les métiers du vin, histoire et patrimoine

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Les métiers du vin histoire & patrimoine loubatières PIERRE CITERNE

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Ce livre est tout sauf un livre de science impartiale. La subjectivité de l’auteur rejoint celle du dégustateur... Il s’agirait plutôt d’un regard sensible, vagabond, porté sur des hommes, des tâches, des générations qui ont tendu au même idéal vineux, si modeste ou répétitif fût-il. Si les personnages, les anecdotes, les grands faits de la chronique comme les humbles typologies du quotidien se multiplient au fil des pages, c’est que depuis dix millénaires le vin est partout présent dans notre histoire. Nombreux sont les aliments, dans toutes les cultures, à avoir été divinisés, mythifiés, anthropomorphisés. Aucun ne l’a été avec autant de constance que le vin ; pour preuve le vocabulaire de dégustation qui depuis le Moyen Âge, au moins, lui prête nos traits et nos humeurs : un vin peut être aristocratique ou grossier, mollasson ou couillu, bavard ou muet, fringant ou sénile, aguicheur ou janséniste, amoureux ou putassier, gentil, boudeur, gaillard, revêche... En fin de compte le vin,

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Page 1: Les métiers du vin, histoire et patrimoine

Les métiers du vinhistoire & patrimoine

loubatières

PIERRE CITERNE

Page 2: Les métiers du vin, histoire et patrimoine

Le vigneron

Le tâcheron et l ’ouvrier

Le vendangeur

Les grands commis du vin : maîtres de chai et régisseurs

L’œnologue

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Le vigneronDans l’ordre logique des choses le métier de vigneron apparaît commele premier des métiers du vin. Il est le métier primordial dans la réalitédes faits archéologiques, historiques, économiques et sociologiques,comme dans la pensée collective, qui persiste, encore aujourd’hui, à my-thifier les origines et l’essence du vigneron.

Les origines de la vigne, sa faculté à toujours renaître, les gestes desa culture, la révélation du vin faite aux hommes : tout cela est affaire dedieux, de demi-dieux et de souverains. Comme un torrent, ce substratantique a irrigué le christianisme, modelant définitivement la vision oc-cidentale du vin, passionnément hiérarchique. Passion hiérarchique quele blé – le blé encore plus essentiel que le vin dans ce qui nous définit– aurait pu mais cependant n’a jamais suscitée.

Pourtant l’Ecclésiaste dit : « Va, mange avec joie ton pain, bois gaiementton vin, car depuis longtemps Dieu prend plaisir à ce que tu fais. Qu’en touttemps tes vêtements soient blancs et que l ’huile ne manque point sur ta tête. »(IX, 7-8).

Sumer, mère de beaucoup de choses, n’a pas choisi entre le grain etle raisin, la bière et le vin. Dans l’Épopée de Gilgamesh, vieille de quatremille ans, la déesse tavernière Siduri, après lui avoir refusé le vin de savigne, réservé aux dieux, donne au héros en quête d’immortalité le mêmeconseil que reprendra l’Ecclésiaste. Elle le mettra ensuite sur le cheminmenant à Ut-Napishtim, cousin mésopotamien de Noé, qui lui-même

L’ivresse de Noé, Sebastian Franck,

gravure sur bois, Allemagne, 1539.

Lesmainspourpresceux qui font le vin

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n’avait pas manqué d’offrir à la fois du vin et de la bière aux ouvrierschargés de construire l’arche en prévision du Déluge.

Le Déluge… Pour les religions du Livre, le patriarche Noé est bienle premier vigneron (Genèse, IX, 20). Les commentateurs coraniquesprendront soin de spécifier que c’est Satan qui insista auprès de Noépour que la vigne fût montée à bord de l’Arche.

Osiris le ressuscité, dieu de la croissance végétale et de la fertilité, estseigneur du vin et premier vigneron pour les Égyptiens ; au travers dupain et du vin dans lesquels il s’incarne, il préfigure l’eucharistie.

