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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les dossiers du PCMLM Rabelais, figure averroïste Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les dossiers du PCMLM

Rabelais, figure averroïste

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

Les documents du PCMLM

Table des matières

1. La signification de Gargantua ..........................................................................................................3I.Un contenu réel qui est masqué ....................................................................................................32.Où est Aristote ? ...........................................................................................................................4

2. La question du corps ........................................................................................................................6III. La mise en avant du corps par le médecin Rabelais .................................................................6IV. Cause et conséquence : encore Aristote ....................................................................................7

3. Une complète remise en cause de la religion ..................................................................................8V.Une question de vocabulaire .......................................................................................................8VI.Une offensive contre la religion ................................................................................................94. Toucher les masses par la vie quotidienne matérielle ...............................................................10VII. Le but : toucher le peuple ......................................................................................................10VIII. La lecture bourgeoise d'une œuvre « carnavalesque » .........................................................11

5. La connaissance et la logique universelle ......................................................................................13IX. La recherche d'une science logique (avec l'analogie d'Aristote en toile de fond) ..................1310.La recherche de la connaissance universelle ...........................................................................14

6. Un quasi protestantisme ................................................................................................................1511.Le « bon moine » .....................................................................................................................1512.Rabelais le quasi « protestant » ................................................................................................16

7. L'averroïsme politique ...................................................................................................................1711.Le luxe aristocratique ...............................................................................................................17XII. Des citoyens aristocratiques ..................................................................................................18

8. La morale d'une nouvelle époque ..................................................................................................19

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Rabelais, figure averroïste

1. La signification de Gargantua

Rabelais est avec Montaigne la grande figurede l'humanisme français. Il joue un rôle trèsimportant dans l'affirmation des valeursprogressistes de la Renaissance en France.Voyons déjà comment il présente Gargantua, quia une signification profonde...

I. Un contenu réel qui est masqué

De fait, l'ouvrage s'appelle non passimplement Gargantua, mais La vie trèshorrifique du grand Gargantua. L'adresse aulecteur explique immédiatement que « rire est lepropre de l'homme » : le ton est donné, ladimension loufoque est mise en avant commeétant la clef.

Le sous-titre de l’œuvre en rajoute d'ailleursdans le genre ; on y lit donc à côté du titre :

« La vie très horrifique du grandGargantua

père de Pantagruel

Jadis composée par M. Alcofribas

abstracteur de quinte essence

Livre plein de Pantagruélisme »

Seulement, nous ne savons pas ce qu'est lepantagruélisme. Et nous n'avons aucune raisonde penser raisonnablement que l'ouvrages'adresse, comme dit dans le prologue, aux «buveurs » et aux « vérolés. »

Et justement si l'on regarde le prologue plusattentivement, on voit qu'il y est annoncé demanière ouverte que l'ouvrage a un contenumasqué. Il y est expliqué que des choses ont uneapparence frivole ou ridicule, mais que leurcontenu est très utile !

On l'aura compris, c'est le cas pour La vietrès horrifique du grand Gargantua. Voici doncle prologue (c'est nous qui soulignons) :

« Buveurs très illustres et vous trèsprécieux vérolés, car c’est à vous que jedédie mes écrits et non à personned’autre, Alcibiade, ou le dialogue dePlaton intitulé le Banquet, louant sonprécepteur Socrate, qui est sanscontroverse le Prince des philosophes, ditentre autres mots qu’il est semblable àSilènes.

Silènes était jadis de petites boites, quenous voyons aujourd’hui présentes dans laboutique des apothicaires, peintes audessus de joyeuses et frivoles figures,comme les harpies, les satyres, les oisonsbridés, les lièvres cornus, les canes bâtées,les boucs volants, les cerfs limoniers etautres figures ou images peintes à plaisirpour exciter le monde à rire. (comme lefut Silène, maître du bon Bacchus): maisau dedans, on y tenait de fins remèdescomme les baumes, l’ambre gris,l’amomon, le musc, la civette, lespierreries, et autres choses précieuses.

Aussi précieux que l’on disait être Socrate,parce que le voyant d’apparenceextérieure, et l’estimant par cetteapparence, vous n’en auriez donné unepelure d’oignon, tant il était laid de corpset ridicule de son maintien, le nez pointu,le regard d’un taureau, le visage d’un fou,simple de manières et ridicule demaintien, pauvre de bien, infortuné avecles femmes, inapte à tous offices de laRépublique, toujours riant, toujoursbuvant d’autant avec l’un ou avec l’autre,toujours se réjouissant, toujoursdissimulant son divin savoir, mais ouvrantcette boîte, vous auriez alors trouvé unecéleste et appréciable drogue. »

La vie très horrifique du grand Gargantuaest donc bien plus qu'une histoire faite pouramuser, même si elle se présente ainsi. Rabelaisfinit le prologue en disant justement que :

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« C’est pourquoi il faut ouvrir le livre etsoigneusement peser ce qui s’en dégage.Alors vous constaterez (comprendrez) quela drogue qui y est contenue et de biend’autre valeur que ce qu’en promettait laboite, c’est à dire que les matières qui ysont traitées ne sont pas aussi fantaisistesque le titre l’annonçait. »

Les derniers mots sont d'ailleurs lamétaphore de l'os, qu'il faut rompre pourpouvoir sucer la « substantifique moelle. »

II. Où est Aristote ?

Dès le début, Rabelais cite de très nombreuxauteurs de l'antiquité gréco-romaine. Mais il necite pas Aristote. Il va même plus loin, enfaisant de Socrate le « prince des philosophes »,notamment pour avoir été le précepteur dePlaton.

Or, la question qui tourmente les personness'intéressant à la philosophie n'est pas l'apportde Socrate, voire même pas de Platon, mais biend'Aristote. Socrate n'a rien écrit, Platon a écritce que Socrate a dit tout en ajoutant des choses,mais c'est Aristote qui a été considéré comme leplus grand, et même chez ceux appréciantPlaton, puisque les contradictions entre les deuxn'étaient pas apparentes à l'époque, en raison detextes diffusés avec des noms d'auteurs erronés.

Rabelais parle pourtant bien d'Aristote,quelques pages plus loin. Il attribue même àAristote l'enseignement à déchiffrer, à lire entreles lignes. Or, Aristote n'a jamais fait un telenseignement, même s'il est possible quecertaines de ses œuvres aient été réservées à sesdisciples. En tout cas, une telle démarche estcelle de l'averroïsme, et celle du prologue de «La vie très horrifique du grand Gargantua. »

Voici ce que dit Rabelais :

« On y trouva la généalogie en question,écrite non pas sur du papier, duparchemin ou de la cire, mais sur del'écorce d'ormeau, rédigée tout du long en

lettres de chancellerie, mais tellementaltérées par le temps que c'est à peine sion pouvait en reconnaître trois de suite.

Bien que je ne sois pas qualifié, on fitappel à moi et, appliquant à grand renfortde besicles l'art de lire les lettres nonapparentes tel que l'enseigne Aristote, jela transcrivis, comme vous pourrez le voiren pantagruélisant, c'est-à-dire en buvanttout votre saoul et en lisant les horrifiquesexploits de Pantagruel. »

Et justement, plus loin dans l’œuvre, on a unpassage très important où Rabelais serevendique ouvertement d'Aristote.

Le père de Gargantua explique en effetquelque chose au sujet de l'éducationd'Alexandre (le grand), et il fait une analogie –chose typique d'Aristote – avec son propre fils.

De la même manière qu'Alexandre le grand aété éduqué par Aristote, donc, le père deGargantua veut un équivalent pour son fils.

Mais ce n'est pas tout ! Il y a égalementd’expressément formulé le principe aristotélicien– averroïste de l'intellect divin, qui vient seposer sur les esprits.

Le père de Gargantua explique même quel'intelligence de son fils « participe » àl'intellect, ce qui est un concept totalementconforme à l'interprétation faite desenseignements d'Aristote à l'époque (on saitdésormais que le terme « participation » n'estpas d'Aristote, mais de Plotin, l'averroïsmefusionnant, de manière erronée, les deux).

