les évolutions institutionnelles et théoriques de la psychiatrie française entre 1838 et 1914

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Communication Les e ´ volutions institutionnelles et the ´ oriques de la psychiatrie franc ¸aise entre 1838 et 1914 The institutional and theoretical evolutions of psychiatry in France between 1838 and 1914 Thierry Haustgen CMP, secteur 93 G 10, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France Annales Me ´ dico-Psychologiques 172 (2014) 45–51 INFO ARTICLE Mots cle ´s : Alie ´ nation mentale Antipsychiatrie Asile Chronicite ´ Criminologie Hygie ` ne sociale Loi de 1838 Re ´ volution Service ouvert Keywords: Antipsychiatry Asylum Chronicity Criminology Hygiene 1838 Law Mental alienation Open-door Revolution RE ´ SUME ´ Le texte de 1838, « loi de philanthropie et de police ge ´ne ´rale », est la re ´ sultante de compromis entre philosophie « doctrinaire » de la monarchie de Juillet (Royer-Collard), gestion politique des questions de socie ´ te ´ et contraintes de la se ´ curite ´ publique. La loi sur les alie ´ ne ´ s repose sur la pre ´e ´ minence de l’isolement par rapport a ` l’interdiction judiciaire (Esquirol, Falret), sur des pre ´ occupations de centralisation administrative (ro ˆle de l’inspecteur ge ´ ne ´ ral Ferrus) et de gestion financie ` re, sur le souci de pre ´ venir les se ´ questrations arbitraires, sur une premie ` re reconnaissance du ro ˆ le des me ´ decins d’asiles et sur une certaine me ´ fiance envers les e ´ tablissements prive ´ s, surtout religieux. Mais les e ´ tablissements de ´ partementaux sont pour la plupart e ´ difie ´ s dans la seconde moitie ´ du XIX e sie ` cle, a ` l’e ´poque de la Re ´ volution industrielle, sans tenir compte des mutations sociales qui s’ope ` rent alors, d’ou ` le de ´ veloppement de la chronicite ´ asilaire. Plusieurs alie ´ nistes font partie des assemble ´ es de la II e Re ´ publique (Tre ´ lat) et de la III e Re ´ publique (Bourneville). La plupart n’e ´ tablissent aucune corre ´ lation entre re ´ volutions du XIX e sie ` cle et augmentation des troubles mentaux. Ils ne portent pas non plus en ge ´ ne ´ ral de diagnostic psychiatrique chez les insurge ´s de 1848 ou de la Commune de 1871. Dans la de ´ cennie 1860, plusieurs affaires d’internements suppose ´ s arbitraires (Sandon, Garsonnet) conduisent aux premie ` res contestations politiques de la loi de 1838. Une dizaine de projets de re ´ forme sont propose ´s entre 1870 et 1912 (Gambetta, Roussel, Bourneville, Dubief, Strauss). Centre ´ s sur la judiciarisation des proce ´ dures d’internement et la suppression des asiles prive ´s, ils n’aboutissent pas. Mais des consultations externes sont mises en place dans les ho ˆpitaux (Magnan) et des expe ´ riences de services « ouverts » sont re ´ alise ´ es, soit en milieu asilaire (Marandon de Montyel), soit en ho ˆpital ge ´ ne ´ ral (Re ´ gis, Ballet). Les concepts d’he ´re ´ dite ´ (Lucas, 1847) et de de ´ ge ´ ne ´ rescence (Morel, 1857) se propagent de la me ´ decine mentale a ` l’ensemble de la me ´ decine. L’expertise psychiatrique se de ´ veloppe (circulaire Chaumie ´, 1905) et le ro ˆle social des alie ´ nistes s’affirme (Bourneville, Toulouse). ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. ABSTRACT The text of 1838, ‘‘law of philanthropy and general police’’, results of compromises between the ‘‘Doctrinaire’’ philosophy of the monarchy of July (Royer-Collard), the political management of social problems and the obligations of public security. It is marked by preeminence of isolation from judicial interdiction (Esquirol, Falret), administrative centralization (general inspector Ferrus), care of financial gestion, prevention of the arbitrary sequestrations, recognition of the asylum physicians and suspicion on the private asylums, often religious. But the departmental establishments destined to the insane are been generally built in the second half of the 19th century, at the time of the industrial Revolution, without consideration to social mutations that operate then, from which results the development of the asylum chronicity. Several French alienists play a political part in the parliaments of the 2nd (Tre ´ lat) and of the 3rd Republic (Bourneville). Most do not establish correlations between the increase of the insane Adresse e-mail : [email protected] Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com 0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.11.009

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Page 1: Les évolutions institutionnelles et théoriques de la psychiatrie française entre 1838 et 1914

Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 45–51

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

Communication

Les evolutions institutionnelles et theo

riques de la psychiatrie francaise entre 1838 et 1914

The institutional and theoretical evolutions of psychiatry in France between 1838

and 1914

Thierry Haustgen

CMP, secteur 93 G 10, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France

I N F O A R T I C L E

Mots cles :

Alienation mentale

Antipsychiatrie

Asile

Chronicite

Criminologie

Hygiene sociale

Loi de 1838

Revolution

Service ouvert

Keywords:

Antipsychiatry

Asylum

Chronicity

Criminology

Hygiene

1838 Law

Mental alienation

Open-door

Revolution

R E S U M E

Le texte de 1838, « loi de philanthropie et de police generale », est la resultante de compromis entre

philosophie « doctrinaire » de la monarchie de Juillet (Royer-Collard), gestion politique des questions de

societe et contraintes de la securite publique. La loi sur les alienes repose sur la preeminence de

l’isolement par rapport a l’interdiction judiciaire (Esquirol, Falret), sur des preoccupations de

centralisation administrative (role de l’inspecteur general Ferrus) et de gestion financiere, sur le souci

de prevenir les sequestrations arbitraires, sur une premiere reconnaissance du role des medecins d’asiles

et sur une certaine mefiance envers les etablissements prives, surtout religieux. Mais les etablissements

departementaux sont pour la plupart edifies dans la seconde moitie du XIXe siecle, a l’epoque de la

