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Les confidences De Alphonse De Lamartine A P GUICHARD, DEDICACE-PREFACE 16 octobre 1845. ... Arrivons au sujet de ta lettre. Tu me demandes : Quelle est donc la nature de ces Confidences dont un journal immensément répandu en France et en Europe annonce la publication dans ses feuilles ? Tu t'étonnes avec raison de voir les pages domestiques de ma vie obscure livrées ainsi par moi, de mon vivant, aux regards indifférents de quelques milliers de lecteurs de feuilletons... "Cette publicité, dis-tu, déflore les choses du coeur, et les feuilletons sont la monnaie de billon des livres. Pourquoi fais-tu cette faute ? Ajoutes-tu avec cette franchise un peu rude, qui est le stoïcisme de la véritable amitié ? Est-ce pour le nourrir de tes propres sentiments ? Ils seront moins à toi quand ils seront à tout le monde. Est-ce pour de la gloire ? Il n'y en a pas dans le berceau ; il n'y en a que sur le tombeau d'un très-petit nombre d'hommes. La célébrité n'est que la gloire du jour ; elle n'a pas De lendemain. Est-ce pour de l'argent ? Mais c'est le payer trop cher ! Explique-moi tout cela, ou arrête-toi, s'il en est temps, car je n'y comprends rien." Hélas ! mon ami, je vais m'expliquer : mais je commence par convenir avec humilité que tu as raison sur tous les points. Seulement, quand tu auras entendu d'une oreille un peu partiale mon explication, peut-être conviendras-tu tristement à ton tour que je n'ai pas eu tort. Voici le fait tout nu ; c'est une confidence aussi, et ce n'est peut-être pas la moins indiscrète. Tu te souviens du temps de notre jeunesse, de ces jours d'automne que j'allais passer avec toi dans le solitaire château de ta mère, en Dauphiné, sur cette colline de Bien-Assis , à peine renflée sur la plaine de Crémieux, comme une vague décroissante qui apporte un navire à la plage. Je vois encore d'ici la terrasse couverte de ses arcades de vigne, la source dans le jardin sous deux saules pleureurs que ta mère venait de planter, et dont, sans doute,

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Page 1: Les confidences De Alphonse De Lamartine A P GUICHARD, …les.tresors.de.lys.free.fr/poetes_amis_arts/lamartine... · 2008. 5. 6. · De Alphonse De Lamartine A P GUICHARD, DEDICACE-PREFACE

Les confidences

De Alphonse De Lamartine

A P GUICHARD, DEDICACE-PREFACE 16 octobre 1845.... Arrivons au sujet de ta lettre. Tu me demandes :Quelle est donc la nature de ces Confidences dont un journal immensément répandu en France et enEurope annonce la publication dans ses feuilles ? Tut'étonnes avec raison de voir les pages domestiquesde ma vie obscure livrées ainsi par moi, de monvivant, aux regards indifférents de quelques milliersde lecteurs de feuilletons...

"Cette publicité, dis-tu, déflore les choses du coeur,et les feuilletons sont la monnaie de billon deslivres. Pourquoi fais-tu cette faute ? Ajoutes-tuavec cette franchise un peu rude, qui est le stoïcisme de la véritable amitié ? Est-ce pour le nourrir de tes propres sentiments ? Ils seront moins à toi quand ils seront à tout le monde. Est-ce pour de la gloire ? Il n'y en a pas dans le berceau ; il n'y en a que sur le tombeau d'un très-petit nombre d'hommes. La célébrité n'est que la gloire du jour ; elle n'a pas De lendemain. Est-ce pour de l'argent ? Mais c'estle payer trop cher ! Explique-moi tout cela, ouarrête-toi, s'il en est temps, car je n'y comprendsrien."Hélas ! mon ami, je vais m'expliquer : mais jecommence par convenir avec humilité que tu as raisonsur tous les points. Seulement, quand tu aurasentendu d'une oreille un peu partiale mon explication,peut-être conviendras-tu tristement à ton tour que jen'ai pas eu tort. Voici le fait tout nu ; c'est uneconfidence aussi, et ce n'est peut-être pas lamoins indiscrète.

Tu te souviens du temps de notre jeunesse, de cesjours d'automne que j'allais passer avec toi dans lesolitaire château de ta mère, en Dauphiné, sur cettecolline de Bien-Assis , à peine renflée sur laplaine de Crémieux, comme une vague décroissantequi apporte un navire à la plage. Je vois encored'ici la terrasse couverte de ses arcades de vigne,la source dans le jardin sous deux saules pleureursque ta mère venait de planter, et dont, sans doute,

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quelque rejeton s'effeuille maintenant sur satombe ; les grands bois derrière où retentissait, lematin, la voix de tes chiens ; le salon orné duportrait de ton père en uniforme d'officier généralavec un cordon rouge de l'ancien régime ; la tourelleenfin, toute pleine de livres, dont ta mère tenait laclef, et qui ne s'ouvrait qu'en sa présence, de peurque nos mains ne prissent la ciguë pour lepersil parmi cette végétation touffue et trompeuse de la pensée humaine où la panacée croît si près du poison.Tu te souviens aussi de tes voyages de vacances àMilly, où tu as connu ma mère qui t'aimait presquecomme un fils ? Sa gracieuse figure, ses yeuximbibés de la tendresse de son âme, le timbre ému etémouvant de sa voix, son sourire de paix où serépandait toujours une bonté, où jamais la pluslégère raillerie ne contractait les lèvres, sont-ilsrestés dans ta mémoire ?

"Quel rapport y a-t-il, me diras-tu, entre tout cela,le château de Bien-Assis, la maisonnette de Milly,ma mère et la tienne, et la publication de ces pagesde ta jeunesse ?"

- Tu vas voir !Ma mère avait l'habitude, prise de bonne heure, dansl'éducation un peu romaine qu'elle avait reçue àSaint-Cloud, de mettre un intervalle derecueillement entre le jour et le sommeil, comme lessages cherchent à en mettre un entre la vie et lamort. Quand tout le monde était couché dans samaison, que ses enfants dormaient dans leurs petitslits autour du sien, qu'on n'entendait plus que lesouffle régulier de leurs respirations dans lachambre, le bruit du vent contre les volets, lesaboiements du chien dans la cour, elle ouvraitdoucement la porte d'un cabinet rempli de livresd'éducation, de dévotion, d'histoire ; elle s'asseyaitdevant un petit bureau de bois de rose incrustéd'ivoire et de nacre, dont les compartimentsdessinaient des bouquets de fleurs d'oranger ; elletirait d'un tiroir de petits cahiers reliés en cartongris comme des livres de compte. Elle écrivait surces feuilles, pendant une ou deux heures, sansrelever la tête et sans que la plume se suspendîtune seule fois sur le papier pour attendre la chutedu mot à sa place. C'était l'histoire domestique de la journée,les annales de l'heure, le souvenir fugitif deschoses et des impressions, saisi au vol et arrêtédans sa course, avant que la nuit l'eût faitenvoler : les dates heureuses ou tristes, lesévénements intérieurs, les épanchements d'inquiétudeet de mélancolie, les élans de reconnaissance et de

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joie, les prières toutes chaudes jaillies du coeurà Dieu, toutes les notes sensibles d'une naturequi vit, qui aime, qui jouit, qui souffre, quibénit, qui invoque, qui adore, une âme écriteenfin !...

Ces notes jetées ainsi à la fin des jours sur lepapier comme des gouttes de son existence, ont finipar s'accumuler et par former, à sa mort, un précieuxtrésor de souvenirs pour ses enfants. Il y en avingt-deux volumes. Je les ai toujours sous la main,et quand je veux retrouver, revoir, entendre l'âmede ma mère, j'ouvre un de ces volumes, et ellem'apparaît.

Or, tu sais combien les habitudes sont héréditaires.Hélas ! pourquoi les vertus ne le sont-elles pasaussi ?... Cette habitude de ma mère fut de bonneheure la mienne. Quand je sortis du collége, elle memontra ces pages et elle me dit :"Fais comme moi : donne un miroir à la vie. Donneune heure à l'enregistrement de tes impressions, àl'examen silencieux de ta conscience. Il est bon depenser, le jour, avant de faire tel ou tel acte :"J'aurai à en rougir ce soir devant moi-même enl'écrivant." Il est doux aussi de fixer les joies quinous échappent ou les larmes qui tombent de nos yeux,pour les retrouver, quelques années après, sur cespages, et pour se dire : "Voilà donc de quoi j'aiété heureux ! Voilà donc de quoi j'ai pleuré !" Cela apprend l'instabilité des sentiments et deschoses ; cela fait apprécier les jouissances et lespeines, non pas à leur prix du moment qui noustrompe, mais au prix seul de l'éternité qui seulene nous trompe pas !"J'écoutai ces paroles et j'obéis. Seulement je n'obéispas à la lettre. Je n'écrivis pas tous les jours,comme ma mère, le jour écoulé. L'emportement de lavie, la fougue des passions, l'entraînement des lieux,des personnes, des pensées, des choses, le dégoûtd'une conscience souvent troublée, que je n'auraiscontemplée qu'avec humiliation et avec douleur,m'empêchèrent de tenir ce registre de mes pas dansla vie avec la pieuse régularité de cette sainte femme.Mais de temps en temps, aux heures de calme où l'âmes'assoit, aux époques de solitude où le coeur rappelleà soi les tendresses et les images, aux temps mortsde l'existence où l'on ne revit que du passé,j'écrivis (sans soin et sans songer si jamais unautre oeil que le mien lirait ces pages), j'écrivis,dis-je, non toutes, mais les principales émotionsde ma vie intérieure. Je remuai du bout de ma plumela cendre froide ou chaude de mon passé. Je soufflai

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sur ces charbons éteints de mon coeur pour enranimer quelques jours de plus la lueur et la chaleurdans mon sein ! Je fis cela à sept ou huit reprisesde ma vie, sous la forme de notes, dont l'une n'a deliaison avec l'autre que l'identité de l'âme qui lesa dictées.Suis-moi encore un moment et pardonne à la longueurde ma lettre.Il y a cinq ou six ans, j'étais allé, pendant un été,me réfugier, pour travailler en paix à l'Histoire dela Révolution française, dans la petite îled' Ischia , au milieu du golfe de Gaëte,séparé du continent par cette belle mer sans laquelle aucun site n'est complet pour moi ; l'infini visiblequi fait sentir aux yeux les bords du temps etentrevoir l'existence sans bords. Ischia, comme tule verras en lisant ces pages, m'a toujours été cherà un autre titre. C'est la scène de deux des plustendres réminiscences de ma vie : l'une suave etjuvénile comme l'enfance ; l'autre grave, forte etdurable comme l'âge d'homme. On aime les lieux oùl'on a aimé. Ils semblent nous conserver notre coeurd'autrefois et nous le rendre intact pour aimerencore.Un jour donc de l'été de 1843, j'étais seul, étendu àl'ombre d'un citronnier, sur la terrasse de lamaisonnette de pêcheur que j'occupais, à regarderla mer, à écouter ses lames qui apportent etremportent les coquillages bruissants de ses grèves,et à respirer la brise que le contre-coup de chaqueflot faisait jaillir dans l'air, comme l'éventailhumide qu'agitent les pauvres nègres sur le front deleurs maîtres dans nos tropiques. J'avais fini dedépouiller, la veille, les mémoires, les manuscritset les documents que j'avais apportés pour l'Histoiredes Girondins. Les matériaux me manquaient.J'avais rouvert ceux qui ne nous manquent jamais, nossouvenirs. J'écrivais sur mon genou l'histoire deGraziella , ce triste et charmant pressentimentd'amour que j'avais rencontré autrefois dans ce mêmegolfe, et je l'écrivais en face de l'île deProcida , en vue de la ruine de la petite maisondans les vignes et du jardin sur la côte, que sonombre semblait me montrer encore du doigt. Je voyaissur la mer s'approcher une barque à pleine voile,dans des flots d'écume, sous un soleil ardent. Unjeune homme et une jeune femme cherchaient à abriterleurs fronts sous l'ombre du mât. La porte de la terrasse s'ouvrit. Un petit garçond'Ischia, servant de guide aux nouveaux débarquésdans l'île, entra et m'annonça inopinément unétranger.

