les droits de l’homme a l’epreuve du reel · une conceptualisation non pas de ce que nous avons...

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1 LES DROITS DE L’HOMME A L’EPREUVE DU REEL Note réalisée par Fatima E. ABDELKARIM, Eléonore HUGHES, Karol LUCZKA, Elsa REGNIER et Anne ROZES dans le cadre du projet collectif de Sciences Po Paris pour le Cercle de la Licra 7 juin 2017

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LES DROITS DE L’HOMME A L’EPREUVE DU REEL

Note réalisée par Fatima E. ABDELKARIM, Eléonore HUGHES, Karol LUCZKA, Elsa REGNIER et Anne ROZES

dans le cadre du projet collectif de Sciences Po Paris pour le Cercle de la Licra

7 juin 2017

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« Je parlerai des droits de l’Homme parce que chaque fois qu’il y a des prisonniers politiques, chaque fois qu’il y a des manquements à la liberté, la France ne reste pas bouche cousue, parce que c’est son rôle. Et quand on invite la France, le président de la République française, chacun sait qu’il va parler au nom des libertés. C’est notre tradition, mais aussi, c’est notre honneur. »1

Ainsi s’exprimait François Hollande le 10 mai 2015 à Cuba, où il était venu défendre

les intérêts français et européens tout en plaidant pour la levée de l’embargo économique américain. Position de principe, lorsqu’il s’agit de droits humains, rares sont les présidents français à s’être écartés de la rhétorique mythique de la France « Patrie des droits de l’Homme ». De Georges Clemenceau qui parlait de « La France, hier soldat de dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité […] soldat de l’idéal »2 à Nicolas Sarkozy qui affirmait que « notre identité démocratique nous destine à promouvoir la liberté et le respect de l’individu dans le monde »3, la France, forte de son histoire chargée de luttes intellectuelles pour la défense des droits humains, se rêve incarnant à l’international un acteur clé dans la défense de valeurs universalistes. Elle est signataire et a ratifié toutes les conventions relatives à la protection des droits humains de première et de seconde génération. Elle est un acteur central dans l’espace européen, dont le traité fondateur dispose à l’article 7 que son action : « sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’Etat de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ».

Il en est cependant tout autrement lorsque l’on prête attention aux actes plutôt

qu’aux discours. En effet, une semaine avant son discours à Cuba, François Hollande, invité à Doha pour le sommet des monarchies du Golfe, se targuait de la vente de vingt-quatre avions de combat Rafale au Qatar, pétromonarchie, dans laquelle les conditions de travail des immigrés dans le bâtiment sont assimilables à de l’esclavage, avant de se rendre en grande pompe à Riyad, capitale saoudienne, pour resserrer les liens entre la France et le royaume.

Le constat est alors cruel pour la « Patrie des droits de l’Homme » : il existe une

discordance entre la parole politique, qui réaffirme l’importance de défendre les droits humains, et la politique extérieure menée qui contribue directement à leur violation massive. En effet, nous pourrions citer comme exemple la responsabilité française, britannique et américaine dans le conflit au Yémen, où les troupes saoudiennes continuent de bombarder quotidiennement les civils, faisant à ce jour plus de 10 000 morts – sans parler des ravages économique et sociale ainsi que la famine qui s’y développe. Citons en outre les enjeux économiques : huit hommes possèdent aujourd’hui l’équivalent de la moitié de la richesse mondiale alors qu’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim4.

1 François Hollande, 11 mai 2016, Discours à la Havane 2 Georges Clémenceau, 11 novembre 1918, Discours à l’Assemblée Nationale 3 Nicolas Sarkozy, 28 février 2007, Conférence de Presse sur la politique internationale

4 Oxfam (2017). Just 8 men own same wealth as half the world. https://www.oxfam.org/en/pressroom/pressreleases/2017-01-16/just-8-men-own-same-wealth-half-world

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Citons encore les enjeux écologiques : de nombreuses études démontrent l’incompatibilité entre une notion de croissance capitaliste et une transition écologique qui bénéficierait réellement à toute la population mondiale5. De ces paradoxes découlent donc une interrogation légitime : la défense des droits humains peut-elle mener à une amélioration des conditions de vie des êtres vivants face à des situations de violations massives des droits humains à travers le monde ?

Afin de répondre à cette interrogation, cette note de recherche s’intéressera dans un

premier temps à l’émergence de la notion de « droit humain » dans le but de saisir les enjeux de son emploi passé et présent. Dans une seconde partie, il s’agira d’étudier les différentes politiques et acteurs de la promotion des droits humains afin d’établir si une défense des droits humains est à la hauteur des enjeux du monde contemporain.