Revolution industrielle, sans tenir compte des mutations sociales qui s’operent alors, d’ou le

developpement de la chronicite asilaire. Plusieurs alienistes font partie des assemblees de la

IIe Republique (Trelat) et de la IIIe Republique (Bourneville). La plupart n’etablissent aucune correlation

entre revolutions du XIXe siecle et augmentation des troubles mentaux. Ils ne portent pas non plus en

general de diagnostic psychiatrique chez les insurges de 1848 ou de la Commune de 1871. Dans la

decennie 1860, plusieurs affaires d’internements supposes arbitraires (Sandon, Garsonnet) conduisent

aux premieres contestations politiques de la loi de 1838. Une dizaine de projets de reforme sont proposes

entre 1870 et 1912 (Gambetta, Roussel, Bourneville, Dubief, Strauss). Centres sur la judiciarisation des

procedures d’internement et la suppression des asiles prives, ils n’aboutissent pas. Mais des

consultations externes sont mises en place dans les hopitaux (Magnan) et des experiences de services

« ouverts » sont realisees, soit en milieu asilaire (Marandon de Montyel), soit en hopital general (Regis,

Ballet). Les concepts d’heredite (Lucas, 1847) et de degenerescence (Morel, 1857) se propagent de la

medecine mentale a l’ensemble de la medecine. L’expertise psychiatrique se developpe (circulaire

Chaumie, 1905) et le role social des alienistes s’affirme (Bourneville, Toulouse).

� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

The text of 1838, ‘‘law of philanthropy and general police’’, results of compromises between the

‘‘Doctrinaire’’ philosophy of the monarchy of July (Royer-Collard), the political management of social

problems and the obligations of public security. It is marked by preeminence of isolation from judicial

interdiction (Esquirol, Falret), administrative centralization (general inspector Ferrus), care of financial

gestion, prevention of the arbitrary sequestrations, recognition of the asylum physicians and suspicion

on the private asylums, often religious. But the departmental establishments destined to the insane are

been generally built in the second half of the 19th century, at the time of the industrial Revolution,

without consideration to social mutations that operate then, from which results the development of the

asylum chronicity. Several French alienists play a political part in the parliaments of the 2nd (Trelat) and

of the 3rd Republic (Bourneville). Most do not establish correlations between the increase of the insane

Adresse e-mail : [email protected]

0003-4487/$ – see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.11.009

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and the revolutions of the 19th century. They do not also generally give psychiatric diagnosis about the

insurgents of Paris 1848 and 1871 Revolutions. During the 1860 decade, several lawsuits of presumed

arbitrary sequestrations (Sandon, Garsonnet) come to the first political criticisms of the 1838 law. About

ten projects of reform of this law are elaborated between 1870 and 1912 (Gambetta, Roussel, Bourneville,

Dubief, Strauss). They emphasize on the intervention of the justice in the psychiatric internments and on

the suppression of private asylums, but do not end in. Ambulatory consultations (Magnan) and ‘‘opened’’

departments are however organized, either in asylums (Marandon de Montyel), or in general hospitals

(Regis, Ballet). The concepts of heredity (Lucas, 1847) and of degeneracy (Morel, 1857) spread from

psychiatry to general medicine. The forensic psychiatry expands with the increasing roll of medical

experts (Chaumie circular, 1905) and the social implication of the alienists develops during the same

time (Bourneville, Toulouse).

� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

T. Haustgen / Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 45–5146

1. Introduction

Quelques mois apres le coup d’Etat de Louis-NapoleonBonaparte, le preambule du reglement de la Societe medico-psychologique proclamait (1852) qu’agitation politique et progresscientifique etaient incompatibles [18], ce qui pouvait apparaıtrecomme une condamnation implicite du regime republicain. Vingtans plus tard, peu apres l’ecrasement de la Commune de Paris(1871), l’alieniste Legrand du Saulle affirmait, devant la memesociete, que, pour un medecin, la politique n’existait pas [11]. LouisBlanc avait pourtant ecrit en 1844 que la loi de 1838 « mettait a lamerci du pouvoir administratif la liberte de tout individu suspectd’alienation mentale » [16], tandis que Leon Gambetta expliquaiten mars 1870, devant le Corps legislatif du Second Empire,l’augmentation du nombre des internes par le fait que « la maladiementale semble etre la maladie du siecle » [11].

Nous situerons donc notre expose autour de cette loi de 1838,qui va rester en vigueur plus d’un siecle et demi, a travers unemonarchie, un empire et quatre republiques. Nous envisageronssuccessivement son elaboration, sa fonction dans les bouleverse-ments politiques du XIX

e siecle, sa contestation et ses projets dereforme, jusqu’a la veille du premier conflit mondial. Nous verronschemin faisant se preciser et s’affirmer, autour et parfois contre cetexte legislatif, la discipline psychiatrique et ses representants.

2. La loi du 30 juin 1838 : genese et application

« Loi de philanthropie et de police generale » selon une formuledu Journal des Debats (1837), souvent reprise par la suite, le texte de1838 tente de concilier des preoccupations apparemment contra-dictoires d’assistance et de securite. Elle se situe au carrefour desnotions de soin medical et d’administration publique, d’ou lesaccents mis sur les aspects financiers dans les circulairesd’application [27]. Mais elle marque aussi la victoire des alienistessur les hommes de loi et sur le clerge dans la gestion et la prise encharge des malades mentaux [16]. Reprenons ces differentes lignesde force.

2.1. Le role de la philosophie « doctrinaire »

Le projet de loi a ete mis au point par la bureaucratie d’unregime de monarchie censitaire, non democratique, mais danslequel le catholicisme n’etait plus depuis 1830 la religion de l’Etat.Il avait pour but de concilier les notions de liberte individuelle et decontrole social. C’est alors le groupe des « doctrinaires », con-servateurs et liberaux, qui domine le Parlement et l’Universite. Sesprincipaux representants sont, d’une part, les philosophes Pierre-Paul Royer-Collard (1763–1845) et Victor Cousin (1792–1867),d’autre part, le ministre Francois Guizot (1787–1874) [36]. Cegroupe s’oppose a la fois aux materialistes « sensualistes », heritiersde la philosophie des Lumieres du XVIII

e siecle (Georges Cabanis,

Auguste Comte) et aux contre-revolutionnaires clericaux renversesen 1830, partisans du droit divin et du retour a la monarchieabsolue d’Ancien Regime.