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Je vis s'approcher un jeune homme de haute et souplestature, d'une démarche lente et mesurée comme cellede quelqu'un qui porte une pensée et qui craint de larépandre ; d'un visage mâle et doux, encadré d'unebarbe noire ; d'un profil qui se découpait sur leciel bleu en deux pures lignes grecques, comme cesphysionomies des jeunes disciples de Platon qu'onretrouve dans le sable du Pirée, sur des médaillesou sur des pierres taillées d'un blanc bistre. Jereconnus la démarche, le profil et la voix timbréed'Eugène Pelletan, un des amis de mon second âge.Tu connais ce nom comme celui d'un des écrivainsqui ont le plus de lueur matinale de notre gloirefuture sur leurs premières pages, pressentimentsvivants des idées qui vont éclore, précurseurs dusiècle où nous ne serons présents que par nos voeux.J'aime Pelletan de cet attrait qu'on a pour l'avenir.Je le reçois comme une bonne nouvelle et comme unami. Il est de ces hommes qui n'importunent jamais,mais qui vous aident à penser comme à sentir.Il avait laissé sa jeune et gracieuse femme dans unemaison de la plage. Après avoir causé un moment de laFrance et de cette île, où il avait appris, parhasard, à Naples, que j'étais retiré, il vit despages sur mes genoux, un crayon à demi usé entre mesdoigts. Il me demanda ce que je faisais. "Voulez-vousl'entendre, lui dis-je, pendant que votre jeunefemme dort pour se reposer de la traversée, et quevous vous reposerez vous-même contre ce troncd'oranger ? Je vais vous lire." Et je lui lus,pendant que le soleil baissait derrière l' Epomeo , haute montagne de l'île, quelques-unes des pages del'histoire de Graziella . Le lieu, l'heure,l'ombre, le ciel, la mer, le parfum des arbres, serépandirent sur les pages sans couleur et sansparfum, et lui firent l'illusion de l'inattendu etdu lointain. Il en parut ému. Nous fermâmes le livre.Nous descendîmes à la plage ; nous visitâmes l'îledans la soirée, avec sa femme ; je lui donnail'hospitalité d'une nuit, et il repartit.Je restai jusqu'aux premières tempêtes d'automne àIschia, et je repartis moi-même pour Saint-Point.Des affaires pressantes m'y rappelaient : Resangusta domi , comme dit Horace ; triste mot queles modernes ont traduit par gêne domestique,embarras de fortune, difficulté de vivre selonson état. - Comment les connais-tu ? me dis-tu sansdoute. Ne pouvais-tu pas t'en affranchir en servanthonorablement ton pays, qui ne t'a jamais fermé lacarrière de ses négociations largement rétribuées ?- C'est vrai, mais j'ai préféré, depuis 1830, servirà mes dépens dans l'armée de Dieu, soldat sanssolde des idées qui n'ont pas de budget sur la terre.

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Quoi qu'il en soit, on me demandait inopinément leremboursement d'une somme considérable que j'avaisempruntée pour racheter de ma famille la terre et lamaison de ma mère, ce Milly que tu connaissais tantet où nous avons tant rêvé et tant erré ensemble quandtu avais seize ans et moi quinze. à la mort de mamère, ce bien de coeur plus que de terre allait sevendre pour être partagé en cinq parts dont jen'avais pas une. Il allait passer à des inconnus.Mes soeurs et mes beaux-frères, aussi affligés quemoi, m'offraient généreusement tous les moyens desauver le dépôt commun de leurs souvenirs. J'étaisplus riche alors ; je fis un effort surnaturel ; j'achetai Milly. J'espérais yfinir mes jours. Le poids de cette terre, dont jepayai jusqu'au dernier cep avec de l'argent d'emprunt,m'écrasa longtemps. J'acceptai joyeusement ce poidspour ne pas vendre un sentiment avec un sillon. Je nem'en repentis jamais ; je ne m'en repens pas encore.Mais enfin l'heure arrivait où il fallait ousuccomber ou vendre. Je retardais en vain. Si letemps a des ailes, les intérêts d'un capital ont larapidité et le poids du waggon.

J'étais navré... Je me retournais dans mon angoisse.Je prenais mon parti ; puis je revenais sur marésolution prise. Je regardais de loin avec désespoirce petit clocher gris sur le penchant de la colline,le toit de la maison, la tête des tilleuls que tuconnais et qu'on voit de la route, par-dessus lestuiles du village. Je me disais : "Je ne pourrai pluspasser sur cette route ; je ne pourrai plus regarderde ce côté. Ce clocher, cette colline, ce toit, cesmurs, me reprocheront toute ma vie de les avoir livréspour quelques sacs d'écus ! Et ces bons habitants ! etces braves et pauvres vignerons, qui sont mes frèresde lait et avec lesquels j'ai passé mon enfance,mangeant le même pain à la même table ! que diront-ils ?que deviendront-ils quand on va leur apprendre quej'ai vendu leurs prés, leurs vignes, leur toit, leursvaches et leurs chèvres, et qu'un nouveau possesseur,qui ne les connaît pas, qui ne les aime pas, vabouleverser demain peut-être toute leur destinée,enracinée comme la mienne dans ce sol ingrat maisnatal ?"

Cependant l'heure pressait. Je fis venir un de ceshommes estimés dans le pays, qui achètent lespropriétés en bloc pour les revendre en détail, unde ces monnayeurs intelligents de la terre, et je lui dis : "Vendez-moi de Milly ce qu'il faut pour faire cent mille francs", ou plutôt, comme dit au juif le marchand de Venise, dans Shakspeare :

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"Vendez-moi un morceau de ma chair !"

Cet homme, que tu connais, car il est de ton pays,M M, était sensible. Je vis des larmes dans sesyeux. Il aurait donné son bénéfice pour me sauvercette peine ; mais il n'y avait plus à délibérer.Nous allâmes ensemble sur les lieux, sous un prétextevague, pour examiner quelle partie du domaine pouvaitle plus convenablement s'en détacher et se diviser enlots accessibles aux acquéreurs du voisinage. Maisc'est là que l'embarras devint plus insoluble etl'angoisse plus déchirante entre nous. - "Monsieur,me disait-il, en étendant le bras et en coupant l'airdu geste comme un arpenteur coupe le terrain, voilà unlot qui se vendrait facilement ensemble, et quin'ébrécherait pas trop ce qui vous restera. - Oui,répondais-je, mais c'est la vigne qu'a plantée monpère l'année de ma naissance, et qu'il nous atoujours recommandé de conserver comme la meilleurepièce du domaine arrosé de sa sueur, en mémoire delui. - Eh bien, reprenait l'appréciateur, en voilàun autre qui tenterait bien les acheteurs de petitefortune, parce qu'il est propre au bétail. - Oui,répliquais-je, mais cela ne se peut pas ; c'est larivière, le pré et le verger où notre mère nousfaisait jouer et baigner dans notre enfance, et oùelle a élevé avec tant de soin ces pommiers, cesabricotiers et ces cerisiers pour nous. Cherchonsailleurs. - Ce coteau derrière la maison ? - Maisc'est celui qui bornait le jardin et qui faisaitface à la fenêtre du salon de famille ! Qui pourraitmaintenant le regarder sans larmes dans les yeux ? - Ce groupe de maisons détachées avec ces vignes en pente qui descendent dans la vallée ? - Oh ! c'est la maison du père nourricier de mes soeurs et de la vieille femme qui m'a élevé moi-même avec tant d'amour. Autant vaudrait leur acheter deux places au cimetière, car le chagrin de se voir chassés de leur toit et de leurs vignes ne tarderait pas à les y conduire. - Eh bien ! la maison principale avec les bâtiments, les jardins et l'espace autour de l'enclos ? - Mais j'y veux mourir dans le lit de mon père. C'est impossible ; ce serait le suicide de tous les sentiments de la famille.

- Qu'avez-vous à dire contre ce fond de vallon qu'onn'aperçoit pas de vos fenêtres ? - Rien, si ce n'estqu'il contient l'ancien cimetière où furent ensevelissous mes yeux, pendant mon enfance, mon petit frèreet une soeur que j'ai tant pleurés. Allonsailleurs !..."Nous marchâmes en vain, nous ne trouvâmes rien quipût se détacher sans emporter en même temps un

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lambeau de mon âme. Je rentrai tristement le soir àla maison. Je ne dormis pas.Le lendemain matin, le facteur rural me remit unpaquet de lettres. Il y en avait une de Paris.L'adresse était écrite d'une de ces écritures nettes,cursives, brèves, qui annoncent la promptitude, laprécision et la fermeté de résolution de l'espritdans la volubilité de la main. Je l'ouvris. Elleétait de M de G : "M Pelletan, me disait-il,m'a parlé avec intérêt de quelques pages de souvenirsd'enfance dont il a entendu la lecture à Ischia .Voulez-vous les envoyer à la Presse ? Elle vousenverra en échange la somme que vous demanderez."Je répondis, sans hésiter, par un remercîment et parun refus : "Le prix offert par le journal, disais-je à M de G,est bien au-dessus de quelques pages sans valeur ;mais je ne pourrais me décider à publier des reliquespoudreuses de ma mémoire sans intérêt pour tout autreregard que le mien."

La lettre partit. Le notaire vint, six jours après,pour rédiger le projet de vente de Milly. L'hommed'affaires en avait enfin dépecé une première parcellede cinquante mille francs prête à trouver un acheteur.L'acte était sur la table. D'un mot j'allais aliénerpour jamais cette part de mes yeux. La main metremblait, mon regard se troublait, le coeur memanqua.

