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« P annechon, c’est mon ordon- nance » écrit le sous-lieutenant de la 1 re section de la 7 e compa- gnie du 106 e RI de Châlons-sur- Marne, Maurice Genevoix dans Sous Verdun. Pannechon a existé sous le nom d’Alphonse Fannechon, 21 ans, cultivateur à Chailly-en-Brie (Seine-et-Marne), blessé le 20 fé- vrier 1915 aux Éparges (plaine de la Woëvre – Meuse). « Il a reçu une balle de shrapnell dans la jambe et a le genou fracassé… Panechon est blessé c’est ainsi. Et nous sommes là, en attendant l’attaque prochaine (…), serrés sur les places vides des morts, et ne penser à rien. » La section que commande Mau- rice Genevoix est composée de nombreux paysans. Il les cite tous sous des pseudonymes comme un hommage à tous les paysans-soldats « Morts pour la France ». Il y a là Marius Carrut dit Ca- nard, 32 ans cultivateur à Faux- Fresnay (Marne), Edmond Cho- beau dit Chabeau, valet de culture, « un rural dur à la be- sogne, dont les yeux bleus se décolorent dans une face hon- nête et crayeuse ». Blessé à mort aux Éparges, le 20 fé- vrier 1915, son délire l’amène « menant ses chevaux, derrière sa charrue, dans son champ : Dia ! Hue ! Al- lons petit ! ». Il y a là le caporal Victor Cuny dit Comte, 32 ans, cultivateur à Minaucourt (Marne) ; Émile Gobeaux dit Gerbeau, 33 ans, domestique de culture à Vienne-le-Château (Marne) « dont nous avons retrouvé le cadavre, le vieux bidon, le ha- vresac aux tâches sanglantes et celui du caporal Lucien (Louis Rogez, cultivateur à Cheppes dans la Marne) que nous n’avons plus revu » ; François Gaudin, dit Grondin, 23 ans, cultivateur à Bais (Ille-et-Vi- laine) dont la tête arrachée par l’éclat d’un obus roula dans les jambes de Genevoix, le 17 fé- vrier 1915 aux Éparges. Il y a là le sergent Gaston Lamou- roux dit Lar- naude, 26 ans, viticulteur à Châ- lons-sur-Marne ; les domestiques de culture Louis Bardry dit Mé- masse, 27 ans et Alfred Ma- chault dit Michaut, 31 ans ; Jo- seph Alphonse dit Patoux, 32 ans, cultivateur à Coole (Marne), le caporal Eugène Tho- mas dit Sicot, 23 ans, cultiva- teur à Legé (Loire-Atlantique) qui « pleure à grosses larmes lentes d’être sûr qu’il va mou- rir »… Tous blessés ou morts en février 1915 aux Éparges ! La différence avec les écrivains est que les paysans-soldats ne sont pas engagés mais ont été ap- pelés pour « faire leur devoir ». Abandonner sa ferme pour s’en- gager, allons donc ! Leur point commun : défendre la Patrie. Incroyable destin Les Éparges. Morne plaine de la Woëvre, Meuse. Plus de 50 000 morts entre la mi-février et la fin avril 1915. Lieu de mémoire mais aussi de coïncidence in- Les écrivains-soldats parlent des paysans Sur le front, les paysans-soldats rencontrent des écrivains-soldats. Leurs romans, lettres, carnets en témoignent ,comme c’est le cas de Maurice Genevoix dont l’ordonnance est un jeune agriculteur. HISTOIRE DANIEL ROUCOUS 10 Nos campagnes Centenaire de la Grande Guerre Dans les tranchées des Éparges (Meuse) où furent blessés Maurice Genevoix et Ernst Jünger, tués Péguy, Fournier, Pergaud. 560 éCRIVAINS SOLDATS SONT MORTS POUR LA FRANCE EN 1914-1918 l Le Feu, Carnets de guerre, Paroles d’un combattant. Articles et discours 1917-1920, Henri Barbusse l Lettres à Delphine, Louis Pergaud l Orages d’acier, Feu et sang, Carnets de guerre, Le Boqueteau 125, Ernst Jünger l Croix de bois, Le château des brouillards, Le cabaret de la belle femme, Lettres de guerre, Roland Dorgelès l Ceux de 14, Maurice Genevoix l Clavel soldat, Léon Werth l Le grand troupeau, Jean Giono l Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline l Témoins, Jean Norton Cru l Á l’ouest rien de nouveau, Erich Maria Remarque l La main coupée, Blaise Cendrars (3 e régiment de marche du 1 er régiment étranger) l Vie de martyrs et Civilisation, Georges Duhamel (engagé dès 1914 comme médecin-chirurgien) l La peur, Gabriel Chevallier l Classe 17, Le Roman inachevé, Aurélien, Louis Aragon l L’appel au sol, Adrien Bernard (chasseur alpin mort pour la France en 1917) l L’adieu aux armes, Ernest Hemingway (ambulancier sur le front italien en 1917) l Sur la guerre 1914–1919, Rudyard Kipling (reporter sur le front italo-autrichien) l Retour d’Alsace, Août 1914, Jean Giraudoux, 298 e RI l La guerre des soldats, Lettres à mes amis, Paul Vaillant-Couturier l Capitaine Conan, Roger Vercel (brancardier) l Les hommes contre, Emilio Lussu (brigade italienne Sassari constituée de paysans et de bergers sardes) l Viva Caporetto (La révolte des saints maudits), Curzio Malaparte l Œuvres poétiques, Guillaume Apollinaire, 96 e RI (*) Petite liste de romans sur la guerre de 14 par les écrivains qui y ont participé, dont ceux cités dans notre série. Les romans des écrivains soldats (*) à LIRE LA TERRE du 19 au 25 août 2014 002_LT.indd 10 05/09/2014 11:56:39