Les « doctrinaires » preconisent quant a eux une forme demonarchie constitutionnelle, de despotisme eclaire, mais qui nes’appuie pas sur l’Eglise catholique. Royer-Collard est issu d’unefamille janseniste. Guizot est protestant et fait partie de la Societe

de morale chretienne, fondee en 1821, qui recommande la gestionpolitique des problemes sociaux comme alternative a la bienfai-sance et aux œuvres de charite.

Plusieurs ministres de l’Interieur successifs des debuts de lamonarchie de Juillet sont a l’origine du projet gouvernemental deloi sur les alienes [27,36]. Antoine d’Argoult (1782–1858) effectueen septembre 1833 une enquete aupres des prefets sur le nombredes internes et leur prise en charge financiere (prix de pension, roledes communes et des departements, alienes indigents). AdolpheThiers (1797–1877) programme dans une circulaire de juin1835 un texte de loi pour preciser le role de l’autorite adminis-trative dans les internements et l’evaluation des depensesafferentes dans les budgets departementaux. Il nomme en octobre1835 le medecin de Bicetre Guillaume Ferrus (1784–1861), connupour son anticlericalisme, au poste nouvellement cree d’inspecteurgeneral des maisons d’alienes. Adrien de Gasparin (1783–1862),ancien prefet du Rhone ou il a reprime l’insurrection lyonnaise de1834, presente le projet aux chambres en janvier 1837. Dans sonRapport au Roi sur les hopitaux, il precise sa double intention :« Soulager la plus affligeante des infirmites humaines » et« preserver la societe des desordres que ces malades peuventcommettre ». Les debats, a la chambre des deputes, puis a lachambre des pairs, vont durer 18 mois. Leurs proces-verbaux fontplus de 1000 pages. La loi sera promulguee sous un nouveauministre de l’Interieur, Camille de Montalivet (1801–1880).

2.2. Le conflit avec l’autorite judiciaire

Dans les annees 1820, les debats entre alienistes et hommes deloi sur la monomanie homicide etaient restes sans vainqueur. Onn’avait pas reussi a etablir qui, du medecin ou du juriste, decideraitde l’irresponsabilite penale des delinquants. Les alienistes avaientacquis une reputation de materialistes, contre les partisans du librearbitre. Une question medico-legale restait en suspens : unmagistrat doit-il prononcer l’interdiction de tout aliene avant soninternement ? Repondre par l’affirmative revenait a dire qu’uneprocedure judiciaire devait preceder toute admission dans unetablissement specialise. C’etait la pratique courante en province,mais pas a Paris. Les medecins ne jouaient aucun role officiel dansle prononce des jugements d’interdiction, ce que deploraitl’alieniste Brierre de Boismont en 1829 [16].

Pour rompre le lien entre justice et hospitalisation psychia-trique, Esquirol presente en 1832 devant l’Institut de France satheorie de l’isolement [13]. Elle fait du placement dans un

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etablissement de soins eloigne du milieu de vie habituel l’axe de latherapeutique morale des alienes. Ce concept d’isolement derivede la psychologie « sensualiste » du XVIII

e siecle, representee parCondillac, Cabanis et les « ideologues » (partisans de la science desidees). En modifiant l’environnement, on rompt le cercle vicieuxd’une « sensibilite pervertie », on favorise des sensations nouvelleset on retablit l’association des idees chez le malade, prelude a laconvalescence, puis a la guerison [16].

Or l’isolement concerne uniquement la sante de l’aliene, et nonses finances, comme l’interdiction. C’est une technique exclusive-ment medicale, qui permet de contourner l’intervention de lajustice, comme l’ecrira Falret en 1837. Elle autorise par ailleurs uneprise de decision rapide, une intervention soignante en urgence, alaquelle s’oppose la complexite des procedures judiciaires. Il n’estdonc pas surprenant que le principal opposant au projet de loi soitun juriste, le depute Isambert, qui met en avant le principe de laseparation des pouvoirs. Mais le ministre Gasparin reprend a soncompte le terme d’isolement dans son preambule et dans le coursdes discussions : « Les mesures relatives a l’isolement demandentordinairement une extreme celerite, une prudence, une discretion,qui se concilient difficilement avec la lenteur des formesjudiciaires » [16].

2.3. Les grandes orientations du texte de loi

L’article 1er edicte que chaque departement est tenu d’avoir un« etablissement public specialement destine a recevoir et a soignerles alienes ». Les etablissements prives peuvent passer contrat avecle departement, mais sont soumis a autorisation. L’inspectiongenerale jouera un role cle dans celle-ci, ce que ne manque pas desouligner pendant les discussions le depute catholique Monta-lembert. La nature des soins n’est pas precisee. Le role du medecinapparaıt toutefois explicitement dans la redaction des certificatsd’admission, de 24 heures et de quinzaine des placementsvolontaires. L’isolement a gagne sa joute contre l’interdiction.L’ordonnance du 18 decembre 1839 precisera ce qu’elle recouvre :« Le traitement de l’alienation mentale comporte des soins toutparticuliers, un regime aussi bien moral que physique, qui exigeimperieusement que le medecin puisse ordonner, avec unecertaine independance, toutes les dispositions qu’il juge propresa rendre le malade a la raison » [27]. Un premier corps de medecinshospitaliers, fonctionnaires departementaux, va pouvoir se mettreen place.

Alors qu’Esquirol avait preconise en 1818 un systeme d’asilesregionaux, dont la geographie se superposait a celle des coursd’appel [13], la prise en compte de l’echelon departemental en1838 traduit la preeminence de l’autorite administrative pre-fectorale. Les roles du ministere de l’Interieur et de l’InspectionGenerale sont les signes de la centralisation, au detriment du roledes communes, qui va egalement conditionner la nomination desmedecins des asiles depuis la capitale (souvent des elevesd’Esquirol).

