsquel'apparitiond'unnouveauprofilde«populationsàproblèmes»bouscule cette construction que la question de l'insertion émerge. C'est uneinnovationconsidérable:ilnes'agitplusd'ouvrirunenouvellecatégoriedansleregistredeladéficience,duhandicap,del'anormalité.Cenouveaupublicnerelève directement ni de l'injonction au travail, ni des différentes réponsesménagées par l'aide sociale. Les politiques d'insertion vont semouvoir dans

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cette zone incertaine où un emploi n'est pas assuré, même à qui voudraitl'occuper,etoù lecaractèreerratiquedecertaines trajectoiresdeviene tientpas seulement à des facteurs individuels d'inadaptation. Pour ces nouvellespopulations, les politiques d'insertion vont devoir inventer de nouvellestechnologies d'intervention. Elles vont se situer en deçà des ambitions despolitiques intégratives universalistes, mais elles sont aussi distinctes desactions particularistes à visée réparative, corrective, assistantielle, de l'aidesocialeclassique.Ellesapparaissentdansuneconjoncturespécifique,lorsque,àlafindesannées1970,commenceàs'ouvrirunezonedeturbulencedanslasociétésalariale.Sont-ellesàlahauteurdecetébranlement?Onpeut commencer aujourd'hui à poser ce type de question parce que les

politiques d'insertion se déploient depuis maintenant une quinzaine d'années.Au début, elles ont un caractère ponctuel et improvisé, et se veulentprovisoires.Personnealors sansdouten'auraitpuanticiper leurportée.Maisleurconsolidationprogressivemarquel'installationdansleprovisoirecommerégimed'existence.Avantmêmel'apparitiondelanotiond'insertiondanslesensqu'elleaprise

depuislesannées198098,lathématiquenouvellecommenceàsedessineravecla réapparition d'une vieille préoccupation que les années de croissanceavaient paru effacer : la précarité de certaines situations de travail99. AinsiAgnès Pitrou décrit la fragilité de certaines familles ouvrières qui peuventbasculer dans le dénuement sans être des « cas sociaux », ni même privéesd'emploi,mais qui sont à lamerci dumoindre aléa100. Invité en 1980par lePremier ministre Raymond Barre à faire des propositions pour résorber les«îlotsdepauvreté»quisubsistentdanslasociétéfrançaise,GabrielOheixenprésente soixante pour lutter non seulement contre la pauvreté, mais aussicontrelaprécarité,etcertainesd'entreellescontiennentdesmesuresenfaveurdel'emploi101.Danslemêmecontexte,celuidelasecondemoitiéduseptennatde Valéry Giscard d'Estaing, lorsque la rupture dans la dynamique de lacroissancedevientdeplusenplussensible,apparaissentlespremiers«pactespourl'emploi»afindefaciliterl'embauchedesjeunes102,etsemettentenplacedes opérations « habitat et vie sociale » pour agir sur le cadre de vie decertainsquartiersdéfavorisés103.Derrièrecesinitiativesseprofileunedoubleprisedeconscience:quelapauvretépourraitnepasseulementreprésenterdesîlots d'archaïsme dans une société vouée au progrès, mais dépendre deprocessus en rapport avec l'emploi; que les problèmes que posent certains

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jeunes ne doivent pas seulement s'interpréter en termes d'inadaptationpersonnelleetqu'ilfautaussiprendreencomptelasituationdel'emploietlesconditions de vie. La société salariale commence à perdre sa bonneconscience.

C'est cependantdudébutdes années1980que l'onpeutdater lanaissanceofficielledespolitiquesd'insertion.Trois rapports endessinent lesdomainespropres et la méthodologie104. Sont concernées certaines catégories de lapopulation,surtout les jeunes,quin'entrentpasdans lesmodalitéshabituellesdelareprésentationetdel'actiondesservicespublics.ParexemplecesjeunesdesMin-guettesqui,en1981,l'étédurant,brûlentdesvoitureslorsdelonguesnuitsderodéorépercutéesavecgourmandiseparlesmédias,quedemandent-ilsexactement? Apparemment rien de précis, mais ils disent en même tempsbeaucoup de choses. Ni représentants des classes laborieuses, bien qu'ilstravaillent parfois, ni émanation des classes dangereuses, bien qu'ilscommettentàl'occasiondesactesdélictueux,nivraimentdes«pauvres»parcequ'ils ne sont ni résignés ni assistés et se débrouillent au jour le jour, niexpressiond'uneculturespécifiquedeghettoparcequ'ilspartagentlesvaleursculturelleset consuméristesde leurclassed'âge,nicomplètementétrangersàl'ordrescolaireparcequ'ilssontscolarisés,maismal,etc.,ilsnesontvraimentriendecelaetilssontenmêmetempsunpeutoutcela.Ilsinterrogenttouteslesinstances de socialisation,mais aucune ne peut leur répondre. Ils posent unequestion transversale dont on peut dire que c'est la question de leurintégration105, qui se décline selon de multiples facettes : par rapport autravail, au cadre de vie, à la police et à la justice, aux services publics, àl'éducation...Problèmedeplace,d'avoiruneplacedanslasociété,c'est-à-dire,àlafois,etcorrélativement,uneassiseetuneutilitésociales.Àcedéfi,les«missionsinterministérielles»répondentégalementdefaçon

transversale et globale par une recomposition des méthodes et destechnologiesde l'interventionsociale : localisationdesopérationsetcentragesur des objectifs précis, mobilisation des différents acteurs concernés,professionnelsetnon-professionnels(partenariat),nouvellesrelationsentre lecentraletlelocal,quibousculentlestraditionsdel'actionpublique,etentrelatechnicitédesprofessionnelsetlesobjectifsglobauxàatteindre,quimettentà

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mallestraditionsdutravailsocial.Cespratiquesontétéassezbienanalyséespourqu'il soit inutiled'y revenir ici106, et il n'est pasnonplus indispensabledanscecadrededifférenciercesapprochescomplémentaires:ellestraduisentunemêmevolontéderenouvellementdespolitiquespubliques107.Àl'origine,ellessepensaientetsevoulaientexpérimentalesetprovisoires.

Contemporaines des débuts du premier gouvernement socialiste, elless'inscrivent alors dans les objectifs ambitieux d'une politique de relance del'économieetdel'emploid'inspirationkeynésienne.Enattendant lareprise, ilfaut aller aupluspressé encolmatant les risquesd'explosionsviolentesdansleszonesdefragilitéurbaine(DéveloppementsocialdesquartiersetComitésdepréventiondeladélinquance)etaméliorerlesconditionsdescolarisationetde formation d'une jeunesse que son absence de qualification, plus quel'absence de travail, rend « inemployable » (Zones d'éducation prioritaire etopérations«Nouvellesqualifications»).Améliorerlasocialisationdesjeuneset élargir la gamme de leurs qualifications professionnelles représentent lesconditionsnécessairesd'uneremiseàniveaupourqu'ilspuissentsetrouverdeplain-pied avec les opportunités qui leur seront ouvertes. Conditionsnécessaires, mais non suffisantes. Des mesures politiques et économiquesgénérales sont déterminantes pour donner à ces initiatives leur véritablesignification.BertrandSchwartzestàcetégardparfaitementexplicite:«Noustenonsàmarquerleslimitesdecetteactioncarnousn'avonspaslanaïvetédecroirequedepetiteséquipes locales,mêmenombreuses [...] sontdenatureàellesseulesà résoudre lesproblèmesprofessionnels,culturelsetsociauxdesjeunes108.»

Que va-t-il advenir lorsque ces espérances vont faire défaut et que la

«crise»,loindeserésoudre,sedurcitets'installe?Lepassagedesopérations«Développementsocialdesquartiers» (DSQ)à la«Politiquede laVille»illustrecequiparaîtbienêtre ledestincommundecespolitiquesd'insertion.LespremiersDSQ,peunombreux,ontuncaractèreexpérimentalmarqué,surlabase à la fois d'un fort investissement politique et d'une volonté d'innovationtechnique. Ilsmettent l'accent sur les potentialités locales des sites et sur lareconstitution d'identités sociales à travers le développement d'activitésautogérées109. Une telle effervescence occupationnelle n'est nullement àmépriser, etony reviendra.Mais tout sepassecommesi les réalisations lesplusdynamiquesavaientcédéàlatentation—ouavaientétécontraintes—de

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faireduquartierunesortedephénomènesocialtotalcapabledesesuffireàlui-même. Ce risque de repliement dans un isolat soulève deux questionsredoutables : dans quellemesure ces expériences sont-elles transposables etgénéralisables?Surtout:dansquellemesurepeuvent-ellesavoirprise surdesparamètresquiéchappentauquartier,celui-cin'étantniunbassind'emploinimêmeuneunitécomplèted'organisationdel'espaceurbain?LacréationdelaDélégationinterministérielleàlaville(DIV)en1988,puis

celleduministèrede laVilleen1991s'efforcentdedépasserces limitationsterritoriales. Volonté de désenclavement des quartiers dits difficles, dont lesproblèmes, s'ils tiennent en partie à leur clôture sur eux-mêmes, ne sont paspour autant à traiter seulement in vivo, mais à repenser dans l'espace de laville.Effort,surtout,pourmobiliserlesdifférentesadministrationsdel'État:leministrede laVille apourmissionde faire converger tous lesmoyensde lapuissance publique sur la résolution de ce qui est devenu dans le langageofficiel laquestionsocialeparexcellence,«laquestiondel'exclusion».Les«contratsdeville»engagentlaresponsabilitédel'Étatetdespouvoirspublicssurcetobjectifprioritaireetenappellentàlacollaborationdesressourcesetdespouvoirslocaux.Maisonretrouvelamêmecontradictionrencontréeprécédemmentauniveau

del'entreprise.Danslecontextedeconcurrenceetderecherchedel'efficiencequiprévautaussientreagglomérations,lesresponsableslocauxpeuvent-ilsoumême veulent-ils jouer à la fois la carte de la réussite économique et del'excellence, et celle de la prise en charge des «défavorisés»? La politiquesocialelocaleendirectiondes«exclus»risqueainsid'êtreunjeuàlamargequi consiste à faire sur place leminimumpour éviter les dysfonctionnementstrop visibles, lorsque l'on ne peut pas s'en décharger sur la municipalitévoisine.S'agissant de l'emploi, cette question est d'autant plus grave que, sauf

exceptions, les « vraies » entreprises se sont depuis le début gardées des'impliquer dans ce mouvement. Les politiques locales ont donné lieu à desréalisationsoriginalesetintéressantes,commelesrégiesdequartierquicréentsurplacedesemploisspécifiquespourleshabitants.Maisellesdemeurenttrèslimitées(ilexisteactuellementunecentainederégiesdequartier).UnrapportdeMartineAubryetdeMichelPraderie remisaugouvernementen juin1991faisait le point sur l'ensemble des réalisations concernant l'emploi110. Ilconcluait à la nécessité de faire participer l'entreprise à la dynamique de

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l'insertion et en appelait pour ce faire à la conscience citoyenne des chefsd'entreprise.C'estuneinvitequinepeutfairedepeineàpersonne,maisonpeutdouterdesonefficacitélorsquelesmêmeschefsd'entreprisesontparailleursautorisés, si ce n'est invités, à faire des gains de productivité par tous lesmoyens,ycomprisaudétrimentdel'emploi111.

Il serait tout à fait mal venu de critiquer d'une manière unilatérale ces

politiques.Ellesontàcoupsûrévitébiendesexplosionsetbiendesdrames,même si cette action n'est pas facilement « évaluable ». Elles ont aussifonctionné comme des laboratoires où s'est expérimenté un redéploiement del'action publique. Peut-être même dessinent-elles un nouveau plan degouvernementalité,unenouvelleéconomiedesrelationsducentraletdulocal,de nouvelles formes d'implication des citoyens à partir desquelles ladémocratiepourraittrouverunesourcederenouvellement112.Cependant le bilan des politiques territoriales invite aussi à faire preuve

d'une extrême prudence lorsque l'on parle, comme c'est fréquemment le casaujourd'hui,d'un«déplacement»delaquestionsocialesurlaquestionurbaine.Certes,dansune sociétéurbaniséeà80%, laplupartdesproblèmes sociauxontuncadreurbain.Certesaussi,surcertainssitesviennentsecristalliserd'unemanière particulièrement dramatique tous les problèmes qui sont l'effet de ladégradation de la condition salariale— taux élevé de chômage, installationdans la précarité, rupture des solidarités de classe et faillite des modes detransmission familiale, scolaire et culturelle, absence de perspectives et deprojetpourmaîtriserl'avenir,etc.113.Maisdemêmequ'unesociologiehâtivecristallise sur l'«exclusion»et les

«exclus»unquestionnementquitraversel'ensembledelasociété,demêmeilexiste une tentation de faire de l'enclavement dans un territoire la projectionspatiale — ou la métaphore — de l'exclusion, et de croire traiter l'une entraitantl'autre.Ilvaudraitmieuxparlerdegestionterritorialedesproblèmes,ce qui est très différent. Michel Autès distingue à juste titre politiquesterritorialesetpolitiquesterritorialisées114.Enunsens,toutepolitique,surtoutdepuis la décentralisation, est territorialisée, car elle doit s'appliquerlocalementàunterritoire.Unepolitiqueterritoriale,parcontre,mobilisepourl'essentiellesressourceslocalespourtraiterinsituunproblème.Làrésidesonoriginalité, mais aussi son ambiguïté. Elle casse la relation

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d'instrumentalisation du local par le central, mais risque de se dégrader enentreprise de maintenance locale des conflits. La question que pose unepolitique locale n'est pas seulement une question d'échelle (le local serait«troppetit»pourymenerune«grande»politique).C'estsurtoutlaquestiondelanaturedesparamètresqu'uneactioncentréesur le localpeutcontrôler.La possibilité d'opérer des redistributions globales et de mener desnégociationscollectivesavecdespartenairesreprésentatifsluiéchappe115.Unepolitiqueterritorialeestpousséeversunelogiquesystémique:ellecirconscritun ensemble fini de paramètres maîtrisables dans l'ici et maintenant, et lechangement résulte d'un rééquilibrage de ces variables bien circonscrites.Lechangementestalorsunréagencementdeséléments internesausystèmeplutôtquelatransformationdesdonnéesquistructurentdudehorslasituation.Certes,lespolitiqueslocalesd'insertion,surtoutdanslaversion«politique

delaville»,tententd'échapperàcettefermeture.Mais,entoutcasparrapportàlaquestiondel'emploi,quinousimportespécialementici,ellesseheurtentàunblocagetoutàfaitcompréhensible.Silagestiondel'emploiestconfiéeauniveau local, c'est qu'elle n'a pas trouvé sa solution ailleurs, au niveau despolitiquesglobales.Elle risque alorsdedevenir lagestiondunon-emploi àtravers la mise en place d'activités qui s'inscrivent dans cette absence, enessayantdelafaireoublier.Àcôtéde réussitescirconscrites, comme les régiesdequartiers, il semble

quecesoitgénéralement lecas.Unrapportde1988constataitque laplupartdesopérationsDSQnecomportaientpasdeprogrammeéconomique,n'avaientpascrééd'emplois,quelechômagen'avaitpasrégresséetmêmeavaitparfoisaugmenté.Lerapportinvitaitàréviseràlabaissel'ambitiondecettepolitique:«Ellenesauraitavoirlaprétentionderésoudreleproblèmeduchômageetdela qualification des hommes, elle peut seulement éviter qu'une partie de lapopulation soit complètement exclue116.» Il est bien entendu que de tellespolitiquesnesauraientavoirlepouvoirexorbitantdejugulerlechômage.Mais,si l'ondécryptece typedemessage—«éviterqu'unepartiede lapopulationsoitcomplètementexclue»—il fautentendrequeceseraitbienbeausi l'onpouvait gérer sur place les turbulences sociales en créant un minimumd'échanges et d'activités dans ces espaces menacés d'anomie complète. Nul,hormis lespartisansde lapolitiquedupire,nepeutcontester l'intérêtdecesefforts.Maisilfautêtresingulièrementoptimistepourvoirdanscespratiquesdemaintenancelesprémicesd'une«nouvellecitoyenneté».Onnefondepasde

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lacitoyennetésurdel'inutilitésociale117.

L'appréciation que l'on peut commencer à porter sur le Revenu minimumd'insertionestdumêmetype.LeRMIgénéraliselaproblématiquedel'insertionpuisqu'ilconcerne l'ensemblede lapopulationâgéedeplusdevingt-cinqansdontlesrevenussesituentau-dessousd'uncertainseuil.Ilreprésenteégalementuneinnovationconsidérableparrapportauxpolitiquessocialesantérieurespardeux traits. Pour la première fois dans l'histoire en longue durée de laprotection sociale, la coupure entre les populations aptes au travail et cellesquinepeuventpas travaillerestrécusée:«Toutepersonnequi,enraisondeson âge, de son état physique oumental, de la situation de l'économie et del'emploi, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit d'obtenir de lacollectivitédesmoyensconvenablesd'existence118.»Setrouventainsiplacéssurlemêmeplanetbénéficientdesmêmesdroitstousceuxquirelèventdelavieille«handicapologie»etceuxquidevraientreleverdumarchédutravail.Deuxièmement, ce droit d'obtenir « desmoyens convenables d'existence »

n'estpasunsimpledroitàl'assistance.C'estundroitàl'insertion:«L'insertionsociale et professionnelle des personnes en difficulté constitue un impératifnational119. » Le contrat d'insertion est la contrepartie de l'allocation deressourcesqui lie lebénéficiaireà laréalisationd'unprojet,maisquiengagetoutautantlacommunauténationalequidevraitl'aideràleréaliser.Effortpourcasser l'imageséculairedu«mauvaispauvre»quivitenparasitealorsqu'ildevraittravailler,maisaussipoureffacerlestigmatedel'assisté,bénéficiairepassifd'unsecoursquiestlacontrepartiedesonimpuissanceàs'assumerlui-même.Cette transformation décisive de l'aide sociale a résulté de la prise de

consiencedel'existencedecenouveauprofildegensdémunisauxquelsonnepeutplusimputerlaresponsabilitédeleurconditionmalheureuse.Onnesauraitdonc ni les culpabiliser pour une situation de non-travail qu'ils n'ont paschoisie,nitenterdelessoigneroudelesréhabiliterenlesplaçantdansunedescatégoriesclassiquesde l'aidesociale. Il faut lesaiderà retrouveruneplace«normale»danslasociété120.Lanotiond'insertiondésignecemodeoriginald'interventionetsedonneaveclecontratsaméthodologie:construireunprojetquiengageladoubleresponsabilitédel'allocataireetdelacommunauté,etdoit

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débouchersurlaréinscriptiondubénéficiairedanslerégimecommun.L'article premier de la loi de 1988 contient cependant une ambiguïté

fondamentale. «L'insertion sociale et professionnelle des personnes endifficulté... » Insertion sociale et professionnelle, insertion sociale ouprofessionnelle? Cette formulation a donné lieu à de vifs débats lors del'élaboration de la loi121.Mais après quelques années d'application duRMI,l'ambiguïté s'est décantée. Ces deux modalités d'insertion ouvrent sur deuxregistres complètement différents d'existence sociale. L'insertionprofessionnelle correspond à ce que l'on a appelé jusqu'ici l'intégration :retrouver une place à part entière dans la société, se réinscrire dans lacondition salariale avec ses servitudes et ses garanties. En revanche, uneinsertion « purement » sociale ouvre sur un registre original d'existence quiposeunproblèmeinédit.Quantitativement d'abord, toutes les évaluations du RMI (elles sont

nombreuses,caraucunemesuresocialen'ajamaisétéaccompagnéed'unetelledébauche d'études, d'enquêtes et de suivis de toutes sortes) attestent unedisparité complète entre ces deux types d'insertion. En pondérant plusieurssériesdedonnées,onpeutavancerqu'environ15%desallocatairesduRMIretrouvent un emploi, stable ou précaire122. En plus, un nombre importantd'allocatairestransiteàtraverslemaquisdes«emploisaidés»etdesstagesetreprésentent également environ 15 % de l'effectif123. Les 70 % restants serépartissententrechômage,engénéralnonindemnisé,etinactivité124.Il en résulteque,pour lagrandemajoritédes allocataires, leRMIne joue

pas le rôle qui était censé être le sien dans l'esprit de ses promoteurs :représenter un stade transitoire, une aide limitée dans le temps afin depermettreàdesgensendifficultédepasseruncapavantderemettrelepiedàl'étrier.MaissileRMInefonctionnepascommeunsas,ildevientuncul-de-sac dans lequel risquent de se presser tous ceux dont l'existence n'est pasjustifiée socialement. C'est le constat que font, en termes plus ou moinsexplicites,lesrapportsd'évaluation:«LeRMIestuneboufféed'oxygènequiaméliore à lamarge les conditionsdevie des bénéficiaires sanspouvoir lestransformer [...]. Il permet aux bénéficiaires de mieux vivre là où ils setrouvent125. »Ouencore, àproposdu sensqueprend leplus fréquemment lecontratd'insertion:«Lanotiondecontreparties'estompeauprofitd'unenotionqui pourrait être celle d'accompagnement du contractant dans la situationprésente126.»

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En d'autres termes, en quoi peut consister une insertion sociale qui nedéboucherait pas sur une insertion professionnelle, c'est-à-dire surl'intégration?Unecondamnationàl'insertionperpétuelle,ensomme.Qu'est-cequ'uninsérépermanent?Quelqu'unquel'onn'abandonnepascomplètement,quel'on«accompagne»danssasituationprésenteentissantautourdeluiunréseaud'activités,d'initiatives,deprojets.Ainsivoit-onsedévelopperdanscertainsservices sociaux une véritable effervescence occupationnelle. Ces efforts nesont aucunement à sous-estimer. C'est l'honneur (mais peut-être aussi leremords)d'unedémocratiequedenepasserésigneràl'abandoncompletd'unnombre croissant de ses membres dont le seul crime est d'être«inemployables».Maiscestentativesontquelquechosedepathétique.Ellesévoquent le travail de Sisyphe poussant son rocher qui toujours redévale lapenteaumomentd'atteindrelesommetcar ilest impossibledelecaleràuneplace stable. La réussite du RMI ce serait son autodissolution partransformation de sa clientèle de sujets à insérer en sujets intégrés. Or lenombredeses«bénéficiaires»directsadoublédepuislespremièresannéesd'exerciceetatteintaujourd'huiprèsdehuitcentmille.Pourbeaucoupd'entreeuxl'insertionn'estplusuneétape,elleestdevenueunétat.

L'insertion comme état représente une bien curieuse modalité d'existence

sociale. Je n'en invente pas la possibilité. Le rapport de la Commissionnationaled'évaluationduRMIl'évoqueàsamanièreplusdiplomatique:«Pourune grande partie des allocataires, ces actions les conduisent vers un état"transitoire-durable": en situation d'insertion, ces personnes ont un statutintermédiaireentrel'exclusionetl'insertiondéfinitive127.»État transitoire-durable, positiond'intérimaire permanent oud'inséré à vie.

