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EN MARGE DE l'HISTOIRE LES DEMOISELLES DE SAINT-GERMAIN De la terrasse des Bories, avec un ciel clair, et un peu de bonne volonté, je puis, en un tour d'horizon, évoquer les mânes de cinq maréchaux de l'Empire. Vers l'Est le petit château de Bessonies où les sbires de la Restauration vinrent arrêter Ney; au Nord, la Bas- tide Murât — son nom dit tout ; à l'Ouest, Prayssac, puis Lectoure naquirent Bessières et Lannes; enfin, sous mon propre toit, les archives de mon grand-oncle, le prince Joseph, qui scella de sa mort, à Leipzig, la dignité dont il venait d'être investi. C'est, l'été dernier, à la suite d'une rencontre avec le comte Jean de Valon, que mon attention fut attirée sur les richesses de sette contribution régionale à la petite et à la grande Histoire viendraient même s'insérer en second plan les quatre cents coups de Lasalle, en garnison à Cahors, vers 1802, et les « loufoqueries » de Fournier-Sarlovèze, natif de Sarlat, qui, périodiquement ren- voyé des armées, tuait le temps, son pistolet d'ordonnance en main, avec, pour cible, la girouette du clocher paroissial. Comme nous faisions les cent pas, mon compagnon se prit à me parler des siens, entre autres de son arrière-grand-père, et des rapports que celui-ci avait eus avec l'abbé Murât... — L'abbé Murât ?... Oui, le futur roi de Naples, qui sortait dans notre famille d'abord quand il était au collège de Cahors, puis au grand séminaire de Toulouse dont il s'échappa pour joindre finalement la Garde constitutionnelle de Louis XVI... Les Murât n'étaient pas des paysans, encore moins les aubergistes de la légende ; ils avaient du

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  • EN MARGE DE l'HISTOIRE

    LES DEMOISELLES

    DE SAINT-GERMAIN

    De la terrasse des Bories, avec un ciel clair, et un peu de bonne volonté, je puis, en un tour d'horizon, évoquer les mânes de cinq maréchaux de l'Empire. Vers l'Est le petit château de Bessonies où les sbires de la Restauration vinrent arrêter Ney; au Nord, la Bas-tide Murât — son nom dit tout ; à l'Ouest, Prayssac, puis Lectoure où naquirent Bessières et Lannes; enfin, sous mon propre toit, les archives de mon grand-oncle, le prince Joseph, qui scella de sa mort, à Leipzig, la dignité dont i l venait d'être investi.

    C'est, l'été dernier, à la suite d'une rencontre avec le comte Jean de Valon, que mon attention fut attirée sur les richesses de sette contribution régionale à la petite et à la grande Histoire où viendraient même s'insérer en second plan les quatre cents coups de Lasalle, en garnison à Cahors, vers 1802, et les « loufoqueries » de Fournier-Sarlovèze, natif de Sarlat, qui, périodiquement ren-voyé des armées, tuait le temps, son pistolet d'ordonnance en main, avec, pour cible, la girouette du clocher paroissial.

    Comme nous faisions les cent pas, mon compagnon se prit à me parler des siens, entre autres de son arrière-grand-père, et des rapports que celui-ci avait eus avec l'abbé Murât...

    — L'abbé Murât ?... — Oui, le futur roi de Naples, qui sortait dans notre famille

    d'abord quand i l était au collège de Cahors, puis au grand séminaire de Toulouse dont i l s'échappa pour joindre finalement la Garde constitutionnelle de Louis X V I . . . Les Murât n'étaient pas des paysans, encore moins les aubergistes de la légende ; ils avaient du

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    bien et quatre fois par an les cultivateurs de la région venant aux assemblées dételaient chez eux y apportant leur nourriture. C'est là sans doute l'origine de la légende. Joachim, le séminariste, étant le plus jeune avait été destiné, comme dans beaucoup de familles, au clergé. A u lieu d'être curé à vingt-cinq ans, i l était aide de camp de Bonaparte alors que ses frères demeuraient au foyer.

