les entretiens de royaumont | laissez-vous bousculer par

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DISCOURS D'OUVERTURE Jérôme Chartier, président des Entretiens à Royaumont.

INTRODUCTION Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur.

ATELIERS atelier 1 : Partir pour réussir et revenir

Jean-Luc aLLaVeNa, directeur de cabinet

isabelle aLLeN, KPMG Paris

Vincent raVaNaS, manager chez Egon ZEHNDER INTERNATIONAL à Paris

Olivier regiS, délégué général du Forum pour la gestion des villes à Paris

atelier 2 : Partir pour réussir, sans revenir

alain gUggeNheiM, PDG de NAGRASTAR, Etats-Unis

Pierre daNON, senior advisor, member of JP Morgan's European Advisory Council, Royaume-Uni.

ECLAIRAGE La fiscalité, déclencheur du départ

denis PaYre, administrateur délégué de KIALA, fondateur de BUSINESS OBJECTS et de

CROISSANCE PLUS

ATELIERS atelier 4 : La France, un atout pour la réussite ?

Clara gaYMard, ambassadrice déléguée aux investissements internationaux, présidente de

l’AGENCE FRANçAISE POUR LES INVESTISSEMENTS INTERNATIONAUx

ted StaNger, journaliste et romancier

atelier 5 : Partir pour réussir dans la vie politique

Catherine Pegard, rédactrice en chef du service politique de l'hebomadaire LE POINT

ari VataNeN, Finlandais, député UMP au Parlement européen

Salomé ZOUraBiChViLi, ancienne ministre des affaires étrangères de Géorgie

atelier 6 : Partir et entamer une traversée du désert, pour réussir son retour

Jean-Marc LeCh, président d’IPSOS

CONCLUSION deux destins, deux réussites à l'étranger

José-Luis dUraN, Espagnol, président du Directoire du groupe CARREFOUR

Olivier FLeUrOt, Français, directeur général du FINANCIAL TIMES

Som

mai

re

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p. 9

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DISCOURS D'OUVERTURE :Jérôme Chartier

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Jérôme Chartier

« Faut-il partir pour réussir ? »

Comme vous le savez, chaque année nous nous réunissons dans ce lieu magique de l’abbaye de Royaumont, pour approfondir pendant toute une journée, une question qui a fait les feux de l’actualité.

La question du départ vers l’étranger bien sûr, n’est pas nouvelle. Elle ne s’est jamais limitée à l’émigration de nécessité représentée par les cohortes des malheureux fuyant les guerres, les dictatures politiques ou les calamités naturelles de leurs pays d’origine. Et Joachim Du Bellay, déjà au 16ème siècle vantait dans des vers de notoriété mondiale, le départ assorti d’un retour au pays :

« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d’usage et raison,Vivre entre ses parents le reste de son âge ! ».

C’est bien le sujet de notre atelier 1 : En effet, « Partir pour réussir et revenir », n’est-ce pas s’en aller conquérir la toison d’or comme Jason et rentrer ensuite chez soi, sans forcément vivre entre ses parents cependant ?

La question du départ vers l’étranger a pris aujourd’hui une ampleur telle, qu’elle invite à se demander s’il s’agit d’un phénomène engendré par la mondialisation présent dans tous les pays occidentaux, où chaque citoyen chercherait un impossible ailleurs, fait d’espérance et d’aspiration aux réalisations personnelles et professionnelles, ou bien si la France ne connaîtrait pas une forme particulièrement grave de l’exode des élites.

Cela poussera à étudier qualitativement les flux des migrants et leurs raisons, à rechercher quels sont les pays qui attirent, quels types de niveaux de formation de la population migrante sont préférés et si les départs se font de façon passagère ou définitive ?

Qui, parmi nous aujourd’hui, ne connaît pas autour de lui, un ou plusieurs jeunes qui ont fait le choix de partir à l’étranger, soit pour étudier, soit pour mieux valoriser leur formation, soit parce qu’ils ne trouvaient pas de travail en France, soit parce qu’ils n’entrevoyaient pas de perspectives d’avenir ?

L’expatriation, au moins temporaire pour la durée d’études, est particulièrement tentante à cet âge d’or de la jeunesse où tout paraît possible, où les attaches personnelles et familiales ne sont pas si fortes qu’elles empêcheraient la mobilité.

Mais les jeunes ne sont pas les seuls à quitter leur pays. Plus tard on part pour d’autres raisons, soit passivement parce que votre entreprise vous envoie à l’étranger, soit plus activement parce que, par exemple, la pression fiscale est insupportable, que les tracasseries administratives sont infinies, que les 35 heures perturbent durablement la compétitivité de notre économie. Nous aurons l’occasion d’y revenir souvent aujourd’hui, puisque nous limiterons notre réflexion aux flux migratoires créés par la volonté de réussir économiquement et socialement et aussi parfois politiquement dans un autre pays que le sien. Cela nous conduit donc à envisager non seulement qui part de France et pourquoi, mais aussi, parallèlement qui vient chez nous et comment.

Sans bien sûr déflorer le sujet dont vous déterminerez les contours par vos échanges lors des différents ateliers, il m’a semblé utile d’offrir à votre réflexion quelques éléments d’observation des flux de départs de Français vers d’autres cieux présumés plus accueillants (I), ainsi que de l’attractivité de notre pays à l’étranger (II).

Ces dix dernières années, 600.000 Français sont partis. Cela représente 40% d’augmentation des départs.

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DISCOURS D'OUVERTURE

Ces dix dernières années, 600.000 Français sont partis. Cela représente 40% d’augmentation des départs.

On part souvent pour revenir quand le départ est lié à la carrière dans l’entreprise. On n’est pas forcément animé de la même ambition quand on choisit l’expatriation.

Il y a des pays qui recrutent plus que d’autres et qui se veulent attrayants par des politiques incitatives que vous ne manquerez pas d’évoquer dans les différents ateliers. Je retiendrai deux exemples : celui du Royaume uni et celui des Etats-Unis.

En Europe le dernier rempart avant le départ transcontinental vers les USA, le Canada, la Chine ou l’Extrême Orient, est le Royaume Uni. C’est actuellement le meilleur marché pour débuter une carrière internationale. Londres est la capitale du business et de la finance en Europe. La communauté française en Grande Bretagne comprend plus de 280.000 ressortissants. Il y a de nombreuses possibilités d’emploi. Mais au-delà, l’attractivité du Royaume Uni résulte aussi de sa fiscalité, tant pour les personnes à haut revenu et les impatriés, que pour le taux effectif moyen d’imposition des entreprises. Ses cotisations sociales, rapportées au coût de main d’œuvre sont faibles, caractéristique que le Royaume Uni partage d’ailleurs avec les Etats-Unis, mon dernier exemple.

Ils représentent le plus grand marché commercial du monde. C’est un pays réputé pour sa grande facilité de création d’entreprise. La France aussi, en réalité puisque la Banque mondiale nous place au 2e rang de cette facilité de création. Après, il faut durer… et c’est une autre question… revenons aux Etats-Unis qui sont très attractifs par la croissance de leur population, par le pourcentage élevé de dépenses de recherche et de développement par rapport à leur PIB, par le haut niveau de qualification des 25-34 ans, par la souplesse de la réglementation du travail et aussi comme précédemment évoqué, la faiblesse des cotisations sociales rapportées au coût de la main d’œuvre.

Ces deux exemples de volonté économique et sociale mettent en avant nos propres faiblesses et au travers de la question douloureuse du départ pour la réussite, c’est aussi finalement celle de l’attractivité de la France que nous traitons.

Lorsque nous avons commencé à réfléchir au phénomène des départs de plus en plus massifs de Français à l’étranger, nous avons voulu nous garder d’une approche trop simpliste. Notre pays n’est pas un bateau percé qui fait eau de toute part et que l’on fuit avant qu’il ne coule…

Non, les chiffres nous sont même très favorables. La France est la 4e puissance économique mondiale en matière d’exportation de biens, la 3e en matière d’exportation de services, c’est la 2e terre d’investissement mondial, elle est seconde en Europe pour les investisseurs créateurs d’emploi et se montre particulièrement attractive dans les secteurs à forte valeur ajoutée. La France est même la 1ère destination européenne des créations d’emploi en matière de recherche et de développement. Elle dispose même d’un potentiel humain qui encourage la recherche. Nous avons déposé 12.000 brevets en 2002, soit 2,5 fois plus que le Royaume Uni.

Les investissements étrangers ont continûment augmenté entre 2002 et 2004, en projets et en emplois. En 2004, les Etats-Unis ont renforcé leur position de premier pays investisseur en France, l’Allemagne étant le second. Les autres pays investisseurs sont le Royaume uni, la Suède, les pays d’Europe du sud et le Canada.

Ce n’est donc pas la capacité de la France à attirer les potentiels qui fonde le cœur de notre réflexion aujourd’hui, mais bien celle de notre organisation économique et sociale qui décourage plus qu’elle n’encourage, qui dissuade plus qu’elle ne favorise. La France doit-elle tourner une page et s’ouvrir à un nouveau modèle qui saura la rendre plus désirable ?

Les réflexions d’aujourd’hui, qui vont mettre en lumière des parcours d’exception, mettront le doigt sur nos propres turpitudes. Je vous demande de ne pas être trop sévère et surtout d’être constructif et je vous souhaite la bienvenue aux 3èmes Entretiens à Royaumont qui vont être introduits ce matin par Christine LAGARDE, ministre déléguée au commerce extérieur.

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INTRODUCTION :Christine Lagarde

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Christine LagardeC’est un grand honneur et un grand plaisir pour moi de prononcer le discours d’introduction de cette

3ème édition des ENTRETIENS à ROyAUMONT. J’en suis d’autant plus honorée que je connais la qualité des réflexions et échanges qui s’y déroulent ainsi que la grande compétence des participants.

Je dois vous avouer que je suis également charmée par le lieu où ces ENTRETIENS se déroulent. Les moines qui ont fondé cette superbe abbaye au xIIIe siècle ont voué leur vie au travail et à la réflexion et je ne puis que souhaiter que leur ferveur inspire la vôtre tout au long de cette journée.

Nous trouver dans cette abbaye cistercienne nous renvoie également à une époque, le Moyen Age, où la mondialisation ne posait pas autant de questions qu’aujourd’hui. Le commerce jouait alors un rôle prépondérant dans la prospérité des peuples : songez à l’essor de Venise ou à celui de la Hanse. Les étudiants voyageaient dans toute l’Europe pour fréquenter les universités les meilleures : Saint Thomas d’Aquin quitta son Italie nationale pour l’enseignement de la théologie à Paris. Le jeu des alliances nobiliaires faisait des élites de l’époque des élites mondialisées attachées à un fief mais parentes de tous les peuples d’Europe. Une langue de référence était utilisée partout : le latin. L’ordre monastique des cisterciens lui-même a du son essor et son succès à son essaimage à travers tout le monde chrétien : en quelques décennies, il a rayonné depuis Cîteaux dans toute l’Europe, du Portugal aux Pays Baltes. Les moines ont ainsi témoigné un appétit pour l’international que je souhaiterais que toutes les PME françaises partagent.

Notre Histoire nous enseigne que la mondialisation, loin d’être un phénomène nouveau, inconnu, menaçant, tient plutôt d’un retour à une vision globale du monde que l’émergence des Etats-nations nous a fait perdre de vue. La mondialisation doit avant tout être vue comme un champ d’opportunités, une chance pour notre économie. Ceci nécessite toutefois qu’elle soit régulée, maîtrisée afin de conserver le bien des peuples comme objectif premier. En matière de commerce international, c’est le rôle de l’OMC et l’enjeu de la conférence de Hong Kong qui débute lundi et à laquelle je représenterai le Gouvernement français.

Ce qui va se jouer à Hong Kong n’est pas la libéralisation du marché des produits agricoles comme on l’entend à tort trop souvent. Ce qui va se jouer est la poursuite de la libéralisation des échanges de biens et de services en vue de renforcer les échanges commerciaux entre tous les pays – et notre industrie française en a besoin – et de favoriser le développement des pays les moins avancés. La réduction des inégalités et la prospérité des peuples grâce au commerce sont les objectifs du cycle de négociations qui sera discuté à Hong Kong.

Le retour habite le départ

"Le véritable voyage ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de nouveaux yeux" – Proust

Quand on considère l’économie mondialisée que je viens d’évoquer, la réponse à la question « Faut-il partir pour réussir ? » est incontestablement oui. Pourtant, je puis vous dire que lorsque j’ai accepté la proposition qui s’offrait à moi de partir à l’étranger, ma décision a suscité plus de surprise que de compréhension.

Pour être franche, quand le choix s’est offert à moi, je ne me suis pas dit qu’il fallait partir pour réussir, je me suis surtout dit que partir allait m’apporter une expérience passionnante et enrichissante. De fait, je ne l’ai jamais regretté.

"Le véritable voyage ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de nouveaux yeux" – Proust

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INTRODUCTION

Cet appétit pour l’international que j’ai toujours manifesté – et qui notez-le ne m’a pas empêché de revenir, au contraire – est malheureusement peu partagé dans notre pays. Le fait même que vous ayez choisi pour thème cette interrogation « Faut-il partir pour réussir ? » montre de manière pertinente que la France manque de cet appétit. J’apporte à votre réflexion la remarque suivante : se réunir pour réfléchir à la nécessité de partir, de voyager me paraît inimaginable dans un certain nombre de pays parmi lesquels les Etats-Unis.

Vous êtes des formeurs d'opinion et des vecteurs.

Dans mon domaine de compétences, le commerce extérieur, je fais le constat que trop peu d’entreprises exportent, et seulement 5% des PME. De plus, les entreprises qui exportent le font majoritairement vers des pays de l’Union européenne qui absorbent 2/3 de nos exportations. Nous sommes encore trop peu présents sur les pays émergents où des taux de croissance importants offrent des possibilités commerciales exceptionnelles. Le succès de nos entreprises passe par l’export, c’est un fait.

Le Gouvernement est déterminé à inciter et accompagner nos entreprises, notamment les PME, dans leurs projets internationaux. J’ai annoncé en octobre dernier, avec Thierry BRETON, un plan appelé CAP ExPORT.

Ce plan crée une mobilisation du dispositif public de soutien aux exportateurs autour des objectifs suivants :

• inciter et aider les entreprises à aller sur des marchés à fort potentiel, notamment les Etats-Unis, le Japon, la Chine, l’Inde et la Russie

• favoriser l’emploi des jeunes à l’export, en renforçant les avantages du système du volontariat international en entreprise, le VIE

• jouer collectif à l’export car nos entreprises, nos PME seront plus fortes sur les marchés internationaux si elles partagent leur expérience, mènent des actions communes et mutualisent les risques. C’est ce que j’appelle la « navigation en escadre ».

Le système du VIE que je viens d’évoquer est particulièrement important. Il consiste pour une entreprise à envoyer un jeune de 18 à 28 ans à l’étranger pour une mission de 6 à 24 mois en étant exonéré de charges sociales et en pouvant, pour les PME, prendre en compte la rémunération dans le crédit impôt export. Le VIE permet ainsi de doter un jeune d’une véritable expérience internationale tout en aidant une entreprise à réaliser ses projets hors de France.

J’étais avant-hier dans les Hauts-de-Seine auprès de jeunes ayant bénéficié de ce dispositif et j’étais frappée de voir combien leur expérience internationale les avait enrichis : ouverture d’esprit, tolérance, goût de l’action, appétit d’entreprendre.

Aujourd’hui, il existe 40 000 jeunes candidats au VIE en attente d’une entreprise prête à les accueillir et à se développer sur les marchés étrangers Aussi, je le rappelle aux chefs d’entreprise présents dans la salle : pour vous faire réussir, des jeunes sont prêts à partir à l’étranger.

Ma conviction est que nous devons penser la dimension internationale dans toutes nos décisions, tous nos projets, toutes nos ambitions. Le retour habite le départ et je souhaite que les expériences internationales des Français bénéficient à la France. Je sais que vous aborderez cette question au cours de la journée car il est vrai qu’un certain nombre de Français suivent Montaigne qui écrit dans les Essais « lorsque je voyage, je ne sais pas ce que je cherche mais je sais ce que je fuis. » Il faut que les Français expatriés puissent se "repatrier".

1,25 millions de Français vivent hors de notre territoire et ce chiffre a crû de 40% en l’espace de 10 ans. 42% d’entre eux travaillent et sur les Français expatriés qui travaillent, un tiers occupe un poste de cadre ou de profession intellectuelle : ceci représente donc une élite expatriée d’environ 175.000 Français. Beaucoup de Français occupent une place éminente dans des entreprises étrangères, certains d’entre eux viendront témoigner devant vous au cours de cette journée. L’expérience internationale exceptionnelle qu’ils

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ont acquise doit pouvoir bénéficier à notre économie.

Ce mouvement de départ/retour doit être encouragé, facilité.

C’est pourquoi le Gouvernement a entrepris d’améliorer les conditions de retour des Français. Un certain nombre de mesures ont d’ores et déjà été prises :

• la mise en place d’un « bouclier fiscal » fixe un plafond d’imposition à 60% des revenus. On peut dire que 60%, c’est encore beaucoup mais ce bouclier représente un progrès et c’est pas à pas que le Gouvernement est déterminé à favoriser les conditions de retour des Français.

• la réforme de l’impôt sur le revenu avec la baisse du taux marginal

• l’assouplissement du régime fiscal des impatriés, en particulier l’exonération d’impôt sur le revenu de la prime d’impatriation qui bénéficie aux Français expatriés depuis plus de 5 ans

Le Gouvernement mène une réflexion sur d’autres mesures afin que les Français qui partent n’hésitent pas à revenir.

En conclusion, et avant de laisser la place à vos travaux que je vous souhaite riches et productifs, je veux vous dire que l’avenir et la réussite de la France passent par la mondialisation, une mondialisation maîtrisée où la dimension internationale est vécue comme une chance et non comme une menace. C’est la ligne de conduite que je vais emmener à Hong Kong où je pars dès ce soir.

Nos entreprises, et notamment nos PME, doivent penser cette dimension internationale et l’intégrer dans leur stratégie : c’est la clé de leur réussite, de leur pérennité, de leur développement, en particulier en terme d’emplois. Je vous rappelle que 1 milliards d’euros d’exportations supplémentaires créeront 15 000 emplois. Le Gouvernement est présent pour les appuyer dans leurs projets à l’étranger.

A titre individuel, et si je m’en réfère à mon parcours, vivre une expérience internationale est indispensable aujourd’hui mais il est bon d’être patriote et de songer à revenir servir son pays et le faire bénéficier de son expérience. C’est ce que j’ai fait avec bonheur et responsabilité et je ne peux qu’inciter les Français qui vivent à l’étranger et dont les yeux ont changé parce que leur horizon est plus large à y songer !

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ATELIER 1 : Partir pour réussir et revenirJean-Luc aLLaVeNa, roderick deVLiN,

Vincent ravanas, Olivier regiS

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Jean-Luc aLLaVeNaEn partant de l’expérience de chacun (parcours personnel, pourquoi partir, justification du retour), et en

élargissant plus généralement : pour faire quoi, où, à quelle période de sa vie, pendant combien de temps, nous posons la question : Après une expérience riche, qu’est-ce qui motive la réintégration de son port d’attache ?

Dans certains cas, nous faisons des choix délibérés ou passivement, nous avons l’opportunité de bénéficier d’une expérience.

roderick deVLiNDe par mon nom et par mon accent, vous pouvez deviner que je ne suis pas né en France mais je

suis Britannique d’origine, avec la particularité d’avoir passé plus de la moitié de ma vie en France, et suis naturalisé citoyen français. J’ai eu une jeunesse relativement mouvementée, mes parents ont bougé à travers l’Angleterre, ils ont aussi travaillé en Afrique.

Après avoir fait l’ESC Reims et une école de commerce à Londres, j’ai rencontré mon épouse, une Française et j’ai pris la décision de partir à Londres pour travailler dans l’audit, la finance, un métier qui est global. J’ai pensé que partir à Londres et passer trois ans dans un cabinet qui venait de se créer était une expérience formidable. Il s’agissait du cabinet fondateur de KPMG. Dans le contrat de base, il était convenu que je reviendrai à Paris pour développer cette activité d’audit en pleine mutation.

Le marché européen était jeune, nous avions une quinzaine de collaborateurs à Paris, aujourd’hui nous sommes 2000. Mes motivations initiales : partir pour acquérir une assise professionnelle, nécessaire dans ce marché de l’audit, et revenir en France pour des raisons personnelles et familiales.

Vincent raVaNaSJe suis le reflet d’un parcours assez classique de la jeunesse des 35-40 ans aujourd’hui. Comme beaucoup

de camarades de l’ESSEC et de SCIENCES PO, après une coopération à l’étranger, une fois rentré, j’ai voulu repartir tout de suite. D’abord avec une entreprise américaine puis j’ai été expatrié par PECHINEy. Sur les marchés sur lesquels je travaillais, il ne se passait rien en France. Quand je suis parti, c’était aussi pour des motifs personnels.

Je suis parti à San Francisco où il y avait entre 60 et 80.000 Français au plus fort de l’ère Internet. Dans cette communauté française énorme, j’ai retrouvé nombre de copains de promos. La plus part des gens voulaient rester. Moi-même, je suis rentré pour des raisons familiales, mais, si j’avais pu, je serai resté. La plupart des gens qui sont rentrés l’ont fait pour des problèmes de chômage dus au retournement de 2001, avec un petit côté nostalgique. Mais beaucoup de gens sont restés là-bas et y sont encore très heureux. Partir et revenir donne une valeur ajoutée et un paradoxe : il est à la fois essentiel d’avoir vu le monde, mais c’est aussi un problème tant la France apparaît comme un pays petit et étroit quand on a connu les grands espaces. Les entreprises ont du mal à voir la valeur ajoutée immédiate lorsqu’un cadre ne connaît pas le marché français mais bien le marché américain.

Olivier regiSDans mon cas, c’est une succession de clichés de petits voyages dans des pays très différents :

Allemagne de l’Est, Amérique du Sud… Les voyages forment la jeunesse, j’en suis absolument convaincu. Christine LAGARDE a déjà défloré sept ou huit grands thèmes. Je remarque simplement que ces petits voyages m’amenaient à toucher ce que pouvaient être nos avantages, nos inconvénients. Les Français se voient souvent meilleurs, plus forts, plus intelligents. Quand la frontière est passée, ce sont des pans entiers qui disparaissent. En France, nous avons du mal à parler de nos expériences à l’étranger. Je suis originaire de l’Aveyron, où la migration est historiquement contrainte et forcée. Celui qui se croit chez lui dans une situation difficile veut trouver un eldorado ailleurs. J’ai fait de l’enseignement pendant 7 ans au sein du monde universitaire, puis j’ai migré vers le monde financier. En général, dans ce monde, lorsqu’on veut exister, il faut migrer dans le monde anglo-saxon. Dans la banque américaine dont je dirigeai le bureau à Paris, je me suis retrouvé à voyager et à rencontrer beaucoup de décideurs. J’ai franchi le pas un jour, payant mon quitus fiscal. Un seul point positif, la dette sociale n’est pas à payer ! Elle reste en France, c’est un sujet intéressant. La bonne nouvelle : c’est payer ce qu’on a à payer, et sortir ! En fait, c’est très simple, en quelques semaines il est possible de mener une vie complètement normale : se loger, cotiser à la sécurité sociale, payer ses impôts. Tout cela est extrêmement rapide. Le retour, c’est se dire, après s’être installé ailleurs (bénéficier de systèmes fiscaux, notamment le non ordinary resident), que les avantages

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ATELIER 1 : PARTIR POUR RÉUSSIR ET REVENIR

seront perdus et qu’il va falloir faire quelque chose pour pousser le débat, faire bouger les choses. Dans une association public-privé, dans l’expérience française que je vis, il y a un acquis qui vient parfois de l’étranger et qui peut être utile.