Les placements d’office ne comprennent pas a l’origine decertificat medical, mais renforcent le pouvoir administratif audetriment de celui des familles, toujours selon les conceptionsd’Esquirol : « Les alienes guerissent rarement au sein de leurfamille », notait-il en 1832 [13]. Les nombreuses procedures decontrole, les visites des autorites, ont de toute evidence pour but deprevenir les sequestrations arbitraires imputees a l’Ancien Regime,notamment dans les maisons religieuses. Le legislateur se mefiemanifestement des asiles prives [21].

Isolement, centralisation, controle et medicalisation, conjuguesa un certain anticlericalisme, sont donc les lignes de forcepolitiques du texte. Les alienistes ont joue un role important dansl’argumentaire gouvernemental, surtout Falret, auteur d’unebrochure (1837) insistant sur la specialisation des etablissements,

contre la mixite avec les hopitaux generaux et contre la segregationdes incurables et des chroniques par rapport aux malades aigus. Enrevanche, dans une autre brochure plus tardive (1838), Esquirolcritique la multiplicite des visites et des controles [16,27].

2.4. La construction des asiles

Lors du vote de la loi, 48 departements francais etaientdepourvus d’etablissements susceptibles d’accueillir les alienes[16]. Seuls 13 ou 14 etablissements specialises se trouvaient enmesure de fonctionner comme asiles publics [7]. Douze ou13 maisons religieuses, concentrees en Normandie, en Bretagne,dans l’Est et le Massif Central, pouvaient heberger les maladesmentaux [16]. Les autres structures – quartiers d’hospices, depotsde mendicite, maisons de force – n’etaient guere adaptees a la priseen charge des alienes telle que la loi l’envisageait.

La situation changea peu durant les 15 ans qui suivirent. Entre1838 et 1852, seuls trois nouveaux asiles sont edifies, tandis quequatre autres sont transformes [7]. C’est seulement sous le SecondEmpire et au debut de la IIIe Republique que les etablissementsspecialises ont ete construits, alors que le decret decentralisateurdu 25 mars 1852 faisait passer a l’echelon des prefets lesattributions du ministere de l’Interieur concernant les asiles, enparticulier la nomination de leurs medecins et les prerogatives del’inspection generale [21].

Dans la region parisienne, le programme d’edification est le faitde l’ancien medecin directeur d’Auxerre, Henri Girard de Cailleux(1814–1884), pour lequel le prefet Haussmann cree en 1860 leposte d’inspecteur general des asiles de la Seine. On lui doitl’ouverture en 1867 de Sainte-Anne, Ville-Evrard et Vaucluse. En1874, sur un total de 104 etablissements, on comptait 46 asilespublics, 18 quartiers d’hospices et 40 asiles prives, soit religieux,soit appartenant a des particuliers [7].

Dans l’intervalle, la France a connu une mutation economiquesymbolisee par la revolution industrielle, l’urbanisme, l’avenementdes usines, des chemins de fer et du libre-echange. Or les asiles ontete edifies sur un modele completement oppose : culture agricoleextensive, situation a l’ecart des villes, main-d’œuvre non qualifiee,faible rentabilite, economie fermee autarcique [21]. La populationdes alienes y croıt rapidement, passant d’environ 10 000 en 1838 aenviron 50 000 en 1880 [27]. La taille des etablissements depassealors de beaucoup les projets initiaux, atteignant jusqu’a1200 patients, alors qu’Esquirol recommandait de ne pas depasser200 [13]. La conjonction d’un anachronisme economique et dugonflement des effectifs des malades internes va se reveler unobstacle majeur a toute perspective de reinsertion a l’exterieur.L’une des consequences en sera la chronicite asilaire de la fin duXIX

e siecle [21].

3. Les alienistes et la repression politique

3.1. Le role politique des medecins d’asiles

Les courants de pensee sous-jacents a la psychiatrie duXIX

e siecle opposent les materialistes positivistes aux spiritualistesmetaphysiciens [16,18]. Les premiers se rattachent a la philosophiedes Lumieres, au « sensualisme » et a l’« ideologie ». Ils se situentpolitiquement a gauche. Partisans de l’origine organique destroubles mentaux, ils croient a l’efficacite aussi bien du traitementmoral que des therapeutiques physiques, en vertu d’une sorte deprincipe de reciprocite psychophysiologique. A l’inverse, lesspiritualistes s’appuient sur la philosophie de Maine de Biran(1766–1824), sont politiquement conservateurs et mettentl’accent sur les facultes de l’ame, le libre arbitre, le role de lareligion, la « psychologie », terme antagoniste d’« ideologie », repris

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du vocabulaire des Eglises reformees par Charles Bonnet auXVIII

e siecle, puis par les philosophes « doctrinaires », inspirateurs dela loi de 1838 (Cousin, Jouffroy).

La majorite des alienistes francais appartiennent au groupe desmaterialistes, ce qui explique leur faible audience gouvernemen-tale pendant la decennie 1820, periode ultraroyaliste et clericale dela Restauration, les debats houleux autour de la monomanie etl’absence de realisation des projets figurant dans le rapportd’Esquirol en 1818 [13]. Seuls Alexandre Brierre de Boismont(1797–1881) et a partir de 1830 Jean-Pierre Falret (1794–1870)appartiennent au clan spiritualiste [16,18,25]. Esquirol estmonarchiste constitutionnel, affilie a une loge maconniqueparisienne [15]. Il doit attendre la Revolution de 1830 pourretrouver une influence politique.

Sous Louis-Philippe, paraıt le premier numero des Annales

Medico-Psychologiques (1843), revue professionnelle dont le nomindique qu’elle cherche a faire le lien entre les courantsmaterialistes et spiritualistes [18]. Mais, sous Napoleon III, lespiritualisme, appuye sur un catholicisme offensif, redevient laphilosophie officielle, d’ou des discussions animees entre« physiologistes » (Moreau de Tours, B.A. Morel) et« psychologues » (Adolphe Garnier, Paul Janet). Les premiers sontdes medecins, les seconds des philosophes [11,18].