1. Les droits humains : entre instrumentalisation passée et présente

Le premier article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) affirme que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». La dignité est présentée comme un attribut « naturel » de tous les êtres humains : de cette idée découle la légitimité de toute action de défense des droits humains. Donnelly affirme que le langage des droits humains est le langage des victimes et des dépossédés : le fait d’affirmer ses droits humains vise à changer des pratiques et des structures politiques afin qu’il ne soit plus nécessaire de revendiquer ces droits6. D’après cet entendement, les droits humains proposent un standard moral de légitimité politique nationale et internationale, ancrés dans une conceptualisation non pas de ce que nous avons besoin pour survivre, mais ce dont nous avons besoin pour vivre une vie digne. Cependant, les droits humains ont émergé dans le contexte d’une révolution bourgeoise et se sont développés de façon entremêlée avec le modèle capitaliste. C’est ce qui sera étudié dans une première partie, afin de démontrer que l’histoire de la notion des droits humains compromet la capacité de cette notion d’être à la hauteur des enjeux contemporains. Aujourd’hui encore « loin d’offrir une protection, la notion de droits humains est utilisée pour légitimer la politique et les intérêts de puissants acteurs mondiaux »7 comme cela sera démontré dans la seconde partie.

1.1. Une notion historiquement ancrée Les droits humains sont souvent présentés comme universels et naturels, cependant il

est essentiel de rappeler le contexte historique, économique, politique et social duquel ils ont émergé. Les documents légaux, qui sont la base du système législatif et judiciaire des droits humains aujourd’hui, ont émergé uniquement dans l’après-guerre pour former un système de Droits Humains (majusculé) que Hopgood différencie des « droits humains »8. « Droits Humains » est la structure mondiale de lois, cours, normes et organisations internationales qui lèvent des fonds, écrivent des rapports et fond du lobbying auprès des gouvernements.

5 Klein, N. (2015). This Changes Everything. London: Penguin Books. 6 Donnelly, J. (2016). International Human Rights. London: Westview, p. 15. 7 Evans, T. and Ayers, A. (2006). « In the Service of Power: The Global Political Economy of Citizenship and Human Rights ».

Citizenship Studies, vol. 10, n°3, p. 289 8 Hopgood, S. (2013). The Endtimes of Human Rights. USA: Cornell University Press.

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Les « droits humains » quant à eux sont un langage flexible et négociable parmi d’autres – solidarité, compassion, liberté, égalité, amour – qui peut être utilisé par les activistes afin de lutter contre les disparitions forcées et de réclamer le droit à de l’eau potable, par exemple9.

Il est tout de même utile de revenir sur les origines même de la notion de droits humains. En effet, celle-ci a ses racines dans la Révolution française, dans un contexte bien particulier : celui du renversement de l’ancien ordre qui rattachait la grande majorité des français aux terres de leur seigneur10. Il est nécessaire de rappeler que la révolution industrielle et le commerce triangulaire avaient créé le besoin d’une main d’œuvre fluctuante, afin que celle-ci s’adapte au mieux à une production en constante évolution11. C’est ainsi que le contrat de travail remplaça l’attachement à la terre. C’est dans ce contexte qu’a émergé le droit à la liberté, que beaucoup de marxistes entendent comme la liberté de propriété et de salariat, qui de ce fait ne pourrait être compris comme une réelle avancée puisqu’il favorise l’épanouissement du modèle capitaliste et non l’émancipation des individus12. En conséquence, les droits humains ne sauraient être entendus comme des droits naturels, éternels, ou innés, mais plutôt comme des droits qui répondent à un contexte historique économique et social spécifique ainsi qu’à une structure sociale spécifique. Ils seraient donc plus ‘culturels’ que ‘naturels’.

Le système législatif des droits humains actuellement en place se développe dans le

contexte particulier de l’après-guerre, celui d’une prise de conscience des horreurs commises durant la Seconde Guerre mondiale. Il manquait à la communauté internationale le langage juridique et politique permettant de condamner les atrocités commises par le régime totalitaire nazi et ses alliés, puisque massacrer sa propre population n’était pas considéré comme une offense légale internationale. Le principe de souveraineté fut remis en cause et il fut considéré qu’il existait certains droits universels et inaliénables dont la violation devait engager la responsabilité de la communauté internationale. Cependant, ces droits ne sont pas donnés ontologiquement ou épistémologiquement, ils sont socialement construits et peuvent donc être politisés de manière très différente –Nash démontre ceci en prenant comme exemple les utilisations très différentes de la notion des droits humains par le parti Conservateur du Royaume Uni et Podemos en Espagne13. Il y a tout de même une conceptualisation dominante des droits humains qui peut être comprise comme une construction idéologique spécifique14. En effet, les droits humains concernent principalement les droits civils et politiques, ce qui inclut le droit de disposer librement de sa propriété, considéré comme un droit sacré. Les droits économiques, sociaux et culturels sont considérés, au mieux, comme des aspirations légitimes. Cette construction est ancrée dans la guerre froide, que l’« Occident » a ‘gagné’ ; le récit dominant qui donne de la légitimité au discours assimilant les droits humains aux droits civils et politiques est celui de la défaite de l’URSS – Etat immoral, interventionniste, abuseur des droits humains – causée par son infériorité (morale).