Jean-Luc aLLaVeNaJe ne sais pas exactement d’où je viens, d’où je suis parti, où je suis venu. A Monaco, la question ne se

pose pas, le départ est obligatoire. 2 km2, 70.000 habitants. Un choix de vie peu varié amène à l’adolescence à se poser la question du départ. Si certains peuvent se sentir à l’étroit en France, vous imaginez ce que c’est sur un territoire confiné. L’un des points intéressants, c’est que très peu franchissent ce cap. Il faut quitter un certain nombre d’aspects confortables (géographiquement, fiscalement, socialement), enfin tout milite pour rester sur place. Pour chacun d’entre nous, ce sont souvent les études qui déclenchent l’envie d’aller voir ailleurs.

Dans son discours d’avènement, le prince Albert disait : « je demande à cette jeunesse monégasque de s’en aller, qu’elle aille acquérir de l’expérience ailleurs pour revenir contribuer à l’essor du pays », ce qui m’est arrivé vingt ans après pour donner un élan à un règne qui démarre et participer au rajeunissement des cadres.

C’est une expérience totalement différente de ce que j’avais vécu pendant ces vingt ans dans des entreprises privées et qui, pour un Etat souverain comparable à une entreprise, serait une expérience professionnelle riche. Je suis à Monaco avec l’idée de re revenir un jour. Une famille s’est créée en France. Cela m’amènera à reprendre d’autres fonctions en France dans quelques années.

Dans l’acte du départ, dans la décision du départ, je vais vous demander de commenter quelques aspects :

• strictement l’expérience professionnelle, • par plaisir (ouvrir ses yeux sur le monde, comme le dit Christine Lagarde), • par un besoin intérieur de parcourir d’autres contrées, • sur un coup de tête (en particulier les aspects fiscaux).

Olivier regiSLa décision de départ, en ce qui me concerne, n’est pas venue comme cela d’un coup. Ce fut un

processus assez long qui passe par un premier problème à régler : la langue. En tant que Français, je l’ai vécu. Mon fils de 15 ans a le même problème à régler : question de capacité à maîtriser une ou plusieurs langues étrangères dans un monde compétitif, dans le monde du travail. Notre apprentissage des langues est assez constant depuis cinquante ans, il n’a pas évolué. Je me suis retrouvé dans une situation difficile au début des années 1990 lorsque je commençais à prendre des responsabilités. Je pouvais sentir ma limite linguistique. Ma première décision a été de partir puisqu’il faut maîtriser l’anglais. La France a longtemps mis en avant l’apprentissage de l’allemand, ce n’est plus le cas : nous avons maintenant 3 ou 4.000 professeurs d’allemand au chômage technique.

La qualité des cours de langue en France n’est pas extraordinaire. La meilleure idée pour apprendre l’anglais était pour moi d’aller dans une banque américaine, de dire que vous parlez mal anglais mais que vous allez l’apprendre. Les Américains acceptent le candidat qui n’a pas la maîtrise linguistique ou la capacité de comprendre la situation. J’ai passé 35 entretiens, la décision est tombée, je suis rentré. J’ai appris l’anglais très vite car je n‘avais pas le choix.

Deuxième cap : l’organisation anglo-saxonne, par rapport aux entreprises françaises, c’est beaucoup plus simple. Les responsabilités y sont clairement exprimées, il y a moins de politiques, moins de côtés corps constitués (par filières, disciplines universitaires ou grandes écoles), c’est un peu moins monolithique. Cela déclenche des talents et des capacités de s'exprimer.

La décision de partir n’est pas liée à un coup de gueule ou à des problèmes matériels (gagner sa vie en France n’est pas si difficile), mais à l’idée qu’il reste possible d’accéder à une expérience plus large, globale, prendre des responsabilités plus fortes, en se sentant à l’aise et surtout en ayant la confiance de sa hiérarchie.

Cerise sur gâteau, vous avez le sentiment que si vous faites bien votre job, c’est no limit. Mon problème a été de découvrir la grille de salaires de la boîte (des tranches de 1 à 5 millions de dollars et plus annuels, et on vous donne la liste des gens de cette catégorie… dans l'entreprise ! ). La carrière est illimitée. Vous n’êtes pas contraint par un système, vous pouvez avoir des ambitions, vous pouvez échouer, mais vous pouvez aussi réussir.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

J’ai alors pu me dire : j’ai maintenant le paquetage qui va bien, je me lance, je tente le coup. La décision a été prise en trois temps : la langue, acquisition d’un monde nouveau, puis la tentation de l’aventure. Je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul Français, ils sont plutôt nombreux, et à des postes de responsabilités.

roderick deVLiNParmi les raisons qui m’ont poussé à quitter la Grande-Bretagne figurent certainement l’attirance de la

langue et la volonté de cultiver différence et originalité. En Grande-Bretagne, très peu de garçons choisissent les langues, cela se confirme tous les jours. Je me suis retrouvé seul dans des classes de 15 filles en apprenant le français. Après être arrivé en France à l’âge de 18 ans, j’ai pris la décision de repartir à Londres quelques années plus tard pour des raisons essentiellement professionnelles, ma profession étant globale. J’étais un précurseur sur la mondialisation. Aujourd’hui, les influences de notre profession passent par Washington et Bruxelles, par les marchés de capitaux.

Ce qui m’a poussé à partir, c’était le devoir de m’imbiber dans ce milieu professionnel, indispensable pour progresser, également pour découvrir. Or, la découverte, c’est l’étranger. J’ai choisi la France comme pays d’adoption.

Plusieurs intervenants demandent s’il y a un bon moment pour partir et comment se passe le retour.

Vincent raVaNaSJe ne vois pas de secteur économique pour lequel on ne bénéficierait pas d’une expatriation à l’étranger.

Quelqu’un qui aura réussi sans être parti, en France, dans les années qui viennent, sera l’exception. Il faut renverser la question : peut-on réussir sans partir ? A la tête des entreprises françaises ou des groupes étrangers présents en France, quasiment tout le monde a une expérience à l’étranger : cela devient rare. Le point délicat dans le départ est le retour. Dans les grands groupes, quand vous revenez, vous dérangez, vous vous étiez fait oublier. Mon conseil numéro 1 est de préparer son retour. Parfois, on a perdu pied dans ce qui se passe. Il existe quelques sociétés globales comme UNITED TECHNOLOGy, GENERAL ELECTRIC ou HSBC par exemple où toutes les nationalités sont présentes aux responsabilités en France et à l’étranger. J’ai cru comprendre par exemple que certaine sont en train de supprimer leur programme d’expatriation. Tout le monde est expatrié partout : la société elle-même est globale. Ma réponse est : oui, il faut partir.

S'agissant du retour, tous les cas sont envisageable. En ce qui me concerne, j’ai dû revenir en sortant du groupe : les fauteuils étaient occupés. Ce serait contradictoire : où est l’aventure si c’est revenir dans la même société ? Tout est question de drive personnel, de capacité à résoudre des conflits ou trouver des solutions. Enfin, de manière anecdotique, de retour en France c’est le contrôle fiscal assuré.

Olivier regiSSur l’anecdote du contrôle fiscal, il me faut rappeler plusieurs points. Sur l’idée de revenir, peu importe

où. J’ai une occasion unique de le dire haut et fort. Quand vous partez, vous avez les clichés de l’étranger. Moi, curieux, j’ai dit : je vais aller voir. C’est faux. Aujourd’hui, il est toujours plus simple de se payer des avantages si on a les moyens (Angleterre).

De retour en France, les clichés sont inversés, vous savez que vous n’êtes pas dans le même pays. Un train à l’heure à Roissy, propre, avec téléviseur et climatisation… n’est pas possible. Vous vous dites que vous avez une chance formidable de travailler et agir. Au sein du Partenariat Public-Privé, je veux rédiger, écrire, proposer, animer des principes, de bonnes idées, de bonnes pratiques applicables à la France. Tout l’enjeu est, en trois ans, de faire passer des textes simples qui cassent les clichés. Vous pouvez avoir en revenant quelques idées positives pour le pays. Certains disent qu’ils reviendront plus tard parce qu’il est trop tôt, le

Partir et revenir donne une valeur ajoutée et un paradoxe : il est à la fois essentiel d’avoir vu le monde, mais c’est aussi un problème tant la France apparaît comme un pays petit et étroit quand on a connu les grands espaces.

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ATELIER 1 : PARTIR POUR RÉUSSIR ET REVENIR

pays n’a toujours pas fait de révolution thatchérienne et vit au dessus de ses moyens. Tant qu’on n’a pas expliqué tout cela…

Je crois que c’est le moment de revenir, de commencer à venir planter des petits drapeaux. Autour de moi à Londres, quelques collègues sur de grands postes commencent à se dire : à quoi puis-je servir ? Une fois que j’ai appris des choses intéressantes à l’étranger, est-ce que je peux le mettre à profit pour ma collectivité ? Cela existe, il faut les inciter.

Il faut partir et, dans l’acte de retour, il ne faut pas avoir une vision marchande, purement économique. En France, ces raisons sont par définition limitées.

Jean-Luc aLLaVeNaSi on raisonne, le départ est motivé pour une acquisition de compétences, utiliser l’expérience, le savoir

faire. Les dirigeant français se trouvent dans des standards au moins européens.

Olivier regiSIl y a une amputation à poste de responsabilité équivalent, en ce qui concerne le salaire français. Pour

l’Europe en général, c’est totalement vrai. Milan ou Madrid ont comblé leur retard.

Jean-Luc aLLaVeNaSi je schématise, tu fais ta carrière à l’étranger, tu ne reviens que pour prendre ta retraite sous différentes

formes. Je me mets à la retraite du privé, je n’ai plus de besoin financier.

Olivier regiSD’accord sur le principe : valoriser son expérience, le savoir faire acquis, avoir la possibilité de progresser

mais s’amputer de quelque chose dans la vie quotidienne (le PV au coin de la rue, la feuille d’impôt). Je le dis, ce n’est pas normal, il y a trop de tabous là-dessous. Cela part de choses très simples comme un prêt auprès d’une banque pour acheter sa résidence principale. Dans le cas de gens qui reviennent avec un capital, la banque au coin de la rue demande trois bulletins de salaire, le taux d’endettement et la dernière feuille d’imposition. La réponse : « elle est en anglais ; je ne sais pas la lire... ».

Un participant note que la discussion semble jusqu’ici un peu négative. Si l’on a un esprit d’aventure pour aller à l’étranger, on peut l’avoir pour remplir sa fiche d’impôt. Le participant explique qu’il a passé la moitié de la vie à l’étranger. Parti très jeune, il voulait fuir un monde uniforme. Ingénieur, il voulait se faire une place au soleil. Parti en Afrique du Sud, il ne connaissait pas vraiment l’Anglais. Finalement, il y arrive.

Il ne faut pas être parfait sur la langue ou la technique, il faut utiliser les autres. Quand on revient en France, on a beaucoup plus de facilités à comprendre les différentes façons de penser. Quand il revient vingt ans plus tard dans une autre société, sa deuxième société a racheté la première. Il ne faut pas partir en ayant peur. La première société ne voulait pas prendre de risque, elle l’a envoyé en immigrant. Il a eu aussitôt des responsabilités. Il est revenu pour aller de l’avant, pas pour faire une retraite. Plus on a d’expérience à l’étranger, plus on peut réussir quand on revient. Il ne faut pas se faire de cocon. Beaucoup de collègues à l’étranger, n’ayant pas de place dans la société en France, partent ailleurs.

Jean-Luc aLLaVeNaLa France est-elle une terre attractive pour les étrangers qui veulent vivre cette aventure ?

roderick deVLiNJe pense que la France est tout à fait attractive. Avantage de la double nationalité, je peux me permettre

de critiquer les deux pays. Du fait de partir, on acquiert un certain détachement qui permet de voir la vérité. Sur la Grande-Bretagne, tout n’est pas parfait là-bas : la nourriture s’est améliorée depuis vingt ans mais les trains n’arrivent toujours pas à l’heure.

Les Américains ont fait un effort énorme quant à l’accueil des étrangers. Je constate en France qu’il y a quand même une autocritique exacerbée. Les Français n’arrêtent pas de se critiquer, ils ne sont pas bons et finissent par convaincre tout le monde qu'ils ne sont pas bons. L’Anglais, même s’il n’a rien pour lui, dira toujours qu’il est bon. C’est une forme d’arrogance. Je suis passionné de rugby. Quand l’Angleterre gagne, son arrogance est épouvantable. Quand l’équipe française gagne, c’est la joie.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Un participant qui a effectué une partie de sa carrière à l’étranger finissait par mettre un petit drapeau français pour défendre l’image de la France. Parmi les managers anglo-saxons, il n’en a jamais vu à l’extérieur critiquer leur pays. Tout est dans notre état d’esprit. Les Français n’aiment pas les gagnants. On a le tort de gagner, de faire sa vie, on a tort de réussir.

Un autre participant ajoute qu'il y a 20 ou 30 ans, autour des ambassades et consulats, la question était de savoir s’il restait assez de budget pour les cocktails. On allait beaucoup plus chez les autres pour avoir des informations économiques, mais pas vers la France.

Un troisième conseille de nous transformer - les expatriés - en vendeur de la France, indiquant qu'il suffit de regarder les côtés positifs. Ainsi, le problème des Etats-Unis, c’est qu’il faut toujours pour n’importe quelle démarche un historique du crédit. Cela n’existe pas en France. Il ne faut pas caricaturer les handicaps français, ni les avantages étrangers : chaque pays possède des avantages et des inconvénients. La seule vraie valeur, c’est de s’adapter à la culture. Une vraie expatriation signifie réussir à s’adapter aux us et coutumes, soit privés, soit culturels. Une des raisons du retour contraint concerne les enfants, la question de leur scolarité, dont son coût.

Vincent raVaNaSCette question peut être un handicap pour les francophones stricts. Ils disposent de moins de réseaux

que les Anglo-saxons. Dans certains pays, ils suivent leur scolarité au lycée américain mais ne peuvent plus revenir dans le système français. C’est un réel problème. C’est possible pour les jeunes enfants jusque dix ans, après il faut rentrer en France.

Olivier regiSJ’ai quatre enfants. Il faut voir les choses telles qu’elle sont : le coût des études à l’étranger est

supérieur. Mais les programmes universitaires européens se sont développés, notamment avec ERASMUS. Le système américain est cloisonné, particulièrement pour les études très pointues qui ne disposent pas de reconnaissance mutuelle.

Nous avons un peu peur de penser que c’est en passant par ces programmes qu’ils vont réussir. On est très attaché au système français. La mentalité française, ce sont les grandes écoles (x, ENA). Les Français sont beaucoup plus attachés à un certain panache que les étrangers, concernant les études. Les Français se sont pas très favorables à l’acceptation d’équivalence des études en raison d’un complexe de supériorité (est-ce au niveau de la France ?).

Jean-Luc aLLaVeNaPartir, c’est aussi éventuellement être prêt à ce que les enfants s’adaptent au système du pays.

Olivier regiSIl faut absolument accepter le système tel qu’il est, y compris les décalages. Ce n’est pas la même chose,

il faut l’accepter.

Un participant raconte son expérience :Six ans au Sénégal, quatre ans en Côte d’Ivoire, il y a un effet scolarité sur les enfants. Au niveau

universitaire, l’expatrié se pose des questions. Faut-il rester ou revenir avec les enfants ? La plupart du temps, l’enseignement des professeurs français est un bon enseignement.

Deuxième chose : donner aux enfants la possibilité de voir d’autres cultures. Sur le retour, en tant que ESSEC ALUMNI, je comprends le problème mais je ne le vois pas. Celui qui part reviendra un jour. Certains

Les clichés, positifs ou négatifs, n’apportent rien... Dans tous les pays, il y a des colonnes plus et moins. D’où la nécessité de cette adaptabilité, qualité majeure pour l’expatrié.

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ATELIER 1 : PARTIR POUR RÉUSSIR ET REVENIR

ont choisi une mobilité externe : c’est la même chose. New york, l’étranger, Lyon, Paris, le changement d’entreprise est en lui-même un risque et se prépare de la même façon. La différence pour le retour en France, c’est un peu plus compliqué sur plan opérationnel.

Aujourd’hui, on regarde l’adaptabilité du cadre dans sa fonction dirigeante. Par l’expérience à l’étranger, il acquiert un nouveau style de management, il améliore son efficacité. En partant, chacun prend le risque de se couper de ses réseaux. Pour autant, aujourd’hui, avec des systèmes d’information très sophistiqués, il est toujours possible de garder intact son réseau.

Un autre participant complète :Une quarantaine d’années diplomate, par nature, je m’expatrie. Sur quinze ans à l’étranger, j’ai été en

Asie, Amérique du nord, Europe. Sur une période de quarante ans, on constate l’évolution des conditions et des natures d’expatriation des Français. Dans les années 1960 et 1970, on s’expatriait pour échapper à la famille, par goût de l’aventure (on voyageait beaucoup moins), pour trouver des conditions de rémunération souvent meilleures. Dans les quinze dernières années, les raisons de l’expatriation sont davantage pour essayer d’acquérir une connaissance de ce monde global, une expérience.

Les expatriés sont beaucoup plus mobiles. Très longtemps, les expatriés faisaient le tour du monde comme les diplomates (soit le siège les oubliait, soit il pensait qu’étant habitués à l’expatriation, il n’y avait aucune raison de les rappeler). Les exemples actuels concernent des cadres qui décident aller voir ce qui se passe à l’étranger, qui veulent acquérir une expérience, en profiter et la faire fructifier quand ils reviennent en France. Le souci étant la réduction aujourd’hui à un débat France anglo-saxonnie. Et le reste du monde n’existe pas. Il serait intéressant d’avoir connaissance d’expériences en Asie Pacifique.

Une des choses très frappante de l’expatriation, on relativise beaucoup plus vite les stéréotypes. On trouve des PV ailleurs ; pour ouvrir un emprunt dans des banques, notamment italiennes, il faut ouvrir la bouche pour montrer vos dents. Les clichés, positifs ou négatifs, n’apportent rien. Il faut essayer de se faire une idée. Dans tous les pays, il y a des colonnes plus et moins. D’où la nécessité de cette adaptabilité, qualité majeure pour l’expatrié.

A propos des consulats qui ignorent l’économie, ayant été à la tête de quatre ambassades (Indonésie, Japon, Italie, Canada), je témoigne que 60% de mon temps au moins était consacré aux questions économiques. Peut-être n’était-ce pas le cas voici trente ou quarante ans. Mais dans les vingt dernières années, les choses ont beaucoup évolué. Les grands groupes français le reconnaissent. Il existe des différences. Ainsi, au Japon, est-on obligé de se rapprocher d’une structure française car c’est un monde nouveau et seule une petite minorité parle bien l’Anglais.

Un trosième participant a été conduit à négocier un joint venture entre une toute petite structure française et un grand groupe chinois. Le fait d’avoir plusieurs cultures est alors une chance pour négocier avec les Chinois. La réussite était au rendez-vous en raison de la conjugaison de deux cultures, française et italienne. La culture française a apporté à l’associé italien une certaine méthode dont les Chinois voulaient avoir l’assurance. S’il avait fallu discuter en Argentine, c’eut été pareil.

Plusieurs participants enfin réagissent sur le thème de la formation, avec la dimension internationale des études. Il y a comme une mondialisation autour d’un certain nombre de pôles de formation, mettant en avant la puissance des anglo-saxons.

SéBaStieN BLaNChardTout le monde n’est pas éligible au départ dans les études. J’en ai eu l’occasion parce que le cursus

le permet. 35% des premiers postes de sortie d’HEC sont situés à l’étranger. Pour les écoles françaises, ce n’est pas un problème de partir à l’étranger. Pour l’université, il y a un fossé énorme qui concerne la majeure partie des étudiants. Le réseau européen ERASMUS s’ouvre à un reçu pour dix candidats. Pour le reste du monde, il n’y a rien du tout. A l’occasion de la réforme LMD, l’Europe met en place homogénéisation des cursus et mobilité des étudiants. Les universités françaises se sont mises en grève contre ce projet. Dans le monde étudiant se fait jour une véritable fracture entre deux catégories étudiants : ceux qui peuvent ou ceux qui ne peuvent même pas partir et pour qui la question ne se pose pas. Qu’est-ce qui pousse ces 35% de diplômés HEC à s’établir ailleurs ? Ce n’est pas une question d’argent, mais simplement le fait que, dès l’école, on propose des postes à l’étranger. Ils veulent compléter leur maturation, c’est beaucoup plus facile quand on est seul que quand on a trois enfants et une épouse qui aspire à travailler.

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Un participant explique qu'il termine sa 36e année dans l’entreprise RATP, travaillant au sein de la filière d’exportation commune avec la SNCF. Ayant eu une fois l’occasion d’avoir un poste intéressant aux Etats-Unis d’Amérique, il a fait ses comptes des charges avec les enfants, la maison, etc, il restait 10 000 dollars sur l’année ; il a refusé. Vice-président de la société des métros, il passe 15% de son temps à étranger. Il a dépassé tous les X sauf Jean-Pierre BAILLY. Il compare sa profession avec ses homologues anglo-saxons : il vit beaucoup mieux qu’eux. Ils ne peuvent pas se payer cela. C’est une boîte très privilégiée de ce point de vue là. Tous les collègues à une certain époque ont fait un séjour étranger en coopération technique (BAILLY chef de mission à Mexico pendant quatre ans, une année d’études complémentaires au MIT après l’X). Il pense qu’il faut partir à l’étranger trois ou quatre ans car on occupe des responsabilités qu’on ose plus donner aux jeunes aujourd’hui. Très sélectif, donc valorisant, partir jeune, c’est acquérir l’expérience de l’étranger et au retour, vous n’êtes pas encore le mec dangereux qui va prendre le place de ceux qui sont restés.

Jérôme BeLLeYTous les gens qui se sont expatriés ici appartiennent aux mêmes filières : business, diplomatie.

Effectivement, expériences différentes. Amis d’autres filières ne peuvent pas s’expatrier. Nous avons aussi nos plombiers polonais ; partie de notre énergie sociale.

Je suis parti jeune deux fois à l’étranger : la Guyane (c’est la France sans être la France) pour l’ORTF et Bruxelles, un univers totalement différent où chacun est confronté à l’Europe entière. C’est entendu, le problème dans ce pays, les gens qui réussissent ne sont pas aimés. Il ne faut pas aller trop loin trop vite tout seul. Avec une expérience sur INFO, LCI et EUROPE 1 (recréation), il est normal de se sentir intéressé par la Chaîne d’Information Internationale. Mais vous n’êtes pas convié, peut-être les gens qui réussissent ne doivent-ils pas venir dans certains secteurs.

roderick deVLiNJe voudrais mettre un frein à l’autocritique. Une seule chose est unanime parmi ces amis du même âge

qui sont aussi à l’étranger : qu’est-ce que tu as de la chance de vivre en France !

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ATELIER 2 : Partir pour réussir sans reveniralain gUggeNheiM, Pierre daNON

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Pierre daNONPlein de choses vont bien, évidemment. Je suis très fier être français, la France a une bonne image et

des atouts gigantesques. Il est alors d’autant plus frustrant de voir les irritants sur le chemin de notre pays, quelques problèmes à résoudre. La rapidité est un des éléments du succès, peut-être n’est-il pas aussi rapide qu’il faudrait.

Du point de vue d’une grande entreprise, il existe différentes interfaces. Depuis que j’ai quitté la France, sur la dimension client / partenaire, je ne vois pas d’irritant en France. Le management global est souvent d’excellente qualité. Je vais me concentrer sur trois autres domaines à difficulté : les relations des entreprises avec leurs actionnaires, les pouvoirs publics et leurs collaborateurs.