à ce moment on ouvrit ma porte. C'était le facteur.Il jeta sur la table une lettre de Paris. M de Ginsistait avec une obligeance qui avait l'accent etle sentiment de l'amitié. Il me donnait trois anspour m'accoutumer à cette idée. Le lointain enlevales angles de toutes les difficultés. Il affaiblittout en voilant tout. Je ne me dissimulai rien desamertumes qui découleraient pour moi de l'engagementque j'allais prendre. Je pesai d'un côté la tristessede voir des yeux indifférents parcourir les fibrespalpitantes de mon coeur à nu sous des regards sansindulgence ; de l'autre, le déchirement de ce coeurdont l'acte allait détacher un morceau de ma propremain. Il fallait faire un sacrifice d'amour-propreou un sacrifice de sentiment. Je mis la main sur mesyeux, je fis le choix avec mon coeur. Le projet devente tomba déchiré de mes mains et je répondis àM de G : "J'accepte." Milly fut sauvé et je fuslié. Pense à Bien-Assis et condamne-moi, situ l'oses. à ma place, aurais-tu fait autrement ?Rassure-toi cependant. En livrant ces simples pages, je n'ai livré que moi. Il n'y a là ni un nom, ni unemémoire qui puisse souffrir une peine ou une ombre demon indiscrétion. J'ai peu rencontré de méchants sur

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ma route, j'ai vécu dans une atmosphère de bonté, degénie, de générosité, d'amour et de vertu, je ne mesouviens que des bons. J'oublie sans effort les autres.Mon âme est comme ces cribles où les laveurs d'or duMexique recueillent les paillettes du pur métal dansles torrents des Cordillières. Le sable en retombe,l'or y reste. à quoi bon charger sa mémoire de cequi ne sert pas à nourrir, à charmer ou à consolerle coeur ?...Maintenant, quand le chagrin de cette publicité àsubir pèse trop douloureusement sur ma pensée ; quandje me représente la pitié des uns, le sourire desautres, tout en feuilletant ces pages qui devaientrester dans l'ombre, comme des larcins faits à lapudeur de la vie ou à l'intimité du foyer de famille,je fais seller mon cheval ; je monte à petits pas lesentier rocailleux de Milly ; je regarde à droiteet à gauche, dans les prés et dans les vignes, lespaysans qui me saluent de loin d'un hochement de têteaffectueux, d'un geste ami et d'un sourire de vieilleconnaissance ; je vais m'asseoir au soleil d'automne,dans le coin le plus reculé du jardin, d'où l'on voitle mieux le toit paternel, les vignes, le verger ; jecontemple d'un oeil humide cette petite maison carréedont un immense lierre planté par ma mère arronditet verdit les angles, comme des arcs-boutants naturelssortis de la terre pour empêcher nos vieux murs des'écrouler avant moi ; j'écoute le bruit de la piochedes vignerons qui remuent la glèbe sur la colline queje leur ai conservée ; je vois s'élever de leurs toitsde lave la fumée du sarment que les femmes allument à leurs vieux foyers et qui les rappelle des champs ;je regarde l'ombre des tilleuls que le soir grandits'allonger lentement jusqu'à moi, comme des fantômesqui viennent me lécher les pieds pour me bénir... Jeme dis : "Le monde me blâme, mes amis ne mecomprennent pas ; c'est juste ! Je n'ai pas le droitde me plaindre... Mais ce jardin, cette maison vide,ces vignes, ces arbres, ces vieillards, ces femmes,ces enfants me remercient d'un peu de honte supportéepour les conserver intacts ou heureux autour de moijusqu'au lendemain de mon dernier soir ! Eh bien !acceptons pour eux cette peine. Je la raconterai unefois à mon père, à ma mère, à l'ombre de mes soeurs,quand je les retrouverai dans la maison du père defamille éternel ; et ils ne m'accuseront pas, eux !ils me plaindront et ils me béniront peut-être pource que j'ai fait !..."Fais donc comme eux, toi, mon vieil ami ! Soisindulgent ! Et, si tu ne peux m'approuver, excuse-moidu moins, en pensant aux murs et aux arbres où tuvieillis dans l'atmosphère de tes premières annéeset tout enveloppé de la mémoire de tes pères !...

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Saint-Point, 25 décembre 1847.

LIVRE PREMIER A M.Vous voulez connaître la première moitié de ma vie ?car vous m'aimez ; mais vous ne m'aimez que dans leprésent et dans l'avenir ; mon passé vous échappe ;c'est une part de moi qui vous est ravie, il fautvous la restituer. Et moi aussi il me sera quelquefoisdoux, souvent pénible, de remonter pour vous et avecvous seul jusqu'à ces sources vives et voilées de monexistence, de mes sentiments, de mes pensées. Quandle fleuve est troublé et ne roule plus que des ondestumultueuses et déjà amères, entre des sables arides,avant de les perdre dans l'Océan commun, quin'aimerait à remonter flot à flot et vallée parvallée les longues sinuosités de son cours, pour admirer del'oeil et puiser dans le creux de sa main sespremières ondes sortant du rocher, cachées sous lesfeuilles, fraîches comme la neige d'où elles pleuvent,bleues et profondes comme le ciel de la montagne quis'y réfléchit ? Ah ! ce que vous me demandez de fairesera un délicieux rafraîchissement pour mon âme, enmême temps qu'une curiosité tendre et satisfaite pourvous. Je touche à ce point indécis de la vie humaineoù, arrivé au milieu des années que Dieu mesureordinairement aux hommes les plus favorisés, on estun moment comme suspendu entre les deux parts de sonexistence, ne sachant pas bien si l'on monte encore ousi l'on commence déjà à descendre. C'est l'heure des'arrêter un moment, si l'on prend encore quelqueintérêt à soi-même, ou, si un autre en prend encore àvous, de jeter quelques regards en arrière et deressaisir, à travers les ombres qui commencent déjàà s'étendre et à vous les disputer, les sites, lesheures, les personnes, les douces mémoires que lesoir efface et qu'on voudrait faire revivre à jamaisdans le coeur d'un autre, comme elles vivent à jamaisdans votre propre coeur. Mais, au moment de commencerpour vous à déplier ces plis si intimes et sisoigneusement fermés de mes souvenirs, je sens desflots de tendresse, de mélancolie et de douleurmonter tout brûlants du fond de ma poitrine et mefermer presque la voix avec tous les sanglots dema vie passée ; ils étaient comme endormis, maisils n'étaient pas morts ; peut-être ai-je tort deles remuer, peut-être ne pourrai-je pas continuer.Le silence est le linceul du passé ; il est quelquefoisimpie, souvent dangereux de le soulever. Mais, lorsmême qu'on le soulève pieusement et avec amour, le

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premier moment est cruel. Avez-vous passé quelquefois par une deces plus terribles épreuves de la vie ? J'y ai passédeux fois, moi, et je n'y pense jamais sans unfrisson.La mort vous a enlevé par une surprise, et en votreabsence, un des êtres dans lequel vous viviez le plusvous-même, une mère, un enfant, une femme adorée.Rappelé par la fatale nouvelle, vous arrivez avant quela terre ait reçu le dépôt sacré de ce corps à jamaisendormi. Vous franchissez le seuil, vous montezl'escalier, vous entrez dans la chambre, on vouslaisse seul avec Dieu et la mort. Vous tombez àgenoux auprès du lit, vous restez des heures entièresles bras étendus, le visage collé contre les rideauxde la couche funèbre. Vous vous relevez enfin, vousfaites çà et là quelques pas dans la chambre. Vousvous approchez, vous vous éloignez tour à tour de celit où un drap blanc, affaissé sur un corps immobile,dessine les formes de l'être que vous ne reverrezplus jamais. Un doute horrible vous saisit : je puissoulever le linceul, je puis voir encore une fois levisage adoré. Faut-il le revoir tel que la mort l'afait ? Faut-il baiser ce front à travers la toile etne revoir jamais ce visage disparu que dans samémoire et avec la couleur, le regard et laphysionomie que la vie lui donnait ? Lequel vautmieux pour la consolation de celui qui survit, pourle culte de celui qui est mort ? Problème douloureux !Je conçois trop qu'on se le pose et qu'on le résolvedifféremment. Quant à moi, je me le suis posé, maisl'instinct a toujours prévalu sur le raisonnement.J'ai voulu revoir, j'ai revu ! Et la tendre piétédu souvenir que je voulais imprimer en moi n'en apoint été altérée : la mémoire du visage animé etvivant, se confondant dans ma pensée avec la mémoiredu visage immobile et comme sculpté en marbre par la mort, a laissé pour mon âme,sur ces visages pétrifiés dans ma tendresse, quelquechose de palpitant comme la vie et d'immuable commel'immortalité.J'éprouve quelque chose de ce sentiment d'hésitationen rouvrant pour vous ce livre scellé de ma mémoire.Sous ce voile de l'oubli il y a une morte : c'est majeunesse ! Que d'images délicieuses, mais aussi quede regrets saignants se ranimeront avec elle !N'importe ; vous le voulez, je vous obéis. Dans quellemain plus douce et plus pieuse pourrais-je remettre,pour les conserver quelques jours, les cendres encoretièdes de ce qui fut mon coeur ?Mon Dieu ! j'ai souvent regretté d'être né ! j'aisouvent désiré de reculer jusqu'au néant, au lieud'avancer, à travers tant de mensonges, tant de

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souffrances et tant de pertes successives, vers cetteperte de nous-mêmes que nous appelons la mort !Cependant, même dans ces moments où le désespoirl'emporte sur la raison, et où l'on oublie que lavie est un travail imposé pour nous achever nous-mêmes,je me suis toujours dit : Il y a quelque chose que jeregretterais de n'avoir pas goûté, c'est le lait d'unemère, c'est l'affection d'un père, c'est cetteparenté des âmes et des coeurs avec des frères ; cesont les tendresses, les joies et même les tristessesde la famille ! La famille est évidemment un secondnous-mêmes, plus grand que nous-mêmes, existantavant nous et nous survivant avec ce qu'il y a demeilleur de nous ; c'est l'image de la sainte etamoureuse unité des êtres révélée par le petit groupe d'êtresqui tiennent les uns aux autres et rendue visible parle sentiment ! J'ai souvent compris qu'on voulûtétendre la famille ; mais la détruire !... c'est unblasphème contre la nature et une impiété contre lecoeur humain ! Où s'en iraient toutes ces affectionsqui sont nées là et qui ont leur nid sous le toitpaternel ? La vie n'aurait point de source, elle nesaurait ni d'où elle vient ni où elle va. Toutes cestendresses de l'âme deviendraient des abstractionsde l'intelligence. Ah ! le chef-d'oeuvre de Dieu,c'est d'avoir fait que ses lois les plus conservatricesde l'humanité fussent en même temps les sentimentsles plus délicieux de l'individu ! Tant qu'on n'aimepas, on ne comprend pas !Heureux celui que Dieu a fait naître d'une bonne etsainte famille ! c'est la première des bénédictionsde la destinée ; et quand je dis une bonne famille,je n'entends pas une famille noble de cette noblesseque les hommes honorent et qu'ils enregistrent surdu parchemin. Il y a une noblesse dans toutes lesconditions. J'ai connu des familles de laboureursoù cette pureté de sentiments, où cette chevaleriede probité, où cette fleur de délicatesse, où cettelégitimité des traditions qu'on appelle la noblesse,étaient aussi visibles dans les actes, dans les traits,dans le langage, dans les manières, qu'elles le furentjamais dans les plus hautes races de la monarchie. Ily a la noblesse de la nature comme celle de lasociété, et c'est la meilleure. Peu importe à quelétage de la rue ou de quelle grandeur dans les champssoit le foyer domestique, pourvu qu'il soit le refugede la piété, de l'intégrité et des tendresses dela famille qui s'y perpétue ! La prédestination del'enfant, c'est la maison où il est né ; son âme secompose surtout des impressions qu'il y a reçues. Le regard des yeuxde notre mère est une partie de notre âme qui pénètre