Il est même dit – cerise philosophique sur legâteau averroïste – qu'en suivant cet intellectdivin, son fils, Gargantua, peut atteindre « unsouverain degré de sagesse. »

Cela est absolument conforme à l'averroïsme,qui affirme que le bonheur est la sagecontemplation de la réalité du monde tellequ'elle est exprimée par l'intellect (c'est-à-dire,pour nous, le reflet dans la matière grise dumouvement de la matière éternelle).

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Rabelais, figure averroïste

Voici ce qu'on lit :

« Après avoir entendu ces propos, lebonhomme Grandgousier fut saisid'admiration en considérant le génie et lamerveilleuse intelligence de son filsGargantua.

Il dit à ses gouvernantes:

"Philippe, roi de Macédoine, découvrit lebon sens de son fils Alexandre en levoyant diriger un cheval avec dextérité: cecheval était si terrible et indomptable quenul n'osait le monter parce qu'il faisaitvider les étriers à tous ses cavaliers,rompant à l'un le cou, à un autre lesjambes, à un autre la cervelle, à un autreles mâchoires.

Alexandre, observant la chose àl'hippodrome (c'était l'endroit où l'onfaisait évoluer et manoeuvrer les chevaux),se rendit compte que la nervosité ducheval n'était due qu'à la frayeur que luicausait son ombre.

L'ayant donc enfourché, il le fit galopercontre le soleil de telle sorte que l'ombretombait derrière lui et, par ce moyen, ilrendit le cheval aussi docile qu'il ledésirait. C'est ce qui amena son père àprendre conscience de l'intelligence divineque son fils portait en lui, et il le fit trèsbien instruire par Aristote qui était alorsle plus prisé de tous les philosophes grecs."

"Et moi, je vous assure qu'à la seuleconversation que j'ai eue tout à l'heure, envotre présence, avec mon fils Gargantua,je comprends que son intelligenceparticipe de quelque puissance divine tantje la trouve aiguë, subtile, profonde etsereine; il atteindra un souverain degré desagesse s'il est bien éduqué.

C'est pourquoi, je veux le confier àquelque sage pour qu'il soit instruit selonses capacités, et je ne regarderai pas à ladépense." »

Le personnage de Gargantua est bien uneconstruction averroïste...

2. La question du corps

Rabelais étant averroïste pour nous, alors ildoit être tourné vers la réalité matérielle et nonla spiritualité abstraite. Il doit valoriser laréalité sensible, et la considérer commeéternelle. Voyons si c'est bien le cas.

III. La mise en avant du corps par lemédecin Rabelais

La principale caractéristique de Gargantuaest que l'auteur y met en avant le corps, en tantque matière. Cela passe par tout un jeu comiqueet populaire ouvertement trash. Cela a donnénaissance à un discours qui a fasciné leslittéraires de par son côté assumé, osé,pittoresque, etc.

Pour autant et par rapport à ce qui a été ditpar Rabelais dans le prologue (et qui est clairpour nous de par la compréhension del'averroïsme), on voit surtout que pour lapremière fois en France, Rabelais met en avantle corps en tant que forme matérielle.

Rabelais avait fait des études de médecine àMontpellier, dont la faculté de médecine profitedirectement de la falsafa arabo-persane, parl'intermédiaire de l'Andalousie. Et face à laspiritualité typique du Moyen-Âge avec tout sonobscurantisme, il met en avant les réalitéscorporelles essentielles.

Parlant d'un repas composé de tripes, ilamène le thème de la digestion, avec le père deGargantua conseillant à sa femme de ne pastrop en manger :

« Le bonhomme Grandgousier y prenaitgrand plaisir et commandait qu'on y ailleà pleines écuelles.

Il disait toutefois à sa femme d'en mangerle moins possible, vu qu'elle approchait deson terme et que cette tripaille n'était pasune nourriture très recommandable: "Ona, disait-il, grande envie de mâcher de la

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merde, si on mange ce qui l'enveloppe."

En dépit de ces remontrances, elle enmangea seize muids, deux baquets et sixpots. Oh! la belle matière fécale qui devaitboursoufler en elle! »

On peut regretter cette question de laviande, qui n'est pas du tout adéquat avecl'esprit de compassion traditionnelle de laphilosophie. Il n'y a aucune considération pourles animaux en tant qu'êtres vivants.

On a ainsi donc une influence chrétienne trèsforte dont Rabelais ne s'est pas départi, surtoutqu'il met en avant la viande afin de montrer lecaractère lui-même matériel, en tant que viande,de l'être humain.

La passion pour la chair fraîche à mangers'assimile par conséquent à celle de la chairfraîche pour les rapports sexuels (« se frotter lelard », « la bête à deux dos ») :

« Grandgousier était en son temps un fierluron, aimant boire sec aussi bienqu'homme qui fût alors au monde, et ilmangeait volontiers salé.

A cette fin, il avait d'ordinaire une bonneréserve de jambons de Mayence et deBayonne, force langues de bœuf fumées,des andouilles en abondance, quand c'étaitla saison, du bœuf salé à la moutarde, unequantité de boutargues, une provision desaucisses, non pas de Bologne, car ilredoutait le bouillon du Lombard, mais deBigorre, de Longaulnay, de la Brenne etdu Rouergue.

A l'âge d'homme, il épousa Gargamelle,fille du roi des Parpaillons, un beau brinde fille de bonne trogne, et souvent, tousles deux, ils faisaient ensemble la bête àdeux dos, se frottant joyeusement leurlard, tellement qu'elle se trouva grossed'un beau fils qu'elle porta jusqu'auonzième mois. »

Enfin, Rabelais aborde la question del'enfantement. Il le fait de manière trèsintelligente, en expliquant que les femmes une

fois enceintes n'ont plus besoin de trouver unepratique de contraception et peuvent donc avoirdes rapports sexuels comme elles l'entendent,puisqu'il n'y aura pas de conséquences comme «preuves » pour les accuser.

C'est une manière de nier la spiritualité et demontrer que le corps est de la matièrerépondant à des principes physiques trèsconcrets. Voici ce qu'on lit :

« Grâce à ces lois, les femmes veuvespeuvent librement jouer du serrecroupière,en misant ferme et en assumant toutrisque, deux mois après le trépas de leurmari.

Je vous en prie, de grâce, vous autres, mesbons lascars, si vous en trouvez quivaillent le débraguetter, montez dessus etamenez-les-moi.

Car si elles se trouvent engrossées autroisième mois, leur fruit sera héritier dumari défunt; et, leur grossesse connue,qu'elles poussent hardiment plus loin, etvogue la galère puisque la panse estpleine!

Ainsi, Julie, fille de l'empereur OctaveAuguste, ne s'abandonnait à sestambourineurs que quand elle se sentaitgrosse, de la même façon que le navire nereçoit son pilote que lorsqu'on l'a calfatéet chargé.

Et si quelqu'un les blâme de se fairerataconniculer de la sorte sur leurgrossesse, vu que les bêtes quand ellessont pleines ne supportent jamais lesassauts du mâle, elles répliqueront que cesont des bêtes, mais qu'elles sont, elles,des femmes qui saisissent par le bon boutles beaux et joyeux petits droits desuperfétation.

C'est le sens d'une réplique que, jadis, fitPopulie selon le témoignage de Macrobeau livre II des Saturnales. Si le diable neveut pas qu'elles engrossent, il faudratordre le fausset et... bouche cousue ! »

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IV. Cause et conséquence : encoreAristote

Le fait de parler de la matière ramèneinévitablement à Aristote. On le retrouve eneffet, avec deux thèmes. Tout d'abord, laquestion de la cause et de la conséquence (lefameux « l’œuf ou la poule » d'Aristote), avecaussi le principe action – réaction, et ensuitecelle de l'éternité.