Relations avec les actionnaires. Même si d’énormes progrès sont apparus dans les vingt dernières années, la logique de l’actionnaire est plus faible en France. L’acceptation de la logique capitaliste est encore un problème, la France n’est pas en paix avec le fait que c’est ça qui marche. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, l’actionnaire est respecté, beaucoup plus qu’en France, la presse financière s’en assure, vigilante et virulente pour pointer là où ça ne va pas. Sans aucun doute, les Conseils d’Administration au Royaume-Uni ne sont pas aussi verrouillés qu’ils ne le sont en France. C’est un vrai conseil où vous pouvez dire non, quelque chose d’extrêmement positif, pas assez présent en France. Je pose la question du CA. Si beaucoup marchent plutôt bien, je vois des problèmes. La séparation entre Président et Directeur Général paraît être une évidence complète, un élément essentiel de bon fonctionnement. Chacun a un rôle très précis. Il est surprenant de voir que ça n’avance pas aussi rapidement en France. Le rôle d’administrateur indépendant a encore du chemin : au Royaume-Uni, sur un mandat de quatre à six ans, il est payé et bien payé, mais il travaille. Deux ou trois jours de travail intensif par mois. Il faut avoir lu le pre meeting. Je ne l’ai pas vu assez en France. Au comité d’audit, vous vous faites écharper en cas de défaillance. Je dois avouer que j’ai vu cela de manière plus approximative en France, c’est encore fragile.

Relation avec pouvoirs publics. C’est frappant vu de l’étranger. L’affaire DANONE vu de Londres est exotique, incroyable. Ce n’est pas drôle, vous avez immédiatement l’idée que vous n’y allez pas. C’est impensable. Avec l’affaire HP, c’est pareil. Je ne dis pas que ça ne se comprend pas. Pour des entreprises étrangères, c’est dissuasif. A l’inverse, les gouvernements de certains pays, notamment européens, quand il faut intervenir, sont beaucoup moins complexés pour intervenir. Le gouvernement anglais ne s’acharne pas à défendre ROVER envers et contre tout : si des entreprises étrangères peuvent créer des emplois, c’est bon à prendre. C’est au politique de favoriser l’implantation. En Irlande, ce n’est pas une surprise avec l’attitude du gouvernement envers toute entreprise qui manifeste le désir de s’implanter. Il est presque impossible d’aborder le sujet sans parler des taxes. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, l’aspect tax planing est essentiel. La discussion avec les autorités fiscales est un processus bien établi. Le fait que les entreprises cherchent à minimiser le taux d’impôt est parfaitement accepté. Ce n’est pas un crime, c’est normal. Quand le gouvernement envoie une lettre à tous les contribuables français, c’est une bonne approche. Tous les pays ont besoin de changements, mais aujourd’hui, par rapport à trente ans en arrière, c’est impératif. L’immobilisme n’est pas bon, il y a beaucoup de choses qui ne vont pas au Royaume-Uni (éducation, santé, trains). Depuis Margaret THATCHER cependant, le pays est ouvert au changement et à la réforme. Si quelque chose ne va pas, tous sont d’accord pour en discuter. Je suis membre du Board d’EMAP, en France troisième de la presse magazine. Le système de distribution de la presse en France est verrouillé depuis la fin de la guerre, impossible dans les grandes surfaces. Pourquoi ? Les réponses donnent envie de désinvestir (la politique, les syndicats…).

Relation collaborateur. Trois sujets : • les syndicats. Au départ à BT RETAIL, j’avais 55 000 collaborateurs, j’ai enlevé 14 000 emplois en

trois ans et demi avec une syndicalisation à 75%. Le syndicat est extrêmement puissant, déterminé, mais mène de vraies négociations. La logique de l’entreprise est admise par le syndicat avec une fermeté extrême

L’acceptation de la logique capitaliste est encore un problème, la France n’est pas en paix avec le fait que c’est ça qui marche.

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ATELIER 2 : PARTIR POUR RÉUSSIR, SANS REVENIR

sur le franchissement de la ligne rouge (si capitalisme va trop loin), genre de dissuasion nucléaire qui autorise la discussion. Ma base de négociation : pas de licenciement sec. Ce type de négociation est très important pour la vie en entreprise.

• ouverture à la diversité. Les entreprises françaises sont raisonnablement ouvertes, mais elles ont un énorme train de retard. Il existe des situations inacceptables concernant les femmes (parfois 10% des executives). Les politiques sont assez pro actives au Royaume-Uni. La partie ethnique, intégration des minorités, est spectaculaire. Il y a aussi des problèmes mais des réussites. Au niveau des dirigeants même, beaucoup d’étrangers sont parfaitement acceptés. Quant aux nationalités, le melting pot fonctionne.

• Le professionnalisme. Les Français se demandent pourquoi les autres pays réagissent négativement. Les Anglais réagissent à certains comportements français de manière extrêmement forte mais pas visible. En France, au cours d’un CA, on verra cigare, appels téléphoniques, retards, allers-retours vers l’extérieur… Des comportements managériaux de beaucoup de Français choquent : hurler, crier, hausser la voix, prononcer des gros mots, propos obscènes. Aux Etats-Unis, cela ne passe pas du tout qu’un responsable puisse dire m… Ils ne disent rien, mais ils sont très choqués.

Marc VerNheS (membre du corps préfectoral)Membre du corps préfectoral, j’ai beaucoup aimé ce que vous avez dit. Nous sommes en train de

progresser, mais nous avons beaucoup de complexes, et pas toujours des complexes de supériorité... Nous n’avons pas suffisamment foi en nous-mêmes, face à nos doutes, nos imperfections dans une logique de normalisation internationaliste. N’est-on pas en train d’entrer dans la logique de culture internationale dans laquelle notre identité serait gommée au mépris de certaines formes d’efficacité. La culture est quelque chose d’essentiel en terme d’efficacité, de performance.

Pierre daNONC’est une question de dosage. Il faut voir les points où l’exception française est laxisme quand le

changement est nécessaire. Je ne pense pas que la situation des NMPP soit une exception dont nous devons être fier. Les Anglo-saxons adorent la différence française, si nous ne choquons pas, si nous ne nous obstinons pas contre tout, les gens adorent.

thibault de SaiNt MOriCe (professeur de philosophie)Partir pour ne pas revenir et réussir. Quel est le coût familial, social, culturel ? En prenant pour exemple

l’industrie automobile anglaise, ou l’exemple de l’affaire Danone, pour mener une réflexion sur le couple entreprises / pouvoirs publics, quels sont les problèmes que les entreprises peuvent poser aux pouvoirs publics quand la contractualisation n’est pas respectée. Quelle forme de lien ? loi, contrat, concurrence… ?

Pierre daNON (consultant dans la finance)Il n’y a pas un lien ou un type de liens, c’est multiforme. J’ai plutôt tendance à faire confiance aux acteurs.

Tout ce qui est complexe génère des contre systèmes. Très ferme sur principes, soyons très ouvert sur l’implémentation. C’est un état d’esprit. Mon épouse travaille au MEDEF où elle s’occupe de la commission des jeunes. Certains disent qu’il faut une loi avec un SMIC des stagiaires. Attention, si vous faites cela, il n’y aura plus de stagiaires. A l’inverse, une charte est une bonne proposition. y a-t-il un vrai consensus sur son acceptabilité ? Un bon deal tient en deux pages, si il y a 200 pages, c’est un mauvais deal.

Je n’ai pas de coût personnel, je reviens tous les week-ends. Même aux Etats-Unis, je revenais au minimum tous les 15 jours. Il y a toujours moyen de trouver un équilibre familial dans l’expatriation.

Jean-Paul deLetOMBe (consultant dans la finance)Pensez-vous qu’aujourd’hui, en France, on peut connaître une véritable réussite sociale sans quitter le

pays ?

Pierre daNONBien sûr. Jusqu’à une certaine limite, aussi bien que dans d’autres pays. Dans les grandes entreprises,

l’ascenseur social marche plutôt bien. Parmi les strates exécutives, tout se passe bien, même si les top jobs sont encore un peu trustés par les grands corps de l’Etat et les familles. Pour les postes en dessous, ce n’est plus du tout le cas. Nous avons ici des possibilités aussi satisfaisantes qu’ailleurs.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

alain gUggeNheiMLe thème proposé est : partir sans revenir. Moi qui ne suis pas un grand planificateur, je ne sais pas si

je vais revenir ou pas. En fait, peu de gens partent avec le but de ne pas revenir. Il existe deux types de départ. Le départ qui est une fuite ou le départ qui est pour l’exploration. Personnellement, plutôt actif, c’est l’exploration qui m’a attiré même si des circonstances familiales, politiques, ou économiques jouèrent également. Jeune ingénieur, il m’a été proposé de partir pour un chantier de construction d’un barrage en Martinique. Pour quelqu’un de très impliqué en politique, c’était presque une aberration à l’époque que de quitter Paris. Le départ a été difficile au plan familial et personnel mais l’attrait de l’inconnu, l’expérience à acquérir, ce qu’on peut apporter dans un autre territoire (ayant été boy scout, Officier de réserve, on regarde l’ensemble de ces choses) l’ont emporté. Sur le plan de la culture, l’expérience culturelle des départements d’outre-mer est très intéressante. En Martinique, comme en Guadeloupe, chacun veut revendiquer son exception et conserver ses avantages, même les entreprises. Quand plus tard, je suis passé dans milieu associatif, au CNPF, je m’aperçois que les problèmes de ce microcosme sont les mêmes que pour la métropole et l’Europe d’aujourd’hui. Les Antilles avaient un régime d’exception au niveau fiscal, voulaient tous les avantages de la mère patrie mais sans toutes les charges sociales. J’ai essayé de faire comprendre à tous l’intérêt de choisir une stratégie ou l’autre. Si ils veulent rester Français, il faut assumer la totalité du raisonnement, et donc assumer les lois. L’extension du régime d’assurance chômage aux Antilles a ancré l’économie antillaise dans l’économie de la métropole. Oui, cela signifie des charges supplémentaires, mais c’est positif au plan global. Nous avons instauré un nouveau facteur d’équilibre économique, et amélioré la compétition.

En mai 1981, nous étions très engagés avec le patronat local et politiquement, lorsque la situation est devenue difficile sur le plan des libertés individuelles, terrorisme, sécurité, attentats, dont nous avons été personnellement victimes. Tout cela n’était pas suffisant pour nous faire partir. Le déclenchement est venu à la suite de l’élection de François Mitterrand avec des lois d’amnistie. L’amnistie pour les violences contre les personnes me paraît scélérate, car elle fait « disparaître » les faits. Ce n’est pas un bon moyen de régler les problèmes que de les glisser sous le tapis. Il faut régler les problèmes de la violence de façon plus fondamentale. J’ai travaillé sur les problèmes d’éducation. Les grands échecs des lois successives de réforme

de l’éducation sont payés aujourd’hui encore plus chez les minorités et les populations défavorisées. Au sein d’un bon milieu social, il y a toujours moyen de s’en sortir.

Si je fais un parallèle avec mon expérience aux Etats-Unis, il est important en politique et en économie d’étudier la compétition. La compétition fait tellement peur aux Français qu’ils la refusent. C’est un leurre, il y a des facteurs qui ne peuvent être rejetés. La compétition existe, elle va exister de plus en plus. Pour la théorie de l’évolution, que les faibles disparaissent, ce n’est pas un inconvénient, mais un avantage. Les 10% de bas de panier, il faut s’en séparer : c’est possible de plusieurs façons, en les affectant ailleurs, leur donnant une formation ou par licenciement. Une différence majeure entre l’approche socialiste et l’approche libérale de la société, est que la dernière fait confiance à l’individu et ses capacités. Il faut susciter les conditions de son succès plutôt que d’imposer des normes d’égalité. Egalité des chances plutôt qu’égalité des résultats. Parallèle en politique, Ronald REAGAN, longtemps très critiqué, a été reconnu finalement comme un homme exceptionnel. Se reposant sur des principes fondamentaux, Il a prit des décisions stratégiques simples et limpides. L’Amérique, certes, dispose de capacités exceptionnelles (fondation morale, éthique, et dynamisme du peuple) ; elle souffre cependant paradoxalement, de la taille de son marché intérieur : étant « self sufficient », elle est moins ouverte sur l’extérieur. Très peu d’Américains partent à l’étranger. A terme, cela risque d’être un problème pour les Etats-Unis, notamment face à la Chine ou l’Inde. L’éveil de la Chine est remarquable. Il y a une dizaine d’années, j’avais emmené un certain nombre de personnes de l’administration française (SGDN, services du Premier ministre…) à la Rand Corporation de Los Angeles. Les fonctionnaires Français refusèrent les analyses de la Rand sur le boom économique à venir en Chine. Ils pensaient impossible l’idée de voir dans vingt ans plus d’avions fabriqués en Chine, que dans aucun autre

Il existe deux types de départ. Le départ qui est une fuite ou le départ qui est pour l’exploration...

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ATELIER 2 : PARTIR POUR RÉUSSIR, SANS REVENIR

pays du monde. Il arrive cent Français tous les mois à Shanghai, il en faudrait cent tous les jours.Réussir, qu’est ce que la réussite ? Faut-il partir pour arriver ? Nous pouvons faire des jeux de mots dans

tous les sens. Est-ce la réussite personnelle, familiale, culturelle, religieuse, pour soi-même ou pour un autre idéal (transmettre des connaissances, laisser une trace) ? L’internet à ce sujet est un phénomène exceptionnel. Le plus fondamental : il change la dynamique entre ceux qui ont et ceux qui reçoivent la connaissance. J’ai toujours été un fervent des encyclopédies. Maintenant ce n’est plus sur papier, mais sur internet. Vous connaissez le phénomène WIKIPEDIA, encyclopédie gratuite coopératrice. Comme l’Opensourcing dans le software, chacun peut participer. Avec la globalisation du monde, dans un certain sens, il n’y aura plus besoin de partir pour réussir. Le départ se fera par la recherche d’autres idées, d’autres connaissances. Ceux qui ont le plus peur du changement en cours sont certaines élites qui ont peur de perdre un certain nombre de contrôles. Question de différences de cultures : J’ai un exemple précis : ma fille de 21 ans, en France, ne nous ferait pas plus plaisir sur le plan des études que moi a mon père quand j’ai raté l’x. Aux Etats-Unis, nous savons que, quelques soient les études, elles sont beaucoup moins déterminantes pour la carrière et pour l’avenir. En France, j’aurai une inquiétude fondamentale que je n’ai pas aux USA.

Question :Comment faire que le monde vive dans conditions optimales tout en assurant le métissage ? Quel mode

de régulation est nécessaire ? Il existe certes le libéralisme économique. Que peut apporter la France, terre de culture, des droits de l’homme, terre de savoir-vivre, de la bonne vie, qui peut concourir à la performance au niveau mondial ?

alain gUggeNheiMPersonnellement, je pense que la France doit d’abord un peu nettoyer chez elle. Nous n’étions pas aux

Antilles depuis six mois que nous étions déjà confrontés dans les relations avec les élus et marchés locaux aux pratiques en cours. La France doit être nettoyée avant de vouloir briller à nouveau dans le monde. Un dossier qui doit être réglé une fois pour toutes est celui des relations entre l’Etat et les entreprises. Nous avions une entreprise familiale dans les centrales d’énergie et les abattoirs, très impliquée avec les municipalités. Il est déprimant de voir ce qui reste à faire comme progrès dans l’éthique des affaires.

Au plan culturel, un des handicaps que nous avons, paradoxalement, est la langue française. C’est le refus de comprendre qu’il peut y avoir une culture française indépendamment de la langue française. Nos élites se sont toujours attachées à imposer les deux ensembles, la pensée française ne pouvant être exprimée qu’en Français. L’obligation d’utiliser le Français est un handicap au rayonnement de la culture Française. La société américaine aime la France et voudrait voir plus de télévision et de films français. Nous n’acceptons pas qu’il vaudrait mieux que les films français soient vus en anglais par beaucoup, plutôt que par une très petite minorité. Il faudrait ouvrir le débat aujourd’hui. C’est malheureux peut-être mais la langue française n’est plus la lingua franca.

Pierre daNONJe voudrais revenir sur un angle positif. Nous sommes des fils de Descartes, c’est un point extrêmement

positif dans les entreprises. Les Anglais, formés à la littérature plus un MBA, ne sont pas complets. La structure intellectuelle est très importante.

alain gUggeNheiMJe ferai deux critiques de la société américaine et suggère que la France peut apporter beaucoup au

monde. • concernant le régime juridique. L’importance énorme de la jurisprudence et les énormités des

montants financiers punitifs dans les conflits juridiques aux Etats-Unis par rapport à l’éthique de la profession en France.

• Concernant la comptabilité. C’est une des choses dont je suis frappé en tant que chef d’entreprise. L’esprit cartésien Français est inégalé.

En France, à question simple, réponse simple. Ce n’est pas le cas aux USA. La logique du code Napoléon est beaucoup plus simple, beaucoup plus saine. Aux Etats-Unis, quand vous posez une question juridique ou comptable, vous n’avez jamais de réponse simple et précise. C’est un domaine dans lequel la France pourrait essayer d’étendre son influence.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Question :Est-ce que l’Europe ne serait pas la solution du problème incestueux entre entreprise et Etat. En vivant

sept ans en Angleterre, la conscience de partir n’existe pas car c’est rester dans l’espace européen, un bloc par rapport à la société américaine.

Pierre daNONL’Europe amène certainement des solutions, mais cela prend du temps, c’est un peu chaotique. alain gUggeNheiMEn tant que Français, titulaire de la double nationalité, je ne suis pas pour une Europe supranationale,

mais pour une France forte. Je ne suis pas mécontent de l’échec du référendum, le texte de la constitution étant trop compliqué, long et mal ficelé. Aux Etats-Unis, vous avez depuis deux cents ans la même constitution. Régulièrement tous les deux ans, tous les députés sont élus et un tiers du Sénat, et toujours à la date prévue. Nous avons un certain nombre de leçons à prendre.

Penser a l’Europe comme un bloc par rapport aux Etats-Unis est une erreur pour beaucoup de raisons : il y a trop de différences, de cultures, de peuples, de langues, plus qu’en Inde, en Chine. Je pense que l’Europe n’est pas forcément la bouée de sauvetage. Au contraire, il faut aller dans tous les pays en développement et créer là des réseaux d’amitié, d’entreprises, de commerciaux, de développement; prendre ce qu’il y a de meilleur en France qui reste un pays extraordinairement riche. Comment y arriver dans un monde compétitif ? Il ne faut pas avoir peur de la mondialisation. Mon père était PDG de LOCATEL lorsque la banque LAZARD a voulu vendre à une société anglaise. Le gouvernement français a mis le veto sous prétexte que la location de télévisions était « stratégique ». C’était il y a vingt-cinq ans, c’était ridicule. Sachons tirer la leçon.

alain gUggeNheiMJ’étais aux Etats-Unis depuis un peu plus de dix ans quand je suis devenu citoyen américain. Ayant déjà

participé à des activités politiques avec les Républicains, j’ai été contacté par un ami député de Californie: « Les élections ont lieu dans six mois, il faut que tu te présentes aux législatives ». J’avais une entreprise, mais je venais de déménager et je n’étais pas encore implanté localement. Malgré tout, je me suis présenté aux primaires dans une bataille dure entre Républicains. Un de mes slogans était : « je suis chef d’entreprise, je suis pour la limite a la durée des mandats électoraux ». De retour dans la vie économique, il est très important de brasser vie politique et vie économique. En France, étant parti de Paris voici trente ans, je retrouve toujours les mêmes anciens amis au pouvoir et peu de renouvellement. C’est un élément très bloquant pour la société française. Je fais ici deux propositions :

• non cumul : un seul mandat a la fois• limitation du nombre de mandats successifsBeaucoup de gens de valeur peuvent être perdus mais ils se retrouvent ailleurs. Le système serait moins

stable, plus agressif mais très positif.

denis PaYreJe souhaite apporter un témoignage sur ce que les Français peuvent apporter au monde, à l’économie

mondiale. Quand les Français respectent les normes mondiales de bonne conduite, ils sont capables d’apporter beaucoup plus que le simple esprit cartésien. Deux autres caractéristiques sont la capacité à inventer (être astucieux, se remettre en question) et aussi une capacité à s’impliquer, se motiver, travailler. Les Français sont les plus bosseurs que j’ai connu, les seuls que je renvoyais le soir chez eux. Le fait d’accepter des normes de comportements garantit l’efficacité du fonctionnement.

Pierre daNONCréativité, remise en question. Aux Etats-Unis, personne n’a d’esprit critique. Le Français, avec parfois le

travers de l’indiscipline, discute avant la décision.

Plusieurs réactions de participants :

Fonctionnaires, nous avons les doigts dans le cambouis au quotidien, sans avoir le temps de s’élever, c’est donc très enrichissant (...)

Concernant le problème des quartiers, le sociologue du CNRS Eric MORIN a montré que les territoires

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ATELIER 2 : PARTIR POUR RÉUSSIR, SANS REVENIR

d’exclusion ne sont pas uniquement les quartiers défavorisés, mais l’exclusion à tous niveaux. A cause d’une très forte rigidité, il y a beaucoup de difficultés à passer d’un quartier à l’autre (...)

Un mot sur Europe. En trois ans à Bruxelles, le bureau de la DATAR a été créé. Ce qui est frappant est d’assister à une emprise croissante du modèle anglo-saxon, c’est laisser passer la chance de créer un modèle propre à travers le métissage des différents modèles existant. La RAND CORPORATION, dans les années 1980, avec notamment Robert Mc NAMARA, y a travaillé. Elle a inspiré à la France sa rationalisation budgétaire. Depuis 2001, notre nouvelle loi fondamentale, la LOLF, est la nouvelle constitution financière introduite au niveau national. Elle analyse la démarche de politique publique en terme d’objectif. Le Parlement interpelle les différents services de l’Etat sur ces objectifs. L’influence de ce texte se fait sentir. Ne désespérons ni de l’administration française, ni de la France.

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ÉCLAIRAGE : La fiscalité, déclencheur du départdenis PaYre, enrico SaLZa

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

denis PaYre Né à Lyon il y a 42 ans, je suis monté à Paris à 20 ans, précisément à Cergy, pour faire la même école de

commerce que mon voisin. Après avoir satisfait à mes obligations militaires, j’ai très vite souhaité créer une entreprise, probablement parce qu’il y a des entrepreneurs dans la famille. J’ai voulu rejoindre une entreprise de technologie, car j’étais fasciné par le secteur, les entreprises champignons de la SILICON VALLEy, même si je ne suis pas informaticien. M’étant dit que j’aurais peut-être l’occasion de fonder à mon tour une entreprise, j’ai rejoins une grande entreprise américaine, Oracle, en forte croissance. Arrivé cinquantième employé en France, deux ans après nous étions 500. Après j’ai eu envie de créer un petit ORACLE, j’ai rencontré un jeune développeur indépendant qui avait mis au point un logiciel dont mes clients avaient besoin. J’avais des clients mécontents comme EDF. Avec un associé, nous avons décidé de racheter les droits du logiciel, avec royalties, car je n’avais pas à l’époque d’économies personnelles, ayant un père cadre dans l’industrie chimique, une mère bibliothécaire dans une commune à l’ouest de Lyon.

Nous avons investi 100.000 francs de l’époque dans une société qui s’appelle donc BUSINESS OBJECT. Nous sommes devenus leader mondial dans notre domaine. Cela a commencé dans des petits bureaux de 15 m2 à Courbevoie puis l’affaire s’est développée très rapidement, étendue à toute la France, l’Angleterre, les Etats-Unis d’Amérique. Au bout de sept ans, nous étions implantés dans plus de 50 pays, nos clients incluaient la plupart des grandes sociétés mondiales : GOLDMAN SACHS, TExAS INSTRUMENT, NASA, SHELL, toutes sociétés en BRITISH quelque chose, beaucoup de grandes entreprises françaises dont EDF. Ce furent sept années formidables pendant lesquelles j’ai voyagé partout dans le monde, en dirigeant les opérations mondiales, les ventes et sous ma responsabilité le marketing, 80% de l’effectif, 100% du chiffre d’affaires. Nous avons été cotés au Nasdaq en 1994, cinq ans après notre création. Nous étions le premier créateur de logiciel européen assez crédible pour y être, il faut savoir que c’est un métier américain (90% des acteurs). Cela a été l’introduction en bourse la plus réussie de l’année avec la plus forte prise de valeur. Nous avons été reconnus par la presse américaine, BUSINESS WEEK nous a nommé entrepreneurs de l’année en 1996 mon associé et moi aux côtés de Steven Spielberg et Steve Jobs, très belle reconnaissance.