9 Ibid. p. xi. 10 Delrue, B. (2015). « La grande imposture des ‘Droits de l’Homme’ », Le Bilan, https://lebilan2.wordpress.com/2015/05/13/la-grande-imposture-des-droits-de-lhomme/ 11 Shapiro, I. (1986). The Evolution of Rights in Liberal Theory. Cambridge: Cambridge University Press 12 Fasenfest, D. (2016). « Marx, Marxism and Human Rights ». Critical Sociology, vol. 42, n°6, p. 778 13 Nash, K. (2016). « Politicising human rights in Europe: Challenges to legal constitutionalism from the Left and the Right », The International Journal of Human Rights, vol. 20, n°8 14 Evans, T. and Ayers, A. (2006). « In the Service of Power: The Global Political Economy of Citizenship and Human Rights ». Citizenship Studies, vol. 10, n°3, p. 293

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La fin de la guerre froide est ainsi considérée comme la preuve témoignant de la supériorité du modèle économique occidental, et donc des droits civils et politiques. Il est alors possible d’estimer que la conceptualisation dominante des droits humains reflète des rapports de force et les intérêts d’un bloc économique, en l’occurrence capitaliste. Ceci expliquerait pourquoi le capitalisme et les droits humains sont tout à fait compatibles, une relation qui va maintenant être analysée de plus près.

En effet, les droits humains peuvent être considérés comme le reflet des intérêts d’une

classe dominante, n’incitant donc pas à une mobilisation collective qui remettrait en cause le modèle économique en place qui permettrait d’être à la hauteur des enjeux du monde contemporain. Au centre de la notion des droits humains est l’individu, porteur de droits. Cette centralité de l’individu se retrouve également au cœur du libéralisme. Le risque, la tension qui émane de cette conception est l’abstraction de nos interdépendances, de nos vulnérabilités qui nous relient les uns aux autres. Pour Marx, le droit à la liberté est d’abord le droit à liberté de se considérer comme un être isolé, renfermé sur lui-même. La liberté ne serait pas fondée sur les relations entre les êtres humains, mais plutôt sur la séparation des individus entre eux15. Par leur nature, les droits avanceraient l’idée d’une personne isolée et égoïste, ce qui servirait les classes dominantes. Les droits humains traduiraient donc l’ethos d’un ‘anatomisme social’ qui empêche de reconnaitre les conditions sociales d’existence basées sur la division des classes et l’exploitation du prolétariat. En effet, les droits humains sont ancrés dans la notion d’égalité des libertés individuelles, occultant l’antagonisme des classes. Les rapports sociaux ne sont pas des rapports d’individu à individu, « mais d’ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier »16. L’idée d’égalité des libertés, qui définit les droits humains, ne permet pas d’objecter au rapport marchand qui a pénétré et perverti tous les aspects des relations sociales, et qui permet une relation contractuelle dont découle l’exploitation17. C’est ainsi que les droits humains fournissent, d’une certaine manière, une justification formelle pour le capitalisme grâce au principe de l’égalité juridique des libres contractants et du droit de disposer librement de sa propriété.

Dans le même ordre d’idée, Bell critique la notion de droit qui ne permet pas une mobilisation collective, qui est essentiel afin d’être à la hauteur des enjeux contemporains18. En effet, celui-ci défend l’idée selon laquelle la notion de droits humains ne permet pas de résister collectivement, car la justice conceptualisée comme la garantie des droits n’a pas de bien commun comme finalité19. Ainsi, le droit serait d’abord un mécanisme qui permettrait l’accès à des biens individuels et privés. Comme le démontrent Beiner20 et MacIntryre21, le discours des droits modernes est entièrement compatible avec le capitalisme libéral. Le mieux que puisse faire le discours moderne des droits est de soutenir un état providence qui atténue les dommages provoqués par le capitalisme22.

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Lacroix, J. et Pranchère, J-Y. (2012). « Karl Marx, opposant aux droits de l’Homme ? », Revue française de science politique, vol. 62, n°3, p. 442 16 Ibid. p. 442 17 Ibid. p. 443 18 Bell, Jr., D. (2002). « Sacrifice and Suffering: Beyond Justice, Human Rights, and Capitalism ». Modern Theology, vol. 18, n°3, pp.333-359. 19 Ibid. p. 341 20 Beiner, R. (1995). What's the Matter with Liberalism?. Berkeley: University of California Press 21

MacIntyre, A. (1984). After Virtue. Notre Dame IN: University of Notre Dame Press 22 Bell, Jr., D. (2002). « Sacrifice and Suffering: Beyond Justice, Human Rights, and Capitalism ». Modern Theology, vol. 18, n°3, p. 341

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Ainsi, au mieux le discours des droits humains peut être compris comme un discours alternatif au capitalisme, au lieu d’un discours oppositionnel qui remettrait profondément en cause les structures de ce système. En effet, dans la logique capitaliste, le désir humain est déformé en désir acquisitif et consommateur23; le discours des droits est aussi ancré dans la notion d’acquisition de ce qui nous est dû, de nos droits.