Voici un passage qui traite du fait de sesaouler – apologie du plaisir matériel (même sivéritablement relevant du matérialismevulgaire), où l'on retrouve ces deux questions,ainsi que de la moquerie pour le personnelreligieux (c'est nous qui soulignons):

« Tire!

- Donne!

- Tourne!

- Baptise-le!

-Verse-m'en sans eau! Comme ça, monami!

-Calotte-moi, ce verre proprement!

- Produis-moi du clairet, que le verre enpleure.

- Trêve de soif!

- Ah! mauvaise fièvre, ne passeras-tu pas?

- Ma foi, ma commère, je n'arrive pas àme mettre en train.

- Vous avez des frissons, m'amie?

- A foison! - Ventre saint Quenet, parlonsboisson.

- Je ne bois qu'à mes heures, comme lamule du pape.

- Je ne bois qu'à mon livre d'heures, enbon père supérieur.

- Qu'est-ce qui vint en premier lieu, avoirsoif ou bien boire?

- Avoir soif: qui aurait bu sans soif à l'Aged'innocence?

- Bien boire, car privation supposepossession, je suis clerc en la matière.

-Une coupe féconde a toujours aux mortelsdonné grande faconde. - Nous autres,innocents, ne buvons que trop sans soif.

- Moi, pauvre pécheur, ce n'est pas moncas: faute de boire pour la soif dumoment, je préviens celle à venir, voussaisissez? Je bois pour les soifs de demain.Je bois éternellement. C'est pour moi uneéternité de beuverie et une beuverie detoute éternité.

- Mouillez-vous pour sécher ou vousséchez-vous pour mouiller?

- Je n'entends point la théorie, en lapratique je trouve quelque peu d'aide.

- Dépêche-toi!

- Je mouille, j'humecte, je bois, tout ça depeur de mourir.

- Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.

- Si je ne bois pas, je suis à sec et mevoilà mort. Mon âme s'enfuira versquelque marc aux grenouilles: l'âmen'habite jamais en un lieu sec.

- Sommeliers, ô créateurs de nouvellesentités, de non-buvant rendez-moi buvant!

- Un arrosage perpétuel à travers cesboyaux tendineux et secs! »

Il faut bien noter qu'ici, le scandale pourl'époque n'est pas tant la beuverie que laprétention à l'éternité.

Parler d'éternité, c'est faire preuved'averroïsme, dans une évidence remarquablepar absolument tout un chacun ayant un certainniveau culturel.

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Les sommeliers, c'est le phénomène où lesformes façonnent la matière en humains, qui entant qu'espèce sont éternels chez Aristote. L'êtrehumain, se reproduisant, reproduitéternellement son plaisir de boire.

Et ce plaisir de boire étant éternel,correspond au souverain bien correspondant à lanature de l'être humain, et donc à l'intellectdivin commun à tous les êtres humains.

La boisson est même propre à l'intellect etarrose une matière humaine qui est des «boyaux tendineux et secs », sans l'intellect il n'ya pas d'existence humaine, et la boisson rendantjoyeux est la démonstration du caractère bon del'intellect, lui-même permis par la bonté dumoteur premier, Dieu mécanique.

Voilà pourquoi plus loin on lit

« - Dieu tout-puissant a fait les planètes,et nous, nous faisons les plats nets. »

Le Dieu mécanique – moteur premier –d'Aristote a créé les planètes divines, et noussur la planète Terre nous vivons conformément ànotre nature, et mangeons des plats nets, pourtrouver satisfaction, pour vivre bien !

Rabelais est bien une figure averroïste.

III. Une complète remise en cause de lareligion

Parler de Gargantua est un prétexte pourattaquer de manière frontale la religion et sespréjugés, pour se confronter à l'obscurantisme.Nombreuses sont les plus ou moins discrètesallusions aux préjugés, à l'idéologie chrétienneet son obscurantisme...

V.Une question de vocabulaire

Le problème de l'absence de compréhensionde l'averroïsme joue bien entendu sur la «

traduction » du texte en français moderne. Il estnécessaire ici de montrer un exemple.

Voici ce que dit la version en françaismoderne, au sujet de Gargantua, qui vient denaître et est déjà assoiffé perpétuellement, cequi a un sens averroïste :

« s'il arrivait qu'il fût dépité, courroucé,contrarié ou chagrin, s'il trépignait, s'ilpleurait, s'il criait, en lui apportant àboire on le rassérénait et, aussitôt, ilrestait tranquille et joyeux. »

Maintenant, voici la version originale :

« s’il advenoit qu’il feust despit,courroussé, fasché ou marry, s’iltrepignoyt, s’il pleuroit, s’il crioit, luyapportant à boyre l’on le remettoit ennature, et soubdain demouroit coy etjoyeulx. »

Or, ce n'est pas la même chose. Les derniersmots auraient dû être « traduit » en :

« on le refaisait devenir naturel, etsoudain il demeurait silencieux et joyeux.»

Ce qui est exactement la définition dubonheur naturel selon Aristote, dans lacontemplation silencieuse, et joyeuse, de laréalité matérielle.

L'expression « refaire devenir naturel » a uneportée idéologique dépassant largement unsimple « on le rassérénait » (rassérénersignifiant tranquilliser). Gargantua ne devientpas tranquille, il redevient lui-même, conforme àson être naturel, car être naturel il y a.

VI.Une offensive contre la religion

L’œuvre de Rabelais est une attaque ouvertede la religion chrétienne. Dès que possible, il y aune remise en cause des valeurs de l’Église.

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Rabelais, figure averroïste

La religion chrétienne considère ainsi quel'enfantement est douloureux pour la femme enraison du « péché originel. » Ici, on voit la mèrede Gargantua reprocher à la douleur au mari,soulignant au passage que c'est le plaisir sexuelqui était recherché en fait à la base.

Il y a un renversement de la doctrinechrétienne :

« Aussi courageuse qu'une brebis! disait-il;débarrassez-vous de celui-ci et fabriquons-en bien vite un autre.

- Ah! dit-elle, vous en parlez à votre aise,vous autres les hommes! De par Dieu, jeferai un bon effort, puisque tel est votredésir, mais plût à Dieu que vous l'eussiezcoupé!

- Quoi? dit Grandgousier.

- Ah! dit-elle, vous en avez de bonnes!Vous me comprenez bien.

- Mon membre? dit-il. Parlesan de lascabras! Si bon vous semble, faites apporterun couteau!

- Ah! dit-elle, à Dieu ne plaise! »

Parfois, l'attaque anti-chrétienne est plusflagrante. Expliquant que Gargantua est ungéant et que dès sa naissance il réclame à boire,Rabelais dit qu'il faut le croire, car la religionne dit rien contre ce qu'il raconte, que Dieuaurait pu le faire s'il avait voulu, et que detoutes manières il faut toujours croire ce qui estécrit dans les livres !

Il y a une attaque contre le préjugé de croirenaïvement ce qui est écrit, une critique anti-religieuse déjà présente chez Épicure. Il y a uneattaque contre l'absurdité de la religion sur leplan matérialiste.

Et il y a une critique ouvertement averroïste.En disant ironiquement que Dieu aurait pu, s'ilavait voulu, modifier un individu, il y a uneallusion à la thèse averroïste selon laquelle Dieu

ne connaît par les particuliers.

Dieu étant, en effet, un système, la réalitématérielle globale, il ne peut pas se pencher surun simple individu ; il est un moteur, il ne «pense » pas.

Voici ce que dit Rabelais :

« Sitôt qu'il fut né, il ne cria pas commeles autres enfants: "Mie! mie!", mais ils'écriait à haute voix: "A boire! à boire! àboire!" comme s'il avait invité tout lemonde à boire, si bien qu'on l'entendit partout le pays de Busse et de Biberais.

J'ai bien peur que vous ne croyiez pasavec certitude à cette étrange nativité. Sivous n'y croyez pas, je n'en ai cure, maisun homme de bien, un homme de bonsens, croit toujours ce qu'on lui dit et cequ'il trouve dans les livres.