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    «P annechon, c’est m o n o r d o n -nance » écrit le sous-lieutenant de la 1re section de la 7e compa-gnie du 106e RI de Châlons-sur-Marne, Maurice Genevoix dans Sous Verdun.Pannechon a existé sous le nom d’Alphonse Fannechon, 21 ans, cultivateur à Chailly-en-Brie (Seine-et-Marne), blessé le 20 fé-vrier 1915 aux Éparges (plaine de la Woëvre – Meuse). « Il a reçu une balle de shrapnell dans la jambe et a le genou fracassé… Panechon est blessé c’est ainsi. Et nous sommes là, en attendant l’attaque prochaine (…), serrés sur les places vides des morts, et ne penser à rien. »La section que commande Mau-rice Genevoix est composée de nombreux paysans. Il les cite tous sous des pseudonymes comme un hommage à tous les paysans-soldats « Morts pour la France ». Il y a là Marius Carrut dit Ca-nard, 32 ans cultivateur à Faux-Fresnay (Marne), Edmond Cho-beau dit Chabeau, valet de culture, « un rural dur à la be-sogne, dont les yeux bleus se décolorent dans une face hon-nête et crayeuse ». Blessé à mort aux Éparges, le 20 fé-vrier 1915, son délire l’amène « menant ses chevaux, derrière sa charrue, dans son champ : Dia ! Hue ! Al-lons petit ! ».

    Il y a là le caporal Victor Cuny dit Comte, 32 ans, cultivateur à Minaucourt (Marne) ; Émile Gobeaux dit Gerbeau, 33 ans, domestique de culture à Vienne-le-Château (Marne) « dont nous avons retrouvé le cadavre, le vieux bidon, le ha-vresac aux tâches sanglantes et celui du caporal Lucien (Louis Rogez, cultivateur à Cheppes dans la Marne) que nous n’avons plus revu » ; François Gaudin, dit Grondin, 23 ans, cultivateur à Bais (Ille-et-Vi-laine) dont la tête arrachée par l’éclat d’un obus roula dans les jambes de Genevoix, le 17 fé-vrier 1915 aux Éparges.

    Il y a là le sergent Gaston Lamou-roux di t Lar -naude, 26 ans, viticulteur à Châ-lons-sur-Marne ; les domestiques

    de culture Louis Bardry dit Mé-masse, 27 ans et Alfred Ma-chault dit Michaut, 31 ans ; Jo-seph Alphonse dit Patoux, 32 ans, cultivateur à Coole (Marne), le caporal Eugène Tho-mas dit Sicot, 23 ans, cultiva-teur à Legé (Loire-Atlantique) qui « pleure à grosses larmes lentes d’être sûr qu’il va mou-rir »… Tous blessés ou morts en février 1915 aux Éparges ! La différence avec les écrivains est que les paysans-soldats ne sont pas engagés mais ont été ap-pelés pour « faire leur devoir ». Abandonner sa ferme pour s’en-gager, allons donc ! Leur point commun : défendre la Patrie.

    Incroyable destinLes Éparges. Morne plaine de la Woëvre, Meuse. Plus de 50 000 morts entre la mi-février et la fin avril 1915. Lieu de mémoire mais aussi de coïncidence in-

    Les écrivains-soldats parlent des paysans

    Sur le front, les paysans-soldats rencontrent des écrivains-soldats.Leurs romans, lettres, carnets en témoignent ,comme c’est le casde Maurice Genevoix dont l’ordonnance est un jeune agriculteur.