Après sept ans, j’ai eu envie de mener une vie un peu différente. J’étais marié entre-temps, et commençais à avoir des enfants, j’avais envie de ne pas perdre ma vie à la gagner, envie de mener une vie un peu moins nomade. Je passais mon temps entre Paris, San Francisco et Tokyo, complètement décalé ; le téléphone avec les Japonais le matin, les Américains le soir, tout cela n’était pas propice à l’éducation d’une jeune famille. J’ai décidé de prendre du recul, tout en restant au Conseil d’administration, en aidant mon associé à développer la société. J’ai fait une pause.

Je me suis trouvé touché de plein fouet par une loi qui venait d’être votée (si j’avais su je ne l’aurais probablement pas fait), votée par un gouvernement de droite (la gauche n’a pas le monopole de l’hostilité aux entrepreneurs). Une loi qui consistait à déplafonner l’ISF, concrètement, cela faisait que je ne pouvais pas payer ce que je devais en impôt : 90% de mon patrimoine se trouvait sous forme de titres cotés au Nasdaq que je ne pouvais pratiquement pas vendre. Un administrateur de société, et c’est ce que je souhaitais rester, est soumis à la SEC (Securities and Exchange Commission), le gendarme de la Bourse américain, il n’est pas possible de vendre plus d’une petite quantité d’actions chaque semestre. Les titres ne sont pas liquides. Les 10% de mon patrimoine restant était en grande partie mon appartement à Paris, le peu restant étant censé me permettre de vivre.

J’avais l’idée d’aider d’autres entrepreneurs français à réussir dans ce domaine là, cela faisait quelques années que j’étais sollicité par des entrepreneurs dans le domaine de la technologie pour les aider à répliquer, c’était plus compatible avec une vie de famille. J’avais envie de devenir ce qu’on appelle un business angel, je voulais commencer à aider les autres à réussir. Ce peu d’argent, je voulais l’investir.

Je ne demande pas de tresser des couronnes ou d’ériger des statues aux entrepreneurs qui réussissent, je demande simplement de leur laisser la liberté de pouvoir vivre dans leur pays quand ils ont réussi, quand ils ont créé des emplois, des flux fiscaux, des flux sociaux,... de ne pas être obligé de s’exiler.

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ÉCLAIRAGE - LA FISCALITÉ, DÉCLENCHEUR DU DÉPART

L’impôt qui m’était réclamé était très supérieur aux liquidités disponibles, je n’ai pas eu d’autre option à ce moment là que de quitter la France.

Je ne suis pas parti tout de suite, j’ai commencé par me battre, j’ai créé une association d’entrepreneurs, CROISSANCE PLUS, qui existe toujours, et qui veut promouvoir un environnement beaucoup plus favorable à l’émergence d’entreprises de ce type là. Il faut savoir que la France ne renouvelle plus son tissu industriel depuis quelques années. Il y a très peu d’entreprises comme BUSINESS OBJECT en France, il y en a beaucoup plus aux Etats-Unis d’Amérique. Si on regarde la liste des 25 plus grandes entreprises américaines, la plupart ont été créées depuis 1960. En France, en prenant la même liste, elles étaient toutes déjà là en 1960. Notre tissu industriel ne se renouvelle pas, j’ai créé un mouvement pour faire changer cela, en particulier changer la loi sur l’ISF pour arrêter le déplafonnement.

Je me suis battu pendant deux ans, sur d’autres aspects : par exemple, le même gouvernement venait de faire supporter aux charges sociales les stocks-options de façon rétroactive. Un certain nombre de petites entreprises de croissance française représentaient probablement l’avenir du pays dans le domaine de la connaissance, puis du jour au lendemain elles devaient passer du profit à la perte, payant des charges sociales sur les stocks-options des employés. Or il fallait donner des stocks-options à tous les employés pour les motiver, cela faisait partie de la culture du secteur. C’était souvent le seul moyen d’attirer des cadres d’ORACLE, IBM, MICROSOFT et d’ailleurs pour nous rejoindre. Cela faisait partie du modèle ; du jour au lendemain, nous nous retrouvions sanctionnés. Pour nous, très concrètement, cela signifiait que nous pouvions passer du jour au lendemain du profit à la perte. Nous avons réussi à changer cette disposition là en nous adressant au ministre des finances de l’époque, Dominique Strauss-Kahn, qui a parfaitement compris le sujet. Nous avons créé autre chose, un mécanisme comparable sous l’appellation de bons de croissance, qui existent toujours, et qui sont utilisés par la plupart des entreprises de croissance françaises.

En ce qui concerne l’ISF, c’est un combat que je mène toujours. Je me suis installé à Bruxelles deux ans après et j’ai fait d’une contrainte une opportunité, j’ai rejoint un groupe d’entrepreneurs qui avait créé une association équivalente à CROISSANCE PLUS au niveau européen, j’ai participé notamment à l’élaboration du fameux agenda de Lisbonne dont vous avez probablement entendu parler : rendre l’Europe un des environnements les plus compétitifs dans l’économie de la connaissance dans les dix ans qui viennent. Alors, il y a encore beaucoup à faire, l’agenda est très pertinent, mais les actes ne sont pas encore là. Puis j’ai recréé une autre entreprise parce que, souvent, un entrepreneur reste entrepreneur durant toute sa vie.

En 2000, j’ai créé KIALA, aujourd’hui leader en Europe dans le domaine de la mise en place de réseaux de points de livraison de proximité. Entreprise de logistique, nous opérons un réseau de 4.300 points de livraison dans quatre pays d’Europe pour ceux qui ne veulent pas attendre le facteur et se font livrer dans des commerces de proximité, c’est une alternative à LA POSTE quelque part. La Poste Française figure au capital, elle a bien compris que ce n’est pas son métier. Nous nous développons dans plusieurs pays d’Europe et c’est une formidable aventure à nouveau.

Pour revenir à l’ISF, je m’élève fortement contre cet impôt, d’abord je le trouve injuste. Je ne demande pas de tresser des couronnes ou d’ériger des statues aux entrepreneurs qui réussissent, je demande simplement de leur laisser la liberté de pouvoir vivre dans leur pays quand ils ont réussi, quand ils ont créé des emplois, des flux fiscaux, des flux sociaux, de pouvoir vivre chez eux, de ne pas être obligé de s’exiler, ce qui a été mon cas. Je me bats aussi parce que j’estime que c’est une mesure profondément contraire aux intérêts du pays, profondément antisociale, soyons clairs, qui n’est pas favorable à l’avenir de ce pays : tout simplement, les gens qui ont un patrimoine et souvent sont soumis à l’ISF sont, le plus souvent aussi, des professionnels de la création de richesses et d’emplois. Qui a un patrimoine aujourd’hui ? les joueurs de foot, les artistes, les gens qui gagnent au loto, et majoritairement bien sûr les entrepreneurs, ceux qui créent des entreprises, des emplois, des flux fiscaux et sociaux pour l’Etat. Or, très souvent, ce patrimoine est extrêmement virtuel, mon cas n’est pas du tout unique, très souvent, les entrepreneurs ont leur patrimoine dans leur entreprise, souvent illiquide, qui souvent ne rapporte rien et peut du jour au lendemain ne rien valoir. Les media ont beaucoup parlé récemment de la situation des agriculteurs de l’île de Ré, l’opinion a trouvé scandaleux à juste titre que des gens se retrouvent taxés sur des biens qui ne leur rapportent rien, la situation des entrepreneurs est souvent pire encore car un terrain sur l’île de Ré, même après la bulle immobilière, vaudra toujours quelque chose, alors que des parts d’une entreprise peuvent ne rien valoir du tout. Néanmoins, cela génère des impôts sonnants et trébuchants souvent considérables, souvent supérieurs au revenu des gens des contribuables.

Je me bats depuis huit ans sur ce sujet, avec de maigres succès, néanmoins un succès, une mesure très courageuse qui vient d’être prise par l’actuel gouvernement : le bouclier fiscal, qui consiste donc à ce que

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

l’impôt ne dépasse pas 60% du revenu de la personne concernée, dans les faits, c’est 70% car n’incluant pas CSG et CRDS, il est laissé généreusement aux entrepreneurs 30% de ce qu’ils gagent pour vivre. Ce qui dans mon cas voudrait dire que, si je revenais en France aujourd’hui, je devrais puiser dans mes réserves pour continuer d’y vivre. Je n’exclus pas de revenir, je suis un militant. Maintenant, il devient supportable de vivre en France pour moi, ce n’est plus complètement intolérable, j’ai les moyens de payer cet impôt incontestablement. Néanmoins, c’est une situation pas confortable du tout, je ne suis pas certain que d’autres entrepreneurs seraient prêts à faire la même chose. Si je reviens, c’est pour continuer de me battre, pour pérenniser cette mesure – les leaders de la gauche ont dit qu’ils allaient revenir sur cette mesure s’ils revenaient au pouvoir en 2007. C’est aussi pour faire en sorte que cette situation soit moins injuste pour les entrepreneurs qui, encore une fois, sont des professionnels de la création d’empois, de flux fiscaux et sociaux et Dieu sait si l’Etat français en a besoin aujourd’hui, en particulier des emplois, à l’heure où les banlieues brûlent, où 40% des jeunes des banlieues n’ont pas d’opportunité, mettent le feu à leur environnement. Je crois que le temps des petites mesures, le temps des petits pas, des actes qui ne sont pas réellement à la hauteur des enjeux est révolu. Il est temps de prendre des mesures fortes et bien sûr de les expliquer. Ce qui est regrettable concernant le bouclier fiscal qui est une bonne chose, c’est l’absence d'explications pour montrer la pertinence de ces mesures, et pourquoi elles sont dans l’intérêt de tous les Français, en particulier ceux qui souffrent : 3 millions de chômeurs, 2 millions de Rmistes et des 40% des jeunes des banlieues qui n’ont pas d’emploi.

Voilà ce que je voulais dire ce matin, je n’ai rien de plus à rajouter, je suis prêt à répondre aux questions éventuelles.

enrico SaLZa pose une question sur la compétitivité fiscale et ses effets positifs ou négatifs.

denis PaYre Je ne réclame en aucun cas une amnistie fiscale. Les entrepreneurs mis à la porte, délocalisés

systématiquement depuis huit ans, le plus souvent en règle avec les autorités fiscales françaises, ne sont pas des fraudeurs. Les amnisties fiscales mises en place en Belgique, en Italie ou en Allemagne concernent des contribuables qui sont encore dans ces pays-là et qui ont gagné de l’argent à l’occasion d’opérations frauduleuses, marchés publics avec versements de pots de vins, trafics en tout genre… en aucun cas des gens qui contribuent à la création d’emplois et à la création de richesses. Je suis farouchement opposé à l’amnistie fiscale, les fraudeurs doivent être sanctionnés. Les entrepreneurs qui sont partis ne sont pas dans cette situation. La plupart du temps parfaitement en règle avec l’Etat, ils se retrouvent poussés à l’extérieur de leur pays, précisément pour respecter les textes fiscaux. C’est une confusion dangereuse, je tiens à être très clair.

Un participant retrouve dans la question de monsieur SALzA l’essence même des entrepreneurs et banquiers italiens qui voient surtout des capacités positives en Europe. La compétitivité, notamment fiscale, devient un véritable problème politique. Ce qu’il appartient aujourd’hui de faire, c’est de mettre en évidence les capacités que nous avons et qui font peur aux anglo-saxons, les mettre en évidence avec des dirigeants politiques travaillant en cohésion avec la force économique de l’Europe et qui ne demandent qu’à s’épanouir. Par conséquent, les problèmes du bouclier fiscal et de l’ISF ne sont pas des problèmes techniques, ce sont des problèmes politiques. L’intérêt de ces entretiens est de comprendre où se situe l’enjeu : l’enjeu est politique. Il est simple mais demande du courage qui vire à l’héroïsme.

Un autre participant, s’adressant à Denis PAYRE, souligne que le système éducatif français (maths et sciences) permet de développer des ingénieurs très forts, par exemple pour le développement de logiciels et softwares. Pourquoi ne peut-on pas créer GOOGLE en France ?

denis PaYre Nous avons la chance d’avoir des ingénieurs de très haut niveau. Dans la SILICON VALLEy, ils sont très

biens considérés, au niveau des russes et des indiens. Les français ont souvent de la créativité. Pourquoi pas GOOGLE en France ? Notre pays, depuis une trentaine d’années, a oublié le rôle essentiel que jouent les entrepreneurs dans la création d’emplois, les flux fiscaux et les flux sociaux. Le modèle économique français depuis le début, voici 200 ans, repose sur l’entreprenariat individuel : PEUGEOT, RENAULT, MICHELIN, AIR LIQUIDE, L’ORÉAL.

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ÉCLAIRAGE - LA FISCALITÉ, DÉCLENCHEUR DU DÉPART

Depuis trente ans, nous l’avons oublié, peut-être parce que l’Etat a cru que c’était son rôle d’entreprendre. Il a oublié d’encourager à chaque génération l’émergence de nouveaux entrepreneurs, nous sommes donc passés à côté de la création de géants. Sur les 25 premières entreprises américaines, 9 existaient en 1960, toutes les autres ont été créées depuis. En France, les 25 premières entreprises existaient toutes déjà en 1960. Les entrepreneurs n’ont pas été suffisamment encouragés.

Un participant demande pourquoi les étudiants qui sortent de nos universités ne peuvent pas faire cela.

denis PaYreA l’origine de GOOGLE, vous trouvez deux doctorants de STANFORD, d’origine étrangère. Toutes les

grandes entreprises ont débuté avec très peu de moyens, des petites équipes, une start-up dans des garages (RENAULT, PEUGEOT, CITROëN). Pourquoi n’en avons-nous pas plus aujourd’hui ? Le discours dominant n’encourage pas du tout les gens à faire ce genre de choses. Il consiste à dire aux élites : la réussite, la voie royale, c’est Etat, c’est l’ENA. Voilà en quoi l’Etat porte une responsabilité. Toujours depuis trente ans, le discours est le suivant : quand un entrepreneur réussit, il est obligé de quitter le pays. Les gens qui ont la capacité de créer le savent. Ils se rendent bien compte que sommes un pays qui sanctionne la réussite entrepreneuriale, l’échec entrepreneurial aussi. Pendant très longtemps, quelqu’un qui crée une entreprise, quelqu’un qui quitte son employeur pour créer une entreprise n’avait pas droit au chômage. Cela vient d’être changé, mais tout récemment. CROISSANCE PLUS fait du lobbying dessus. Quand j’ai quitté ORACLE pour créer mon entreprise, en cas d’échec, je n’avais pas droit au chômage. N’importe quel salarié qui n’a rien fait de particulier pour la communauté a droit au chômage. Quelqu’un d’extrêmement favorable à la communauté française, potentiellement, n’y a pas droit.

Voilà pourquoi les ingénieurs ne se lancent pas, dans un environnement comprenant officiellement 10% de chômage, en fait 20%, où vous n’avez pas droit aux indemnités chômage. Quand vous avez un bon job, vous ne le lâchez pas, vous ne prenez pas de risque. Il faut réfléchir à ce qui peut motiver les gens à prendre des initiatives. Après s’est préoccupé surtout de l’Etat entrepreneur, il faut faire plus : motiver les jeunes Français pour qu’ils se lancent.

Un participant aborde la question de l’échec, loose ou expérience puis demande le point de vue des capitaux risqueurs.

denis PaYre Vous renforcez mon argumentaire, pourquoi avons-nous un sentiment d’échec en France ? Tout vient de

la sanction de l’échec. Créer et échouer ne donne pas droit au chômage jusque tout récemment. Vous êtes souvent menacé de répression très sévère du fisc, radié de la Banque de France, vous n’avez pas droit à une deuxième chance.

Nous n’avons pas les meilleurs capitaux risqueurs du monde, mais nous avons le mérite d’en avoir. Ils commencent à avoir de l’expérience, ils font de moins en moins d’erreurs. La responsabilité de l’Etat est très grande. Aux Etats-Unis, l’amorçage n’est pas le fait de capitaux risqueurs mais ce sont les particuliers fortunés qui permettent le démarrage. En France, ces gens là sont incités à quitter le pays. Ceux qui ont les moyens, la capacité, l’envie. A 65 ans, ils ne demandent qu’une chose : aider les autres à réussir. Ils le font depuis Bruxelles ou Londres car sinon le fisc français leur tombe dessus. Ils sont mis à la porte. Quelques uns, restés, sont incités à investir dans les œuvres d’art, c'est-à-dire dans le passé et pas dans l’avenir, la création d’emploi. La responsabilité de l’Etat me paraît plus qu’évidente.

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ATELIER 4 : La France, un atout pour la réussite ?Clara gaYMard, ted StaNger

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

ted StaNgerJe m’appelle Ted STANGER. Je suis Américain, je vis en France depuis une douzaine d’années. Et je passe

la baladeuse.

Clara gaYMardBaladons nous, je m’appelle Clara GAyMARD, je suis Présidente de l’AGENCE FRANçAISE POUR LES

INVESTISSEMENTS INTERNATIONAUx. A ce titre, je voudrais remercier tout particulièrement les Américains. Ils sont les premiers investisseurs en France avec 28% de parts de marchés, des scores très impressionnants, l’année dernière en croissance de 24%, il y a deux ans de 12%. Ce qui permet peut-être d’entrée de jeu de chasser la première idée reçue que les relations franco-américaines vont tellement mal que les Américains ne viennent plus nous voir.

ted StaNgerJustement, je vais vous dire pourquoi n’y a-t-il pas plus d’Américains qui viennent ici, pourtant il y a

toutes les raisons pour qu’il y en ait beaucoup plus : un climat assez doux, pas beaucoup de tremblements de terres, pas beaucoup d’ouragan. Il y a un marché ici qui peut attirer tous les capitalistes de la terre. Et pourtant ils ne viennent pas plus nombreux, je vais vous dire pourquoi à mon avis. Je tiens à signaler que je ne suis ni sociologue ni homme d’affaires, mais journaliste, observateur. Vous avez un problème avec l’argent.

Votre Etat est laïque, il faut dire plutôt qu’il se dit laïque mais en fait il est catholique, vous n’avez jamais quitté le catholicisme. Même vos juifs et vos protestants sont catho. Aux Etats-Unis, même nos catholiques et nos juifs sont protestants. Vous êtes le revers de la médaille pour les Américains qui viennent ici.

Vous savez, dans les années 1930, le pape Pie xI avait produit une encyclique Caritate Christi. Il dénonce la spéculation capitaliste, mais son banquier milanais NOGARA faisait en même temps sur les marchés du monde entier ce qu’il condamnait. Vous les Français avez cette même confusion dans votre tête. L’argent existe, vous ne voulez pas l’admettre.

J’ai le titre « Money and the French ». Vous avez eu un président qui n’avait jamais d’argent sur lui, qui faisait payer les autres, quelqu’un qui ne comprenait rien à l’économie, pourtant quelqu’un d’important pour vous puisqu’il s’agit de François MITTERRAND.

L’émission « Combien ça coûte » n’arrive pas à décoller dans l’audimat. Quand j’ai fait l’émission de Pascale CLARK sur RTL « ON REFAIT LE MONDE » : « Ted, vous êtes toujours en train de parler d’argent. Mais pourquoi ? ». Parce que les autres n’en parlent jamais.

BESANCENOT : on ne doit jamais faire la queue dans des bureaux de poste, il faut toujours qu’il y ait assez de guichets ouverts, je cite : « coûte que coûte ». Bruno GACCIO, polémiste à RTL : un jour que le gouvernement décidait que toutes les victimes Alzheimer seraient indemnisée. C’est très bien. Je pose la question : « Combien ça coûte ? » Il me répond : « Vous êtes malades ? On ne pose pas cette question ! ». On ne discute pas, c’est trop important. Le principe d’abord, l’addition après, sauf dans le cas de François MITTERRAND. Vous ne faites les soldes que deux fois par an, c’est aberrant, elles sont décidées par les préfets donc par l’Etat.

La spéculation chez nous est le nom qui désigne les actionnaires. Une fois, j’ai assisté à la MUTUALITÉ à un discours d’une femme politique qui attaque systématiquement les actionnaires dans ses discours. Pourquoi est-ce péjoratif en France ?

Pourquoi quand les BLEUS déçoivent en 2002, on dit que c’est parce qu’ils sont pourris par l’argent, qu’ils gagnent trop mais pourquoi ne serait-ce pas un problème d’entraînement ou parce qu’ils sont trop vieux... On critique les hommes d’affaires qui gagnent trop mais Gégé ou Zidane gagnent énormément sans que ça choque personne.

Vous les Français avez cette même confusion dans votre tête. L’argent existe, vous ne voulez pas l’admettre.

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ATELIER 4 : LA FRANCE, UN ATOUT POUR LA RÉUSSITE ?

Pourquoi le livret A, c’est acceptable et les actions en bourse, c’est dégueulasse ?Vous avez créé, avec cette confusion, pour ne pas dire cette hypocrisie, un pays où il fait bon être

malade, chômeur, pauvre et aussi un peu paresseux.Une autre anecdote : ma femme japonaise travaillait à mi-temps dans une boutique à Saint Germain des

Près. Récemment, la boutique a été fermée, elle a déjeuné avec deux ex collègues pas pressées du tout de trouver un emploi (elle perçoivent près de 60% de leur salaire pendant deux ans), l’une dit : je veux prendre du temps pour moi. Si c’était exceptionnel, je ne serais pas inquiet. Mais j’ai des tas de copains qui font la même chose.

On voit dans l’émission « CAPITAL » un reportage sur : « Combien les anglais sont vaches avec leurs chômeurs ». Puis Pierre MOSCOVICI, représentant du PS, n’approuve pas le flicage dans l’équivalent de l’ANPE. Il préfère le système français plutôt laxiste. J’ai du mal à comprendre pourquoi une administration en France est coupable de flicage si elle applique la loi et pourtant le fisc n’est pas du tout laxiste. Pourquoi dans un cas oui, et dans un cas non ?

J’ai une ancienne copine – parce que je me suis remarié il y a trois mois, je n’ai que des anciennes copines. Elle est espagnole pour moi, catalane pour elle. Quand elle habitait la ville de New york, sa passion était la danse. Elle ne mesure pas suffisamment pour être une grande danseuse (1,70 ou 1,75m), elle n’est pas très payée. Pour financer sa danse, elle travaillait comme serveuse. En France, elle a compris le système, elle fait de l’intermittence, elle fait de la figuration, elle a calculé avec une précision d’astrologue combien de cachets sont nécessaires pour être intermittente mais cela lui permet de faire sa danse.

Il y a des différences culturelles, économiques, de pensée entre nos deux systèmes, nos deux modèles qui se veulent tous les deux universalistes, qui font que assez peu de capital viendra dans les années qui viennent. Si les Français n’arrivent pas à changer ce système, à libéraliser un petit peu leur économie. En tant qu’observateur qui veut du bien aux Français, j’ai un fils ici, j’ai passé une vingtaine années dans votre pays, je veux que la France réussisse. Je ne veux pas que la France gagne en devenant une petite Amérique mais veux arriver à faire quelque chose. En atténuant le modèle économique et social français, on peut arriver à faire quelque chose.

Clara gaYMardC’est amusant. Pour faire une comparaison entre l’Amérique et la France, j’aurai pas choisi l’argument de

l’argent. Si on a quelque chose à apprendre des Américains, je ne pense pas que ce soit l’argent. Qu’on en parle ou qu’on en parle pas, la vraie question, c’est comme pour le sexe, c’est de savoir si on le fait bien. La vraie question avec les Etats-Unis n’est pas celle là, c’est que aux Etats-Unis, il existe la culture de l’échec et la culture du risque. On peut se lancer dans l’aventure. Quand on va voir des financiers, ils vont prendre un projet en fonction de sa qualité. En France, on va prendre un projet en fonction du risque. L’échec n’est pas vu comme un apprentissage. Aux Etats-Unis, celui qui a échoué est vu comme quelqu’un qui a tenté, on lui fera plus confiance qu’à celui qui n’a jamais essayé. La vraie différence avec le système américain, la leçon à prendre, c’est cette culture du risque, cette culture de l’échec : une leçon, un apprentissage, pas une sanction.