    Ce fut l'extraordinaire fortune du cadet qui valut à la Bastide Fortunière d'être rebaptisée « La Bastide Murât ».

    Quelques jours après j'attaquais les archives de la bibliothèque de Cahors où foisonnent des pièces de toutes catégories se rappor-tant au passé du terroir et, me constituant tout d'abord un dossier « Murât », j 'étais bientôt à même d'amplifier et, par endroits, de rectifier les données forcément sommaires recueillies pendant ce court entretien.

    * *

    Les Murât avaient certainement connu de meilleurs jours que ceux de cette misérable fin du x v m e siècle qui les trouvait en condition assez réduite, la maison de modeste apparence est encore là pour en témoigner, comme pour témoigner aussi de son absolue inaptitude à ce rôle hypothétique d'auberge.

    Dans les registres de l'église de La Bastide on ne peut re-monter au-delà de 1630, date à laquelle cette famille est classifiée « bourgeoise ».

    La Bastide Fortunière est une déformation de La Bastide For-tanière, du nom de son fondateur, Fortanier de Gourdon, massacré ainsi que deux de ses fils par Richard Cœur-de-Lion que Gontran, troisième fils de Fortanier, tuera d'une de ses flèches au siège de Châlus le 16 avril 1199.

    A partir de 1737 Pierre Murât et Jeanne Loubières occupaient dans la localité une place importante, bruyante en tous cas, avec une douzaine d'enfants dont nous ne retiendrons que trois.

    D'abord l'aîné, André, né en 1760, père de Clotilde et de Gaétan, lequel entrera dans le cycle napoléonien en épousant Pauline de Méneval. Ils auront deux enfants, Napoléone, qui en 1854 épousera le marquis du Tillet, et un fils, le comte Murât, que j 'ai connu, et qui aura pour enfants la comtesse de Gouvion Saint-Cyr, mon cama-rade de jeunesse Joachim, Mme Paul Lebaudy et Mlle Murât qui habite, de nos jours, alternativement le château de L a Bastide et celui de Cabrerets.

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    Vient ensuite un plus jeune frère Pierre, qui, par son mariage en 1782 avec Louise d'Astorg, apporte la preuve que, même ébranlé, le statut de la famille se prêtait à une telle alliance.

    Louise, fille d'Aymon d'Astorg et de Marie Alanyou, avait pour grand-mère Louise de Valon, elle-même arrière-petite-fille de Nicolas de Montai et de Louise de Gourdon de Genouillac, c'est-à-dire la meil-leure noblesse du pays, alliée aux Durfort et aux Crussol. Un ancêtre d'Aymon, Aymeric d'Astorg, avait accompagné Raymond, comte de Toulouse, en Terre Sainte au x i e siècle, lors de la première Croisade.

    Entre membres de la noblesse et membres de vieille souche ter-rienne de telles alliances n'étaient pas exceptionnelles dans ces ré-gions isolées du centre de la France ; elles rajeunissaient l'une et mûrissaient l'autre, à la convenance des deux.

    Assez curieusement, tandis qu'à Joachim, né le sixième du lot le 25 mars 1767, i l appartiendra de donner, du jour au lendemain, à ce nom de Murât un lustre sans pareil, la descendance de Pierre qui, lui, demeure au logis, contribuera de façon aussi brillante qu'im-prévue, à son éventuelle illustration.

    Il faudrait pour le conter un décor de féerie impliquant un village accroché au flanc d'une de nos combes ou perdu au fond des bois ; la vérité m'oblige à reconnaître que La Bastide assez prosaïquement répandue sur son plateau ne nous fournit pas une mise en scène adé-quate. /

    Mais les acteurs sont là. D'abord, imprimant au récit son sens dramatique, voici que

    Pierre meurt le 10 octobre 1792, laissant à sa jeune femme la charge d'un fils en bas âge, Jean-Adrien, mais aussi la promesse d'une naissance imminente qui se réalisera dans les trois mois, exactement le 3 janvier 1793, les registres de l'église nous révélant qu'il s'agis-sait d'une enfant du sexe féminin, baptisée le lendemain, avec pour parrain son oncle Géraud d'Astorg et pour marraine la sœur de son père, Antoinette, dont elle portera le nom.