Pour les Grecs c’est toujours Dionysos, fils de Zeus, qui apporte lavigne aux hommes. Les variantes du mythe mêlent au vin le sang, lamort et le sexe, preuve du sérieux avec lequel ce don doit être considéré.Il est fait par le dieu à Œnée, roi de Calydon ; selon certains auteursDionysos remercia ainsi le souverain de l’avoir complaisamment laissépasser une nuit auprès de sa femme, Althée. Pour d’autres, Dionysosoffrit la première vigne à l’hospitalier paysan Icarios, qui la cultiva, vinifiale raisin et invita ses voisins, des bergers, à boire le vin ; ivres, se croyantempoisonnés, ils massacrèrent le vigneron. Le même Dionysos, à la mortaccidentelle de son premier amour, l’éphèbe Ampélos, tombé d’un ormeau sommet duquel la vigne fructifiait, transforma le corps de son aiméen une autre vigne, porteuse de raisins au jus rouge comme le sang.« Même mort, tu n’as pas perdu ta couleur de rose » dit le poète persan AbûNuwâs.

Qui dit vigne, ne veut pas obligatoirement dire vin. La révélation dela boisson enivrante n’advient pas sans violence. Dans l’Avesta perse,c’est un oiseau magique qui fait don de la vigne au chah Jamshid. Stockédans des jarres, ce premier raisin commence à fermenter, suscitant

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Noé, mosaïque, basilique Saint-Marc,

Venise, XIIIe siècle.

Grotte d’Areni 1 en Arménie, cuves de stockage

en terre cuite, Chalcolithique.

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la méfiance des hommes, qui pensent le breuvage inconnu empoisonné.Une des épouses de Jamshid y goûte, par désespoir, et retrouve l’enviede vivre. Le souverain décide alors que toutes les vignes seront désormaisemployées à la production du vin.

Du mythe à la réalité historique, le poids de la terreNos ancêtres chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ont ramassé le

raisin sauvage, par exemple près de Nice, sur le site de Terra Amata,

vieux de près de quatre cent mille ans, célèbre pour avoir livré des tracesparmi les plus anciennes de la domestication du feu. L’auront-ils parfoislaissé fermenter ? En auront-ils goûté l’ivresse ? Nous aimerions lecroire…

Ce qui semble en revanche certain, c’est que les premiers vigneronsfurent des hommes du Néolithique, porteurs d’une nouvelle économiede subsistance basée sur l’agriculture et l’élevage, d’un nouveau rapportà la nature et au cosmos, dont la présence est attestée au Moyen-Orientil y a dix mille ans. Des indices ? Daté entre 7400 et 7000 ans avant leprésent, le site iranien de Hajji Firuz Tepe a livré six jarres de terre cuitecontenant un résidu d’acide tartrique (caractéristique du raisin) et derésine de térébinthe ; ce pourrait être le premier témoignage probant dela volonté d’élaborer du vin.

Des preuves ? Un peu plus à l’ouest, le Caucase témoigne d’activitésvigneronnes remontant au Chalcolithique, datées entre 6100 et 6000 ansavant le présent. Entre 2007 et 2010, les archéologues qui ont fouillé lagrotte d’Areni 1, en Arménie, ont découvert un véritable chai, avec bassinen argile modelée, cuve de réception et jarres de stockage, portant destraces d’un pigment caractéristique du raisin rouge, la malvidine. Cettestructure déjà importante, laisse à penser que la viticulture et la vinificationétaient à ce moment et à cet endroit des pratiques déjà bien établies.

Ces découvertes trouvent un écho à la fois dans le mythe, dans cettevigne que Noé aurait plantée sur le mont Ararat, et dans les études bio-logiques récentes, qui montrent que la région caucasienne, notammentla Géorgie, possède la plus grande diversité phénotypique et génétiqueau sein de sa population de Vitis vinifera.

LES MAINS POURPRES 9

À gauche : Gevrey-Chambertin, lieu-dit Au-dessus

de Bergis, les fosses de plantation témoignent

de la présence d’une vigne gallo-romaine

(fouilles INRAP, 2008).

Ci-dessus : Cuves vinaires rupestres,

région de la Rioja (Espagne).

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Du Moyen-Orient la viticulture se développe dans le bassin médi-terranéen et essaime progressivement vers l’ouest. Peu à peu, l’archéologievient étayer ce cheminement jalonné de mentions littéraires et épigra-phiques. Sur le territoire français, la culture de la vigne arrive par lescomptoirs grecs, Marseille, Agde, Lattes. De nombreuses vignes gallo-romaines ont été mises au jour, avec leurs alignements, leurs fosses deplantation et de provignage (marcottage), permettant d’affiner nosconnaissances de la viticulture telle qu’elle fut pratiquée il y a deux milleans dans des zones dont la notoriété viticole demeure. En Bourgognepar exemple, à Gevrey, où une vigne de plaine, située à quelques hecto-mètres du fameux Chambertin, a été reconnue et fouillée en 2008 ; elleaurait été exploitée entre la fin du Ie et le IIIe siècle après J.-C.