Je vais un peu contrebalancer vos propos, c’est le but, il faut qu’on soit pas d’accord, sinon c’est pas marrant. Mon métier, c’est attirer les investisseurs étrangers en France, je passe 50% de son temps sur la planète. Je reviens du Japon, j’étais à Londres cette semaine, je vais en Inde grâce à AIR FRANCE la semaine prochaine pour le vol inaugural Paris-Bengalore.

J’étais hier dans la Sarthe pour inaugurer un centre de recherche d’une entreprise néerlandaise de 7.000 personnes en tout, dont 1.500 dans la Sarthe. Ils se sont décidés parce qu’ils ont été incités à monter leur centre ici à Creumière plutôt que en Allemagne ou aux Pays-Bas. Contrairement aux idées reçues, il y a des gens qui investissent en France, les Américains en particulier.

Il faut que vous sachiez qu’il existe en France 16.000 entreprises étrangères. Dans l’industrie, un Français sur trois travaille dans une entreprise étrangère. Il y a 3.000 entreprises américaines et 55.000 emplois directs par des entreprises américaines. 250.000 dans des entreprises allemandes, autant pour l’Angleterre. Le Japon est quatrième.

Quand j’ai pris mes fonctions, c’était la semaine de la guerre, en mars 2003. Je devais me rendre à Détroit pour remettre le prix du meilleur investisseur américain dans le secteur automobile. On m’a expliqué gentiment que c’était très imprudent d’y aller, qu’il fallait annuler, je recevrai des tomates, je me ferai insulter, et surtout je mettrai les Américains dans une mauvaise posture car ils ne pourraient pas venir. Les journalistes téléphonaient tous les jours pour demander quelles conséquences cela aurait sur les

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

investissements américains en France. Résultat des courses, je suis allée à Détroit, tout s’est bien passé, 350 personnes étaient invitées, il y en avait 370. Après, les Américains sont venus me remercier : on croyait qu’on était plus les bienvenus en France. Le fait que vous veniez dans période difficile, que vous fassiez la remise de prix, que vous dites qu’on est les bienvenus est le signal que la communauté d’affaires attendait. L’année suivante, ils sont venus me voir : « on y a cru parce que vous avez continué à donner le signal ». La réalité des affaires n’est pas ce qu’on entend dans la presse.

Tous les jours, un milliard de dollars sont échangées entre la France et les Etats-Unis, en accroissement depuis dix ans. La réalité du business est toujours la même : une entreprise cherche à s’accroître, se développer. Quand elle est en France, elle voit les qualités françaises et aussi les opportunités pour gagner de l’espace dans le plus grand marché du monde, l’Europe.

Ce que vous avez dit sur santé, c’est vrai qu’il y a des abus en France mais tout de même. Dans mes discussions avec les entreprises américaines, ce qui me frappe, ce qui compte pour elles ce n’est pas la dépense publique, c’est la dépense obligatoire. Les chefs d’entreprise ne regardent pas vraiment les statistiques des économistes, ou alors pour information. La question qu’ils se posent : At the end of the day, what left in my pocket.

Quand je m’appelle GM, FORD ou GE, je suis responsable. Dans quelque pays que je sois, je dois assurer la sécurité sociale des salariés, la retraite des salariés. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, elles payent des assurances privées parfois extrêmement chères. Non seulement elles payent, mais elles payent des personnes pour gérer ces mécanismes, elles assument le risque. Au bout du compte, elles paient souvent plus cher. Si on regarde le coût du salaire en France, le coût salarial n’est pas plus élevé qu’aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en irlande. Si vous prenez les études des économistes, les charges sociales sont beaucoup plus élevées, c’est vrai. Mais l’école, la santé sont gratuites, l’immobilier est moins cher. Un chef d’entreprise va payer un technicien, un ingénieur moins cher à Paris qu’à Londres. Le différentiel de coût de la vie est de 24%. Au salaire médian, on paye moins d’impôts en France que dans la plupart des pays développés. Vous avez des salariés que vous payez moins chers en France charges comprises qu’à Boston, Londres, Berlin, Madrid ou Dublin même.

Ce qui est intéressant, on discute sur des projets concrets, pas de grandes théories ou des statistiques. Je fais un des métiers extrêmement compétitifs car il n’y a pas un dossier d’investisseur étranger où nous ne sommes pas en compétition avec d’autres pays, donc les gagner c’est du travail d’exactitude, je peux pas raconter d’histoires aux investisseurs, on regarde tous éléments de coûts, on essaie de gagner. Sur tous les éléments fondamentaux qui font l’investissement étranger, nous avons la qualité de la main d’œuvre, la qualité des infrastructures, la qualité de la recherche, la complémentarité des deux recherches, publique et privée. Evidemment, il y a plein de progrès à faire, les choses bougent vite. Mais nous sommes loin d’être les derniers de la classe. Depuis deux ans et demi que je fais ce métier, nous avons eu 30% de croissance. 580 projets, 33.000 emplois (cela fait vivre une ville comme Caen). Si ces projets n’étaient pas là, ils nous manqueraient. Je ne pourrais pas faire ce métier-là si je ne croyais pas en notre pays. Le défaitisme ambiant qui règne aujourd’hui est vraiment un souci, le plus destructeur.

Je vous passerai la parole, laissez-moi terminer, on voit bien que vous êtes journaliste !Il n’y a pas de grand pays sans grand problème. Le vrai problème de la France, c’est son manque de

confiance en elle, son manque d’optimisme. Quand on se regarde, on s’attriste, quand on se compare, on se rassure.

ted StaNgerJe ne doute pas que Clara GAyMARD fait bien son boulot. Mais avec tous les obstacles qu’il y a en France,

pour faire venir le capital étranger, il en faudrait des milliers comme elle. Or, vous n’en avez pas des milliers

Il n’y a pas de grand pays sans grand problème. Le vrai problème de la France, c’est son manque de confiance en elle, son manque d’optimisme. Quand on se regarde, on s’attriste, quand on se compare, on se rassure.

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ATELIER 4 : LA FRANCE, UN ATOUT POUR LA RÉUSSITE ?

comme elle, heureusement pour vous. La culture de l’échec, vous l’avez en France. Dans l’Education nationale, c’est la sélection par l’échec. Les

entrepreneurs qui viennent le savent bien. On peut avoir investi deux ans dans les études sans diplôme. Parmi mes anciennes copines, une copine c’est pas forcément sexuel, si (?), non, l’une de mes copines a

fait ses études de médecine à la faculté de Dijon. Elle m’a raconté son problème car elle a ratée sa première année. Le système, une fois que vous avez le bac, n’importe qui peut s’inscrire, souvent poussé par papa ou maman. Certains sont obligés. J’en connais un certain nombre qui ont fait une année de médecine avant d’abandonner. Depuis, dès que j’ai mal au ventre, ils ont un avis sur ce qu’il faut faire. Les redoublants, c’est la tradition, essaient d’empêcher les primo (première années) d’écouter le prof en faisant n’importe quoi, en chantant, en parlant… c un jeu, parmi ceux qui trouvent de la place dans l’amphi. C’est un obstacle terrible pour les étudiants, pas sécurisant du tout. Les Français sont rassurés par la sécurité sociale : ils peuvent fumer, boire tant qu’ils veulent, rouler à 150 à l’heure, la sécu est là pour réparer, ils sont amadoués par leur mamans, mais dans les facultés c’est la terreur, pire que Robespierre, et ils arrivent après dans le monde du travail. C’est pas étonnant que vous soyez les champions du monde de la contestation sur le lieu de travail. J’ai travaillé avec des Français, cela semble interdit, pas politiquement correct, en France de travailler plus dur que l’autre.

Au contraire des Etats-Unis, une infirmière en France, si elle veut gagner des sous de plus, elle fait grève. Aux Etats-Unis, si elle veut gagner des sous en plus, elle fait son CV et demande un poste à un autre hôpital. Les Hôpitaux sont autonomes, si elle a bien travaillé, elle a ses chances. Pour beaucoup de Français, c’est l’action collective qui prime.

Vouloir gagner plus, vous êtes fortement pénalisés par la fiscalité qui n’est pas facile. J’ai l’impression que Clara GAyMARD n’explique pas dans la mentalité des patrons ; sauf les Japonais qui ne comprennent rien à la France, les autres ont des hésitations à cause du modèle économique et social.

Clara gaYMard Une telle enfilade de clichés, vous êtes sûrs que vous habitez depuis si longtemps en France. Je suis

toujours très frappée : comment vous faites pour habiter toujours en France, dans un pays que vous détestez à ce point ? S’il vous déplait, pourquoi vous restez ?

ted StaNgerJe peur répondre facilement. Votre pays, je ne le connais pas si bien que ça. C’est surtout les Français

que j’aime. Je préfère la France à tous les autres pays où je me suis rendu. J’y suis très bien. S’il fallait faire le procès des Etats-Unis, il faudrait faire une encyclopédie et je ne m’appelle pas Diderot, on est là pour discuter de la France.

Clara gaYMardJe voudrais ajouter une chose, au centre débat il y a aussi vos petites amies, vous avez eu la chance

de connaître beaucoup d’étrangères en France, il n’y a pas que des Français. Fernand BRAUDEL disait aux hommes politiques : « N’oubliez pas que la France est aussi diversité ».

Vous avez parlé de contestation, c’est un bon thème. Quand vous avez des Américains autour de la table, quand on discute de politique, de football ou de religion, ils vont penser qu’on se déteste, mais on a discuté. Pour les Américains, il est important d’être d’accord, pour nous, il est surtout important de ne pas être d’accord. Dans les transports publics, il y a des grèves sporadiques dans le métro, la SNCF, Marseille ou autres. Pendant ce temps là, vous avez les ouvriers de BOEING qui font grève pendant trois mois. Je m’adresse aux journalistes : comment se fait-il que, quand la SNCM fait grève, on a ça en première page d’un grand journal anglais, et qu’on ne parle pas de la grève de trois mois chez BOEING, beaucoup plus pénalisante sur le plan économique. Pour la SNCM, c’est dommage pour la Corse mais, pour la France, cela ne représente pas grand-chose.

En réalité, quand on compare les jours de travail perdus aux Etats-Unis et en France, aux Etats-Unis il y en a plus du double qu’en France. En France, les salariés du privé ne se mettent pas en grève ou très peu alors que la contestation est plus forte et plus longue. Il y a un an, aux Etats-Unis, il y a eu une grève des transporteurs des fonds. C’est pénalisant pour une économie.

C’est vrai, les grèves sont politiques car dans le secteur public.Les grands patrons que je rencontre ne sont pas là pour dire des choses gentilles, ils ont un business à

réaliser. Ils posent la question en direct. Une chose que tous sont unanimes à dire : la qualité de la formation

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

à la française est bonne. Pourtant, on sait qu’elle est loin d’être parfaite. 20% d’une classe d’âge sont des ingénieurs. Il y a un débat en Allemagne car il n’y a plus d’ingénieurs, en Angleterre et aux Etats-Unis il y a une pénurie de la main d’oeuvre de qualité ou de gens formés. Vous prenez le CV d’un jeune français et le CV d’un jeune anglais. Le premier est bourré de stages, d’expériences professionnelles, il est en général allé à l’étranger. La remise en cause permanente porte finalement ses fruits. Ce n’est pas si mauvais que cela.

Très récemment avec Christine LAGARDE, on a inauguré une usine, à Chartres, de médicaments extrêmement innovants sur le diabète de l’entreprise danoise NOVO NORDISK. Cela me touche car ma mère est danoise. 90% de produits exportés. S’ils sont venus à Chartres, c’est pour une seule raison, au départ une petit équipe en compétition avec d’autres sites à travers le monde, c’était la seule qu’il voulait pour lancer ce développement. Il n’est de richesse que d’hommes.

Nous avons nos défauts, nous sommes querelleurs, nous sommes débatteurs. On ne se cache pas nos difficultés, ça nous aide pas pour notre image, en même temps, un coté perfectionniste, cela permet en permanence de nous améliorer.

ted StaNgerQuand vous dites : « il n’y a de richesses que d’hommes », c’est une manière de refuser le capitalisme.

Une valeur partagée par tous les Français, vous avez du mal à parler du fric. Les Américains vont peut-être trop loin mais ils ne sont pas les seuls. Au Moyen-Orient, la question « combien ça coûte » se pose toujours.

TOyOTA à Valenciennes, les Japonais voulaient savoir le Bottom line, les Français avaient du mal, ils avaient des formules générales : on fera le maximum. Ce pays qui rayonnait autrefois. Je parle avec ma grand-mère grecque en français car elle a appris le français à l’école. Aujourd’hui, c’est fini, tout le monde apprend l’anglais.

Quand j’étais correspondant à Jérusalem, je me réjouissais de recevoir TV5. Je me réjouis d’avoir bientôt CNN à la française. Pourquoi vos romans, vos pièces se vendent peu à l’étranger, vos artistes. Il y a une explication très simple : l’Etat. Il a fait que les Français n’ont pas le temps d’être des génies, vous devez faire des dossiers. J’ai fait une petite enquête dans mon entourage proche. Il y a une moyenne de trois à quatre dossiers en cours : toujours pour demander le remboursement de quelque chose. L’Etat vous fidélise car vous avez besoin de l’Etat pour avoir quelque chose. C’est fatigant tout ça. Dans cet Etat bureaucratique, il y a excessivement des fonctionnaires (25%), des capitalistes seraient effrayés. 75% des jeunes qui veulent devenir fonctionnaires : aux Etats-Unis, vous seriez étonnés, en France non, même pas la volonté de renverser la tendance. Pour un chef d’entreprise, c’est la fin des cacahuètes. Les grèves, ce n’est pas la quantité des grèves. L’économiste Jacques Marseille parlait de deux Frances dont une qui ne fait pas grève.

Aux Etats-Unis, les conflits sont très musclés. Mais ce n’est pas une manière de gêner les autres à se rendre au travail, pas la révolution, pas à but politique, simplement une question de fric. En France, on est presque content si une grève dans le secteur public est simplement une question d’argent. La dernière grève de la SNCF pour des raisons très floues est peut-être un motif de refuser ce monde mondialisé… Il y a des emplois qui s’en vont si vous ne vous pliez pas la règle. Les Français refusent la concurrence.

Clara gaYMardJe ne peux pas être d’accord. Une comparaison : en vingt ans, on a créé des leaders mondiaux dans tous

les grands secteurs de l’économie. Si on n’avait pas accepté la concurrence, cela ne se serait pas fait. Je vais vous faire plaisir : on vous a écouté. On a lancé une campagne d’images sur la France. Faire témoigner les grands patrons américains : pourquoi ils ont choisi la France. « The new France. Where the smart money goes. » : vous voyez qu’on parle d’argent en France. Je veux terminer sur une chose que vous avez dite, une manière de dire qu’on n’aime pas parler d’argent. Je pense au contraire qu’on ne parle pas assez des hommes. En France, quand on parle de RENAULT ou AIR FRANCE, on raconte l’aventure des entreprises. Dans la presse américaine, c’est à travers les hommes, la réussite individuelle qu’on raconte l’histoire des entreprises. On met la destinée, notre avenir dans la réalité de ce qui fait la réalité économique. La vie économique est d’abord la volonté des hommes. Ce qui réussit, c’est un Français qui se dit qu’on peut pas laisser les projets aux autres. Nous ne sommes pas plus bêtes, pas plus mauvais que les autres. On peut garder les projets en France. Le premier centre mondial semi-conducteurs est à Crolles. Des gens y ont cru. Nous devons en France beaucoup plus abandonner les systèmes, croire au gens. Ce qui compte c’est la volonté des hommes, la vision commune qui fait que rien n’est inéluctable et tout est possible.

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ATELIER 4 : LA FRANCE, UN ATOUT POUR LA RÉUSSITE ?

Serge daSSaULtJe voudrais apporter un point de réalisme dans ce débat. On est bons malgré… Un mauvais point. Dans

toutes les communes, il y a des entreprises qui arrivent et d’autres qui partent. Pourquoi partent-elles ? On est beaucoup trop chers. Déjà sur la production, on est plus cher que la Pologne. On est trop chers et on s’en doute pas. On ne travaille pas assez. Il y a 10 milliards d’euros non travaillés, pour 40 milliards de dette. C’est vrai qu’on a une très bonne formation technique et scientifique en France. Mais que font les jeunes une fois formés ? ils s’en vont travailler ailleurs. On est trop chers, on ne travaille pas assez. Je suis inquiet de voir la production diminuer en France et le chômage augmenter. Il faut voir ce problème, notamment les horaires de travail.

Clara gaYMardJe vais vous dire une chose : quand on fait croire aux Français qu’on est au fond du trou, quoi qu’on

fasse, on ne peut pas s’en sortir, on n’arrivera pas à ce que les Français acceptent ce discours. On a la France qu’on mérite. Je pense que les élites, politiques, entreprises, journalistes, portent ensemble une responsabilité collective. Depuis mai 1968, on croit que la France ne bouge que par révolutions, par soubresauts. Il faut donc qu’elle soit au fond de l’abyme. J’ai les chiffres, on fait venir plus d’investisseurs internationaux. Certains parlementaires m’appellent pour m’engueuler : ne dis pas cela, on ne va pas se réformer. Je pense que c’est faux. Il faut dire les bons côtés. Quand on vend une entreprise, on dit qu’elle est formidable. Si on veut que les Français adhérent, il faut leur montrer qu’ils ont un avenir.

Je ne suis pas pour les 35 heures, c’était une erreur économique, bien sûr qu’il faut réformer l’administration. A force de taper sur les Français et de dire « vous êtes nuls », ils ont pas envie de bouger, ils ne nous font plus confiance. Quand je rencontre un patron anglais ou américain, il me dit que son produit est formidable. Après, il me parle de son problème, j’ai envie de l’aider. Quand je vois un patron français, souvent, il me dit, de toute façon, vous, les fonctionnaires, vous ne comprenez rien et puis on va partir. Je n’ai pas envie de l’aider. Il faut que vous compreniez qu’il faut nous faire adhérer à votre histoire. Ce que veulent les gens, c’est s’embarquer pour une aventure. Serge Dassault, vous êtes un leader. N’importe quel salarié de chez vous sait qu’il participe à une aventure. Je vous en prie, faites la même chose pour la France.

ted StaNgerJuste une constatation. Je ne suis pas en désaccord avec monsieur DASSAULT. On trouve deux espèces

d’hommes politiques en France qui ne vous aident pas en France. D’abord le style Jack LANG, un beau sourire vaut mieux que la réforme. Les autres, majoritaires, aussi dans la droite molle, ils attendent la cata. Ils attendent que la dette publique soit si énorme qu’on ne finance que ça, que les vieillards soient si nombreux pour peu de jeunes, avec la moitié du salaire pour les charges sociales.

Michel VitUJe suis directeur d’HEI, une école d’ingénieurs. Vous avez vu nos défauts. Faites encore un effort pour être un vrai Français. On aime bien se quereller,

discutailler. Mais on est capable de se mobiliser, de dynamisme, surtout nos jeunes. Sur l’argent : avec notre culture judéo-chrétienne, on est un peu gêné avec la finance. On est humble, ça ne s’invente pas. TOyOTA, il y a eu un délai peut-être mais ils sont en France. La façade est peu être pas formidable mais le fond est très positif. C’est une réussite. Je lance un appel à Clara GAyMARD pour faire connaître ce positif.

ted StaNgerJe suis d’accord oui. Pas d’accord dans ce que je crois votre moyen d’encourager les Français à travailler :

verbalement, ça ne marchera pas. Il faut, c’est le seul moyen pour tout le monde, les obliger sur le plan financier. Au chômage, vous avez vu les deux collègues de ma femme : deux ans avec 60% du salaire, des maris qui travaillent, elles ont le temps. Si on diminuait les sommes… J’ai un copain, il s’est motivé ans les derniers mois car il n’a pas eu d’incitation. Il ne faut pas se limiter à la parole.

Clara gaYMardA la fin de l’année, je suis jugée sur le nombre de projets et le nombre d’emplois venus en France. Ce

n’est pas avec des mots qu’ils viennent.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

PublicVous dites, la France n’accepte pas la concurrence. Je crois que c’est l’inverse, BOEING fait des procès à

Airbus, ils n’acceptent pas d’être dépassés. Sur ce qu’a dit monsieur DASSAULT, on aime pas les 35 heures, certes, mais la majorité des cadres, annualisés, travaillent bien plus que cela. La rentabilité est plus élevée que ailleurs en Europe, peut-être aussi qu’aux Etats-Unis. Le coût du salarié, en comparaison, aux Etats-Unis, le salaire est un peu plus élevé mais les entreprises cotisent à la fois à la retraite et à la sécu, le coût global revient au même. Il ne faut pas dire ça coûte beaucoup plus cher, c’est rédhibitoire, les choses sont plus nuancées. L’intensité et la qualité du travail et la formation des scientifiques sont plus solides qu’en Angleterre ou aux Etats-Unis.

ted StaNgerIl y a un réflexe protectionniste en France. EASy JET a eu beaucoup de mal à s’implanter en France, parce

que il y a un réflexe protectionniste de la part de ADP. La PAC est un moyen de faire payer très cher la nourriture pour garantir aux agriculteurs un salaire. Les Etats-Unis ont tendance à subventionner l’agriculture, mais les Européens sont champions en la matière. Le beurre espagnol est refusé, car il ne vient pas du terroir, c’est une manière de refuser la concurrence.

Clara gaYMardC’est une manière d’apprécier la qualité. C’est incroyable le nombre de clichés que vous savez énumérer.

J’étais à Londres cette semaine avec le patron d’EASy GROUP qui dit que le succès en France est remarquable, il est très satisfait, nous avons travaillé sur deux projets : Lyon et Marseille. Il faut arrêter les clichés, bien sûr, la réalité n’est pas parfaite. Quel pays est parfait ? Quand je vais en Italie, ils me demandent de décrire le système de R&D en France, Dieu sait si c’est un sujet de débat, mais on est un exemple pour l’Italie. Quand je vais au Japon, où ils ont un problème démographique, comment on fait pour que les femmes travaillent tout en ayant des enfants. La France est un des grands pays qui a su donner une première réponse à la question démographique, mieux que nos voisins. Je reviendrai sur la communication.

PublicConcernant la globalisation, on a une étude sur les PME en terme de mondialisation. Il est faux de dire

qu’il y a une stratégie systématique de délocaliser la production. Ce n’est pas démontré. Il y a délocalisation, 20% maximum des actes de développement. Les patrons ne sont pas du tout dans une optique défaitiste. Ils sont majoritairement dans une stratégie offensive, la conquête de nouveaux marchés, qui conforte leur existence en France sur le territoire. Sur ceux qui disaient délocaliser, finalement un an après, très peu l’on fait. De manière permanente, il y a deux points faibles majeurs : le poids du droit du travail (complexité réglementaire), un problème non pas de coût de main d’œuvre mais de la main d’œuvre non qualifiée (trop pour les entreprises, pas assez incitatif pour les salariés). Il y a une incapacité à renouveler les élites politiques.

PublicSur le fond, on sous-estime un peu la qualité de la force de travail en France. C’est une des raisons

de l’investissement. Celles qui s’en vont ont subi aussi des évolutions technologiques. L’usine KODAK, à Chalons, ferme, c’est planifié, car plus on utilise plus de papier photo. Voici une autre fenêtre : d’ici trois ans à Chalons, cela permet de faire venir des entreprises. Je suis à la DATAR, je vois le résultat. C’est tout un travail de conviction. Les autres défauts, ça fait le charme de la France.

ted StaNgerVous n’êtes pas paresseux, mais vous encouragez la paresse. J’admire les PME, étant donné le code du

travail, qu’il faudrait brûler. J’admire Clara GAyMARD qui fait venir des entreprises, elle a dû cacher le code du travail.