    De quelque part, au service, Joachim écrit aussitôt à Louise promettant son appui, lui exprimant toute sa peine qui est pro-fonde, car Pierre était son frère préféré, mais en 1793 que pouvait-il faire pour eux ?

    Il tiendra parole cependant, quand viendra son heure, et s'occu-pera des orphelins pour le malheur de l'un et le bonheur de l'autre ; car, le 21 octobre 1803, à Trafalgar, on relèvera le nom de Jean-Adrien parmi les morts du Redoutable sur lequel i l venait d'em-

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    barquer grâce à l'intervention de l'oncle Joachim promu, le 5 janvier précédent, Grand Amiral de l'Empire.

    Ne désespérez jamais d'atteindre un jour au fond de toutes choses 1 J'ai dû attendre ma quatre-vingt-dixième année pour ap-prendre, en l'espace de trois semaines, d'abord que Murât avait porté soutane, puis que Napoléon avait un jour confié à cet excellent cavalier le commandement suprême de nos forces navales (1).

    S'il faut en croire la légende, la responsabilité morale de la fin tragique de son neveu avait dû peser lourdement sur sa conscience et sur sa sensibilité pour que Murât s'en soit ouvert à l'Empereur qui le voyait, quelques jours après Austerlitz, bouleversé à la lec-ture d'un pli par lequel i l venait d'apprendre la mort de ce gamin de seize ans, tué à l'ennemi, par sa faute, bouleversé aussi à la pensée de Louise qu'il aimait tendrement, enfin d'Antoinette, seule survi-vante de cette branche de la famille dont i l énumérait à Napoléon la précieuse ascendance.

    — Envoyez-la à Saint-Germain... — Elle y est depuis deux ans... — Alors, je la verrai sous peu. Comment Napoléon, qu'absorbent les négociations en cours du

    traité de paix avec l'Autriche, peut-il même penser à Saint-Ger-main ? Et d'abord qu'est-ce que Saint-Germain ? En quelques lignes nous allons vous l'apprendre.

    *

    Le fait que la jeune femme du maréchal Lefebvre, encore récem-ment blanchisseuse, ait servi de modèle à Victorien Sardou pour sa célèbre pièce Madame Sans-Gêne, a laissé à beaucoup l'impression qu'elle synthétisait le type des femmes de la Cour de Napoléon 1 e r .

    Rien ne serait moins exact. C'est, à quelques exceptions près, grâce à l'excellente éducation des jeunes filles auxquelles i l maria ses maréchaux que Napoléon put se constituer aussi rapidement une noblesse improvisée à la bonne tenue de laquelle seuls ses com-pagnons d'armes eurent quelque peine à s'adapter.

    Dans une même pépinière, sous son influence dominatrice et, . le plus souvent, par son intervention personnelle, furent sélection-

    ci) Cette dignité rétablie en faveur de Murât, à la Teille de la grande concentration du Camp de Boulogne, laisse l'impression que, voulant donner à son beau-frère le comman-dement du corps de débarquement, il avait résolu de grouser sous ses ordres la totalité des force» qui devaient y participer.

  • 598 L A R E V U E

    nées la plupart des duchesses et princesses de l'Empire, résultat d'un premier contact établi, dès l'an IV, avec Mme Campan, à la veille de son départ pour l'armée d'Italie.

    Il venait d'épouser Joséphine et celle-ci, dès le lendemain, l'avait emmené à Saint-Germain où Henriette Campan, ci-devant lectrice de Mesdames filles de Louis X V , et pendant vingt ans atta-chée à Marie-Antoinette, tenait dans l'ancien Hôtel de Rohan un pensionnat qui comptait une centaine d'élèves, parmi lesquelles Hortense.