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en nous par nos propres yeux. Quel est celui qui, enrevoyant ce regard seulement en songe ou en idée, nesent pas descendre dans sa pensée quelque chose quien apaise le trouble et qui en éclaire la sérénité ?Dieu m'a fait la grâce de naître dans une de cesfamilles de prédilection qui sont comme un sanctuairede piété où l'on ne respire que la bonne odeur quequelques générations y ont répandue en traversantsuccessivement la vie ; famille sans grand éclat,mais sans tache, placée par la Providence à un de cesrangs intermédiaires de la société où l'on tient à lafois à la noblesse par le nom et au peuple par lamodicité de la fortune, par la simplicité de la vie etpar la résidence à la campagne, au milieu des paysans,dans les mêmes habitudes et à peu près dans les mêmestravaux. Si j'avais à renaître sur cette terre, c'estencore là que je voudrais renaître. On y est bienplacé pour voir et pour comprendre les conditionsdiverses de l'humanité... au milieu. Pas assez hautpour être envié, pas assez bas pour être dédaigné ;point juste et précis où se rencontrent et serésument dans les conditions humaines l'élévationdes idées que produit l'élévation du point de vue,le naturel des sentiments que conserve la fréquentationde la nature.Sur les bords de la Saône, en remontant son cours, àquelques lieues de Lyon, s'élève entre des villageset des prairies, au penchant d'un coteau à peine renfléau-dessus des plaines, la ville petite mais gracieusede Mâcon. Deux clochers gothiques, décapités par larévolution et minés par le temps, attirent l'oeil etla pensée du voyageur qui descend vers la Provenceou vers l'Italie, sur les bateaux à vapeur dont larivière est tout le jour sillonnée. Au-dessous deces ruines de la cathédrale antique s'étendent, surune longueur d'une demi-lieue, de longues files demaisons blanches et des quais où l'on débarque et oùl'on embarque les marchandises du midi de la Franceet les produits des vignobles mâconnais. Le haut dela ville, que l'on n'aperçoit pas de la rivière, estabandonné au silence et au repos. On dirait d'uneville espagnole. L'herbe y croît l'été entre lespavés. Les hautes murailles des anciens couventsen assombrissent les rues étroites. Un collége, unhôpital, des églises, les unes restaurées, les autresdélabrées et servant de magasins aux tonneliers dupays ; une grande place plantée de tilleuls à sesdeux extrémités, où les enfants jouent, où lesvieillards s'assoient au soleil dans les beaux jours ;de longs faubourgs à maisons basses qui montent enserpentant jusqu'au sommet de la colline, àl'embouchure des grandes routes ; quelques jolies

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maisons dont une face regarde la ville, tandis quel'autre est déjà plongée dans la campagne et dans laverdure ; et, aux alentours de la place, cinq ou sixhôtels ou grandes maisons presque toujours fermées,qui reçoivent, l'hiver, les anciennes familles de laprovince : voilà le coup d'oeil de la haute ville.C'est le quartier de ce qu'on appelait autrefois lanoblesse et le clergé ; c'est encore le quartier dela magistrature et de la propriété. Il en est demême partout : les populations descendent deshauteurs pour travailler, et remontent pour se reposer. Elles s'éloignent du bruit dès qu'elles ontle bien-être.à l'un des angles de cette place, qui était avant larévolution un rempart, et qui en conserve le nom, onvoit une grande et haute maison percée de fenêtresrares et dont les murs élevés, massifs et noircispar la pluie et éraillés par le soleil, sont reliésdepuis plus d'un siècle par de grosses clefs de fer.Une porte haute et large, précédée d'un perron dedeux marches, donne entrée dans un long vestibule,au fond duquel un lourd escalier en pierre brille ausoleil par une fenêtre colossale et monte d'étage enétage pour desservir de nombreux et profondsappartements. C'est là la maison où je suis né.Mon grand-père vivait encore. C'était un vieuxgentilhomme qui avait servi longtemps dans les arméesde Louis XV, et avait reçu la croix de Saint-Louisà la bataille de Fontenoy. Rentré dans sa provinceavec le grade de capitaine de cavalerie, il y avaitrapporté les habitudes d'élégance, de splendeur et deplaisir contractées à la cour ou dans les garnisons.Possesseur d'une belle fortune dans son pays, ilavait épousé une riche héritière de Franche-Comté,qui lui avait apporté en dot de belles terres et degrandes forêts dans les environs de Saint-Claudeet dans les gorges du Jura, non loin de Genève.Il avait six enfants, trois fils et trois filles.D'après les idées du temps, la fortune de la familleavait été destinée tout entière à l'aîné de ces fils.Le second était entré malgré lui dans l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucune vocation.Des trois filles, deux avaient été mises dans descouvents, l'autre était chanoinesse et avait faitses voeux. Mon père était le dernier né de cettenombreuse famille. Dès l'âge de seize ans, on l'avaitmis au service dans le même régiment où avait serviavant lui son père. Il ne devait jamais se marier :c'était la règle du temps. Il devait vieillir dans legrade modeste de capitaine de cavalerie, auquel ilétait arrivé de bonne heure ; venir de temps en tempsen semestre dans la maison paternelle ; gagnerlentement la croix de Saint-Louis, terme unique des

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ambitions du gentilhomme de province ; puis, dans sonâge avancé, pourvu d'une petite pension du roi etd'une légitime plus mince encore, végéter dans unechambre haute de quelque vieux château de son frèreaîné, surveiller le jardin, chasser avec le curé,dresser les chevaux, jouer avec les enfants, fairela partie d'échecs ou de trictrac des voisins,complaisant né de tout le monde, esclave domestique,heureux de l'être, aimé mais négligé par tout lemonde, et achevant ainsi sa vie, inaperçu, sans biens,sans femme, sans postérité, jusqu'à ce que lesinfirmités et la maladie le reléguassent du salondans la chambre nue, où pendaient au mur son casqueet sa vieille épée, et qu'on dît un jour dans lechâteau : "Le chevalier est mort."Mon père était le chevalier de Lamartine, et cettevie lui était destinée. Modeste et respectueux, ill'aurait acceptée en gémissant, mais sans murmure. Unecirconstance vint changer inopinément tous cesarrangements du sort. Son frère aîné devintvalétudinaire ; les médecins lui déconseillèrent lemariage. Il dit à son père : "Il faut marier lechevalier." Ce fut un soulèvement général de tous les sentiments de famille et de tous les préjugés del'habitude dans l'esprit et dans le coeur du vieuxgentilhomme. Les chevaliers ne sont pas faits pourse marier. On laissa mon père à son régiment. Onajourna d'année en année cette difficulté quirévoltait surtout ma grand'mère. - Marier lechevalier ! c'est monstrueux. - D'un autre côté,laisser éteindre l'humble race et le nom obscur,c'était un crime contre le sang. Il fallait pourtantse décider. On ne se décidait pas, et la révolutionapprochait.Il y avait à cette époque en France, et il y a encoreen Allemagne, une institution religieuse et mondaineà la fois, dont il nous serait difficile de nous faireune idée aujourd'hui sans sourire, tant le monde etla religion s'y trouvaient rapprochés et confondusdans un contraste à la fois charmant et sévère. C'étaitce qu'on appelle un chapitre de chanoinesses nobles.Voici ce qu'étaient ces chapitres.Dans une province et dans un site ordinairement bienchoisis, non loin de quelque grande ville dont levoisinage animait ces espèces de couvents sansclôture, les familles riches et nobles du royaumeenvoyaient vivre, après avoir fait ce qu'on appelaitdes preuves, celles de leurs filles qui ne sesentaient pas de goût pour l'état de religieusescloîtrées et à qui cependant ces familles ne pouvaientfaire des dots suffisantes pour les marier.On leur donnait à chacune une petite dot, on leurbâtissait une jolie maison entourée d'un petit

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jardin, sur un plan uniforme, groupée autour de lachapelle du chapitre. C'étaient des espèces de cloîtres libres rangés lesuns à côtés des autres, mais dont la porte restait àdemi ouverte au monde ; une sorte de sécularisationimparfaite des ordres religieux d'autrefois ; unetransition élégante et douce entre l'église et lemonde. Ces jeunes personnes entraient là dès l'âgede quatorze à quinze ans. Elles commençaient par yvivre sous la surveillance très-peu gênante deschanoinesses les plus âgées qui avaient fait leursvoeux et à qui leurs familles les avaient confiées ;puis, dès qu'elles avaient vingt ans, elles prenaientelles-mêmes la direction de leurs ménages, elless'associaient avec une ou deux de leurs amies etvivaient en commun par petits groupes de deux ou trois.Elles ne vivaient guère au chapitre que pendant labelle saison. L'hiver, elles étaient rappelées dansles villes des environs, au sein de leur famille,pour y passer un semestre de plaisir et décorer lesalon de leurs mères. Pendant les mois de résidenceau chapitre, elles n'étaient astreintes à rien, sice n'est à aller deux fois par jour chanter l'officedans l'église, et encore le moindre prétexte suffisaitpour les en exempter. Le soir elles se réunissaienttantôt chez l'abbesse, tantôt chez l'une d'entreelles, pour jouer, causer, faire des lectures, sansautre règle que leur goût, sans autre surveillanceque celle d'une vieille chanoinesse, gardienneindulgente de ce charmant troupeau. On devaitseulement rentrer à certaines heures. Les hommesétaient exclus de ces réunions, mais il y avait uneexception qui conciliait tout. Les jeunes chanoinessespouvaient recevoir chacune leurs frères en visitespendant un certain nombre de jours, et ellespouvaient les présenter à leurs amies dans lessociétés du chapitre. Là se formaient naturellement les plus tendres liaisons de coeur entre les jeunesofficiers venant passer quelques jours de semestrechez leur soeur et les jeunes amies de cette soeur.Il s'ensuivait bien de temps en temps quelquesenlèvements ou quelques chuchotements dans lechapitre ; mais en général une pieuse réserve, unedécence irréprochable présidaient à ces rapportsd'intimité si délicate, et les sentiments mutuellementconçus, ranimés par des visites annuelles au chapitre,donnaient lieu plus tard à des mariages d'inclination,si rares, à cette époque, dans la société française.Une des soeurs de mon père était chanoinesse d'un deces chapitres nobles dans le Beaujolais, aux bordsde la Saône, entre Lyon et Mâcon ; elle avait faitses voeux à vingt et un ans. Elle y avait une maisonque mon grand-père avait bâtie pour elle. Elle y