La terre, toujours, comme condition première. Dans l’imaginairecollectif, le métier de vigneron est par essence lié à la terre, à ses re-naissances cycliques, à l’interaction millénaire de la glèbe avec l’humain,qui définit ces fameux terroirs. Est vigneron celui qui possède sa vigne,

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Les Très Riches Heures du duc de Berry,

mois de septembre, XVe siècle.

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ou dans certaines conditions celui qui la cultive pour le compte d’autrui.Plus qu’un ensemble de savoir-faire, c’est une condition.

Quel pouvait être le sens du rapport à la terre, de la propriété, del’exercice de ce métier, pour les premiers vignerons dont l’archéologieévoque le souvenir ?

Si le vigneron est souvent propriétaire, cela ne veut bien entendu pasdire que tous les propriétaires de vignobles sont vignerons. Ceci est uneévidence depuis que les puissances économiques et politiques s’intéressentà la vigne, c’est-à-dire depuis une très haute antiquité. L’antagonismeentre le vigneron travailleur salarié et le propriétaire est même fortancien, comme le souligne l’historien Roger Dion, qui dans sa magistraleHistoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle (1959) vamême jusqu’à évoquer « le séculaire conflit des deux viticultures : la populaireet l ’aristocratique », citant maints exemples de litiges médiévaux docu-mentés par les archives.

L’intérêt des puissants pour l’exploitation viticole est l’un des bruitsde fond de l’Occident : de l’Antiquité à l’actualité, des grandes propriétés

romaines appartenant à l’ordre sénatorial aux investissements de prestigeactuels – ceux d’un François Pinault acquérant le Château Latour àPauillac ou Château-Grillet au bord du Rhône, d’un Bernard Arnaultjetant son dévolu sur Yquem et Cheval Blanc –, en passant par la volontédes évêques du haut Moyen Âge, qui sauvèrent les vignobles de l’Empireromain de la ruine qui frappait alentour les monuments comme les ins-titutions. La frontière entre le vigneron et le propriétaire demeure mou-vante, toujours aussi intéressante à scruter : combien de riches et puissants« vignerons » posant en costume délicat au milieu de leurs vignobles,tâtant sensuellement pour l’objectif du photographe la grappe dont lejus ne rougira à aucun moment leurs mains…

Globalement positive, notre vision du vigneron a beaucoup évoluéau cours des dernières décennies. Jusqu’à récemment, on opposait le vinde prestige, issu des traditions culturales nobles, ecclésiastiques ou bour-geoises, au vin de vigneron. Parlant d’un piètre cépage, un observateurdu vignoble de Laon, en 1782, note que les vignerons du lieu en « gar-nissent volontiers leurs vignes parce qu’il fait beaucoup de vin, mais aussy,est-ce de vin de vigneron, c’est-à-dire roide, âpre et de médiocre qualité ».

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Enseigne de la maison Hugel à Riquewihr,

Alsace.

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Le poids de l’hérédité, les lignées de vignerons, le poids des généra-tions… La permanence est mise en avant avec fierté. Les exemples cé-lèbres abondent pour qui cherche à remonter le temps : la famille Hugel,vignerons en Alsace depuis 1639; la famille Amoreau, dans le Libournais,depuis 1610 ; chez les Dezat, à Sancerre, on revendique un état de vi-gneron remontant à 1550 ; chez les Mellot, autre importante famillevigneronne sancerroise, le fils aîné s’appelle systématiquement Alphonse,depuis sept générations… Remontons plus loin encore, c’est possible,avec la dynastie des Chave, vignerons sur la colline de l’Hermitage, aubord du Rhône, depuis 1481 ; ou les Constant, à Bandol, en Provence,qui s’affirment vignerons de père en fils depuis 1288…

Enracinés dans la terre. Est-ce par mimétisme avec cette vigne qui,au contraire de toutes les autres cultures, au contraire des céréales nour-ricières, s’installe au même endroit pour plusieurs décennies, échappantà la nécessité de l’assolement, et voit souvent défiler trois, quatre, cinqgénérations qui la cultivent à tour de rôle, est-ce par mimétisme avec lecep que le vigneron semble, plus que tout autre paysan, lié viscéralementà sa terre ? Cette permanence des familles vigneronnes permet-elle àl’homme de développer une connivence avec son terroir, que le tempsd’une seule vie ne permettrait pas ?