Olivier FLeUrOtLa grève de Marseille, on en a parlé peut-être une fois, BOEING, on en parle toujours, peut-être pas en

première page, c’est pas pittoresque. Clara, j’admire votre travail. Il faut savoir parler de la France à l’étranger. Ted, j’ai lu votre livre, j’ai apprécié votre humour. Il me semble qu’il y a eu un basculement le jour où le ministre du travail a dit aux Français : pour être un bon citoyen, il faut travailler moins. Cela a eu d’énormes

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ATELIER 4 : LA FRANCE, UN ATOUT POUR LA RÉUSSITE ?

conséquences, il n’a pas fallu le rappeler deux fois. Les cadres commencent à être fatigués, la base travaillant moins, eux travaillent plus. C’est un point fondamental, psychologiquement, il faut sûrement remettre le travail à l’honneur. Dommage, nous avons des ingénieurs capables de développer un software partout dans le monde. Les Français sont très bons.

PublicUn tiers de mon temps dans la fonction publique, un tiers dans le monde anglo-saxon, un tiers dans le

privé français. Il y a pas mal de clichés.Sur le droit du travail : dans le monde anglo-saxon, vous trouvez les plus beaux, les plus grands procès

de droit de travail. Ce n’est pas parce que le droit est rigide que tout se passe moins bien. Il existe un côté dangereux dans la réforme : il faut faire attention au social, au revenu minimum, s’il

n’existe pas, on peut avoir un phénomène révolutionnaire.Un facteur très positif marché travail sera la pyramide des âges extrêmement favorable dans les dix ans

qui viennent, formidable appel d’air pour attirer les talents, peut-être même les garder. Pour faire mieux connaître les succès, il est difficile de passer par les informations forcément tristes, et

ça continue. Bon exemple positif, La Chaîne Parlementaire fait un bon travail. Il manque un même concept sur l’entreprise. Pourquoi ne pas donner au débat un peu de positif ? Aujourd’hui, une implantation, une inauguration ne passera pas à la une.

ted StaNgerJe suis très étonné par la comparaison sur les contraintes du licenciement, c’est comme comparer

léninisme et stalinisme, on peut licencier aux Etats-Unis à condition qu’il n’y ait pas de discrimination. Le licenciement n’est jamais une jolie chose, mais continuer dans l’erreur n’est pas une solution non plus. Quand vous empêchez les patrons, vous rendez pas service à la force de travail. Ce sont les statistiques, aux Etats-Unis on met 3 à 4 mois, en Fance 10 mois avant de retrouver un emploi.

Clara gaYMardJe vais revenir à la communication, sujet très important. Finalement, quand on regarde la France de

l’étranger, la France n’a globalement pas une bonne image, si dans le luxe, la gastronomie, le tourisme mais pas dans l’industrie.

En revanche, si l’on prend un regard sectoriel : aéronautique, automobile, banque, distribution, agro alimentaire, environnement, communication… tous les secteurs, ah oui la France… c’est vrai.

Paradoxe, on nous reconnaît, la France, finalement dans le top 5, nous avons des entreprises leaders dans tous secteurs de l’économie et puis image contrastée de la France frileuse et protectionniste.

Le protectionnisme avec DANONE et la phrase du Premier Ministre sur le patriotisme économique. Le même jour, le palace TAITTINGER est racheté par une chaîne américaine. Qui sait parmi les touristes qu’il n’y a en France plus aucun palace français (ils sont américain, saoudien, canadien…), personne ne s’en plaint, ce n’est pas scandaleux. On est très content que le Georges V, même s’il est saoudien, soit le premier hôtel au monde.

Dans la réalité, le protectionnisme est complètement contredit par les chiffres. Le CAC 40 est détenu à plus de 40% par des capitaux étrangers. Qui sont les leaders ? les Anglo-saxons. En cinq ans, plus de 900 entreprises, 350 milliards de dollars. 60% des achats effectués par des capitaux anglo-saxons. Ils savent compter, ils ne l’ont pas fait par philanthropie, mais par intérêt financier, stratégique. En France, on gagne de l’argent. Nos PME françaises, surtout celles qui s’internationalisent, réussissent pas trop mal. Cela ne veut pas dire qu’on a pas de problème. Mais les problèmes sont pas là où vous l’avez dit. On a su créer des leaders mondiaux pendant vingt ans, mais on pas su faire GOOGLE, MICROSOFT. C’est ça notre problème, on a le sens de la technologie, le génie de l’ingénieur ou du chercheur. Mais pas assez la capacité de transformer la start up en une entreprise mondiale des NTIC.

Il y a des réformes en cours, la jeune entreprise innovante, le crédit impôt recherche, les pôles de compétitivité, l’agence de la recherche, l’agence de l’innovation industrielle… on en a mis et rajouté car on avait une défaillance, c’est un pari à construire.

Je reviens du Japon, les pôles de compétitivité à la française, les Japonais sont intéressés. C’est une dynamique porteuse d’avenir. Il y a la communication, et aussi le faire savoir. Je suis surprise qu’on continue de dire que les Français croient qu’on peut travailler moins et gagner plus, ils l’ont peut-être cru un jour, c’est pas vrai aujourd’hui. Sur les pancartes de manifestation un samedi au printemps : on veut gagner plus.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Les femmes qui travaillent à mi-temps, c’est pas par choix, on ne leur propose pas plus. Les Français bougent beaucoup, sauf que nos élites politiques restent scotchés à ce modèle là.

ted StaNgerLa France qui me gène un peu, c’est la France des illusions. Le type lambda, qui paie 3.000 euros d’impôt

sur le revenu, 7.000 euros de TVA, il se fait opérer, il dit j’ai rien payé de ma poche. Les charges collectives pèsent tellement fort. Les succès pourront pas continuer avec la situation financière de l’Etat.

Clara gaYMardC’est assez savoureux quand on voit le déficit américain. Je pose la question si nous faisons porter à nos

enfants nos irresponsabilités collectives. Depuis que je suis née, j’entends dire que la France est en crise, c’est sans doute vrai. Pourtant c’est la 5e puissance économique, la 4e exportatrice, la 3e exportatrice de services, la 2e exportatrice agricole… sans doute en crise mais tout de même. Ce que je veux dire, il faut se rappeler ce qui est important. Depuis vingt ans, le PIB mondial a été multiplié par 3, les exportations par 4, les investissements internationaux par 24.

Dans les échanges internationaux, 50% de commerce intra-firme, vous voyez à quel point l’attractivité du pays, l’environnement, combien c’est important pour notre avenir. C’est vrai que la dette est un élément du puzzle mais ce n’est q’un élément du Puzzle. Plusieurs pays ont choisi une dette pour favoriser la croissance. C’est l’explication donnée pour les Etats-Unis, en France, on explique que c’est pour assassiner la croissance.

Quand j'ai commencé ce métier, l’euro était trop cher (deux ans avant, l’euro était trop bas), quelle que soit la situation, elle est toujours catastrophique. Ce que j’essaie de contrer, c’est pas l’absence de lucidité (c’est important bien sûr), mais la posture du culte du déclin (c’est tellement beau quand c’est inutile). Il faut plutôt regarder les Français qui se battent au quotidien.

Ils ont confiance en leur avenir. On explique que l’environnement est mauvais, dans les autres pays, les débats internes sont au moins aussi violent. Je n’ai jamais rencontré un patron, quelle que soit sa nationalité qui dise du bien de son gouvernement, de sa fonction publique.

ted StaNgerEn France, l’imagination n’est pas bien utilisée, vous pouvez faire beaucoup mieux. La pensée française

depuis cinquante ans à étranger, c’est la taxation. La TVA donnée au monde, la taxe Tobin, la taxe sur les billets d’avion. Est-ce la contribution de la France au débat économique ?

Les patrons hésitent à venir car ils savent que vous taxez le travail fortement comme si c’était un produit de luxe, aux capitalistes de payer l’Etat providence, du logement social à la sécurité sociale. La carte vitale permet aux Français de payer sans savoir combien. Ce n’est pas très sain de ne pas savoir combien ça coûte. C’est une illusion à long terme.

alain gUggeNheiMEn tant que franco-américain, depuis 30 ans dans relations transatlantiques. N’est-ce pas plutôt un débat

entre conservatisme et libéralisme ? Il y a un problème politique, en France, nos amis politiques n’ont jamais eu le courage de faire leur politique. Ce serait plutôt une opposition interne, un manque de courage dans le libéralisme et le conservatisme que un débat Etats-Unis / France.

Clara gaYMardJ’ai vécu en Egypte, au moment où le FMI imposait beaucoup de mesures économiques, avec des risques

de troubles sociaux. Quand vous regardez les pays à très forte croissance aujourd’hui (Corée, Malaisie, Chine), c’est du

capitalisme d’Etat et pas du libéralisme privé tel qu’on l’entend. C’est assez troublant. Le dogme, laisser le privé tout faire, est très largement contrebalancé par la réalité du développement de ces nouveaux pays ? La question, c’est la façon dont l’Etat intervient. C’est une autre manière de poser le débat. Plutôt entre libéralisme et socialisme.

La part de l’Etat dans le développement économique n’est pas un vraie question, c’est la façon dont l’Etat crée un environnement pour la dynamique économique et pour replacer la création de richesse en son cœur.

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ATELIER 4 : LA FRANCE, UN ATOUT POUR LA RÉUSSITE ?

ted StaNgerLes hommes politiques sont très souvent formés comme des bureaucrates, d’où de mauvaises décisions

avec des effets pervers énormes : la décision dans les années 1970 de rendre le chômage indolore. La démotivation pour travailler, c’est la démotivation par l’Etat. Pas les 35 heures, mais l’Etat.

Public (un homme politique)Il n’y a pas que des fonctionnaires, et on est toujours en CDD. Une grande partie de l’immobilier parisien

appartient à des capitaux hollandais ou allemands. C’est le capitalisme. En France, on a toujours l’esprit de Colbert, les compagnies royales gérées par la noblesse d’Etat. Deuxième considération, un grand problème : la transmission des entreprises. Premier problème, le vieillissement des chefs d’entreprise, ils n’ont pas de successeurs ou ne se confient pas. La région Limousin en meurt, la porcelaine de Limoges meurt de ce phénomène.

On peut se retrouver un jour dans un système capitalistique étranger. Ce n’est pas libéralisme contre conservatisme. C’est vrai que beaucoup de collègues sont issus des trois fonctions publiques. Mais la culture est issue du système colbertiste, la France n’est jamais entrée dans le capitalisme. Il n’est pas reconnu en France. Il n’y a pas de fonds de pension jusqu’au bout. On encourage l’entreprenariat mais on baptise privatisation l’ouverture de capital de EDF. Il n’y a pas de vraies privatisations, pas de capitalisme, c’est quasiment de l’emprunt. C’est là où le Medef passe régulièrement à coté du sujet.

Clara gaYMardOn se rend compte que les entreprises familiales sont beaucoup plus performantes que les entreprises

cotées : il passe 100% de son temps pour ce métier et c’est son argent. On a sans doute pas trouvé tous les outils pour leur donner l’opportunité de devenir des entreprises mondiales.

Le capitalisme est très bien, mais aussi la défense des intérêts de long terme contre les intérêts de court terme (les actionnaires). Il y a aussi une stratégie de long terme (notamment technologie, innovation). Dans le capitalisme, il y a différentes formes de capitalisme. La critique de l’actionnariat n’est pas toujours contre le capitalisme. Le colbertisme à la Française, s’il a une signification, n’est pas antinomique avec capitalisme. L’agence de l’innovation existe pour financer les technologies du futur aujourd’hui non rentables (pile à combustibles, énergies renouvelables, voiture propre). C’est une manière d’aider le capitalisme, investir plus tôt qu’ailleurs dans la technologie du futur grâce à l’argent public.

ted StaNgerL’affaire HEWLETT PACKARD a fait énormément de mal pour la France à l’étranger : c’est l’idée que la

France n’admet pas de perdre. ça vous gène pas que la Chine achète des AIRBUS mais vous n’acceptez pas le textile chinois.

Clara gaYMardVous avez décidé de dire que des choses désagréables aujourd’hui ?!! Vous nous accusez sur HP. En

même temps aux Etats-Unis, il y a eu tout un débat autour d’une entreprise pétrolière qui devait être rachetée par une entreprise chinoises, même le Président US s’y est opposé.

Sur HP, un syndicaliste qui n’est pas de HP a balancé une info à France3 qui est partie dans la nature. Après, ça a été un « bâton merdeux » entre le gouvernement et HP. Je l’ai dit publiquement. J’ai parfois affaire à des entreprises qui réduisent des effectifs, on sait que si on veut qu’elles continuent à se développer, le meilleur moyen de les aider, c’est que tout se passe bien quand elles ont des difficultés. Le patron de HP France a dit que le plan irait sans doute plus vite qu’ailleurs en Europe. Alors c’est un vrai problème. Dans beaucoup de cas, la réduction d’effectifs se fait sans drame. Aux Etats-Unis, ils vivent les mêmes problèmes que HP. La question de l’outsourcing est beaucoup plus brûlante. Ils n’ont pas du tout l’impression que la France est moins libérale ou moins compréhensive sur le sujet.

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ATELIER 5 : Partir pour réussir dans la vie politiqueCatherine Pegard, ari VataNeN,

Salomé ZOUraBiChViLi

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Catherine PegardJe suis là pour passer le micro. Très heureuse d’accueillir Salomé ZOURABICHVILI et Ari VATANEN, comme

journaliste politique, ayant l’impression d’être en présence de deux prototypes, cela me fascine beaucoup de voir des gens qui font de la politique dans un autre pays que le leur.

Cet espèce de va et vient entre deux pays paraît fascinant pour nous qui avons le tort souvent particulièrement français de rester nous perdre en conjectures et de réfléchir sur deux ou trois arrondissements de Paris. Nous savons ce qui se passe pour une centaine d’hommes politiques français sans regarder assez à l’extérieur.

C’est l’occasion d’entendre d’autres voix à travers ces parcours qui répondent à la thématique du jour : partir pour réussir en politique.

Pourquoi avez-vous choisi de faire de la politique quand rien ne vous y prédisposait ?

Salomé ZOUraBiChViLiPour moi, la réponse est très claire. Rien ne me prédisposait à faire politique. Jamais je n’aurai pensé faire

de la politique, jamais en France. Je ne suis pas partie pour faire de la politique ou pour réussir en politique ailleurs. En revanche, il y a une chose à laquelle j’ai toujours pensé, depuis très longtemps, comme pourrait le dire une amie d’école. A l’époque, la Géorgie devait sans doute devenir un jour indépendante, ce qui me faisait passer pour quelqu’un de bizarre. Tout le monde pensait que ce grand empire soviétique était là pour toujours. Sachant qu’il faudrait faire quelque chose un jour, j’avais choisi la diplomatie car, si un pays nouvellement indépendant a besoin de quelque chose, c’est sans doute ce à quoi il n’a pas été préparé, la diplomatie indépendante, pour laquelle une forme d’expérience et d’expertise pourra toujours être utile.

Le temps a passé, j’ai été diplomate française pendant trente ans jusqu’au jour où l’ambassade en Géorgie m’a été proposée sachant que je l’accepterai. Cette décision a été sujette à discussion, il y a toujours du pour et du contre dans ce genre de choix. Et cela n’a pas duré longtemps. Trois mois après, le président de Géorgie a demandé au président CHIRAC de bien vouloir lui céder son ambassadeur français pour en faire son ministre géorgien. Le Président CHIRAC a accepté cette chose peu habituelle, d’autant moins que je continuai à percevoir une pension, ce qui déplut aux syndicats du quai d’Orsay. C’était nécessaire sans quoi il était impossible de faire face à mes charges familiales. Sans être sous instructions de la France, ma personne représentait une certaine forme de présence de l’Europe. Cela a été compris comme ça par la population géorgienne.

C’est sans doute ce qui explique la réaction populaire à mon éviction du gouvernement, d’une façon très néo-soviétique, en raison de mes heurts plus ou moins conscients avec ce qui reste de l’ancien système dans le nouveau pays.

La population géorgienne a d’abord considéré cet écartement comme injuste d’autant que l’accusation de manque de professionnalisme ne se tient pas. On peut tout dire, mais il n’y a pas beaucoup aujourd’hui de diplomates géorgiens possédant mon expérience. Le pays n’a pas encore quinze ans d’indépendance, donc quinze ans d’expérience diplomatique pour trente années d’expérience de mon côté. Après avoir eu ce sentiment d’injustice, on peut se poser la question : si on écarte le seul ministre qui est européen réellement, élevé dans la démocratie, forcément démocrate dans toutes ses fibres, qu’est-ce que cela veut dire pour le gouvernement mis en place après la Révolution ?

Le lendemain de mon éviction, dix à vingt milles personnes sont venues au stade de l’hippodrome me marquer leur soutien. Depuis je vole en tête des sondages d’opinion. Il s’agit encore d’un mouvement en marge de l’opposition.

Ce mouvement civique a pour première tâche de consolider la société qui existe mais qui n’est pas suffisamment forte pour imposer au gouvernement de maintenir un cap démocratique. Sans doute serai-je obligée de constituer un parti politique, il n’est pas possible de s’arrêter en cours de route. Venant aider à la construction d’un Etat démocratique, tout ce que je vois montre qu’il n’est pas encore construit, qu’il est très fragile. S’il faut créer un parti politique, j’irai aux élections parlementaires, probablement aux élections présidentielles. Il y a un moment où vous ne pouvez pas décevoir l’espoir mis en vous.

ari VataNeNJ’ai eu peur, pas parce que je ne pensais pas être capable de le faire, mais parce que je serai peut-être

freiné, prisonnier du système, dans un moule, pour toute la vie. Je veux appliquer mon cœur car je suis passionné par la vie. Je ne sais pas jouer du piano, ni faire de

jolies peintures. Le volant, c’était une passion. J’ai appris quelque chose de la vie.

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ATELIER 5 : PARTIR POUR RÉUSSIR DANS LA VIE POLITIQUE

Quatre possibilités s’offraient à moi.• Possédant une ferme magnifique en Provence, j’aurai pu être une espèce de gentleman farmer. Il

existe bien des subventions, mais intellectuellement il manque quelque chose.• Etre team manager, mais ce n’est pas la même chose,• être Businessman, mais je suis mauvais dans ce domaine, je ne sais pas revendre plus cher ce que

j’ai acheté.• il restait : la politique. Je suis un rêveur, un idéaliste. En politique c’est quand même un domaine où tu peux faire la différence.

Il faut y croire (si tu n’y crois pas, la civilisation va reculer). Je n’ai jamais songé à me présenter au Parlement en Finlande. Avoir couru dans tous les coins du monde, avoir vu la misère, étant toujours touché par l’Afrique, le continent qui m’a appris le plus de la vie. Au Burkina Faso ou au Mali, apprend que nous tous sommes des gens privilégiés. Evidemment, l’Europe malgré tous ses défauts, ces hommes et ces femmes malgré leurs défauts, font de grands pas dans la bonne direction pour que les gens travaillent ensemble, essaient d’oublier les frontières. Parfois, quand je suis frustré au Parlement, je me rappelle les photos des quatre frères de mon père qui ont péri dans la seconde guerre mondiale. Nous sommes dans l'UE afin que les générations futures ne doivent pas regarder de telles photos .

Hier soir, à Toulouse, la communauté finlandaise célébrait la fête de l’indépendance – normalement le 6 décembre, célébrée en France avec quelques jours de retard. La Finlande a été séparée de la Russie au cours de la Révolution bolchevique de 1917. S’ensuivit une guerre très sanglante entre blancs et rouges et, vingt ans plus tard, la deuxième guerre mondiale quand Staline attaque.

Je viens de Carélie, à vingt kilomètres de l’actuelle frontière (avant, elle se trouvait à des centaines de kilomètres). La Finlande n’a jamais été envahie par l’Armée rouge.

Un participant souligne l’assèchement des rivières, les pesticides, l’arrivée OGM, affirme la nécessité de trouver un équilibre et croit que le biocarburant va poser des questions dans le futur.

ari VataNeNC’est un thème d’actualité. En mentionnant les OGM, vous exprimez des craintes. S’il n’y avait ni essais,

ni recherches, nous n’aurions toujours pas de pénicilline. La science est importante. Dans les années qui viennent, il faut beaucoup plus d’efforts dans les domaines de l’éducation, la science, la recherche.

Quand il faut vraiment investir dans l’avenir, on ne peut pas utiliser l’avenir dans des domaines où l’on perd de l’argent. Bien sûr, le biocarburant va jouer un rôle qui restera minimal car hors de proportions avec l’énergie qu’on utilise. Si le Royaume-Uni réussissait à atteindre les objectifs pour le biocarburant pour 2010 (5,75 % de la consommation totale), tous les champs agricoles britanniques y devraient être consacrés. Il n’y a pas un hectare qui reste pour du blé dur. Il faut rester réaliste.

Un participant évoque l'engagement politique d'Ari VATANEN.Lorsqu'on est riche, ne vaut-il pas mieux profiter de tout avant de mourir ?

ari VataNeNJe veux garder une certaine humilité quand je parle de la mortalité de l’homme. Comment puis-je savoir

ce qui va m’arriver demain ? J’ai failli mourir en Argentine en 1985, avant d’être absent dix-huit mois des rallyes.

En allant au bout de la logique, peut-être allons-nous mourir demain. Mais pourquoi ne serions-nous pas braves et courageux aujourd’hui dans l’action politique ? Que perdons-nous ? De quoi avons-nous peur ? De l’opinion ? Nous dérangeons les gens. Je dérange souvent les politiques, mais après la réunion, une femme de ménage vient me dire : « Ari, merci pour tout ce que tu as dit ».

C’est le contact humain qui compte, vous ne pouvez pas tricher, vous ne pouvez pas mentir au peuple. Si tu appliques ton cœur ou pas, c’est ce qui compte.

Un participant note un absent du débat, l’Etat. Dans la description de leur engagement, Ari Vatanen a toujours parlé de l’étranger, et l’apogée de l’engagement politique est pour lui la décision d’Ariel Sharon de changer en partie sa vision de la politique : s’engager pour conforter deux Etats au Proche-Orient ; Salomé zourabichvili se décrit plus au service d’un pays que d’un Etat bien qu’elle est en Géorgie pour reconstruire l’Etat. Est-il possible ou difficile de réussir en s’engageant au service de l’Etat dans la politique ?

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Salomé ZOUraBiChViLiAu contraire, c’est là que mon engagement en politique géorgienne est de type français parce que

j’ai l’impression de faire plus du service public au service de la construction d’un Etat que de la politique politicienne au titre d’un engagement pour un parti. L’Etat m’intéresse, quel type, quel rôle aura-t-il, c’est autre chose. Etre là pour aider à la construction d’un Etat est important.

Cette question de vocation politique est aussi liée à l’amplitude des changements que l’on peut attendre d’évolutions politiques. Pour moi, en Géorgie, l’amplitude du changement possible approche du 180 degrés, entre tout et rien.

En France, l’amplitude du changement que je peux apporter est très faible, c’est le cas de tous les systèmes établis.

Le jour où ce sera comme ça en Géorgie, je serai très contente. Finalement, le but est une institutionnalisation de la démocratie étatique arrivée à un stade où cela n’aura plus d’importance de savoir qui sera président. Je ne serai plus obligée au terme de ces efforts de me présenter à des élections présidentielles parce que tout candidat sera un bon candidat et ne remettra pas en cause la stabilité obtenue et la construction acquise. Je dirai qu’il y a un autre endroit où cette amplitude de changement est très importante, le jour où cela m’intéressera d’entrer à nouveau en politique, c’est l’Europe mais conçue au sens large car elle reste à construire, à faire, à penser. C’est un champ extraordinaire d’engagement politique presque vierge.

