les livres de josue et des juges

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Les livres de Josué et des Juges I. La synthèse deutéronomiste Le mouvement deutéronomique Parallèlement à la fin de la période royale - c.-à-d. du règne de Josias à la chute de Jérusalem et au-delà - s'est développé, à Jérusalem, un mouvement intellectuel et religieux, à la fois influencé par la grande tradition prophétique issue du Nord et héritier de la tradition davidique attachée à la ville royale et à son Temple. C'est ce qu'on appelle le "mouvement deutéronomique". C'est lui, on l'a vu, qui a donné naissance à la réforme de Josias en 622, réforme religieuse, basée essentiellement sur un retour aux anciennes traditions yahvistes de l'exode et du désert et se tradui- sant principalement par la centralisation du culte à Jérusalem. La suppression de tous les sanctuaires locaux devait, en effet, couper court à la tentation permanente de l'idolâtrie et manifester pleinement les exigences de la foi en Yahvé, Dieu unique d'un peuple uni et unifié, par l'application d'une même loi donnée par Yahvé à Moise au Sinaï. La réforme de Josias était rendue d'autant plus opportune que les circons- tances politiques la facilitaient. Peu avant, le puissant empire assyrien, auquel était asservi Manassé, le prédécesseur de Josias, était entré dans une phase de déclin, à la mort d'Assurbanipal, tandis que la jeune puissance néo-babylonienne ne représen- tait pas encore une menace inquiétante pour les régions occidentales du Proche- Orient. Josias en avait profité pour élargir les frontières du tout petit royaume de Juda et tenter de restaurer l'ancien royaume uni de David. La découverte du Deuté- ronome (soit l'équivalent des ch.5-26 du Dt actuel) devait donner à sa réforme sa base législative religieuse et son sens théologique. La mort tragique de Josias (en 609) mit fin à la trop provisoire autonomie de Juda qui retomba sous l'égide politique des grandes puissances, l'Égypte d'abord, puis la Babylonie, après que Nabuchodo- nosor eut vaincu les armées du pharaon à Karkémish, en 605. Les synthèses historiques L'activité théologique mise en branle sous Josias se poursuivit néanmoins et la réflexion des scribes se porta sur les causes de ce tragique retournement de situa- tion et de la rapide dégradation qui aboutit, 11 ans plus tard, au premier siège de Jérusalem et, 11 ans plus tard encore, à son second siège et à la destruction totale de la ville par les troupes de Nabuchodonosor. L'expérience de cette dégradation, la conscience de son caractère irréversible, amenèrent le (ou les) théologien(s) deuté- ronomiste(s) à développer une nouvelle réflexion sur le sens de l'histoire. Une première "synthèse" d'histoire nationale (orale peut-être seulement) avait été jadis élaborée à Jérusalem, au 10e siècle sous Salomon, pour légitimer la royau- té davidique en faisant de l'institution royale le sommet de la réalisation des pro- messes divines inaugurées avec Abraham. Devant l'écroulement de cette institution, le problème devait se poser du devenir de la promesse et de l'apparente infidélité divine... Comment comprendre cette rupture dans le fil de l'histoire du salut, cet anéantissement des dons les plus stables par lesquels le Dieu de la nation avait garanti pour toujours l'autonomie et l'identité même de son peuple ? Dès le 8e siècle, dans le royaume frère du Nord, une autre réflexion sur l'histoire était née dans les milieux lévitiques opposés au pouvoir royal, hypocrite et paganisé. Elle était influencée par les prophètes qui, depuis Elie et surtout Osée, voyaient dans la réalité de l'Alliance conclue au désert par la médiation de Moïse, le noyau essentiel de la foi yahviste; pour eux, la fidélité concrète aux exigences de l'Alliance consti- tuait la seule base stable de la société, sa seule garantie de survie. Ces convictions

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  • Les livres de Josu et

    des Juges

    I. La synthse deutronomiste

    Le mouvement deutronomique

    Paralllement la fin de la priode royale - c.--d. du rgne de Josias la chute

    de Jrusalem et au-del - s'est dvelopp, Jrusalem, un mouvement intellectuel

    et religieux, la fois influenc par la grande tradition prophtique issue du Nord et

    hritier de la tradition davidique attache la ville royale et son Temple. C'est ce

    qu'on appelle le "mouvement deutronomique". C'est lui, on l'a vu, qui a donn

    naissance la rforme de Josias en 622, rforme religieuse, base essentiellement

    sur un retour aux anciennes traditions yahvistes de l'exode et du dsert et se tradui-

    sant principalement par la centralisation du culte Jrusalem. La suppression de

    tous les sanctuaires locaux devait, en effet, couper court la tentation permanente

    de l'idoltrie et manifester pleinement les exigences de la foi en Yahv, Dieu unique

    d'un peuple uni et unifi, par l'application d'une mme loi donne par Yahv Moise

    au Sina. La rforme de Josias tait rendue d'autant plus opportune que les circons-

    tances politiques la facilitaient. Peu avant, le puissant empire assyrien, auquel tait

    asservi Manass, le prdcesseur de Josias, tait entr dans une phase de dclin,

    la mort d'Assurbanipal, tandis que la jeune puissance no-babylonienne ne reprsen-

    tait pas encore une menace inquitante pour les rgions occidentales du Proche-

    Orient. Josias en avait profit pour largir les frontires du tout petit royaume de

    Juda et tenter de restaurer l'ancien royaume uni de David. La dcouverte du Deut-

    ronome (soit l'quivalent des ch.5-26 du Dt actuel) devait donner sa rforme sa

    base lgislative religieuse et son sens thologique. La mort tragique de Josias (en

    609) mit fin la trop provisoire autonomie de Juda qui retomba sous l'gide politique

    des grandes puissances, l'gypte d'abord, puis la Babylonie, aprs que Nabuchodo-

    nosor eut vaincu les armes du pharaon Karkmish, en 605.

    Les synthses historiques

    L'activit thologique mise en branle sous Josias se poursuivit nanmoins et la

    rflexion des scribes se porta sur les causes de ce tragique retournement de situa-

    tion et de la rapide dgradation qui aboutit, 11 ans plus tard, au premier sige de

    Jrusalem et, 11 ans plus tard encore, son second sige et la destruction totale

    de la ville par les troupes de Nabuchodonosor. L'exprience de cette dgradation, la

    conscience de son caractre irrversible, amenrent le (ou les) thologien(s) deut-

    ronomiste(s) dvelopper une nouvelle rflexion sur le sens de l'histoire.

    Une premire "synthse" d'histoire nationale (orale peut-tre seulement) avait

    t jadis labore Jrusalem, au 10e sicle sous Salomon, pour lgitimer la royau-

    t davidique en faisant de l'institution royale le sommet de la ralisation des pro-

    messes divines inaugures avec Abraham. Devant l'croulement de cette institution,

    le problme devait se poser du devenir de la promesse et de l'apparente infidlit

    divine... Comment comprendre cette rupture dans le fil de l'histoire du salut, cet

    anantissement des dons les plus stables par lesquels le Dieu de la nation avait

    garanti pour toujours l'autonomie et l'identit mme de son peuple ?

    Ds le 8e sicle, dans le royaume frre du Nord, une autre rflexion sur l'histoire

    tait ne dans les milieux lvitiques opposs au pouvoir royal, hypocrite et paganis.

    Elle tait influence par les prophtes qui, depuis Elie et surtout Ose, voyaient dans

    la ralit de l'Alliance conclue au dsert par la mdiation de Mose, le noyau essentiel

    de la foi yahviste; pour eux, la fidlit concrte aux exigences de l'Alliance consti-

    tuait la seule base stable de la socit, sa seule garantie de survie. Ces convictions

  • s'taient exprimes dans un courant de pense, typique de l'ancien Royaume du

    Nord, sorte de thologie de l'histoire centre non pas sur la personne du roi, garant

    d'une promesse pour toute la dynastie, mais sur l'Alliance et la rvlation du Sina,

    transmise par l'intermdiaire de Mose, le premier des prophtes dpositaire de

    "l'esprit" de Yahv. L'histoire du Royaume du Nord avait montr quoi conduisait

    l'abandon de l'Alliance et le refus d'entendre la parole prophtique.

    Les lvites du Nord, rfugis en Juda aprs 721, ont poursuivi leur rflexion en

    l'appliquant la destine du Royaume du Sud. Ils ont assimil, dans leur synthse

    religieuse, les traditions sacrales de Juda concernant la monarchie davidique, celle-ci

    devant tre contrle par la Loi, et le Temple desservi par les prtres lvites. Les

    lvites du Nord ont labor cette lumire un programme de rforme des institu-

    tions du royaume du Sud qui allait s'imposer aprs un demi sicle de clandestinit ou

    d'oubli, grce sa "dcouverte" sous Josias.

    Lhistoriographie deutronomiste

    Dans les annes qui ont prcd immdiatement et suivi la chute de Jrusalem,

    les hritiers de ce mme milieu ont interprt les vnements; ils les ont expliqus

    comme la consquence logique de l'infidlit du peuple surtout de ses dirigeants l'Alliance; ils ont rpondu ainsi au scandale de l'apparent abandon de sa promesse

    par Yahv. Ce faisant, ils n'ont pas pour autant ferm la porte toute esprance. En

    reprenant toute l'histoire du peuple lu, depuis son lection au Sina jusqu' leur

    temps, ils ont su dgager la grand rythme qui scande ses diffrentes tapes. Ce

    rythme, ils le discernent ds la priode du dsert o dj les anctres se sont mon-

    trs incapables de soutenir les exigences de l'Alliance. Au pch a succd la d-

    tresse, interprte comme une punition divine. Celle-ci a amen la prise de cons-

    cience du pch, le repentir et la pnitence laquelle Dieu, toujours fidle son

    Alliance et invincible dans son amour, a bientt rpondu par le salut qui, chaque

    tape de l'histoire, renouvelle sous une forme indite, la dlivrance initiale de

    l'exode. On reconnat aisment derrire ce schma toute la doctrine des prophtes,

    d'Ose surtout et de Jrmie, son hritier dans le Sud, contemporain d'ailleurs du

    travail de l'cole deutronomiste.