Plusieurs alienistes ont joue un role politique a partir de 1848.Alors que Louis Delasiauve et Prosper Lucas echouent cette annee-la aux elections legislatives, Louis-Francisque Lelut (1804–1877)devient depute conservateur de la Haute-Saone jusqu’en 1863.Rallie a Napoleon III, il perd son siege sous l’Empire liberal [25].Ulysse Trelat (1795–1879), ancien carbonaro, emprisonne sousLouis-Philippe, est elu quant a lui depute du Puy-de-Dome. Ildevient ministre des Travaux Publics au debut de la IIe Republique,doit prononcer la dissolution des ateliers nationaux, puisdemissionner peu avant le declenchement des sanglantes journeesde juin 1848. Ce « revolutionnaire du genre sentimental et reveur »(Tocqueville), « republicain speculatif et medecin philanthrope »(Remusat), se retrouve menace, en 1871, par une bande deCommunards venus envahir la Salpetriere et n’aurait du son salutqu’a l’intervention de ses malades [25,26,31,36]. Toujours sous laCommune, Charles Lasegue (1816–1883), partisan du SecondEmpire, est demis de son poste au depot des alienes de laprefecture de police, tandis que Jules Falret (1824–1902) combatles insurges a Vanves. Lasegue proteste en 1874 contre lasuppression des presentations de malades a l’hopital Sainte-Annepar le gouvernement Mac-Mahon, a la suite d’une campagne depresse [16]. Au debut de la IIIe Republique, Desire Bourneville(1840–1909), franc-macon comme Cabanis et Esquirol, tresanticlerical, est conseiller municipal de Paris de 1876 a 1883, puisdepute radical de 1883 a 1890 [15,25].

3.2. Folie, civilisation et revolutions

Les alienistes ont-ils formule des theories sur les rapports entremaladie mentale et insurrection ? Pour Pinel, les « evenements dela Revolution » sont l’une des quatre causes principales del’alienation, surtout du fait de leurs consequences economiques[26]. Mais la plupart de ses successeurs sont plus nuances, optentvolontiers pour une action differee des bouleversements politiquessur l’eclosion delirante. C’est la these d’Esquirol, qui expliquerait larelative stabilite du nombre des alienes dans les mois qui ont suivila Revolution de 1830 [13]. De meme, Baillarger et Morel, commeGriesinger en Allemagne, ne croient pas a une augmentation deschiffres de l’alienation apres 1848 [26].

Trelat aurait alors confie a Tocqueville que Barbes et Blanquietaient des « fous ». Mais seuls Brierre de Boismont et Belhommefils, qui dirigent des maisons privees a Paris, mettent en avant unemajoration des entrees dans les suites des revolutions de fevrier,

puis juin 1848. Brierre de Boismont reste egalement assez isolelorsqu’il croit voir en 1871 des malades mentaux parmi lesinsurges de la Commune, avec le medecin Georges Clemenceau, quievoque quant a lui dans sa correspondance « le phenomenepathologique qu’on pourrait appeler le delire du sang » et le« souffle de folie (qui) paraissait avoir passe sur cette foule » [12]. Al’oppose, les statistiques de Magnan et de Legrand du Saulleetablissent que le nouvel hopital Sainte-Anne et le depot desalienes de la prefecture de police (devenu l’annee suivantel’Infirmerie speciale) ont recu moins d’alienes pendant la Com-mune que durant la periode precedente [25,26].

La these qui domine alors est plutot celle de l’influence desmœurs, du mode de vie et de la civilisation sur le developpementde la folie. Le Traite des degenerescences de Morel [24], paru en1857, attribue au milieu et a l’environnement un role dans ledeclenchement des troubles d’importance egale a celui des causesphysiques [2,6]. Climat, conditions de logement, profession ethabitudes alimentaires produisent des variations maladivestransmises hereditairement dans les differents groupes humains.L’alieniste commence a assumer un role d’hygieniste social, surfond de conceptions lamarckiennes d’heredite des caracteresacquis.

Ces preoccupations prophylactiques ne concernent pas seule-ment les milieux defavorises, les populations ouvrieres exposees ala corruption des mœurs dans les grandes villes [19]. Trelat insistesur le poids de l’alienation hereditaire dans la classe dominante :« Ce sont les plus riches et les plus titres qui trompent le mieux [. . .].Les ouvriers connaissent souvent fort peu les familles aveclesquelles ils s’allient et l’on sait quelle dissimulation les classeselevees opposent, en pareille matiere, aux questions qui leur sontfaites » [34]. Au debut du XX

e siecle, l’alieniste Alexandre Cullerre(1849–1934) denonce quant a lui les tares de l’aristocratiedegeneree, entretenues par les alliances consanguines [8].

3.3. La premiere « antipsychiatrie » des annees 1860

Si certains opposants politiques, comme Honore Daumier, onteu l’opportunite de purger leur peine dans des maisons de santeprivees sous la monarchie de Juillet [26], il faut attendre le milieudu Second Empire pour voir surgir les premieres « affaires »d’internements presumes arbitraires, dont les victimes supposeespublient le recit. Une serie de decrets relachent la censure de lapresse en 1860 et 1861 [16]. Les ecrits des internes glissent de lamise en cause du bien-fonde de leur hospitalisation vers lacontestation de la loi de 1838 dans son ensemble. Parallelement,quelques medecins s’interrogent sur d’eventuelles violations deslibertes individuelles lors de son application [11].

Un membre de la Societe medico-psychologique, Henry deCastelnau, critique ainsi devant l’Academie de medecine en1859 l’automaticite des jugements d’interdiction chez les maladesinternes, qui ne figure pourtant pas dans le texte legislatif. Lemedecin directeur de l’asile de Dijon, Daniel Brunet, proteste quanta lui en 1863 contre la toute-puissance d’un simple certificatmedical pour enfermer durablement un individu. Une infirmierede l’asile de Chalons-sur-Marne, Aline Lemaire, adresse en 1866 aplusieurs journaux une petition denoncant l’« omnipotencemedicale » et la sequestration indefinie des patients. L’alienisteanticlerical Delasiauve attribue cette initiative, dont il critique lebien-fonde, a l’aumonier de l’asile. Le Dr Leopold Turck (1797–1887), qui n’est pas alieniste, fait parvenir en 1865 une petition auSenat imperial, alleguant mauvais traitements, travail force etsous-alimentation dans les asiles, generateurs de chronicite [11].