Deces«états»,lesallocatairesduRMIn'ontpasl'exclusivité.C'estaussilasituation de ces jeunes qui errent de stage en stage, avec parfois des petitsboulots avant qu'ils nedésespèrent et abandonnent cet éprouvant parcours ducandidatàl'insertion.Ilsveulent,disent-ils,un«vraitravail».Unauteurparleégalement d' « état transitoire-durable » à propos de la situation de certainschômeursdelonguedurée128.C'estaussilestatutdebeaucoupd'opérationsquisemontentdanslesquartiers.Lesanimateurss'épuisentàinventerdesprojets,àrendrepossiblesdesattachements,àstructurerdesemploisdutempsautourd'activités qu'ils suscitent. À la limite, leur travail consiste à construire desespaces de sociabilité différents de celui dans lequel vit leur clientèle, pour

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leurrendresupportableunequotidiennetéplutôtdésespérante.Enempruntantlevocabulaire de Peter Berger et Thomas Luckman, on pourrait dire quel'insertion tente de réaliser une « socialisation secondaire », c'est-à-dire deraccrocher l'individu à « un sous-monde institutionnel ou basé sur desinstitutions 129 ». Mais les pratiques « institutionnelles » qui supportentl'insertion sont labiles et intermittentes si on les compare aux autres « sous-mondes » qui structurent une vie ordinaire, et en particulier celui du travail.Fragilité encore accusée par le fait que, pour les individus qui relèvent despolitiquesd'insertion,la«socialisationprimaire»,c'est-à-direl'intériorisationdesnormesgénéralesde lasociétéà travers la familleet l'école,est souventelle-même en défaut. Plutôt que de socialisation secondaire, on devrait peut-être parler d' « asociale-sociabilité ». J'entends par là des configurationsrelationnellesplusoumoinsévanescentesquines'inscriventpasous'inscriventd'unemanièreintermittenteetproblématiquedansles«institutions»reconnues,etquiplacentlessujetsquilesviventensituationd'apesanteur130.Lespolitiquesd'insertionparaissentainsiavoiréchouéàménagerpourune

partimportantedeleurclientèlecettetransitionversl'intégrationquiétaitleurvocationpremière.«QuecesoitdanslecadreduRMI,ducréditformation,etplusgénéralementde l'ensembledespolitiquesd'insertiondespopulationsenvoie d'exclusion, les politiques d'insertion s'arrêtent à la porte desentreprises131. »Ce constat ne les condamne pas, car elles ont pour l'instantcontribuéàéviter lepire, sidumoinsonpenseque lepassageà l'actede laviolence et la révolte sont le pire à éviter. De surcroît, dans la conjonctureéconomique et sociale très tendue qui les a suscitées, alors que des gensparfaitement intégrésbasculent, ilestparticulièrementdifficilederemettreaurégime commun ceux qui ont déjà décroché ou qui sont fragilisés par leurmilieud'origineetleursconditionsdevie.Maisalorsilfautajouterqu'ellesonteu aussi une autre fonction que celle qu'elles affichent ostensiblement. Ens'autorisantuneexpressionquiases lettresdenoblessesociologique,ondiraqu'ellesontaussicontribuéà«calmerlejobard132».Ils'estdégagéenFranceàpartir dudébutdes années1980unconsensus assezgénéral pour accepter la« contrainte majeure » que représentent l'internationalisation du marché, larecherche à tout prix de la compétitivité et de l'efficience.De par ce choix,certaines catégories de la population se sont retrouvées flouées. Est-ce unhasardsi lamontéeenchargedespolitiquesd'insertionestcontemporainedel'assomptiondel'entrepriseetdutriomphedel'idéologieentrepreneuriale?Ce

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n'est sans doute pas davantage un hasard que ce soient des gouvernementssocialistesquisesontparticulièrementattachésàinsuffleruntel«supplémentde social » (au sens où l'on parle d'un « supplément d'âme») à peu près aumoment où ils acceptaient que les contraintes économiques dictent leur loi.Souslesignedel'excellence,iln'yapasdegagnantssansperdants.Maispourunesociétéquin'apasabandonnésesidéauxdémocratiques,ilapparaîtencorejusteetaviséqueceuxquiontperdunesoientpaslaissésàundestindeparias.Tel pourrait être le sens des politiques d'insertion : s'occuper des validesinvalidés par la conjoncture. C'est leur originalité à la fois par rapport auxpolitiques classiques de l'aide sociale ciblées à partir d'un déficit de leurclientèle, et des politiques d'intégration qui s'adressent à tous sansdiscrimination.Elles semeuvent dans ces zones particulièrement vulnérablesdelaviesocialeoùles«normauxinutiles»ontdécrochéousontsurlepointdelefaire.Dansunsystèmesocialquiassureunenchaînementsansà-coupsdesformes

de socialisation et des âges sociaux (de l'école au travail, du travail à laretraite, par exemple), on ne parle pas d'insertion, elle est donnée parsurcroît :elleferaitpléonasmeaveclanotiond'intégration133.Lorsquedujeuapparaîtdanslesrouagesdelasociétésalariale,l'insertionsedonnecommeunproblème et propose enmême temps une technologie pour le résoudre. Ellenomme ainsi à la fois la distance par rapport à l'intégration et le dispositifpratiquequiestcensélacombler.Maislaréponseaussisedédouble.Auseindupublicquirelèvedel'insertion,certainsréintègrentlerégimecommun.Lesautres,commeperfusésenpermanence,semaintiennentsousunrégimesocialintermédiairequireprésenteunstatutnouveauquenousdevonsà l'effritementdelasociétésalarialeetàlamanièreactuelledetenterd'yfaireface.

Lacrisedel'avenir134

Les périodes troublées sont une aubaine pour les « faiseurs de projets »,commeondisaitauXVIIIesiècle.Jen'aipourtantpasl'intentiondeproposerlemien.Si l'avenirestuneaventuredontseule l'histoireécrit lescénario, ilestlargement imprévisible. Demain comportera de l'inconnu.Mais il sera aussitravaillé à partir de l'héritage d'aujourd'hui. Le long parcours empruntéjusqu'ici permet de dégager des connexions fortes entre la situationéconomique, leniveaudeprotectiondespopulationset lesmodesd'actionde

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l'État social. Dès lors, s'il est absurde de prétendre prédire le futur, il estpossiblededessinerdeséventualitésquil'engagerontdansunsensdifférentenfonctiondesoptionsquiserontprises(ouaucontraireneserontpasprises)enmatièredepolitiqueéconomique,d'organisationdutravailetd'interventionsdel'Étatsocial.Poursimplifier,jem'entiendraiàquatreéventualités.

Lapremière est que continueà s'accuser la dégradationde la condition

sadarialeobservabledepuislesannées1970.Ceseraitlaconséquencedirectede l'acceptation sans médiations de l'hégémonie du marché. « Si 20 % desFrançais sont aussi peu qualifiés que les Coréens ou les Philippins, il n'y aaucuneraisondelespayerplus.IlfautsupprimerleSMIC135.»Cetteassertionfait injureauxCoréensetauxPhilippins. Ilexistecertainement,ou ilexisterabientôt, une plus grande proportion de cette main-d'œuvre étrangère aussiqualifiée que ses homologues français qui occupent des emplois d'ouvrierqualifié, de technicien, et même d'informaticien de haut vol, et qui coûteraitbeaucoupmoinscher.Iln'yaaucuneraisonéconomiquedenepaslespréféreraux salariés français136.Dans cette logique, le président du patronat françaisdéclarait en 1983 : « 1983 sera l'année de la lutte contre les contraintesintroduitesdanslalégislationaucoursdesTrenteGlorieuses,l'annéedelaluttepour la flexibilité137. » Idée qu'on ne peut servir deux maîtres, et que la« réhabilitation de l'entreprise » est le nouvel impératif catégorique auqueltoutelasociétédoitseconformer.Dans cette perspective, la plupart des protections sociales sont l'héritage

d'uneépoquerévolue,lorsquedescompromissociauxétaientcompatiblesaveclesimpératifsdumarché.Ellesontaujourd'huiuneffetd'hystérésisquibloquela dynamique de la reprise. Cet effet d'inertie joue effectivement. LorsqueRonald Reagan ou Margaret Thatcher ont tenté d'appliquer une optionultralibérale, ils ont néanmoins dû laisser subsister de grands pans deprotections sociales138. Mais, pour les tenants d'une telle politique, cesrésultats imparfaits tiennent à deux types de raisons : les résistances desgroupessociauxquiavaientacquisdes«privilèges»,etlerisquepolitiquedeprocéderàdesdérégulationstropbrutaleset troprapides.Ainsiobserve-t-ontoujours une différence significative entre les positions théoriques desidéologues libéraux et leur traduction politique. Pour l'ultralibéralismepourtant, ce sont là des pensanteurs sociologiques héritées d'un passé révoluqu'ilfautprogressivementréduire.

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Maisilexisteuneubrisdumarchéquirendunesociététoutentièreassujettieàsesloisingouvernable.«Lemarchéestl'étatdenaturedelasociété,maisledevoirdesélitesestd'enfaireunÉtatdeculture.Fautedenormesjuridiques,dans les sociétés développées comme dans les autres, il tourne à la jungle,s'assimile à la loi du plus fort, et fabrique la ségrégation et la violence139.»C'estaussilaleçonqueKarlPolanyiatiréedel'observationdudéroulementdelarévolutionindustrielle.Lemarché«autorégulé»,formepuredudéploiementde la logique économique laissée à elle-même, est à strictement parlerinapplicable, parce qu'il ne comporte aucun des éléments nécessaires pourfonder un ordre social140. Mais il pourrait détruire l'ordre social qui luipréexiste. Si la domination de l'économie à partir du XIXe siècle n'a pascomplètementdétruit la société,c'estqu'elleaété limitéepardeuxordresderégulationnonmarchands.Lasociétédemarchéapuêtreacclimatéed'abordparce qu'elle s'est installée dans une formation sociale où les tutellestraditionnellesetlesformes«organiques»desolidaritéétaientencorefortes:sociétéàprédominancerurale,avecdesliensfamiliauxlargesetsolidesetdesréseaux efficaces de protection rapprochée. Cette situation préalable àl'avènementdumarchéaamortisespotentialitésdéstabilisatricesqu'ontseulessubies de plein fouet les populations déjà à la dérive (désaffiliées), cesimmigrésdel'intérieurdéracinéspaupérisésquiontconstituélamain-d'œuvredes premières concentrations industrielles141. Deuxièmement, la riposte à cetébranlement a été la constitution de nouvelles régulations sociales —protections sociales, propriété sociale, droits sociaux. C'est l'« invention dusocial»quiadomestiquélemarchéethumanisélecapitalisme142.Nous sommes aujourd'hui dans une situation toute différente. L'aspect

Gemeinschaftdelasociété,encorefortauXIXesiècle,aétéprogressivementérodé et les ressources enmatière de solidarité informelle sont pratiquementépuisées.Lesprotectionsménagéesparl'Étatsocials'ysontsubstituées,etpourl'essentiel en tiennent lieu aujourd'hui.D'où le caractère devenu vital de cesprotections. Les éradiquer ne serait pas seulement supprimer des « acquissociaux » plus ou moins contestables, mais casser la forme moderne de lacohésion sociale.Cette cohésion dépend de telles régulations, pour la bonneraisonqu'elleaétédansune largemesureconstruiteparelles. Imposerd'unemanière inconditionnelle les lois du marché à l'ensemble de la sociétééquivaudraitàunevéritablecontre-révolutionculturelledontlesconséquencessociales sont imprévisibles, car ce serait détruire la forme spécifique de

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régulation sociale qui s'est instituée depuis un siècle. L'un des paradoxes duprogrès est que les sociétés les plus « développées» sont aussi les plusfragiles.Certainspays—commel'Argentinenéopéroniste—ontsubil'effetdedérégulationssauvagesauprixd'immensessouffrances,maisapparemmentsanscraquer.Sansdoute en faudrait-il beaucoupmoinspourqu'unpays comme laFrancesedéchire,carilnepourraitserepliersurlalignededéfensedeformesplus anciennes de protection. Les interactions tissées par l'État social sontdevenueslacomposantemajeuredesontypedesociabilité,etlesocialformedésormaisl'ossaturedusociétal.Ilsuffiraitalorsdelaisserrégnersanspartageles«loisnaturelles»dumarchépourqu'advienneuneformedupiredontilestimpossiblededessinerlafigure,saufàsavoirqu'ellenecomporteraitpaslesconditionsminimalespourformerunesociétédesemblables.

Unedeuxièmeéventualitéconsisteraitàtenterdemainteniràpeuprèsen

l'état la situation actuelle en multipliant les efforts pour la stabiliser.Jusqu'ici, les transformationsqui se sont produitesdepuis vingt ansn'ont pasentraînéunséismesocial.Ellesontmêmevraisemblablementconfortéautantdepositions qu'elles en ont brisé143. Dès lors, en mettant entre parenthèses lesdramespersonnels, innombrablesmaisengénéralvécusdans ladiscrétion,etquelquesaccèsdeviolencesporadiquemaisassezbiencirconscritsdansdesmilieuxdéjàstigmatisés,iln'estpasimpensablequelasociétéfrançaisepuissesupporter l'invalidation sociale de 10%, 20%oupeut-être davantage de sapopulation.D'autant qu'il serait possible d'améliorer la gestion des situations qui font

problème.L'Étatestdéjàtrèsprésentdansleurpriseencharge.En1992,1940000 personnes sont passées par les très nombreux dispositifs d'aide àl'emploi144. On a précédemment souligné les limites,mais aussi l'ingéniositédespolitiquesd'insertion.Pourcontrôlerlesrisquesdedérapagedelasituationactuelle, l'État n'a pas épuisé toutes ses capacités. Il pourrait améliorer sesperformances sans changer fondamentalement le registre de ses interventions.Par exemple, le RMI pourrait être un peu plus généreux, et des effortssupplémentaires être déployés pourmieuxmobiliser les différents acteurs del'insertion. De même pour les politiques de la ville et de l'emploi,l'accompagnementdes jeunesoudeschômeurs,etc. Il fautaussi rappelerquel'Étatsocialaideentre11et13millionsdepersonnesànepastomberdanslapauvreté, relative ou absolue145. Mais le rôle de l'État ne se réduit pas à

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distribuer des prestations sociales. Les potentialités du service public sontgrandespour« luttercontre l'exclusion»,maisellesrestentencore largementsous-employées. L'État dispose sur le territoire de personnels et de servicesnombreux, variés, et parfois puissants : Directions de la construction, destransports et des communications, de l'architecture et de l'urbanisme,personnelsde lapolice,de l'Éducationnationale,des services sociaux...Unedesraisonsmajeuresdesdifficultésrencontréesdanscertainsquartierstientàla faible présence des services publics. Ils pourraient s'engager plusfranchement dans une politique de discrimination positive à l'égard desterritoires à problème, éventualité d'ailleurs prévue par les textes146. L'Étatpourrait renforcer son rôledegarantde la cohésion sociale àun coûtqui neserait pas exorbitant147. Enfin, ce que se propose de faire la politique de laville, il serait indispensabledecoordonnerétroitement toutescesmesuresauplanlocalafindeleurdonnerlacohérencequileurmanque.Unetelleoption«modérée»n'estpasdéraisonnable.Ellecomported'ailleurs

deux versions. L'une, optimiste, pense qu'il faut tenir quelques années, ouquelques décennies en attendant la reprise et/ou la consolidation du nouveausystème de régulation que ne manquera pas d'entraîner l'installation dans lasociétépostindustrielle.L'autre,pluscynique,netrouvepasscandaleuxqu'unesociétépuisseprospérerenacceptantunecertaineproportiondelaissés-pour-compte148. Mais ce quiétisme qui a prévalu jusqu'à présent dans la gestionpolitique de la «crise» repose sur trois conditions qui font douter de seschancesdepouvoirlongtempsmaintenirlequasi-statuquo.Premièrement, il faudraitque lasituationactuelles'améliore,semaintienne

ounesedégradepas trop :que ladélocalisation internationaledumarchédutravail puisse être contrôlée, qu'un « déversement » raisonnable de lamain-d'œuvrepuisse s'opérerdescatégoriesd'emploisobsolètesversdenouveauxemploisproductifs,que laprécarisationdesconditionsde travailnecontinuepasà s'accuseraupointqu'elle rende impossibled'accrocherunminimumdeprotectionsàlaplupartdessituationsd'emploi,etc.Personnesansdoute,quantà ces éventualités, ne peut aujourd'hui avoir des certitudes absolues, dans unsens ou dans l'autre.Mais en tout cas il existe un risque fort de dégradationincontrôlable qui nous replacerait dans le cadre de la première option, à ceretouràla«jungle»qu'évoqueAlainMinc.Laréussited'unegestionminimaledelacriseprésupposeégalementqueses

victimes continueront à se résigner à subir la situationqui leur est faite.Une

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telle projection n'est pas non plus absurde. L'histoire dumouvement ouvrierpermet de comprendre a contrario ce qui peut étonner dans l'actuelleacceptation le plus souvent passive d'une condition salariale de plus en plusdégradée. La constitution d'une force de contestation et de transformationsocialesupposequesoientréuniesaumoinstroisconditions:uneorganisationstructuréeautourd'uneconditioncommune,ladispositiond'unprojetalternatifdesociété,etlesentimentd'êtreindispensableaufonctionnementdelamachinesociale. Si l'histoire sociale a gravité pendant plus d'un siècle autour de laquestionouvrière,c'estque lemouvementouvrierréalisait lasynthèsedecestrois conditions : il avait ses militants et ses appareils, il portait un projetd'avenir149, et il était le principal producteur de la richesse sociale dans lasociétéindustrielle.Lessurnumérairesd'aujourd'huin'enprésententaucune.Ilssontatomisés,nepeuvententretenird'autreespérancequed'êtreunpeumoinsmalplacésdans lasociétéactuelle,et ils sontsocialement inutiles. Ilestdèslorsimprobable,endépitdeseffortsdegroupesmilitantsminoritairescommele Syndicat des chômeurs150, que cet ensemble hétérogène de situationssérialiséespuissedonnernaissanceàunmouvementsocialautonome.Maislarevendicationorganiséen'estpaslaseuleformedelacontestation.

L'anomiesuscitelaviolence.Violenceleplussouventsansprojet,dévastatriceetautodestructriceàlafois,etd'autantplusdifficleàcontrôlerqu'iln'yarienànégocier. De telles potentialités de violence existent déjà, mais lorsqu'ellespassent à l'acte elles se tournent le plus souvent contre leurs auteurs (cf. leproblèmedeladroguedanslesbanlieues),oucontrequelquessignesextérieursd'une richesse insolente aux démunis (actes de délinquance, pillages desupermarchés, destructions ostentatoires de voitures, etc.). Mais nul ne peutdire,surtoutsilasituations'aggraveoumêmesimplement«semaintient»,quedetellesmanifestationsnesemultiplierontpasaupointdedevenirintolérables,ouvrantnonpassurun«GrandSoir»maissurdenombreusesnuitsbleuesaulong desquelles la misère dumonde donnerait à voir la face cachée de sondésespoir. Une société démocratique serait alors complètement démunie, oucomplètementdéshonoréedevantl'exigencedefairefaceàcesdésordres.Ilsnecomportent en effet aucune autre réponse possible que la répression oul'enfermementdansdesghettos.

Il existe une troisième raison, à mon sens la plus sérieuse, qui rend

injustifiablelemaintiendelasituationactuelle.Ilest impossibledetracerun442

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cordonsanitaireentreceuxquitirentleurépingledujeuetceuxquibasculent,etcelapouruneraisondefond:iln'existepasdes«in»etdes«out»,maisuncontinuum de positions qui coexistent dans un même ensemble et se«contaminent»lesuneslesautres.L'abbéMessonnier, lorsqu'ildénonçaitaumilieu du siècle dernier « la gangrène du paupérisme », ne trahissait passeulementsonméprispourlepeuple.SilaquestiondupaupérismeestdevenuelaquestionsocialeduXIXesièclequiadûêtreprisefrontalementencompte,c'est qu'elle était la question de la société tout entière, qui risquait la«gangrène» et la déstabilisation, par un effet boomerangde sapériphérie sursoncœur.Il en va demême aujourd'hui avec l'«exclusion», et c'est pourquoi il faut

maniercetermeavecinfinimentdeprécautions.J'yreviensunedernièrefois:l'exclusion n'est pas une absence de rapport social mais un ensemble derapportssociauxparticuliersàlasociétéprisecommeuntout.Iln'yapersonneendehorsdelasociété,maisunensembledepositionsdontlesrelationsavecson centre sont plus ou moins distendues : d'anciens travailleurs devenuschômeurs de longue durée, des jeunes qui ne trouvent pas d'emploi, despopulationsmalscolarisées,mallogées,malsoignées,malconsidérées,etc.Iln'existe aucune ligne de partage claire entre ces situations et celles un peumoins mal loties des vulnérables, qui, par exemple, travaillent encore maispourrontêtrelicenciéslemoisprochain,sontplusconfortablementlogésmaispourrontêtreexpulséss'ilsnepaientpasleurstraites,fontconsciencieusementdesétudesmaissaventqu'ellesrisquentdenepasaboutir...Les«exclus»sontleplussouventdesvulnérablesquiétaient«surlefil»etquiontbasculé.Maisil existe aussi une circulation entre cette zone de vulnérabilité et celle del'intégration, une déstabilisation des stables, des travailleurs qualifiés quideviennent précaires, des cadres bien considérés qui peuvent se retrouverchômeurs. C'est du centre que part l'onde de choc qui traverse la structuresociale. Les « exclus » ne sont pour rien dans le choix d'une politique deflexibilité des entreprises, par exemple — sauf que leur situation en estconcrètementlaconséquence.Ilsseretrouventdésaffiliés,etcettequalificationleurconvientmieuxquecelled'exclus:ilsontétédé-liés,maisrestentsousladépendance du centre, qui n'a peut-être jamais été aussi omniprésent pourl'ensemble de la société. C'est pourquoi dire que la question posée parl'invalidation de certains individus et de certains groupes concerne tout lemonde n'est pas seulement faire appel à une vague solidarité morale, maisconstaterl'interdépendancedespositionstravailléesparunemêmedynamique,

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celledel'ébranlementdelasociétésalariale.La prise de conscience de l'existence d'un tel continuum commence à se

répandre151.Endécembre1993, lemagazine laRuepubliaitunsondageCSAsur«LesFrançais faceà l'exclusion 152 ».Sansdoute faut-il accueillir avecprudencelessondages,surtoutlorsqu'ilsportentsurunthèmeaussiindéterminé.Les résultats de celui-ci sont cependant troublants. Tout se passe comme sichaquegroupeavaitintériorisélesrisquesobjectifsqu'ilcourt:lesouvriersetlesemployéssontplusinquietsquelesprofessionsintermédiairesetlescadres,etsurtout69%desdix-huit-vingt-quatreanscraignentl'exclusion,contre28%seulementdesplusdesoixante-cinqans(qui,parcontre, lacraignentà66%pourunproche).C'estsansdoutecelaaussi,«lacrisedel'avenir»,unesociétéoùlesvieillardssontplusassurésdufuturquelesjeunes.Et,defait,lesgensâgésbénéficientencoredesprotectionsmontéesparlasociétésalariale,tandisquelesjeunessaventdéjàquelapromesseduprogrèsneserapastenue.Ceschiffresdévoilentuninquiétantparadoxe.Ceuxquisontdéjàhorstravailsontplusassurésqueceuxquitravaillentencore,etsurtoutceuxquisepréparentàentrer dans la vie professionnelle expriment le plus profond désarroi. Lesréactions au CIP (le « SMIC jeunes ») au printemps 1994 confortent cesimpressions. Il n'est pas de plus bel hommage à la société salariale que larévoltedecesjeunesprenantbrusquementconsciencequ'ilsrisquentdenepaspouvoiryparticiper.Significativement, cette réaction a principalement été lefaitdejeunesrelativementprivilégiés,oudumoinsdestinésàsuivrelesvoiesd'une promotion sociale récompensant les succès scolaires et l'ambition des'intégrerparletravail.L'adhésionauxvaleursdelasociétésalarialen'estpasseulement une défense des « privilégiatures », comme une critiquedémagogiquedu«toujoursplus»voudrait le faire croire153. Elle est plutôt lacraintedu«toujoursmoins»,etcen'estpasunhasardquecesoitlajeunessequilaporte.«Pourlapremièrefoisdepuislaguerre,unenouvellegénérationavu ses conditions d'insertion professionnelles s'aggraver en termes d'emploidans un premier stade, mais aussi de salaire lorsqu'elle arrive au bout d'unparcoursd'insertion154.»Traduisant après coup le désarroi de la société de la seconde moitié du

XVIIIe siècle (c'était à laveilledesbouleversements inouïsde laRévolutionfrançaise,maisévidemmentpersonnesurlemomentnelesavait),PaulValérydit:«Lecorpssocialperdtoutdoucementsonlendemain155.»Peut-êtrenotresociété est-elle aussi en train de perdre son lendemain. Pas seulement les

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lendemains qui chantent, enterrés depuis deux ou trois décennies, mais lareprésentation d'un avenir quelque peu maîtrisable. La jeunesse n'estévidemmentpas laseuleconcernée,mêmesielleen ressentde lamanière laplusaiguëlamenace.Plusgénéralement,perdrelesensdel'avenir,c'estvoirse décomposer le socle à partir duquel il était possible de déployer desstratégiescumulativesquirendraientdemainmeilleuràvivrequ'aujourd'hui.