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logeait une charmante amie de seize ans, qui venaitd'entrer au chapitre. Mon père, en allant voir sasoeur à Salles (c'est le nom du village), futfrappé des grâces, de l'esprit et des qualitésangéliques de cette jeune personne. La jeune recluseet le bel officier s'aimèrent. La soeur de mon pèrefut la confidente naturelle de cette mutuelletendresse. Elle la favorisa, et après bien des annéesde constance, bien des obstacles surmontés, bien desoppositions de famille vaincues, la destinée, dontle plus puissant ministre est toujours l'amour,s'accomplit, et mon père épousa l'amie de sa soeur. Alix des Roys, c'est le nom de notre mère, étaitfille de M des Roys, intendant général des financesde M le duc d'Orléans. Madame des Roys, safemme, était sous-gouvernante des enfants de ceprince, favorite de cette belle et vertueuse duchessed'Orléans que la révolution respecta, tout en lachassant de son palais et en conduisant ses fils dansl'exil et son mari à l'échafaud. M et madame desRoys avaient un logement au Palais-Royal l'hiver,et à Saint-Cloud l'été. Ma mère y naquit ; elle yfut élevée avec le roi Louis-Philippe, dans lafamiliarité respectueuse qui s'établit toujours entreles enfants à peu près du même âge, participant auxmêmes leçons et aux mêmes jeux.Combien de fois ma mère ne nous a-t-elle pasentretenus de l'éducation de ce prince qu'unerévolution avait jeté loin de sa patrie, qu'une autrerévolution devait porter sur un trône ? Il n'y a pasune fontaine, une allée, une pelouse des jardins deSaint-Cloud que nous ne connussions par sessouvenirs d'enfance avant de les avoir vues nous-mêmes.Saint-Cloud était pour elle son Milly, son berceau,le lieu où toutes ses premières pensées avaientgermé, avaient fleuri, avaient végété et grandi avecles plantes de ce beau parc. Tous les noms sonoresdu dix-huitième siècle étaient les premiers noms quis'étaient gravés dans sa mémoire.Madame des Roys, sa mère, était une femme demérite. Ses fonctions dans la maison du premierprince du sang attiraient et groupaient autour d'ellebeaucoup de personnages célèbres de l'époque. Voltaire, à son court et derniervoyage à Paris, qui fut un triomphe, vint rendrevisite aux jeunes princes. Ma mère, qui n'avait quesept à huit ans, assista à la visite, et, quoique sijeune, elle comprit, par l'impression qui se révélaitautour d'elle, qu'elle voyait quelque chose de plusqu'un roi. L'attitude de Voltaire, son costume, sacanne, ses gestes, ses paroles étaient restés gravésdans cette mémoire d'enfant comme l'empreinte d'unêtre antédiluvien dans la pierre de nos montagnes.

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D'Alembert, Laclos, madame de Genlis, Buffon,Florian, l'historien anglais Gibbon, Grimm,Morellet, M Necker, les hommes d'état, les gens delettres, les philosophes du temps, vivaient dans lasociété de madame des Roys. Elle avait eu surtoutdes relations avec le plus immortel d'entre eux,Jean Jacques Rousseau. Ma mère, quoique très-pieuseet très-étroitement attachée au dogme catholique,avait conservé une tendre admiration pour ce grandhomme, sans doute parce qu'il avait plus qu'un génie,parce qu'il avait une âme. Elle n'était pas de lareligion de son génie, mais elle était de la religionde son coeur.Le duc d'Orléans, comte de Beaujolais aussi, avaitla nomination d'un certain nombre de dames auchapitre de Salles, qui dépendait de son duché. C'estainsi et c'est par lui que ma mère y fut nommée àl'âge de quinze à seize ans. J'ai encore un portraitd'elle fait à cet âge, indépendamment du portrait quetoutes ses soeurs et que mon père lui-même nous ont si souvent tracé de mémoire.Elle est représentée dans son costume de chanoinesse.On voit une jeune personne grande, élancée, d'unetaille flexible, avec de beaux bras blancs sortant,à la hauteur du coude, des manches étroites d'unerobe noire. Sur la poitrine est attachée la petitecroix d'or du chapitre. Par-dessus ses cheveux noirstombe et flotte, des deux côtés de la tête, un voilede dentelles moins noires que ses cheveux. Sa figure,toute jeune et toute naïve, brille seule au milieu deces couleurs sombres.Le temps a un peu enlevé la fraîcheur du coloris dequinze ans. Mais les traits sont aussi purs que si lepinceau du peintre n'était pas encore séché sur lapalette. On y retrouve ce sourire intérieur de la vie,cette tendresse intarissable de l'âme et du regard,et surtout ce rayon de lumière si serein de raison,si imbibé de sensibilité, qui ruisselait comme unecaresse éternelle de son oeil un peu profond et unpeu voilé par la paupière, comme si elle n'eût pasvoulu laisser jaillir toute la clarté et toutl'amour qu'elle avait dans ses beaux yeux. Oncomprend, rien qu'à voir ce portrait, toute lapassion qu'une telle femme dut inspirer à mon père,et toute la piété que plus tard elle devait inspirerà ses enfants.Mon père lui-même, à cette époque, était digne par sonextérieur et par son caractère de s'attacher le coeurd'une femme sensible et courageuse. Il n'était plustrès-jeune : il avait trente-huit ans. Mais pour unhomme d'une forte race, qui devait mourir jeune encored'esprit et de corps à quatre-vingt-dix ans, avectoutes ses dents, tous ses cheveux et toute la

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sévère et imposante beauté que la vieillessecomporte, trente-huit ans, c'était la fleur de lavie. Sa taille élevée, son attitude militaire, ses traitsmâles, avaient tout le caractère de l'ordre et ducommandement. La fierté douce et la franchise étaientles deux empreintes que sa physionomie laissait dansle regard. Il n'affectait ni la légèreté ni la grâce,bien qu'il y en eût beaucoup dans son esprit. Avecun prodigieux bouillonnement du sang au fond ducoeur, il paraissait froid et indifférent à lasurface, parce qu'il se craignait lui-même et qu'ilavait comme honte de sa sensibilité.Il n'y eut jamais un homme au monde qui se doutamoins de sa vertu et qui enveloppa davantage de toutela pudeur d'une femme les sévères perfections d'unenature de héros. J'y fus trompé moi-même bien desannées. Je le crus dur et austère, il n'était quejuste et rigide. Quant à ses goûts, ils étaientprimitifs comme son âme. Patriarche et militaire,c'était tout l'homme. La chasse et les bois, quandil était en semestre dans la province ; le reste del'année, son régiment, son cheval, ses armes, lesrèglements scrupuleusement suivis et ennoblis parl'enthousiasme de la vie de soldat : c'étaient toutesses occupations. Il ne voyait rien au delà de songrade de capitaine de cavalerie et de l'estime de sescamarades. Son régiment était plus que sa famille.Il en désirait l'honneur à l'égal de son proprehonneur. Il savait par coeur tous les noms desofficiers et des cavaliers. Il en était adoré. Sonétat, c'était sa vie. Sans aucune espèce d'ambitionni de fortune, ni de grade plus élevé, son idéal,c'était d'être ce qu'il était, un bon officier ;d'avoir l'honneur pour âme, le service du roi pourreligion, de passer six mois de l'année dans uneville de garnison et les six autres mois de l'annéedans une petite maison à lui à la campagne, avec unefemme et des enfants. L'homme primitif, enfin, un peu modifié parle soldat, voilà mon père.La révolution, le malheur, les années et les idées,le modifièrent et le complétèrent dans son âge avancé.Je puis dire que moi-même j'ai vu sa grande et facilenature se développer après soixante-dix ans de vie.Il était de la race de ces chênes qui végètent et serenouvellent jusqu'au jour où l'on met la cognée autronc de l'arbre. à quatre-vingts ans il seperfectionnait encore.J'ai déjà dit quels obstacles de fortune et quelspréjugés de famille s'opposaient à son mariage. Saconstance et celle de ma mère les surmontèrent. Ilsfurent unis au moment même où la révolution allait

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ébranler tous les établissements humains et le solmême sur lequel on les fondait.Déjà l'Assemblée constituante était à l'oeuvre. Ellesapait avec la force d'une raison pour ainsi diresurhumaine les priviléges et les préjugés surlesquels reposait l'ancien ordre social en France.Déjà ces grandes émotions du peuple emportaient,comme des vagues que le vent commence à soulever,tantôt Versailles, tantôt la Bastille, tantôtl'Hôtel de Ville de Paris. Mais l'enthousiasme dela noblesse même pour la grande régénération politiqueet religieuse subsistait encore. Malgré ces premierstremblements du sol, on pensait que cela seraitpassager. On n'avait pas d'échelle dans le passépour mesurer d'avance la hauteur qu'atteindrait cedébordement des idées nouvelles. Mon père n'avaitpas quitté le service en se mariant ; il ne voyait dans tout cela que son drapeau à suivre, leroi à défendre, quelques mois de lutte contre ledésordre, quelques gouttes de son sang à donner àson devoir. Ces premiers éclairs d'une tempête quidevait submerger un trône et secouer l'Europe pendantun demi-siècle au moins se perdirent pour ma mère etpour lui dans les premières joies de leur amour etdans les premières perspectives de leur félicité. Jeme souviens d'avoir vu un jour une branche de sauleséparée du tronc par la tempête et flottant le matinsur un débordement de la Saône. Une femelle derossignol y couvait encore son nid à la dérive, dansl'écume du fleuve, et le mâle suivait du vol sesamours sur un débris.