Puis paraissent les premiers temoignages de patients internes. Ils’agit tous d’anciens malades de Charenton. Leon Sandon, avocathospitalise en 1865, alors qu’il detenait des lettres compromet-tantes ecrites par le directeur de cabinet de Napoleon III, publie a sa

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sortie un Plaidoyer [. . .] contre les medecins Tardieu, Blanche,

Parchappe, Foville, Baillarger et Mitivie, qu’il presente comme des« assassins de police » et de « miserables esclaves du pouvoir ». Sesrecriminations sont appuyees dans la presse par le journaliste EliasRegnault, le meme qui 37 ans plus tot avait attaque la monomaniehomicide de Georget ! En 1913, Dide classera Leon Sandon parmiles revendicateurs, idealistes passionnes de la justice a caractereegocentrique pessimiste.

Selon Robert Castel [3], le premier veritable antipsychiatreserait le maıtre de conferences a l’ecole normale Eugene Garsonnet,qui a effectue deux sejours a Charenton. Il publie en 1869 : La loi des

alienes. Necessite d’une reforme. Il deplore que seule sa conditionsociale lui ait permis d’echapper a un enfermement a vie : « Choseetrange, on a permis a la medecine alieniste de faire une loi, on n’apas songe a lui demander si elle avait une science. »

Auguste du Puyparlier, un officier superieur place par sa femmeen 1870, toujours a Charenton, fait paraıtre quant a lui unpamphlet quelques mois apres son evasion [17] : Regime des alienes

en France [. . .] Crimes preparatoires au-dehors, vols, dilapidations,

actes arbitraires, abus administratifs organises au-dedans. Il pretendavoir ete drogue avant son transfert. Il s’attaque nommement auxredacteurs du certificat de placement (Rousselin et Lunier), a celuidu certificat immediat (Calmeil) et aux auteurs de l’expertise ayantconclu a son maintien (Blanche, Motet et Tardieu).

4. Les contestations de l’asile

4.1. Les projets de reforme de la loi de 1838

Entre la fin du Second Empire et la veille de la Premiere Guerremondiale, une dizaine de projets de reforme de la loi de 1838 ontvu le jour. Ils ont tous echoue, apres une navette entre la Chambredes deputes et le Senat. Fecondes par la vague « antipsychiatrique »des annees 1860, ils ont eu pour axes principaux la remise en causedu statut des asiles prives et l’intervention des autorites judiciairesdans les placements, deux themes qui avaient deja joue un rolemajeur dans les discussions de 1838, posant les questions plusvastes de l’anticlericalisme et de la place des medecins dans lesprocedures d’internement. Au meme moment, Bourneville menaita bien une politique de laıcisation des hopitaux, avec notamment lacreation des premieres ecoles d’infirmieres [16].

En 1870, peu avant la chute de Napoleon III, Leon Gambettadepose devant la Chambre un « invraisemblable projet qui n’avaitd’autre but que de flatter l’opinion publique », selon Desruelles[10]. Au certificat medical de placement, il propose l’alternatived’un jury compose d’un magistrat, d’un notaire, d’un avocat, d’unjuge de paix, d’un medecin et d’un conseiller municipal, pourdecider de chaque admission et de chaque sortie. La guerre nepermit pas a cette etrange proposition d’etre discutee.

Deux ans plus tard (1872), le medecin et depute de la gaucherepublicaine Theophile Roussel (1816–1903), membre de laSociete medico-psychologique, initiateur de la legislation surl’ivresse publique et les enfants en nourrice, depose a son tourdevant l’Assemblee nationale une tentative de revision. Elle amenela mise en place d’une commission parlementaire dont les travauxn’aboutissent pas. Une nouvelle commission extraparlementaire,presidee cette fois par Bourneville, conduit le gouvernement adeposer en 1882 un autre projet, cette fois a la chambre haute.Lorsqu’il le presente sous une forme legerement modifiee en 1884,Roussel preconise le maintien des asiles religieux, mais la creationde quartiers de placement provisoire pour cinq jours d’observation(evoquant les 72 heures de la recente loi du 5 juillet 2011) et dequartiers speciaux pour les epileptiques et les arrieres, la redactiond’un rapport medical transmis et soumis au procureur de laRepublique prealablement a toute admission definitive [10,16].

Nomme a la tete d’une nouvelle commission senatoriale, Rousselpublie deux gros volumes d’un rapport [30], « veritableencyclopedie », qui est discute au senat en 1886, adopte sousune forme simplifiee en 1887, puis transmis a la Chambre desdeputes. Une autre commission Bourneville y travaille encore deuxans, ce qui aboutit a proposer l’exclusion des asiles prives religieuxdu systeme national. L’expiration du mandat parlementaire deBourneville enterre finalement le projet, qui n’est pas discutedevant la Chambre.

Au debut de la decennie 1890, trois autres projets (Reinach,1890 ; Lafont, 1891 et 1893), reclamant l’abolition du statut desasiles religieux, ne sont pas non plus discutes. En 1896, 1898, puis1902, Fernand Dubief (1850–1916), ancien medecin directeur del’asile de Marseille, depute radical-socialiste, futur ministre duCommerce, puis de l’Interieur, presente plusieurs textes moinshostiles aux medecins, qui reprennent les propositions anterieuresd’asiles speciaux pour les alcooliques, les arrieres et les alienescriminels, pronent la suppression progressive des asiles prives etl’intervention des autorites judiciaires dans les placements. Sondernier projet paraıt pres d’aboutir, car il est vote par la chambredes deputes en janvier 1907. Mais, contrairement au projetRoussel-Bourneville, c’est cette fois la chambre haute qui l’enterre,les commissions d’enquete instituees par le senateur GeorgesClemenceau n’ayant rencontre que des malades veritables et pasde sequestrations arbitraires dans les asiles !

Enfin, peu avant la guerre, un projet Paul Strauss (1912), discuteau Senat, prevoit toujours la suppression progressive des asilesprives, mais introduit un placement spontane ou auto-placementdemande par le malade lui-meme, a cote du placement d’office etdu placement volontaire. C’est l’ancetre du service libre. Lesdiscussions sont interrompues par le premier conflit mondial.