La troisième option reconnaît la perte de la centralité du travail et la

dégradation du salariat, et tente de leur trouver des échappatoires, descompensationsoudesalternatives.Sansdoutetoutn'est-ilpasàdéplorerdansla conjoncture actuelle.Lesnouvelles trajectoiresprofessionnellesparaissentd'autantplusatypiquesqu'onlesopposeauxrythmesfermementscandésdelasociété industrielle, scolarité puis apprentissage, mariage et entrée pourquaranteansdansunevieprofessionnellecontinuesuivied'unecourteretraite.C'est là un modèle révolu, mais faut-il s'en plaindre? (Souvenons-nous desdénonciationsdu«métro-boulot-dodo»,quinesontpassilointaines.)Nefaut-il pas aussi lire à travers les difficultés actuelles les signes d'un changementsociétal profond dont «la crise» n'est pas seule responsable? Destransformationsculturellespluslargesontaffectélasocialisationdelajeunesseetbousculé l'enchaînement traditionneldescyclesdevie.Toute l'organisationde la temporalité sociale a été bouleversée, et toutes les régulations quicommandentl'intégrationdel'individudanssesdifférentsrôles,familiauxaussibienque sociaux, sont devenuesplus flexibles156.Au lieu de voir partout del'anomie,ilfautaussisavoirreconnaîtredesmutationsculturellesquirendentlasociété plus souple, les institutions moins figées, et l'organisation du travailmoinsrigide.Lamobilitén'esttoujourspassynonymedeprécarité.Onaainsipu montrer que toutes les trajectoires professionnelles caractérisées par deschangementsfréquentsd'emploisneseréduisentpasàcetteprécaritésubiequiest l'effet de la déstructuration du marché du travail. Il peut s'agir aussi dejeunes qui cherchent leur voie et expérimentent, comme ils le font enmêmetemps sur le plan affectif, avant de se stabiliser la trentaine venue157. Lesespritslesplusprospectifsontmêmedécouvertque«letravailc'estfini»,oupeus'enfaut,etqu'ilestgrandtempsderegarderailleurspournepasmanquercequis'inventeaujourd'huidenouveau.Cependant,quellessontconcrètementlesressourcesmobilisablespourfaire

face à cette nouvelle conjoncture? Tout d'abord, dira-t-on, si on accepte de445

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décrocherdumodèledelasociétésalarialeetdeses«rigidités»,ilexisteunelargepanoplied'emploispossibles.Ainsicesinnombrablesservicesd'aideàlapersonne, prise en charge des personnes âgées et des enfants, aidesdomestiques,servicesd'entretiendetoutessortes.Deuxremarquescependant.Premièrement,entreprendredetransformersystématiquementcesactivitésen

emplois, ce serait promouvoir une « marchandisation » généralisée de lasociétéquiiraitau-delàdecequeKarlPolanyidénonçaitàtraverssacritiquedu«marchéautorégulé».Avoirfaitdelaterreetdutravaildesmarchandisesaeu des effets profondément déstabilisateurs du point de vue social. Mais lecapitalismeauXIXe siècleavait respecté,ouplutôtn'avaitpascomplètementannexé, toute une gamme de pratiques relevant de ce que j'ai appelé laprotection rapprochée. Il est d'ailleurs piquant de constater que le discoursoptimiste sur les«gisementsd'emplois»est souvent tenuparune familledepensée extrêmement critique à l'égard de l'État social, dont elle dénonce lesinterventions bureaucratiques et les régulations générales qui ont brisé lesformes antérieures de solidarité. Au nom d'une apologie des relations deproximité, veut-on remplacer le règne du règlement par celui de lamarchandise,etfairedetoutrapporthumain(saufdanslecadrefamilialpeut-être)unerelationmonnayable?Deuxièmeremarque:lorsqu'onévoqueles«servicesdeproximité»etles

«aidesàlapersonne»,onviseunenébuleuseconfusequimobilisedessavoirset des aptitudes complètement hétérogènes. S'agissant des services à lapersonne,onpeutendistingueraumoinsdeuxgrands types.CertainsrelèventdecequeErvingGoffmanappelle«lesservicesderéparation158».Cesformesd'«interventionsurautrui»sontlefaitdespécialistesdotésd'unecompétencetechnique très ou relativement sophistiquée159. Il s'agit principalement desprofessions médicales, sociales, médico-sociales (on peut aussi ajouter lesavocats, les architectes et les conseils en tout genre). Pour de nombreusesraisons,etenparticulierleurcoût,l'expansiondecesservicesnepeutêtrequelimitée : on ne va pas proposer une psychanalyse à toutes les personnes ensituationd'isolementsocial.Enrevanche,ilexisteuntoutautretyped'aidesàlapersonnedontlebesoinsefaitsentirdufaitducassagedesformesd'entraideinformelle qui est induit par l'urbanisation, le resserrement des relationsfamilialessurlafamilleconjugale,lescontraintesdel'organisationdutravail,etc.Lecadresurmenépeutn'avoirpas le tempsdepromenersonchien,etnepaspouvoirdemanderceserviceàsesvoisinsparcequ'iln'aaucunerelation

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aveceux.Ilpeutaussinepassavoircuisineretsefairelivrerunepizza...Ilyalà effectivement des « gisements d'emplois », ou plutôt de sous-emplois, quisontenfaitlefinancementdeservicesd'ordredomestique.AndréGorzabienmontréquecesrelationsdetravailnepeuventsedégagerd'unedépendancedetypeservilequilesconstituenten«néodomesticité160».Nonseulementparcequ'ellessontsous-qualifiéesetsous-payées,maisparcequelamatérialitédelatâche à accomplir l'emporte sur un rapport social de service objectivé etinstitutionnalisé.Onestbienendeçàdurapportsalarialmoderne,etmêmedela forme qu'il avait prise aux débuts de l'industrialisation, lorsque lespartenaires en présence appartenaient à des groupes structurés parl'antagonismedeleursintérêts.Cesfameux«servicesdeproximitérisquentdèslors d'osciller entre une néo-philanthropie paternaliste et des formespostmodernesd'exploitationdelamain-d'œuvreàtraverslesquelleslesnantiss'offrent par exemple des « services à la personne » financés par desdégrèvementsd'impôts.Sansdoutetouslesservicessusceptiblesd'êtrecréésneseréduisent-ilspas

à ces formes de néodomesticité. Jean-LouisLaville a déployé la gamme trèslargedecesservices161.Maislesoinaveclequelils'efforcedelesdissocierdesmodesdequasi-assistanceoudequasi-bénévolatmontreque trèspeuderéalisationssontàlafoisinnovantesetporteusesd'avenir.Ilpeuteffectivementexister des services qui s'efforcent de mobiliser ressources monétaires etressourcesnonmonétaires,d'articuler la sphèrepubliqueet la sphèreprivée,les investissements personnels et les régulationsgénérales.Mais ils sont peuvisibles socialement, et n'ont pas dépassé le stade de l'expérimentation. Cesouci de promouvoir une « économie solidaire162 », c'est-à-dire de lier laquestiondel'emploietcelledelacohésionsociale,decréerdesliensentrelespersonnes enmême temps que des activités, est on ne peut plus respectable.Mais,dans lasituationactuelle, il s'agitdavantagededéclarationsd'intentionquedel'affirmationd'unepolitique.Ilexisteégalemententrel'emploinormaletl'assistance, l'insertionsocialeet la requalificationprofessionnelle, lesecteurmarchand et le secteur protégé, un « tiers secteur » appelé aussi parfois« d'économie sociale 163 ». Ces activités sont en voie d'expansion, enparticulieràtraversletraitement«social»duchômage,auseinduquelilestsouvent difficile dedécider si l'objectif poursuivi est le retour à l'emploi oul'installation dans une situation qui est, justement, « intermédiaire » entretravail et assistance. Ces réalisations, qui ont concerné plus de 400 000

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personnes en 1993 et tendent à s'autonomiser en une sphère indépendante dumarché du travail classique, ont leur utilité dans une conjoncturecatastrophique164. Ce n'est cependant que par euphémisme qu'on peut lesappelerdes«politiquesdel'emploi».

On ne contestera donc pas qu'il existe des « gisements d'emplois »

insoupçonnés.Maissilacriseactuelleestbienunecrisedel'intégrationparletravail, leur exploitation sauvage ne saurait la résoudre. Elle pourrait mêmel'aggraver165.Sil'emploiseréduitàune«marchandisation»deservices,quedevientlecontinuumdespositionsquiconstituaitlasociétésalariale,etquiesttoujoursaussinécessairepourconstituerunesociétésolidaire?Unconglomératdebaby-sitters,deserveurschezMcDonald'soud'emballeursdepaquetsdanslessupermarchés fait-il«société»?Celadit sansméprispour lespersonnesquisesontlivréesàcesoccupations,maisaucontrairepours'interrogersurlesconditions qui font de l'emploi un vecteur de la dignité de la personne.Unesociété«depleineactivité»n'estpaspourautantunesociétédepleinedignité,et la manière dont les États-Unis ont partiellement résolu leur problème del'emploin'estpasnécessairementunexempleàsuivre.Lamoitiédes8millionsd'emploiscréésauxÉtats-Unisentre1980et1986sontrétribuésparunsalairede60%inférieuràlamoyennedessalairesindustriels166,etlamultiplicationdestravailleurssansstatutn'aapparemmentrienfaitpourcombattrecesgravessignes de dissociation sociale que sont les violences urbaines, les taux decriminalité et de toxicomanie, et l'installation d'une véritable underclassmisérableetdéviante,complètementcoupéedel'ensembledelasociété167.Deuxprécisions invitentànuancercesappréciations,maissansenchanger

l'orientation. Les transformations technologiques en cours exigent aussi desemplois qualifiés et hautement qualifiés. On a même pu définir la « sociétépostindustrielle » par la prépondérance d'industries nouvelles, telles quel'information, la santé, l'éducation,diffusantdesbiens symboliquesdavantageque des biens matériels et mobilisant de hautes compétencesprofessionnelles168. Mais, du point de vue qui nous concerne ici, toute laquestionest de savoir si le«déversement»des emploisperduspar ailleurspeut s'opérer intégralement vers ces emplois nouveaux. La réponse est non,bienqu'ilsoitimpossibledemesureraujourd'huil'ampleurdudéficit.D'autre part, il est certain que de profondes transformations sont en cours

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danslerapportquelessujetssociaux,etsurtoutlesjeunes,entretiennentavecle travail. Peut-être même sommes-nous sur le point de sortir de la«civilisationdu travail»qui,depuis leXVIIIe siècle, aplacé l'économieauposte de commandement et la production au fondement du développementsocial.Ceseraitalorsmanifesterunattachementdésuetaupasséquedesous-estimer les innovations qui se font et les alternatives qui se cherchent pourdépasserlaconceptionclassiquedutravail.D'autantquecequifondeladignitésociale d'un individu n'est pas nécessairement l'emploi salarié, ni même letravail,maissonutilitésociale,c'est-à-direlapartqu'ilprendàlaproductiondelasociété.Reconnaissonsdoncquedestransformationssociétalesprofondess'opèrent aussi à travers la « crise »,mais en ajoutant avecYvesBarel queleurs effets possiblement positifs demeurent pour l'instant largement«invisibles169».Sontparfaitementvisibles,parcontre,lespiègesdanslesquelstombent lesespritspressésdedépasser l'aliénationdu travailet lessujétionsdu salariat. Un tel dépassement représenterait une révolution culturelle degrandeampleur.Ilestdèslorsparadoxalqu'uneresponsabilitéaussiécrasantesoit déléguée aux groupes les plus fragiles et les plus démunis, tels lesallocataires du RMI, qui devraient prouver que l'insertion sociale vautl'intégration professionnelle, ou les jeunes des banlieues, sommés d'inventerune«nouvellecitoyenneté»alorsqu'onleurdénieleplussouventleminimumdereconnaissancedanslaviedetouslesjours,commelorsqu'ilssubissentuncontrôledepoliceousollicitentunlogementouunemploi.Que le travail demeure une référence non seulement économiquementmais

aussi psychologiquement, culturellement et symboliquement dominante, lesréactionsdeceuxquienmanquentleprouvent.LesdeuxtiersdesallocatairesduRMIdemandent, enpriorité, un emploi170, et les jeunes se détournent desstages lorsqu'ilsontcomprisqu'ilsnedébouchentpassurun«vrai travail».Onpeutlescomprendre.S'ilsnefontriendereconnu,ilsnesontrien.Pourquoil'étiquettede«Rmiste»est-elledevenueenpeud'annéesunstigmate,etleplussouvent vécu comme tel par ses « bénéficiaires »? Le fait est d'autant plusinjuste qu'il s'est agi pour beaucoupd'undernier recours qu'ils ont accepté àdéfaut de trouver un emploi.Mais la vie sociale ne fonctionne pas avec desbonssentiments.Ellenefonctionnepasnonplusseulementautravail,etilesttoujoursbond'avoirplusieurscordesàsonarc,loisirs,culture,participationàd'autresactivitésvalorisantes...Mais,saufpourlesminoritésdeprivilégiésoudespetitsgroupesqui acceptentde subir l'opprobre social, cequipermetdetendre l'arc et de faire partir des flèches dans plusieurs directions, c'est une

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forcetiréedutravail.Quelpeutêtreledestinsociald'unjeunehommeoud'unejeune femme— ces cas commencent à se présenter — qui après quelquesannéesdegalèredevientRMisteàvingt-cinqans,puisquec'est l'âgelégaldupremier contrat? Sachant que son espérance de vie est encore de plus decinquanteans,onpeutrêverauxcharmesd'unetellevieaffranchiedutravail.Alors que presque tout le monde récuse ouvertement le modèle de la

« société duale », beaucoup en font le lit en célébrant n'importe quelleréalisation,dudéveloppementd'unsecteur«d'utilitésociale»àl'ouverturede« nouveaux gisements d'emplois », pourvu qu'elle procure une quelconqueactivitéauxsurnuméraires171.Maissionseplacedansuneproblématiquedel'intégration, la question n'est pas uniquement de procurer une occupation àtous, mais aussi un statut. De ce point de vue, le débat qui a commencé às'engagerautourduSMICest exemplaire.Le statutde« smicard»est certespeu enviable.Mais le SMIC est le passeport qui ouvre l'accès à la sociétésalariale, et il permet de comprendre concrètement la différence entre le faitd'occupersimplementunemploiet le faitd'êtreunsalarié.ÀpartirduSMICs'ouvre une gamme de positions extrêmement différentes quant au salaire, àl'intérêt du travail, à la reconnaissance, au prestige et au pouvoir qu'ellesprocurent,maisquisont,commeonl'aétabli(cf.chapitreVII),comparables.Ellessehiérarchisent,sedistinguentetentrentenconcurrencesous lerégimedu salariat, qui inclut, avec la rétribution monétaire, des régulationscollectives,desprocédures,desconventionsetdesprotectionsquiontunstatutde droit. Le SMIC est le premier échelon à partir duquel un travailleur sedistingue de l'occupant d'un emploi quelconque qui n'est pas inscrit dansl'épistémê salariale. On peut ainsi prévoir que des luttes symboliques 172acharnéessedéroulerontautourduSMIC,carilreprésenteundesverrousquibloquentledémantèlementdelasociétésalariale.Ilpourraitaussireprésenterpour l'avenir une référence pour définir un plancher minimal, en matière derétribution du travail comme de garanties statutaires, que devraient respecterles nouvelles activités d'une société post-salariale pour que la sortie de cemodèlenes'effectuepasparlebas.

Quatrièmeoption,ménageruneredistributiondes«ressourcesrares»quiproviennent du travail socialement utile. Cette éventualité ne doit pas être

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confondue avec une restauration de la société salariale. J'ai souligné à quelpoint de l'irréversible s'est produit sur le double plan de l'organisation dutravailetdelastructuredel'Étatsocial,dontl'articulationassuraitsonfragileéquilibre.Lasociétésalarialeestuneconstructionhistoriquequiasuccédéàd'autres formations sociales, elle n'est pas éternelle. Cependant, elle peutdemeureruneréférencevivanteparcequ'ellearéaliséunmontageinégaléentretravailetprotections.Cebilann'estpascontestableàl'échelledel'histoiredessociétés occidentales. La société salariale est la formation sociale qui étaitparvenue à conjurer dans une grande mesure la vulnérabilité de masse et àassurerunelargeparticipationauxvaleurssocialescommunes.Autrementdit,lasociétésalarialeestlesoclesociologiquesurlequelreposeunedémocratiede type occidental, avec sesmérites et ses lacunes : non point le consensusmais la régulation des conflits, non point l'égalité des conditions, mais lacompatibilitédeleursdifférences,nonpointlajusticesociale,maislecontrôleet la réduction de l'arbitraire des riches et des puissants, non point legouvernementdetousmaislareprésentationdetouslesintérêtsetleurmiseendébatsurlascènepublique.Aunomdeces«valeurs»—etbienentenduavecetpourceuxetcellesquilespartagent—,onpeuts'interrogersurlameilleuremanièredenepasbradercethéritage.L'option la plus rigoureuse exigerait que tous les membres de la société

gardentunlienétroitavecletravailsocialementutileetlesprérogativesquiysont attachées. La force de cette position repose sur le fait que le travaildemeureleprincipalfondementdelacitoyennetéentantquecelle-cicomporte,jusqu'à preuve du contraire, une dimension économique et une dimensionsociale. Le travail, et principalement le travail salarié, qui n'est évidemmentpasleseultravailsocialementutile,maisquienestdevenulaformedominante.La promotion du salariat a émancipé le travail et les travailleurs del'engluementdanslessujétionslocales,lespaysansdestutellesdelatraditionetdelacoutume,lafemmedel'enfermementdansl'ordredomestique.Letravailsalarié est une production externalisée, pour le marché, c'est-à-dire pourquiconque peut entrer dans le cadre d'un échange réglé. Il donne une utilitésocialegénéraleauxactivités«privées».Lesalairereconnaîtetrémunèreletravail«engénéral»,c'est-à-diredesactivitéspotentiellementutilesàtous.Ilest ainsi dans la société contemporaine, pour la plupart de ses membres, lefondement de leur citoyenneté économique. Il est aussi au principe de lacitoyenneté sociale : ce travail représente la participation de chacun à uneproductionpourlasociétéetpartantàlaproductiondelasociété.Ilestainsile

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médiumconcretsurlabaseduquels'édifientdesdroitsetdesdevoirssociaux,desresponsabilitésetdelareconnaissance,enmêmetempsquedessujétionsetdescontraintes173.Mais cette construction — d'ailleurs cher payée, et tardivement et

imparfaitementpromueàtraverslalonguehistoirede«l'indignesalariat»—nepeutpluscontinueràfonctionnerenl'état.CommeleditAlainMinc,quifutun des premiers à percevoir le caractère structurel de la « crise » :«L'économiede raretéoùnousentronsn'appellequ'unpis-aller : lepartage.Partage des ressources rares, c'est-à-dire du travail productif, des revenusprimairesetdes revenus socialisés174. »Ce constat pessimiste est difficile àéludersil'onestsceptiqueàl'égarddescapacitésdes«gisementsd'emplois»àouvrirdevraisemploisetsceptiqueaussisurl'ampleurdu«déversement»dessecteurssinistrésvers lessecteursproductifspourrecycler l'ensembledelamain-d'œuvredisponible.S'ildemeuredessurnumérairesetques'accroîtànouveau la vulnérabilité de masse, comment échapper au risque de laisserpourrir la situation, à moins de redistribuer d'une certaine manière ces« ressources rares » que sont devenus le travail productif et les protectionsminimalespouréchapperàl'installationdanslaprécaritéetàlagénéralisationdelaculturedel'aléatoire?Ilfautentendrelespropositionspourunpartagedutravailcommelaréponse

lapluslogiqueàcettesituation:fairequechacuntrouve,gardeouretrouveuneplace dans le continuumdes positions socialement reconnues auxquelles sontassociées,surlabased'untravaileffectif,desconditionsdécentesd'existenceetdesdroitssociaux.Unetelleexigenceest-elleconcrètementréalisable?Jenepeuxprétendrerendrecompteenquelquesmotsd'undébatcomplexe175.Deuxremarquesseulementpourenpréciserlesenjeux.Il est vrai que des mesures générales comme la réduction de la durée

hebdomadairedetravailà trente-cinqouà trente-deuxheuresnesontpasdessolutionsmiraclesàappliquermécaniquement.Letravailconcretestdemoinsen moins une donnée quantifiable et interchangeable : part du travail«invisible»etdel'investissementpersonneldansunetâche,quinesemesurentpasseulementautempsdeprésence,alorsqu'ellesdeviennentdeplusenplusdominantesdanslesformesmodernesdusalariat176.Maiscescritiquesde la redistributiondu travailcommeun«gâteau»que

l'on partage n'épuisent pas le problème. Chacun sait depuis toujours que le« travail » d'un professeur au Collège de France et celui d'un OS sont

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irréductibles,etpersonnen'a jamaispenséamputer le tempsdupremierpourfournir de l'embauche à un chômeur. Au contraire, les attributs attachés auxemplois socialement reconnus, qui vont effectivement de celui du smicard àcelui du professeur du Collège de France, s'inscrivent dans un ensemble depositionsàlafoisirréductiblesetinterdépendantes,c'est-à-diresolidaires.Ilsnepeuventpassepartager(commeungâteau),maisilspourraientpartiellementseredéployerentantqu'ilsformentunetotalitécomplexeincluantàlafoisuntemps de travail, un salaire, des protections, des garanties juridiques. Sipartage il doit y avoir, c'est de ces biens devenus « rares » qu'il s'agit.Opérationàcoupsûrmalaiséeàconduire,maisquiprouveaumoinsqu'untelpartage n'est pas cette « idée simple », c'est-à-dire simpliste, qu'en font sesdétracteurs.Àmonsens, lepartagedu travailestmoinsune finensoique lemoyen,apparemmentleplusdirectpourparveniràuneredistributioneffectivedes attributs de la citoyenneté sociale. Si cette redistribution s'opérait pard'autres moyens, éventuellement associés au partage du travail, le mêmeobjectifdupointdevuedelacohésionsocialepourraitêtreatteint177.Poserlaquestiondupartagedutravailoudelaredistributiondesressources

rares en ces termes montre qu'elle ne soulève pas seulement des problèmestechniques difficiles, mais une question politique de fond. Les timidespropositionsfaitesendirectiond'uneréductiondutempsdetravail-delaloidestrente-neufheuresde1982,unéchecsurleplandelacréationd'emplois,aux quelques mesures « expérimentales » ménagées par le plan quinquennalpourl'emploide1993-montrentclairementquecesbricolagesnesontpasàlamesureduproblème.Demême,lesmesuresprisespourrépartirlessacrificesqu'exige la dégradation de la situation économique et sociale sont souventdérisoires,lorsqu'ellesnepénalisentpasceuxquisetrouventdanslapositionlaplusdifficile.Ainsi,lechômageestàcoupsûraujourd'huilerisquesocialleplus grave, celui qui a les effets déstabilisants et désocialisants les plusdestructeurspourceuxquilesubissent.C'estpourtantparadoxalementàproposduchômagequel'onafaitpreuvedumaximumde«rigueur»dansunelogiquecomptable pour réduire les taux et les modalités de son indemnisation. Desmesuresdrastiquesontétéprisesdepuis1984pourréviserlesindemnisationsàla baisse, et les chômeurs ont ainsi eu la primeur du souci d'économiser lesdenierspublicsdanslagestiondesprestationssociales178.Plusgrave:àpartird'une circulaire de novembre 1982, l'indemnisation du chômage commence àêtre dissociée, selon sa durée et le cursus antérieur des chômeurs, entre unrégime d'assurance financé sur une base contributive et géré sur un mode

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paritaire, et un régime dit de solidarité par lequel l'État prend en chargel'indemnisationdecertainescatégoriesdepersonnesprivéesd'emploi179.Cetteinnovation,considérablepuisqu'ellefaitqu'unepartiedeschômeurs-chômeursdelonguedurée,travailleursauparavantmalintégrésdansl'emploi-décroched'un régime du travail à un régime de « solidarité » consistant en fait enallocationsd'assistancedefaiblemontant,aétédécidéesanslemoindredébatpublicetdanslebutdepréserverl'équilibredelacomptabilitédel'UNEDIC.Setrouveainsientérinéeunefantastiquedégradationdelanotiondesolidarité,quisignifiaitsouslaIIIeRépubliquel'appartenancedechacunautoutsocial,etqui devient une allocation minimale de ressources octroyée à ceux qui ne«contribuent»plusparleuractivitéaufonctionnementdelasociété.