    L'historiographie deutronomiste consiste donc dans une tentative de rsumer

    tout le pass du peuple en indiquant son sens. D'une part, l'auteur qui l'a conue

    entend porter sur ce pass un jugement qui rend compte de son aboutissement et

    s'claire la lumire de la Loi de Mose telle que la transmet le Deutronome. Celui-

    ci est reproduit en tte de toute l'uvre comme son introduction, le point de dpart vritable qui fait comprendre toute l'histoire du peuple lu. D'autre part, ce rappel de

    l'Alliance entrane celui des infidlits du dsert, des 40 annes d'errance, de la mort

    de la premire gnration, et dbouche finalement sur le long rcit de la Conqute

    triomphale de la Terre Promise sous la conduite de Josu. C'est une preuve par l'his-

    toire que Dieu ne manque pas ses promesses ni son alliance, en dpit des pchs

    du peuple, et qu'au-del du chtiment et de la mort, la perspective du salut demeure

    toujours pour ceux qui se repentent et se convertissent. Au moment de la ruine et de

    l'exil, le bilan ngatif qui conclut la priode royale est en mme temps "une invitation

    la conversion et un rappel des conditions mises l'accomplissement des promesses

    divines qui demeurent. Sous un regard rtrospectif, une longue suite d'pisodes

    divers trouve la cohrence d'une leon pour Isral dispers" (Delorme-Briend, Intr.

    l'AT, 249) . "Avant le message de rsurrection d'Ezchiel et du 2Isae, la synthse

    deutronomiste indique la voie du salut" (id.).

    Dans la Bible, toute rflexion thologique, tout approfondissement spirituel, s'en-

    racine dans l'histoire. Pour l'Ancien Testament, dit von Rad, la forme la plus lgitime

    de la thologie est la rptition narrative. "C'est la consquence directe qu'Isral a

    tire de son exprience de l'uvre historique de Yahv: les actes divins doivent tre raconts (Thol. de l'AT, I, 111) . Ainsi procde le Deutronomiste. Dans la tradition

    juive hbraque, les livres de l'Ancien Testament que nous appelons "historiques" Jos, Jg, 1-2 Sm et 1-2 R. sont appels "livres des premiers prophtes" ou des "prophtes antrieurs" (les "seconds" tant les livres des trois grands prophtes

  • Isae, Jrmie, Ezchiel, et des douze petits prophtes). Certes, cette dsignation

    correspond la croyance ancienne selon laquelle des prophtes (Josu, Samuel et

    Jrmie) en taient les auteurs, mais, selon une comprhension plus profonde et qui

    nous intresse toujours, elle souligne bien la parent qui unit la manire deutrono-

    miste d'interprter l'histoire et la prdication prophtique. Le Deutronome avait

    actualis la lgislation ancienne la lumire de l'enseignement des prophtes et

    conformment lui; le Deutronomiste, la mme lumire, relit les vieilles tradi-

    tions historiques afin d'en dgager le sens susceptible d'clairer les vnements

    d'aujourd'hui, d'en tirer la leon en vue d'un comportement prsent et d'ouvrir la

    porte l'esprance.

    Ltendue de la synthse deutronomiste

    La synthse deutronomiste, on l'a dit, s'ouvre avec le Deutronome qui pose, au

    nom de Mose, les normes du jugement porter sur l'histoire. La lgislation deutro-

    nomique est comme la cl pour comprendre l'histoire, pour y pntrer et en suivre le

    droulement selon les intentions divines. L'uvre historique proprement dite va de la mort de Mose la rhabilitation de l'avant-dernier roi de Juda, Joyakin, captif

    Babylone depuis 35 ans (597-562) (cf.2R 25,27ss). Aprs le sac de Jrusalem, l'in-

    cendie du Temple, la dportation du roi Sdcias mutil, l'excution des principaux

    officiers et la dispersion du peuple, exil en Babylonie ou fuyard en Egypte, la brve

    notice sur cette rhabilitation tient lieu de conclusion. Elle laisse entrevoir une possi-

    bilit d'esprance et atteste, par-del la mort et la ruine, la permanence de la pro-

    messe divine. Le fait en lui-mme suffit, sans commentaire.

    II. La part de lhistoire et de la thologie

    A. Le Livre de Josu et la conqute

    Aprs la mort de Mose, c'est Josu qui hrite de son charisme pour conduire le

    peuple et le mettre en possession de la Terre Promise, possession conditionne par

    le respect des clauses de l'Alliance.

    1. Quelques thmes thologiques

    la perte actuelle du pays et sa ruine correspond sa conqute victorieuse, que

    le Deutronomiste schmatise de faon artificielle partir de ses sources, pour

    mettre en valeur

    l'absolue gratuit du don de Yahv - c'est lui qui combat pour Isral (Jos

    10,14.43; 23,3.10) ; et qui livre ses ennemis entre ses mains (11,8; 10,19) ; sa totalit: il chasse et dpossde toutes les populations du pays (23,5.9.13;

    24,18; 3,10), en faveur de "tout Isral" (8,15.21.24.33.35; 10,15.

    29.31.34.38.43!),

    et les consquences radicales de cette grce pour le comportement du peuple:

    l'obligation de l'anathme (Jos 6,17ss).

    Lanathme marque la sparation totale d'avec les populations autochtones paennes et le refus absolu de tout profit qui pourrait provenir d'ailleurs que du seul

    et pur don de Yahv. Si Isral conquiert la Terre et la possde, rien d'autre ne lui

    donne de droit sur elle que la rigoureuse fidlit aux normes morales de l'Alliance

    avec ce Dieu qui en est le matre unique et qui la lui a donne. Toute prise de pos-

    session, toute mainmise sur les biens du pays ou sur les personnes est un sacrilge

    qui rend impur, inapte la relation avec Yahv, incapable d'entrer dans l'excution

    de son projet. Car le peuple d'Isral est un peuple "consacr Yahv", c'est lui que

    "Yahv a choisi pour son peuple parmi toutes les nations" (Dt 7,6). La grce de cette

    lection exige de lui une sparation totale qui exclut toute possibilit de contamina-

    tion par le contact avec les paens, quel qu'il soit, mais essentiellement, bien sr, au

    niveau du culte. Toute l'histoire d'Isral montre combien cette exigence n'a pas t

    ralise. C'est le Deutronome et le Deutronomiste qui ont remis en honneur, au

    nom de Yahv, une poque o elles n'avaient plus l'occasion d'tre appliques, les

  • vieilles prescriptions de la guerre sainte pour souligner la cause lointaine de la d-

    gradation politique et religieuse d'Isral: sa profanation, l'impuret contracte au

    contact des paens. Il s'agit en fait d'une r-interprtation thologique d'un usage

    pr-biblique qu'Isral n'a jamais appliqu. Le livre de Josu n'est pas un livre d'his-

    toire, mais un livre de thologie et de spiritualit.

    2. Le passage du Jourdain (Jos 3-4)

    En effet, la conqute de la Terre Promise est prsente non seulement comme

    une action triomphale mais comme un vnement purement religieux, voire comme

    une liturgie. Le passage du Jourdain et la prise de Jricho, la frontire du pays, se

    prsentent l'un et l'autre comme une procession triomphale, la suite de l'Arche

    d'Alliance et des prtres, procession devant laquelle les lments menaants de la

    nature (l'eau du Jourdain) aussi bien que les dfenses dresses par les hommes (les

    murailles de Jricho) cdent et s'effondrent.

    Le passage est effectu par "tout Isral", tandis que l'arche d'Alliance qui prcde

    la procession est porte par 12 hommes reprsentant chaque tribu. L encore, on

    sait par l'histoire, notamment par la comparaison avec le livre des Juges, que seules

    les futures tribus d'Ephram et de Benjamin ont constitu le groupe guid par Josu

    et que, en soi, le passage du Jourdain ne demandait aucun miracle, puisqu'on le

    franchit aisment gu. Mais la tradition a interprt comme un miracle son fran-

    chissement l'poque des crues. Elle l'a attribu l'uvre de Yahv qui voulait "grandir Josu aux yeux de tout Isral" et qu'on sache qu'il "tait avec lui, comme il

    avait t avec Mose" (Jos 3,7). Josu, comme Mose, est "le" prophte qui mne

    l'histoire en tte du peuple, au nom de Yahv. Les premiers actes de la Conqute

    sont donc schmatiss l'extrme sous la forme d'une liturgie beaucoup plus que

    sous celle d'une action militaire. Le peuple s'est "sanctifi depuis la veille" (3,5).

    Aprs la procession, on rige au lieu d'arrive, un mmorial qui en perptue le sou-

    venir et le rapproche de celui de la sortie d'Egypte conue de la mme manire

    comme un franchissement des eaux sous la conduite du chef prophtique de tout le

    peuple (4,21-24) .

    Ce rapprochement est encore soulign par la concidence des saisons qui amne,

    au printemps, la clbration de la premire Pque en Terre Promise. Au mme

    moment, la manne cesse de tomber. Cette clbration qui ractualise l'vnement

    de la sortie d'Egypte marque aussi la fin de la priode du dsert et l'inauguration de

    la vie en Canaan o l'on consomme dsormais les produits du sol donn par Yahv.

    Elle est prpare par la pratique rituelle de la circoncision, signe de la sparation

    du peuple par rapport son environnement paen, de sa purification aprs les an-

    nes d'errance et de son aptitude entrer dans l'existence nouvelle inaugure et

    signifie par la liturgie pascale.

    3. La prise de Jricho (Jos 6)

    La prise de Jricho, surtout, dans la mme ligne, est une crmonie liturgique qui

    comprend une procession de l'arche et des prtres autour de la ville, pendant 6

    jours, puis une septuple procession le 7e jour, au terme de laquelle le son du cor et

    le cri de guerre (acclamation rituelle pousse devant l'arche) font s'crouler les rem-

    parts. En tout cela, le Deutronomiste a exploit d'anciennes traditions locales du

    sanctuaire de Gilgal, expliquant notamment le spectacle des ruines imposantes de

    Jricho comme le rsultat du premier acte de la guerre de Yahv en Canaan. D'aprs

    l'archologie, les remparts de Jricho ont t abattus vers 1550, donc plus de trois

    sicles avant l'arrive des Isralites. La ville n'a pas t rebtie ; tout au plus a-t-elle

    t roccupe depuis dans des habitations sommaires l'abri des ruines, qui n'ont

    pas laiss de traces. Les Isralites ont eu sans doute rencontrer et soumettre

    cette population, mais ce lointain souvenir - qu'on peroit encore dans l'histoire de la

    prostitue Rahab, conserv dans le sanctuaire benjaminite a reu dans la tradition, ds le rgne de David, des proportions piques et sacrales tendues "tout Isral".