1.2. Une notion instrumentalisée

Bernard Kouchner expliquait en 2008 : « Il y a une contradiction permanente entre les droits de l’Homme et la politique étrangère d’un Etat, même en France (…) On ne peut pas diriger la politique extérieure d’un pays en fonction des droits de l’Homme. Diriger un pays éloigne évidemment d’un certain angélisme »24. Ainsi, le père du concept du R2P (Responsability to Protect) justifiant l’interventionnisme au nom des droits humains, soulignait l’incompatibilité entre la politique étrangère d’un Etat et les droits humains. Il semble cependant que les Etats n’hésitent pas à utiliser cette rhétorique « angélique » pour justifier leurs interventions et leurs politiques étrangères lorsque cela convient et arrange leurs intérêts économiques. C’est cette instrumentalisation des droits humains qui va être étudiée plus en profondeur dans cette partie.

Les politiques des affaires étrangères des Etats-Unis fournissent des exemples pertinents d’interventionnisme intéressé, officiellement menées dans le but de promouvoir le respect des droits humains et l’instauration d’une démocratie libérale. L’intervention des Etats-Unis en Irak en 2003 l’illustre parfaitement, bien que nous pourrions développer de nombreux autres exemples en Indonésie (1958), au Chili (1973), au Nicaragua, au Panama, en Afghanistan etc. etc. etc.). En effet, George W. Bush justifia l’intervention en Irak par la violation des droits humains dans ces pays25. Or, loin de favoriser la promotion des droits humains - les violations commises en Irak par les soldats américains à l’image de ce qu’a pu se faire dans la prison d’Abou Ghraib sont similaires à celles que pouvaient commettre le régime de Saddam Hussein - l’intervention américaine a permis à de grands groupes pétroliers américains, tels que Chevron ou Exxon Mobil, de se voir attribuer des contrats d’exploitation des champs pétroliers irakiens. Cette situation est représentative de l’instrumentalisation des droits humains par de grandes puissances : derrière des visées humanitaires quasi-inexistantes se cachent souvent des intérêts économiques. Cette instrumentalisation des droits humains se retrouve également à l’échelle d’institutions internationales, tels que le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. Tony Evans démontre ainsi que le discours lié à la défense des droits humains est de plus en plus monopolisé par les institutions internationales promouvant une interprétation libérale de ces derniers26. En effet, les droits sociaux, tels que le droit à un logement, à un travail et à des conditions de vie dignes, ont été supplantés par des droits « néolibéraux » supposant que le respect des droits humains passe essentiellement par la nécessité d’assurer aux sociétés les conditions nécessaires aux êtres humains pour devenir riche et ainsi devenir « citoyen du monde ».

23 Hennessy, R. (2000). Profit and Pleasure: Sexual Identities in Late Capitalism. London: Taylor & Francis, p. 5 24 Cité dans Zuber, V. (2014) Le culte des droits de l’Homme, Gallimard, p. 358 25

Manokha, I. (2008). The Political Economy of Human Rights Enforcement. 1st ed. New York: Palgrave Macmillan, p. 2 26 Tony Evans & Alison J. Ayers (2006) In the Service of Power: The Global Political Economy of Citizenship and Human Rights, Citizenship Studies, 10:3, 289-308

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De ce fait, de nombreux pays « en voie de développement » – Tony Evans s’appuie surtout le cas de l’Ouganda au tournant des années 1980 – se voient forcés d’adopter un système économique libéral pour pouvoir profiter d’aide d’institutions de crédit internationales tel que le FMI. La dissolution du modèle économique socialiste est présentée aux Etats en question comme un progrès vers un plus grand respect des droits humains. Il est ainsi possible de remarquer que l’interprétation dominante des droits humains est aujourd’hui une interprétation économiquement libérale qui permet de servir les intérêts de grands groupes financiers et commerciaux internationaux.

L’exploitation du principe de défense des droits humains peut aussi être faite au nom d’intérêts non-économiques. Ainsi, plusieurs Etats occidentaux ont utilisé les nouvelles menaces sécuritaires apparues après les attentats du 11 septembre 2001 pour donner davantage de droits à leurs services de renseignement. Tel a notamment été le cas du Patriot Act, promu par George W. Bush en 2001. Celui-ci aurait été utilisé par le FBI pour tenter de forcer des journalistes à transmettre à l’agence des informations sur le hacker Adrian Lamo27 ou encore par la National Security Agency, qui a pu développer un vaste programme de collection de données des utilisateurs d’appareils électroniques américains28, violant le droit à la vie privée.