Unetelledégradationinterpellel'Étatdanssafonctionproprementrégalienne

de sauvegarde de l'unité nationale. Cette fonction comporte, on l'a dit, unversant « politique étrangère » (défendre sa place dans le « concert desnations»)etunversant«politiqueintérieure»(préserverlacohésionsociale).Commelaguerreauncoût,souventexorbitant,lacohésionsocialeauncoût,etilpeutêtreélevé.Cerapprochementn'estpasformel.Cen'estpasunhasardsilaprisedeconsciencedelarelationorganiqueunissantlacohésionsocialeetune politique sociale déterminée conduite par l'État s'est faite lors desdésastresdelaSecondeGuerremondiale,etspécialementenGrande-Bretagne.WilliamBeveridgeestàcetégardparfaitementexplicite:

Lapropositionprincipaledecerapportestcelle-ci:lepeuplebritanniquedoitrendrel'Étatexpressémentresponsabledegarantiràchaqueinstantundécaissementsuffisant,dansl'ensemble,pouroccupertoutlepotentielhumaindisponibledelaGrande-Bretagne180.Car,ajoute-t-il,

sileplein-emploi[fullemployment]n'estpasconquisouconservé,aucuneliberténeserasauve,carpour

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beaucoupellen'aurapasdesens181.Le mandat que doit assumer l'État pour sauvegarder l'unité du peuple

britannique est dumême type et aussi impératif que celui qu'il assume pourrepousserl'agressionétrangère.Laquestionduplein-emploiestalorslaformeconjoncturellequeprendcettequestiondelapréservationduliensocialdansuneAngleterreencoretraumatiséeparlesouvenirdelaGrandeDépressiondesannées 1930.Aujourd'hui et enFrance, puisque le retour au plein-emploi estpresque certainement exclu, la question homologue est celle du partage dutravail,ouàtoutlemoinsdesgarantiesconstitutivesd'unecitoyennetésociale(dont, pourmapart, je voismal comment elles pourraient être complètementdétachées du travail). Question homologue s'il est vrai que c'est par cettemédiation que pourrait se conserver, ou se restaurer, la relationd'interdépendancedel'ensembledescitoyensaveclecorpssocial.Laquestionducoûtestalorscelledessacrificesàconsentirpourpréserverlasociétédanssonunité.L'Étatexprimantenprincipelavolontédescitoyens,cedevraitêtreàceux-ci

dedécider,parledébatpublic,jusqu'àquelpointilssontdéterminésàpayercecoût. Je ferai seulement trois remarques pour lever de pseudo-objections quioccultentl'enjeudeschoixàopérer.La première serait de ressusciter le spectre des Ateliers nationaux ou de

l'État entrepreneur de la société. S'il en était besoin, la ruine de l'économiedanslespaysdu«socialismeréel»prouveraitqu'onn'abolitpaslechômagepardécretetquelaprogrammationétatiquedelaproductionmèneaudésastre.Uneformulequelconquedepartagedu travailn'adechancederéussirquesielle est acceptée et négociée par les différents partenaires, ainsi dansl'entrepriseafinderéorganiserconcrètementletravail,aboutiràunemeilleureutilisation des équipements, etc. Demême, une réforme en profondeur de laprotectionsocialeestimpensablesansconcertationpoursaconceptionetsansnégociationspoursamiseenœuvre.Maisonpeutconcevoirparexempleuneloi-cadreédictant lesobligationsenmatièredetempsdetravail,deminimumdesalairesetdeminimasociaux,àchargepourlesdifférents«partenaires»delesajusteretdelesadapterparlanégociation182.Deuxièmement,l'affaiblissementdesEtats-nationsdansuncadreeuropéenet

faceàuneconcurrencemondialegénéraliséerendplusdifficilel'exercicedes

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prérogatives régaliennes en matière de politique de l'emploi et de politiquesociale.Cependant, leconstatdecettedifficultéaccruenebouleversepaslesdonnées de base du problème. Les politiques des États-nations ont toujoursétroitementdépendudelaconjonctureinternationale,ycomprisleurspolitiquessociales (cf. ci-dessus lanécessaire«compatibilité», impliciteouexplicite,entre les niveaux de protection sociale des pays en concurrence). Que cetteconcurrence devienne aujourd'hui plus serrée, et la marge de manœuvre dechaqueÉtat-nationplusétroite,necontreditpasl'impératifd'avoiràpréserverla cohésion nationale, au contraire : c'est dans les situations de crise que lacohésion sociale d'une nation est particulièrement indispensable. Entre leniveau local, avec ses innovations,mais aussi souvent ses démissions et seségoïsmes, et le niveau supranational, avec ses contraintes, l'État est encorel'instanceà travers laquelleunecommunautémodernese représenteetdéfinitses choix fondamentaux. Et de même que les États-nations passaient desalliances, même au moment de leur hégémonie, ils peuvent aujourd'hui êtreportés, ou contraints par la conjoncture internationale, à institutionnaliser demanière plus étroite leurs convergences dans le domaine socia. (cf., parexemple, leproblèmede la constitutiond'une«Europe sociale»dignede cenomfaceàlaconcurrence,quijoueaussisurleplansocial,desÉtats-Unis,duJaponoudespaysdel'AsieduSud-Est183.Enfin, l'enjeu du débat est aussi occulté lorsqu'on prétend qu'une politique

sociale différente est incompatible avec la poursuite d'une politiqueéconomique réaliste et responsable. C'est tenir pour acquis que l'acceptationdes lois du marché ne laisse aucune marge de manœuvre, ce qui revientd'ailleursànierlapossibilitémêmedel'actionpolitique.Maisiln'enestrien.Lejeun'estbloquéquesil'onentérinelestatuquosurtouslestableauxàlafois,c'est-à-diresil'onacceptelejeuéconomiquetoutenrefusantlarépartitiondessacrificesquidécoulentdecechoix,etsontpourtantcompatiblesaveccesexigences économiques.Ainsi il est vrai que le financement de la protectionsocialeasansdouteatteintouvabientôtatteindresonpointde rupturesi lesmodalitésdece financementdemeurenten l'état :uneminoritéd'actifspayantbientôtpourunemajoritéd'inactifs,et,parmilesactifs,certainescatégoriesdesalariés surimposés du double184. Mais des formes de financement de laprotectionsocialesuruneassietteplusétendueetmoinsinjuste—Contributionsocialegénéralisée,parexemple-alimenteraientunesolidaritéélargiequinereposerait pas d'une manière disproportionnée sur les salariés et sur lesentreprises.Celles-ciy trouveraientmême leur compte,dans lamesureoù le

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mode actuel de financement les pénalise. Plus généralement, l'absence d'uneréforme en profondeur du système fiscal, dont tout le monde depuis desdécennies reconnaît la nécessité, trahit davantage une absence de volontépolitiquequel'existencedecontrainteséconomiquesincontournables.Deuxième exemple : lorsqu'on fait de la bonne santé des entreprises une

exigenceindiscutabledontdépendlaprospériténationale,onometdepréciserque l'entreprise sert effectivement l'intérêt général par sa compétitivité, enassurant des emplois, etc.,mais aussi l'intérêt des actionnaires (rémunérationducapitalfinancier).Danslafouléedecet«oubli»,l'exigencededégagerdesbénéfices maximaux pour investir et rester compétitif est uniquement penséecommelanécessitédeparveniràuneorganisationoptimaledutravailetàunecompression maximale des coûts salariaux. Pourtant, si l'entreprise est biencettearticulationvivanteducapitaletdutravailpourproduireplusetproduiremieux dont on chante aujourd'hui les mérites, « il paraîtrait pour le moinslogiquequ'onplacesurlemêmepiedd'égalitéladéfensedesrémunérationsdutravailetcelleducapital185».Troisième exemple : le poids des charges salariales qui freineraient la

compétitivité est également toujours pensé à partir des bas salaires, et enparticulier duSMIC.Mais la disparité des salaires par le hautmet autant encause la cohérence de l'épistémê salariale. Si le salariat représente lecontinuum des positions qui a précédemment été décrit, il doit exister unecomparabilitéentretouteslespositions,quel'«incomparabilité»decertainssalaires, de dirigeants d'entreprise, par exemple, brise. La relation entre cesdisparités salariales à la française et la compétitivité n'a rien d'évident nonplus. En Allemagne, souvent présentée comme un modèle de réussiteéconomique, les bas salaires sont nettement plus élevés, et les plus hautssalaireslesontcomparativementmoins186.Ainsi l'insistance sur les « contraintesmajeures » dumarché international

sert-elle souvent d'alibi pour reconduire des pratiques qui obéissent à unelogiquesocialeetnonéconomique:reproductiondessituationsacquisesetdespesanteurs institutionnellesplutôtque respectdes« fondamentaux».C'est debonneguerre,silaviesocialeestuneguerreoùleplusfortdoitmaximisersesavantages.Faut-ildonnerraisonàMachiavel?«Leshommesnerenoncentauxcommoditésdelaviequecontraintsparlanécessité187.»Ilyalàeffectivementunschèmetrèsfortdelecturedel'histoiredesrapportssociaux,maisc'estalorsune histoire faite de bruit et de fureur, et perpétuellement menacée par la

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cassuresocialeentrelesdétenteursdes«commodités»etceuxquisontprivésde la possibilité même d'en acquérir — ce que l'on appelle aujourd'huil'«exclusion».L'autreschèmequitraversel'organisationdesrapportssociauxest celui d'une solidaritémaintenant la continuité à travers les différences etl'unité d'une société par la complémentarité des positions occupées par lesdifférents groupes. Son maintien impose aujourd'hui un certain partage des«commodités».

Ons'estefforcéd'interpréterlapromotiondelasociétésalarialecommelafragile construction d'une telle solidarité, et la « crise » actuelle comme laremiseenquestiondutyped'interdépendanceconflictuellequienconstituaitleciment. Mais, on l'a aussi souligné, il n'existe pas à ce jour d'alternativecrédibleà lasociétésalariale.Siunesortiedumarasmeestpossible,ellenepassepas-certainsleregretterontsansdoute-parlaconstructiondelabelleutopied'unmondemerveilleuxoùs'épanouissent librement toutes lesrêveriesdes « faiseurs de projets ». Les principaux éléments du puzzle sont déjàdonnéeshicetnunc :desprotectionsencore fortes,unesituationéconomiquequin'estpasdésastreusepour tout lemonde,des« ressourceshumaines»dequalité; mais, en même temps, un tissu social qui s'effiloche, une force detravail disponible condamnéeà l'inutilité, et ledésarroi croissantde tous lesnaufragésdelasociétésalariale.Lefléaudelabalancepeutsansdoutepencherdansunsensoudansl'autre,carnulnecommandeàl'ensembledesparamètresquidéterminentlestransformationsencours.Mais,pourpesersurlecoursdeschoses, deux variables seront à coup sûr déterminantes : l'effort intellectuelpour analyser la situation dans sa complexité, et la volonté politique de lamaîtriser en imposant cette clause de sauvegarde de la société qu'est lemaintiendesacohésionsociale.1.Dansundiscoursdu20janvier1880,LéonGambettadéclarequeceàquoiilfauts'attacher,«c'està

cequej'appellerailasolutiondesproblèmeséconomiquesetindustriels,etquejemerefuseraiàappelerlaquestionsociale...Onnepeutrésoudrecesproblèmesqu'unàun,àforced'étudesetdebonnevolonté,etsurtoutàforcedeconnaissancesetdelabeur»(Discourspolitiques,IX,p.122,citéinG.Weill,HistoiredumouvementsocialenFrance,op.cit,p.242).Manièrede«diviserlesdifficultésenautantdepartiesqu'il faut pour les mieux résoudre », selon leDiscours de la méthode de Descartes, ou de diviser laquestionsocialeenautantdepartiesqu'ilfautpourlamieuxéluder?2.Y.Barel,«Legrandintégrateur»,Connexions,56,1990.3.H.Arendt,Conditiondel'hommemoderne,op.cit.,p.38.

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4. Un État libéral peut être obligé de « faire du social » à contrecœur et le moins possible, un Étatsocialiste en ferait par défaut, faute de pouvoir promouvoir immédiatement des transformations radicales.C'est pour un État social-démocrate que les réformes sociales sont en elles-mêmes un bien, car ellesmarquentlesétapesdelaréalisationdesonpropreidéal.Leréformismeprendicisapleineacception:lesréformessontlesmoyensdelaréalisationdelafindelapolitique.5.Lemomentoùelles'enestrapprochéeleplus,enintentionproclaméedumoins,asansdouteétécelui

de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, largement inspirée par Jacques Delors. Intentionexplicitede troquer l'abandondesaffrontementsàviséerévolutionnairecontreunepolitiquedecompromisnégociés avec l'ensemble des partenaires sociaux. « Le gouvernement propose au patronat et auxorganisations syndicalesdecoopéreravec l'Étatpour les tâchesd'intérêt commun» (discoursdepolitiquegénéraledu16septembre1969,citéparJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.227).6.Pourunexposéd'ensembledel'essoufflementdumodèlesocial-démocratedans lesannées1970,cf.

R.Darendorf,«L'après-social-démocratie»,leDébat,n°7,décembre1980.7.RappelonslamanièredontJeanFourastiéaprésentélapremièrefoiscetteformuledevenuefameuse:

« Ne doit-on pas dire glorieuses les trente années [...] qui ont fait passer [...] la France de la pauvretémillénaire de la vie végétative aux niveaux de vie et aux genres de vie contemporains? Àmeilleur titrecertainementqueles"troisglorieuses"de1830,qui,commelaplupartdesrévolutions,oubiensubstituentundespotismeàunautre,oubien,danslemeilleurdescas,nesontqu'unépisodeentredeuxmédiocrités?»(les Trente Glorieuses, op. cit., p. 28.) À part le fait que les « trois glorieuses » de 1830 étaient desjournées et non des années, on peut laisser à Jean Fourastié la responsabilité de son jugement sur lesrévolutions.Maisréduirel'étatdelaFrancede1949à«unevievégétativetraditionnelle»,«caractéristiqued'une pauvreté millénaire », n'est pas sérieux. C'est une raison de plus pour éviter cette expression des«TrenteGlorieuses».

8. Il s'agissaitd'undeshéritages lesplusconsistantsdu«despotismede fabriqueduXIXe siècle. Il sefondaitsurladéfinitiondu«contratdelouage»selonleCodenapoléonien:«Lecontratdetravailconclusansdéterminationdeduréepeutcesseràl'initiativedel'unedespartiescontractantes(article1780duCodecivil).9.Cf.F.Sellier,laConfrontationsocialeenFrance,op.cit.,p.136-138.10.Ibid.,p.145.11.Cf.J.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.12.On pourrait faire lamême analyse pour la plupart des « acquis sociaux » de la période.Ainsi, les

sections syndicales d'entreprise implantées à la suite des accords de Grenelle de 1968 ont un rôleessentiellementinformatifetconsultatif,maisn'ontpasdepouvoirdécisionnelsurlapolitiquedel'entreprise.Surcespoints,cf.J.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.231sq.13.CitéparJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.203.14.Cf. B. Fourcade, « L'évolution des situations d'emploi particulières de 1945 à 1990 », Travail et

emploi,n°52,1992.L'analysedecetauteurconfirmequelaconstitutiond'unparadigmedel'emploidutypeCDIestcorrélativedelamontéeenpuissancedelasociétésalariale.Avantlesannées1950,iln'yapasdenormegénéraledel'emploimaisunepluralitédesituationsd'emploiauseindelaquelleletravailindépendanttenait une place importante.Et à partir dumilieu des années 1970, les «situations d'emploi particulières »reprennentdeplusenplusd'importance,cf.ci-dessous.15. Les conventions collectives prévoient des procédures spéciales et des indemnités en cas de

licenciement,d'oùlefaitquelelicenciementreprésentepourl'employeuraussiuncoûtetdesinconvénients(d'oùaussi le faitqu'après lapériodedeplein-emploi lesemployeursprivilégierontdesformesd'embauchemoinsprotégéesquelesCDI).Maiscesdispositionssontloind'équivaloiràunesécuritédel'emploi.

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16.En1973,38%desouvriersaccèdentàlapropriété.Maislesdeuxtiersd'entreeuxsontendettéspourunesommequiatteintprèsdelamoitiédelavaleurdeleurlogement.Demême,lestroisquartsdesouvrierspossèdentvoiture,machineàlaverettélévision.Maislestroisquartsdesautosneuves,plusdelamoitiédesmachines à laver et près de la moitié des télévisions neuves sont achetées à crédit (cf. M. Verret, J.Creusen,l'Espaceouvrier,op.cit.,p.113-114).17.Cetteidéologieaconnuunvifregainaudébutdesannées1980.Pouruneexpressionparticulièrement

virulente,cf.P.Beneton,leFléaudubien,Paris,Calmann-Lévy,1982.18.Pourledéploiementdecetteanalyse,cf.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,chapIV,1.19.Outre les vestiges d'une extrême droite éternelle contemptrice du progrès, ce fut surtout le fait de

groupesultragauchistesetde formesexacerbéesdespontanéismedont l'audienceest restéemarginaleendépitdemanifestationsspectaculaires.Dans leursorientationsdominantes,ni lescritiquesde lasociétédeconsommation, ni la célébration de l'action révolutionnaire par les différentes familles du marxisme necontredisentlesfondementsdelaphilosophiedel'histoirequisous-tendlapromotiondelasociétésalariale.Lespremièresdénoncentplutôtledévoiementdescapacitéscréatricesdelasociétémodernedansleleurredelamarchandise,lessecondesleurconfiscationpardesgroupesdominants.20.Cf.J.Donzelot,l'Inventiondusocial,op.cit.,chap.IV,2.21.Cité in J. Fournier,N.Questiaux, le Pouvoir du social, op. cit., p. 97. Cet ouvrage présente un

catalogue assez complet des progrès encore à réaliser dans le domaine social dans la perspectivesocialiste...peuavantl'arrivéeaupouvoirdessocialistes.22. La confrontation entre sociologues et économistes réalisée en 1964 in Darras, le Partage des

bénéfices,Paris,EditionsdeMinuit,1965,exprimebiencettetensionentredeuxconceptionsduprogrèsquelaversioncritiquenerécusepasmaisdontelleexige l'explicitationrigoureusedesconditions théoriquesetpratiquesnécessairespour sa réalisationdémocratique. J'ai tentépourmapartunbilandumouvementdecritiquedesinstitutionsetdesformesd'interventionsmédico-psychologiquesetsociales,in«Del'intégrationsocialeàl'éclatementdusocial:l'émergence,l'apogéeetledépartàlaretraiteducontrôlesocial»,Revueinternationaled'actioncommunautaire,20/60,Montréal,automne1988.23.M.Gauchet,«Lasociétéd'insécurité»,inJ.Donzelot,Faceàl'exclusion,op.cit.,p.170.24. J. Habermas, « La crise de l'État providence et l'épuisement des énergies utopiques », Écrits

politiques,trad.fr.,ParisÉditionsduCerf,1990.25.D.Olivennes,«Lasociétédetransfert»,leDébat,n°69,mars-avril1992.26.Ibid.,p.118.Sur ladimensionproprementdémographiquede laquestion,cf. J.-M.Poursin,« l'État

providenceenproieaudémondémographique»,leDébat,n°69,mars-avril1992.Ducôtédutravail,ilfautnoterquelesdifficultésdefinancementnevontpastenirseulementàl'ampleurduchômage,maisaussiàlamultiplicationdesemploisprécairesetmalrémunérésquinepermettrontquedefaiblescotisationssocialestoutenappelantdefortesprestationscompensatrices.27.W.Beveridge,FullEmploymentinaFreeSociety(1944),trad.fr.Paris,Domat-Montchrétien,1945,

p.15.28.Ibid.,p.16.29.P.Laroque,«Del'assuranceàlaSécuritésociale»,Revueinternationaledutravail,LVII,n°6,juin

1948,p.567.L'expression«freedomfromwant»apparaîtpourlapremièrefoisdansleSocialSecurityActde1935,tempsfortduNewDealduprésidentRoosevelt.30. P. Laroque, la Sécurité sociale dans l'économie française, Paris, Fédération nationale des

organismesdeSécuritésociale,1948,p.9.31.Deuxindicesdecette«exceptionnalité»duchômage:sonsystèmed'indemnisationparlesAssedicà

partir de 1958 n'est pas intégré à la Sécurité sociale; une circulaire du ministère du Travail de Pierre460

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Bérégovoy,ennovembre1982,sortleschômeursenfindedroitsdusystèmedel'assurancepourlesplacerdansceluidela«solidarité»,manièrepoliederebaptiserl'assistance.32.Surcepoint,cf. lesanalysesdeFrançoisFourquet,enparticulier«Lacitoyenneté,unesubjectivité

exogène», in laProductionde l'assentiment dans les politiquespubliques.Techniques, territoires etsociétés,nos24-25,Paris,ministèredel'Équipement,desTransportsetduTourisme,1993.33.J.Habermas,«Lacrisedel'Étatprovidenceetl'épuisementdesénergiesutopiques»,loc.cit.34.Pouruneinterprétationentermeséconomiquesinspiréedel'écoledelarégulation,cf.parexempleJ.-

H. Lorenzi, O. Pastré, J. Toledano, la Crise duXXe siècle, Paris, Economica, 1980, ou R. Boyer, J.-P.Durand, l'Après-fordisme, Paris, Syros, 1993. Dans cette perspective, la « crise » actuelle résulte del'essoufflement du modèle « fordiste », à la conjonction d'une perte des gains de productivité, d'unépuisement de la norme de consommation et du développement d'un secteur tertiaire improductif ou peuproductif.Maisleniveaud'analysechoisiicin'imposepasdeseprononcersurces«causes».35. Pour prendre lamesure de la dégradation de la situation : en 1970, il y avait 300 000 demandeurs

d'emploi inscritsà l'ANPE,dont17%depuisplusd'unan(cechômage,ditd'exclusion, toucheaujourd'huiplusde1milliondepersonnes).Levéritable«décollage»duchômagedatede1976,annéeoùlenombredes chômeurs atteint lemillion. En dépit d'une légère progression du nombre des emplois (22millions en1990contre21612000en1982),lenombredesdemandeursd'emploiapresquetoujoursaugmentédepuis.Pendantlareprisedelafindesannées1980,caractériséeparuntauxdecroissancequiatteint4%en1988et1989,ilyacréationde850000emplois,maisunebaissedechômagede400000seulement(cf.Donnéessociales,Paris,INSEE,1993).Pourunemiseaupointrécentesurlaquestionduchômage,cf.J.Freyssinet,leChômage,Paris,LaDécouverte,1993.36. Cf. B. Fourcade, « L'évolution des situations d'emploi particulières de 1945 à 1990 », loc. cit.