Parfois l’hérédité devient fardeau. Combien alors de destins contrariés,de conflits de générations, de passages de témoin manqués, ou du moinsdifficiles, de carrières menées à contrecœur… Parfois on doit vivre avecl’arrière-goût amer d’unions qui n’ont pas eu que l’amour pour ferment,mais plutôt l’extension, le développement rationnel d’un patrimoinefoncier. Et puis ce vertige de ne se sentir qu’un maillon, transitoire,infime devant l’éternel retour des cycles. Tant de vies ayant les millésimespour principaux jalons !

La considération entourant la condition de vigneron peut varier selonles époques, même dans les vignobles prestigieux. La révolution indus-trielle est passée par là. Parfois, comme les autres paysans, les vigneronsont dû entendre murmurer, dans leurs dos, que « ce sont les plus cons quirestent ». Aujourd’hui, on salue certains d’entre eux en les qualifiant sansretenue de « magicien du pinot noir », de « légende vivante de Châteauneuf »,de « génie de la Moselle »… En Italie, dans le Piémont, il fut une époque,récente, où pour un fils de vigneron, l’échec le plus cuisant résidait dansle fait de ne pas partir travailler chez FIAT à Turin.

LES MÉTIERS DU VIN12

Ci-dessus : Taille et façon manuelle de la vigne,

livre d’heures de Chappes, vers 1490.

À droite : La révolte vigneronne de 1911

en Champagne.

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Tout à l’inverse, existe une autre réalité, celle des « néovignerons »,sans liens familiaux avec la vigne, parfois sans moyens, qui ont changéde cap par passion pour un métier souvent idéalisé. Les pertes sontlourdes… Ne devient pas vigneron qui veut. Mais dans la foi, l’ardeur,la ténacité de ces appelés de la vigne, résident peut-être les raisons quipermettent aux cœurs des terroirs de continuer à battre.

Rémy Pédréno s’est installé dans le Languedoc, à la fin des années1990. Après des débuts modestes, son vin est aujourd’hui reconnu. Sontémoignage éclaire non seulement les motivations qui peuvent pousserun individu à abandonner une vie rangée pour celle de vigneron, sansprédestination sociale, mais aussi la perception interne d’un des plusvieux métiers du monde vécu dans un émerveillement quotidiennementrenouvelé.

« J’aime ce métier, je le trouve beau, noble et utile. Il peut ouvrir chaquejour des portes et des horizons nouveaux, pour peu qu’on observe et qu’on s’in-terroge sur les gestes accomplis et leurs résultats. Il fait appel à la fois à l ’in-telligence, à l ’intuition et à la sensibilité, au conscient et à l ’inconscient. Ilouvre la possibilité d’une communion, avec soi-même, avec la nature, avecles autres. Il aide à grandir et à se révéler à soi-même.

« Ce métier, je l ’ai adopté progressivement, je dirais que je l ’ai petit àpetit apprivoisé. Tout est parti de la découverte du vin et de la gastronomie,découverte des sensations, des goûts, de la dégustation. À propos du vin, unjour je me suis demandé – question féconde – quel goût aurait-il si c’était moiqui le faisais? Réponse en 1996, quand j’ai ramassé le 21 octobre des grappillonsde Carignan chez un ami vigneron des Costières de Nîmes, pour vinifier mapremière pièce. Suite de 1997 à 1999 sur 1/3 d’hectare de Syrah, avec 4 pièces

Les « mains pourpres ».

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par an, puis installation sur 4 hectares (40 pièces), avec un associé. Seul ex-ploitant à partir de 2003, avec 9 hectares de vignes depuis 2006.

« Être vigneron pour moi cela signifie prendre et donner du plaisir : plaisirde regarder, de sentir, de toucher, de boire, de partager. Cela signifie aussi êtreen harmonie avec ce qui est : la nature, le végétal, la terre, le vivant, moi-même, les autres. Être un artisan, qui tente d’être artiste, car il y a une notionde création, en particulier de quelque chose qui peut nous survivre… »

Le vigneron, un athlète completCe qui caractérise le vigneron, plus encore que son attachement à la

terre par la propriété ou le bail, c’est sa maîtrise de tous les moments dutravail de la vigne, de tous les gestes de la vinification et de l’élevage. Levigneron sait ; il connaît son affaire. Il effectue lui-même le nécessaire,ou commande, s’il doit déléguer. Les nombreuses servitudes saisonnièresde la viticulture sont alors dévolues au tâcheron, au chef de culture, auclosier. Nous les détaillerons.