    L'ambiance imprévue de cette institution le charma, la distinc-tion, l'intelligence de Mme Campan l'impressionnant au point qu'il lui demanda comme une faveur de prendre en mains l'éduca-tion de sa petite sœur Caroline qui, à quinze ans, savait à peine lire.

    De ce jour i l restera personnellement en relations avec elle et, quand i l lui faudra une jeune Française pour souder quelque alliance au dehors, ou, quand, pour réagir contre les mœurs du Directoire, i l exigera autour de lui des mariages appropriés, c'est à elle qu'il s'adressera ou vers elle qu'il orientera ses parents et ses protégés, allant jusqu'à conduire lui-même ses candidats à Saint-Germain, comme i l le fit pour son aide de camp Lavalette qu'il fiança sur place à la charmante Emilie de Beauharnais que ce dernier ne con-naissait pas la veille.

    Bref, pendant tout le Consulat et les premières années de l'Empire, de tels mariages se succéderont.

    En voici l'inventaire : (1). Hortense de Beauharnais sera reine de Hollande ; Caroline Murât » reine de Naples ; Adèle Mac Donald » duchesse de Massa ; Aimée Leclerc » princesse d'Eckmuhl ; Nieves Hervas » duchesse de Frioul ; Mlle de Faudoas » duchesse de Rovigo ; Elvire Oudinot » comtesse Pajol ; Sophie de Marbois » duchesse de Plaisance ; Victorine Masséna » maréchale Reille ; Stéphanie de Beauharnais » grande-duchesse de Bade ; Aglaé Auguié » princesse de La Moskowa ; Stéphanie de la Pagerie » princesse d'Arenberg ; Antoinette Murât » princesse de Hohenzollern ;

    (1) Cette nomenclature est, re l evée sur une liste é tab l i e au crayon, sous la d ic tée de la Reine Hortense en 1835, telle (jue ma g r a n d - m è r e , la comtesse Le Hon, la rapporta d'un de ses sé jours à Arenenberg. L'écr i ture est s u p p o s é e ê tre celie de Mlle Mazurter.

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    Anna Leblond Mlle de Valence Clotilde Murât Eugénie Hulot Zoé Talon

    sera la générale Duphot ; » la maréchale Gérard; » la duchesse de Conegliano ; » la générale Moreau ; » la comtesse du Cayla, etc.

    Léontine de Noailles, fille du duc de Mouchy, Elise Monroëi fille du président des Etats-Unis, Virginie Churchill, Mlle d'Au-mont et Elise de Lally-Tollendal furent parmi les élèves de la grande éducatrice dont le dévouement à la famille royale ne s'était jamais démenti, ce que ne sut apprécier Louis X V I I I dont le premier soin fut de décréter la fermeture de la Maison d'Education d'Ecouen dont, en 1807, Napoléon avait confié la direction à Mme Campan.

    Louis X V I I I n'avait pas encore connu à cette époque Zoé Talon, comtesse du Cayla, qui, à même d'obtenir sa grâce, eût sans doute empêché que l'ostracisme de la Restauration valût à cette char-mante femme de mourir presque dans la misère en 1822.

    Ce printemps dernier, à la Bibliothèque Thiers, je trouvais à la rubrique : Maison d'Education de Saint-Germain (Mme Campan) le palmarès du 9 thermidor an X I I (août 1804).