Rappelonsaveccetauteurqu'avantlagénéralisationdesCDIles«situationsparticulièresd'emploi»étaientfortnombreuses(Fourcadeencompteplusde4millionsen1950).Maisils'agissaitengénéraldesformesprochesdutravail indépendant,quel'onpourraitqualifierde«présalariales»encesensqu'ellesontétéàpeu près absorbées par la généralisation du salariat. Au contraire, les «nouvelles formes particulièresd'emploi»sontpostérieuresàlagénéralisationdusalariat,etexactementcontemporainesdudéveloppementdu chômage.Elles sont unemanifestation de la dégradation de la condition salariale. Sur l'évolution de lastructure juridiqueducontratde travail,cf. lamiseaupointsynthétiquedeS.Erbès-Seguin,«Les imagesbrouillées du contrat de travail », in P. M. Menger, J.-C. Passeron, l'Art de la recherche, Essais enl'honneurdeRay-mondeMoulin,Paris,LaDocumentationfrançaise,1993.37.A.Lebaube,l'Emploienmiettes,op.cit.Ontrouveraégalementdenombreusesdonnéesactualisées

surlemarchédel'emploiinB.Brunhes,Choisirl'emploi,Paris,LaDocumentationfrançaise,1993.38.Entermesde«stocks»,commedisentleséconomistes,en1990,seuls58%desjeuneshommeset

48%desjeunesfemmesdevingtetunàvingt-cinqanstravaillentàtempspleinsousCDI,alorsqu'en1982cestauxétaientrespectivementde70et60%(cf.J.-L.Heller,M.Th.Joint-Lambert,«Lesjeunesentrel'écoleetl'emploi»,Données

sociales,Paris,INSEE,1990).39.M.Cézard,J.L.Heller«Lesformestraditionnellesdel'emploisalariésedégradent»,Économieet

statistiques,n°215,nov.1988.40.J.Jacquier,«Ladiversificationdesformesd'emploienFrance»,Donnéessociales,Paris, INSEE,

1990.41.Danslamêmelogique,AndréGorzciteuneétuded'uninstitutderechercheallemandprévoyantpour

les années à venir une proportion de 25 % de travailleurs permanents, qualifiés et protégés, 25 % detravailleurs « périphériques », en sous-traitance, sous-qualifiés, mal payés et mal protégés, et 50 % de

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chômeurs ou de travailleurs marginaux adonnés aux emplois occasionnels et aux petits boulots (lesMétamorphosesdutravail,Paris,Galilée,1988,p.90).42.Ces transformationsde la relationde travail ne signifient évidemmentpasque toutes ces situations

nouvellessoientlivréesàl'arbitraireetaunon-droit.Onassisteaucontrairedepuisunevingtained'annéesàunintensetravaild'élaborationjuridiquepour les inscriredansledroitdutravail(c'estainsiqu'amêmeétéforgée cette notion apparemment étrange de « contrat à durée indéterminée intermittent »). Mais il esttypiquequecesélaborationsnouvellesseconstituentenréférenceauCDIetcommeautantdedérogationsparrapportàlui.Surcespoints,cf.S.Erbès-Seguin,«Lesimagesbrouilléesducontratdetravail»,loc.cit.43.F.Dauty,M.-L.Morin,«Entreletravailetl'emploi:lapolyvalencedescontratsàduréedéterminée»,

Travail et emploi, n° 52, 1992. Sur les différentes conceptions de la relation salariale, cf. J. Rose, lesRapportsdetravailetd'emploi:unealternativeàlanotionderelationsalariale,GREE,Cahiern°7,UniversitédeNancyII,1992.44.ÀladifférenceduJapon,del'AllemagneetdelaSuède,maismoinsquelesÉtats-UnisoulaGrande-

Bretagne, laFrancea tendanceàprivilégier laflexibilitéexterne,cequiconstitueuneexplicationdes tauxélevés de chômage et de la plus grande précarité de l'emploi : les salariés sont moins maintenus dansl'entreprise,et les tâcheslesmoinsqualifiéessontplussouvent traitéesenexternepardespersonnels trèsvulnérablesàlaconjoncture(cf.R.Boyer,l'ÉconomiefrançaisefaceàlaguerreduGolfe,CommissariatgénéralduPlan,Paris,1990).45.M.Aglietta,A.Bender,lesMétamorphosesdelasociétésalariale,op.cit.Cf.aussiM.Maurice,

F.Sellier, J.-J.Sylvestre,«Productionde lahiérarchiedans l'entreprise»,Revue française de sociologie,1979.46.Apologie confortée par la conversion du socialisme de gouvernement aux vertus dumarché après

1982.Comme tous lesconvertis, il tombevolontiersdans leprosélytisme.Cf. J.-P.LeGoff, leMythedel'entreprise,Paris,LaDécouverte,1992.47.Cf.X.Gaulier,«Lamachineàexclure»,leDébat,n°69,mars-avril1992.48.Cf.N.Aubert,V.deGaulejac,leCoûtdel'excellence,Paris,LeSeuil,1991.49.X.Gaulier,loc.cit.50.Cf.A.-M.Guillemard,«TravailleursvieillissantsetmarchédutravailenEurope»,Travailetemploi,n

°57,1993.51.P.d'Iribarne,leChômageparadoxal,op.cit.52. La course à la qualification peut produire des effets proprement pervers. Si l'on embauche

préférentiellement des candidats surqualifiés, les demandeurs d'emploi peu qualifiés se trouvent de faitexclusdutyped'emploisqu'ilsétaientaptesàoccuperpardeplusqualifiésqu'eux,maismoinsaptesqu'euxsurcesemplois.53.UneétudeprospectiveduBureaud'informationetdeprévisionéconomiqueprévoitqu'enl'an2000au

moins60%despostesdetravailexigerontunniveaudequalificationinférieuraubaccalauréat.54. C'est ainsi que l'on a vu se développer récemment un chômage des cadres, sans que l'on puisse

encoredéterminerl'ampleurdelatendance,cf.OllivierMarchand,«Lamontéerécenteduchômagedescadres»,PremièresInformations,356,juillet1993.En

1992,lepourcentagedescadreschômeursétaitde3,4%,contre5,1%pourlesprofessionsintermédiaires,12,9%pourlesouvrierset13,3%pourlesemployés.55.R.Tresmontant,«Chômage:leschancesd'ensortir»,Économieetstatistiques,n°241,mars1991,

p.50.56.F.Fourquet,N.Murard,Valeurdesservicescollectifssociaux,op.cit.,p.37.

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57.Cf.M.J.Piore,«Dualismin theLabor-Market :TheCaseofFrance», inJ.Mairesse,Emploi etchômage,Paris,Fondationnationaledessciencespolitiques,1982.58. Cf. G. Duthil, les Politiques salariales en France, 1960-1990, Paris, L'Harmattan, 1993. Une

première prise de conscience collective du passage de la problématique du travail dominante jusqu'auxannées1970fondéesurunsoucidelafixationdelamain-d'œuvredansl'entrepriseàuneproblématiquedela flexibilité et de l'adaptation au changement avec pour conséquence le risque d'éclatement des statutsapparaît enFrance lors du deuxième colloque deDourdan de décembre 1980, cf., Colloque deDourdan,l'Emploi,enjeuxéconomiquesetsociaux,Paris,Maspero,1982.59.Laquestiondel'impactdecesdélocalisationssurladégradationdumarchédutravailnationalpourles

annéesàvenirestcontroversée.Pourunpointdevuenuancé(maisqui,ilestvrai,datedudébutdesannées1980), cf. P. Eisler, J. Freyssinet, B. Soulage, « Les exportations d'emplois », in J. Mairesse, Emploi etchômage, op. cit. Une projection plus récente à l'échelle européenne prévoit que la proportion de laproductionmondialelocaliséeenEuropedel'Ouestbaisserade27,3%en1988à24,6%enl'an2000,cequiest considérable mais bien en deçà du scénario catastrophe que l'on présente parfois (cf. G. Lafay«Industriemondiale:troisscénariospourl'an2000»,Économieetstatistiques,n°256,juillet-août1992).60.Cf.B.Perret,G.Roustang,l'Économiecontrelasociété,Paris,LeSeuil,1993.L'importancedece

processusavaitprécédemmentétésoulignéedès ledébutde l'avènementde lasociétésalariale(cf.chap.VII).Mais il s'estcommeemballédepuis.En1954, les services représentaient38,5%dessalariés, ilsenregroupentaujourd'huiprèsde70%(cf.B.Perret,G.Roustang,op.cit.,p.55).61.Cesremarquespermettentdeleveruneambiguïtésurla«désindustrialisation.Ladésindustrialisation

est un fait, avec les conséquences sociales qu'elle implique sur la déstructuration de la classe ouvrièreclassique(cf. les difficultés et la perte d'importance relative des grandes industries comme la sidérurgie).Mais, comme le montre Philippe Delmas (le Maître des horloges, op. cit.), les activités industriellesdemeurentlesplusgrandescréatricesderichesses,etseulessusceptiblesde«tirer»lacroissance.Deplus,lesecteurleplusprospèreetlemieuxrétribuédesservicesestgénéralementceluiquiestliéauxactivitésindustrielles.AlainMinc(L'après-criseestdéjàcommencée,Paris,Gallimard,1982),insisteégalementsurle rôle prépondérant des activités industrielles comme principales créatrices de la richesse sociale et lesmieuxàmêmed'assurerlaplaced'unenationdanslacompétitioninternationale.62.A.Sauvy,laMachineetlechômage,Paris,Dunod,1990.63. Ainsi — en relation avec la prépondérance des activités de services -, les gains moyens de

productivitépouruneheuredetravailsontpassésde4,6%parande1970à1974à2,7%de1984à1989(cf.B.Perret,G.Roustang, l'Économiecontre lasociété,op.cit., p.117).Pourunbilandes effetsdes«nouvellestechnologies»surl'organisationdutravail,cf.J.-P.Durand,«Travailcontretechnologie»,inJ.-P.Durand,F.-X.Merrien,Sortiedesiècle,Paris,Vigot,1991.64. Cf. D. Linhart, M. Maruani, « Précarisation et déstabilisation des emplois ouvriers, quelques

hypothèses»,Travailetemploi,n°11,1982.65.Donnéessociales,Paris,1990,p.72.66.M.Elbaum,«Petitsboulots,stages,emploisprécaires :quelleflexibilitépourquelle insertion»,Droit

social,avril1988,p.314.67.G.Duthil,lesPolitiquessalarialesenFrance,op.cit.,p.132.68. M. Pialoux, «Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences

sociales,1975.69.Ainsiledéveloppementdecequel'onappelleparfoisles«statutshybrides»,nisalariésniartisanset

travaillantenfaitàlademanded'employeurssanscontratdetravailnisansprotectionsociale.Lenombredeces emplois, qui ne sont nulle part récensés d'unemanière systématique, est difficile à évaluer,mais leurprogressionactuelleestunbonindicedeladégradationdelasituationsalariale(cf.D.Gerritsen,«Au-delà

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du"modèletypique".Versunesocio-anthropologiedel'emploi»,inS.Erbès-Seguin,l'Emploi:dissonancesetdéfis,Paris,L'Harmattan,1994,etJ.LeGoff,Dusilenceàlaparole,op.cit.,p.248-249).Cf.aussilevaste continent du travail au noir, par nature difficile à arpenter,mais qui représente à coup sûr un grosgisement de précarité (cf. J.-F. Laé, Travailler au noir, Paris, Métailié, 1989). Pour toutes ces formesincertainesd'emplois,laprotectionsocialeestsoitinexistante,soitelleaussidesplusprécaires.70.S.Beaud,«Lerêvedel'intérimaire»,inP.Bourdieu,laMisèredumonde,Paris,LeSeuil,1993.71.L.Rouleau-Berger,laVilleintervalle,Paris,Méridiens-Klincksieck,1992.72.J.Donzelot,P.Estèbe,l'Étatanimateur,op.cit.73.Comme lemontreDominiqueSchnapperen1981 (l'Épreuveduchômage, Paris,Gallimard, 1981),

dansunpremiertempslevécuduchômagepeutêtretrèsdifférentenfonctiondel'appartenancesocialeetdu capital culturel mobilisable. Un public jeune et cultivé pouvait le prendre un temps comme uneprolongationdelapériodededisponibilitédelapostadolescence,tandisqu'ilétaitvécucommeundramepourl'ouvrierperdantsonemploi.Maiscesanalysessesituaientdansuneconjoncture

moinstenduedumarchédel'emploi,etcesentimentde«vacances»esttransitoire.74.Cf.unpointdevuesynthétiqueinC.Dubar,laSocialisation.Constructiondesidentitéssocialeset

professionnelles,Paris,A.Colin,1991.75.Cf.R.Sainsaulieu,l'Identitéautravail,Paris,Fondationnationaledessciencespolitiques,première

édition,1978.76.UnensembledetextesréunisparSuzannaMagrietChristianTopalov,Villesouvrières,1900-1950,

Paris, L'Harmattan, 1990, décrit bien ces formes de sociabilité populaire à travers lesquelles la proximitégéographique est la base de constitution de solidarités qui tiennent lieu de « filet de sécurité » contre lesaléasdel'existence.77.R.Hoggart,laCulturedupauvre,op.cit.,et33NewportStreet,trad.fr.Paris,Gallimard-LeSeuil,

1991.78.Y.Barel,«Legrandintégrateur»,loc.cit.,p.89etp.90.79.Àtitred'illustration,cf.inF.Dubet,laGalère:jeunesensurvie,Paris,Fayard,1987,p.92sq., la

comparaison entre les comportements des jeunes d'unepetite ville endéclin encore imprégnéede cultureouvrièreetladérivedelajeunessedesgrandsensemblesdebanlieuesanstraditiondeclasses.80.Ainsi, la proportion des ruptures conjugales est de 24% pour les individus inscrits dans un emploi

stable, de 31,4 % pour les situations de travail précaire, et de 38,7 % pour les personnes inscrites auchômage depuis plus de deux ans (« Précarité et risques d'exclusion en France », CERC, n° 109, 3etrimestre1993,p.30).81.Surlesindicesattestantcetteremontéedelafragilitéfamilialeàpartirdumilieudesannées1960—

tauxdenuptialité,defécondité,dedivorciabilité,decohabitationhorsmariage,de«naissancesillégitimes»,etc.—cf.L.Roussel,laFamilleincertaine,Paris,OdileJacob,1989.82. Synthèse sur cette évolution in I. Théry, leDémariage, Paris, Odile Jacob, 1993. L'auteurmontre

égaiement que cette évolution, qui concerne toutes les familles puisqu'elle dit le droit en la matière, lesaffecte différemment, les familles populaires étant en général moins protégées par les prescriptionsuniversalistesdecedroitd'inspirationtrèslibérale.83. Il s'agit en particulier de « familles monoparentales ». Cf. N. Lefaucheur, «Les familles dites

monoparentales»,Autrement,n°134,janvier1993.84. Plutôt, comme le dit ClaudeMartin à la suite d'une enquête empirique très précise, la dissociation

familiale « accélère le processus de précarisation de ceux qui étaient déjà vulnérables avant la rupture »(Transitionsfamiliales;évolutionduréseausocialetfamilialaprèsladécisionetmodesderégulation

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sociale, thèsepourledoctoratensociologie,Paris,universitéParisVIII,p.464).Ontrouveraunétatdesrecherches sur cesquestions in J.-C.Kaufman,Célibat,ménagesd'unepersonne, isolement, solitude,Bruxelles,CommissiondesCommunautéseuropéennes,octobre1993.85. J'ai proposé une hypothèse pour approfondir cet effet cumulatif entre la fragilisation du tissu

relationnel en général et la fragilité particulière des familles économiquement défavorisées in «L'Étatprovidence et la famille : le partage précaire de la gestion des risques sociaux », in F. de Singly, F.Schultheis, Affaires de famille, affaires d'État, Nancy, Éditions de l'Est, 1991; cf. aussi F. de Singly,Sociologiedelafamillecontemporaine,Paris,Nathan,1993.86.Onpeutévaluer—mais lerecensementdecetypedepopulationestparticulièrementdifficile—à

environ1%delapopulationenâgedetravaillerlaproportiondeceuxquisontcomplètementhorscourse,type SDF. Environ 5 % de la population possiblement active associe une quasi-exclusion du marché del'emploietunegrandepauvretématérielleetrelationnelle.Ilsreprésententlapointeextrêmeduprocessusdeladésaffiliation(cf.«Précaritéetrisquesd'exclusionenFrance»,CERC,loc.,cit.).87.Etlorsqu'ellessontbienfaites,ellesneselaissentpaslired'unemanièreunilatérale.Ainsi,lasituation

du chômage peut conduire à la rupture des liens familiaux,mais aussi à unemobilisation des ressourcesfamiliales(cf.O.Schwartz,leMondeprivédesouvriers,op.cit.).88.P.Bourdieu,«Suspendueàunfil»,laMisèredumonde,op.cit.,p.487-498.89. Ajoutons, parce qu'il sera aussi question de l'espace, des quartiers, de la ville, les politiques

d'aménagement du territoire que la volonté homogénéisatrice et centralisatrice de laDATAR des années1960exemplifieparfaitement.90.Surl'espritdecettepolitiquequiassocieleciblagepointudes«populationsàrisques»,leurtraitement

par une technicité professionnelle à dominante clinique et le déploiement de grandes directivesadministrativescentrales,cf.R.Castel,laGestiondesrisques,op.cit.,chap.III.91.Dans les années1960, deux importants rapports posent les basesd'unepolitique spécifique, l'une à

l'égarddelavieillesse(P.Laroque,Politiquedelavieillesse,Paris,LaDocumentationfrançaise,1962,dontcertainesrecommandationsserontreprisesdansleVIePlan),l'autreduhandicap(F.Bloch-Lainé,Étudeduproblème général de l'inadaptation des personnes handicapées, Paris, La Documentation française,1969, à l'origine de la loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées). L'attention portée auxproblèmespropresauxfamillesdissociéesaboutiten1976auvotedel'aideauparentisolé(API),qui,àladifférencedesallocationsfamiliales,prendenchargelasituationdes«famillesmonoparentales».92.LionelStoleru,Vaincrelapauvretédanslespaysriches,Paris,Flammarion,1973.93.R.Lenoir,lesExclus,Paris,LeSeuil,1974.94.Surlecontexted'ensembledelaredécouvertedelapauvretéaudébutdesannées1970,cf.B.Jobert,

leSocialenplan,Paris,Éditionsouvrières,1981.95.E.Alphandari,Action sociale et aide sociale, Paris, Dalloz, 1989, en particulier p. 118 sq., « La

distinction de l'aide sociale et de la Sécurité sociale ». Il existe des prestations sociales de plus en plusnombreuses aux frontièresde cesdeuxensembles : fondsnationalde la solidarité, allocations auxadulteshandicapés, API. Cf. aussi C. Guitton, N. Kerschen, « Les règles du hors-jeu », in l'Insertion enquestion(s),AnnalesdeVaucresson,nos32-33,1990.96.F.Bloch-Lainé,Étude du problème général de l'inadaptation des personnes handicapées, op.

cit.,p.111.97. Ainsi, en dépit des apparences, l'API conserve en le réinterprétant dans le contexte de la société

moderne ce très ancien critère pour accéder aux secours. La mère qui élève seule son enfant estprovisoirement dispensée de l'obligation de travail (sous-entendu parce qu'elle doit pendant trois ans seconsacrer à son enfant).Mais cette obligation est enmême temps fondamentalement conservée puisque

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aprèscettepériodeelledevrareprendreunemploi(etsous-entenduellepourraentrouverun).98.Sauferreur,letermed'insertionapparaîtauparavantdansdeuxtextesofficiels:en1972estinstituée

une«allocationd'insertion»,pourfaciliterlamobilitédesjeunestravailleurs,etl'article56delaloide1975en faveur des personnes handicapées concerne « l'insertion ou la réinsertion professionnelle deshandicapés» (cf. P.Maclouf, «L'insertion, unnouveau concept opératoire en sciences sociales?» in R.Castel,J.-F.Laé,leRMI,unedettesociale,Paris,L'Harmattan,1992).Maisils'agitd'usagesponctuelsquinemobilisentpasdetechnologiesspécifiques.Demême,lesnombreusesréférencesàla«réinsertion»dessortantsdeprisondisentseulementqu'ilfautaiderparlesmoyensappropriéslesex-prisonniersàs'adapteràunevienormale.99.Cf.M.Messu, « Pauvreté et exclusion enFrance », in F.-X.Merrien, Faceà la pauvreté, Paris,

Éditionsouvrières,1994,etM.Autès,Travailsocialetpauvreté,Paris,Syros,1992.100.Cf.A.Pitrou,laVieprécaire.Desfamillesfaceàleursdifficultés,Paris,CNAF,1980.101.G.Oheix,Contrelaprécaritéetlapauvreté.Soixantepropositions,Paris,ministèredelaSanté

etdelaSécuritésociale,février1981.102.Ils'agitdestrois«plansBarre»qui,àpartirde1976,toucherontplusde1milliondejeunesetallient

(déjà)stagesdeformationetexonérationsdechargespourlesentreprises.Cetteinitiativesoulèveàl'époqueun véritable tollé dans de nombreuxmilieux, cf. F. Piettre,D. Schiller, laMascarade des stages Barre,Paris,Maspero,1979.103.Lebutest«l'étudedesmesuresjuridiques,financièresetadministrativessusceptiblesd'ouvriràdes

préoccupationsplussocialeslaconception,laproductionetlagestionducadredevieurbain,etlelancementdequelquesopérationsexpérimentales»(Journalofficieldu10mars1977).104.B.Schwartz,l'Insertionprofessionnelleetsocialedesjeunes,Paris,LaDocumentationfrançaise,

1981, pour la formation des jeunes de 16 à 18 ans sans qualification;H.Dubedout,Ensemble refaire laville, Paris, La Documentation française, 1983, pour la réhabilitation sociale des quartiers déshérités; G.Bonnemaison, Prévention, répression, solidarité, Paris, La Documentation française, 1983, pourcombattre la délinquance dans les quartiers défavorisés. Dans le même contexte s'inscrivent les zonesd'éducation prioritaire (ZEP) initiées en 1981 par leministre de l'Éducation nationale, Alain Savary, pourrenforcerlesmoyensdelascolarisationendirectiondesenfantslesplusdéfavorisés.105.Jeprends, icicommedansl'ensembledemonpropos, letermed'intégrationdanssonsensgénéral,

qui inclut l'intégration des immigrés comme un cas particulier. Un jeune beur, ou un jeune Noir, peutrencontrer des difficultés supplémentaires à « s'intégrer » du fait du racisme, de l'attitude de certainsemployeursoulogeurs,etaussidecertainescaractéristiquesdesasocialisationfamiliale.Maissicestraitspeuventjouercommedeshandicapssupplémentaires—àpeuprèscommeilsontpujouerilyaunsièclepour les jeunes Bretons ou il y a un demi-siècle pour les jeunes Italiens —, ils s'inscrivent dans uneproblématiquecommuneauxjeunesd'originepopulaire.Iln'yapasenFrance—entoutcaspasencore_d'underclassconstituéesurunebaseethnique,bienqu'ilyaitunensembledecaractéristiquessocialementdisqualifiantes,basniveauéconomique,absencedecapitalcultureletsocial,habitatstigmatisé,modesdevieréprouvés,etc.,auxquellesl'origineethniquepeuts'ajouter.Surlesdifférencesentrelesbanlieuesfrançaisesetlesghettosaméricains,cf.parexempleL.Wacquant,«Banlieuesfrançaisesetghettosnoirsaméricains,del'amalgameàlacomparaison», inM.Wievorka, lesVisagesduracisme,Paris,LaDécouverte,1992;surlesproblèmesspécifiquesqueposel'intégrationdesimmigrésdansuncadrenational,cf.D.Schnapper,laFrancedel'intégration,Paris,Gallimard,1991.106.Pourunpointdevuesynthétiquesurcespolitiques,cf.J.Donzelot,P.Estèbe,l'Étatanimateur,op.

cit. ; pour une analyse des implications de ces approches nouvelles par rapport aux formes classiquesd'interventionssociales,cf.J.Ion,leTravailsocialàl'épreuveduterritoire,Toulouse,Privat,1990.107.D'autant qu'elles sont très souvent associées sur le terrain. On trouve fréquemment dans un site