Peut-être à cause de cette grande connaissance qu’il a de son métier,peut-être à cause de son attachement organique à la terre, le vigneronpasse pour être farouchement indépendant. Un grand vigneron piémon-tais, Teobaldo Cappellano, racontait l’histoire suivante :

Un jour, en labourant sa vigne, un paysan trouve une lampe, en sortun génie.

– Tu as droit à un vœu, dit le génie, de moi tu pourras obtenir toutce que tu désires, mais sache que ton voisin aura le double.

– Crève-moi un œil, répondit le vigneron après une courte réflexion.Pourtant l’entraide existe aussi dans le monde vigneron, comme en

témoignent par exemple le très ancien système d’irrigation coopératifnécessaire à la culture de la vigne dans le Valais, ou les nombreusessociétés de secours mutuel créées en Bourgogne au xIxe siècle et toujoursactives.

On pourrait penser qu’avant le phylloxera, dans les régions où croissaitla vigne (c’est-à-dire à peu près partout en France – les statistiques agricolesde 1788 ne mentionnent que neuf départements sans vignobles, en grosceux qui sont riverains de la Manche plus la Creuse), la plupart des vi-gnerons étaient polyculteurs, et inversement la plupart des polyculteurs

LES MAINS POURPRES 15

Page ci-contre : La taille de la vigne, croquis marginal

à la plume réalisé sur une bible, 1220-1270,

bibliothèque municipale de Toulouse.

Ci-dessus, à gauche : Brouette à sarments en Bourgogne.

Ci-dessus : Vigneron avec serpe et bêche,

cathédrale Notre-Dame de Paris, rosace ouest.

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vignerons. La spécialisation est pourtant ancienne, certains vignobles,prestigieux ou non, connaissent des situations de monoculture depuisfort longtemps. Vers 1245, le témoignage du franciscain Salimbene surle vignoble d’Auxerre est à ce titre édifiant : « Quand frère Gabriel, de Cré-mone, m’assura un jour qu’Auxerre avait à elle seule davantage de vignes etde vin que Crémone, Parme, Reggio et Modène réunies, je n’en voulus riencroire : cela me paraissait invraisemblable. Mais quand j’eus fait moi-mêmeun séjour à Auxerre, je dus reconnaître qu’il avait dit vrai et que, dans le vasteespace que comprend le diocèse de cette ville, monts, coteaux, plaines et champssont, comme je l ’ai vu de mes propres yeux, couverts de vignes. Les gens de cepays, en effet, ne sèment point, ne moissonnent point, n’amassent point dansles greniers. Il leur suffit d’envoyer leur vin à Paris par la rivière toute proche,

qui précisément y descend. La vente du vin en cette ville leur procure de beauxprofits qui leur paient entièrement le vivre et le vêtement. » On devine dansles remarques du moine les risques économiques et sociaux, les dangersde mévente et de disette, qui pèsent sur le paysan ayant choisi de se consa-crer à la culture exclusive de la vigne.

Il faut dire que la monoculture – et le collectivisme – avaient déjàété poussés extrêmement loin dans les latifundia romains. Le collecti-visme? Au début du xxe siècle, la notion de coopération remet le statutdu vigneron en question. Le savoir-faire vigneron, souvent qualifié d’em-pirique, résiste mal aux entreprises collectivistes. Les exemples de laGéorgie ou de la Moldavie, où quelques décennies de pouvoir soviétiqueont presque complètement éradiqué une mémoire vigneronne plurimil-lénaire, des panoplies de gestes et de connaissances, illustrent cettefragilité. En lui imposant les règles de l’agriculture industrielle et en luiôtant la faculté de faire le vin, on ravale le vigneron au rang de cultivateur,on en fait un simple viticulteur. Il n’a plus ce prestige et ce mystère, quifont du vigneron vinificateur une sorte d’alchimiste. Dès sa premièreapparition, en 1225, dans Li romans de Carité et Miserere de Renclus deMolliens, le mot vigneron désigne bien « celui qui cultive la vigne et faitle vin ». Gare cependant… même amputé de sa fonction de thaumaturge,de faiseur de vin, castré, le vigneron, par son désir forcené de vivre desa terre, parfois en niant aveuglément les réalités économiques, restedangereux. Les révoltes vigneronnes du xxe siècle, en Languedoc ou enChampagne, qu’elles soient le fait de producteurs indépendants ou decoopérateurs, excédés par la mévente, ont vu couler un sang qui n’estpeut-être pas le dernier.