    Aux examens de fin d'année s'inscrivaient parmi les lauréates : Clotilde Murât, 1 e r prix de piano ; Augustine de Jarjayes, 2 e prix de piano ; Victorine Masséna, 3 e prix de piano. Suivaient les titulaires de deux autres prix et cinq accessits : Clotilde Murât, 1 e r prix d'application ; Alexandrine Isabey, 1 e r prix d'écriture ; Elvire Oudinot, 1 e r prix de dictée ; Stéphanie de Beauharnais, 3 e accessit id ; Anne Hottinguer, 3 e prix de géographie ; Antoinette Murât, prix de perfection (ordre, maintien, etc.). M . de Boufflers, de l'Institut, présidait le jury. Je ne pus constater cette présidence sans un sourire. I l s'agis-

    sait de ce charmant chevalier grand amateur, en son temps, de jolies filles et de bons chevaux, et, comme je descendais la rue Saint-Georges, certains de ses bouts-rimés me revenaient à l'esprit, entre autres ceux adressés à Voltaire afin de le convaincre qu'il s'était assagi :

    ... Je regrette aujourd'hui mes petits madrigaux, Je regrette les airs que j'ai faits pour mes belles,

    Je regrette vingt chevaux Qu'en courant par monts et par vaux J'ai, comme moi, crevés pour elles...

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    Maintenant que l'on sait ce qu'était cette institution il nous faut revenir à la conclusion de l'entretien de Murât avec l'Empe-reur et à la promesse de celui-ci d'aller sous peu voir la petite An-toinette à Saint-Germain.

    Le 26 janvier 1806, il était de retour aux Tuileries et le 15 fé-vrier à Saint-Germain en conférence avec Mme Campan.

    Peut-être se fit-il présenter Antoinette, mais c'est douteux ; i l n'avait que faire, ce jour-là, d'une fille.de douze ans ! C'en était une immédiatement « négociable » qu'il lui fallait et refusant de se rendre aux objections de la directrice qui jurait n'en avoir aucune d'âge ni de rang convenables, i l insistait :

    — Faites toujours venir ces deux-là, et nous verrons ! Il s'agissait de deux nièces que Joséphine lui avait signalées :

    une Tascher de la Pagerie et une Beauharnais. Elles arrivent, assez désordonnées, un peu confuses. — Comment vous appelez-vous ? — Stéphanie, répondent les deux. Une Stéphanie est de trop, celle qui paraît timide et dont le

    teint est un peu brouillé, mais déjà Mme Campan a compris et lui confie le soin de la remplacer à la récréation.

    En revanche, l'autre Stéphanie est plaisante, extrêmement plai-sante, avec des yeux souriants, de jolies dents entre de jolies lèvres et une taille déjà bonne à prendre.

    — Quel âge ? — Seize ans, dit Madame Campan. — Et cinq mois ! proteste la petite. — Vous voyez bien qu'elle a l'âge voulu ! Et, se levant, i l lui pince l'oreille, comme à un grenadier : — Votre tante vous attend et vous dira nos projets...

    Deux jours après, exactement le 17 février 1806, Stéphanie de Beauharnais arrivait aux Tuileries, et la féerie de commencer !

    Premièrement, on lui apprend qu'elle est fiancée à Charles-Louis-Frédéric, prince héréditaire du grand duché de Bade, attendu

    http://fille.de

  • LES DEMOISELLES DE SAINT-GERMAIN 601

    à Paris. Deuxièmement, qu'elle est adoptée par l'Empereur et de ce fait prendra le pas sur toutes les princesses de la famille impériale. Troisièmement, que de ce père, — auquel le comte Claude de Beau-harnais vient de céder tous ses droits — elle reçoit une dot de un million cinq cent mille livres, mille louis d'argent de poche, une parure de diamants de la plus grande valeur, quantité de bijoux et un trousseau magnifique (1).

    Réceptions, dîners et fêtes se succèdent sans interruption et de cet enchantement notre jeune pensionnaire ne s'éveillera que le 3 mars à l'aspect imprévu de son fiancé qui se présente, blondasse, assez gauche et d'une taille au-dessous de la moyenne que ne ra-chète pas une forte tendance à l'obésité.

    Le bruit, le faste des cérémonies reprennent, mais le charme est rompu. Et quand le moment viendra de prendre le chemin de l'Alle-magne, ce sera le désespoir. De plus, le croirait-on, la petite folle s'est monté la tête et s'est amourachée de Napoléon qu'elle a vu, à ses côtés, un peu plus empressé peut-être que de raison. « Je l'ado-rais ! » avouera-t-elle, cinquante ans plus tard.