Est-ce contraire à notre loi et à notre foi,contraire à la raison et aux SaintesEcritures? Pour ma part, je ne trouve riend'écrit dans la sainte Bible qui s'oppose àcela. Mais si telle avait été la volonté deDieu, prétendriez-vous qu'il n'aurait pu lefaire?

Ah! de grâce, ne vous emberlificotezjamais l'esprit avec ces vaines pensées, carje vous dis qu'à Dieu rien n'est impossibleet que, s'il le voulait, les femmes auraientdorénavant les enfants de la sorte, parl'oreille. »

Enfin, la boisson qui apporte l'ivresse et rendGargantua naturel est directement opposée àl'eau du baptême :

« Ensuite, pour apaiser l'enfant, on luidonna à boire à tire-larigot, puis il futporté sur les fonts, où il fut baptisé,comme c'est la coutume des bonschrétiens. »

On a là un exemple très parlant de doublevérité. D'un côté, il y a l'averroïsme, de l'autre,

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pour faire semblant et en fait opposer les deux,le christianisme...

4. Toucher les masses par la viequotidienne matérielle

Rabelais, de par la forme de son ouvrage,tente d'atteindre les masses, de leur faire passerle message. La bourgeoisie a inversé ladirection : elle a considéré Rabelais commeinfluencé par le style populaire, sans voir queRabelais en part pour retourner aux masses...

VII. Le but : toucher le peuple

Le grand problème de l'humanisme était qu'ilétait porté par quelques érudits, alors que lapopulation était massivement non éduquée, uneinfime minorité sachant lire et étant de plus liéeou partie prenante à l'aristocratie.

La critique de la religion a cette dimension làégalement, d'où le côté « trash » afin demontrer que la vie quotidienne est connue, quel'hypocrisie chrétienne est réfutée. C'est unedimension idéologique très importante.

Voici une blague faite au sujet de lanaissance de Gargantua, où l'on voit à la fin quele diable note ce que disent deux femmesrespectant la religion, car elles-mêmes viventfinalement comme les autres...

« Aussitôt, des sages-femmes surgirent enfoule de tous côtés; en la tâtant par endessous elles trouvèrent quelquesmembranes de goût assez désagréable etelles pensaient que c'était l'enfant.

Mais c'était le fondement qui luiéchappait, à cause d'un relâchement dugros intestin (celui que vous appelez leboyau du cul) dû à ce qu'elle avait tropmangé de tripes, comme nous l'avonsexpliqué plus haut.

Alors, une repoussante vieille de la troupe,

qui avait la réputation d'être grandeguérisseuse, et qui était venue deBrisepaille, près Saint-Genou, voilà plusde soixante ans, lui administra unastringent si formidable que tous sessphincters en furent contractés et resserrésà tel point que c'est à grand-peine quevous les auriez élargis avec les dents, cequi est chose bien horrible à imaginer;c'est de la même façon que le diable, à lamesse de saint Martin, enregistrant lepapotage de deux joyeuses commères, étirason parchemin à belles dents. »

La sexualité est évidemment une composantetrès importante de l’œuvre, et elle est surtoutdécomplexée.

Voici comment Rabelais parle du premierhabit de Gargantua, qui a presque deux ans...

« L'ouverture de la braguette était de lalongueur d'une canne, dentelée comme leschausses, avec le damas bleu bouffantcomme il est dit plus haut.

Et, en voyant sa belle broderie decanetille, ses jolis entrelacs d'orfèvrerie,garnis de fins diamants, de fins rubis, defines turquoises, de fines émeraudes etd'unions du golfe Persique, vous l'auriezcomparée à une belle corne d'abondance,comme on en voit sur les monumentsantiques, comme celle que Rhéa donnaaux deux nymphes Adrastée et Ida,nourrices de Jupiter: toujours galante,succulente, juteuse, toujours verdoyante,toujours florissante, toujours fructifiante,pleine de liqueurs, pleine de fleurs, pleinede fruits, pleine de toutes sortes dedélices.

Dieu merci, il faisait bon la voir! Mais jevous en décrirai bien davantage dans lelivre que j'ai écrit sur La Dignité desbraguettes.

J'attire votre attention sur le fait que, sielle était bien longue et ample, elle étaitégalement bien garnie à l'intérieur et bienpourvue; elle ne ressemblait en rien auxtrompeuses braguettes d'un tas de galants,

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qui ne sont pleines que de vent, au granddétriment du sexe féminin. »

VIII. La lecture bourgeoise d'une œuvre« carnavalesque »

La bourgeoisie a été incapable de voir queRabelais a synthétisé la culture des masses faceà la religion et la redonne aux masses. Pourcette raison, elle n'a vu et ne voit en Gargantuaqu'un personnage délirant, dans une œuvrepartant dans tous les sens.

Citons par exemple ce passage, qui décritcomment Gargantua bébé apprécie qu'on luiamène à boire :

« ses gouvernantes, pour le réjouir lematin, faisaient devant lui tinter desverres avec un couteau, ou des carafonsavec leur bouchon, ou des pichets avecleur couvercle. A ce son, il s'épanouissait,tressaillait, se berçait lui-même endodelinant de la tête, pianotant des doigtset barytonnant du cul. »

C'est éminemment délirant, mais prétexte àun message. Ce message, la bourgeoisie ne levoit pas et réduit l’œuvre de Rabelais à unesorte de délire.

Cette vision réductrice, déjà largementdiffusée, a été par la suite érigée en théorie parl'intellectuel bourgeois soviétique Bakhtine(1895-1975), avec une œuvre publiée dans lafoulée du triomphe du révisionnisme en URSS :L’œuvre de François Rabelais et la culturepopulaire au Moyen Age et sous la Renaissance.

Dans cette œuvre, Bakhtine exprime lathéorie qu'il y aurait deux cultures : une quiserait classique, officielle, l'autre populaire.Selon lui, « Mille années de rire populaire extra-officiel se sont de la sorte engouffrées dans lalittérature de la Renaissance. »

« Les hommes du Moyen Age participaientà titre égal à deux vies : la vie officielle et

celle du carnaval, à deux aspects dumonde : l’un pieux et sérieux, l’autrecomique. Ces deux aspects coexistaientdans leur conscience. »

C'est en contradiction fondamentale avec lefait que la culture soit une superstructure.Bakhtine ne comprend pas la dimensionpopulaire justement de la Renaissance, portéepar la bourgeoisie liée aux masses, face àl'aristocratie et au clergé.

La Renaissance est l'affirmation de labourgeoisie et donc de la nation, et ainsi (danscette phase historique précise) du peuple.Auparavant, il n'y avait que le discours religieuxqui prédominait, en latin qui plus est ! A ceciprès qu'il avait une valeur populaire également,puisque la religion est aussi un moyen poursortir culturellement de la barbarie, au départ...

Tout ce progrès, ce cheminementcivilisationnel, Bakhtine ne le voit pas. Et à ensuivre sa logique, il faudrait balancer toute laculture classique par-dessus bord, au profitd'une sorte d'anarchisme ultra-spontanéiste.

C'est en fait là le cœur de la théorie.Bakhtine a une démarche bourgeoise, qui met aucentre de tout l'individu. Il ne peut donc pasreconnaître une valeur à la société et à sesprogrès.

La seule chose qui l'intéresse, c'est la «subversion » individuelle. Voilà pourquoiBakhtine a eu un immense succès universitaireen France, avec sa démarche équivalent à cellede Foucault, Deleuze, Derrida, etc.

Bakhtine met donc en avant dans sonouvrage le « carnaval », qui serait « le triomphed’une sorte d’affranchissement provisoire de lavérité dominante et du régime existant,d’abolition provisoire de tous les rapportshiérarchiques, privilèges, règles et tabous.C’était l’authentique fête du temps, celle dudevenir, des alternances et des renouveaux. Elles’opposait à toute perpétuation, à toutparachèvement et terme. »

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Les spontanéistes n'ont jamais dit autrechose, avec des apologies de l'émeute pourl'émeute, des « zones d'autonomie temporaire »,etc.