Ainsi, lenteur des procedures parlementaires, valse descommissions, conflits entre Chambre des deputes et Senat,survenue d’evenements guerriers et probablement pressions desfonctionnaires du ministere de l’Interieur, craignant d’etredessaisis au profit de ceux de la Justice, expliquent que 40 ansd’efforts en vue de modifier la loi de 1838 aient ete depenses enpure perte. Il faudra attendre encore 75 ans pour aboutir a untimide toilettage en 1990 et pratiquement un siecle pour unetransformation substantielle en 2011, sous la pression desinstances europeennes.

4.2. Les premieres formes de services « ouverts » et de suivis

ambulatoires

Avant 1850, le dogme de l’isolement n’est que timidementremis en cause par Leuret et Parchappe [14]. Entre 1836 et 1839,Moreau de Tours accompagne un malade d’Esquirol dans unepremiere experience de voyage therapeutique a travers le Proche-Orient. Un auteur comme Delasiauve propose vainement en1865 la creation d’« asiles communaux » ouverts, de petite taille,proches du domicile des patients [31].

Mais il faut attendre 1888 pour que, sur le modele de l’open-

door britannique, E. Marandon de Montyel (1851–1908) mette enpratique a Ville-Evrard, dans le cadre de la loi de 1838, une formed’hospitalisation reposant sur des « villas-quartiers » ouvertes, qu’ilapplique a l’ensemble des patients, accompagnee d’une genera-lisation de la therapie occupationnelle, de l’usage systematique desconges et des sorties provisoires, de l’institution d’entretiens avecles familles et d’une responsabilisation du personnel infirmier [23].

Au tournant des XIXe et XX

e siecles, des services de « delirants »ouvrent leurs portes dans plusieurs hopitaux generaux, en dehorscette fois de la loi de 1838 : a Bordeaux, en 1902, sous la houlette deRegis [28], a l’Hotel-Dieu de Paris, en 1904, sous celle de GilbertBallet [1]. Ils accueillent des etats confusionnels febriles, mais aussides alcooliques, des melancoliques et de « simples nerveux »,

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neurastheniques et hysteriques. Chaslin et Nageotte proposent en1901 de transformer les services fermes de Bicetre et de laSalpetriere, soumis aux procedures legales d’internement, enservices ouverts, fonctionnant en dehors de la loi de 1838 [4].

Paul Serieux preconise en 1903 de creer des sanatoria pourmaladies nerveuses et des services d’aigus dans le departement dela Seine, a cote d’asiles-hospices pour incurables et convalescents,sur le modele allemand [32]. C’est une breche dans la conceptionfrancaise classique de Falret et Parchappe d’une absence desegregation entre curables et incurables. Sur le meme modele,Edouard Toulouse, qui exerce alors a Villejuif, publie ses premiersprojets de services libres peu avant 1900 [33]. On sait qu’ilsconcernent les « petits mentaux », separes des chroniques, et qu’ilsne se materialiseront pas avant l’entre-deux-guerres [20].

Le premier modele de post-cure extra-hospitaliere est l’œuvredes alienes convalescents mise en place par Falret et l’abbeChristophe a Paris en 1841 [9,31]. Elle est destinee aux maladessortant de la Salpetriere. D’autres œuvres de patronage sontfondees en province dans la decennie 1840 : a Stephansfeld en1842, a Nancy (pour les sortants de Mareville) en 1848. Ce n’esttoutefois pas avant l’ouverture de l’hopital Sainte-Anne que desconsultations externes avec distribution de medicaments sontinstituees par Magnan et Bouchereau en 1868. Charcot metegalement en place des consultations ambulatoires a la Salpetriereen 1879 [16]. Il faut neanmoins attendre l’apres Premiere Guerremondiale pour que commencent a se developper des dispensairespsychiatriques, sous l’influence de la ligue d’hygiene mentale. Lacirculaire Rucart du 13 octobre 1937 viendra apporter un premiercadre officiel a cette psychiatrie extra-hospitaliere balbutiante [9].

Autre forme d’assistance en milieu ouvert pour les patientsstabilises, les colonies familiales de Dun-sur-Auron, puis d’Ainay-le-Chateau, destinees aux malades du departement de la Seine,sont fondees par l’alieniste Auguste Marie, respectivement en1892 et 1898.

4.3. Vers la psychiatrie sociale : criminologie, degenerescence et

hygienisme

L’essor des sciences fondamentales a partir de 1860 marqueclassiquement pour les historiens la coupure entre la psychiatrie etle reste de la medecine. Pourtant, les alienistes du milieu duXIX

e siecle sont a l’origine de l’essor de la medecine legale, del’hygienisme, de la prophylaxie et des theories sur l’heredite.Claude Bernard a ete le condisciple de Morel dans le service deFalret a la Salpetriere et Paul Broca a effectue son premier staged’internat chez Leuret a Bicetre.

L’Essai medico-legal sur les diverses especes de folie (1832) deFrancois Fodere (1764–1835) et le traite De la folie consideree dans

ses rapports avec l’alienation (1840) de Charles Marc (1771–1840)encadrent le vote de 1838. L’alieniste L.-F. Lelut, medecin de Bicetreet de la prison de la Roquette a Paris, recommande dans les annees1840 de pratiquer un examen mental systematique de tous lesdetenus [25]. Mais c’est a partir du Second Empire que lacriminologie et l’expertise psychiatrique s’imposent commedisciplines autonomes, sous l’influence d’Henri Legrand du Saulle(1830–1886) et d’Ambroise Tardieu (1818–1879) [5,29]. Dans La

folie devant les tribunaux (1864), le premier preconise d’explorer,lors de l’examen des prevenus, les motifs, les circonstances, lederoulement du passage a l’acte criminel, les signes eventuels derepentir de l’interesse et l’evolution de son etat mental, avant etapres les faits. Tardieu, doyen de la faculte de medecine de Paris,mis en cause comme expert dans les affaires Sandon et Puyparlier,publie son Etude medico-legale sur la folie en 1872.