    Et Antoinette ?... Antoinette... la voici justement qui entre en scène, n'ayant tout

    juste que ses quinze ans lorsque, sur les instances de Caroline, l 'Em-pereur lui confie une position-clef en la mariant le 4 février 1808, à Charles, Antoine, Frédéric, prince héréditaire de Hohenzollern dont les États sont limitrophes de ceux du grand-duché de Bade.

    De cette même promotion fera partie Stéphanie Tascher de la Pagerie dont le teint est maintenant de lis et de roses, et qui, elle, épousera le duc d'Arenberg, voisin immédiat du grand-duché de Clèves.

    Si bien qu'au printemps de 1808, sur une verticale de six cents kilomètres longeant le Rhin du Nord au Sud, l'Empire pourra compter sur la vigilance échelonnée de cinq pensionnaires de Mme Campan :

    Hortense de Beauharnais, pour la Hollande ; Caroline Murât, dans le grand-duché de Clèves ;

    (1) C. d'Arjuzon, Hádame Louis Bonayarte, p. 401. Calmann-Lévy.

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    Stéphanie de la Pagerie, tenant le duché d'Arenberg ; Stéphanie de Beauharnais, tenant le grand-duché de Bade et Antoinette Murât, tenant la principauté de Hohenzollern.

    Autant d'antennes dont l'Empereur pourra tirer un meilleur parti, et à moins de frais, que de l'instauration, comme roi de Westphalie, de cet écervelé de Jérôme au sujet duquel i l écrivait à son frère Joseph : « Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système... »

    Curieuses, ces trois lignes que n'eût pas désavouées M . Pru-dhomme, mais qu'il eût certainement rédigées en meilleur français.

    « Son système », hélas ! de mois en mois, se désagrégeait pour aboutir en 1815 à l'effondrement définitif d'une structure dont l'ins-tabilité n'avait cessé de lui être signalée par M . de Talleyrand.

    Avec la Restauration et les débuts de la monarchie de Juillet une sorte de léthargie succéda dans ces régions à l'enivrement du combat, la plupart des liens que Napoléon avait arbitrairement forgés se rompant un à un.

    Entre temps, trois de nos pensionnaires s'étaient dispersées. Stéphanie de la Pagerie, son mariage annulé, était revenue en France en 1819 finir ses jours comme marquise de Chaumont Quitry ; Caroline s'était retirée à Florence, et Hortense à Arenen-berg, sur le lac de Constance, où venaient la visiter Stéphanie et Antoinette définitivement gagnées par l'affection et l'estime de ces deux familles qui ne leur étaient plus étrangères.

    Antoinette — « prix de perfection, ordre et maintien », du 9 ther-midor an X I I — avait su maintenir très haut le culte du souvenir. Leurs enfants grandissaient en commun, arborant des prénoms à consonance française : Adrienne, Antoinette, Joséphine, Joachim, et jusqu'à une Annonciade-Caroline !

    Deux d'entre eux étaient maintenant fiancés, dont les noces allaient être célébrées le 21 octobre 1834, « Joachim », prince de Hohenzollern, fils d'Antoinette, et « Joséphine », princesse de Bade, fille de Stéphanie, et, par cette union, les deux mères allaient être aïeules, en ligne directe, d'une descendance qui, entre autres, comptera :

    Caroline, Joachine, Antoinette, princesse Nicolas de Suède et Norvège ;

    Sa Majesté le roi Charles de Roumanie ; Marie-Caroline, comtesse de Flandres ;

  • L E S D E M O I S E L L E S D E S A I N T - G E R M A I N Ô03

    Antoinette, Caroline, Adrienne, duchesse de Saxe-Alten-bourg ;