Enfin, il convient de reprendre la notion développée au début de cette partie, le R2P, qui instaure une responsabilité de prévenir, protéger et reconstruire. Les principes de cette notion sont apparus dans un rapport de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté étatique en 2001 et ont été approuvés par l’Assemblée générale des Nations Unies lors du sommet mondial de 2005. Selon les principes du R2P, la communauté internationale a le droit d’intervenir dans un Etat souverain afin de mettre fin à une violation massive des droits humains dans certaines circonstances. Bien qu’il ne fût pas mentionné dans la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies permettant l’usage de la force en Libye en 2011, c’est le principe du R2P qui fut appliqué. De même, le Royaume-Uni s’est dit prêt à intervenir en Syrie suite à l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar Al-Assad au nom d’un droit coutumier international consistant à protéger les populations face à de graves violations humanitaires. Si cette dernière intervention ne fut pas concrétisée, nous pouvons remarquer à quel point la légitimité d’intervenir dans un autre Etat au nom des droits humains, s’est ancrée juridiquement sur la scène internationale. Cela soulève de nombreuses critiques ; outre celles concernant l’inefficacité d’un tel mécanisme comme l’exprime le philosophe Nicholas Glover, le principe du R2P est critiquable à cause des dérives interventionnistes qu’il permet de légaliser dont l’histoire de la politique étrangère américaine a montré les limites. Par ailleurs, bien que le R2P soit motivé, au moins formellement, par des ambitions humanitaires, Glover considère que la défense des droits humains devrait avant tout émaner d’acteurs locaux, reprenant un principe trop peu francophone : l’empowerment. Dans le cas contraire, il considère que les droits humains ne pourront jamais s’enraciner complétement dans le pays concerné29.

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FBI bypasses 1st

amendment, https://www.theregister.co.uk/2003/09/29/fbi_bypasses_first_amendment/, theregister.co.uk, Mark Rasch, 29 Septembre 2003 28 Big Questions about the NSA’s Patriot Act Powers, http://www.newyorker.com/news/news-desk/three-big-questions-about-the-n-s-a-s-patriot-act-powers, Three, thenewyorker.com, Mattathias Schwartz, 2 juin 2015 29 A critique of the theory and practice of R2P, http://www.e-ir.info/2011/09/27/a-critique-of-the-theory-and-practice-of-r2p/, http://www.e-ir.info, Nicholas Glover, 27 Septembre 2011

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Il est donc possible d’affirmer que la défense des droits humains par la communauté internationale est avant tout motivée par des intérêts concrets, qu’ils soient économiques ou sécuritaires – comme cela a été le cas de l’intervention militaire des Etats-Unis en Irak en 2003 et du Patriot Act de 2001 – ou idéologiques, comme en témoignent les choix politiques conscients suivis par les institutions de crédit internationales et l’ONU. Nous allons maintenant examiner si cela rend la promotion des droits humains futile face aux enjeux contemporains.

2. Comment promouvoir les droits humains aujourd’hui ?

Les droits humains, on l’a vu, soulèvent de nombreuses interrogations quant à leur légitimité et leurs intentions. S’il est important de contextualiser leur institutionnalisation et de souligner leur caractère historique et culturel, nous pouvons également rappeler que cette « historicité des droits constitue une objection contre la croyance en leur vérité éternelle, mais non contre la légitimité de leur revendication »30 et d’éviter le risque de tomber dans un « relativisme nihiliste ». Cependant, afin de promouvoir ces droits, ou du moins les concepts qu’ils recouvrent, deux approches s’affrontent que l’on pourrait associer à la typologie de Michel de Certeau : l’opposition stratégie/tactique. La tactique permet de créer des régulations et des améliorations au sein d’une structure et d’un système déjà établis, au contraire, la stratégie permet de développer des modèles alternatifs en dehors d’une structure vue comme hégémonique et étouffante, empêchant un réel changement. Afin de saisir pleinement ce concept, on peut faire l’analogie avec un match de football : la tactique consisterait à aller sur le terrain et jouer au football, avec les règles déjà établies, mais en essayant de modifier la partie. Les personnes adoptant une approche de stratégie tenteraient plutôt de critiquer, réformer, menacer, se rebellerait contre le football afin d’introduire de nouvelles règles de jeu, allant même jusqu’à remettre en cause le jeu lui-même. Ceux représentant la stratégie seraient donc en dehors du terrain et tenteraient de changer les règles du jeu depuis l’extérieur. Cette approche Stratégie/Tactique va être reprise dans la suite de notre note. La première sous-partie tentera de démontrer comment, via une société civile mondialisée s’exprimant à travers des organisations non gouvernementales (ONG), promotrices des droits humains, il est possible de faire avancer les choses et de promouvoir efficacement les droits humains. La seconde sous-partie présentera les limites de cette approche et se positionnera en faveur de la « stratégie », prônant une réforme plus complète du système dans le but de réellement améliorer les conditions de vie des êtres humains « à l’épreuve du réel ».

2.1 Tactique : améliorer les droits humains de façon interne

Cette partie s’intéresse à la question de la mise en œuvre des droits humains tout en restant dans le système actuel – défini principalement par la structure politique et économique. De cette interrogation centrale découle deux sous-questions : « comment promouvoir les droits humains de façon efficace ? » et « comment promouvoir les droits humains de façon légitime ? »31.