LIVRE DEUXIEME à peine avaient-ils goûté leur bonheur si longtempsattendu, qu'il fallut l'interrompre et se séparer,peut-être, hélas ! pour ne plus se revoir. C'était lemoment de l'émigration. à cette époque, l'émigrationn'était pas, comme elle le devint plus tard, un refugecontre la persécution ou la mort. C'était une vogueuniverselle d'expatriation qui avait saisi lanoblesse française. L'exemple donné par les princesdevint contagieux. Des régiments perdirent en unenuit leurs officiers. Ce fut une honte pendant uncertain temps de rester là où étaient le roi et laFrance. Il fallait un grand courage d'esprit et unegrande fermeté de caractère pour résister à cettefolie épidémique qui prenait le nom de l'honneur. Monpère eut ce courage, il se refusa à émigrer. Seulement,quand on demanda aux officiers de l'armée un sermentqui répugnait à sa conscience de serviteur du roi,il donna sa démission. Mais le 10 août approchait ;

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on le sentait venir. On savait d'avance que lechâteau des Tuileries serait attaqué, que les joursdu roi seraient menacés, que la constitution de 91,pacte momentané de conciliation entre la royauté représentative etle peuple souverain, serait renversée ou triomphantedans des flots de sang. Les amis dévoués de ce quirestait de monarchie et les hommes personnellement etreligieusement attachés au roi se comptèrent ets'unirent pour aller fortifier la gardeconstitutionnelle de Louis XVI et se ranger, lejour du péril, autour de lui. Mon père fut du nombrede ces hommes de coeur.Ma mère me portait alors dans son sein. Elle n'essayapas de le retenir. Même au milieu de ses larmes, ellen'a jamais compris la vie sans l'honneur, ni balancéune minute entre une douleur et un devoir.Mon père partit sans espoir, mais sans hésitation. Ilcombattit avec la garde constitutionnelle et avec lesSuisses pour défendre le château. Quand Louis XVIeut abandonné sa demeure, le combat devint unmassacre. Mon père fut blessé d'un coup de feu dansle jardin des Tuileries. Il s'échappa, fut arrêtéen traversant la rivière en face des Invalides,conduit à Vaugirard et emprisonné quelques heuresdans une cave. Il fut réclamé et sauvé par le jardinierd'un de ses parents qui était officier municipal dela commune, et qui le reconnut par un hasardmiraculeux. échappé ainsi à la mort, il revint auprèsde ma mère et vécut dans une obscurité profonde,retiré à la campagne, jusqu'aux jours où lapersécution révolutionnaire ne laissa plus d'autreasile à ceux qui tenaient à l'ordre ancien que laprison ou l'échafaud. La famille de mon grand-père donnait peu de prétextesà la persécution. Aucun de ses membres n'avait émigré.Mon grand-père lui-même était un vieillard de plus dequatre-vingts ans. Son fils aîné, ainsi que son secondfils, l'abbé de Lamartine, élevés l'un et l'autredans les doctrines du dix-huitième siècle, avaientsucé, dès leur enfance, le lait de cette philosophiequi promettait au monde un ordre nouveau. Ils étaientde cette partie de la jeune noblesse qui recevait deplus haut et qui propageait avec le plus d'ardeur lesidées de transformation politique. On se trompegrossièrement sur les origines de la révolutionfrançaise quand on s'imagine qu'elle est venue d'enbas. Les idées viennent toujours d'en haut. Ce n'estpas le peuple qui a fait la révolution, c'est lanoblesse, le clergé et la partie pensante de lanation. Les superstitions prennent quelquefoisnaissance dans le peuple, les philosophies ne naissentque dans la tête des sociétés. Or, la révolution

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française est une philosophie.Mon grand-père et mes oncles surtout avaient la séve dela révolution dans l'esprit. Ils étaient partisanspassionnés d'un gouvernement constitutionnel, d'unereprésentation nationale, de la fusion des ordres del'état en une seule nation soumise aux mêmes lois etaux mêmes impôts. Mirabeau, les Lameth, LaFayette, Mounier, Virieu, La Rochefoucauld,étaient les principaux apôtres de leur religionpolitique. Madame de Monnier (la Sophie deMirabeau) avait vécu quelque temps chez mongrand-père. La Fayette avait été élevé avec l'abbé de Lamartine. Ilss'étaient retrouvés à Paris, ils entretenaient unecorrespondance suivie. Ils étaient liés d'unevéritable amitié, amitié qui a survécu à quaranteannées d'absence, et dont l'illustre général meparlait encore l'avant-dernière année de sa vie.Telle était la nuance des opinions de famille. Il n'yavait rien là d'antipathique à la révolution de 89 ;mon père et mes oncles ne se séparèrent du mouvementrénovateur qu'au moment où la révolution, s'échappantde ces mains démocratiques, se fit démagogie, seretourna contre ceux-là mêmes qui l'avaientréchauffée, et devint violence, spoliation etsupplices. à ce moment aussi la persécution entrachez eux et ne les quitta plus qu'à la mort deRobespierre.Le peuple vint arracher une nuit, de sa demeure, mongrand-père, malgré ses quatre-vingt-quatre ans, magrand'mère, presque aussi âgée et infirme, mes deuxoncles, mes trois tantes, religieuses, et déjàchassées de leurs couvents. On jeta pêle-mêle toutecette famille dans un char escorté de gendarmes, eton la conduisit, au milieu des huées et des cris demort du peuple, jusqu'à Autun. Là, une immenseprison avait été destinée à recevoir tous les suspectsde la province. Mon père, par une exception dont ilignora la cause, fut séparé du reste de la famille etenfermé dans la prison de Mâcon. Ma mère, qui menourrissait alors, fut laissée seule dans l'hôtelde mon grand-père, sous la surveillance de quelquessoldats de l'armée révolutionnaire. Et l'on s'étonneque les hommes dont la vie date de ces jours sinistres aient apporté, en naissant, ungoût de tristesse et une empreinte de mélancoliedans le génie français ? Virgile, Cicéron,Tibulle, Horace lui-même, qui imprimèrent cecaractère au génie romain, n'étaient-ils pas nés,comme nous, pendant les grandes guerres civiles deRome et au bruit des proscriptions de Marius, deSylla, de César ? Que l'on songe aux impressions deterreur ou de pitié qui agitèrent les flancs des

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femmes romaines pendant qu'elles portaient ces hommesdans leur sein ! Que l'on songe au lait aigri delarmes que je reçus moi-même de ma mère pendant quela famille entière était dans une captivité qui nes'ouvrait que pour la mort ! pendant que l'épouxqu'elle adorait était sur les degrés de l'échafaud,et que, captive elle-même dans sa maison déserte,des soldats féroces épiaient ses larmes pour luifaire un crime de sa tendresse et pour insulter àsa douleur !Sur les derrières de l'hôtel de mon grand-père, quis'étendait d'une rue à l'autre, il y avait une petitemaison basse et sombre qui communiquait avec la grandemaison par un couloir obscur et par de petites coursétroites et humides comme des puits. Cette maisonservait à loger d'anciens domestiques retirés duservice de mon grand-père, mais qui tenaient encoreà la famille par de petites pensions qu'ilscontinuaient de recevoir, et par quelques servicesd'obligeance qu'ils rendaient de temps en temps àleurs anciens maîtres ; des espèces d'affranchisromains, comme chaque famille a le bonheur d'en conserver.Quand le grand hôtel fut mis sous le séquestre, mamère se retira seule, avec une femme ou deux, danscette maison. Un autre attrait l'y attirait encore.Précisément en face de ses fenêtres, de l'autre côté decette ruelle obscure, silencieuse et étroite commeune rue de Gênes, s'élevaient et s'élèvent encoreaujourd'hui les murailles hautes et percées de raresfenêtres d'un ancien couvent d'Ursulines. édificeaustère d'aspect, recueilli comme sa destination,avec le beau portail d'une église adjacente sur undes côtés, et, sur le derrière, des cours profondeset un jardin cerné de murs noirs et dont la hauteurôtait tout espoir de les franchir. Comme les prisonsordinaires de la ville regorgeaient de détenus, letribunal révolutionnaire de Mâcon fit disposer cecouvent en prison supplémentaire. Le hasard ou laProvidence voulut que mon père y fût enfermé. Iln'avait ainsi, entre le bonheur et lui, qu'un mur etla largeur d'une rue. Un autre hasard voulut que lecouvent des Ursulines lui fût aussi connu dans tousses détails d'intérieur que sa propre maison. Unedes soeurs de mon grand-père, qui s'appelaitmadame de Lusy, était abbesse des Ursulinesde Mâcon. Les enfants de son frère, dans leur basâge, venaient sans cesse jouer dans le couvent. Iln'y avait pas d'allées du jardin, de cellules,d'escaliers dérobés, de mansardes, de greniers ni desoupiraux de cave qui ne leur fussent familiers etdont leur mémoire d'enfant n'eût retenu jusqu'auxplus insignifiants détails.

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Mon père, jeté tout à coup dans cette prison, s'ytrouva donc en pays connu. Pour comble de bonheur, legeôlier, républicain très-corruptible, avait été,quinze ans avant, cuirassier dans la compagnie de mon père. Son gradenouveau ne lui changea pas le coeur. Accoutumé àrespecter et à aimer son capitaine, il s'attendriten le revoyant, et quand les portes des Ursulines serefermèrent sur le captif, ce fut le républicainqui pleura.Mon père se trouva là en bonne et nombreusecompagnie. La prison renfermait environ deux centsdétenus sans crimes, les suspects du département. Ilsétaient entassés dans des salles, dans des réfectoires,dans des corridors du vieux couvent. Mon pèredemanda pour toute faveur au geôlier de le loger seuldans un coin du grenier. Une lucarne haute, ouvrantsur la rue, lui laisserait du moins la consolation devoir quelquefois à travers les grilles le toit de sapropre demeure. Cette faveur lui fut accordée. Ils'installa sous les tuiles, à l'aide de quelquesplanches et d'un misérable grabat. Le jour, ildescendait auprès de ses compagnons de captivitépour prendre ses repas, pour jouer, pour causer desaffaires du temps, sur lesquelles les prisonniersétaient réduits aux conjectures, car on ne leurlaissait aucune communication écrite avec le dehors.Mais cet isolement ne dura pas longtemps pour monpère.Le même sentiment qui l'avait poussé à demander augeôlier une cellule qui eût jour sur la rue, et quile retenait des heures entières à regarder le toitde sa petite maison en face, avait aussi inspiré àma mère la pensée de monter souvent au grenier de sademeure, de s'asseoir près de la lucarne un peu enarrière, de manière à voir sans être vue. Ellecontemplait de là, à travers ses pleurs, le toitde la prison où était enlevé à sa tendresse etdérobé à ses yeux celui qu'elle aimait. Deuxregards, deux pensées qui se cherchent à traversl'univers finissent toujours par se retrouver. à travers deux murs et une rue étroite,leurs yeux pouvaient-ils manquer de se rencontrer ?Leurs âmes s'émurent, leurs pensées se comprirent,leurs signes suppléèrent leurs paroles, de peur queleur voix ne révélât aux sentinelles, dans la rue,leurs communications. Ils passaient ainsi régulièrementplusieurs heures de la journée assis l'un en face del'autre. Toute leur âme avait passé dans leurs yeux.Ma mère imagina d'écrire en gros caractères deslignes concises contenant en peu de mots ce qu'ellevoulait faire connaître au prisonnier. Celui-cirépondait par un signe. Dès lors les rapports furent