    Antoinette, Charlotte, Joséphine, Caroline, duchesse d'Anhalt ; Antoinette-Joséphine, épouse du roi Manuel de Portugal ; S.A.R. Madame la duchesse de Vendôme; S.M. le roi Albert de Belgique ; S.A.R. le comte de Flandres ; S.A.R. la princesse de Piémont. Et c'est ainsi que, en dehors de leurs alliances napoléoniennes,

    les Murât, par la petite Antoinette de La Bastide Fortanière, se trouvaient au début du x x e siècle apparentés à la plupart des Maisons souveraines de l'Europe. '

    * *

    Cette manie du mariage, du seul point de vue utilitaire, Napo-léon l'avait toujours eue, à commencer par le sien qu'à Sainte-Hé-lène i l confessait n'avoir contracté que parce qu'il supposait que « Joséphine avait une grande fortune, et que, en somme, c'était aussi une bonne affaire (sic) pour lui, Corse, de s'allier à une famille bien française. (1) »

    Il n'avait pas attendu Sainte-Hélène pour donner à son second mariage ce même caractère alors que, dans un accès de colère, i l déclarait à Metternich, en 1813, l'erreur qu'il avait commise en concluant, par son mariage avec Marie-Louise, un marché qui ne lui avait servi de rien !

    Le mariage que, contre leur gré, i l avait imposé à Louis et à Hortense avait été profondément malheureux, également malheu-reux celui bâclé entre Jérôme et la princesse Catherine de Wur-tenberg que sa dignité contraignit à vivre la plupart du temps en France.

    L a possibilité d'un mariage pour Eugène de Beauharnais avec la princesse royale de Bavière avait bien été envisagée, mais lorsque Hortense, en décembre 1805, avait questionné sa mère alors sur place à Munich, celle-ci avait répondu :

    — L'Empereur, qui ne m'a rien dit, ne marierait pas Eugène sans que j'en eusse connaissance 1

    (1) André Gavoty. les Confidences de Sainte-Hélène, La Revue do l * r Juin 1952.

  • 604 LA R E V U E

    Or, arrivant peu après à Munich pour le couronnement de l'Elec-teur, Napoléon écrivait le 6 janvier 1806 à Milan, où se trouvait Eugène, lui signifiant qu'il était fiancé ! Le 9, i l en informait ainsi Hortense : « Ma fille, Eugène arrive demain, et se mariera sous quatre jours ; j'aurais été fort aise que vous eussiez assisté à son mariage, à présent i l n'est plus temps. »

    Tout contrat de mariage, dans son esprit, prenait valeur d'hy-pothèque. Son opposition du début au mariage de Caroline avec Murât n'avait eu d'autre raison que le peu d'avantages qu'il pen-sait en tirer ; celui de Ney avec Aglaé Auguié le laissa indifférent, i l n'y assista pas ; les mariés apportaient chacun à la communauté une dot de 80.000 francs, ils étaient très épris l'un de l'autre, c'était un mariage d'inclination, qui, de son p^int de vue, n'offrait que peu d'intérêt.

    Put-il, sans en être froissé, saisir tout le sens de cette charmante lettre que Ney adressait à sa fiancée la veille de leur mariage ? « Vous ne trouverez dans cette corbeille ni perles ni diamants, mais je suis convaincu que je vous plairai davantage en vous disant qu'ayant commandé pendant plusieurs années les troupes légères qui ont pénétré dans toute l'Allemagne j'aurais pu avoir beaucoup de ces choses à vous offrir si j'avais pensé que mon épée dût me faire conquérir autre chose que de la gloire. »

    Voilà ce qu'était Ney à trente-trois ans, ce qu'il sera jusqu'au bout, impulsif, intrépide, incapable de jamais calculer.

    L'intervention de Bonaparte en 1802 mettant M. de Talleyrand dans l'obligation d'épouser Mme Grand est un sujet trop complexe pour trouver sa place ici, mais une lettre de Berthier à son mari, en date du 14 juin 1806, jette sur ce problème un jour inattendu.