    Plus tard, le Deutronomiste a su l'exploiter au commencement d'un rcit porte

    essentiellement religieuse, qui voulait exalter la fidlit de Yahv a ses promesses. Si

  • le pays a t livr par Yahv ses conqurants isralites au prix de hauts faits aussi

    grandioses et en dpit dj d'infidlits notoires, c'est que, par del sa perte, il est

    permis d'esprer encore

    4. La prise de A (Jos 8)

    La Conqute du pays est une guerre sainte, mene par Yahv. Sa conduite est

    prsente de faon systmatique, parfaitement ordonne. Aprs le passage du Jour-

    dain et la prise de Jricho, celle de A semble tout fait dpourvue de fondements

    historiques... Le site correspondant, El-Tell, d'aprs les rsultats des fouilles, tait

    dsert au moment de l'arrive des Isralites, car la ville, jadis importante, avait t

    dtruite vers 2400 av. JC, soit plus de 12 sicles auparavant. Aprs 1200 jusqu'au

    10e sicle, on y dcle seulement les traces d'un pauvre village, puis plus rien. Au

    moment de l'arrive des Isralites, Il n'y avait pas de ville A, ni de roi, mais essen-

    tiellement une ruine imposante vieille de 1200 ans, d'o le nom attribu au site "ha-

    Ay", la ruine. Le rcit, d'origine locale benjaminite lui aussi, s'est forg comme une

    interprtation lgendaire de l'origine de ces ruines en rapport avec le souvenir histo-

    rique et hroque des premiers combats pour l'installation dans le pays. A ce titre,

    une telle tradition servait bien le propos du Deutronomiste.

    5. La ruse des Gabaonites (Jos 9)

    Dans la progression systmatique de la conqute en Palestine centrale, intervient

    l'pisode de la ruse des Gabaonites. Impressionns et effrays par l'avance des

    envahisseurs, ils se prsentent leur camp comme des trangers venant de loin

    pour solliciter d'eux un accord de protection. En fait cette alliance les mettait l'abri

    de l'attaque et de la destruction. Le rcit rend ainsi raison du statut permanent d'un

    groupe tranger l'intrieur mme du peuple qui, sans tre assimil, lui tait cepen-

    dant incorpor. Il illustre de la sorte un aspect important de la conqute, pratique-

    ment absent des perspectives du Livre de Josu, mais confirm par l'histoire et par le

    livre des Juges: l'infiltration pacifique, l'installation sans combats et la cohabitation

    avec les communauts cananennes. Encore souligne-t-on ici que le statut social du

    groupe gabaonite tait infrieur. L'accord avec les Gabaonites entrana de la part des

    autochtones voisins une campagne militaire de reprsailles, mene par une coalition

    de roitelets cananens. La tradition conserve comme celui d'un miracle le souvenir

    de la victoire remporte alors par Josu, assist d'un violent orage (Jos 10,10ss). Un

    vieux pome la clbre sous une expression image - ne pas prendre la lettre -

    qui glorifie la matrise de Yahv sur les lments naturels (10, 12-13).

    6. La conqute du Sud et du Nord (ch. 10-11)

    La suite du texte dcrit artificiellement la conqute du Sud et du Nord du pays,

    grce aux victoires remportes par Josu et "tout Isral". De vieilles traditions, dj

    en partie groupes, sont reprises et retravailles par les rdacteurs deutronomistes,

    en vue de montrer dans un schma unique, la totalit du don du pays par Yahv

    un peuple uni et solidaire sous la conduite d'un chef charismatique, "fort, sans

    crainte" et sans compromission avec des personnes ou des intrts trangers la

    seule cause de Yahv. Toutes les villes conquises, tant au Nord qu'au Sud, sont

    voues l'anathme et, si c'est Josu et tout Isral qui "attaquent" et soumettent,

    c'est toujours "Yahv qui combat".

    Conqute du Sud

    Une fois de plus, du point de vue de l'histoire, on ne peut pas attribuer Josu la

    conqute militaire du sud du pays (Jos 10). Celui-ci en effet, tait isol, coup du

    Centre par une barrire de places fortes cananennes (Jrusalem, Ayyaln, Gezer)

    dont le livre des Juges (1, 29.31.35) nous dit explicitement qu'elles ne furent pas

    conquises. La Palestine mridionale semble plutt avoir t pntre par les groupes

    de Simon et de Lvi et des immigrants en provenance du dsert du sud formant les

    lments de la future tribu de Juda dont l'identit et la prdominance ne s'affirme-

    ront que sous le rgne de David. Les tribus du Sud palestinien connaissent, elles

  • aussi, la tradition de Moise et le culte de Yahv, grce leur rencontre prolonge

    autour de l'oasis de Cads avec le groupe de Moise en prgrination dans le dsert

    (cf. Nb 13,25; 20,lss). Celui-ci est constitu par les futures tribus du Centre de la

    Palestine, les Josphites: Ephram et Manass, plus Benjamin. A Cads, en effet,

    sjournaient avant eux des groupes de mme origine, eux aussi jadis descendus en

    Egypte et expulss, vers 1550, avec les Hyksos, en suivant la "route du Nord" ou

    route dite des Philistins. (C'est l'hypothse propose par le P. de Vaux partir de

    l'examen des traditions qui sont la base d' Ex 13-14. ) Ces groupes ont pntr en

    Palestine par le Sud, sous la forme d'une infiltration lente et pacifique et, parfois,

    d'une conqute arme (cf. Jg 1,17), mais indpendamment du groupe de Mose et de

    Josu; celui-ci aprs une errance prolonge, interprte au niveau des textes comme

    une punition de sa rvolte et de ses doutes, a d contourner Edom et vaincre les rois

    de Moab avant de pntrer par l'est, de la manire plus combattive que la tradition a

    retenue et amplifie. Le groupe de Caleb, au contraire, reprsent par son anctre,

    aprs ses premires incursions en claireur partir de Cads, n'a pas recul devant

    l'effort de la conqute et sa difficult; il a eu le privilge de "pntrer la terre qu'il a

    foule", cause de sa "parfaite obissance", comme le rappelle le discours deutro-

    nomiste de Dt 1 (v.36). Pour le Pre de Vaux, le groupe de Simon et une partie au

    moins du groupe de Lvi, ainsi que les lments de la future tribu de Juda ont conti-

    nu d'avoir leur histoire propre aprs leur rencontre Cads avec le groupe de

    Mose. Avec les Calbites, ils se sont installs dans leur territoire une poque peu

    prs contemporaine de celle du passage du Jourdain, en montant directement du

    sud. Ce n'est que bien plus tard, grce la victoire de Sal contre les Philistins

    Mikmas (1 Sm 13-l4) - deux sicles plus tard , que les tribus du centre rentreront en contact avec leurs frres du Sud en partageant les mmes expditions guerrires,

    les mmes soucis et les mmes intrts.

    Conqute du Nord

    Quant la conqute du Nord de la Palestine (ch11), le livre de Josu la prsente

    artificiellement en strict parallle avec celle du Sud, comme une seconde expdition

    de Josu la tte de "tout Isral"', pour faire face une importante coalition de rois

    cananens. Le texte conserve cependant le souvenir historique d'une victoire situe

    aux "eaux de Mrom", 15 km de l'important centre urbain de Haor; cette victoire

    fut remporte en dpit de la supriorit militaire, chars et chevaux, des Cananens

    que les Isralites russirent par surprise ou par ruse, rendre inaptes au combat

    (Jos 11,5-9). Comme pour les villes du Sud cependant, le problme se pose de sa-

    voir comment les Isralites du Centre sous la conduite de Josu ont pu atteindre

    cette zone extrme, par del la barrire des grandes forteresses cananennes de la

    valle de Yizrel: Meggido, Taanak et Beth-Shan, qui, d'aprs Jg 1,27 n'ont pas t

    conquises. Selon le P. de Vaux, il faut voir dans cette victoire un pisode de la s-

    dentarisation des tribus du Nord qui, elles aussi, ont eu une histoire distincte de celle

    des tribus du Centre, du Sud et de Transjordanie.

    L'origine des 12 tribus et le systme gnalogique Il faut se souvenir ici du chapitre 30 de la Gense qui raconte, selon une ancienne tradition,

    la naissance des enfants de Jacob. L'objet propre de cette tradition est de rattacher le systme des 12 tribus la ligne patriarcale par l'intermdiaire d'un anctre unique, Jacob. Ce systme gnalogique est, pour Isral, une manire d'organiser les traditions relatives ses origines. Les diffrences d'origine et d'histoire entre les tribus sont suggres par les mres des enfants. La est la premire pouse, fconde, du patriarche Jacob. On reconnat au groupe de tribus reprsen-t par ses quatre fils ans (Ruben, Simon, Lvi et Juda) une antriorit par rapport aux autres tribus. Plus tard, La mettra au monde Issachar et Zabulon. Rachel, sa sur, est l'pouse rivale et prfre du patriarche; aprs une longue strilit, elle enfante Joseph, considr comme le joyau de la progniture de son pre et, beaucoup plus tard, Benjamin. Ces deux femmes illus-trent et personnifient le drame de la rivalit entre les groupes reprsents par leurs enfants.

    Entre-temps, la servante de La est mre d'Asher et de Gad, tandis que celle de Rachel donne naissance Nephtali et Dan. Les fils des servantes reprsentent des tribus d'origine moins authentique, au sang ml, l'habitat excentrique ou l'histoire diffrente. Tous les enfants de Jacob, sauf Benjamin, sont ns en Msopotamie. Joseph, en Egypte, engendrera d'une gyp-tienne Manass et Ephram qui seront adopts par Jacob. Ephram supplantera le droit d'anesse de Manass et celui-ci sera pre de Makir nom qui signifie "le vendu" et grand-pre de Ga-

  • laad. Toutes ces relations reprsentent, de faon personnelle et image, les histoires respectives des diffrents groupes qui composent "tout Isral". En fait, il n'y a jamais eu de tribu de Joseph. Au commencement de l'installation en Canaan, un clan de Makir (d'o jadis tait issu le Joseph de la Gense) migrera en Transjordanie partir de Manass qui exerait alors la prdominance en Palestine centrale. A l'poque des Juges, cette prdominance lui est ravie par Ephram et c'est seulement l'poque royale qu'on rassemblera toutes ces tribus de Palestine Centrale sous la dnomination commune de "maison de Joseph", pour faire pendant la "maison de Juda".