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classé « DSQ » (développement social des quartiers) un « conseil communal de prévention de ladélinquance»,une«missionlocale»pourl'insertiondesjeunesetdesétablissementsscolairessouslerégimedes«zonesd'éducationprioritaire».108.B.Schwartz,l'Insertionsocialeetprofessionnelledesjeunes,op.cit.LePremierministre,dans

salettredemission,avaitd'ailleursdemandédeprésenterdespropositionspourque«lesjeunesde16à18ansnesoientjamaiscondamnésauchômageniàdesemploistropprécaires»,cequiimpliqueunoptimismehomologuedelapartdugouvernement.109.Cf.M.-C.Jaillet,«L'insertionparl'économie», inÉvaluationdelapolitiquedelaville, vol. II,

Paris,Délégationministérielledelaville,1993.110.M.Aubry,M.Praderie,Entreprisesetquartiers,Paris,ministèredelaVille,1991.111.Cf.M-C.Jaillet,«L'insertionparl'économie»,loc.cit.112. Sur ces points, cf. J. Donzelot, P. Estèbe, l'État animateur, op. cit. Pour une appréciation plus

désabusée de l'impact de cesmêmes politiques, cf. Ch.Bachman,N.LeGuennec,Violences urbaines,1945-1992,Paris,AlbinMichel,1995(àparaître).113.Encorefaudrait-ilsouventnuancercessombresdiagnostics.D'unepart,parcequel'ontravaille,que

l'onvit,que l'onéchangeetque l'onaimeaussidans lescités,cequemontrentbienJean-FrançoisLaéetNumaMurarddansl'Argentdespauvres(Paris,LeSeuil,1981).D'autrepart,parceque,paruneposturequiévoquecelledesphilanthropesduXIXe.siècle,nombred'«observateurssociaux»sontmalplacéspoursaisirlapositivitédespratiquespopulaires.Ilsepourraitquecertainescitésetbanlieuessoientl'équivalent,«postmoderne»si l'onveut,desquartierspopulaires,que l'onnepeutévidemmentpas reconnaîtresi l'onprojette sur elles l'image populiste idéalisée du « quartier populaire» type Ménilmontant à la « BelleÉpoque»,avecsesbistrots,seschansons,sesguinguettesetsesgrisettes—maisaussiavecsamisère,sacolère et sa violence, qui étaientmoins poétiques. Sur ce point, cf. les avancées de Daniel Behar, « Ledésenclavement,entrelesocialetlelocal,laPolitiquedelaVilleàl'épreuveduterritoire»,inÉvaluationdelapolitiquedelaville,op.cit.,volII.Demême,ilfautrappelerquecequed'aucunsappellent«lacriseurbaine»nedatepasd'aujourd'hui.Iln'estquedelireVictorHugooulachroniquedesfaitsdiversdanslapressedela«BelleÉpoque»pourse

rendre compte que les paramètres objectifs d'une telle « crise » (la dégradation de l'habitat populaire, lesurpeuplement,laprésencedes«classesdangereuses»danslacité,etc.)étaientaussietmêmebeaucoupplusaccusésqu'aujourd'hui.Cequiestnouveau,c'estsansdoutelapropensionàtraiterpréférentiellementàpartirduterritoireune«crise»socialebeaucoupplusgénérale.114.M.Autès,Travailsocialetpauvreté,op.cit.,p.287sq.115.Mêmeauniveaudelalocalité,leproblèmedelaparticipationdes«usagers»àcesdispositifsdonne

lieuàdesévaluationsmitigées.Parexemple,uneenquêteportantsurneufdossiersprésentéspardesvillespour obtenir un contrat de DSQ montre que dans un seul cas une association d'usagers a joué un rôleimportant—etencores'agissait-ild'uneassociationprochedelamunicipalité(cf.M.Ragon,«Médiationetsociétécivile:l'exempledelapolitiquedelaVille»,inlaFormationdel'assentimentdanslespolitiquespubliques.Techniques,territoiresetsociétés,nos24-25,1993).116.F.Levy,leDéveloppementsocialdesquartiers.Bilanetperspectives,Paris,1988.Cf.aussiJ.-

M.Delarue,Banlieuesendifficultés:larelégation,Paris,Syros,1991,spécialementp.40sq.,quiévoquel'«aggravation»delasituationdecesjeunesentre1981et1991.Pouruneanalysesociologiquedecessites,cf.F.Dubet,D.Lapeyronnie,lesQuartiersd'exil,Paris,LeSeuil,1992.117.Pourunbilanplutôtpessimistedecequiaouplutôtcequin'apasétéfaitenmatièredecitoyenneté

locale, cf. C. Jacquier, « La citoyenneté urbaine dans les quartiers européens », in J. Roman, Ville,exclusion,citoyenneté.EntretiensdelaVille,II,Paris,EditionsEsprit,1993.

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118.Loin°88-1088du1erdécembre1988relativeauRevenuminimumd'insertion,Journalofficiel, 3décembre 1988. Cette formulation est reprise du Préambule de la Constitution de 1946,mais elle n'avaitjusqu'alorsreçuaucuncommencementd'exécution.119.Ibid.120. En fait, le public des allocataires du RMI est hétérogène. La nouvelle mesure a « récupéré »

d'anciennesfiguresde lapauvretéde typequartmonde,quin'étaientpasprisenchargepar lesdispositifsantérieursdel'aidesociale.Néanmoins,c'estlaprésencedeceuxquel'onacommencéàappeleràpartirde1984 « les nouveaux pauvres », c'est-à-dire un nouveau profil de démunis déstabilisés par la crise, qui adéclenchélamobilisationàl'originedel'instaurationdurevenuminimumd'insertion(cf.R.Castel,J.-F.Laé,«Ladiagonaledupauvre»,inleRMI,unedettesociale,op.cit.).121.Lacirculaired'applicationdu9mars1989paraîttrancherdanslesensdel'insertionprofessionnelle:

«PourlaplusgrandepartdesbénéficiairesduRMI,ladémarched'insertiondevrasefixerpourobjectifàplus oumoins long terme l'insertion professionnelle. En effet, c'est ainsi que sont lemieux garanties uneautonomieetune insertionsocialedurables» (ministèrede laSolidarité,de laSécuritéetde laProtectionsociale,circulairedu9mars1989,Journalofficiel,11mars1989,paragraphes2-3).122.Cf.P.Valereyberghe,RMI,leparidel'insertion,rapportdelaCommissionnationaled'évaluationdu

RMI,Paris,LaDocumentationfrançaise,1992,2tomes.Deuxgrandesenquêtesnationalesontétémenéespar leCERC(«AtoutsetdifficultésdesallocatairesduRMI»,CERC, n° 102,Paris,LaDocumentationfrançaise, 1991) et leCREDOC («PanelRMI-CREDOC, synthèse des quatre vagues d'enquêtes », avril1992,ronéoté).Cf.aussileRMIà l'épreuvedesfaits,Paris,Syros,1991,quirendcomptedesévaluationscommandéesparlaMissionrecherche-expérimentationdansunequinzainededépartements,S.Paugam,laSociété française et ses pauvres, l'expérience du RMI, Paris, PUF, 1993, S.Wuhl, lesExclus face àl'emploi,Paris,Syros,1992.123. Cf. S. Paugam, «Entre l'emploi et l'assistance. Réflexion sur l'insertion professionnelle des

allocatairesduRMI»,Travailetemploi,n°55,1993.124.Ilconvientaussidenoterque,commelemontrel'enquêteduCERC,lamajoritédesallocatairesqui

trouventun travail n'yparviennentpas à traversdesdispositifs duRMIproprementdit. Ils ontdéveloppéleurs propres stratégies professionnelles, le RMI leur donnant vraisemblablement un peu de champ pourrespirer.125.LeRMIàl'épreuvedesfaits,op.cit.,p.63.126.Ibid.PouruneréflexionsynthétiquesurlesensdelanotiondecontratdansleRMI,cf.R.Lafore,

«LestroisdéfisduRMI»,Actualitéjuridique,n°10,octobre1989.127.P.Valereyberghe,RMI,leparidel'insertion,op.cit.,t.I,p.332.128.Cf.D.Demazière,«Lanégociationdel'identitédeschômeursdelonguedurée»,Revuefrançaise

desociologie,XXXIII,3,1992.129.P.Berger,T.Luckman,laConstructionsocialedelaréalité,trad.fr.Paris,Méridiens-Klincksieck,

1989,p.189.130.Surcettenotiond'«asociale-sociabilité»,cf. laGestiondes risques,op. cit., chap. IV. Je l'avais

proposée à partir de l'analyse de situations de groupes dans lesquels la culture des relations entre lesmembress'autonomiseetfaitelle-même«société».J'avaisaussiindiquéqueceregistred'existencepouvaitégalementcaractérisercertainessituationssocialesdans lesquelles lesacteursétaientcondamnésàunjeurelationnelfautedepouvoirmaîtriserlastructuredelasituation.Lessituationsdecetypesesontmultipliéesdepuis.131.S.Wuhl,lesExclusfaceàl'emploi,op.cit.,p.185.132. E.Goffman, «Calmer le jobard : quelques aspects de l'adaptation à l'échec », in leParler frais

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d'ErwingGoffman,trad.fr.,Paris,ÉditionsdeMinuit,1989.Goffmanexpliqueque,danslejeusocial,ilfauttoujourslaisseruneportedesortiehonorableàceluiquiaperdu.Levaincu,danscesconditions,neperdpascomplètement la faceetpeutgarderune«présentationdesoi»quin'estpas totalementdisqualifiée,alorsmêmequeniluinisescomparsesnesontcomplètementdupes.Enrevanche,lesréactionsdeceluiquel'onenfonce dans son échec sont imprévisibles et peuvent être incontrôlables— et j'ajouterai : surtout s'il nesavaitpasqu'ilétaitentraindejouer.

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133.Onparleparcontred'inadaptation,demarginalité,dedélinquance,etc. : ila toujoursexistéunhaloassez large de comportements non conformes, surtout dans lesmilieux populaires, autour de l'intégration«parfaite».Maiscesbavuresetcesillégalismesneremettaientpasenquestionlanormedeconformitétantqu'ilparaissaitacquisquelesujetpourraits'intégrers'illevoulait.134. Je reprends le titre de l'article de Krzysztof Pomian, « La crise de l'avenir », le Débat, n° 7,

décembre1980.135.J.Plassard,citéinB.Perret,G.Roustang,l'Économiecontrelasociété,op.cit.,p.104.136.Ilestvraiqu'unusagesauvagedesdérégulations,souslaformeparexempled'unrecoursincontrôlé

à la flexibilité externe, peut se révéler contre-productif pour les entreprises. Mais leur pondération poursauvegarder une rentabilité maximale est toute différente du souci de maintenir la cohésion sociale. Laquestionseraparexemple : jusqu'àquelpointpuis-jeexternaliser lemaximumd'activitéspourêtre lepluscompétitif possible, et noncelledes coûts en termesde chômageetdeprécarisationdes emploisdemonmaximalismeproductiviste.137.Y.Chotard,rapportàl'assembléegénéraleduCNPF,Paris,13janvier1983,inM.-T.Join-Lambert

etal.,Politiques sociales,Paris,Fondationnationaledes sciencespolitiques,Paris, 1994.Sur lamanièrebrutale avec laquelle le patronat français a mené la « modernisation » au nom de la flexibilité dans lesannées1980,cf.A.Lebaube,l'Emploienmiettes,op.cit..138. Sur les États-Unis, cf. F. Lesemann, la Politique sociale américaine, Paris, Syros, 1988: sur la

situation en Grande-Bretagne après la politique menée par Margaret Thatcher, cf. L. Ville, « Grande-Bretagne:lechômagediminue,l'emploiaussi»,dossierdel'Expansion,n°478,2-15juin1994.139.A.Minc, leNouveauMoyenÂge,Paris,Gallimard,1993,p.220.LesanalysesdeMichelAlbert

(Capitalisme contre capitalisme, Paris, Le Seuil, 1991) vont dans le même sens. S'il existeschématiquementdeux formesdecapitalisme,cen'estpasque lemarchéen tantque tel reconnaissedesfrontières. Mais, dans des contextes différents, il rencontre des contre-forces plus ou moins puissantes.Danslespays«anglo-saxons»,ellesluilaissentlargementlabridesurlecou,tandisquelespays«rhénans»ou«alpins»l'encadrentpardeplusfortesrégulationssociales.140.K.Polanyi,laGrandeTransformation,op.cit.141. Plus près de nous, on peut interpréter la différence considérable dans la gravité de la crise des

années1930tellequ'elleaétésubieenGrande-BretagneetenFrancepar lefaitquelaGrande-Bretagneétaitdéjàunesociétépresqueentièrementsalarialeeturbaniséedontlaplusgrandepartdesressourcesetdesprotectionsdépendaientdutravailindustriel,tandisqueles«archaïsmes»françaisontpermid'amortirlacrise et de trouver des solutions de repli à la campagne, dans l'artisanat, et dans des formes de travailpréindustriel(ilyaeu«seulement»environ1milliondechômeursenFrance,danslesannées1930).Ilestresté dans lamémoire collective anglaise un tel souvenir de laGrandeDépression que la lutte pour le

plein-emploiaétéunanimementpenséecommelaprioritéabsoluedespolitiquessocialesaprèslaSecondeGuerre mondiale, alors que le risque du chômage n'était pas pris en compte en France, même par lesmeilleursesprits.142.RappelonsquepourPolanyi les impassesauxquellesconduit lemarchéautoréguléontdonnélieuà

deuxgrandstypesderiposte:laconstitutiondesÉtatssociauxdanslespaysquisontrestésdémocratiques,maisaussilefascismeenAllemagne(cf.laGrandeTransformation,op.cit.,chap.xx).143.Pendantlesannées1980,lesbénéficesdupatrimoineimmobilieretducapitalfinancieretleshauts

salaires ont augmenté et la progressivité des prélèvements obligatoires s'est réduite. La proportion de lapopulationconcernéeparcesurenrichissementestdifficileàétablirdanscettezoneoùlesrevenussontpeutransparents,maisildoitavoirfavoriséenviron10%desrevenussupérieurs.Àl'inverse,lapartdurevenudétenuparles10%desménageslespluspauvresadiminuéde15%entre1979et1984(cf.lerapportduCERC, les Français et leurs revenus, le tournant des années quatre-vingt, Paris, LaDocumentation

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française,1989).144.M.Lallement,«L'Étatetl'emploi»,inB.Eme,J.-L.Laville,Cohésionsocialeetemploi,op.cit.145.Cf.«Précaritéetrisquesd'exclusionenFrance»,CERC,n°109,op.cit.146.«Leprinciped'égalitéd'accèsetde traitementn'interditpasdedifférencier lesmodesd'actiondu

servicepublicafindeluttercontrelesinégalitéséconomiquesetsociales.Lesréponsesauxbesoinspeuventêtredifférenciéesdans l'espaceetdans le tempsetdoivent l'êtreenfonctionde ladiversitédessituationsdes usagers » (ministère de la Fonction publique et de la Modernisation de l'administration. Directiongénéraledel'administrationetdelafonctionpublique,Paris,18mars1992,p.4.147.Onpeutfairel'hypothèsequelatentationfréquentede«déplacer.»laquestionsocialesurlaquestion

urbaineatenuàcetteprésencefortedel'Étatsurleterritoireparl'intermédiairedesservicespublics,alorsque l'État ne dispose pas de personnels propres au niveau de l'entreprise (les inspecteurs du travail sontcantonnésàun rôledecontrôleetd'interventionaprèscoup,et les«politiquesde l'emploi» légifèrentdudehors).Laquestionduterritoirepeutainsiêtreplusfacilementpenséecommeunequestionrégaliennequelaquestiondutravail—bienquecesoituneillusiondecroirequelaquestiondel'emploipuisseêtretraitéeauniveauduterritoire.148.Sicettesecondeversionprévalait—hypothèselaplusprobablesilasituationactuelleseprolonge-,

onpeutcraindreuneincurvationdespolitiquessocialesdansunsensdeplusenplusassistantielaunomd'unraisonnement du type : les politiques d'insertion sont compliquées, coûteuses, et leurs résultats sontaléatoires,ilsuffitd'assurerauxplusdémunisunminimumdesurvie.LeRMIdeviendraitunrevenuminimaltout court, et la politique de la ville prendrait un caractère franchement sécuritaire. C'est la « solution »libérale,préconiséedès1974parLionelStolerupourlaisserlescoudéesfranchesaumarché.Ceseraitaussilareconnaissancefranchedelasociétédualeetsoninstitutionnalisation.149. Ilportaitmêmedeuxprojetsd'organisationsociale,un« révolutionnaire»etun«réformiste»,avec

chacunsesvariantes,etcettedualité,aveclaconcurrenceentrelesorganisationsquis'yrattachaient,asansdoute été une des raisons de fond de la défaite dumouvement ouvrier.Néanmoins, ces courants ont pupeserdanslemêmesensauxmomentsdesgrandes«conquêtesouvrières».150.SurleSyndicatdeschômeursfondéen1982,cf.lemensuelPartage,quiestaussiunedesmeilleures

sourcesd'informationssurlesproblèmesdel'emploietduchômage,surlesdébatsqu'ilsentraînentetsurlarecherched'alternativesàlasituationprésente.151. On peut dater de fin 1992-début 1993 la soudaine amplification de cette prise de conscience,

largementrépercutéeparlesmédiasetlediscourspolitique.Effetsansdouteduseuilpsychologiquedes3millionsdechômeurs,atteintenoctobre1992,etaussidesdiscussionssurlebilandupouvoirsocialistequil'avait emporté en 1981 dans une large mesure en raison de la capacité qu'on lui prêtait de résoudre leproblèmeduchômage.152.«Exclusion,lagrandepeur»,laRue,n°2,décembre1993.153.F.deClosets,Toujoursplus!,Paris,Grasset,1982.154.N.Questiaux,conclusiondurapportduCERC,lesFrançaisetleursrevenus,op.cit.155.P.Valéry,«Montesquieu»,Tableaudelalittératurefrançaise,t.II,Paris,Gallimard,1939,p.227156. Cf. M. Bessin, Cours de vie et flexibilité temporelle, thèse de doctorat de sociologie, Paris,

UniversitéParisVIII,1993.157.C.-Nicole-Drancourt,leLabyrinthedel'insertion,Paris,LaDocumentationfrançaise,1991,et,du

mêmeauteur,«L'idéedeprécaritérevisitée».Travailetemploi,n°52,1992.158.E.Goffman,Asiles,op.cit.,chap.IV.159. Pour une analyse du champ des « interventions sur autrui », cf. A. Ogien, le Raisonnement

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psychiatrique,Paris,Méridiens-Klincksieck,1990.160.Cf.A.Gorz,lesMétamorphosesdutravail,op.cit.,p.212sq.161.J.-L.Laville, lesServicesdeproximitéenEurope,Paris,Syros,1992;cf. aussi inB.Eme, J.-L.

Laville,Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, les deux contributions de J.-L.Laville,«Services,emploietsocialisation»,etdeB.Eme,«Insertionetéconomiesolidaire».162.Cf.J.-B.deFoucault,«Perspectivesdel'économiesolidaire», inJ.-L.Laville,B.Eme,Cohésion

socialeetemploi,op.cit.,etB.Eme,«Insertionetéconomiesolidaire»,loc.cit.163.Cf.F.Bailleau,leTravailsocialetlacrise,Paris,IRESCO,1987.164.Cf.M.Elbaum,«Pouruneautrepolitiquedetraitementduchômage»,Esprit,août-septembre1994.165.Levoyageur,ilyavingtans,nepouvaitqu'êtrefrappéparuncontraste.Danslespays«avancés»,

etspécialementauxÉtats-Unis,lesservicesdomestiquesétaienttrèsraresetchersetavaientétéremplacésdepuis longtemps par les appareillages ménagers. A l'inverse, dans les pays moins « développés », ladomesticité était abondante et presquegratuite.Dupoint devuehistorique également, la domesticité étaitnombreuse jusqu'auXIXe siècle, où elle représentait environ 10 % de la population des villes, avant dedevenirunequasiprérogativedelahautesociété.Onpourraitsedemandersilaproliférationaujourd'huidecetypedeservicesn'estpasunindicede«tiers-mondialisation»dessociétés«développées».166.P.Delmas,leMaîtredeshorloges,Paris,OdileJacob,1991,p.68.167.Surlanotiond'underclass,cf.E.R.Ricketts,I.Sawill,«DefiningandMeasuringtheUnderclass»,

JournalofPolicyAnalysisandManagement,vol.7,hiver1988.168.Cf.surcepointlesanalysesd'AlainTouraine.Cf.aussiR.Reich,l'Économiemondialisée, trad.fr.

Paris,Dunod,1993,quidécritlamontéeenpuissancedes«manipulateursdesymboles»audétrimentdesproducteursdebiensmatérielsetdespourvoyeursdeservicesclassiques.169.Y.Barel,«Legrandintégrateur»,loc.cit.170. P. Valereyberghe, le Défi de l'insertion, op. cit. De même, en 1988, 84 chômeurs sur 100

recherchaient un emploi « normal » à durée indéterminée, 10 un emploi à temps partiel permanent, 4 unemploilimitédansletemps,et2unemploinonsalarié(Enquêteemploi,Paris,INSEE,1988,annexe5).171.Unepositionlimiteencesens,lapropositionfaiteparRogerSueàl'Universitéd'étéorganiséeparle

Syndicatdeschômeursen1993d'abandonnercomplètementlesecteurmarchandàlaconcurrencesauvagequiestsaloi,pourconstituerun«secteurd'utilitésociale»convivialetprotégé(cf.Partage,n°83,août-sept.1993).Jenesaissilesréservesd'Indienssontconviviales,maisellessont,paraît-il,protégées.172.IlsembleeneffetquelerôlejouéparleSMICpourl'alourdissementducoût général des salaires soit très limité, et ce coût pourrait d'ailleurs être réduit par des mesures

techniques, comme l'allégement des charges pour ce type d'emplois. Mais comme pour l'autorisationadministrativede licenciement, dont la suppressiondevait permettre, selon lepatronat, de créer largementdesemplois,alorsqu'iln'enarienété,ils'agitdemesuresdontlesenssymboliquel'emportesurl'importanceéconomique-cequin'enlèverienàleurimportance,aucontraire.173.Cf.A.Gorz, «Revenuminimum et citoyenneté, droit au travail et droit au revenu »,Futuribles,

février1993.174.A.Minc,L'après-crise est commencé, Paris, Gallimard, 1982.MichelAlbert déclarait peu après

danslemêmeesprit:«Cequiestlimité,c'estlenombreglobald'heuresdetravail»(soulignéparl'auteur,le Pari français, Paris, Seuil, 1983), et proposait un modèle de partage du travail, la « prime pour lesvolontairesautravailréduit».175.Pourdifférentespropositionsafinderéalisercepartage,cf.D.Taddéi,leTempsdel'emploi,Paris,

Hachette,1988;lesdifférentsouvragesdeGuyAznar,enparticulierTravaillermoinspourtravaillertous,472

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Paris,Syros,1992;F.Valette,Partagedutravail,uneapprochenouvellepoursortirdelacrise,Paris,L'Harmattan,1993;J.Rigaudiat,Réduireletempsdetravail,Paris,Syros,1993.Cf.aussilesdifférentescontributionsd'AndréGorz,quiproposelaversionconceptuellementlaplusapprofondiedelaquestion.Cetteproblématiquedupartagedu travailest souventcroisée,maisàmonsensà tort,avecdesplaidoyerspourl'allocation universelle, ou un revenu de citoyenneté, ou un revenu d'existence (cf. un dossier critique in« Pour ou contre le revenuminimum, l'allocation universelle, le revenu d'existence »,Futuribles, février1994). A tort parce que l'idée d'un partage des revenus implique un tout autre modèle de société. Elleentérinelacoupureentrerevenusd'unepartetdroitsattachésautravaild'autrepart,quelaproblématiquedu partage du travail s'efforce au contraire de sauvegarder. Sur la portée économique des différentesformulesdepartagedutravail,cf.G.Cette,D.Taddéi,«Leseffetséconomiquesd'uneréductiondutempsdetravail»,inY.Bouin,G.Cette,D.Taddéi,leTempsdetravail,Paris,Syros,1993,quimettentl'accentsur l'importance d'une réorganisation en profondeur du travail pour la réussite de ces opérations. Dessimulations de l'OFCE font état d'une possible création d'emplois de l'ordre de 2,5 millions en cas deréductiondeladuréehebdomadairedetravailà35heures,àconditionquecetteréductionsoitencadréepard'autresmesures(cf.J.Rigaudiat,Réduireletempsdetravail,op.cit.,p.102sq.176.Pourunpointdevuecritiquesurlepartagedutravail,idéetrop«simple»;cf.P.Boissard,«Partage

du travail : lespiègesd'une idéesimple»,Esprit, août-septembre1994;D.Mothé,«Lemythedu tempslibéré»,ibid.,A.Supiot,«Letravail,libertépartagée»,Droitsocial,nos9-10,sept-oct.1993.177.Surcettequestiondelaredistributiondevantemprunterdesformesdifférentesdecellesquiétaient

les siennesdans lecadrede l'Étatprovidence, cf. les suggestionsdePierreRosanvallon,«Une troisièmecrisedel'Etatprovidence»,leBanquet,n°3,2esemestre1993.