    HISTOIRE DanIEl ROucOuS

    10 nos campagnes Centenaire de la Grande Guerre

    Dans les tranchées des Éparges (Meuse) où furent blessés Maurice Genevoix et Ernst Jünger, tués Péguy, Fournier, Pergaud.

    560 écrivains soldats sont morts pour la France en 1914-1918

    l Le Feu, Carnets de guerre, Paroles d’un combattant. Articles et discours 1917-1920, Henri Barbussel Lettres à Delphine, Louis Pergaud l Orages d’acier, Feu et sang, Carnets de guerre, Le Boqueteau 125, Ernst Jüngerl Croix de bois, Le château des brouillards, Le cabaret de la belle femme, Lettres de guerre, Roland Dorgelèsl Ceux de 14, Maurice Genevoixl Clavel soldat, Léon Werthl Le grand troupeau, Jean Gionol Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Célinel Témoins, Jean Norton Crul Á l’ouest rien de nouveau, Erich Maria Remarquel La main coupée, Blaise Cendrars (3e régiment de marche du 1er régiment étranger) l Vie de martyrs et Civilisation, Georges Duhamel (engagé dès 1914 comme médecin-chirurgien)l La peur, Gabriel Chevallierl Classe 17, Le Roman inachevé, Aurélien, Louis Aragonl L’appel au sol, Adrien Bernard (chasseur alpin mort pour la France en 1917)l L’adieu aux armes, Ernest Hemingway (ambulancier sur le front italien en 1917)l Sur la guerre 1914–1919, Rudyard Kipling (reporter sur le front italo-autrichien)l Retour d’Alsace, Août 1914, Jean Giraudoux, 298e RIl La guerre des soldats, Lettres à mes amis, Paul Vaillant-Couturierl Capitaine Conan, Roger Vercel (brancardier)l Les hommes contre, Emilio Lussu (brigade italienne Sassari constituée de paysans et de bergers sardes)l Viva Caporetto (La révolte des saints maudits), Curzio Malapartel Œuvres poétiques, Guillaume Apollinaire, 96e RI(*) Petite liste de romans sur la guerre de 14 par les écrivains qui y ont participé, dont ceux cités dans notre série.

    Les romans des écrivains soldats (*)

    à lIRE

    la TERRE du 19 au 25 août 2014

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    croyable. En effet, le 24 ou 25 avril 1915, deux écrivains « en-nemis », pas encore connus, sont sérieusement blessés : le Fran-çais, Maurice Genevoix, 26 ans et l’Allemand, Ernst Jünger, 20 ans, fusilier au 73e RI d’Ha-novre ! Tous deux noircissent leurs carnets de guerre à l’ori-gine de Ceux de 14 pour le pre-mier, d’Orages d’acier et de Feu et sang pour le second. Tous deux ont sûrement lu les œuvres de trois autres écrivains célèbres alors, morts auparavant dans les parages : Charles Péguy, 41 ans, lieutenant de réserve au 276e RI, tué le 5 septembre 1914 à la bataille de l’Ourcq et son ami Alain Fournier, 28 ans, lieu-tenant au 288e RI de Mirande, disparu le 22 septembre 1914 dans la tranchée de Calonne. Ce jour-là, Maurice Genevoix qui s’y trouvait déjà entend « dans cette grande clairière des gémis-sements, des appels suppliants et des cris ».Plus tard, dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, non loin de là, à Marchéville-en Woëvre, fut tué Louis Pergaud, 32 ans, sous-lieutenant au 166e RI de Verdun, prix Goncourt 1910 avec ces contes rustiques, De Goupil à Margot.

    Guerre à la guerreQue fait dans la guerre ce « Mau-passant » comtois, issu d’une lignée de petits paysans, institu-teur rural dans le Doubs avant de monter à Paris, pacifiste, abonné au journal de Jaurès, L’Huma-nité, qu’il reçoit au front ?Poursuit-il La guerre des boutons qui a fait sa notoriété en 1912 et « prédit » sa destinée ? On peut y lire des réponses à cette ques-tion : « Si chacun ne peut se dé-vouer un tout petit peu c’est pas la peine de faire la guerre », s’ex-clame Lebrac, le chef républi-cain des Longevernes. « Vaut mieux avouer qu’on a de la pu-rée dans les veines et pas du sang rouge, du sang français, nom de Dieu ! Etes-vous des Al-boches ? (…) Ah, Prussiens ! Sa-lauds ! Triples cochons ! »Voilà une explication à l’enga-gement dans la guerre de Louis Pergaud et de la majorité des autres écrivains. En voici une autre : « Tu sais : je pars de bon cœur. Nous avons voulu pas-sionnément la paix, mais à Ber-lin on veut la guerre », écrit-il à son ami Marcel Martinet le 2 août 1914 (Lettres à Delphine).Car à Berlin, c’est un patriotisme guerrier, pas pacifique, qu’on en-seigne à la jeunesse allemande.