    Les quatre fils ans de La, l'exception de Ruben fix en Transjordanie, reprsentent les anciennes tribus qui ont vcu l'exode-expulsion, au 16e sicle. Ils correspondent aux futures tri-bus du Sud parmi lesquelles Juda aura bientt la prdominance, au point d'absorber les deux autres. Issachar et Zabulon sont lis l'un l'autre. Leur origine doit tre proche de celle des autres tribus de La. Ils vivent en Basse-Galile et ne sont jamais descendus en Egypte. Leurs dplacements sont arrts par le verrou des cits cananennes de la plaine de Yizrel, aux riches habitants desquelles Issachar loue ses services, tandis que Zabulon travaille au profit des com-merants de la cte. L'origine servile de Asher, Gad, Nephtali et Dan tmoigne de leur infiltration plus ou moins prononce par des lments cananens. Gad rside en Transjordanie o il s'est install ds l'poque patriarcale; il a adopt le yahvisme apport par Ruben au moment de la Conqute et il a fini par absorber celui-ci. La prsence de Dan dans le Nord est le rsultat d'une migration tardive partir du Centre du pays o il sjournait depuis l'poque patriarcale. Comme Zabulon, Asher loue ses services aux cananens de la cte, tandis que Nephtali vit indpendant dans les montagnes de Galile, l'ouest du lac de Tibriade, non loin de Haor. C'est lui que revient l'honneur de la victoire des "eaux de Mrom" (Jos 11) au moment o il conoit le projet avec le soutien de Zabulon asservi aux Cananens, de s'tendre et de s'implanter dans les r-

    gions du Nord, fertiles et riches. Ce projet est favoris peut-tre par l'impulsion que provoque le mouvement des tribus surs dans le Centre du pays. On comprend alors la coalition des cits cananennes jalouses de leur autorit. Le succs du mouvement de rvolte des tribus du Nord brisa le verrou qui sparait d'elles le Centre de la Palestine; il permit aux tribus-surs de com-muniquer, et au yahvisme de se rpandre (cf. la victoire du Qishn-Meggido par Baraq: Jg 4-5).

    7. Le pacte de Sichem (Jos 24)

    L'assemble de Sichem raconte en Jos 24 scelle le succs de la Conqute et

    peut tre considre comme la charte de fondation de la fdration des tribus. Le

    rcit actuel est fortement marqu de thmes deutronomistes, mais la tradition

    sous-jacente est ancienne. Josu y propose le choix de Yahv des groupes qui ne

    l'ont pas encore accept (v. 14-15), bien qu'ils aient une origine commune avec le

    sien. Ils n'ont donc pas pris part l'exode et ne connaissent pas la rvlation du

    Sina. Entrs en contact avec le groupe de Josu parce que voisins du lieu de son

    implantation, ils se rallient au yahvisme et consentent s'astreindre aux obligations

    morales et religieuses de l'Alliance. Ces groupes ne sont autres que les tribus du

    Nord. Leur entre dans la ligue yahviste de Josu, l'assemble de Sichem, va leur

    donner l'impulsion ncessaire pour secouer le joug cananen et raliser les exploits

    guerriers raconts dans le livre des Juges (Jg 4-5). Selon sa tendance, l'historien

    deutronomiste a gnralis l'vnement et l'a tendu, comme le mouvement de la

    Conqute lui-mme, toutes les tribus, formant ainsi la conclusion de la premire

    tape de son histoire du salut. Ce solennel rappel de l'Alliance et de ses cons-

    quences pose ainsi les conditions du maintien du peuple dans le pays que Yahv lui a

    donn. Pour l'auteur sacr, la prise de possession de Canaan n'est pas un vnement

    profane, c'est un vnement thologique (De Vaux, Intr.AT, 257).

    8. Situation la mort de Josu

    Les chapitres 13-21 de Josu sont insrs par le rdacteur avant cette conclu-

    sion; ils dcrivent fictivement le partage du pays partir des listes administratives

    de la priode royale (9e sicle). Mais en ralit, la mort de Josu, les Isralites

    sont rpartis en trois rgions, spares les unes des autres par la barrire que for-

    ment les villes fortifies cananennes non conquises. Le Centre est occup par les

    tribus du groupe de Josu, issues de Rachel, venues de la Transiordanie par Jricho

    et Gilgal: Manass et les futures tribus d'Ephram et de Benjamin. Manass est la

    plus ancienne. Ephram, aprs avoir pris le nom du territoire o elle s'est installe, la

    supplantera partir des sanctuaires de Bthel et de Silo. Benjamin, nom qui signifie

    "fils du sud", est un groupe plus jeune install au sud d'Ephram. Ces tribus ont

    connu l'exode-fuite avec Mose. Le Nord regroupe des tribus qui ne sont jamais des-

    cendues en Egypte: Issachar, Zabulon, Asher, Nephtali et Dan. Enfin, dans le Sud,

    les tribus qui ont vcu l'exode-expulsion, Simon, Lvi, le groupe originel de Juda, se

  • sont infiltres pacifiquement part quelques oprations guerrires -, ainsi que des clans intgrs plus tard Isral (Qalbites, Qnites, etc). En Transjordanie, Gad

    (=Galaad) qui n'a pas connu l'Egypte absorbera Ruben install auprs de lui depuis

    les victoires qu'il a remportes sur les habitants du pays (cf. Nb 21,21ss; 32), avant

    le passage du Jourdain par le groupe de Mose auquel il s'est associ Cads. Enfin,

    le double nom de Jacob/Isral confirme la dualit des traditions reprsentes par les

    deux pouses du patriarche. Le changement de nom (Gn 35,10; 32,29) suppose en

    effet la fusion de traditions concernant deux anctres diffrents:

    Isral, poux de Rachel, anctre d'un groupe plus jeune qui a vcu l'exode-fuite

    avec Moise et la conqute sous la conduite de Josu, avant de s'installer en Pa-

    lestine centrale;

    Jacob, poux de La, anctre de groupes plus anciens qui ne sont pas tous des-

    cendus en Egypte; certains d'entre eux ont connu l'exode-expulsion, parmi les-

    quels les futures tribus du Sud dont Juda.

    Le yahvisme mosaque s'est communiqu aux tribus du Sud partir de Cads, et

    celles du Nord Sichem.

    B. Le Livre des Juges et linstallation Aprs le Deutronome qui rappelle les vnements du Sina et le don de la Loi et

    aprs le livre de Josu qui dcrit la consquence essentielle de l'Alliance que repr-

    sente le don du pays et sa conqute, le Livre des Juges constitue la troisime partie

    de l'uvre deutronomiste, sa partie centrale. Il faut, pour respecter le plan de l'uvre, en prolonger le contenu jusqu'au chap. 12 de 1 Sm c--d jusqu' la procla-mation de Sal comme roi.

    1. Situation concrte et interprtation deutronomiste

    Dans la manire dont l'auteur deutronomiste dispose ses sources, on discerne

    clairement son intention: montrer que la vie d'Isral est constitue par une alter-

    nance toujours rpte d'infidlit, de chtiment, de repentir et de salut. La priode

    des Juges reprsente l'adolescence du peuple, avec la vitalit propre cet ge, son

    got d'indpendance, ses excs, son instabilit, mles au charme d'une vie qui se

    dcouvre et cherche s'affirmer dans son identit propre. Concrtement, les Isra-

    lites rcemment sdentariss ont eu lutter pour consolider leurs possessions, assu-

    rer leur hgmonie, faire face la crise sociale et politique, conscutive leur nou-

    veau genre de vie. Ils ont d affronter notamment sur le plan religieux et cultuel, les

    institutions cananennes; pour sauvegarder leur identit et assurer la survie du

    yahvisme, il fallait prserver les leurs propres, tout en les adaptant. En mme

    temps, ils prparaient aussi leur unit nationale qui allait s'affirmer avec l'avnement

    de la royaut rendu indispensable par la ncessit d'chapper au pril Philistin. Au

    moment de l'instauration du royaume et de l'tablissement de structures politiques

    gnralises et stables, les chefs temporaires charismatiques que sont les Juges

    pourront disparatre au profit du roi. La troisime partie de l'uvre deutronomiste se termine lorsque Samuel, le dernier des Juges, se retire devant Sal, le premier

    roi. L'auteur deutronomiste interprte et juge cet vnement selon toute l'ambi-

    gut qu'il lui reconnat.

    Depuis la mort de Josu, serviteur et successeur de Mose (1225) jusqu' l'av-

    nement de la royaut (1020), les Isralites, livrs eux-mmes, ont connu, pour le

    Deutronomiste, un "temps d'preuve". Aux prises la fois avec l'hostilit de l'en-

    tourage cananen et avec l'attrait exerc par son mode de vie, ils se sont montrs

    incapables de demeurer fidles aux engagements de l'Alliance et, par consquent,

    d'assurer leur propre survie. Mais Yahv veillait et, en chaque lieu ou priode de

    crise, il a fait surgir le "sauveur" capable de redresser la situation. Telle est au moins

    la faon dont l'auteur deutronomiste prsente, d'une manire d'ailleurs pas toujours

    harmonieuse, les anciennes traditions qu'il regroupe, sur cette priode anarchique et

    trouble.

    Les traditions qui sont la base du livre des Juges concernent essentiellement les

    tribus du Centre, unies partir du pacte de Sichem leurs surs du Nord auxquelles

  • elles ont communiqu leur foi en Yahv. Celle-ci est la continuit de l'ancienne reli-

    gion du Dieu du pre, en mme temps qu'une foi nouvelle. Autour de cette foi et des

    souvenirs historiques qui la fondent (exode) vont s'amalgamer les traditions particu-

    lires des diffrentes tribus. Elles seront mises en commun dans les sanctuaires o

    les groupes frres et diffrents se rencontrent. C'est l, dans la mme rfrence et le

    mme engagement l'gard de Yahv, qu'ils puisent le dynamisme ncessaire

    l'action commune qui leur permettra de s'implanter et de se maintenir dans le pays.

    2. La ligue des tribus

    Il faut se poser la question de savoir en quoi a consist l'union des tribus entre

    elles avant la royaut. Pour rpondre cette question, il faut prendre des points de

    comparaison non pas dans le milieu hellnique comme on l'a fait, en assimilant la

    ligue des tribus l'amphyctionie; celle-ci suppose un accord de type essentiellement

    religieux entre 12 cits ou groupes sociaux sur la base d'un pacte les engageant

    assumer tour de rle pendant un mois les frais du culte et l'entretien du sanc-

    tuaire. A part le chiffre douze, le systme des tribus n'a jamais comport de struc-

    tures si fixes. Les rassemblements n'taient pas gnraux mais partiels et le sanc-

    tuaire de l'arche, d'ailleurs itinrante, n'en tait pas ncessairement le centre. On

    recourra plutt la comparaison avec les usages des tribus prislamiques. L existe

    l'institution d'un pacte entre tribus qui, sans porter atteinte leur autonomie, ni

    leur galit, a pour but de garantir entre elles la paix et, au besoin, de les unir en

    vue d'une action concerte (razzia, vengeance) ou d'une dfense commune dans le

    danger. Qui plus est, ce pacte a souvent pour consquence la fusion des groupes,

    laquelle est alors consacre par l'adoption d'un anctre commun, d'o l'tablissement

    fictif de gnalogies qui expriment ces liens. C'est, selon de Vaux, ce principe gna-

    logique qui est la base du systme des douze tribus (H.Isr. 56ss).