178.Cf. J.-P.Viola,«Surmonter lapanne sociale», leBanquet,n°3,2e semestre 1993.On constateainsiquel'onestplusrigoureuxpourleschômeursque pour les bénéficiaires de l'assurance-maladie ou que pour les retraités, et surtout que pour les

bénéficiaires directs des dépenses de santé tels que les médecins, les pharmaciens, les laboratoirespharmaceutiques,etc. Ilestvraique, surunautre registre, les«politiquesde l'emploi»et le« traitementsocialduchômage»engloutissentdessommesconsidérables(en1991,256milliardsdefrancs,soit3,5%duPIB).Maiscetempilementdemesuresa leplus souventpourobjetde tenterdecolmater lesbrèchesaucoupparcoup.Letraitementdel'emploietduchômagetelqu'ilestmenédepuisvingtansmontrebienquece qui manque le plus, ce ne sont pas les fonds qui y sont consacrés, mais la définition d'une politiquecohérente.179. Sur les implications de cette circulaire de Pierre Bérégovoy, alorsministre du Travail, et sur ses

conséquencesàlongterme,cf.A.Lebaube,l'Emploienmiettes,op.cit.,p.57-62.180.W.Beveridge,FullEmploymentinaFreeSociety,op,cit.,p.144.181.Ibid.,p.279.Beveridge,endépitdesonhostilitéaumarxisme,vajusqu'àenvisagerdesformesde

collectivisation des moyens de production si c'était absolument nécessaire pour réaliser l'impératifcatégoriqueduplein-emploi.Lestempsontcertesprofondémentchangé,maiscerecourspresquedésespéréauxyeuxmêmedeBeveridgemontrel'importancefondamentalequ'ilattachaitàcettequestiondumaintiendelacohésionsociale.182.Une tellepropositionpourraitêtre interprétéecommeunereformulationmoderneduvieuxprincipe

du droit au travail, et le recours à ce principe pourrait avoirmauvaise presse dans lamesure où il a étéchargédanslemouvementouvrierd'unepotentialitérévolutionnaire.Maisill'aperdue,s'ilfautencroirelepréambuledelaConstitutionde1946,reprisdanslaConstitutionde1958:«Chacunaledroitdetravailleretd'obtenirunemploi.»DemanderquelaConstitutiondelaRépubliquesoitrespectéeserait-ilsubversif?183. C'est d'ailleurs à peu près en ces termes que Michel Albert interprète le conflit entre les deux

modèles de capitalisme qu'il construit, le capitalisme « anglo-saxon » et le capitalisme « rhénan »473

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(Capitalismecontrecapitalisme,op.cit.).184. La part des prélèvements fiscaux et parafiscaux par rapport au revenu primaire représentait, au

débutdesannées1980,49,2%pourlesménagesouvrierscontre26,6%pourlesprofessionsindépendanteset les exploitants agricoles (CERC, le Revenu des Français, n° 58, 2e trimestre 1981). Mais c'estl'ensemble de la fiscalité française qui, comme on le sait, avantage le capital immobilier et financier audétriment du travail. Par exemple, les droits de succession en ligne directe pour une même catégoried'ayantsdroitreprésententenFranceaumaximum20%dupatrimoine,contre53%auxÉtats-Unis,64%enSuèdeet74%enGrande-Bretagne(M.Albert,leParifrançais,on.cit.,p.109).185.R.Boyer,J.-P.Durand,l'Après-fordisme,op.cit.,p.120.186.Cf.M.Albert,leParifrançais,op.cit.,p.97,quinotequelesalaired'unefemmedeménageest

environdeuxfoisplusélevéenAllemagnequ'enFrance, tandisquelerevenuaprès impôtdesprofessionslesmieuxrétribuéesestsensiblementmoinsélevéqu'enFrance.187.N.Machiavel,Histoiresflorentines,trad.fr.inŒuvrescomplètes,LaPléiade,Gallimard,p.1001.

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CONCLUSION

L'individualismenégatif

Le noyau de la question sociale aujourd'hui serait donc, à nou veau,l'existence d'« inutiles au monde », de surnuméraires, et autour d'eux d'unenébuleuse de situations marquées par la précarité et l'incertitude deslendemainsquiattestentdelaremontéed'unevulnérabilitédemasse.Paradoxe,sil'onenvisagesurlalongueduréelesrapportsdel'hommeautravail.Ilafalludessièclesdesacrifices,desouffrancesetd'exercicedelacontrainte-laforcedelalégislationetdesrèglements,lacontraintedubesoinetdelafaimaussi-pour fixer le travailleur à sa tâche, puis l'y maintenir par un éventaild'avantages « sociaux » qui vont qualifier un statut constitutif de l'identitésociale.C'est aumoment où cette « civilisation du travail » paraît s'imposerdéfinitivementsousl'hégémoniedusalariatquel'édificesefissure,remettantàl'ordre du jour la vieille obsession populaire d'avoir à vivre « au jour lajournée».Ilnes'agitcependantpasdel'éternelretourdumalheur,maisd'unecomplète

métamorphoseposant aujourd'hui d'unemanière inédite la questiondedevoirs'affronteràunevulnérabilitéd'aprèslesprotections.Lerécitquej'aitentédeconstruirepeutselirecommeunehistoiredupassagedelaGemeinschaftàlaGesellschaft, dans laquelle les transformations du salariat ont joué le rôledéterminant.Quellequepuisseêtrelaconjoncturededemain,nousnesommesplus et nous ne retournerons plus à la Gemeinschaft, et ce caractèreirréversibleduchangementpeut,aussi,secomprendreàpartirduprocessusquiainstallélesalariataucœurdelasociété.Sansdoutelesalariata-t-ilgardédulointainmodèlede lacorvée(cf.chapitre III)unedimension«hétéronome»,pourparlercommeAndréGorz,ou«aliénée»,pourparlercommeMarx,et,àvrai dire, comme l'a toujours pensé le bon sens populaire. Mais sestransformations jusqu'à la constitutionde la société salariale avaient consistépourunepartàeffacerlestraitslesplusarchaïquesdecettesubordination,etpouruneautrepartàlacompenserpardesgarantiesetdesdroits,etaussiparl'accès à la consommation au-delà de la satisfaction des besoins vitaux. Le

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salariat était ainsi devenu, du moins à travers plusieurs de ses formes, unecondition capable de rivaliser, et parfois de l'emporter sur les deux autresconditions qui l'avaient longtemps écrasé : celle du propriétaire et celle dutravailleur indépendant.Endépitdesdifficultésactuelles,cemouvementn'estpasachevé.Nombredeprofessions libéralesparexempledeviennentdeplusen plus des professions salariales, des médecins, des avocats, des artistespassentdevéritablescontratsdetravailaveclesinstitutionsquilesemploient.Ilfautdoncaccueilliravecbeaucoupderéserveslesdéclarationssurlamort

de la société salariale, qu'elles soient faites pour s'en réjouir ou pour laregretter.Erreurd'analysesociologiqued'abord:lasociétéactuelleestencoremassivementunesociétésalariale.Maisaussi,souvent,expressiond'unchoixdenatureidéologique:l'impatiencede«dépasserlesalariat»pourdesformesplus conviviales d'activité est fréquemment la manifestation d'un rejet de lamodernités'enracinantdansdetrèsanciennesrêverieschampêtresquiévoquent«lemondeenchantédesrapportsféodaux»,letempsdelaprédominancedelaprotection rapprochée, mais aussi des tutelles traditionnelles. J'ai fait ici lechoixopposé,«idéologiquepeut-êtreluiaussi,quelesdifficultésactuellesnesoientpasuneoccasionderéglerdescomptesavecunehistoirequiaaussiétécelledel'urbanisationetdelamaîtrisetechniquedelanature,delapromotiondu marché et de la laïcité, des droits universalistes et de la démocratie—l'histoire, justement, du passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft. Lebénéfice de ce choix est de clarifier les enjeux d'un abandon complet del'héritagedelasociétésalariale.LaFranceavaitmisdessièclesàépousersonsiècle,etelleyétaitparvenue,précisément,enacceptantdejouerlejeudelasociété salariale. Si ces règles du jeu doivent être aujourd'hui modifiées, laconscience de l'importance de cet héritage mérite que l'on prenne quelquesprécautions.Essayerdepenserlesconditionsd'unemétamorphosedelasociétésalariale,plutôtqueserésigneràsaliquidation.Pour ce faire, il faut s'efforcer de penser en quoi peuvent consister les

protections dans une société qui devient de plus en plus une sociétéd'individus.L'histoirequej'aitentéepeuteneffetêtrelueaussi,parallèlementà celle de la promotion du salariat, comme le récit de la promotion del'individualisme,des difficultés et des risques d'exister comme individu. Lefait d'exister comme individu et la possibilité de disposer de protectionsentretiennent des rapports complexes, car les protections découlent de laparticipation à des collectifs. Actuellement, le développement de ce queMarcelGauchetappelle«unindividualismedemasse»,enlequelilvoit«un

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processus anthropologique de portée générale1», remet en question le fragileéquilibrequ'avait réalisé la société salariale entrepromotionde l'individuetappartenanceàdescollectifsprotecteurs.Qu'est-ceàdire,etquepeutsignifieraujourd'hui«êtreprotégé»?

L'étatdedérélictionproduitparl'absencecomplètedeprotectionsad'abord

été vécu par les populations placées en dehors des cadres d'une sociétéd'ordres et de statuts - une société à prédominance « holiste » dans levocabulairedeLouisDumont.«NomanwithoutaLord»,dit levieiladageanglais,mais aussi, et jusque tard dans la société d'«AncienRégime », pasd'artisanquinetiresonexistencesocialedumétier,guèredebourgeoisquines'identifieàsonétat,etmêmeguèredenoblequinesedéfinisseparsonlignageet son rang. Pour la société à la veille de la Révolution encore, Alexis deTocqueville se refuse à parler d'individualisme, mais tout au plus d'un«individualismecollectif»enlequelilvoitl'identificationdel'individu«àdepetitessociétésquineviventquepoursoi»:

Nospèresn'avaientpaslemotindividualismequenousavonsforgéànotreimageparceque,deleurtemps,iln'yavaitpaseneffetd'individuquin'appartîntàungroupeetpûtseconsidérerabsolumentseul;maischacundesmillepetitsgroupesdontlasociétéfrançaisesecomposaitnesongeaitqu'àlui-même.C'était,sij'osedire,unesorted'individualismecollectif,quipréparaitlesâmesauvéritableindividualismequenousconnaissons2.Cetyped'implicationdansdescollectifsassuraitàlafoisl'identitésociale

desindividusetcequej'aiappeléleurprotectionrapprochée.Cependant,danscettesociétéexistentdesformesd'individualisationquel'on

pourrait qualifierd'individualisme négatif, qui s'obtiennentpar soustractionpar rapport à l'encastrement dans des collectifs. L'expression, comme celled'ailleursd'« individualismecollectif », peut choquerdans lamesureoù l'on

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entend généralement par individualisme la valorisation du sujet et sonindépendance par rapport aux appartenances collectives. L'individualismemoderne,ditLouisDumont,«posel'individucommeunêtremoral,indépendantet autonome et ainsi (essentiellement) non social3». De fait, ce qu'Alan Foxappelle l'individualisme de marché (market individualism) a commencé àdéployercettefigured'unindividumaîtredesesentreprises,poursuivantavecacharnement son propre intérêt, et défiant à l'égard de toutes les formescollectives d'encadrement4. Porté par le libéralisme, il s'impose à la fin duXVIIIesiècleàtraversladoublerévolutionindustrielleetpolitique.La force de cet individualisme conquérant, ainsi que la persistance de

l'« individualisme collectif », ont occulté l'existence d'une formed'individualisation qui associe l'indépendance complète de l'individu et sacomplèteabsencedeconsistance5.Levagabondenreprésenteleparadigme.Levagabond est un être absolument détaché (désaffilié). Il n'appartient qu'à lui-même sans être « l'homme » de quiconque, ni pouvoir s'inscrire dans aucuncollectif.C'estunpur individu,etdecefaitcomplètementdémuni.Ilestàcepoint individualisé qu'il est surexposé : il se détache sur le tissu serré desrapportsdedépendancesetd'interdépendancesquistructurentalorslasociété.« Sunt pondus inutilae terrae », comme le dit au XVIe siècle un juristelyonnaisprécédemmentcité:lesvagabondssontlepoidsinutiledelaterre.Le vagabond a effectivement payé très cher cette absence de place qui le

situedel'autrecôtédumiroirdesrapportssociaux.Maisl'intérêtprincipald'endessinerlafiguretientaufait,onl'avu,qu'ilreprésenteunepositionlimiteparrapport à une gamme de situations dont la place est égalementmal assignéedansunesociétécadastrée.«Quartétat»quin'apasàproprementparlerd'étatet qui rassemble en particulier différents types de relations salariales, ouprésalariales, avant la constitution du rapport salariatmoderne. Il existe dèslorssouslescadresd'unesociétéd'ordrescommeungrouillementdepositionsindividualisées, en ce sens qu'elles sont dé-liées par rapport aux régulationstraditionnelles,etquedenouvellesrégulationsnesesontpasencorefermementimposées. Individualisme « négatif » parce qu'il se décline en termes demanque - manque de considération, manque de sécurité, manque de biensassurésetdeliensstables.Lamétamorphose qui s'opère à la fin duXVIIIe siècle peut s'interpréter à

partir de la rencontre entre ces deux formes d'individualisation.L'individualisme«positif»s'imposeenessayantderecomposerl'ensemblede

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la société sur une base contractuelle. Par l'imposition de cette matricecontractuelle,ilvaêtredemandé,ouexigé,quelesindividusdémunisagissentcommedesindividusautonomes.Qu'est-ceeneffetqu'uncontrat?«Lecontratest une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent enversuneouplusieursautresàdonner,faireounepasfairequelquechose6.»C'estunaccorddevolontéentredesêtres«indépendantsetautonomes»,commeleditLouisDumont, en principe libres de leurs biens et de leur personne.Cesprérogatives positives de l'individualisme vont ainsi s'appliquer à desindividus qui de la liberté connaissent surtout le manque d'attaches, et del'autonomie l'absence de supports.Dans la structure du contrat, il n'existe eneffet aucune référence à un collectif, sauf celui que forment les contractantsentre eux. Il n'existe non plus aucune référence à des protections, sauf lesgarantiesjuridiquesquiassurentlalibertéetlalégalitédescontrats.Cette nouvelle règle du jeu contractuelle ne va donc pas promouvoir de

protectionsnouvelles,etauraaucontrairepoureffetdedétruirecequirestaitd'appartenances collectives, accusant ainsi le caractère anomique del'individualité « négative ». Le paupérisme — une représentation-limite,commelevagabond-exemplifiecettedésocialisationcomplètequiréduitunepartie de la population industrielle à une masse agrégée d'individus sansqualités.Cependant, comme on a pu le montrer, cette onde de choc de l'ordre

contractueln'afrappédepleinfouetqu'unepartlimitéedelapopulation.Elleaété comme amortie par le poids de la culture rurale, par la persistance deformespréindustriellesd'organisationdu travailetpar la forcedesmodesdeprotectionrapprochéequiyétaientassociés7.Maisoncomprendaussiquepourles populations dont la situation dépendait d'un contrat de travail, tout lemouvementquiaboutitàlasociétésalarialeaitconsistéàdépasserlafriabilitéde l'ordre contractuelpour acquérirunstatut, c'est-à-dire unevaleur ajoutéepar rapport à la structurepurement contractuellede la relation salariale.Cesajouts par rapport à un « pur » contrat de travail ont opéré comme desréducteursdesfacteursd'individualismenégatif.Larelationdetravailéchappeprogressivementaurapportpersonnalisédesubordinationducontratdelouage,et l'identité des salariés dépend de l'uniformité des droits qui leur sontreconnus. « Un statut (collectif) se trouve logé dans un contrat de travail(autonome et individuel) par la soumission de ce contrat à un ordre public(hétéronomeetcollectif8.»

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End'autrestermes,ils'agitbiend'unprocessusdedésindividualisationquiinscrit le travailleur dans des régimes généraux, conventions collectives,régulationspubliquesdudroitdutravailetdelaprotectionsociale.Nitutelleni simple contrat, mais des droits et des solidarités à partir d'ensemblesstructurés autour de l'accomplissement de tâches communes. Le monde dutravaildanslasociétésalarialeneformepasàproprementparlerunesociétéd'individus, mais plutôt un emboîtement hiérarchique de collectivitésconstituées sur la base de la division du travail et reconnues par le droit.D'autantque, surtoutdans lesmilieuxpopulaires, laviehors travailestaussistructurée par la participation à des cadres communautaires, le quartier, lescopains, le bistrot, le syndicat... Par rapport à l'état de désocialisation quereprésentaitlepaupérisme,laclasseouvrièreenparticuliers'était«fabriqué»desformesdesociabilitéquipouvaientêtreintensesetsolides9.Ainsi,sichacunsansdoutepeutexistercommeindividuentantquepersonne

«privée»,lestatutprofessionnelestpublicetcollectif,etcetancragepermetune stabilisationdesmodesdevie.Une telledésindividualisationpeutmêmepermettreunedéterritorialisationdesprotections.Danslamesureoùellessontinscritesdansdessystèmesderégulationsjuridiques,cesnouvellesprotectionsne passent pas nécessairement par l'interdépendance, mais aussi par lessujétions,desrelationspersonnaliséescommelepaternalismedupatronoudesinterconnaissances qui mobilisent la protection rapprochée. Elles autorisentainsi lamobilité.L'«ayantdroit»,disions-nous,peutenprincipeêtreassuréaussibienàMaubeugequ'àCholet.Reterritorialisationparledroit,ensomme,oufabricationdeterritoiresabstraits,toutdifférentsdesrelationsdeproximité,etàtraverslesquelslesindividuspeuventcirculersousl'égidedelaloi.C'estladésaffiliationvaincueparledroit.

Cette articulation complexe des collectifs, des protections et des régimes

d'individualisation se trouve aujourd'hui remise enquestion, et d'unemanièrequi est elle-même très complexe. Les transformations qui vont dans le sensd'uneplusgrande flexibilité,à la foisdans le travailethors travail,ont sansdoute un caractère irréversible. La segmentation des emplois, commel'irrésistible montée des services, entraîne une individualisation descomportements au travail toute différente des régulations collectives del'organisation«fordiste».Ilnesuffitplusdesavoirtravailler,maisilfauttoutautant savoir vendre et se vendre. Les individus sont ainsi poussés à définir

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eux-mêmes leur identité professionnelle et à la faire reconnaître dans uneinteraction qui mobilise autant un capital personnel qu'une compétencetechniquegénérale10.Ceteffacementdesencadrementscollectifsetdesrepèresquivalentpour tousn'estpas limitéauxsituationsde travail.Lecycledevielui-même devient flexible avec la prolongation d'une « postadolescence »fréquemment livrée à la culture de l'aléatoire, les avatars d'une vieprofessionnelleplusheurtée,etuneviepost-professionnellequis'étiresouventd'unesortieprématuréede l'emploi jusqu'auxconfins toujoursplusreculésduquatrième âge11. Une sorte de désinstitutionnalisation, entendue comme unedé-liaisonparrapportauxcadresobjectifsquistructurentl'existencedessujets,traversel'ensembledelaviesociale.Ce processus général peut avoir des effets contrastés sur les différents

groupes qu'il affecte. Côté travail, l'individualisation des tâches permet àcertainsd'échapperauxcarcanscollectifsetdemieuxexprimerleuridentitéàtravers leur emploi. Pour d'autres, elle signifie segmentation et fragmentationdestâches,précarité,isolementetpertedesprotections12.Lamêmedisparitéseretrouvedanslaviesociale.C'esténoncerunlieucommundelasociologiequede rappeler que certains groupes appartenant aux classes moyennes ont unrapport de familiarité, voire une relation complaisante, avec une culture del'individualité se traduisant par l'intérêt que l'on porte à soi-même et à sesaffectsetparlapropensionàleursubordonnertouteslesautrespréoccupations.Ainsicette«culturedunarcissisme13»oucettemodedela«thérapiepourlesnormaux14 » portée par la postérité de la psychanalyse pendant les années1970.Maisilétaitfacilealorsenmêmetempsdemontrerquecesoucidesoimobilisait un type spécifique de capital culturel et rencontrait de fortes« résistances»dans lesmilieuxpopulaires, à la foisparcequ'ils étaientmalarméspours'yadonner,etaussiparcequeleursinvestissementsprincipauxseportaientailleurs.Cetteculturedel'individun'estpasmorte,etl'unedesesvariantesamême

prisdesformesexacerbéesaveclecultedelaperformancedesannées198015.Maisonvoitsedévelopperaujourd'huiunautreindividualisme,demassecettefois,etquiapparaîtcommeunemétamorphosedel'individualisme«négatif»développédans les intersticesde la sociétépréindustrielle.Métamorphoseetpasdutoutreproduction,parcequ'ilestleproduitdel'affaiblissementoudelapertedesrégulationscollectives,etnondeleurextrêmerigidité.Maisilgardecetraitfondamentald'êtreunindividualismepardéfautdecadresetnonpar

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excès d'investissements subjectifs. « Il n'a pas grand-chose à voir avec unmouvementd'affirmationdesoi-cen'estpasforcémentlavaleurdel'individuquiestprioritairementmotricedansunprocessusd'individuation,cepeut-êtreaussibienladésagrégationdel'encadrementcollectif16.»Onpourraitainsivoirdansl'exempleidéal-typiquedujeunetoxicomanedebanlieuel'homologuedelaformededésaffiliationqu'incarnaitlevagabonddelasociétépréindustrielle.Il estcomplètement individualiséet surexposépar lemanqued'attachesetdesupportsparrapportautravail,àlatransmissionfamiliale,àlapossibilitédeconstruire un avenir... Son corps est son seul bien et son seul lien, qu'iltravaille,faitjouiretdétruitdansuneexplosiond'individualismeabsolu.Mais, comme celle du vagabond, cette image ne vaut que parce qu'elle

pousse à la limite des traits que l'on retrouve dans une foule de situationsd'insécuritéetdeprécaritéquisetraduisentàtraversdestrajectoirestrembléesfaites de recherches inquiètes pour se débrouiller au jour le jour. Pour denombreuxjeunesenparticulier, ilfaut tenterdeconjurer l'indéterminationdeleur position, c'est-à-dire choisir, décider, trouver des combines et garder unsoucidesoipournepassombrer.Cesexpériencesparaissentauxantipodesducultedumoidéveloppéparlesadeptesdelaperformanceoulesexplorateursdes arcanesde la subjectivité.Ellesne sontpasmoinsdes aventures àhautsrisquesd'individusqui sont devenus tels d'abordpar soustraction.Cenouvelindividualisme n'est pas une imitation de la culture psychologique descatégoriescultivées,encorequ'ilpuisse luiempruntercertainsdeses traits17.Individualité enquelque sorte surexposée et placéed'autantplus enpremièrelignequ'elleestfragileetmenacéededécomposition.Ellerisquedèslorsdeseportercommeunfardeau.