30 Lacroix, J. et Pranchère, J-Y. (2012). « Karl Marx, opposant aux droits de l’Homme ? », Revue française de science politique, vol. 62, n°3, p. 446 31 Nash, K. (2016). « Politicising human rights in Europe: Challenges to legal constitutionalism from the Left and the Right », The International Journal of Human Rights, vol. 20, n°8, p. 1300

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Une promotion efficace et légitime des droits humains passe par plusieurs facteurs. L’efficacité sera étudiée dans un premier temps, soulignant l’importance de la notion de droit et de l’activité des ONG avant de questionner leur légitimité.

De nombreux auteurs considèrent que la notion de droit, inhérente aux droits humains,

est primordiale pour leur sauvegarde ainsi que leur promotion. Bertrand Badie explique que le droit « affirme un principe » et qu’il est « supérieur à la loi »32. Ce constat est repris par Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère via l’exemple de la liberté : « le droit est précisément la forme dans laquelle la liberté s’affirme et se revendique elle-même »33. Le droit n’est pas simplement une théorie ou une déclaration, c’est une affirmation « imprescriptible » d’après l’article 2 de la Déclaration de 1789. Bertrand Badie illustre ces propos à travers l’exemple des dérives homophobes : « le jour où tous les législateurs décident de brûler les homosexuels, ils ne peuvent pas le faire parce que le droit inhérent à ces personnes est supérieur à une quelconque loi qu’ils auraient pu promulguer »34 montrant ainsi la force de ce concept. Il est cependant malheureux que l’actualité tchétchène, représentative des pratiques de nombreux pays, nous démontre les limites « réelles » de cette supériorité théorique.

Ce dernier exemple montre en quoi le problème n’est pas tant théorique – la notion de droit – mais plus au niveau de leur application. Il est vrai que si tous les Etats membres de l’Organisation des Nations Unies ont ratifié au moins un des traités internationaux relatifs aux droits humains, il n’existe pas de mécanisme punitif qui oblige les Etats à respecter leurs engagements. Il est également légitime de douter, au vu de leur instrumentalisation passée et présente, que les droits humains puissent être promus efficacement par les Etats, dépendants d’autres intérêts prévalant, notamment économique. C’est pourquoi Bertrand Badie prône un « multilatéralisme non interétatique ». Depuis le milieu du XXe siècle, les Etats ont progressivement perdu leur monopole sur la scène internationale en faveur d’organisations non étatiques telles que les ONG défendant les droits humains, représentant une « société civile internationale ». Hubert Védrine remarque que « l’émergence d’une société civile internationale modifie l’exercice du pouvoir et de la responsabilité politique en forçant à la prise de conscience »35. En effet, la société civile a pour but principal de peser sur les décisions politiques nationales et cela se fait notamment grâce aux ONG. Ces dernières ont un rôle fondamental de publicité et de mobilisation de l’opinion publique or « lorsque plus de 50% de l’opinion publique nationale supporte une décision, celle-ci devient acceptable pour le gouvernement »36. Plus l’opinion publique est touchée, plus le coût de l’inaction pour les gouvernements – du moins dans les démocraties – augmente. L’influence des ONG se mesure nationalement mais également internationalement ; on peut citer par exemple l’interdiction des mines impersonnelles acquise grâce à l’action commune de 1200 ONG, ou la création de la Cour pénale international (CPI) dans laquelle les ONG ont joué « un rôle déterminant pour que la Cour obtienne un mandat vigoureux »37.

32 Interview réalisé par les auteurs le 2/03/17 33 Lacroix, J. et Pranchère, J-Y. (2012). « Karl Marx, opposant aux droits de l’Homme ? », Revue française de science politique, vol. 62, n°3, p. 448 34 Interview réalisé par les auteurs le 2/03/17 35 Cité dans Rubichon, C. (2007). Les ONG de droits de l’Homme sur la scène internationale : entre objectifs et résultats, Séminaire “Les acteurs de la mondialisation”, Université Lyon 2, p. 15 36

Ibid, p.15 37 « Les droits de l’Homme aujourd’hui », Document d’information des Nations Unies, publication des Nations Unies, février 1999, pp. 19-20

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Malgré les imperfections de la CPI, cette dernière constitue une avancée majeure dans la promotion des droits humains créant un mécanisme de justice transnationale punitive.

Cela nous renvoie au constat initial ; s’il n’existe pas de mécanisme obligeant les Etats à

respecter leurs engagements (la CPI ne permet de juger que les personnes accusées de génocide, de crimes contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre), les textes signés (conventions, traités, …) permettent aux ONG d’accuser, via des arguments légaux, les Etats et de les dénoncer publiquement. Cette action de « naming and shaming » empêche les Etats d’agir en toute impunité et permet de maintenir une pression constante sur les Etats transgressant les droits humains fondamentaux ; leur action est rendue publique ce qui peut entraîner un désaveu de la part de leur population ou de la société internationale.