    L a lettre en question se terminait ainsi : « J'envie votre bonheur d'être marié à celle que votre cœur a choisie. Moi, mon cher Talley-rand, je suis très malheureux sous ce rapport. Votre ami le Maré-chal Alex. Berthier, prince de Neufchâtel. »

    Alors, Talleyrand ne passait donc pas, en 1806, pour avoir contracté l'alliance éminemment regrettable qu'en 1809 lui repro-chait si durement Napoléon bien qu'ayant signé, ainsi que Joséphine, au contrat de son mariage.

    Il semblerait qu'aux yeux du monde et de Berthier le ménage était, en tous cas en 1806, apparemment heureux, autrement le texte de Berthier n'aurait eu aucun sens.

  • L E S D E M O I S E L L E S D E S A I N T - G E R M A I N 605

    D'autre part, ne sachant pas que le prince de Neufchâtel eût été jamais marié avant 1808, je fis part de ma surprise à la prin-cesse Murât qui, par ses liens de famille avec les princes de Wagram, devait être à même de me fixer. Voici sa réponse :

    « 28, rue de Monceau. « Cher ami,

    « Berthier n'a été marié qu'une fois — et contre son gré — à une princesse de Bavière (Wittelsbach).

    « Il était l'amant passionné de la belle Mme Visconti. Pendant la campagne d'Egypte i l avait emporté son portrait qu'il déposait sur une sorte d'autel dans sa tente et qu'il ornait de fleurs. Bona-parte s'en moquait cruellement.

    « Il y eut certainement un grain de folie chez quelques Wagram, en tous cas chez son fils, grand-père maternel de mon mari.

    « Quand je me suis mariée, i l me faisait peur — j'avais seize ans. Il avait des visions de la Dame blanche des Wittelsbach et i l y a à Grosbois une allée où elle lui annonçait les événements, et trois jours avant sa mort le grand-père auquel je rendais visite m'a dit : « Je vais mourir dans trois jours, la Dame blanche me l'a prédit. » Et c'était vrai !

    « Berthier était d'une très bonne famille ; i l avait été en Amé-rique avec Rochambeau et a écrit un livre très intéressant sur cette campagne.

    « Je suis ravie de votre appréciation du brave des braves. Vous êtes dans le Lot voisin de Mlle Murât, qui est très documentée sur la famille.

    « J'espère que vous avez du soleil et conservez votre belle santé. Affectueusement. — Ney Murât. »

    * *

    « Pas de grand génie, disait Sénèque, qui ne comporte une part de démence. » Sans aller jusque-là i l nous faut cependant constater chez Napoléon non seulement une complète atrophie du sentiment mais la détermination de ne tolérer aucune influence de cet ordre chez les hommes qu'il estimait le plus, tels Berthier et Caulaincourt. On eût dit qu'il ne pouvait supporter qu'une parcelle de leur pensée pût être attirée vers un objet autre que celui que, dans son esprit, lui, et lui seul, leur réservait. A 1' « indis-

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    pensable » Berthier toujours il refusa jusqu'à la perspective de jamais régulariser cette liaison, comme, avec une égale persistance, i l ne cessa de s'opposer à ce que Caulaincourt épousât la femme de son choix.

    Or, i l ne s'agissait, ni dans un cas ni dans l'autre, d'amours passagères mais d'attaches profondes, définitives. Cette lettre à M . de Talleyrand, Berthier l'écrivait après neuf années de dévotion à l'amie rencontrée en 1797 à Mombello, tandis que Caulaincourt, le dernier de tous demeuré aux côtés du souverain déchu, n'allait finalement ne devoir qu'à son abdication la possibilité d'épouser, enfin, Mme de Canisy, ce qu'il fit, à Versailles, le 24 mai 1814 (1).

    r O N I A T O W S K I .

    (1) Adrienne de Canisy, m a r i é e a l 'âge de -treize ans et demi an frère de son père. Sa mère , Charlotte de L o i a é u i e de Brierme, avait ¿16 guil loMué» le 10 août tVJi ainsi que son père et ses trois frères.