    3. Hros sauveurs : Les six grands Juges

    Le livre des Juges nous conserve des rcits qui illustrent le fonctionnement de

    tels pactes. Son histoire littraire est complique. Le rdacteur deutronomiste s'est

    servi de deux groupes de traditions.

    Les unes dj rassembles depuis l'poque royale dans un ensemble appel "livre

    des librateurs" concernent des hros locaux de l'poque prmonarchique ayant

    exerc un rle de sauveur, l'gard de leur tribu ou d'un groupe de tribus. Les no-

    tices leur sujet sont assez prolonges ; elles sont au nombre de six.

    Otniel (Samson) Ehud Debora/Baraq

    La premire semble entirement rdactionnelle (Otniel). La dernire vise un per-

    sonnage haut en couleur qui n'a sauv personne mais a laiss le souvenir, quelque

    peu lgendaire et plein d'humour, d'un rsistant charismatique que sa conscration

    Yahv a dou d'une force exceptionnelle malheureusement compromise par un ex-

    cessif amour des femmes! (Samson ; Jg 13-16).

    Ehud est un benjaminite en lutte contre Moab dont les vises expansionnistes

    menacent son territoire. Le rcit peu retouch par le rdacteur a conserv toute la

    sauvagerie et la saveur de lauthentique (Jg 3). La victoire remporte par Zabulon et Nephtali aux eaux de Qishn prs de Meggi-

    do (Jg 4-5) est rattache au souvenir d'une prophtesse, Debora, et du chef mili-

    taire Baraq. La tradition ce sujet est conserve sous la double forme d'un rcit en

    prose et d'un pome qui constitue la pice la plus ancienne de toute la littrature

    biblique et atteste la valeur historique de son contenu. L'vnement dont il est ques-

    tion a sauv Isral en brisant dfinitivement, aprs la prise de Haor, l'hgmonie

    cananenne dans le Nord et en permettant aux tribus de communiquer librement

    entre elles et d'accder aux plaines riches et fertiles du pays. Mais le rle personnel

    de Dbora se borne a tre celui d'une personne inspire entranant le peuple. C'est

    l'activit du rdacteur qui l'a assimile un "Juge". L'importance de l'pisode tient

    surtout au fait que, d'aprs le pome, on y voit pour la premire fois dans l'histoire

    des tribus, l'action concerte d'un certain nombre d'entre elles (six) en vue de leur

  • survie: Ephram, Benjamin, Makir (5,14) (=Manass), Zabulon, Issachar, Nephtali.

    Quatre autres sont cites et subissent le reproche de ne pas s'tre associes au

    combat: les tribus transjordaniennes de Ruben et Galaad (=Gad) et celles de l'ex-

    trme Nord, occupes d'autres intrts, commerciaux et maritimes (Dan et Asher).

    Les tribus du Sud, Juda et Simon, ne sont mme pas mentionnes, ce qui est trs

    rvlateur de leur isolement.

    Gdon et la royaut dAbimlek Sichem

    Gdon, lui, est un manassite en lutte contre Madian. Ces nomades du dsert

    font outre Jourdain des incursions dvastatrices. Gdon mnera contre eux deux

    campagnes victorieuses, la premire avec son clan, c--d avec des effectifs trs

    rduits auxquels sont associs finalement Nephtali, Asher, Manass et Ephram.

    Cette dernire tribu proteste violemment pour n'avoir pas t, ds le dbut des

    hostilits, convoque au combat, ce qui tmoigne bien de ses prtentions une

    suprmatie qu'elle finira par obtenir. La seconde campagne conduit Gdon, avec

    son clan seulement au-del du Jourdain. Elle n'intresse pas les tribus transjorda-

    niennes qui refusent mme de s'y associer par crainte des reprsailles. Ces succs

    mritent leur auteur la proposition de la royaut, non pas de la part des gens

    d'Isral, comme le suggre la gnralisation habituelle du Deutronomiste, mais

    plutt de la part des "gens de Sichem". On sait, par des sources non bibliques an-

    ciennes (lettres d'Amarna - 14e s.) que cette ville connaissait un systme original de

    bourgeoisie locale, autonome au point de vue de l'administration interne, mais su-

    jette un contrle de l'extrieur lui assurant dfense et protection. Tel est le type de

    royaut qui aurait t propos Gdon dans sa rsidence d'Ophra. Son refus sert le

    propos du Deutnonomiste.

    En ralit, il faut peut-tre distinguer Gdon, le hros manassite, vainqueur de

    Madian, de Yerubaal, autre chef d'un clan important de Manass, dont les 70 fils sont

    candidats la succession comme "roi" de Sichem. Les Isralites, en effet, n'ont pas

    conquis Sichem leur entre dans le pays; ils y cohabitent pacifiquement avec les

    autochtones, utilisent mme leur sanctuaire et exercent sur eux le protectorat prvu

    par les structures traditionnelles des Sichmites. (Jg 9,1ss) Abimlek, fils de Yeru-

    baal et d'une concubine sichmite, fait tat de ses origines maternelles auprs des

    notables pour imposer ses prtentions la royaut et obtenir le renfort qui lui per-

    met d'liminer par la violence tous ces rivaux. Dans le massacre de ses 70 frres

    (9,5) "sur une mme pierre", il pourrait s'agit d'un acte cultuel, d'un sacrifice humain

    excut selon les coutumes cananennes pour accompagner son intronisation. En

    tous cas, sa royaut n'a pas eu l'autorit pan-isralite que lui attribue le rdacteur du

    texte (9,22). Elle a t conteste par ses congnres manassites, comme en t-

    moigne le vieil apologue mis sur les lvres de Yotam, son plus jeune frre, et elle

    s'est trs vite heurte la rvolte des Sichmites eux-mmes, fomente par un

    cananen dans le cadre des rjouissances automnales o se clbre habituellement

    l'anniversaire de l'intronisation royale. Abimlek livre combat contre l'agitateur et ses

    gens, puis contre Sichem elle-mme qu'il dtruit de fond en comble (les fouilles

    archologiques de Sichem attestent l'historicit de cet pisode), de mme qu'une

    autre ville voisine probablement associe la rvolte. Abimlek lui-mme est tu

    dans ce dernier combat. Son chec confirme et illustre la doctrine deutronomiste: il

    ne peut y avoir en Isral qu'un roi, choisi par Yahv.

    Jepht, sauveur et chef de clan

    Jepht enfin est un Galaadite de la tribu de Gad, fils d'une prostitue trangre.

    En raison de ses origines trangres, il est exil dans le Nord, au "pays de Tob", hors

    des limites de la tribu, dans une rgion allie aux Amonites. Cette tribu nomade

    menace la scurit des Isralites, tant l'ouest qu' l'est du Jourdain et c'est Jeph-

    t et sa bande qu'on a recours pour les repousser. La figure de Jepht autour de

    laquelle se sont greffes la fois les traditions militaires et la lgende cultuelle, est

    une figure qui tient en mme temps du juge sauveur charismatique, comme le sont

    ceux qu'on appelle les "grands juges", et du chef de clan exerant sur les siens la

  • fonction de gouvernement. Ce rle de chef, Jepht le considre comme la juste con-

    squence de sa victoire sur les Amonites (11,9) et, de fait, une note semblable

    celles qui concernent les "petits juges" prcise qu'il "jugea Isral pendant six ans"

    (12,7). Comme lors de la guerre de Gdon contre Madian, on retrouve ici la mme

    raction jalouse des Ephramites, mcontents de n'avoir pas t associs au combat

    et soucieux d'affirmer leur suprmatie en marchant contre Galaad (12,1s). Celui-ci

    leur inflige une cuisante dfaite, dont le souvenir reste li celui de l'pisode qui

    relate les consquences, dsastreuses pour les Ephramites, de leur dfaut congnital

    de prononciation! Dans ce rcit perce l'ironie l'gard d'une tribu prtentieuse et

    envahissante.

    L'histoire du vu de Jepht et du sacrifice de sa fille est lie une autre tradition qui cherche expliquer, par son rattachement un vnement du pass national, la

    survivance en Galaad d'une ancienne coutume cultuelle cananenne consistant en

    des lamentations printanires excutes par des jeunes filles dans la montagne. Ces

    lamentations correspondaient, sans doute, l'origine, aux rites funraires accompa-

    gnant au printemps la clbration de la mort de Baal et le commencement de la

    scheresse. Le vu de Jepht et son excution ne doivent pas pour autant tre ncessairement rejets dans la lgende. Ils ne sont pas incompatibles avec les

    murs d'une socit trs rude, et l'accent du vieux rcit porte non sur la lgitimit du sacrifice humain en soi, mais sur le caractre dramatique de l'vnement et sur la

    fidlit de Jepht.

    4. Les petits Juges et le travail du rdacteur

    Les figures des six "grands juges" l'exception de celle de Samson prsen-tent toutes l'image du hros sauveur, investi par Yahv d'une fonction libratrice en

    un temps de dtresse. C'est le rdacteur deutronomiste qui a attribu ces person-

    nages, artificiellement sauf pour Jepht, le titre de "Juge". Celui-ci, en effet, convient

    mieux aux "petits juges" que concerne l'autre groupe de traditions reprsentes dans

    le livre des Juges. Les notices leur sujet sont trs brves; elles se contentent de

    relever leur rle d'autorit comme chefs de leurs tribus respectives. En effet, l'lar-

    gissement de leur judicature "tout Isral" est l'effet du travail du Deutronomiste.

    Tous proviennent des tribus du Centre ou du Nord, unies par le pacte de Sichem:

    Issachar (Tola), Galaad o a migr Makir, clan de Manass (Yar), Zabulon (Iban

    et Elon), Ephram (Abdon). Le rdacteur a galement complt artificiellement ses

    sources en provenance de Palestine centrale, en y insrant partir de documents

    trangers, la mention de personnages extrieurs au milieu isralite, soit qu'ils fus-

    sent du Sud comme Otniel, ou Cananens, comme Shamgar. Il a ajout tardive-

    ment le long rcit des exploits du danite Samson qui n'a ni sauv ni "jug" mais qui

    tait revtu, comme les "grands Juges" de la puissance charismatique de l'esprit de

    Yahv. Par ces ajouts, le rdacteur visait atteindre le nombre de 12, afin de ratta-

    cher aux origines la totalit de la nation telle que la tradition se la reprsentait son

    poque.