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ATELIER 6 : Partir et entamer une traversée du désert, pour réussir son retour

Jean-Marc LeCh

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Jean-Marc LeChLe seul qui ait réussi à partir et à revenir en traversant le désert est le général De GAULLE. Or la photo

qu’on a de lui dans la traversée du désert a été prise après son deuxième départ, pendant son séjour en Irlande en 1969. à l’intérieur de la famille, il y a eu beaucoup de conflits. yvonne De GAULLE, après le 18 juin lui a demandé : « enfin si tout cela ne marche pas ? – qu’importe Yvonne, nous irons au Canada, je pêcherai des poissons et vous les ferez cuire ».

Or, partir sur un coup de tête, c’est toujours vouloir revenir très vite, Alain CARIGNON est là pour nous donner son témoignage.

Quelqu’un qui n’est jamais parti, qui n’a jamais voulu traverser le désert, une sorte d’anti De GAULLE, c’est MITTERRAND. Dans son livre sur MITTERRAND, Ali MAGOUDI lui pose la question : « Pourquoi vous n’êtes pas un homme de rupture ? – moi je ne romps pas, j’additionne ». Additionner, c’est exactement ce que font les leaders politiques en situation difficile. MITTERRAND souffre en 1968, il est battu, il arrive au Sénat l’année suivante. L’idée de partir n’est pas dans la tête des hommes politiques. Dans la défaite, ce n’est pas vouloir partir, c’est espérer revenir dans l’une des six élections grâce à un système monté ou descendu marche à marche, un système exclusivement français. Dans les autres pays, quand les hommes politiques partent, ils ne reviennent pas. Helmut SCHMIDT, n’étant plus chancelier, devient éditorialiste au ZEIT. Le seul exemple en France se nomme Alain PEyREFITTE qui prend la présidence du conseil éditorial du FIGARO. MITTERRAND, se rendant compte en 1985 de la probabilité de perdre les élections de 1986 (quand le jeu est contraire), il renverse la table et trouve la proportionnelle. D’où cohabitation.

Il n’y a pas d’exemple réel de départ suivi de retour. La question du retour d'Alain JUPPÉ est dans l’actualité. Il n’est pas parti dans l’idée du public pour des problèmes juridico-politiques, il pourrait revenir. Pour les Français, ce n’est pas plus grave que ça (cf. exemple BALKANy). La difficulté de revenir pour Alain JUPPÉ tient au fait qu’il y a quelque chose de cassé entre l’opinion et lui sur la séquence de 1995. Une sorte de feu qui s’allume : l’appartement confortable et la réforme difficile de l’assurance-maladie. Il devient presque sadique. Or, ce n’est toujours pas démémorisé. Il faudrait effacer cette part de mémoire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, c’est pourquoi je ne crois pas à son retour.

Comment penser la traversée du désert et le retour ? Il faudrait empêcher le cumul des mandats, les obliger à faire réellement autre chose, ce n’est aujourd’hui que partiellement fait. Dès qu’une place est disponible dans la vie politique, la place est toujours vite prise, ce sont des rôles. Très peu de leaders sont allés dans le désert et sont revenus. Je n’en ai connu aucun qui ait envie de le faire. L’exemple de Michel SAPIN, son parcours du Tour de France, il a été battu et réélu perpétuellement, il est perpétuellement là, aujourd’hui président de la région Centre.

Est-ce que cela existe dans les entreprises ? plus facilement, mais vous ne revenez pas au même endroit. C’est sortir du système collectif pour en venir au système individuel. Alain MINC devient consultant. Daniel BERNARD, avec son parachute confortable de CARREFOUR, a regardé aux Etats-Unis de nouvelles idées, et veut vendre de nouvelles marques. C’est quitter un travail de direction collective pour un travail de consultant avec une petite équipe.

Pour quelle raison sommes-nous coincés dans le non désir, la non gestion ? Nous ne sommes pas encore sorti du modèle des Trente glorieuses, qui permettait à chacun d’assumer, de vivre une carrière longue, de stabilité et de progression revendiquée. Tout le monde sait aujourd’hui que ce modèle là est mort, pas pour les nostalgiques mais nous savons tous que nous avons plusieurs vies personnelles. 40% de Français ne vivent plus en foyer au sens de l’INSEE. Les gens le vivent en eux mais pas du tout dans l’expression publique de leur vie ni même dans l’expression légale. Vous avez plusieurs métiers et formations… mais pour avoir un prêt immobilier, vous donnez toujours les gages des Trente Glorieuses. Dominique de VILLEPIN a

Pour susciter une traversée du désert qui réussisse, il faut un autre modèle que le modèle fonctionnaliste nostalgique. Il faut revoir à la fois le modèle des Trente glorieuses et le modèle cynique de la société sans merci que nous vivons aujourd’hui.

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ATELIER 6 : PARTIR ET ENTAMER UNE TRAVERSÉE DU DÉSERT, POUR RÉUSSIR SON RETOUR

dit hier à l’occasion de 6.000 suppressions d’emploi chez EDF qu’il n’est plus possible de mener une seule carrière dans la même entreprise, il faut donc changer. Mais une fois cela expliqué, il ne dit pas qu’il va réformer le modèle lui-même.

Pour susciter une traversée du désert qui réussisse, il faut un autre modèle que le modèle fonctionnaliste nostalgique. Il faut revoir à la fois le modèle des Trente glorieuses et le modèle cynique de la société sans merci que nous vivons aujourd’hui. Le seul endroit où se maintient le système Trente glorieuses sont les carrières des hauts dirigeants français (administration, armée…). Sauf que ce modèle est mort, définitivement, il ne peut pas être ressuscité. Il ne peut trouver une nouvelle légitimité avec la nostalgie des Trente glorieuses.

Cela ressemble beaucoup à cette fin de film de PASOLINI (Théorème), quand l’ange s’en va tout nu et ne revient pas. Le seul exemple de retour après le désert concerne des modes culturels, l’écriture (ROBBE-GRILLET), la chanson (JOHNNy), la peinture, mais ce n’est pas possible dans un métier plus collectif où vous allez vers les autres.

Un des modes de gouvernement classique en France consiste à faire un audit du prédécesseur pour montrer combien il était nul, personne n’est donc encouragé à partir. Le désir de mobilité n’est pas vraiment géré par les entreprises, il est très lourd fiscalement. Dans un groupe de communication comme le mien, vous trouvez 5.000 personnes, dont quarante personnes mobiles selon la conjoncture. Au moment de la crise économique en Argentine, dans une sorte de réflexe post-colonial, vous mettez des Argentins à la tête de l’Espagne. Quand tout va mieux en Argentine, l’Argentin repart chez lui. Il y a très peu de greffes réussies. Idem en publicité. Je suis donc assez pessimiste sur la traversée du désert. Les meilleurs sont ceux qui font semblant. Deux exemples : NASSER arrive au balcon pour dire « je m’en vais », la population dit non, finalement il reste. Le meilleur reste Serge JULy, le patron de Libération, qui a déjà fait le coup cinq ou six fois.

alain CarigNONUne seule personne a vraiment réalisé une traversée du désert, accompli une rupture, c’est le général De

GAULLE. Je ne vois pas depuis un homme politique qui a fait un vrai départ, hormis les traversées de bac à sable. Alain JUPPÉ part mais veille et monte un blog pour montrer qu’il n’est pas totalement parti. Lionel JOSPIN dit « je pars » et il reste. Ce sont tous les exemples politiques dont nous disposons. Une traversée de désert et un désir de retour mais aux conditions que l’on souhaite voir se réaliser : le général De GAULLE. Nous mesurons bien combien pour un homme politique c’est pratiquement la certitude de l’échec. Il n’est revenu que grâce à l’Algérie.

Jean-Marc LeChQuand quelqu’un revient, il faut changer. Quand le Général revient, il fait la Ve République. Il fait autre

chose. JUPPÉ dit : « si je reviens, je sais faire mieux marcher le modèle ». Or De GAULLE constate une crise du modèle, il change de modèle. MENDèS n’a jamais réussi, il met d’abord la Ve République en doute, mais il est élu député de 1967 à 1968 à Grenoble.

alain CarigNONSon modèle était la IVe, le retour en arrière n’est pas possible. JUPPÉ ou JOSPIN adoptent le même

système de pensée (l’un avec son blog, l’autre par des interventions passagères), l’idée est la même : il ne s’agit pas de traversée du désert mais de rupture, de coupure. « Quand vous serez sur ma position, je reviendrai ».

Jean-Marc LeChCelui qui le fait est assez vite battu, comme CHURCHILL en Angleterre. Un échec en politique, vous êtes

tout de suite remplacé, le spectacle ne s’arrête jamais. Pour une traversée du désert, vous êtes obligés d’être en rupture totale. Même pour SARKOZy, les gens comprennent sa rupture avec Jacques CHIRAC mais sur le fond ?

PublicPour le général De GAULLE, je n’appelle pas ça une traversée désert, il prend un moment conscience d’un

vrai problème en France, il va se donner les moyens de le résoudre. C’est une mentalité militaire. Il a réussi de peu, avec des attentats ratés à peu de chose même avant 1945. A cette date, vous pensez qu’il voulait

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déjà la Ve République, mais il y avait la Résistance, les communistes. Il y a des circonstances, il ne fait pas ce qu’il veut. Il n’y a pas de traversée du désert en soi, il n’a pas changé d’idées. Ce n’était pas un homme de pouvoir, ce n’était pas ce qu’il cherchait même s’il l’assumait, il accompagnait l’exercice de sa politique.

Il n’y a pas de grand révolutionnaire politique dans le monde actuel. Les choses évoluent, le monde vit très vite, les théories passent, d’où de fausses traversées du désert, il faut être très réactif. Le problème est de devenir subitement inconnu pour des gens qui sont connus. La traversée du désert, certains peuvent l’organiser car ils ont un statut qui le leur permet mais les hommes politiques ne sont pas tous logés à la même enseigne. Il est plus facile de se reconvertir dans l’administration, c’est plus difficile pour la société civile.

Jean-Marc LeChQuand on est connu, la notoriété dure toujours. Si vous avez accédé à la notoriété, avec une société

qui ne démémorise pas, des évocations perpétuelles ramènent à l’esprit des gens qui ont un peu disparu du système.

Si vous êtes dans une stratégie de rupture, il faut savoir que cela ne va pas durer longtemps, vous êtes confronté à la légitimité de l’action post-rupture, c’est pareil dans l’entreprise. Si vous êtes dans la rupture, il faut accepter le désert et du désert on ne revient pas facilement. De GAULLE détestait les partis mais il a créé le RPF.

PublicDe GAULLE a été un très grand homme politique, l’un des rares si ce n’est le seul à avoir traversé un

désert (entre la IVe et Ve République). Il a quand même lâché prise et il a vécu sa traversée du désert avec des activités qui correspondent bien à ce qu’est le désert : il s’est mis à écrire, il a effectué des voyages. Beaucoup moins productiviste que nous le sommes aujourd’hui, il l’a organisé pour s’enrichir, s’accomplir de manière différente. Il a vécu le désert, il faut se demander ce qu’est le désert.

Deuxième chose, un énorme atout, avant d’entrer dans le désert, il avait déjà sa place dans l’Histoire, cela aide beaucoup. Souvent, les hommes politiques hésitent à partir car ils ont le sentiment de ne pas s’être accompli suffisamment. Il faut aller au désert par plaisir, ne pas être chassé sinon que faire ? De Gaulle ne savait pas où aller mais il ne perdait pas son accomplissement personnel.

Maintenant, que signifie le désert. Si nous voulons que ce soit positif, c’est le désert pour réussir un retour, pas le désert en soi. Le lâcher prise est nécessaire, cela veut dire que je m’abstiens de réfléchir à ce que je vais devenir, je renonce à extrapoler sur ce que je quitte. Dans le désert, vous rendez infinies les possibilités de votre vie. Accepter d’aller au désert revient à se donner la possibilité de renaître, au plan personnel et professionnel, cette décision importante n’a d’intérêt que sous cet angle.

Jean-Marc LeChC’est pourquoi il est extrêmement rare de voir des hommes qui sortent et qui reviennent. Dans

l’entreprise, le golden parachute permet de ne rien faire. Havas provisionne trente millions d’euros pour les parachutes d’une dizaine de personnes. C’est plus que générationnel, beaucoup de fortunes aujourd’hui sont celles de la bulle avec des gens qui ne font rien du tout.

alain CarigNONJe l’ai vécu deux fois sur le plan professionnel. La première fois, je n’ai pas attendu être viré. La deuxième

fois, en tant que chef d’entreprise, je suis parti pour éviter le dépôt de bilan, sans imaginer quelle allait être la solution de rechange. Provoquer la coupure et résoudre le problème au même moment serait un infantilisme, la rupture suppose de lâcher prise au milieu. Etant en train de vivre une troisième traversée du désert, c’est un moment exceptionnel dans ma vie de voir les possibilités qui s’ouvrent à moi, pas la voie provoquée, mais la voie qui se présente.

Jean-Marc LeChUne façon d’organiser la traversée du désert serait de mettre dans les contrats un système de sas qui

permettrait de sortir pour une période limitée. Les couples qui se marient aujourd’hui prévoient le risque de divorce et organisent un système de tirelire. Il existe un décalage entre la façon dont on vit le quotidien et la vie sociale. Les Français pensent donc que les lois sont en retard sur ce qu’ils vivent.

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ATELIER 6 : PARTIR ET ENTAMER UNE TRAVERSÉE DU DÉSERT, POUR RÉUSSIR SON RETOUR

alain CarigNONLe désert n’est pas fait pour produire une ascension uniquement sous le signe de l’autorité. L’ascension

peut se faire autrement : le pdg part et devient un grand écrivain ou un grand politique.

Jean-Marc LeChLe modèle repose sur deux choses : la légitimité de l’autorité exercée et la compétence reconnue. Si vous

supprimez les deux, le système ne peut plus se gouverner.

PublicUn participant expose comme vue de MITTERRAND l’idée que le destin se joue entre des hommes,

des idées et des circonstances. La traversée du désert en tradition française se ferait en rapport avec le sentiment d’être appelé à quelque chose, en l’espèce une phase du destin. Il serait intéressant de noter si ce sentiment existe de la même manière chez nos voisins.

Jean-Marc LeChIl existe des pays avec des carrières politiques beaucoup plus courtes. Vous notez une grande stabilité

des forces politiques en Italie, mais depuis que le système ne fonctionne plus, les carrières sont beaucoup plus courtes. Ici, elles restent extrêmement longues. Nicolas SARKOZy n’a que dix ans de moins en ancienneté que Jacques CHIRAC, entrés en 1967 et 1977 dans l’exercice du métier. Il y a vraiment une gestion des carrières sur la durée, donc pas d’organisation de la rupture sauf quand elle est subie par un échec à une élection, motivant une quête de re légitimation. Il faut alors chercher un autre métier. Quand ils arrêtent, ils changent d’Assemblée (mini désert de Mitterrand au Sénat). Pierre JOxE a fait carrière comme cela. Est-ce que cela tient au mode de scrutin ? Le désert est une punition.

Après avoir progressé dans la hiérarchie ascendante, vous avez une légitimité dans la durée. Dans ce pays, il n’y a pas de gestion des cascades.

alain CarigNONLe désert n’est pas une institution, c’est une volonté, cela doit venir de la personne. Le désert comporte

une part d’inconnu.

Un participant voit le désert comme un affaiblissement pour une raison très simple, étant obligé, compte tenu du métier, d’avoir une formation permanente. Vous investissez sur des gens, pour les voir partir, quitter le monde habituel, puis revenir derrière, ce n’est pas crédible. A KPMG, il s’agit bien de partir dans d’autres cabinets KPMG à travers le monde.

Un autre participant indique qu’il arrive plus ou moins fréquemment que des gens partent pour des années sabbatiques : des gens assez jeunes, après 3 ans d’expérience, partent six mois à un an, pour assouvir leur rêve ou mission. Cela a suscité une réflexion dans l’entreprise, les associés ont été un petit peu surpris par la démarche, mais ils n’ont pas le choix car c’est très encadré légalement. A un niveau d’expérience beaucoup plus élevé, avec des objectifs de réalisation personnelle, il existe deux types de retour :

• ceux qui reprennent le travail après un temps d’adaptation, l’image de ces gens-là est au départ écornée, ils gagnent du point de vue personnel, du point de vue professionnel cela prend du temps

• les gens qui reviennent pour une période très courte puis quittent l’entreprise, passent à autre chose.

Jean-Marc LeChQuelque chose s’est cassé dans le lien entre personne et collectivité. Les gens s’accrochent beaucoup. Le

désert est souvent subi. La traversée du désert en groupe n’existe pas, c’est avoir un autre projet collectif. Quand j’ai quitté ma première entreprise dont j’étais président, en rupture avec les actionnaires, je suis allé en faire une autre. Ce n’était pas le désert, mais une organisation alternative collective. Même l’Eglise accepte le désert. Quelqu’un qui traverse le désert comme Gaillot, jamais dans l’institution, est considéré comme un nomade structurel à l’intérieur de l’Eglise catholique.

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Un participant se demande si les gens choisissent réellement et personnellement la traversée du désert, sans pouvoir le croire. De Gaulle est parti pour des raisons qui ne lui appartenaient pas. Le monde est extrêmement mobile. La qualité des cadres s’apprécie en fonction de la mobilité intellectuelle, la fonction de conseil. Ils doivent s’adapter plus vite que ceux qu’ils vont conseiller. Le jeune qui prend une année sabbatique pense aussi à son CV pour étoffer son expérience. La formule ouvre tous les possibles, a posteriori oui mais pas a priori. La traversée du désert dans nos sociétés, sociétés de la réussite à tous les niveaux, est-elle choisie ?

Jean-Marc LeChElle peut ne pas être choisie, mais être organisée. Le cas de JOSPIN est paradoxal, personne ne lui

demandait de faire ce qu’il a fait. La question du retour, retour du désert qu’il a voulu, est posée par tout le monde, les socialistes ne sont pas dans une bonne posture. Chaque fois, il met des conditions qui rendent impossible sa sortie du désert. Chaque fois que la situation s’éclaircit, il dit non.

Jean-Marc LeChTout est dans la gestion du désir aujourd’hui dans une société à temporalité particulière (le temps

politique est plus long que le temps des électeurs). En public, la gestion du désir est plus compliquée. On sait gérer le teasing, c’est technique. Il est plus compliqué d’organiser sur une période longue le désir des gens qui sont partis en étant indésirables. C’est également visible dans la gestion des marques. Les fidélités aujourd’hui sont partielles. Dans un monde d’infidélité sans culpabilité, la gestion du « re désir » apparaît très difficile.

Un participant reformule l’idée que la longévité des hommes politiques serait mauvaise pour le pays. La seule issue serait de changer la Constitution. Or, cela dépend des politiques qui ne vont pas faire hara-kiri.

Jean-Marc LeChIl est possible d’harmoniser les scrutins, avec un jour électoral. 70% des Français estiment que la

politique est un métier, que ce soit bien ou non. Les Français sont contre le cumul, d’accord pour harmoniser la durée des mandats, avec quelques toilettages.

Un participant relève la capacité de synthèse d’aspirations contradictoires, celles de la société civile, à transformer en avis général. Ce métier de l’homme politique ne s’acquiert pas rapidement, c’est compliqué, il faut de la durée pour l’acquérir, pour comprendre ce que ça signifie. Il y a des aspirations contradictoires dans les mots, les gestes, les regards…

Quant au cumul des mandats, faut-il affaiblir, laminer le politique, doit-on l’empêcher de peser ? S’il est seulement maire, seulement député, seulement président de collectivité, il aura une autorité, un poids très limités. Il ne répond que de sa parcelle, le reste n’étant pas de sa responsabilité.

Jean-Marc LeChLa notion de durée est capitale. Le problème est qu’il y a toujours des élections intermédiaires. Si vous

avez un jour électoral, tout est harmonisé, la question du cumul a moins d’importance. On le sait depuis 1974, phase de modernité. Avec les élections cantonales de 1977, la droite est déjà contestée. Mitterrand est contesté dès 1982. Le calendrier électoral complique tout. Le report des élections locales à 2008 est une bêtise. C’est s’exposer à voir contester le résultat des élections nationales un an après alors que l’élection locale n’a rien à voir.

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CONCLUSION : Deux destins, deux réussites à l'étrangerJosé-Luis dUrÁN, Olivier FLeUrOt

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Olivier FLeUrOtJe suis né à Orange et j'ai passé mon bac à Mont-de-Marsan. Vous devez savoir quel est le métier de

mon père, monsieur DASSAULT. Il était pilote de chasse, ce qui fait que les points fixes de vos avions ont bercé ma jeunesse.

Je suis ici parce que Jérôme a réussi à me convaincre, parce qu’il a parlé avec enthousiasme, mieux avec passion de ces entretiens et de leur vocation. Voici trois mots : enthousiasme, passion, vocation, qui sont importants pour la réussite. Merci de m’avoir invité. Ce que j’ai entendu cet après-midi était vraiment passionnant. Vous pouvez réussir dans un monastère tibétain, dans la SILICON VALLEy ou au milieu du désert. Pourquoi ? Parce que réussir, c’est s’accomplir, c’est s’épanouir dans un échange, on reçoit et on donne. Il faut savoir se donner, parfois beaucoup se donner avant de recevoir. Quand j’ai commencé à travailler, il y a trente ans, c’était comme jeune ingénieur sur des chantiers à l’étranger, pour travailler entre 12 et 16 heures par jour. J’avais même inventé un nouveau système de travail car nous devions faire marcher les installations 24 heures sur 24 en Turquie. Nous devions faire les trois huit à deux. Au bout de quinze jours, c’est vraiment exténuant.

Trouver sa vocation tout de suite n’est pas possible, vous tâtonnez. J’ai été ingénieur, journaliste, promoteur de logiciels, participant à une start up de software. J’ai connu des échec, j’ai appris, j’apprends et j’espère bien que je continuerai à apprendre longtemps, pendant au moins trente ans.

Si partir est se confronter à d’autres cultures, prendre du recul par rapport à sa propre culture, en voir les bons côtés et peut-être les côtés un peu moins bons comme on a pu l’entendre dans le débat tout à l’heure avec Ted et Clara, alors partir est très utile. A une époque où l’on parle beaucoup, quelque fois à tort et à travers de la globalisation, il est bon d’aller voir ailleurs, en Inde ou Chine, mieux connaître ces pays et parler d’autres langues.

Quelles sont aujourd’hui les conditions pour réussir ?Le courage, il faut savoir prendre des risques.La chance, le sens de l’opportunité. Il faut aussi à certains moments que d’autres vous donnent votre

chance et croient en vos capacités.La détermination pour franchir les obstacles.La passion, je n’ai jamais bien réussi quand je m’ennuyais. Ce qui fait au moins quatre démissions quand

il n’y a plus de quoi s’épanouir.La détermination : en recherche d’emploi, je voulais entrer dans la société DEGRÉMONT, numéro un au

monde de l’ingénierie de traitement des eaux. Arrivé en 1975 pour expliquer mon désir de rentrer chez eux, il m’a été répondu : « on ne recrute pas en ce moment ». « C’est pas grave, vous allez m’embaucher ». Cela a pris un peu de temps mais ils ont fini par m’embaucher. Bien sûr, ils m’ont demandé : « cela ne vous dérange pas de travailler à l’étranger ? ». Ils m’ont testé dans des pays difficiles.

Mes débuts dans le journalisme n’ont pas été évidents, étant ingénieur. J'ai décidé un jour à devenir journaliste, j’ai démissionné de mon job aux Etats-Unis, au grand étonnement de mon boss. Je suis rentré à Paris, sans rien connaître au journalisme. A force de chercher, j’ai trouvé une annonce dans LE MONDE disant : « Cherchons ingénieur pour faire du journalisme ». J’ai eu le job.