Il convient désormais d’aborder le deuxième paramètre permettant d’évaluer l’action

de promotion des droits humains : celui de la légitimité. La légitimité des droits humains en tant que principe a été questionnée dans la partie précédente qui soulignait l’historicité et la complaisance de ces droits avec le capitalisme, remettant en cause leur universalité. Il a été également expliqué que cette historicisation ne devait pas déboucher sur un relativisme qui mènerait à des violations de droits considérés comme inhérents à l’être humain – tels que le droit à la vie, à la dignité humaine, à la liberté, la tolérance. Comme le souligne Geneviève Garrigos, les textes régionaux propres aux droits humains présentent les mêmes concepts que ceux présents dans la DUDH38. Ainsi l’essence des droits humains ne serait pas tant remise en cause dans leur substance que leur mode de production. De plus, comme le précise Rosalyn Higgins les droits humains sont plus souvent remis en cause par les Etats que les personnes opprimées39.

Concernant l’action des ONG, leur légitimité est également contestée : elles ne

disposent d’aucun mandat électif, leur système fonctionne généralement dans une grande opacité, elles dépendent souvent de fonds privés venant exclusivement des Etats-Unis ou d’Europe, ne représentant qu’un des aspects de la grande inégalité existante entre le Nord et le Sud. L’inégalité entre la surreprésentation de la société civile du Nord aux dépens de celle du Sud reflète une inégalité politique et économique. A ces inégalités géopolitiques s’ajoutent une inégalité de classe : les cadres des grandes organisations transnationales sont majoritairement issus des classes supérieures, voire moyennes40. Les ONG fondent leur légitimité sur l’efficacité et la « justesse » de leurs actions. S’il est difficile de nier celle-ci, il semble important de réaffirmer l’importance d’un développement d’une société civile plus hétérogène et plus représentative de la diversité des sociétés.

Si l’efficacité et la légitimité de l’action de promotion des droits humains telle qu’elle

est menée actuellement est remise en question, critiquée, les ONG et autres défenseurs des droits humains ont su promouvoir ces droits au niveau international, empêchant toutes négociations, tous traités, d’omettre ce sujet.

38 Interview réalisé par les auteurs le 22/03/17 39 Cité dans, Harris D et Sivakumaran, S. (2015). Cases and Materials on International Law, London : Thomson Reuters, p. 541 40 Rubichon, C. (2007). Les ONG de droits de l’Homme sur la scène internationale : entre objectifs et résultats, Séminaire “Les acteurs de la mondialisation”, Université Lyon 2, p.12

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L’école « tactique » défend une promotion des droits humains incrémentale, basée sur une société civile transnationale qui publicise les pratiques étatiques violant ces droits afin de mobiliser l’opinion publique et d’obliger les Etats à agir. 2.2 Stratégie : changer le système afin d’améliorer significativement les droits humains

Dans cette partie, nous allons tenter de démontrer qu’afin d’être à la hauteur des enjeux du monde contemporain, il est nécessaire d’aller au-delà d’une approche ‘tactique’, et tendre plutôt vers une approche stratégique. En effet, une telle approche vise à atteindre des objectifs dans le long terme, à remettre en cause les aspects systémiques et structurels des inégalités, de l’oppression et de l’exploitation. Une réelle amélioration de la situation des droits humains implique une reconnaissance du fait que de nombreuses violations sont dues au modèle économique contemporain – le capitalisme – ainsi qu’à des structures sociétales tels que le racisme ou encore le patriarcat. Réfléchir en termes de structure nous permet de dépasser la réduction du racisme par exemple qui consisterait à considérer comme tel uniquement les actes de violence directe, facilement reconnaissables, comme l’agression d’une personne à cause de son origine. En effet, cette réduction ne nous permet en aucun cas de saisir les raisons pour lesquelles un jeune d’origine étrangère a beaucoup moins de chance de terminer sa scolarité, ou pourquoi le nombre de PDG non-blancs reste si dérisoire41. Ainsi, on comprend l’importance d’avoir des termes qui nous permettent de cibler ces enjeux structurels de pouvoir, et donc d’être dans une démarche stratégique. Nous allons démontrer dans un premier temps pourquoi la notion des droits humains ne peut nous permettre de remettre en cause les mécanismes systémiques à l’œuvre dans les situations de violations massives de droits humains.

Nous l’avons souligné plus haut, les droits humains sont ‘culturels’ plutôt que

‘naturels’ ; ce constat remet en cause une légitimité qui serait fondée sur une idée d’universalité. Harari souligne qu’il « n'existe rien qui ressemble à des droits en biologie, juste des organes, des facultés et des caractéristiques »42, des caractéristiques « muables ». Toute notion des droits humains – et du droit plus largement – comme apolitique est ainsi illusoire et dangereuse car cette idée contribue à un processus de dépolitisation et de neutralisation qui empêche de saisir les aspects systémiques de l’oppression, ancrés dans des systèmes de pouvoir. Telle est la critique faite à la doctrine du R2P : en effet, malgré l’apparence de l’ONU comme une organisation internationale où tous les membres sont égaux (chaque pays dispose d’une voix à l’Assemblée Générale), la hiérarchie y est vivement ressentie, notamment à cause de la manière de fonctionner du Conseil de Sécurité (cinq membres permanents ont un droit de veto). Dès lors que les relations de pouvoir entre les Etats sont si inégales, le R2P ne peut être mis en place que de manière inconstante et injuste, reflétant surtout les intérêts stratégiques de certains Etats dominants, majoritairement occidentaux. De plus, comme nous l’avons dit, la notion des droits humains a été fortement instrumentalisée lors des interventions en Irak et en Afghanistan, dans le contexte de ‘la guerre contre le terrorisme’.