Cette bipolarité de l'individualisme moderne propose un schème pourcomprendre le défi auquel est confrontée aujourd'hui la société salariale.L'acquis fondamental de cette formation sociale a consisté, pour le dire unedernière fois, à construireun continuumdepositions socialesnonpas égalesmais comparables, c'est-à-dire compatibles entre elles et interdépendantes.Manière, et seule manière qui ait été trouvée, du moins jusqu'à ce jour,d'actualiser l'idée théorisée sous la IIIe République d'une « société desemblables », c'est-à-dire d'une démocratie moderne, pour la rendre

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compatible avec les exigences croissantes de la division du travail et lacomplexificationdelastratificationsociale.Laconstructiond'unnouvelordredeprotections,inscrivantlesindividusdansdescollectifsabstraitscoupésdesanciensrapportsdetutelleetdesappartenancescommunautairesdirectes,apuassurer sans trop de heurts le passage de la société industrielle à la sociétésalariale.Cemoded'articulationindividu-collectif,qu'ilnefautpasmythifier,maisqui

a quandmêmemaintenu le « compromis social » jusqu'au début des années1970, est mis à mal par le développement de l'individualisme et par laformationdenouveauxmodesd'individualisation.Maisceprocessusprésentedes effets contrastés puisqu'il renforce l'individualisme « positif », enmêmetempsqu'ildonnenaissanceàunindividualismedemasseminéparl'insécuritéetl'absencedeprotections.Dans une telle conjoncture, les formes d'administration du social sont

profondément transforméeset le recoursau contrat et le traitement localisédes problèmes font massivement retour. Ce n'est pas un hasard. Lacontractualisation traduit, et en même temps impulse, une recomposition del'échangesocial surunmodedeplusenplus individualiste.Parallèlement, lalocalisation des interventions retrouve une relation de proximité entre lespartenaires directement concernés que les régulations universalistes du droitavaienteffacée.Maiscetterecompositionest,ausenspropredumot,ambiguë,carelleseprêteàunedoublelecture.Ce nouveau régime des politiques sociales peut en effet partiellement

s'interpréter à partir de la situation d'avant les protections, lorsque lesindividus, y compris les plus démunis, devaient affronter par leurs propresmoyenslessoubresautsdusàl'accouchementdelasociétéindustrielle.«Faitesun projet, impliquez-vous dans votre recherche d'un emploi, d'un logement,dansvosmontagespour créeruneassociationou lancerungroupede rap, etl'on vous aidera », dit-on aujourd'hui. Cette injonction traverse toutes lespolitiquesd'insertionetaprisaveclecontratd'insertionduRMIsaformulationlaplusexplicite:uneallocationetunaccompagnementcontreunprojet.Maisne faut-il pas se demander, comme pour les premières formes de contrat detravail, au début de l'industrialisation, si l'imposition de cette matricecontractuellen'équivautpasàexigerdes individus lesplusdéstabilisésqu'ilsse conduisent comme des sujets autonomes? Car « monter un projetprofessionnel»,ou,mieuxencore,construireun«itinérairedevie»,nevapas

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desoilorsqu'onest,parexemple,auchômageoumenacéd'êtreexpulsédesonlogement. C'est même une exigence que beaucoup de sujets bien intégrésseraient bien en peine d'assumer, car ils ont toujours suivi des trajectoiresbalisées18.Ilestvraiquecetypedecontratestsouventfictifcarl'impétrantestdifficilement à la hauteur d'une telle demande.Mais c'est alors l'intervenantsocialquiestjugedelalégitimitédecequitientlieudecontrat,etilaccordeounon laprestationfinancièreenfonctiondecetteévaluation. Ilexerceainsiunevéritablemagistraturemorale(carils'agitendernièreanalysed'appréciersi ledemandeur«mérite»bien leRMI), trèsdifférentede l'attributiond'uneprestation à des collectifs d'ayants droit, anonymes certes, mais du moinsassurantl'automaticitédeladistribution.Lesmêmes risques portés par l'individualisation des procéduresmenacent

cetteautretransformationdécisivedesdispositifsdel'interventionsocialequereprésente leur reterritorialisation. Ce mouvement va bien au-delà de ladécentralisationpuisquemandatestdonnéauxinstanceslocalesdehiérarchiserles objectifs, de définir des projets et d'en négocier la réalisation avec lespartenaires concernés. À la limite, le local devient aussi le global.Mais lanouveautédecespolitiquesn'exclutpasquelqueshomologiesaveclastructuretraditionnellede laprotection rapprochée.Cette forme laplusanciennede lapriseencharge,dontonadéployéplusieursmodalitéshistoriques,passaitdéjàparcequel'onauraitpuappelerunenégociationsilemotavaitalorsexisté.Ils'agissaiteneffettoujourspourlesolliciteurd'unsecoursdefairereconnaîtresonappartenancecommunautaire.Maiscettequalitédeprochain(cf.chapitreI,«Mon prochain estmon proche ») l'inscrit dans un système de dépendancestutélaires dont Karl Polanyi a décrit sous le nom du « servage paroissial »(parishserfdom)despoorlawsanglaiseslafigurelimite.Quellesgarantiesa-t-on que les nouveaux dispositifs « transversaux », « partenariaux »,«globaux»,etc.,nedonnentpasnaissanceàdesformesdenéopaternalisme?Certes,«l'élulocal»estrarementundespotelocal,etle«chefdeprojet»n'estpas une dame patronesse. Mais le détour historique enseigne que, jusqu'àaujourd'hui, il a toujours existé des « bons pauvres » et des « mauvaispauvres », et que cette distinction s'opère sur des critères moraux etpsychologiques.Sans lamédiationdedroits collectifs, l'individualisationdessecourset lepouvoirdedécisionfondésurdes interconnaissancesdonnéauxinstances locales risquent toujours de retrouver la vieille logique de laphilanthropie:faisacted'allégeanceettuserassecouru.

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Mais le droit social lui-même se particularise, s'individualise, dans la

mesuredumoinsoùunerèglegénéralepeuts'individualiser.Ainsiledroitdutravail, par exemple, se fragmente en se recontractualisant lui aussi.Endeçàdes régulations générales qui donnent un statut et une identité forte auxcollectifsdesalariés,lamultiplicationdesformesparticulièresdecontratsdetravail entérine labalkanisationdes typesde rapport à l'emploi : contrats detravail à durée déterminée, d'intérim, à temps partiel, etc. Les situationsintermédiaires entre emploi et non-emploi font aussi l'objet de nouvellesformes de contractualisation : contrats de retour à l'emploi, contrats emploi-solidarité, contrats de réinsertion en alternance...Ces dernièresmesures sontparticulièrementsignificativesdel'ambiguïtédesprocessusd'individualisationdu droit et des protections. Par exemple, le contrat de retour à l'emploiconcerne « les personnes rencontrant des difficultés particulières d'accès àl'emploi»(articleL322-4-2duCodedutravail).C'estdonclaspécificitédecertainessituationspersonnellesquiouvrel'accèsàcetypedecontrat19.Cetteouverture d'un droit est ainsi subordonnée au constat d'une déficience, de«difficultésparticulières»,denaturepersonnelleoupsychosociale.Ambiguïtéprofonde parce que l'exercice d'une discrimination positive à l'égard depersonnes endifficulté est tout à fait défendable : ellespeuvent avoir besoind'une remise à niveau avant de rejoindre le régime commun.Mais enmêmetempscesprocéduresréactiventlalogiquedel'assistancetraditionnellequeledroitdu travail avait combattue, à savoirquepourêtrepris encharge il fautmanifester les signesdeson incapacité,unedéficiencepar rapportau régimecommundu travail.Commedans le casduRMIet despolitiques locales, cetypede recours au contrat risquede trahir l'impuissancede l'État àmaîtriserune société de plus en plus complexe et hétérogène par un renvoi sur desagencements singuliers de tout ce que les régulations collectives ne peuventpluscommander.Cette ambiguïté traverse la recomposition des politiques sociales et des

politiquesdel'emploiquiestencoursdepuisunequinzained'années.Au-delàde la« crise», elle s'enracinedansunprofondprocessusd'individualisationqui affecte aussi les princi-paux secteurs de l'existence sociale. Ainsi onpourrait faire le même type d'analyse à propos des transformations de lastructure familiale. La famille «moderne » se resserre autour de son réseaurelationnel,lesrapportsentresesmembressesontdepuiscesdernièresannées

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contractualisés surunebasepersonnelle.Mais, comme lenote IrèneThéry20,cette« libération»de la famille à l'égarddes tutelles traditionnellesproduitdes effets différents selon les types de familles, et lesmembres des familleséconomiquement les plus précaires et socialement les plus démunies peuventfaire l'expérience négative de la liberté lorsque survient, par exemple, uneruptureconjugale,uneséparationouunedégradationdustatutsocial.Lefait,icicommeailleurs,d'existercommeindividun'estpasunedonnéeimmédiatedelaconscience.Paradoxedontilfautsonderlaprofondeur:onvitd'autantplusàl'aisesapropreindividualitéqu'elles'étaiesurdesressourcesobjectivesetdesprotectionscollectives.Là se situe le nœud de la question que pose l'effritement de la société

salariale, du moins du modèle qu'elle présentait au début des années 1970.C'estlenœuddelaquestionsocialeaujourd'hui.Onnepeutpasavoirdénoncél'hégémoniedel'Étatsurlasociétécivile, le

fonctionnementbureaucratiqueetl'inefficacitédesesappareils,l'abstractiondudroit social et son impuissance à susciter des solidarités concrètes, etcondamner des transformations qui prennent en compte la particularité dessituations et en appellent à lamobilisation des sujets.Ce serait d'ailleurs enpure perte, car cemouvement d'individualisation est sans doute irréversible.Mais on ne peut davantage faire l'impasse sur le coût de ces transformationspour certaines catégories de la population.Qui ne peut payer autrement doitcontinuellement payer de sa personne, et c'est un exercice épuisant. CemécanismesevoitbiendanslesprocéduresdecontractualisationduRMI:ledemandeurn'ariend'autreàapporterquelerécitdesavieavecseséchecsetsesmanques,etonscrutecepauvrematériaupourdégageruneperspectivederéhabilitationafinde«construireunprojet»,dedéfinirun«contratd'insertion21 ». Les fragments d'une biographie brisée constituent la seule monnaied'échangepouraccéderàundroit.Iln'estpascertainquecesoituntraitementdel'individuquiconvienneàuncitoyenàpartentière.Ainsilacontradictionquitraverseleprocessusactueld'individualisationest

profonde. Elle menace la société d'une fragmentation qui la rendraitingouvernable, ou alors d'une bipolarisation entre ceux qui peuvent associerindividualismeetindépendanceparcequeleurpositionsocialeestassurée,etceux qui portent leur individualité comme une croix parce qu'elle signifiemanqued'attachesetabsencedeprotections.

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Ce défi pourra-t-il être relevé? Nul ne peut l'affirmer à coup sûr. Mais

chacunpourraitconvenirdelavoiequ'ilfauttravailler.Lapuissancepubliqueest la seule instance capable de construire des ponts entre les deuxpôles del'individualisme et d'imposer un minimum de cohésion à la société. Lescontraintes impitoyables de l'économie exercent une pression centrifugecroissante. Les anciennes formes de solidarité sont trop épuisées pourreconstituerdessoclesderésistanceconsistants.Cequel'incertitudedestempsparaîtexiger,cen'estpasmoinsd'État-saufàs'abandonnercomplètementaux«lois»dumarché.Cen'estpasnonplussansdoutedavantaged'État-saufàvouloirreconstruiredeforcel'édificedudébutdesannées1970,définitivementminé par la décomposition des anciens collectifs et par la montée del'individualismedemasse.Le recours, c'estunÉtat stratègequi redéploieraitses interventions pour accompagner ce processus d'individualisation,désamorcersespointsdetension,évitersescassuresetrapatrierceuxquiontbasculéendeçàdela lignedeflottaison.UnÉtatprotecteurquandmêmecar,dansunesociétéhyperdiversifiéeetrongéeparl'individualismenégatif,iln'yapasdecohésionsocialesansprotectionsociale.MaiscetÉtatdevraitajusterau plus près ses interventions en suivant les nervures du processusd'individualisation.Posercetteexigencen'estpasattendrequ'unenouvelle formede régulation

étatique descende tout armée du ciel car, on l'a aussi souligné, des pans del'actionpubliqueont tentédese transformerdepuisunequinzained'annéesencesens.Maistoutsepassecommesil'Etatsocialoscillaitentredestentativesde redéploiement pour faire face à ce que la situation actuelle comported'inédit, et la tentationd'abandonner àd'autres instances - à l'entreprise, à lamobilisation locale, à une philanthropie affublée de nouveaux oripeaux, etmême aux ressources que les orphelins de la société salariale devraientdéployer eux-mêmes - la charge d'accomplir son mandat de garant del'appartenancede tousàunemêmesociété.Certes, lorsque lenavire faiteau,chacunesttenud'écoper.Mais,aumilieudesincertitudesquisontaujourd'huilégion,unechoseaumoinsestclaire:personnenepeutremplacerl'Etat,dontc'est d'ailleurs la fonction fondamentale, pour commander la manœuvre etéviterlenaufrage.1.M.Gauchet,«Lasociétéd'insécurité»,loc.cit.,p.176.

2.A.deTocqueville,l'AncienRégimeetlaRévolution(1reédition1856).Paris,Gallimard,1942,p.176.

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3.L.Dumont,Essai sur l'individualisme,Paris,LeSeuil,1983,p.69.Cf. aussiP.Birnbaum, J.Leca(dir.),Surl'individualisme,Paris,PressesdelaFNSP,1986.

4.A.Fox,HistoryandHeritage,op.cit.,chap.1.FoxdateduXVIesiècleledébutdel'épanouissementdecetindividualismeconquérant(etnéanmoinsfragile,cf.parexempleledestinfréquentdecesbanquiers«lombards»ruinésaprèsavoirtenuladragéehauteauxseigneursetparfoisauxprinces),maisonrepèreceprofild'entrepreneurshardisetâpresaugaindèslemomentdela«déconversion»delasociétéféodaleauXIVesiècle.Cf.parexemplelepersonnagedeJeanBoinebroke,marchanddrapieràDouaiàlafinduXIVesiècle,quiexploitaitlesartisansqu'ilfaisaittravailleravecuntelcynismequ'ilsattendirentsamortetluifirentunprocèsposthume.(G.Espinas,lesOriginesducapitalisme,t.I,«SireJeanBoinebroke»,Lille,1933).5.Ilfaudraitajouteruneautreformed'individualismequel'onpourraitqualifierd'«aristocratique»,placé

vers le sommetde lapyramidesociale.«Dans lessociétésdont le régimeféodaln'estqu'unexemple,onpeut dire que l'individualisation est maximale du côté où s'exerce la souveraineté et dans les régionssupérieures du pouvoir. Plus on est détenteur de puissance et de privilèges, plus on est marqué commeindividu par des rituels, des discours, des représentations » (M. Foucault, Surveiller et punir, Paris,Gallimard, 1975, p. 194). Cette forme d'individualisation a été progressivement supplantée par celle quedéveloppentlecommerceetl'industrie.Danslasociété«d'AncienRégime»,ilfaudraitaussifaireuneplaceaupersonnagedel'aventurier,quiapparaîtcommethèmelittérairedansleromanpicaresqueespagnoletsemultiplieauXVIIIesiècle(cf. lepersonnagedeCasanova).L'aventurierestun individuqui jouesa libertédans les interstices d'une société d'ordres en cours de déconversion. Il connaît parfaitement les règlestraditionnelles, s'en sert tout en lesméprisant et en les détournant pour faire triompher son intérêt ou sonplaisird'individu.6.Codecivil,article1101.7.Rappelons que la recomposition contractuelle qui a bouleversé l'organisation du travail a respecté le

noyau tutélaire de l'ordre familial. Si une législation libérale du type loi LeChapelier s'était imposée à lafamillecommeelles'est imposéeautravail, l'ordresocialn'auraitsansdoutepasrésisté.Cen'estquetrèslentementque ledroit de la famille a inclusdesdimensions contractuelles, tandisqu'à l'inverse ledroit dutravail se lestait de garanties statutaires.Mais au début du XIXe siècle les populations qui ont fourni lamatièreauxdescriptionsdupaupérismesecaractérisaientàlafoisparleurrapporterratiqueautravailetparladécompositiondeleurstructurefamiliale:célibatairestransplantésàlavilleetcoupésdesmœurssainesque l'on prête aux populations rurales, unions entre ouvriers et ouvrières des premières concentrationsindustriellestoujoursdécritescommefragilesetimmorales,entouréesd'enfantsdeprovenanceincertaine.Nirapportsorganisésde travail,ni liens familiauxforts,ni inscriptiondansdescommunautésstructurées : lesprincipauxtraitsdel'individualismenégatifseconjuguentpourproduireunedésaffiliationdemasse.8.A.Supiot,Critiquedudroitdutravail,Paris,PUF,1994,p.139.Cetouvragedéploiedemanièretrès

préciselerôlejouéparledroitdutravailpourpasserdupurcontratdetravailaustatutdesalarié.9.Cf.parexemplelesanalysesdeE.P.Thompson,TheMakingoftheWorkingClass,op.cit.,etR.

Hoggart, la Culture du pauvre, op. cit., ainsi que les nombreuses études sur la sociabilité ouvrière quimettentl'accent,d'unemanièrepeut-êtreparfoisunpeumythifiée,surlaforcedesessolidarités.Pourunemise au point sur la culture populaire, cf. C. Grignon, J.-C. Passeron, le Savant et le populaire, Paris,Gallimard,1989.10.Cf.lesanalysesdeB.PerretetG.Roustang,l'Économiecontrelasociété,op.cit.,chap.Il.Pour

uneinterprétationoptimistedeceprocessus,cf.M.Crozier, l'Entrepriseàl'écoute,Paris,LeSeuil, 1994(1erédition.Paris.Interéditions,1989)11.XavierGaulier,«Lamutationdesâges»,leDébat,n°61,septembre-octobre1991.

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12.Cf.A.Supiot,Critiquedudroitdutravail,op.cit.13.C.Lash,TheCultureofNarcissism,NewYork,WWNortonandCo.,1979.

14.R.Castel,J.-F.LeCerf«Lephénomènepsyetlasociétéfrançaise»,leDébat,nos1,2et3,1980.15.Cf.A.Ehrenberg,leCultedelaperformance,Paris,Calmann-Lévy,1991.16.M.Gauchet,«Lasociétéd'insécurité»,loc.cit.,p.175.17.C'estainsiqu'uneréférencebienparticulièreau«culturel»tientsouventunegrandeplacedansces

vies livrées à l'aléatoire— non pas la culture de ceux qui fréquentent les musées ou les concerts pourmélomanes,maisunequêtecontinuepourmonterunspectacleouformerungroupemusicalparexemple,traverséepar l'espoir àdemi fantasméd'êtreun jour reconnu, avec à l'arrière-plan sansdouteunevagueidentification à la bohème-galère qu'ont connue certains parmi les plus grands artistes avant qu'un jour,brusquement, la gloirene les immortalise.Bienpeude ces jeunes sansdoute sortiront avecgloirede ces« espaces intermédiaires»,mais il y a là un exemplede ces aventures« subjectives» lovéesd'abord aucreux d'unmanque (d'unmanque de travail en premier lieu, car il y a vingt ans la plupart de ces jeunesd'origine populaire seraient allés directement en apprentissage ou à l'usine), qui cependant ne sont pasexemptesde courageetparfoisdegrandeur.Sur lanotiond' « espaces intermédiaires»,cf. L. Rouleau-Berger,laVilleintervalle,op.cit.18.Cf.J.-F.Noël,«L'insertionenattented'unepolitique»,inJ.Donzelot,Faceàl'exclusion,op.cit.19.Cf.A.Supiot,Critiquedudroitdutravail,op.cit.,p.97.20.Cf.I.Théry,leDémariage,op.cit.21.Cf. I.Astier,Revenuminimum et souci d'insertion: entre le travail, le domestique et l'intimité,

thèsededoctoratensociologie,Paris,EHESS,1994.

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«L'espacedupolitique»CollectiondirigéeparPierreBirnbaum

HannahArendt,L'Impérialisme(traduitdel'anglaisparMartineLeiris).Claude Aubert, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, Hua Chang-Ming,

RolandLew,WojtekZafanolli,LaSociétéchinoiseaprèsMao.Entreautoritéetmodernité.BertrandBadie,LesDeuxÉtats.PouvoiretsociétéenOccidentetenterre

d'Islam.BertrandBadie,L'Étatimporté.L'occidentalisationdel'ordrepolitique.GeorgesBalandier,LeDétour.Pouvoiretmodernité.AlainBergounioux etGérardGrunberg,Le Long Remords du pouvoir. Le

Partisocialistefrançais(1905-1992).PierreBirnbaum,LaLogiquedel'État.RaymondBoudon,L'Art de se persuaderdes idées douteuses, fragiles ou

fausses.MartinBroszat,L'Étathitlérien.L'origineet l'évolutiondesstructuresdu

TroisièmeReich(traduitdel'allemandparPatrickMoreau).ChristopheCharle,LesÉlitesdelaRépublique(1880-1900).JacquesDonzelot,L'Inventiondu social.Essai sur ledéclindespassions

politiques.RaphaëlDraï,LaSortied'Egypte.L'inventiondelaliberté.RaphaëlDraï,LaTraverséedudésert.L'inventiondelaresponsabilité.FrançoisDupuyetJean-ClaudeThoenig,L'Administrationenmiettes.PierreFavre,NaissancedelasciencepolitiqueenFrance(1870-1914).MauriceGodelier,LaProductiondesgrandshommes.Nancy Green, Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque. Le

«Pletzl»deParis(traduitdel'anglaisparMichelCourtois-Fourcy).Catherine Grémion et Philippe Levillain, Les Lieutenants de Dieu. Les

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évêquesdeFranceetlaRépublique.JürgenHabermas,AprèsMarx (traduit de l'allemandparRenéLadmiral et

Marc B. de Launay). Théorie de l'agir communicationnel. Tome 1 :Rationalitédel'agiretrationalisationdelasociété(traduitdel'allemandparJean-MarcFerry).Tome2 :Critiquede laraison fonctionnaliste (traduitdel'allemandparJean-LouisSchlegel).GuyHermet,LePeuplecontreladémocratie.GuyHermet,LesDésenchantementsdelaliberté.Lasortiedesdictatures

danslesannées90.AlbertO.Hirschman,Bonheur privé, action publique (traduit de l'anglais

parMartineLeirisetJean-BaptisteGrasset).AlbertO.Hirschman,Deuxsièclesderhétoriqueréactionnaire (traduitde

l'anglaisparPierreAndler).PaulaHyman,DeDreyfusàVichy.L'évolutiondelacommunautéjuiveen

France,1906-1939(traduitdel'anglaisparSabineBoulongne).GeorgesLavau,ÀquoisertleParticommunistefrançais?YvesMény,LaCorruptiondelaRépublique.SergeMoscovici,L'Âgedesfoules.Untraitéhistoriquedepsychologiedes

masses.

SergeMoscovici,LaMachineàfairedesdieux.JacquesRancière,LaNuitdesprolétaires.JacquesRondin,LeSacredesnotables.LaFranceendécentralisation.RichardSennett,Autorité (traduit de l'anglais parFérialDrosso etClaude

Roquin).ThedaSkocpol,ÉtatsetRévolutionssociales.LarévolutionenFrance,en

RussieetenChine(traduitdel'anglaisparNoëlleBurgi).CharlesTilly,LaFranceconteste,de1600ànosjours(traduitdel'anglais

parÉricDiacon).

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