    Il ne faut cependant pas forcer ces diffrences trs apparentes entre grands et

    petits juges. "Juger" en hbreu est certes l'office du chef, du magistrat charg d'ad-

    ministrer la communaut, mais la racine "shaphat prsente le sens fondamental de

    "rtablir une situation compromise" (exercer la justice, juger, c'est faire triompher le

    droit viol et, en un sens, oprer une libration). Le vocable s'applique donc, en ce

    sens, aussi bien aux "grands" qu'aux "petits" juges et, pour les premiers, le rdac-

    teur du livre l'a bien choisi. Le "juge" est l'homme fort qui rtablit la situation

    d'Isral, d'une ou de plusieurs tribus, lorsque cette situation a t compromise par

    l'oppression des voisins, et par l'infidlit de la nation elle-mme (Cazelle, cf. Introd.

    l AT 266). Le rdacteur enfin a donn son numration des Juges un cadre chronologique,

    artificiel lui aussi. Outre la signification thologique des chiffres, il vise, en les addi-

    tionnant, montrer que la succession des Juges comble tout le temps sparant la

    mort de Josu et l'avnement de Sal.

  • III. La thologie deutronomiste Dans la suite de l'histoire deutronomiste, en 1-2 Sm surtout et 1-2 R, la marque

    du rdacteur se fait beaucoup moins sentir. Il reproduit trs largement ses sources

    parmi lesquelles il faut compter surtout l'ancien ensemble de l'ascension et de la

    succession de David, les rcits relatifs l'arche, Samuel et Sal, l'histoire de

    Salomon, les annales des rois d'Isral et celles des rois de Juda et enfin un ensemble

    de "fioretti" des prophtes. Il y intercale, en des points bien prcis, des commen-

    taires qui font l'unit de tout l'ensemble et sont destins dgager le sens et la

    leon des vnements. Ils sont porteurs d'une thologie laquelle il faut maintenant

    prter attention.

    A. Son esprit : histoire et thologie

    Rsumer le pass en indiquant son sens

    La plonge dans l'histoire, avec toute la "crudit" de son ralisme, est une condi-

    tion essentielle de la thologie rvle. Il n'y a pas de connaissance possible du vrai

    Dieu sans passer par le dtour de l'exprience sensible, donc historique. Ceci est

    confirm par le fait mme de l'incarnation et par toute la thologie du Nouveau Tes-

    tament, mais les auteurs du Nouveau Testament ne font en cela que poursuivre la

    tradition dj sous-jacente tout l'Ancien Testament, notamment dans les rflexions

    anciennes (yahviste ou lohiste), et surtout dans les grands ensembles historiques

    que sont les uvres du Deutronomiste et du Chroniste. Pour eux tous, la vraie thologie ne peut pas se borner un expos - ft-il logique et cohrent - dans le

    domaine de la pense, mais elle se plie humblement la succession des vne-

    ments. La foi les saisit et elle tablit entre eux des rapports internes qui indiquent

    leur sens. Perus comme "actions de Dieu", ils seront toujours nouveau raconts

    pour tre susceptibles d'une actualisation nouvelle (cf. v. Rad I, 111). Cette rflexion

    base sur la succession des vnements partir d'une infinie varit de souvenirs et

    de sources, ne se contente pas d'accumuler ou de juxtaposer les documents; elle les

    synthtise, parfois avec audace, pour en dgager l'unit interne et montrer leur

    homognit dans le cadre d'une histoire unique qui concerne "tout Isral".

    La foi, principe dunit

    Ainsi de vieilles traditions tribales, particularistes et isoles, reoivent une signifi-

    cation beaucoup plus vaste, trangre leur porte originelle, mais qui indique le

    principe d'unit, bas sur une vue de foi, partir duquel les thologiens bibliques ont

    travaill. La plus petite tradition d'un groupe particulier appartient tous et tous

    sont disposs s'y reconnatre et l'intgrer dans le patrimoine de leurs souvenirs,

    car ils ont conscience que l'action de leur Dieu confre tous ces vnements - si

    disparates soient-ils - un sens unique dont Yahv est le matre et qui les concerne

    tous. Le travail des thologiens est de le mettre en relief (cf. v.Rad I, 108-109).

    C'est l'uvre magistrale laquelle s'est attach, pour la premire fois avec une telle ampleur, l'cole deutronomiste. Les limites historiques qu'elle entend embrasser

    s'tendent du don de la Loi Mose au Sina, jusqu' la ruine de Jrusalem, la des-

    truction du Temple et l'abolissement de la royaut, vnements dont le Deutrono-

    miste est contemporain, soit de 1250 586. C'est partir de ces vnements que

    toute l'histoire est synthtise et juge.

    Une confession des pchs

    Jusque l l'historiographie s'appuyait sur une confession de foi en Yahv partir

    de sa promesse aux anctres et de la libration d'Egypte; maintenant, sans renier

    cette foi, elle se prsente avant tout comme une confession des pchs, une prise de

    conscience du mal national et un appel au repentir qui doit prluder au pardon de

    Dieu et la restauration d'Isral. Le rappel de la conqute prend le contre-pied du

    drame de la perte du pays. L'acceptation de la Loi de Mose et sa mise en pratique

    ont conditionn la possession de la terre; les vnements prsents sont la cons-

    quence inluctable et normale de l'abandon de la Loi. Crier vers Yahv dans sa d-

  • tresse, lever vers lui une confession officielle de tous les pchs de la nation depuis

    ses origines, c'est prendre acte des causes relles du mal et amorcer le mouvement

    de conversion auquel l'amour de Yahv et sa volont de salut ne sauraient rsister

    (Jg 10,16!). En osant maintenir le dogme de la continuit du plan divin et croire que

    la promesse de Yahv doit infailliblement s'accomplir, "le Deutronomiste est peut-

    tre un de ceux qui a le plus contribu aider le peuple franchir la nuit de l'exil"

    (Minette de Tillesse).

    B. Sa mthode : les discours-programmes

    Pour raliser son propos, le Deutronomiste n'a pas seulement retravaill ses

    sources par des corrections, commentaires, ajouts ou suppressions; toutes ces op-

    rations sont difficiles apprcier et relativement peu importantes eu gard la

    masse des ensembles utiliss et au respect de leur contenu (ex.: la juxtaposition des

    deux versions monarchique et antimonarchique au sujet de l'instauration de la

    royaut). Mais il a surtout agenc les lments et ponctu l'ensemble de son rcit

    d'une srie de grands discours composs par lui qui, chaque tape de l'histoire,

    rsument le pass et annoncent le sens de l'avenir en fonction de son propos tholo-

    gique. Il a ainsi prsent son uvre selon une structure trs charpente, aisment reprable, qui dvoile clairement ses intentions. Ces discours-programmes sont mis

    le plus souvent sur les lvres du personnage-cl, le "prophte" du moment qui fait

    le point de la situation avant sa mort pour confier son successeur la suite des

    vnements.

    1. Lencadrement du Deutronome : le discours de Mose

    C'est d'abord le cas du grand discours de Mose qui introduit toute l'uvre et en-cadre le Deutronome proprement dit (ch. 5-26), la Loi de Mose adapte aux temps

    nouveaux et remise en honneur depuis la rforme de Josias. De celle-ci le Deutro-

    nomiste fait, en quelque sorte, le "grand prologue de son vangile" (M. de Tillesse),

    "la charte divine qui commande tout et formule l'avance le jugement de Dieu sur

    l'histoire" (id.). la tte de son uvre, il l'enchsse dans un long discours de Mose, le premier prophte de l'histoire.

    La rbellion au dsert

    Au ch. 1-4, la fin des prgrinations du dsert, Mose rappelle au peuple son

    pass, le sens de son histoire, command tout entier par la promesse faite aux an-

    ctres de leur donner une terre, "un heureux pays" dont ils auront prendre posses-

    sion dans une entreprise qui ne doit leur inspirer "ni crainte ni frayeur", car "c'est

    Yahv lui-mme qui combattra pour vous" (Dt 1,8.21.29). Mais le devenir de cette

    promesse se heurte l'incrdulit du peuple - son pch fondamental; il refuse de se

    fier ce Yahv qui a pourtant dj combattu pour lui en gypte et l'a "soutenu

    comme un homme soutient son fils tout au long de la route" jusqu'ici (1,31). Cette

    rbellion carte la perspective de la possession du pays pour la gnration prsente

    car "Yahv n'est plus avec elle" (v.42) et toute tentative de conqute est pour elle

    voue l'chec. Ce sont "les fils" qui hriteront de la promesse (v. 39). Cette pre-

    mire rbellion et ce premier chtiment inflig la gnration de Mose est dj un

    prsage de l'exil. La suite du discours rappelle la conqute, au bout de 38 ans d'er-

    rance, des royaumes amorites de Transjordanie, au nord de Moab et d'Edom; ce

    rappel est un prlude indispensable au rcit de la conqute par Josu. Enfin, les

    dernires dispositions de Mose avant sa mort (ch.29) annoncent sa succession et le

    rle de Josu dans la conqute.

    Du chtiment au pardon

    Dans ce discours, le Deutronomiste ne retient de l'histoire passe que les l-

    ments qui serviront de prsupposs la suite. Un ajout plus tardif, au ch. 4, souligne

    la ncessit de pratiquer les commandements de Yahv considrs comme le signe

    indubitable aux yeux des nations de l'absolue proximit de Yahv par rapport son

    peuple (cf. 4,7). C'est l'Horeb, en effet, que Yahv a parl son peuple, du milieu

  • du feu (4,11), le feu dvorant qu'il est lui-mme (4,24), en lui rvlant les "dix pa-

    roles" (4,13) que les lois et coutumes enseignes par Mose ont mission d'actualiser

    pour lui. Cette actualisation consistera essentiellement dans le refus de l'idoltrie et

    dans l'attachement exclusif du "peuple de son hritage" envers Yahv (4,20). En ce

    domaine, l'infidlit entranera ipso facto la perte du pays et l'anantissement du

    peuple, c.--d. sa dispersion. Mais cette dtresse mme provoquera un retourne-

    ment du cur, le repentir d'Isral et le pardon de Yahv, "Dieu misricordieux qui ne t'abandonnera ni ne te dtruira et qui n'oubliera pas l'alliance qu'il a conclue par

    serment avec tes pres" (4,31). Cette alliance, avec le coefficient d'amour prfren-

    tiel et librateur qui la caractrise, est le signe de l'absolue vrit de Yahv - par

    opposition tous les dieux - et de l'minente dignit-responsabilit du peuple qui en

    est partenaire et en dpend radicalement dans son bonheur.