C'est un rejet de la civilisation, comme sicelle-ci était forcément autoritaire et opposée àl'épanouissement.

Voilà pourquoi Bakhtine explique que :

« Dans la culture classique, le sérieux estofficiel, autoritaire, il s’associe à laviolence, aux interdits, aux restrictions. Ily a toujours dans ce sérieux un élément depeur et d’intimidation. Celui-ci dominaitnettement au Moyen Age. »

Bakhtine a raison d'expliquer que l’œuvre deRabelais appartient au peuple, mais il a tortd'opposer le peuple à la culture classique : c'estnier la dimension humaniste de l’œuvre, c'est laréduire, comme Bakhtine le fait, à une simpleapologie du rire collectif, au grotesque pour legrotesque.

En quelque sorte, Bakhtine réduit l'oeuvre deRabelais au niveau des films des Bronzés ! Or,l’œuvre de Rabelais n'est du « comiquepopulaire » sans contenu autre que la subversionpour la subversion, mais une œuvre averroïsteavec contenu idéologique-culturel très élevé !

Là où Bakhtine constate plusieurs voixpartant dans tous les sens, avec la possibilitépour les personnes lisant de « piocher », il fautvoir en réalité le principe de la double vérité, dedeux choses dites afin de masquer celle qu'il estdangereuse de dire.

Bakhtine n'a pas compris que l'humanisme dela Renaissance, c'est le début du processus defusion de l'épicurisme, matérialisme n'ayant paspu lancer une démarche scientifique, etl'averroïsme, idéalisme d'Aristote ayant lancé unprocessus scientifique et se transformant enmatérialisme.

Bakhtine voit ainsi du carnaval là où il y al'épicurisme, la joie de vivre, et il efface

purement et simplement toute la dimensionscientifique (parler plusieurs langues, etc.) alorsque justement le véritable matérialisme exige lesdeux en même temps !

5. La connaissance et la logiqueuniverselle

Rabelais a tenté de présenter les choses demanière systématique ; Gargantua est unprétexte pour en arriver à une présentationsynthétique de la réalité.

C'est là le grand objectif de Rabelais...

IX. La recherche d'une science logique(avec l'analogie d'Aristote en toile defond)

Rabelais est un humaniste : c'est unscientifique qui s'oppose à la théocratie et qui setourne vers le peuple.

Cela aboutit à une position paradoxale : d'uncôté, il a des références intellectuelles trèsavancées, de l'autre il tente de contribuer dansle peuple à l'émergence d'une « logique »universelle et rationnelle.

On a le même souci qu'Aristote avec sesraisonnements, donc le plus connu est lesyllogisme (les hommes sont mortels, Socrate estun homme, donc Socrate est mortel).

Mais Rabelais ne peut pas le direouvertement, tout d'abord car politiquement, ilne le peut pas. Nous verrons que cela l'amèneraà l'averroïsme politique (l'espoir en un roiéclairé mettant de côté les abus et excès de lareligion). Et aussi, parce que le peuple n'a pas leniveau encore.

D'où les formes délirantes de l'expression.Voici une célèbre caricature de la « science »des docteurs en Sorbonne (qui utilisaient demanière caricaturale le syllogisme), le très jeuneGargantua arrivant à exprimer une pensée «

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Rabelais, figure averroïste

logique » vue comme admirable par son père :

« - Il n'est, dit Gargantua, pas besoin dese torcher le cul s'il n'y a pas de saletés.

De saletés, il ne peut y en avoir si l'on n'apas chié.

Il nous faut donc chier avant que de noustorcher le cul!

- Oh! dit Grandgousier, que tu es plein debon sens, mon petit bonhomme; un de cesjours prochains, je te ferai passer docteuren gai savoir, pardieu! »

On retrouve souvent ce genre de démarcheintellectuelle à mi-chemin entre logique et délire:

« Voici ma thèse: Toute cloche clochableclochant dans un clocher, en clochant faitclocher par le clochatif ceux qui clochentclochablement. A Paris, il y a des cloches.Par conséquent CQFD [ce qu'il fallaitdémontrer], etc. »

En fait, on retrouve cela si on se fonde sur leprincipe de l'analogie développé par Aristote. Lascience est le fruit de la raison qui rapproche cequi se ressemble, en en cherchant la «substantifique moelle. »

On a ainsi des choses apparemmentreligieuses, et en fait plus dans la logiqued'Aristote, ce que Rabelais « révèle » même aufur et à mesure :

« Les couleurs de Gargantua étaient leblanc et le bleu, comme vous avez pu lelire ci-dessus, et son père, par ce choix,voulait donner à entendre que son fils luiapportait une joie céleste. Car pour lui leblanc signifiait joie, plaisir, délices etréjouissance, et le bleu, choses célestes. »

Plus tard, on peut alors lire l'explication :

« Le blanc signifie donc joie, bonheur,allégresse et ce n'est pas à tort, mais àbon droit et à juste titre qu'il le signifie;vous pourrez le vérifier si, abandonnantvos préventions, vous consentez à écouterce que je vais maintenant vous exposer.

Aristote dit que si l'on considère deuxchoses contraires en même champnotionnel, comme le bien et le mal, lavertu et le vice, le froid et le chaud, leblanc et le noir, la volupté et la douleur,la joie et le deuil, ou d'autres encore, etqu'on les accouple de telle sorte que lecontraire dans un champ correspondelogiquement au contraire d'un autre, ils'ensuit que l'autre terme de l'oppositioncorrespond au concept restant. Parexemple, la vertu et le vice sont contrairesdans un même ordre d'idées. Pour le bienet le mal, c'est la même chose. Si l'un destermes du premier couple d'opposéscorrespond à l'un du second, comme lavertu au bien, puisqu'on sait que la vertuest bonne, il en va de même pour les deuxtermes restants, le mal et le vice, puisqueaussi bien le vice est mauvais."

Cette règle de logique admise, prenez cesdeux contraires la joie et la tristesse, puisces deux autres: le blanc et le noir, quisont opposés de par leur nature; s'il estconvenu que le noir symbolise le deuil,c'est à bon droit que le blanc symbolise lajoie.

Cette signification n'a pas été décrétéearbitrairement par les hommes, maisacceptée d'un commun accord par ce queles philosophes appellent le droit des gens,ce droit universel valable sous tous lescieux. »

Et ce « droit universel » a comme base nonpas Dieu, mais... la Nature. On retombe encoreune fois sur Aristote :

« Vous savez bien que tous les peuples,toutes les nations (à l'exception desanciens Syracusains et de quelquesArgiens qui avaient l'esprit mal tourné),

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Les documents du PCMLM

les gens de toutes langues, quand ilsveulent porter témoignage manifeste deleur tristesse, s'habillent de noir et quetout deuil se traduit par le noir.

Cet accord universel ne s'est pas fait sansque la Nature ne le justifie d'un argumentou d'une raison que chacun puissecomprendre d'emblée sans y être préparépar qui que ce soit. C'est ce que nousappelons le droit naturel.

Pour les mêmes raisons fondées en nature,tout le monde a été amené à traduire leblanc par joie, liesse, bonheur, plaisir etdélices. »

X. La recherche de la connaissanceuniverselle

Ce qui fait la force de l’œuvre de Rabelais,c'est sa tendance au systématique. Bienentendu, ce côté systématique peut allerjusqu'au burlesque :

« Il pissait sur ses chaussures, chiait danssa chemise, se mouchait sur ses manches,morvait dans sa soupe, pataugeaitn'importe où, buvait dans sa pantoufle »

Mais ce n'est qu'un masque : il ne s'agit pasd'énumérer jusqu'au délire, mais d'en arriver àl'esprit de synthèse. Rabelais est un des nôtres,c'est la totalité qu'il veut présenter.