LES MÉTIERS DU VIN16

Ci-dessus : Taille de la vigne.

Ci-dessus, à droite : Vendanges nocturnes.

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Le tâcheron et l’ouvrierNombreux sont les travaux que nécessite la vigne, quand l’homme

prétend réellement la cultiver. Le plus souvent le vigneron, l’exploitant,le propriétaire, ne peut seul tous les mener à bien. Il est aidé par unemain-d’œuvre spécialisée : tâcherons et ouvriers.

Nombreux et divers les travaux. Leur nomenclature, savoureuse, cir-conscrit un univers qui appartient aux gens du métier. Certains ne né-cessitent d’autres outils que des mains rompues aux gestes spécifiques,parfois aidées de mécaniques simples, comme les sécateurs, qui n’ontque récemment remplacé serpes et serpettes, outils emblématiques del’activité vigneronne dès l’Antiquité, où on les rencontre sous trois formesprincipales : la falx vinitoria munie d’un talon, pour la taille d’hiver, laserpe sans talon utilisée pendant la période de végétation et la falcula,serpette à vendanger.

Une immuable ronde des gestesEn novembre, lorsque la vigne perd ses feuilles et rentre en repos hi-

vernal, commence l’année des travaux viticoles, avec la taille, opérationcruciale, puisqu’elle conditionne non seulement la prochaine récolte,mais aussi la vie de chaque cep. Elle peut être menée jusqu’au mois demars, en une seule fois ou en deux passages : une prétaille, ou démontage,visant à éliminer les bois des années précédentes, suivie d’une taille dé-finitive, qui sélectionnera les bourgeons appelés à fructifier. Les outils

Décuvage et transfert du marc dans le pressoir.

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de la taille sont les sécateurs, petits et grands, aujourd’hui parfois pneu-matiques ou assistés, ainsi que la scie, quand il faut changer plus pro-fondément la forme d’un cep, l’abaisser par exemple.

Ensuite vient le sarmentage : l’élimination des sarments taillés, par lefer (broyage) ou par le feu (la brouette à sarments). Il faut voir ces im-probables braseros roulants et fumants, mariage d’un bidon décalottéet d’une roue de bicyclette, émailler les vignes nues de la Côte bourgui-gnonne de leurs panaches sages ou ébouriffés.

On s’intéresse ensuite au palissage, on le répare, on change ce quidoit l’être, fils ou piquets. Dans la foulée, on y attachera les baguettes,sarments de l’année précédente destinés à porter les pousses qui fruc-tifieront à leur tour.

Labours, fertilisations et traitements sont devenus depuis la méca-nisation le domaine du tractoriste. Les labours, autrefois consubstantielsà la viticulture, ne sont plus systématiquement effectués. Seuls certainsexploitants ayant une vision élevée et traditionaliste de leur métier, etde leur terroir, persistent à donner des façons, à chausser la vigne en automne,à la déchausser au printemps, à pratiquer décavaillonages et griffages.

Le travail manuel de la terre a longtemps prévalu dans les vignes. Lamorphologie des outils utilisés, comme celle de la serpe, n’a pratiquementpas changé depuis l’Antiquité : la houe dentée ou bigot (bidens, raster),le hoyau à une seule lame (ligo). Ponctuellement, en écho au labeur detant de générations, le piochage manuel élimine encore les herbes en-vahissantes qu’autour des ceps les passages mécaniques auront oubliées.

Quant à la nécessité de ce qu’on appelle pudiquement « les traite-ments », elle n’existe que depuis l’arrivée des grandes maladies crypto-gamiques, venues d’Amérique : oïdium (apparu en France aux alentoursde 1845), black-rot (1855), mildiou (1878). Par commodité, on y a ajoutéles traitements herbicides, qui ont remplacé le désherbage mécanique.Nous évoquions le tractoriste, mais c’est aujourd’hui parfois le piloted’avion, ou d’hélicoptère, qui est convoqué pour l’épandage de certainstraitements. La viticulture est devenue le plus gros client de l’industriephytosanitaire. Un exemple, glané dans le Guide pour une protection durablede la vigne édité en 2005 par le ministère de l’agriculture : « Le choix despréparations herbicides se fera en fonction des adventices attendues et du modede conduite du vignoble : préparations à base d’isoxaben, d’oryzalin, de pen-diméthaline, de flumioxazine, de dichlobénil, de flazasulfuron, d’oxyfluorfène,etc. » Involontaire et troublante poésie des mots. Les pouvoirs publics

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Ci-dessus, en haut : Planche de l’Encyclopédiede Diderot et d’Alembert, 1762.