    Le lieu o Dieu coute et pardonne

    Le code deutronomique qui suit ce discours comprend un bon nombre de pas-

    sages qui s'adressent au peuple la deuxime personne du pluriel (contrairement au

    reste du code qui s'exprime la 2e personne du singulier) et dont on a montr qu'ils

    correspondent tous des retouches ou des insertions deutronomistes. Ils compor-

    tent toujours une rfrence l'histoire telle que le Deutronomiste la raconte et les

    proccupations qu'ils trahissent sont les mmes que celles des discours rdaction-

    nels: refus de l'idoltrie considre comme le pch par excellence; observance de la

    loi comme condition sine qua non de la possession du pays et perspective d'exil en

    cas d'infidlit. Le refus de l'idoltrie se traduit concrtement par la loi de l'unicit du

    sanctuaire; la suite de l'histoire deutronomiste place en effet la ddicace du Temple

    de Jrusalem au centre et au sommet des vnements du salut - comme le montre

    la chronologie; il est le lieu o habite "le Nom de Celui que les cieux des cieux ne

    peuvent contenir", le lieu o "Dieu coute et pardonne", o il se fait proche de son

    hritage, o il "est avec nous" (cf. l R.8,14-61).

    De lpreuve aux "choses caches"

    Enfin, le discours de Mose reprend aprs l'insertion du Code deutronomique (cf.

    ch. 29) et dveloppe un nouveau rappel historique concernant la sortie d'Egypte et

    les preuves du dsert. Ce dernier thme suggre le sens que donne l'auteur la

    dtresse des priodes de chtiment: elle sont des "preuves" qui permettront au

    peuple qui n'a pas encore "un cur pour connatre, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre" (29,3) de "savoir d'exprience" que Yahv est leur Dieu. Rien ne

    remplace, pour s'ouvrir la rvlation du vrai Dieu, l'exprience de la souffrance et

    du dnuement. Ce dernier discours de Mose fait le lien entre le rappel de l'Alliance

    du Sina et l'histoire effective du peuple partir de la conqute. La perspective de

    l'exil est dj prsente, comme consquence des trahisons futures et invitation la

    conversion mais, par-del cette rvlation qui lie indissolublement le don du pays

    la fidlit l'Alliance, Yahv, lui, se rserve "les choses caches"... (29,28) .

    Telle est la grande introduction rdactionnelle de l'uvre deutronomiste.

    2. La conqute : les discours de Josu

    Le livre de Josu en constitue la premire partie, enserre, elle aussi entre deux

    discours prononcs cette fois par Josu.

    "Tenir bon"

    Le premier (Jos. 1) conclut la priode de Mose dont Josu prend le relais; il an-

    nonce le programme de la nouvelle priode qui commence, dtermine l'tendue de la

    conqute, sa dure (v.3-4). On y retrouve certains thmes qui soulignent la continui-

    t de l'histoire, le lien entre la loi et le pays, une insistance spciale sur l'ordre de

    "tenir bon et d'tre fort" (v.6.7.9), toutes conditions pour que Yahv "soit avec Jo-

    su".

  • Lhritage reu de Dieu

    Aprs la description schmatique de la conqute o l'on a dj relev les gnra-

    lisations, l'insistance sur le fait que c'est Yahv qui combat pour Isral et sur le de-

    voir de l'anathme, un chapitre rdactionnel de rcapitulation propose le bilan gn-

    ral de la premire phase de l'installation (ch.12). Le pays est ensuite rparti entre les

    tribus, dans une section gographique qui prend l'aspect d'un inventaire de l'hritage

    reu de Dieu, dilapid par Isral. Elle traduit aussi l'espoir qu'il sera reconstitu (Int.

    lAT 255).

    La promesse accomplie

    Enfin, le livre s'achve sur un discours d'adieux de Josu arriv au terme de sa

    carrire (ch. 23). Il rsume son uvre dont le sens est d'avoir accompli les pro-messes de Yahv: "pas une n'a manqu son effet" (v.14). Il rappelle les conditions

    de survie d'Isral sur le bon pays que Yahv lui a donn: "l'aimer" (v.8.14.23) c.--

    d. ne pas s'carter de la loi de Mose. La perspective de la ruine et de l'exil est pose

    de nouveau, car les promesses de Yahv sont aussi bien gages de bonheur que

    menace certaine de destruction. Elles seront critres de jugement pour la suite.

    Lassemble de Sichem ou le choix de Yahv

    Le Deutronomiste insre ici en la remaniant profondment l'ancienne tradition

    de l'assemble de Sichem (ch.24). Josu, face aux tribus qui ont "choisir Yahv",

    dveloppe nouveau un long rcit de l'histoire nationale, des faits de Yahv sur

    lesquels le peuple peut appuyer son choix, depuis la lointaine lection de l'anctre

    commun jusqu'aux derniers combats de la conqute et aux volupts d'une terre qui

    n'a cot ses nouveaux habitants "aucune fatigue" (v.2-13). Le dialogue liturgique

    entre Josu et le peuple est amplifi pour souligner la responsabilit du peuple,

    conscient de ce que Yahv a fait pour lui et inconscient de sa propre faiblesse en face

    du Dieu saint et jaloux, de l'amour duquel il n'a pas mesur la profondeur et la gravi-

    t. On admire la grandeur de cette option si radicale en mme temps qu'on pressent

    la catastrophe invitable.

    3. La priode des Juges

    Jg 2,6 3,6 : un commentaire rdactionnel

    La deuxime partie de l'histoire deutronomiste s'ouvre avec le ch. 2,6 - 3,6 du

    livre des Juges. Il ne s'agit plus d'un discours, mais d'un commentaire rdactionnel.

    Aprs avoir conclu la vie de Josu et rsum sa valeur religieuse : "le peuple servit

    Yahv pendant toute la vie de Josu", le rdacteur propose l'avance la cl de lec-

    ture et de comprhension de tout ce qui va suivre.

    C'est ici qu'on trouve clairement dvelopp le fameux schma du droulement

    de l'histoire. La rigueur de son dveloppement et sa rcurrence tout au long de

    l'histoire, constitue l'argument dcisif qui dans la dtresse de l'exil peut autoriser

    l'esprance...

    Les Isralites "font ce qui est mal aux yeux de Yahv" (v.11) = ils sont idoltres.

    La "colre de Yahv s'enflamme contre eux" (v.14), c d que le rdacteur inter-

    prte les malheurs qui s'ensuivent comme un chtiment divin.

    Ils "crient vers le Seigneur"

    Et celui-ci leur "envoie un sauveur" (v.16).

    Aprs l'intervention de celui-ci le peuple bnficie d'une priode de paix et de

    "repos".

    Lpreuve de la cohabitation

    Durant la priode qui spare la conqute de la royaut, ce schma se reproduit

    frquemment, mais le repentir des Isralites n'est jamais de longue dure et ils

    retombent dans leurs pchs. C'est la raison pour laquelle, selon le rdacteur, les

    nations trangres ont subsist parmi les Isralites et autour d'eux, menaant tou-

    jours leur scurit. La soi-disant conqute foudroyante de Josu, ranon de sa fidli-

  • t, n'tait que l'image idale le symbole d'une situation qui n'a jamais exist. Le livre des Juges ne laisse aucun doute l-dessus. Mais dans la perspective de son

    histoire du salut, le Deutronomiste interprte cette cohabitation force, dangereuse

    et difficile, avec les paens comme une "preuve" laquelle Yahv soumet les siens

    pour tester l'authenticit de leur foi et de leur attachement (3,4). La suite montre

    que les Isralites n'ont pas rsist cette preuve. Toute la priode des Juges n'est

    que succession d'infidlits, dtresse, repentir, action de salut, repos au cours du-

    quel le peuple "oublie" Yahv et retombe dans son pch. Les chiffres de dure que

    le rdacteur attribue ces priodes ont un sens symbolique. Pour suppler l'insuf-

    fisance de ses sources, il se sert du chiffre 40 qui signifie la dure d'une gnration

    en mme temps que celle de l'preuve.

    Thme prfrentiel : force de Dieu ou pouvoir des hommes

    Dans les histoires des diffrents Juges, le rdacteur retouche peu ses sources

    mais, outre quelques additions, on peut relever des thmes qu'il prfre parce qu'ils

    s'harmonisent avec sa thologie et que celle-ci s'en inspire. Soulignons par ex. l'pi-

    sode du tri opr parmi les guerriers de Gdon avant la grande campagne contre

    Madian (Jg 7,lss). Yahv qui combat pour Isral ne veut pas d'une arme trop puis-

    sante, trop sre d'elle-mme, qui pourrait tirer gloire de la victoire, comme tant la

    sienne propre. Aussi propose-t-il Gdon un critre de tri qui exclut d'abord tous

    ceux qui ont peur et, comme le nombre des guerriers est encore trop important, on

    cartera ensuite tous ceux qui manifestent un comportement trop dlicat... Le guer-

    rier des combats de Yahv doit tre capable de confiance totale, c.--d. apte as-

    sumer tous les risques, affronter toutes les conditions de vie sans garantie de force

    ni de confort autre que Yahv lui-mme. ( moins que ce ne soit simplement une

    manire originale de ne garder que le moins possible de guerriers!)

    L'pisode de la mort de Sisera, tu non par Baraq mais par une femme, Yal,

    sous sa tente, va dans le mme sens. Baraq n'a pas fait preuve de cette confiance

    inconditionnelle dans la parole de Yahv et dans la force de son intervention exige

    par la guerre sainte. Il a cherch des signes pour assurer sa conduite, alors que c'est

    simplement la prsence d'esprit, le courage d'une femme qui a remport la victoire

    finale (cf. Jg 4,17ss). Abimlek aussi est tu par une femme et le fait est prouv

    comme une honte par cet isralite dvoy, gagn aux coutumes cananennes

    (9,54).

    Une autre tradition apprcie du Deutronomiste est prcisment celle du refus

    de la royaut par Gdon et de l'apologue de Yotam, lors de l'investiture d'Abim-

    lek. C'est peut-tre le rdacteur qui s'est plu mettre dans la bouche de Yotam le

    vieil apologue hostile la royaut. L'isralite fidle au yahvisme ancestral ironise sur

    le pouvoir royal et en dnonce les dangers pour ceux qui s'y confient navement (Jg

    9,8-15).