Voici par exemple comment est présentél'éducation de Gargantua :

« Et non seulement il prit goût à cettediscipline, mais aussi aux autres sciencesmathématiques, comme la géométrie,l'astronomie et la musique; car enattendant la digestion et l'assimilation deson repas, ils faisaient mille joyeuxinstruments et figures de géométrie et, demême, ils vérifiaient les loisastronomiques.

Après, ils se divertissaient en chantant surune musique à quatre ou cinq parties ou

en faisant des variations vocales sur unthème. Côté instruments de musique, ilapprit à jouer du luth, de l'épinette, de laharpe, de la flûte traversière et de la flûteà neuf trous, de la viole et du trombone. »

Voici un autre exemple, avec la nage et unbateau, où l'on a clairement l'esprit ausystématique :

« Il nageait en eau profonde, à l'endroit, àl'envers, sur le côté, de tous les membres,ou seulement des pieds; avec une main enl'air, portant un livre, il traversait toutela Seine sans le mouiller, en traînant sonmanteau avec les dents comme faisaitJules César. Puis, à la force d'une seulemain, il montait dans un bateau en serétablissant énergiquement; de là il sejetait de nouveau à l'eau, la tête lapremière, sondait le fond, explorait lecreux des rochers, plongeait dans les trouset les gouffres.

Puis il manœuvrait le bateau, le dirigeait,le menait rapidement, lentement, au fil del'eau ou à contre-courant, le retenait aumilieu d'une écluse, le guidait d'une main,ferraillant de l'autre avec un grand aviron,hissait les voiles, montait au mât par lescordages, courait sur les vergues, réglait laboussole, tendait les boulines, tenait fermele gouvernail. »

Ce que tente de faire Rabelais, c'est d'enarriver à une présentation d'une situation quisoit synthétique. Cette dimension synthétiqueest ce qui manque à son époque ; de fait, cen'est qu'avec le matérialisme dialectiquequ'apparaîtra la démarche correcte.

Mais ce que Rabelais a pu faire, c'est unetentative d'aller dans le sens du systématique,pour présenter les choses de manière complète.Naturellement, cela peut avoir l'air boursouflé,allant trop loin, exténuant parfois à lire, etc.

Mais c'est le prix à payer pour la tentativefaite par Rabelais à son époque.

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Rabelais, figure averroïste

6. Un quasi protestantisme

La religion ne pouvait pas être véritablementébranlée et Rabelais l'aristotélicien passe au furet à mesure de l’œuvre à une ligne decompromis. Est-elle sincère ? On peut endouter. C'est en tout cas un choix éminemmentpolitique.

On passe de la mise en avant d'Aristote àune critique quasi-protestante de la religion.

XI. Le « bon moine »

L'idéal proposé par Rabelais au fur et àmesure de Gargantua n'est pas exactementhumaniste. Gargantua voit son éducation «redémarrée » à un moment de l’œuvre, et c'estun averroïsme politique qui apparaît alors.

Cet averroïsme politique apparaît deplusieurs manières.

Tout d'abord, il apparaît qu'il y a de « bons» religieux. La critique radicale de la religioncède la place à une critique comme celle qu'a pufaire Érasme ou Thomas More : on est dans unesprit de réforme.

Voici comment est présenté un sympathiquemoine qui apprécie la fête et la bataille :

« En l'abbaye il y avait alors un moinecloîtré nommé Frère Jean desEntommeures, jeune, fier, pimpant,joyeux, pas manchot, hardi, courageux,décidé, haut, maigre, bien fendu degueule, bien servi en nez, beau débiteurd'heures, beau débrideur de messes, beaudécrotteur de vigiles et pour tout dire, enun mot, un vrai moine s'il en fut jamaisdepuis que le monde moinant moina demoinerie; au reste, clerc jusques aux dentsen matière de bréviaire. »

Voici une autre présentation, mise encontraste avec les autres moines, considéréscomme des plaies :

« A cela, Gargantua répondit:"Il n'y a riende plus vrai, le froc et la cagoule attirentsur eux l'opprobre, les injures et lesmalédictions de tout le monde, de mêmeque le vent qu'on appelle le Cecias attireles nues. La raison indiscutable en estqu'ils mangent la merde du monde, c'est-à-dire les péchés, et qu'en tant quemange-merde on les rejette dans leurslatrines, à savoir leurs couvents et leursabbayes, écartés de la vie publique commeles latrines sont écartées de la maison.

Et si vous comprenez pourquoi, dans uncercle de famille, un singe est toujoursridiculisé et tracassé, vous comprendrezpourquoi les moines sont fuis de tous,vieux et jeunes. Le singe ne garde pas lamaison comme un chien; il ne tire pasl'araire comme le bœuf; il ne donne ni laitni laine comme la brebis; il ne porte pasde fardeaux comme le cheval.

Il ne fait que tout conchier a saccager.C'est pourquoi il reçoit de tous moquerieset bastonnades.

De même, un moine, j'entends un de cesmoines oisifs, ne laboure pas comme lepaysan, ne garde pas le pays commel'homme de guerre, ne guérit pas lesmalades comme le médecin, ne prêche pasni n'instruit les gens comme le bondocteur évangélique et le pédagogue, netransporte pas comme le marchand lesbiens de consommation et les chosesnécessaires à la société. C'est pourquoi ilssont hués et abhorrés par tout le monde.

- Sans doute, dit Grandgousier, mais ilsprient Dieu pour nous.

- Rien moins, dit Gargantua. Il est vraiqu'ils assomment tout leur voisinage àforce de brimballer leurs cloches.

- Pardi, messe, matines ou vêpres biensonnées sont à moitié dites, répondit lemoine. - Ils marmonnent quantité d'antiennes etde psaumes qu'ils ne comprennentnullement. Ils disent force patenôtresentrelardées de longs Ave Maria sans y

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penser, sans comprendre et je n'appellepas cela prier, mais se moquer de Dieu.Mais que Dieu les aide s'ils prient pournous autrement que par peur de perdreleurs miches et leurs soupes grasses.

Tous les vrais chrétiens, en tout lieu, entout temps et quelle que soit leursituation, prient Dieu; l'Esprit intercède etprie pour eux, et Dieu les prend en grâce.Mais maintenant, voici quel est notre bonFrère Jean; voici pourquoi chacunrecherche sa compagnie: il n'est pointbigot; ce n'est point une face de carême; ilest franc, joyeux, généreux, boncompagnon; il travaille; il peine à la tâche;il défend les opprimés; il console lesaffligés; il secourt ceux qui souffrent, ilgarde les clos de l'abbaye. »

XII. Rabelais le quasi « protestant »

Finalement, on peut voir que Rabelaispréfigure une critique protestante de la religion.Le moine mis en avant apprécie la réalitématérielle, et le culte des saints se voit moquer.

Voici un exemple significatif :

« Alors le moine lui dit:"Je ne dors jamaisbien à mon aise, sauf quand je suis ausermon ou quand je prie Dieu.Commençons, vous et moi, je vous prie,les sept psaumes pour voir si vous ne serezpas bientôt endormi."L'idée convint tout àfait à Gargantua et, ayant commencé lepremier psaume, ils s'endormirent tous lesdeux en arrivant à Bienheureux ceux qui...

- Bon, dit Grandgousier, mais qu'alliez-vous faire à Saint-Sébastien?

- Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nosinvocations contre la peste.

- Oh! dit Grandgousier, pauvres gens,estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien?

- Oui, assurément, répondit Lasdaller, nosprédicateurs nous l'affirment.

- Oui? dit Grandgousier. Les faux

prophètes vous annoncent-ils de tellesbourdes? Blasphèment-ils les justes et lessaints de Dieu en des termes qui lesassimilent aux diables, qui ne font que dumal parmi les hommes? Ils rappellent

Homère qui écrit que la peste futrépandue dans l'armée des Grecs parApollon, et les poètes qui imaginent unemultitude de Lucifers et de dieuxmalfaisants. Ainsi, à Cinais, un cafardprêchait que saint Antoine donnaitl'inflammation aux jambes, que saintEutrope était responsable deshydropiques, saint Gildas des fous, saintGenou des goutteux.