    Le sujet du bac 1914 est « La guerre a aussi du bon ». Ernst Jünger le confirme dans Orages d’acier : « Nous avions quitté les salles des cours, les bancs des écoles, les établis, les champs qui nous avaient fondus en un grand corps brûlant d’enthousiasme. La Guerre : pas de plus belle mort au monde chantions-nous ! ».Dans À l’ouest rien de nouveau, le soldat-écrivain Erich Maria Remarque n’en dit pas moins : « La guerre a fait de nous des propres à rien ! » Cependant après avoir tué le typographe Gérard Duval, il lui pro-met : « Je lutterais contre cette chose qui nous a tous abattus, que ça ne se renouvelle jamais plus ». La der des Ders !

    Rencontres dans les tranchéesAu front les paysans-soldats Cadilhac et le père Blaire ren-contrent l’écrivain-soldat Hen-ri Barbusse, journaliste paci-fiste, qui s’engage à 41 ans au 231e RI parce que « cette guerre est une guerre sociale », écrit-il dans son carnet de guerre, ge-nèse de son roman Le Feu, prix Goncourt 1916, un appel à la conscience qui circulera sur tous les fronts amis et ennemis.

    Centenaire de la Grande Guerre nos campagnes 11

    chronologie20–25 avril Les autorités allemandes déplacent de force 25 000 habitants de Lille à la campagne pour effectuer des travaux agricoles.1er mai Manifestation contre la guerre à Berlin à l’appel de Karl Leibnecht qui est emprisonné. Suivront du 13 au 15 mai des manifestations contre la dégradation des conditions de vie à Leipzig.1er juillet–8 novembre Bataille de la Somme (1,5 million d’obus envoyés par les Français et les Anglais sur les Allemands). Résultat : 1,2 millions de tués tous camps confondus.eté Mauvaise année pour la récolte du blé qui se traduit par une pénurie de farine en 1917. Une carte de pain est instaurée par le gouvernement qui oblige les boulangers à produire des gros pains de rationnement dits « pain de ménage ». 12 décembre Les Empires centraux (Allemagne et Autriche – Hongrie) envoient une proposition de paix à la Triple entente (France, Royaume-Uni, Russie) qui refuse.1917 Encadrement de la production de laine – commission d’achat pour les besoins des ateliers militaires. Année marquée par le recul stratégique des Allemands sur une ligne fortifiée de Lens à Reims. Et surtout par des mutineries et des appels à la Paix dans les armées (90 000 hommes concernés, 550 sont condamnés à mort et 49 fusillés pour l’exemple (selon les chiffres officiels). Les Socialistes rompent l’Union sacrée.

    À suivre

    Cette photo que nous envoie Lucien Buzenac de

    Castelnau-Montratier (Lot) représente des artisans

    charrons sur le front. Leur boulot est celui

    de garagistes actuels : entretien des roues et des

    essieux des charrettes, réparation du matériel

    roulant. Le premier à gauche en tricot noir est

    le grand-père de notre lecteur qui s’appelait Lucien

    comme lui. Cette photo atteste qu’il existait

    de nombreux petits métiers sur le front : scieur de long,

    menuisier, palefrenier, maréchal-ferrant

    et… écrivains publics puisque de nombreux

    soldats notamment paysans ne savaient pas écrire.

    Les paysans-soldats côtoient en-core les écrivains-soldats : Ro-land Dorgelès au 74e RI, Jean Giono au 140e RI, Léon Werth à qui Saint-Exupéry dédiera Le Petit Prince, Jean Paulhan au 9e RI des Zouaves, Louis-Ferdinand Céline au 12e régiment des cui-rassiers, Pierre Mac Orlan au 69e RI, Louis Aragon au 355e RI et tant d’autres, sans oublier ceux qui combattent pour d’autres nations (*). « T’avais donc pas de pain chez toi que tu t’es en-gagé pour bouffer à notre ga-melle ! » s’exclame un paysan-soldat auvergnat à l’arrivée au 92e RI de l’écrivain-soldat Pierre Paraf, 23 ans, qui conclut : « Un mois plus tard, j’étais leur co-pain pour la vie ».

    (*) Voir en encadré quelques-uns des écrivains les plus célèbres qui ont écrit sur 14.

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