41

Tevanian, P. and Bouamama, S. (2017). Un racisme post-colonial - Les mots sont importants (lmsi.net). http://lmsi.net/Un-racisme-post-colonial 42 Harari, Y. (2015). Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Paris: Albin Michel. p. 137

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Cette instrumentalisation ne peut être comprise qu’à travers l’étude du ‘présent colonial’ inscrit dans des dynamiques d’orientalisme et de colonialisme43. Cette ‘guerre’ renforce une logique colonialiste qui nous positionne en tant que « civilisés » contre « eux », considérés comme « barbares ». Ils sont dès lors irrémédiablement marqués comme Autre, différent. Cet exemple démontre que le droit n’existe pas dans un vide ; les droits humains sont malléables et contribuent à renforcer des relations de pouvoir hiérarchisées. Harari entend les droits humains comme un « ordre imaginaire » créé afin de « coopérer efficacement et de forger une société meilleure »44. Force est de constater qu’aujourd’hui, la notion des droits humains n'assure pas ou plus sa fonction de « forger une société meilleure ». Les exemples d’instrumentalisation de cette notion développés dans cette note ainsi que les violations massives des droits humains rapportées quotidiennement viennent corroborer ce constat et l’aspiration à de nouveaux mythes assurant véritablement cette fonction apparaît comme beaucoup plus légitime que la notion même de droits humains.

Le droit, et les droits humains, ont donc le potentiel d’être à la hauteur des enjeux du monde contemporain, à condition d’être dans une approche stratégique qui remet en cause les relations systémiques de l’oppression. Cette approche stratégique forgerait ensuite les points de départ, les postulats, et les tactiques – juridiques entre autres – à mobiliser afin d’améliorer la situation de violations massives des droits humains. Conclusion

Ainsi, la notion de droit pourrait être réévaluée en partant de ce qui est réellement universel, à savoir la dimension collective et relationnelle de l’existence humaine. Cette réévaluation est imaginée par O’Clemmer, qui s’appuie sur Goodale45. Goodale part du principe qu’il existe effectivement des principes potentiellement émancipateurs que sous-tend le discours des droits humains, mais que ces derniers ont été cooptés par des institutions structurelles de pouvoir46. Il est donc nécessaire de réfléchir à ce processus de cooptation. Une anthropologie critique des droits humains fait référence à la « constellation de dimensions philosophiques, pratiques, et phénoménologiques à travers lesquelles les droits universels sont débattus, pratiqués, violés, imaginés, vécus », afin d’aller au-delà d’une conception instrumentaliste des droits humains, qui se cristallise dans le droit international des droits humains47. Par conséquent, les droits ‘universels’ varieraient en fonction d’où se situe le groupe d’humains dans le temps et dans l’espace. Ce qu’est un droit humain serait donc ouvert à la négociation, et il ne s’agirait plus de considérer les droits humains comme ce que les Européens ont accepté comme naturel et supérieur à un certain moment historique48. Au lieu de déclarer que les êtres humains sont nés ‘libres’ (Art. 1, DUDH), il faudrait reconnaître que nous sommes nés dans des réseaux de liens relationnels qui nous forment et nous élèvent.

43 Gregory, D. (2004). The Colonial Present: Afghanistan, Palestine, and Iraq. Malden, MA: Blackwell Publishers. 44 Ibid., p.138 45 O’Clemmer, R. (2014). Anthropology, the Indigenous and Human Rights: Which Billiard Balls Matter Most? Anthropological Theory, 14(1), pp.92-117. 46

Ibid. p. 94. 47 Ibid. 48 Comaroff et Comaroff, cité dans ibid. p. 10.

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Pour atteindre l’objectif de l’implantation décisive des droits humains, il faudrait donc fomenter et protéger des relations humaines qui ne soient pas basées sur l’exploitation et qui nous permettraient de nous réaliser individuellement et collectivement dans une démarche à la hauteur des enjeux économiques, sociaux, et écologiques, entre autres. Une approche stratégique permettrait de remettre en cause nos paradigmes de pensées qui s’inscrivent dans une logique systémique du pouvoir ; nos différences et la diversité des expériences de vie pourraient être reconnues, et même valorisées afin de chercher des solutions créatives face aux enjeux urgents auxquels nous sommes actuellement confrontés. Bibliographie Albritton, R., Jessop, B. and Westra, R. (2012). Political Economy and Global Capitalism. 1st

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