Mais je le punis si exemplairement, bienqu'il me traitât d'hérétique, que, depuis cetemps-là, aucun cafard n'a osé pénétrersur mes terres; je suis sidéré s'il est vraique votre roi les laisse prononcer dans sonroyaume des prédications aussiscandaleuses, car ils sont plusrépréhensibles que ceux qui par l'art de lamagie ou d'autres artifices auraientrépandu la peste dans le pays. La peste netue que le corps, mais de tels imposteursempoisonnent les âmes." »

Inversement, il n'hésite pas à critiquer lesmoines pour leurs manières:

« - Et comment se porte l'abbéTranchelion, ce bon buveur? dit le moine.Et les moines, quelle chère font-ils?Cordieu, ils biscottent vos femmes,pendant que vous pérégrinez vers Rome.

- Heu! heu! dit Lasdaller, je n'ai pas peurpour la mienne, car qui la verra de journ'ira pas se rompre le cou pour la visiterde nuit!

- Voilà, dit le moine, un drôle d'atout!Elle peut bien être aussi laide queProserpine, pardieu, elle aura la secoussedu moment qu'il y a des moines auxalentours, car un bon ouvrier metindifféremment toutes pièces en œuvre.Que j'attrape la vérole si vous ne lestrouvez pas engrossées à votre retour, car

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la seule ombre d'un clocher d'abbaye estfécondante. »

Rabelais procède à une critique de lareligion, mais sur le plan politique, il considèresurtout qu'il ne peut appeler qu'à la réforme dustyle religieux. Il ne peut pas aller trop loin, etson œuvre gargantuesque ralentit au fur et àmesure de sa progression sur le plan idéologique.

7. L'averroïsme politique

Rabelais ne pouvait pas espérer un soulèvementpopulaire, ni même l'acceptation par les massesde la pensée humaniste et de ses exigences.

Aussi, Gargantua devient au fur et à mesure del’œuvre un appel à l'averroïsme politique.

XIII. Le luxe aristocratique

Ce principe de fête et de bataille qui est mis enavant est en fait aristocratique, ou plusexactement chevaleresque. C'est un espritpratiquement romantique qu'on a ici, plusieurssiècles en avance. On passe de la dimensionpopulaire à la célébration du savoir-vivrechevaleresque : il y a une rupture très clairedans l’œuvre.

Il est évident que Rabelais valorise ici un savoir-vivre « humaniste » à la française mis en avantpar François Ier. Le véritable humanisme a uncontenu et ne consiste pas en cette visionfrançaise « agréable », mais Rabelais s'y jointdans sa tentative de construction d'unprogramme humaniste dans les conditionsfrançaises.

Voici comment il décrit le lieu idéal pourl'éducation, à la fin de Gargantua :

« Tout l'édifice comportait six étages encomptant les caves sous terre; le secondétait voûté en anse de panier et tout lereste était plaqué de gypse des Flandres,

sculpté en culs-de-lampe; le toit, couvertd'ardoise fine, se terminait par un faîtagede plomb représentant de petitspersonnages et animaux, bien assortis etdorés.

Les gouttières saillaient du mur entre lescroisées, peintes en diagonale d'or etd'azur, jusqu'à terre où elles aboutissaientà de grands chéneaux qui tousconduisaient à la rivière, en contrebas dulogis.

Celui-ci était cent fois plus magnifique queBonnivet, Chambord ou Chantilly, car ilcomptait neuf mille trois cent trente-deuxappartements, chacun comportant arrière-chambre, cabinet, garde-robe, oratoire etvestibule donnant sur une grande salle. »

Dans cette même perspective, il y a unraffinement typiquement à la François Ier. Onest alors loin de la simplicité épicurienne :

« Aux portes des appartements des dames,se tenaient les parfumeurs et les coiffeurs.Entre leurs mains passaient les hommesquand ils rendaient visite aux dames, etils pourvoyaient chaque matin leschambres des dames d'eau de rose, d'eaude fleur d'oranger et d'eau de myrrhe; àchacune ils apportaient la précieusecassolette, toute fumante de toute sorte devapeurs aromatiques. »

Il y a même du « petit personnel », encore pluséloigné du genre de vie philosophe :

« Ne pensez pas qu'hommes et femmesperdissent de leur temps à se vêtir siélégamment ni à se parer si richement, carles maîtres des garde-robes tenaientchaque matin les habits tout prêts. Lesfemmes de chambre étaient si expertesqu'en un instant les dames étaient prêtes,habillées de pied en cap. »

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XIV. Des citoyens aristocratiques

Tout comme chez More, Rabelais est prisonnierde son époque. Il ne peut pas appeler à unedémocratie complète, c'est-à-dire en fait ausocialisme, au communisme. Il n'y a pas encorela possibilité du matérialisme dialectique.

Il ne peut pas croire en le peuple. Voici ce qu'ildit sur le « peuple de Paris » :

« le peuple de Paris est tellement sot,tellement badaud et stupide de nature,qu'un bateleur, un porteur de reliquailles,un mulet avec ses clochettes, un vielleuxau milieu d'un carrefour, rassemblerontplus de gens que ne le ferait un bonprédicateur évangélique. »

Le seul moyen pour Rabelais de mettre en avantune personne humaniste consciente, maîtrisantsa propre réalité, est ainsi de transposer cettepersonne en aristocrate.

L'humaniste qui a les moyens de décider etd'être tout un chacun ne peut pas encore existerà l'époque de Rabelais. Alors, il en fait unesorte d'aristocrate choisissant la raison et laculture. C'est une illusion, et c'est celle deFrançois Ier, mais cela permet une affirmationde civilisation.

Voici comment Rabelais parle des gens bien nés,qui ne sont obligés à rien, et ainsi choisissent laculture, parce que c'est la meilleure chose àfaire, de manière naturelle :

« Toute leur vie était régie non par deslois, des statuts ou des règles, mais selonleur volonté et leur libre arbitre.

Ils sortaient du lit quand bon leursemblait, buvaient, mangeaient,travaillaient, donnaient quand le désir leuren venait. Nul ne les éveillait, nul ne lesobligeait à boire ni à manger, ni à fairequoi que ce soit. Ainsi en avait décidéGargantua. Et toute leur règle tenait encette clause

FAIS CE QUE VOUDRAS.

Parce que les gens libres, bien nés, bienéduqués, vivant en bonne société, ontnaturellement un instinct, un aiguillonqu'ils appellent honneur et qui les poussetoujours à agir vertueusement et leséloigne du vice. »

Cela fait qu'inévitablement, Rabelais tombedans le travers de l'élitisme, des « bonnesmanières » : voici comment sont décrits lesaristocrates – humanistes, bien loin du stylepopulaire du début et de majorité de l’œuvre :

« Grâce à cette liberté, ils rivalisèrentd'efforts pour faire, tous, ce qu'ils voyaientplaire à un seul.

Si l'un ou l'une d'entre euxdisait:"buvons", tous buvaient; si ondisait:"jouons", tous jouaient; si ondisait:"allons nous ébattre aux champs",tous y allaient. Si c'était pour chasser auvol ou à courre, les dames montées sur debelles haquenées, avec leur fier palefroi,portaient chacune sur leur poing jolimentganté un épervier, un lanier, un émerillon;les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avaitaucun ou aucune d'entre eux qui ne sûtlire, écrire, chanter, jouer d'instruments demusique, parler cinq ou six langues et s'enservir pour composer en vers aussi bienqu'en prose.