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établis. Ils ne tardèrent pas à se compléter. Monpère, en qualité de chevalier de l'arquebuse, avaitchez lui un arc et des flèches avec lesquels j'aibien souvent joué dans mon enfance. Ma mère imaginade s'en servir pour communiquer plus complétementavec le prisonnier. Elle s'exerça quelques jours danssa chambre à tirer de l'arc, et quand elle eut acquisassez d'adresse pour être sûre de ne pas manquer sonbut à quelques pieds de distance, elle attacha un filà une flèche, et lança la flèche et le fil dans lafenêtre de la prison. Mon père cacha la flèche, et,tirant le fil à lui, il amena une lettre. On lui fitpasser, par ce moyen, à la faveur de la nuit, dupapier, des plumes, de l'encre même. Il répondait àloisir. Ma mère, avant le jour, venait retirer de soncôté les longues lettres dans lesquelles le captifépanchait sa tendresse et sa tristesse, interrogeait,conseillait, consolait sa femme et parlait de sonenfant. Ma pauvre mère m'apportait tous les joursdans ses bras au grenier, me montrait à mon père,m'allaitait devant lui, me faisait tendre mes petitesmains vers les grilles de la prison ; puis, mepressant le front contre sa poitrine, elle medévorait de baisers, adressant ainsi au prisonnier toutes les caresses dont elle mecouvrait à son intention.Ainsi se passèrent des mois et des mois, troublés parla terreur, agités par l'espérance, éclairés etconsolés quelquefois par ces lueurs que deux regardsqui s'aiment se renvoient toujours jusque dans lanuit de la tristesse et de l'adversité. L'amourinspira à mon père une audace plus heureuse encore etdont le succès rendit l'emprisonnement même délicieux,et lui fit oublier l'échafaud.J'ai déjà dit que la rue qui séparait le couvent desUrsulines de la maison paternelle était très-étroite.Non content de voir ma mère, de lui écrire et de luiparler, mon père conçut l'idée de se réunir à elleen franchissant la distance qui les séparait. Ellefrémit, il insista. Quelques heures de bonheurdérobées aux persécutions et à la mort peut-êtrevalaient bien une minute de danger. Qui sait si cetteoccasion se retrouverait jamais ? si demain onn'ordonnerait pas de transférer le prisonnier àLyon, à Paris, à l'échafaud ? Ma mère céda. àl'aide de la flèche et du fil elle fit passer unelime. Un des barreaux de fer de la petite fenêtre dela prison fut silencieusement limé et remis à saplace. Puis un soir, où il n'y avait plus de lune,une grosse corde attachée au fil glissa du toit dema mère dans la main du détenu. Fortement attachéed'un côté dans le grenier de notre maison à unepoutre, mon père la noua de l'autre à un des barreaux

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de sa fenêtre. Il s'y suspendit par les mains et parles pieds, et se glissant de noeuds en noeudsau-dessus de la tête des sentinelles, il franchit la rue et setrouva dans les bras de sa femme et auprès du berceaude son enfant.Ainsi échappé de la prison, il était maître de n'y pasrentrer ; mais condamné alors par contumace ou commeémigré, il aurait ruiné sa femme et perdu sa famille ;il n'y songea pas. Il réserva comme dernier moyen desalut, la possibilité de cette évasion pour la veilledu jour où l'on viendrait l'appeler au tribunalrévolutionnaire ou à la mort. Il avait la certituded'en être averti par le geôlier. C'est le seulservice qu'il lui eût demandé.Quelles nuits que ces nuits furtives passées àretenir les heures dans le sein de tout ce qu'onaime ! à quelques pas, des sentinelles, desbarreaux, des cachots et la mort ! Ils ne comptaientpas, comme Roméo et Juliette, les pas des astresdans la nuit par le chant du rossignol et par celuide l'alouette, mais par le bruit des rondes quipassaient sous les fenêtres et par le nombre defactionnaires relevés. Avant que le firmamentblanchît, il fallut franchir de nouveau la rue etrentrer muet dans sa loge grillée. La corde futdénouée, retirée lentement par ma mère, et cachée,pour d'autres nuits pareilles, sous des matelats, dansun coin du grenier. Les deux amants eurent de tempsen temps des entrevues semblables, mais il fallaitles ménager avec prudence et les préparer avec soin ;car, indépendamment du danger de tomber dans la rueou d'être découvert par les surveillants, ma mèren'était pas sûre de la fidélité d'une des femmes qui la servaient, et dont un moteût conduit mon père à la mort.C'était le temps où les proconsuls de la Conventionse partageaient les provinces de la France et yexerçaient, au nom du salut public, un pouvoir absoluet souvent sanguinaire. La fortune, la vie ou la mortdes familles étaient dans un mot de la bouche de cesreprésentants, dans un attendrissement de leur âme,dans une signature de leur main. Ma mère, qui sentaitla hache suspendue sur la tête du mari qu'elleadorait, avait eu plusieurs fois l'inspiration d'allerse jeter aux pieds de ces envoyés de la Convention,de leur demander la liberté de mon père. Sa jeunesse,sa beauté, son isolement, l'enfant qu'elle portaità la mamelle, les conseils mêmes de mon père l'avaientjusqu'alors retenue. Mais les instances du reste de lafamille, enfermée dans les cachots d'Autun, vinrentlui demander impérieusement des démarches desuppliante qui ne coûtaient pas moins à sa fierté

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qu'à ses opinions. Elle obtint des autoritésrévolutionnaires de Mâcon un passe-port pour Lyonet pour Dijon. Combien de fois ne m'a-t-elle pasraconté ses répugnances, ses découragements, sesterreurs, quand il fallait, après des démarches sansnombre et des sollicitations repoussées avec rudesse,paraître enfin toute tremblante en présence d'unreprésentant du peuple en mission ! Quelquefoisc'était un homme grossier et brutal, qui refusaitmême d'écouter cette femme en larmes et qui lacongédiait avec des menaces, comme coupable devouloir attendrir la justice de la nation. Quelquefoisc'était un homme sensible, que l'aspect d'unetendresse si profonde et d'un désespoir si touchantinclinait malgré lui à la pitié, mais que la présencede ses collègues endurcissait en apparence, et qui refusait des lèvres ce qu'il accordait ducoeur. Le représentant Javogues fut celui de tousces proconsuls qui laissa à ma mère la meilleureimpression de son caractère. Introduite à Dijon,à son audience, il lui parla avec bonté et avecrespect. Elle m'avait porté dans ses bras jusquedans le salon du représentant, afin que la pitié eûtdeux visages pour l'attendrir, celui d'une jeune mèreet celui d'un enfant innocent. Javogues la fitasseoir, se plaignit de sa mission de rigueur, queses fonctions et le salut de la République luiimposaient. Il me prit sur ses genoux, et comme mamère faisait un geste d'effroi dans la crainte qu'ilne me laissât tomber : "Ne crains rien, citoyenne,lui dit-il, les républicains ont aussi des fils." Etcomme je jouais en souriant avec les bouts de sonécharpe tricolore : "Ton enfant est bien beau,ajouta-t-il, pour un fils d'aristocrate. élève-lepour la patrie et fais-en un citoyen." Il lui donnaquelques paroles d'intérêt pour mon père et quelquesespérances de liberté prochaine. Peut-être est-ce àlui qu'il dut d'être oublié dans la prison ; car unordre de jugement à cette époque était un arrêt desupplice.Revenue à Mâcon et rentrée dans sa maison, ma mèrevécut emprisonnée elle-même dans son étroite demeure,en face des Ursulines. De temps en temps, quand lanuit était bien sombre, la lune absente et lesréverbères éteints par le vent d'hiver, la corde ànoeuds glissait d'une fenêtre à l'autre, et mon pèrevenait passer des heures inquiètes et délicieusesauprès de tout ce qu'il aimait.Dix-huit longs mois se passèrent ainsi. Le 9 thermidorouvrit les prisons ; mon père fut libre. Ma mère allaà Autun chercher ses vieux parents infirmes et lesramena dans leur maison longtemps fermée. Peu de temps après

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ce retour, mon grand-père et ma grand'mère moururenten paix et pleins de jours dans leur lit. Ils avaienttraversé la grande tempête, secoués par elle, mais nonrenversés. Ils n'y avaient perdu aucun de leursenfants, et ils pouvaient espérer, en fermant lesyeux, que le ciel était épuisé pour longtemps d'orages,et que la vie serait plus douce pour ceux à qui ilsla laissaient en quittant la terre.

LIVRE TROISIEME La fortune de mon grand-père, dans les intentionscomme dans les usages du temps, avait dû passer toutentière à son fils aîné. Mais, les lois nouvellesayant annulé les substitutions et supprimé le droitd'aînesse, et les voeux de pauvreté faits par mestantes, soeurs de mon père, se trouvant non avenusdevant la loi, la famille dut procéder au partagedes biens. Ces biens étaient considérables, tant enFranche-Comté qu'en Bourgogne. Mon père, endemandant sa part comme ses frères et ses soeurs,pouvait changer d'un mot son sort et obtenir une desbelles possessions territoriales que la famille avaità se partager. Sa scrupuleuse déférence pour lesintentions de son père l'empêcha même de songer à lesvioler après sa mort. Les lois révolutionnaires quisupprimaient le droit d'aînesse étaient toutesrécentes ; elles avaient encore à ses yeux, bienqu'il les trouvât très-justes, une apparence decompression et de violence faite à l'autoritépaternelle. En demander l'application en sa faveurcontre son frère aîné lui paraissait un abus de sasituation. Il prit, sans se faire valoir, le parti de renoncer à la succession de son père etde sa mère, et de s'en tenir à la très-modiquelégitime que son contrat de mariage lui avaitassurée. Il se fit pauvre, n'ayant qu'un mot à direpour se faire riche. Les biens de la famille furentpartagés. Chacun de ses frères et soeurs eut unelarge part. Il n'en voulut rien ; il resta, pour toutbien, avec la petite terre de Milly, qu'on lui avaitassignée en se mariant, et qui ne rendait alors quedeux ou trois mille livres de rente. La dot de mamère était modique. Les traitements des places queson père et ses frères occupaient dans la maisond'Orléans avaient disparu avec la révolution. Lesprincesses de cette famille étaient exilées. Ellesécrivaient quelquefois à ma mère. Elles se souvenaientde leur amitié d'enfance avec les filles de leursous-gouvernante. Elles ne cessèrent pas de lesentourer de leur souvenir dans l'exil et de leursbienfaits dans la prospérité.