Ci-dessus, à droite : Tombe hypogée de Nakht,

« scribe et astrologue d’Amon », Thèbes, XVIIIe dynastie,

1401-1390 avant J.-C.

Ci-dessus : Vendange.

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commencent à se préoccuper des répercussions que tant de moléculesjoyeusement dispersées pourraient avoir sur la santé de ceux qui travaillentdans les vignes, et accessoirement sur celle des buveurs de vin.

Malgré tout, au printemps la vigne, bonne fille, reprend vie. Les tra-vaux en vert débutent. Ils concernent essentiellement les vignes palissées,celles que l’on rencontre à Bordeaux, en Bourgogne, serrées, dociles, sedéveloppant en deux dimensions : palissées et policées. Les autres, sansguide ni support, menées selon la taille dite en gobelet, ressemblant à desarbustes, sont surtout répandues dans le Midi méditerranéen, d’où ellesremontent la vallée du Rhône jusqu’en Beaujolais.

Il y a d’abord l’ébourgeonnage, appelé aussi épamprage, évasivage ouéjetonnage en Bourgogne; il s’agit de l’élimination des bourgeons superflus.Normalement manuelle, cette opération peut être mécanisée (lanièresrotatives) ou même chimique (réalisée à l’aide d’un défanant). Viennentensuite le relevage, qui consiste à enserrer le feuillage entre deux fils defer mobiles, puis l’accolage, qui est le palissage des nouveaux rameaux.La grande affaire désormais est de contenir la vigueur estivale de cetteliane qu’est la vigne. Il faudra écimer, c’est-à-dire supprimer l’apex desrameaux, et rogner, tailler le feuillage sur les trois faces du rang, enplusieurs passages, aujourd’hui le plus souvent mécanisés, pour favoriserle développement des grappes tout en laissant à la vigne la surface foliairenécessaire à la photosynthèse.

Dans certains vignobles, certaines années, on pratique en été l’effeuil-lage, l’élimination d’une partie des feuilles pour aérer les raisins, et lesvendanges vertes ou vendanges en vert, sorte d’eugénisme malthusien ap-pliqué au raisin, consistant en la suppression de grappes excédentairesqui pourraient compromettre la bonne maturation de l’ensemble de larécolte.

Arrive finalement le point culminant de l’année viticole, le tempsdes vendanges, apogée et libération pour le travailleur de la vigne.

Le statut de l’ouvrier de la vigneSelon la nature du vignoble, le degré de mécanisation possible, le

type de culture, la qualité de vin recherchée, la quantité de travail àfournir peut varier considérablement. On estime donc qu’il faut

LES MAINS POURPRES 19

Labour en Champagne, Domaine Tarlant.

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pour dix hectares de vignes entre un et dix travailleurs à temps plein.Certains débroussaillent, d’autres jardinent.

La mécanisation de la viticulture a rendu brutalement caduque lesnotions d’ouvrée, de journal ou d’homme, qui désignent toutes la mêmechose : la surface de vigne que peut bêcher, manuellement, un hommeen une journée. Cette surface varie entre trois et cinq ares. L’ouvréebourguignonne vaut précisément 4,28 ares. Au fil des siècles, cesnotions avaient façonné aussi bien la division des parcelles que lestermes des contrats unissant propriétaires et travailleurs ; leurs tracesdemeurent, dans la topographie et la toponymie des vignobles, enra-cinées aussi dans le métier de tâcheron, qui continue à exister au-jourd’hui. C’est le modèle bourguignon : chaque tâcheron s’occupe seuld’une surface de vigne ne devant pas dépasser 3,65 hectares, de la tailleau rognage. La distinction de ce qui est obligatoire ou optionnel dansla tâche fait l’objet d’une définition précise, exposée dans le Journalofficiel du 26 mars 1998.

En charge d’une parcelle, sa parcelle, le tâcheron connaît à fond lemétier du cultivateur de la vigne, la succession des travaux annuels.Métier solitaire, en extérieur et d’une certaine façon en autogestion,celui de tâcheron est un métier d’orgueil et d’indépendance. Il n’estpas certain qu’immergé dans les joies et les peines des saisons, de l’es-pace, de la vie sans cesse renaissante, transpercé par la bise quand iltaille, rôti par le soleil d’été, souvent plié en deux, avec la terre amoureusequi alourdit chaque botte de plusieurs kilos, le tâcheron, en rejouantcette servitude et cette communion millénaires, envie la températureconstante et les fauteuils ergonomiques des bureaux où officie le tra-vailleur tertiaire.