Jamais on ne vit des chevaliers si preux, sinobles, si habiles à pied comme à cheval,si vigoureux, si vifs et maniant si bientoutes les armes, que ceux qui setrouvaient là. Jamais on ne vit des damessi élégantes, si mignonnes, moinsennuyeuses, plus habiles de leurs doigts àtirer l'aiguille et à s'adonner à touteactivité convenant à une femme noble etlibre, que celles qui étaient là. »

On comprend alors très bien que Rabelais a faitle choix programmatique de pousser

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l'humanisme à soutenir le roi, contre le clergé,voire la religion, et voire l'aristocratie elle-même; le roi devait porter l'universalisme, il devaitfaire passer à un nouveau cap.

Rabelais et François Ier représentent ainsi unmoment important de l'histoire de France.

8. La morale d'une nouvelle époque

La morale de Rabelais se pose comme une sériede vérités générales. C'est toute une série depréceptes que Rabelais veut par conséquent fairepasser par l'averroïsme politique.

Déjà, il oppose le « style » de François Ier –avec le début d'un État national – à celui deCharles-Quint, empereur censé vouloir conquérirtoujours plus de territoires :

« Le temps n'est plus de conquérir ainsiles royaumes en causant du tort à sonprochain, à son frère chrétien. Imiter ainsiHercule, Alexandre, Annibal, Scipion,César et autres conquérants antiques estincompatible avec le fait de professerl’Évangile, qui nous commande de garder,de sauver, de régir et d'administrer nospropres terres et non d'envahir celles desautres avec des intentions belliqueuses; ceque jadis les Sarrasins et les Barbaresappelaient des prouesses, nous l'appelonsmaintenant brigandage et sauvagerie. »

Mettant en avant le roi comme permettant labase nationale, il appuie par conséquent lalangue française. Il y a là toute l'importanced'un moment clef, marqué par la Pléiadeégalement.

On lit dans l’œuvre de Rabelais :

« Mais bien qu'une telle journée se fûtpassée sans livres ni lectures, elle nes'était pas écoulée sans profit. Car, dans lebeau pré, ils récitaient par coeur quelquesjolis vers des Géorgiques de Virgile,d'Hésiode, du Rustique de Politien,

composaient quelques plaisantesépigrammes en latin, puis lestransposaient en langue française, enrondeaux et ballades. »

Cette culture française se pose directementcomme universaliste, elle doit porter le fardeaude l'humanisme, en quelque sorte. Il est dit del'abbaye finale, sorte de paradis des études :

« Depuis la tour Arctique jusqu'à la tourGlaciale régnaient les grandesbibliothèques de grec, latin, hébreu,français, italien et espagnol, réparties surles différents étages, selon les langues. »

Le christianisme devient alors prétexte à unesorte de philosophie d'Aristote en mode « déiste», ce qui sera en fait bien évidemment la basedu déisme que l'on retrouvera aux Lumières. Il ya une droite ligne depuis l'averroïsme politiquedes humanistes au déisme des Lumières.

Voici ce qu'on peut lire, là aussi dans un esprittrès protestant :

« Mais je n'ai eu d'autre réponse de luiqu'inspirée par une volonté de défiance, etune prétention au droit de regard sur mesterres. Cela m'a convaincu que Dieul’Éternel l'a abandonné à la gouverne deson libre arbitre et de sa raison privée. Saconduite ne peut qu'être mauvaise si ellen'est continuellement éclairée par la grâcede Dieu qui me l'a envoyé ici sous demauvais auspices pour le maintenir dans lesentiment du devoir et l'amener à laréflexion. »

Lorsque le conquérant fait face à ses critiques, ildoit recevoir une volée de bois vert morale, danscet esprit moraliste chrétien :

« "De quelle rage es-tu donc pris àprésent, toute alliance brisée, toute amitiéfoulée aux pieds, tout droit violé, pourenvahir ses terres avec des intentions

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belliqueuses sans avoir été en rien lésé,bravé ou provoqué par lui ou les siens? Oùest la foi? Où est la loi? Où est la raison?Où est l'humanité? Où est la crainte deDieu? Prétends-tu que ces outragespuissent être cachés aux esprits éternels etau Dieu souverain, le juste rémunérateurde nos entreprises? Si tu le prétends, tu tetrompes, car toutes choses doivent tombersous le coup de sa justice.

Est-ce un destin marqué par la fatalité ouquelque influence astrale qui voudraitmettre fin à ton bien-être et à taquiétude? C'est ainsi que toutes chosesont un aboutissement et un pointd'équilibre et, quand elles sont parvenuesà leur apogée, elles s'effondrent, ce sontdes ruines, car elles ne peuvent semaintenir plus longtemps dans un tel état.C'est le sort de ceux qui ne peuventmodérer par la raison et le sens de lamesure leur bonne fortune et leurprospérité. »

Ce qui n'empêche pas Rabelais de mettre enavant l'aristotélisme :

« - Pourquoi, dit Gargantua, Frère Jean a-t-il un si beau nez?

- Parce que Dieu l'a voulu ainsi, ditGrandgousier. Il nous donne forme etfonction selon son divin arbitre, commefait un potier qui modèle ses vases. »

Voire de mettre ouvertement en avant lematérialisme, se débarrassant de la religion,comme ici lors d'un affrontement armé :

« pendant que celui-ci se couvrait en haut,il lui tailla d'un seul coup l'estomac, lecôlon et la moitié du foie, ce qui le fittomber sur le sol, et il rendit en tombantplus de quatre potées de soupe, et l'âmemêlée à la soupe. »

Et ainsi de mettre en avant l'humanisme en tantque généralisation des connaissances...

« Gargantua ne leur fit pas d'autre malque de les préposer à serrer les presses deson imprimerie récemment fondée. »

… et en symbiose avec la Nature :

« Toutes les salles, les chambres et lescabinets étaient tapissés de façon diversesuivant la saison de l'année. »

Cette morale est évidemment prisonnière de sonépoque, Rabelais a dû tendre vers le roi et nonvers les masses. Cela se ressent dans sonorientation finale vers une sorte de chevaleriephilosophe. Mais aussi et surtout pour nous,communistes, dans son interprétation desmasses.

Celles-ci sont passives, incapables de réaliserl'histoire. C'est exactement pour cette raisonque Rabelais, qui se dirige vers les masses,tombe dans le travers de présenter desgloutonneries farfelues, totalement éloignées dela compassion envers les êtres vivantscaractérisant l'épicurisme.

En voici un exemple :

« Cela dit, on prépara le souper et ensupplément on fit rôtir seize bœufs, troisgénisses, trente-deux veaux, soixante troischevreaux de l'été, quatre-vingt-quinzemoutons, trois cents cochons de lait aubeau jus de raisin, deux cent vingtperdrix, sept cents bécasses, quatre centschapons du Lousdunois et de laCornouaille, six mille poulets et autant depigeons, six cents gélinottes, quatorzecents chaponneaux.

Pour la venaison, on ne put s'en procureraussi rapidement, à part onze sangliersqu'envoya l'abbé de Turpenay, dix huitbêtes rousses que donna le seigneur deGrandmont et aussi cent quarante faisansqu'envoya le seigneur des Essarts, plusquelques douzaines de ramiers, d'oiseauxde rivière, de sarcelles, de butors, decourlis, de pluviers, de francolins, debernaches cravants, de chevaliers

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Rabelais, figure averroïste

gambettes, de vanneaux, de tadornes, despatules, de hérons, de héronneaux, depoules d'eau, d'aigrettes, de cigognes, decanepetières, de flamants orangés (ce sontdes phénicoptères), de terrigoles, dedindes, avec force couscous et des potagesen abondance. »

Rabelais a été un moment clef de l'histoire deFrance : il synthétise l'humanisme pour leremettre en les mains de François Ier, pavant lavoie à l'absolutisme comme despotisme éclairé.Ce faisant, il abandonne son universalisme, cequi amène la perte de la nature.

Les conséquences sur la culture française serontindéniablement énormes.

Publié en juil let 2013Il lustration de la première page : portrait de Rabelais par Michel Lasnes (1590 - 1667)

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