Sous l’influence des debats autour de la monomanie, puis de ladegenerescence, la legislation evolue au-dela de la conceptionetroite de l’article 64 du code penal de 1810. La loi du 28 avril

1832 sur les circonstances attenuantes permet, sans supprimer lapeine, de proportionner le chatiment au degre de responsabilite del’accuse. Elle peut s’appliquer aux cas d’alienation partielle. Lacirculaire du 12 decembre 1905 du ministre de la Justice JosephChaumie (1849–1919) introduit la notion d’« anomalies mentalesou psychiques » dans la mission des experts, marquant la transitionde l’examen psychiatrique vers l’examen medico-psychologique.Ce n’est plus seulement l’etat de l’inculpe au moment des faits quiest pris en compte pour determiner la sanction penale, mais sonparcours biographique et sa personnalite : « A cote des alienesproprement dits, on rencontre des degeneres, des individus sujets ades impulsions morbides momentanees ou atteints d’anomaliesmentales assez marquees pour justifier, a leur egard, une certainemoderation dans l’application des peines edictees par la loi » [29].Alors qu’a l’epoque de la monomanie homicide, Georget pronaitl’irresponsabilite pour les auteurs de crimes immotives, uneinflexion se dessine chez les experts au debut de la IIIe Republiquepour admettre leur accessibilite a une sanction penale. En 1907,Soleilland, figure emblematique du « monstre », est considerecomme responsable par Ernest Dupre, bien qu’il ait presente « unetat emotif violent et complexe, une sorte d’ivresse erotiquefurieuse qui l’a entraıne a son crime » [5].

L’extraordinaire floraison du theme de l’heredite en medecine apour origine les deux tomes de l’ouvrage, cite par Darwin, del’alieniste Prosper Lucas (1808–1885) : Traite philosophique et

physiologique de l’heredite naturelle dans les etats de sante et de

maladie [22], qui paraissent en 1847 et 1850. L’auteur y distinguede l’inneite, d’une part, l’heredite de similitude, d’autre part,l’heredite de metamorphose, cette derniere portant sur lescaracteres acquis durant l’existence, dans une perspectivelamarckienne qui va rester dominante durant toute la secondemoitie du XIX

e siecle en France. L’ouvrage est a la fois theorique etpratique, Lucas recommandant « l’application methodique des loisde la prevention au traitement general des affections dont elle[l’heredite] est le principe », ouvrant ainsi la voie a l’eugenisme [2].

Dix ans plus tard, en 1857, l’annee du proces de Madame Bovary

et des Fleurs du mal, c’est encore un alieniste, Benedict-AugustinMorel (1809–1873), qui se trouve a la source du prodigieux succesdu concept de degenerescence en medecine. Bien au-dela de lapsychiatrie, le Traite des degenerescences physiques, intellectuelles et

morales [24] va en effet influencer durablement l’ensemble de lamedecine, la politique et la creation litteraire. La figure de l’heredo

s’etend du champ de la folie a ceux de l’alcoolisme, de la syphilis etde la tuberculose. Maurice Legrain (1860–1939), un eleve deMagnan, surnomme l’« apotre de la temperance », fonde en1894 l’Union francaise antialcoolique et ouvre en 1898 avec safemme a Paris un « restaurant de temperance ».

D’abord individuelle et familiale, la degenerescence atteint unedimension collective, menace de frapper l’espece dans sonensemble. En s’inspirant des ecrits de Lucas et de Magnan, EmileZola en fait l’axe de sa fresque romanesque des Rougon-Macquart.La notion d’atavisme est popularisee par l’ecole naturaliste, avecles Goncourt, Huysmans, Daudet. L’ecrivain allemand Max Nordautente d’appliquer le concept de degenerescence a l’evolutionhistorique en 1894. L’Italien Cesare Lombroso en fait la pierreangulaire de sa figure du criminel ne [6]. « Negatif de l’evolution[. . .] selection a rebours [. . .] parti du monde des alienistes pours’appliquer a la biologie, a la sociologie, a la demographie, leconcept revient dans le giron medical greve de sens nouveaux,apres une surenchere ou personne ne reconnaıt ses petits.Desormais toute deviance est une degenerescence » [2].

Deux alienistes ont joue un role majeur dans les transforma-tions sociales des mondes de l’ecole et du travail [35]. DesireBourneville (1840–1909), deja evoque, milite a partir de 1891 pourla creation de classes speciales destinees aux enfants arrieres etfonde en 1893 l’institut medico-pedagogique de Vitry-sur-Seine.

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Ses initiatives aboutissent en 1907 au projet de loi Aristide Briand(vote en 1909) sur les classes de perfectionnement annexees auxecoles publiques et sur les ecoles de perfectionnement pour lesenfants anormaux. Edouard Toulouse (1865–1947) et son colla-borateur au laboratoire de psychologie experimentale de VillejuifJ.M. Lahy (1872–1943) sont a l’origine de l’introduction des testspsychotechniques pour la selection et l’orientation profession-nelles en 1910 [20]. Apres la guerre de 1914, Toulouse deviendra lapremiere incarnation du psychiatre vulgarisateur, auteur d’ouv-rages et d’articles destines au grand public.

5. Epilogue

On croit souvent que le debat sur les politiques de santementale remonte aux premices du secteur psychiatrique, apres1945, ou a l’entre-deux-guerres, avec la figure controversee du« biocrate » Edouard Toulouse [20]. L’aprete et la vitalite desdiscussions du XIX

e siecle entre alienistes, hommes politiques etjuristes, ainsi qu’entre les professionnels de la psychiatrie eux-memes, montrent que ce debat remonte en fait a 100 ansauparavant. Il s’est poursuivi jusqu’en 1914, autour de la placeet de la fonction des asiles. Que les alienistes l’aient ou nonreconnu, le texte legislatif de 1838 s’est revele eminemmentpolitique, par ses travaux preparatoires, les discussions qu’il asuscites, les conflits d’autorite qui lui sont sous-jacents, le role qu’ilattribue aux medecins. L’equivalence postulee entre alienation etenfermement portait le germe de ses remises en cause au bout de30 annees d’application. Sauvegarde pour les uns de la liberteindividuelle, il aurait pour d’autres bafoue les droits fondamentauxdu citoyen. C’est donc contre lui, mais aussi en se referantconstamment a lui, qu’ont ete elaborees puis realisees les formesmodernes et contemporaines du soin psychiatrique.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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