« Types méridionaux 71 : le retour de vendangeurs »,

photographie Henri Jansou (1874-1966),

Toulouse : maison Labouche frères,

ca 1910, Archives départementales

de la Haute-Garonne.

Page 17: Les métiers du vin, histoire et patrimoine

TABLE DES matièresAvant-propos ....................................................................................................................................... 3

Les mains pourpres – ceux qui font le vin .................................................................. 7Le vigneron ..................................................................................................................................... 7Le tâcheron et l’ouvrier ....................................................................................................... 17Le vendangeur ........................................................................................................................... 23Les grands commis du vin : maîtres de chai et régisseurs ......................... 29L’œnologue ................................................................................................................................... 37

Les stratèges de la contention – des artisans autour du vin .................... 47Le potier ......................................................................................................................................... 47Le tonnelier .................................................................................................................................. 52Outres et utriculaires ............................................................................................................ 58Le verrier ........................................................................................................................................ 59L’orfèvre .......................................................................................................................................... 64Le bouchonnier ......................................................................................................................... 67Le fabricant d’étiquette ....................................................................................................... 74

Savants et praticiens – comme bonnes fées du vin .......................................... 81Penchés sur la terre : le géographe, le géologue et l’arpenteur .............. 81Spécialistes du vivant :l’agronome, l’ampélographe, le pépiniériste ....................................................... 88Un toit pour le vin : bâtisseurs vernaculaires, architectes savants ....... 95Le matériel technique : ingénieurs et concepteurs ...................................... 100Transformateurs et interprètes du vin :du distillateur au cuisinier ............................................................................................. 103

Sans le commerce, point de vin ? ................................................................................. 111La commercialisation : du vendeur au négociant ........................................ 111Des intermédiaires privilégiés : courtiers, acheteurs, agents ................ 117Les inséparables : le gabelou et le fraudeur ....................................................... 125Convoyeurs des routes et des eaux .......................................................................... 128Au bout de la chaîne commerciale :le débitant, le caviste, le tavernier ............................................................................ 132

Faire savoir faire boire – les voix du vin ? .............................................................. 141Prescripteurs historiques du vin, défenseurs des vignerons ................. 141Un nouveau prescripteur : le dégustateur professionnel ......................... 147Le sommelier et l’échanson .......................................................................................... 150Célébrer le vin : le poète, l’artiste, le buveur, l’officiant… ................... 155

Page 18: Les métiers du vin, histoire et patrimoine

ISBN 978-2-86266-673-X

Dépôt légal : novembre 2012

9 782862 66673037 €

Ce livre est tout sauf un livre de science impartiale. La subjectivité de l’auteur rejoint celledu dégustateur... Il s’agirait plutôt d’un regardsensible, vagabond, porté sur des hommes, destâches, des générations qui ont tendu au mêmeidéal vineux, si modeste ou répétitif fût-il. Si lespersonnages, les anecdotes, les grands faits de lachronique comme les humbles typologies du quotidien se multiplient au fil des pages, c’est que depuis dix millénaires le vin est partout présentdans notre histoire.

Nombreux sont les aliments, dans toutes lescultures, à avoir été divinisés, mythifiés, anthro-pomorphisés. Aucun ne l’a été avec autant deconstance que le vin ; pour preuve le vocabulairede dégustation qui depuis le Moyen Âge, aumoins, lui prête nos traits et nos humeurs : un vinpeut être aristocratique ou grossier, mollasson oucouillu, bavard ou muet, fringant ou sénile, agui-cheur ou janséniste, amoureux ou putassier, gentil,boudeur, gaillard, revêche...

En fin de compte le vin, c’est l’homme.

PIERRE CITERNE est docteur en Anthropologie sociale ethistorique, titulaire du diplôme de conservateur régional duPatrimoine. Œnophile avant tout, il a été plusieurs foischampion de France et d’Europe de dégustation à l’aveugle.Il est également membre du comité de dégustation de laRevue du Vin de France.

Les métiers du vinhistoire & patrimoine

www.loubatieres.fr

Vendangeurs foulant le raisin dans des comportes, photographie d’Eugène Trutat

(1840-1910), directeur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse de 1890 à 1901.

Bibliothèque municipale de Toulouse.

En couverture : château Pichon Longueville Comtesse de Lalande

© Michel Guillard / Scope-Image