    Dans la suite de l'histoire deutronomiste, on trouvera un pisode de porte ana-

    logue dans le deuxime rcit, dit antimonarchiste, de la demande d'un roi. Samuel

    se plait y numrer les inconvnients de la royaut. On sent ici la mfiance des

    traditions prophtiques du Nord l'gard du pouvoir absolu des rois, mfiance dont a

    hrit la tradition deutronomique pour qui seul le prophte est mdiateur de la

    volont de Yahv et lorgane de sa parole (cf. Dt 17,14ss et 18,9ss).

    Lappendice des Juges (Jg 18-21)

    Le rcit deutronomiste, aprs l'histoire de Samson, se continue dans le livre de

    Samuel. Le rdacteur n'a-t-il pas connu ou a-t-il volontairement omis d'intgrer dans

    sa synthse des traditions (favorables la royaut) ajoutes plus tard en appendice

    au livre des Juges par un compilateur sacerdotal ? Ces traditions, qui manent peut-

    tre des sanctuaires du royaume du Nord, Dan et Bthel, concernent d'une part la

    migration des Danites et la fondation du sanctuaire de Dan et, d'autre part, le crime

    commis Giba contre un lvite phramite et sa concubine, avec les graves sanc-

    tions qui s'ensuivirent contre Benjamin. La premire de ces traditions comporte un

    jugement ngatif sur le sanctuaire de Dan, qui abrite une idole deux fois vole, mais

  • se trouve cependant muni d'un authentique sacerdoce lvitique. La seconde raconte

    l'atroce histoire du crime commis par les Benjaminites de Giba et la vengeance

    dcide par la communaut des tribus. En ralit, cette poque, il ne s'agit proba-

    blement que d'Ephram et l'pisode tmoignerait une fois de plus de ses efforts

    imposer sa propre suprmatie. Un rdacteur de l'poque royale a largi la tradition

    primitive tout Isral. La vengeance prvue ne peut manquer d'aboutir la suppres-

    sion pure et simple de la tribu de Benjamin, puisqu'elle implique le refus, pour tout

    Isralite, de donner sa fille en mariage un Benjaminite. L'histoire comporte l'allu-

    sion prcieuse de vieilles coutumes rituelles cananennes adoptes par les Isra-

    lites, comme la fte des vendanges en automne et les orgies auxquelles elle donnait

    lieu. La raction d'Isral la perspective de la disparition de Benjamin tmoigne, aux

    yeux du rdacteur, du souci des tribus de conserver leur intgrit collective et leur

    unit: "Pourquoi faut-il qu'Isral ait ce malheur de se voir aujourd'hui priv d'une de

    ses tribus ?" (21,3). Il faut avouer que le souvenir historique du stratagme qui

    permit d'viter "ce malheur" tait difficilement intgrable dans l'histoire du salut telle

    que l'avait conue le Deutronomiste. Le rdacteur de ces traditions lui-mme

    prouve d'ailleurs le besoin d'en excuser le contenu, en soulignant trois reprises

    l'anarchie qui rgnait cette poque (17,7; 19,1; 21,25). La glose, favorable la

    royaut pourrait maner des milieux officiels des sanctuaires du Nord et ne corres-

    pond pas la thologie du Deutronomiste.

    4. La priode royale

    Discours dadieux de Samuel 1 Sm 12

    Les premiers chapitres de 1 Sm consistent en une ancienne composition littraire

    relative ce dernier. Samuel, la fois Juge et prophte, est, pour le Deutrono-

    miste, la figure intermdiaire qui conclut la priode des Juges et ouvre l'poque

    royale. Aussi le rdacteur met-il nouveau sur ses lvres un "discours-charnire" qui

    rpond toutes les exigences du genre (1 Sm 12). Il s'agit d'un discours d'adieux.

    Samuel, Juge, cde la place dsormais au roi, non sans protester de la loyaut avec

    laquelle il a accompli sa mission. En effet, en demandant un, roi, Isral a commis le

    dernier en date d'une srie dj longue de pchs. La premire partie du discours les

    rappelle en rsumant les tapes antrieures de l'histoire et les bienfaits de Yahv

    constamment renouvels. Le mal est fait. Yahv y a mme consenti. Ce mal n'est

    pourtant pas irrmdiable pour autant que le peuple et son roi ne s'cartent pas de

    Yahv pour tomber dans l'idoltrie. Evidemment, ce discours annonce de la sorte le

    dveloppement ultrieur de l'histoire et prpare sa fin. "Si vous commettez le mal,

    vous prirez, vous et votre roi" (1 Sm 12,25).

    Discours de Salomon 1 R 8,14ss

    La priode royale est relate en deux parties: une partie "ascendante" qui com-

    prend les rgnes de David et de Salomon jusqu' la conscration du Temple, et une

    partie "descendante", de Salomon l'exil. Entre les deux, la prire de Salomon au

    jour de la Ddicace marque le sommet de toute l'histoire antrieure. Elle clbre

    l'ultime accomplissement des promesses (1 R 8,14ss), depuis la sortie d'Egypte

    jusqu'au jour o Salomon a "construit la maison pour le Nom de Yahv", avec "un

    emplacement pour l'arche o est l'alliance que Yahv a conclue avec nos pres"

    (8,20-21). Il ne s'agit pas d'une mainmise sur "Celui que les cieux ne peuvent conte-

    nir" (v.27) car seul le "Nom" de Yahv y habite, c--d sa prsence agissante mais

    insaisissable. Le Temple est le lieu de l'change des fidlits entre Yahv et les siens,

    et tout spcialement entre Yahv et la dynastie davidique (v.25). Il est aussi le lieu

    o Yahv accueille le repentir de son peuple et pardonne (v. 30ss). Indpendamment

    mme de son existence matrielle, il est surtout la garantie de la disposition ter-

    nelle de Yahv pardonner. Pendant 1'exil un ultime rdacteur se plait le souligner

    (v. 41-51), insinuant ainsi que mme la priode dcadente qui s'ouvre ne saurait

    dboucher sur le dsespoir absolu.

  • Rflexion sur la chute de Samarie 2 R 17,7-23

    Le rdacteur poursuit ensuite la citation de ses sources, paralllement pour Juda

    et pour Isral, jusqu'au moment de la chute de Samarie, propos de laquelle il

    introduit un dernier chapitre de rflexion (2 R 17,7-23) qui dgage, toujours dans la

    mme perspective, le sens du dsastre et prpare la catastrophe plus dcisive en-

    core que sera la ruine de Jrusalem. Il numre les pchs d'idoltrie commis par les

    Isralites et rappelle les avertissements des prophtes et leurs exhortations obser-

    ver la loi de Mose. M-)ais " la poursuite de la vanit, les Isralites sont devenus

    vanit, l'imitation des nations d'alentour... " (v.15), et leur dispersion est la cons-

    quence invitable de leur conduite qui atteindra aussi Juda dans la mesure o il les

    imite (v.19). Ce commentaire est la dernire des "charnires" qui structurent l'his-

    toire deutronomiste.

    De la ruine lesprance 2 R 25,27-30

    la fin du rcit, les faits eux-mmes sont assez parlants. Leur suite confirmera

    l'interprtation que le rdacteur a applique toute l'histoire passe. Dj la rhabi-

    litation de Joyakin (en 561) Babylone annonce l'aurore d'un salut (2 R 25,27-30).

    Conclusion : bndiction et salut L'histoire deutronomiste, on le voit, n'est pas une histoire profane, une reconsti-

    tution du pass aussi fidle que possible, pour le faire chapper l'oubli. Elle est

    bien plus une thologie, une rflexion sur Dieu partir des faits historiques rinter-

    prts. Elle cherche rpondre au problme pos par le "fonctionnement" de la

    Parole de Dieu dans l'histoire humaine: une parole ambigu, qui sauve ou qui d-

    truit.

    L'observance de la Loi promulgue par Yahv assure la "bndiction", c d le re-

    pos, la tranquillit, le bien-tre, la paix. Son mpris, en revanche, dclenche la "ma-

    ldiction": guerre, famine, maladie... La mme Loi construit ou dtruit suivant qu'on

    y est fidle ou non. Cette exprience est exprime avec force par le Deutronomiste.

    Mais la Parole de Dieu est aussi Evangile, c--d promesse et annonce de salut qui

    traverse l'histoire en une succession caractristique d'vnements marqus par le

    besoin, l'appel au secours et l'intervention divine. La "bndiction" entrane par la

    docilit la Loi est une uvre constante, pour autant qu'on la mrite. Tandis que le salut est ponctuel et suppose un dialogue entre l'homme et Dieu. La jouissance

    goste de la bndiction et des scurits qu'elle apporte risque toujours d'engendrer

    l'apostasie, l'oubli du partenaire. C'est le drame d'Isral sdentaris tel que le d-

    noncent les prophtes. Leurs jugements proclament la maldiction. Dsormais l'an-

    nonce du salut va intgrer la ralit du pch et l'acte sauveur prend la forme du

    pardon, qui restaure la bndiction.

    L'histoire biblique est essentiellement une histoire du salut: "une succession

    d'vnements faonns par l'intervention continue d'une parole de Dieu qui juge et

    sauve et qui les conduit l'accomplissement" (v. Rad I, 298). Le premier pisode de

    cette histoire du salut est la libration d'Egypte qui constitue le noyau du Penta-

    teuque, fond ds lors sur l'action de grce. En revanche, toute l'histoire deutrono-

    miste suppose la longue exprience de l'poque royale avec ses apostasies et les

    violences de la contestation prophtique; elle est fonde sur une prise de conscience

    de culpabilit, partir des vnements qui ont confirm la justesse des accusations

    des prophtes, et elle repose essentiellement sur la confession des pchs (cf. Wes-

    terman, Dieu et l'AT, 41ss). Elle comporte aussi l'affirmation qu'en tout ce drame de

    la "maldiction", Yahv n'a manqu en rien. Isral s'est soustrait la bndiction par

    sa propre faute. Yahv, au contraire, demeure fidle sa Parole, donne David par

    l'entremise de Nathan et qui traverse l'histoire sans se dmentir. La thologie deut-

    ronomiste comporte une dimension messianique. Pour le rdacteur, David est le seul

    exemple du roi parfaitement fidle, dont dpend la "bndiction" pour tout le peuple.

    L'infidlit gnrale de tous ses successeurs explique l'effondrement de la nation,

  • mais la promesse de Yahv demeure cependant ouverte vers un accomplissement

    possible, par-del les bouleversements de l'histoire.