La chance, c’est que d’autres croient en vous et vous offrent des possibilités quelque fois étonnantes. Quand je dirigeais LES ECHOS dont j’ai encore la responsabilité de plus loin, un patron m’a proposé de diriger le FINANCIAL TIMES. Au cours du dîner, cet Anglais disait qu’il cherchait un dirigeant pour le FINANCIAL TIMES, je n’écoutais même pas. Comme il revenait sur le sujet, j’ai dit : « êtes-vous en train de me dire qu’il est possible de poser ma candidature ? – pourquoi pas ». Il a fallu réfléchir un petit peu pour emmener toute la famille à Londres, avec une femme qui travaillait. L’expérience a été formidable, c’est une des meilleures choses que j’ai faites pour mes fils. L’un dans le cadre de son université anglaise passe une année à SCIENCES PO Paris.

J’ai toujours du plaisir à revenir en France. Je suis à la fois responsable d’un journal anglais, de participations dans des journaux français, allemand, russe, maintenant indien, un site web chinois, une participation dans un journal sud-africain.

José Luis dUrÁNBonsoir, je remercie Jérôme pour cette invitation. Je l’ai connu à Pékin lors d’un voyage au mois de mars

où j’accompagnais 200 PME françaises pour leur montrer nos activités en Chine et en Thaïlande. A l’époque, notre conversation était : comment CARREFOUR s’est développé dans le monde ? Et aussi le débat éternel entre grande distribution et petits commerçants… pour arriver à la conclusion qu’en France nos champions à

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CONCLUSION : DEUx DESTINS, DEUx RÉUSSITES à L'ÉTRANGER

l’étranger sont appréciés, mais il est toujours un peu compliqué de parler de leurs activités en France.J’ai accepté volontiers l’invitation parce que le thème « faut-il partir ? » est assez intéressant. Me voici

depuis quinze ans au sein du groupe CARREFOUR, j’ai démarré dans la filiale espagnole et passé quinze ans dans la filière finance. A la question, faut-il s’étonner qu’il y ait un espagnol à la tête du groupe CARREFOUR ? je rajouterai, un espagnol qui en plus n’a jamais eu la responsabilité d’un magasin ou d’une région, voire d’un pays. C’est encore plus inhabituel. Voici deux anecdotes que je retiens sur ces quinze années.

La première, l’entretien pour entrer dans le groupe. La personne qui m’a interviewé est aujourd’hui patron d’un grand pays : la Chine. Il m’a dit : « c’est simple, si vous voulez faire un travail intéressant, vous êtes dans le bon groupe, mais si vous êtes intéressé par le titre sur la carte de visite, nous n’y sommes pas très attachés. Regardez de l’avant, il y a toujours des possibilités ». La mobilité nationale est obligatoire, la mobilité internationale volontaire, un type de volontariat assez particulier.

Deuxième anecdote, assumant les fonctions de patron finances Espagne, mon patron de l’époque me dit selon les bonnes habitudes de la maison : « il faut que tu passes aux opérations, autrement nous ne pouvons pas savoir comment tu vas évoluer, je te propose un poste aux marchandises ». Ma réponse : « cela ne m’intéresse pas, c’est encore un poste au siège, je veux bien partager les risques, je prends le risque de prendre une direction opérationnelle, diriger des magasins, des régions, tu prends le risque de me faire confiance ». Ce n’était apparemment pas le cas, il m’a dit que c’était dommage, parce qu’au-dessus de mon poste et dans ma fonction, il ne restait que le poste de Directeur finances groupe. C’est compliqué pour un Espagnol. Aucune chance. Quinze jours plus tard, j’étais appelé pour prendre la responsabilité des finances au niveau du groupe.

Faut-il partir pour réussir ? Partir, c’est souvent s’oxygéner, apprendre, écouter les autres, échanger mais également vivre une

expérience professionnelle, personnelle différente. Il faut beaucoup d’ouverture d’esprit. Chez CARREFOUR, quand vous apprenez qu’il faut partir, c’est le vendredi soir et vous y êtes le lundi matin.

Pour réussir, mes convictions sont les suivantes : avoir un état d’esprit ouvert et positif ; une communication directe et transparente qui, parfois, peut choquer ; pour être le plus proche du terrain, se remettre en cause.

Je reviendrais sur les différences de gestion entre les pays. De manière générale il y a une différence de vitesse. Tout va plus doucement quand un pays est mal à l’aise avec la remise en cause systématique. J’essaie de ne pas remettre en cause ces convictions, c’est vrai pour réussir en France, en Espagne, en Chine, aux Etats-Unis. A mon sens, il faut bien intégrer la notion de prise de risque, de gestion en extension, oser faire des choses.

Pour réussir il y a d’une part le risque, l’initiative, la prise de décision, que cela plaise ou non. Par exemple j’ai dit non au poste marchandises. D’autre part, il y a le prix de la communication directe et transparente avec tous mes interlocuteurs, clients, actionnaires, employés, voire le monde politique. J’ai eu droit à une longue interview dans le journal LE MONDE. Tout le monde a été choqué que le patron d’un grand groupe français semble s’attaquer aux industriels fournisseurs. Si ces propos peuvent choquer, cela nous amène au thème « faut-il partir de la France pour réussir ? ». Je refuse le terme d’exception culturelle pour la France qui traduit trop souvent un blocage culturel. Je refuse enfin de ne pas pouvoir mettre en cause les habitudes historiques d’un groupe comme CARREFOUR. Beaucoup de monde aujourd’hui chez Carrefour, pense qu’avant, c’était mieux, beaucoup mieux, l’environnement, l’entreprise, etc. Or, ce n’était ni mieux ni pire. Aujourd’hui, tout est plus complexe, la concurrence, l’environnement, les obligations légales. Très honnêtement, sans vouloir noircir le tableau, c’est comme ça que nous créons un état d’esprit difficile à gérer.

Partir pour revenir ? Pas forcément. Mais si beaucoup réussissent à l’extérieur, c’est qu’ils appliquent probablement un état esprit différent de celui qu’ils ont en France. Si nous voulons que la France réussisse, il faut bien que quelqu’un reste, mais essayons sur place de simplifier les différents dispositifs, les processus de prise de décision : plus de gestion en extension, moins de gestion en contention. L’extension est seulement compatible avec des équipes prêtes à prendre des responsabilités. Chez CARREFOUR, cela commence à fonctionner, l’extension, les risques, sans peur de la critique publique. Il faut donner le droit à l’erreur. Extension, innovation, réallocation des moyens, et assurer que ce qui est dit est fait. En France, nous sommes les champions de la remise en cause de ce qui a été décidé la veille, il faut communiquer en direct et avec détermination. Je crois qu’il faut sortir des vieux tabous, et commencer par ne pas avoir honte ni rougir du succès, de la réussite. Regardons de l’avant. Dans tous les cas, en tant que patron, il ne faut jamais trahir ses convictions. Merci.

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Faut-il partir pour réussir ? . . .

Jérôme ChartierTout semble idyllique dans cette ascension rapide et performante au sein du groupe CARREFOUR.

Comment avez-vous senti que l'on percevait votre arrivée à ces responsabilités ?

José Luis dUrÁNNommé en début d’année à la tête du Directoire, cela faisait quatre ans que j’habitais Paris, quatre

années comme Directeur finance, j’étais déjà autour de la table du Comité Exécutif du Groupe. Je ne suis pas arrivé en parachutiste espagnol venu de nulle part. J’avais déjà une bonne connaissance des problèmes du groupe. A partir de là, évidemment, au début vous prenez du recul, vous êtes plutôt là pour écouter les autres. Il faut confronter vos convictions au savoir-faire des équipes locales. Il est vrai aussi que si vous n’êtes pas un opérationnel, si vous venez des files fonctionnelles, du « siège », c’est parfois ce qu’il y a de pire aux yeux de certains. Mais moi je crois que vous avez un avantage par rapport aux opérationnels : dans le cas de CARREFOUR, lorsque vous entrez dans le magasin, vous le faites avec vos yeux de client, sans a priori. Voilà une différence par rapport aux équipes qui sont là toute la journée sur la surface de vente. Elles ne peuvent pas voir avec les yeux du client, elles ont « le nez sur le guidon ». Pour prendre un exemple, il paraissait normal pour les équipes de voir une forêt de panneaux promotionnels dans tous les sens dans les rayons ; vous leur expliquez que les clients ne regardent pas seulement vers le plafond, qu’ils ne comprennent pas la moitié des panneaux, qu’ils cherchent un bon prix permanent. Vous sortez du magasin, les équipes disent : « il a du bon sens ».

Autre exemple, sur la route pour venir ici vous parler, j’ai croisé un magasin CHAMPION – c’est une enseigne du groupe CARREFOUR – qui a une petite station-service devant. Alors je regarde le grand totem avec les prix de l’essence, mais, avec la taille des caractères, je n’arrive pas à lire pas le prix. J’appellerai lundi, ça fera bondir tout le monde mais voilà une façon simple de voir les choses avec les yeux du client.

Olivier FLeUrOtEn arrivant en Angleterre, j’ai essayé de ne pas correspondre aux clichés que les Anglais peuvent avoir sur

les Français, une certaine arrogance, une façon de dire « poussez-vous, je vais vous montrer ». Pendant trois mois, j’observais et je développais. Au bout de trois mois, nous avons élaboré un plan de développement, toujours la bonne technique quelque soit le métier et la culture, à moins d’une crise. Cela fait partie des moments déterminants, j’ai eu la chance d’arriver le premier janvier 1999, à une époque où tout marchait très bien, j’ai pu développer le journal aux Etats-Unis et en Asie avant que la bulle éclate et que les difficultés arrivent. A ce moment-là, il a fallu prendre une casquette de réorganisateur, d’optimisateur des coûts. Je suis content de ne pas être arrivé pour faire cela, c’est très difficile.

La méthode de travail anglaise est très structurée, très organisée. Pour vous donner une mauvaise anecdote, en France nous avons l’idée, dès qu’on sort de la réunion, de dire nous avons pris une décision, nous n’allons jamais l’appliquer. En Angleterre, ce sont des programmes très précis pour la réunion. A la première réunion, nous abordons le point 1, nous finissons le point 1, nous passons au point 2 que nous terminons. Nous arrivons au point 3, j’ai tout à coup une idée sur le point 1 : « tiens, au fait », je présente mon idée. Ils étaient tous effarés, quand le point 1 est terminé, c’est terminé, personne ne revient dessus. C’est une différence assez notable ! Il faut arriver à l’heure, la porte se ferme à l’heure du début de la réunion, ça peut choquer les Français.

Jérôme ChartierPouvez-vous donner des exemples de différences qui vous ont marqué entre l'Espagne et la France sur

le plan des méthodes de travail.

José Luis dUrÁNLa chose qui m’a le plus frappé au-delà des méthodes de travail – je ne sais pas si c’est comme ça dans

tous les groupes français – quand vous arrivez le matin chez CARREFOUR, c’est assez formel, vous serrez la main à tout le monde. En Espagne, vous saluez de la main et vous filez travailler dans votre bureau. Mon bureau était au fond du couloir, je devais passer devant à peu près 60-70 personnes avec trois quatre personnes par bureau et le saluer tous un par un. Et il ne faut surtout pas oublier quelqu’un sinon c’est le drame.

Dans l’autre sens, quand je suis arrivé la première fois il y a onze ans, je ne parlais pas un seul mot de Français, ce qui rendait tout plus compliqué. Mais en Espagne, de temps à autre, vous prenez un café pour

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CONCLUSION : DEUx DESTINS, DEUx RÉUSSITES à L'ÉTRANGER

« tchatcher » un peu. J’ai essayé de le faire à mon arrivée au siège en France, ça permet une approche plus personnelle et d’avoir des rapports plus détendus. Mais en France c’est d’entrée un peu plus difficile. C’est un peu un choc au début. Mais l’adaptation semble plus difficile dans un sens que dans l’autre. Parce que j’ai pu voir que les expatriés français du bureau de Madrid s’étaient très vite adaptés au style espagnol.

Concernant les méthodes de travail, ce qui me choque le plus ici c’est comment se passe le processus de prise de décision et l’évaluation de la performance. Pour moi ce n’est pas seulement un manque de remise en cause, c’est un état d’esprit. On est content d’avoir tout essayé, même si ça n’a pas réussi. Pour ma part, si on me demande le résultat d’un travail et que je pense qu’il n’a pas abouti je n’ai pas de problème à dire : « le résultat ? Concrètement rien ». Mais là souvent on vous regarde en disant : « celui-là, il est un peu sévère ».

Honnêtement, il faut simplifier le processus de prise de décision et le suivi des actions. C’est aussi une question de méthode. Des réunions systématiquement avec quinze personnes autour de la table, c’est impossible. Il faut simplifier les équipes, simplifier les étages. Pour faire avancer un sujet précis, je refuse d’entrer en réunion avec quinze personnes autour de la table.

Comme le disait Olivier, il faut faire évoluer les choses en essayant d’avoir par exemple des ordres du jour qui ne durent pas plus de trois heures. Sinon, ce sont systématiquement des réunions de douze heures, en ayant droit à peine à un plateau-repas à midi. ça n’est pas efficace. Il faut simplifier, chercher du pragmatisme. Je dois dire que de plus en plus de personnes deviennent des adeptes du nouveau système que j’essaie de mettre en place. Moins de monde à parler, moins d’intermédiaires, plus de décision, plus de responsabilités. C’est la meilleure façon de faire avancer les choses. Si vous essayer de résoudre un problème dans une réunion de quinze personnes, après avoir tout mis sur la table ils vont dire : « voilà, DURáN, tu es au courant de tous les problèmes, à toi de faire ».

Je veux faire comprendre que la décision c’est à eux de l’assumer et de la mettre en place, à moi de la garantir. Mais quand on donne plus de responsabilités il faut faire attention dans le même temps à ne pas leur taper sur les doigts à la première erreur.

Olivier FLeUrOtTu pourrais choisir d’imposer l’anglais dans les réunions, tu rendrais les réunions plus courtes. Beaucoup

de groupes français ont fait ça, cela a changé le rythme des réunions.

Jérôme Chartier Avez-vous le sentiment que, dans votre pays d’origine, vous faites partie des personnes finalement rares

mais que l’on met en avant pour montrer que la réussite à l’étranger est possible. Pour Olivier, c’est vrai. Je pense que c’est similaire pour José Luis, avec deux personnes connues : Fernando ALONSO et José Luis DURáN. Avez-vous ce sentiment ? Pensez-vous que vous essaimez une expatriation tant votre réussite est incontestable.

José Luis dUrÁNAu delà de mon cas personnel je crois qu’aujourd’hui ça commence à venir. Il faut rester très humble.

Il y a beaucoup d’Espagnols qui réussissent à travers le monde. En ce qui concerne mon groupe, à mon départ d’Espagne il y a onze ans, j’étais le troisième Espagnol à partir en expatriation au sein du groupe CARREFOUR, c’était un grand événement. Aujourd’hui, c’est quelque chose d’assez courant. Il y a des patrons espagnols un peu partout. Partir ailleurs reste une bonne opportunité pour s’oxygéner, voir autre chose, accélérer sa carrière avec une prise de risque, c’est incontestable. Sommes-nous de bons exemples ? Je ne le prends pas comme ça. En revanche ce que je veux faire partager c’est un message sur l’ouverture d’esprit, dès la formation de base, dans les écoles ou les universités. Par exemple il y a dix ans, posséder deux langues suffisait, aujourd’hui vous n’allez nulle part avec ça. Pour faire la différence, il faut apprendre trois, voire quatre langues. Les bases à construire pour nos enfants sont différentes de celles d’il y a quinze ou vingt ans.

Olivier FLeUrOtQuand ma nomination a paru dans la presse, j’ai reçu beaucoup de lettres, de mots sympas, de beaucoup

de gens que je ne connaissais pas dans les médias, me disant : « c’est bien, vous faites honneur à la presse française ». Un peu surpris, je ne le prenais pas dans ce sens là, sans avoir l’impression d’être un modèle, j’essaie de penser à ce qui a fait que je suis là où je suis. Pour les jeunes, il faut qu’ils osent, qu’ils prennent

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�0 l e s E n t r e t i e n s à R o y a u m o n t

Faut-il partir pour réussir ? . . .

des risques, qu’ils se lancent, qu’ils n’aient pas peur de travailler un peu, un peu beaucoup au début. On a droit de se planter, de faire des erreurs, même si c’est un peu moins dans la culture française.

J’avais démissionné des ECHOS pour aller dans une start up qui a échoué au bout d’un an, avant de rebondir, ça s’est passé en France. C’est ce que j’essaie de faire passer aux jeunes, ce qui a pu faire que j’en suis là. Le fait d’être au FINANCIAL TIMES est formidable, c’est pratiquement le journal où tout le monde a envie de travailler. Il faut aussi rester très modeste, être responsable d’une marque formidable, à la réputation incroyable, c’est aussi fragile.

Ici, des gens se souviennent d’Arthur ANDERSEN, pendant cent ans la plus belle marque dans sa profession, elle a disparu complètement. J’en suis très conscient tous les matins, tout peut aller très vite. Cela fait aussi le sel du métier.

Jérôme Chartier Comment vous envisagez votre retour l’un et l’autre ? Avez-vous déjà cette démarche dans votre réflexion

personnelle ?

José Luis dUrÁNIl y a un aspect professionnel et un aspect personnel. Sur le plan personnel, j’ai beau être patron d’un

groupe de 430.000 personnes, à la maison, je n’ai pas grand-chose à dire… Pour les enfants, la question se posera dans quelques années. Pour le moment, quand nous parlons de

l’Espagne, nous nous trouvons tous très bien en France. Au niveau professionnel, je n’envisage pas de revenir, pas à court ou moyen terme. Un jour, travailler à

Londres, Chicago ou Shanghai me tenterait bien. La dernière des alternatives serait Madrid. Je vois plutôt un parcours pour voir de nouvelles choses, tourner sur les différentes places mondiales. L’Asie m’attire beaucoup : une zone où le développement, la croissance, l’innovation seront à l’ordre du jour. L’Espagne, je suis à juste coté, alors bien sûr je rentre de temps à autre.

Olivier FLeUrOtJe précise par rapport au débat de ce midi que je ne suis pas à Londres pour des raisons fiscales. José

Luis n’est pas en France pour des raisons fiscales, vient-il de dire, on s’en doutait. C’est une bonne question, merci, je me la pose de temps en temps. Chaque fois mon choix s’est décidé sur la motivation. Si je vais au bureau en sifflotant le matin, tout va bien ; le jour où je ne sifflote plus, où je m’ennuie, n’ayant plus l’envie, la passion, le goût qu’il faut pour faire mon métier correctement.

Depuis 7 ans au FINANCIAL TIMES, je n’ai pas eu quinze minutes pour me poser cette question. Tout dépend de ma patronne américaine, Marjorie SCARDINO, patronne du groupe PEARSON. Je pourrais travailler à Paris, dans beaucoup endroits, mais j’ai pris le goût de l’international, de développer des activités, la question du moment étant : comment pénétrer le marché indien, le marché chinois.

Même si je travaillais à Paris, je voudrais avoir cette dimension internationale.

Jérôme Chartier Avez-vous le sentiment, il est difficile de dire toutes choses égales par ailleurs, que vous auriez pu

connaître une telle réussite si vous étiez resté dans votre pays d’origine ?

Olivier FLeUrOtDans mon domaine, c’est un peu particulier, les journaux français, du fait de leur langue, peuvent

difficilement s’exporter. Nous vendons bien quelques exemplaires en Wallonie mais la langue est un obstacle. Il n’est possible d'exercer le métier que je fais au plan international avec les journaux français. J’ai toujours un œil, de loin, sur les Echos. Il m’a été permis dans ce groupe de faire une carrière internationale que dans ce secteur, j’aurai eu du mal faire en France.

Jérôme ChartierAviez-vous imaginé-vous que votre profil aurait pu tout autant séduire en Espagne qu’il a pu séduire en

France ?

José Luis dUrÁNC’est vrai, le groupe CARREFOUR me nomme à quarante ans à la tête du groupe, je ne sais pas combien

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CONCLUSION : DEUx DESTINS, DEUx RÉUSSITES à L'ÉTRANGER

de groupes espagnols aurait pu nommer à sa tête un homme de quarante ans, indépendamment de son profil. M’avoir fait venir en France il y a quatre ou cinq ans a été un accélérateur sur le plan professionnel.

Olivier FLeUrOtJe précise que c’est dû au secteur. Il y a relativement peu de grands groupes de médias par rapport au

groupe MURDOCH ; il y a bien HACHETTE, la SOCPRESSE, mais peu de groupes de la taille de BERTELSMANN ou celui de Murdoch… mais de grandes entreprises du Cac 40 marchent très bien à l’international, MICHELIN, L’ORÉAL, LVMH, la grande distribution, toutes des entreprises qui marchent très bien. Voici deux France : ces groupes leaders mondiaux, n’ayant que vingt à trente pour cent de leur activité en France, attirent des jeunes comme José Luis ; puis la France des plus petites entreprises a du mal à se battre au plan international, dans une posture dépressive.

Serge daSSaULtUne question d’ordre pratique. Quelles sont principales mesures à prendre pour réussir dans la

presse ?

(rires)

Olivier FLeUrOtLES ECHOS est le seul grand quotidien national qui gagne de l’argent. Voici quinze ans que je m’en

occupe directement ou indirectement. La presse française va mal, elle a un problème de distribution. Soit nous acceptons ce qui se passe, soit nous recréons des points de distribution comme le font certains : on peut acheter des journaux à la boulangerie. A Paris, j’ai quelque fois du mal à trouver un journal. Il faut réduire certains coûts, c’est commencé, mais ce n’est pas la révolution faite dans certains pays notamment en Angleterre pour réduire les coûts. Nous nous trouvons dans un moment de transformation complète du monde de l’édition, ce n’est pas uniquement vrai pour la presse. Il faut très vite investir sur le web que les jeunes utilisent. Il y a six ans, la question était de savoir comment l’édition musicale n’allait pas être touchée et durement touché. C’est pareil pour le téléchargement de films. La télévision va être beaucoup plus transformée par le web que les journaux, car elle est déjà un univers virtuel. Pendant l’ouragan Katrina, nous en avons plus appris sur le web que par les chaînes de télévision car les gens sur place mettaient leurs vidéos sur le web.

Ce que je dis à nos journalistes : il faut se différencier, avoir une personnalité très forte. Nous possédons 50% de THE ECONOMIST, un million exemplaires, 50.000 aux Etats-Unis, sa grande force est son style, on aime ou pas, un style particulier, un angle libéral. Pour le reste, nous nous verrons un peu plus tard. Des journaux gratuits existent, ce sont de bons résumés, l’avantage étant que beaucoup de gens reprennent le réflexe de lire un journal ou au moins d’avoir un journal dans les mains. Ils ne le feraient pas si les gratuits n’étaient pas là. C’est là où il faut marquer sa différence, aux journalistes d’ajouter de la valeur par rapport à ces journaux-là qui ne sont que des reprises de brèves AFP ou REUTERS. S’ils ne sont pas capables d’apporter de la valeur, de faire beaucoup mieux que les gratuits, il faut vraiment changer de métier.

Jérôme ChartierJosé Luis, Olivier vient de donner deux éléments très important : forte personnalité, détermination. Des

conditions sine qua non pour réussir à l’étranger ? Vous en mettriez d’autres ?

José Luis dUrÁNJ’évoquais mes termes favoris tout à l’heure : il faut oser. Le mot clé est « prise de risque ». Il faut

également que quelqu’un soit là pour vous donner une opportunité. Nommer José Luis DURáN à quarante ans président du directoire, c’est prendre un risque. Le groupe Carrefour a osé, moi aussi. Il faut prendre des risques, parce que c’est difficile de réussir dans le confort. Et ça ne se limite pas à nos équipes dans nos entreprises. Nous devons aussi le faire avec nos enfants. A nous d’expliquer qu’il faut travailler un peu plus que ce qu’ils ont parfois en tête. La prise de risque est incontournable pour réussir. C’est ça qui fait la différence avec ceux qui n’y sont pas prêts ou pas préparés.

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