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Mon père ne se croyait pas relevé par la révolutionde sa fidélité d'honneur à son drapeau. Ce sentimentfermait toute carrière à sa fortune. Trois millelivres de rente et une petite maison délabrée et nueà la campagne, pour lui, sa femme et les nombreuxenfants qui commençaient à s'asseoir à la table defamille, c'était quelque chose de bien indécis entrel'aisance frugale et l'indigence souffreteuse. Maisil avait la satisfaction de sa conscience, son amourpour sa femme, la simplicité champêtre de ses goûts,sa stricte mais généreuse économie ; la conformitéparfaite de ses désirs avec sa situation, enfin sa religieuseconfiance en Dieu. Avec cela, il abordaitcourageusement les difficultés étroites de sonexistence. Ma mère, jeune, belle, élevée dans toutesles élégances d'une cour splendide, passait avec lamême résignation souriante et avec le même bonheurintérieur, des appartements et des jardins d'unemaison de prince, dans la petite chambre démeubléed'une maison vide depuis un siècle, et dans lejardin d'un quart d'arpent, entouré de pierressèches, où allaient se confiner tous les grands rêvesde sa jeunesse. Je leur ai entendu dire souventdepuis à l'un et à l'autre que, malgré l'exiguïté deleur sort, ces premières années de calme après lasecousse des révolutions, de recueillement dans leuramour et de jouissance d'eux-mêmes dans cettesolitude, furent, à tout prendre, les plus doucesannées de leur vie. Ma mère, tout en souffrantbeaucoup de la pauvreté, méprisa toujours la richesse.Combien de fois ne m'a-t-elle pas dit, plus tard, enme montrant du doigt les bornes si rapprochées dujardin et de nos champs de Milly : "C'est bienpetit, mais c'est assez grand si nous savons yproportionner nos désirs et nos habitudes. Lebonheur est en nous ; nous n'en aurions pas davantageen étendant la limite de nos prés ou de nos vignes. Lebonheur ne se mesure pas à l'arpent comme la terre ;il se mesure à la résignation du coeur, car Dieu avoulu que le pauvre en eût autant que le riche,afin que l'un et l'autre ne songeassent pas à ledemander à un autre qu'à lui !" Je n'imiterai pas Jean-Jacques Rousseau dans sesConfessions . Je ne vous raconterai pas lespuérilités de ma première enfance. L'homme necommence qu'avec le sentiment et la pensée. Jusque-là,l'homme est un être, ce n'est pas même un enfant.L'arbre sans doute commence aux racines, mais cesracines, comme nos instincts, ne sont jamaisdestinées à être dévoilées à la lumière. La natureles cache avec dessein, car c'est là son secret.L'arbre ne commence pour nous qu'au moment où il

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sort de terre et se dessine avec sa tige, sonécorce, ses rameaux, ses feuilles, pour le bois,pour l'ombre ou pour le fruit qu'il doit porter unjour. Ainsi de l'homme. Laissons donc le berceau auxnourrices, et nos premiers sourires, et nos premièreslarmes, et nos premiers balbutiements à l'extase denos mères. Je ne veux me prendre pour vous qu'à mespremiers souvenirs déjà raisonnés.Les deux premières scènes de la vie qui se représententsouvent à moi, dans ces retours que l'homme fait versson passé le plus lointain pour se retrouver lui-même,les voici :Il est nuit. Les portes de la petite maison de Millysont fermées. Un chien ami jette de temps en tempsun aboiement dans la cour. La pluie d'automne tintecontre les vitres des deux fenêtres basses, et levent, soufflant par rafales, produit, en se brisantcontre les branches de deux ou trois platanes et en pénétrant dans les intersticesdes volets, ces sifflements intermittents etmélancoliques que l'on entend seulement au bord desgrands bois de sapins quand on s'assoit à leurs piedspour les écouter. La chambre où je me revois ainsiest grande mais presque nue. Au fond est une alcôveprofonde avec un lit. Les rideaux du lit sont deserge blanche à carreaux bleus. C'est le lit de mamère ; il y a deux berceaux sur des chaises de boisau pied du lit ; l'un grand, l'autre petit. Ce sontles berceaux de mes plus jeunes soeurs qui dormentdéjà depuis longtemps. Un grand feu de ceps de vignebrûle au fond d'une cheminée de pierres blanches dontle marteau de la révolution a ébréché en plusieursendroits la tablette en brisant les armoiries ou lesfleurs de lis des ornements. La plaque de fonte dufoyer est retournée aussi, parce que, sans doute,elle dessinait sur sa surface opposée les armes duroi ; de grosses poutres noircies par la fumée, ainsique les planches qu'elles portent, forment le plafond.Sous les pieds, ni parquet ni tapis ; de simplescarreaux de brique non vernissés, mais de couleurde terre et cassés en mille morceaux par les souliersferrés et par les sabots de bois des paysans qui enavaient fait leur salle de danse pendantl'emprisonnement de mon père. Aucune tenture, aucunpapier peint sur les murs de la chambre ; rien que leplâtre éraillé à plusieurs places et laissant voir lapierre nue du mur, comme on voit les membres et les osà travers un vêtement déchiré. Dans un angle, unpetit clavecin ouvert, avec des cahiers de musiquedu Devin de village de Jean-Jacques Rousseau,épars sur l'instrument ; plus près du feu, au milieude la chambre, une petite table à jeu avec un tapisvert tout tigré de taches d'encre et de trous dans

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l'étoffe ; sur la table, deux chandelles de suif qui brûlentdans deux chandeliers de cuivre argenté, et quijettent un peu de lueur et de grandes ombres agitéespar l'air sur les murs blanchis de l'appartement.En face de la cheminée, le coude appuyé sur la table,un homme assis tient un livre à la main. Sa tailleest élevée, ses membres robustes. Il a encore toutela vigueur de la jeunesse. Son front est ouvert, sonoeil bleu ; son sourire ferme et gracieux laisse voirdes dents éclatantes. Quelques restes de son costume,sa coiffure surtout et une certaine roideur militairede l'attitude attestent l'officier retiré. Si on endoutait, on n'aurait qu'à regarder son sabre, sespistolets d'ordonnance, son casque et les plaquesdorées des brides de son cheval qui brillentsuspendus par un clou à la muraille, au fond d'unpetit cabinet ouvert sur la chambre. Cet homme,c'est notre père.Sur un canapé de paille tressée est assise, dansl'angle que forment la cheminée et le mur de l'alcôve,une femme qui paraît encore très-jeune, bien qu'elletouche déjà à trente-cinq ans. Sa taille élevée aussi,a toute la souplesse et toute l'élégance de celled'une jeune fille. Ses traits sont si délicats, sesyeux noirs ont un regard si candide et si pénétrant ;sa peau transparente laisse tellement apercevoirsous son tissu un peu pâle le bleu des veines et lamobile rougeur de ses moindres émotions ; sescheveux très-noirs, mais très-fins, tombent avec tantd'ondoiements et des courbes si soyeuses le long deses joues, jusque sur ses épaules, qu'il estimpossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans.Personne ne voudrait effacer de son âge une de sesannées, qui ne servent qu'à mûrir sa physionomie età accomplir sa beauté. Cette beauté, bien qu'elle soit pure dans chaque traitsi on les contemple en détail, est visible surtoutdans l'ensemble par l'harmonie, par la grâce etsurtout par ce rayonnement de tendresse intérieure,véritable beauté de l'âme qui illumine le corps pardedans, lumière dont le plus beau visage n'est que lamanifestation en dehors. Cette jeune femme, à demirenversée sur des coussins, tient une petite filleendormie, la tête sur une de ses épaules. L'enfantroule encore dans ses doigts une des longues tressesnoires des cheveux de sa mère avec lesquelles ellejouait tout à l'heure avant de s'endormir. Une autrepetite fille, plus âgée, est assise sur un tabouretau pied du canapé ; elle repose sa tête blonde surles genoux de sa mère. Cette jeune femme, c'est mamère ; ces deux enfants sont mes deux plus grandessoeurs. Deux autres sont dans les deux berceaux.

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Mon père, je l'ai dit, tient un livre dans la main.Il lit à haute voix. J'entends encore d'ici le sonmâle, plein, nerveux et cependant flexible de cettevoix qui roule en larges et sonores périodes,quelquefois interrompues par les coups du ventcontre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée,écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon pèreet le bras appuyé sur un de ses genoux, je bois chaqueparole, je devance chaque récit, je dévore le livredont les pages se déroulent trop lentement au gré demon impatiente imagination. Or quel est ce livre, cepremier livre dont la lecture, entendue ainsi àl'entrée de la vie, m'apprend réellement ce que c'estqu'un livre, et m'ouvre, pour ainsi dire, le monde del'émotion, de l'amour et de la rêverie ? Ce livre, c'était la Jérusalem délivrée ; laJérusalem délivrée traduite par Lebrun, avec toutela majesté harmonieuse des strophes italiennes, maisépurée par le goût exquis du traducteur de ces tacheséclatantes d'affectation et de faux brillant quisouillent quelquefois la mâle simplicité du récit duTasse, comme une poudre d'or qui ternirait undiamant, mais sur lequel le français a soufflé. Ainsile Tasse, lu par mon père, écouté par ma mère avecdes larmes dans les yeux, c'est le premier poëte quiait touché les fibres de mon imagination et de moncoeur. Aussi fait-il partie pour moi de la familleuniverselle et immortelle que chacun de nous sechoisit dans tous les pays et dans tous les sièclespour s'en faire la parenté de son âme et la sociétéde ses pensées.J'ai gardé précieusement les deux volumes : je les aisauvés de toutes les vicissitudes que les changementsde résidence, les morts, les successions, lespartages apportent dans les bibliothèques de famille.De temps en temps, à Milly, dans la même chambre,quand j'y reviens seul, je les rouvre pieusement ;je relis quelques-unes de ces mêmes strophes àdemi-voix, en essayant de me feindre à moi-même lavoix de mon père, et en m'imaginant que ma mère estlà encore avec mes soeurs, qui écoute et qui fermeles yeux. Je retrouve la même émotion dans les versdu Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres,les mêmes pétillements des ceps dans le foyer ; maisla voix de mon père n'y est plus, mais ma mère alaissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sontchangés en deux tombeaux qui verdissent sur descollines étrangères ! Et tout cela finit toujourspour moi par quelques larmes dont je mouille le livreen le refermant.

LIVRE QUATRIEME

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Je vous ai parlé d'une autre scène d'enfance, restéevivement imprimée dans ma mémoire à l'origine de messensations. Comme elle vous peindra en même temps lanature de l'éducation première que j'ai reçue de mamère, je vais aussi vous la décrire :C'est un jour d'automne, à la fin de septembre ou aucommencement d'octobre. Les brouillards, un peutempérés par le soleil encore tiède, flottent sur lessommets des montagnes. Tantôt ils s'engorgent envagues paresseuses dans le lit des vallées qu'ilsremplissent comme un fleuve surgi dans la nuit ;tantôt ils se déroulent sur les prés à quelques piedsde terre, blancs et immobiles comme les toiles queles femmes du village étendent sur l'herbe pour lesblanchir à la rosée ; tantôt de légers coups de ventles déchirent, les replient des deux côtés d'unerangée de collines, et laissent apercevoir parmoments, entre eux, de grandes perspectivesfantastiques éclairées par des traînées de lumièrehorizontales qui ruissellent du globe à peine levé dusoleil. Il n'est pas bien jour encore dans le village. Je me lève. Mes habits sont aussi grossiersque ceux des petits paysans voisins ; ni bas, nisouliers, ni chapeau ; un pantalon de grosse toileécrue, une veste de drap bleu à longs poils ; unbonnet de laine teint en brun, comme celui que lesenfants des montagnes de l'Auvergne portent encore :voilà mon costume. Je jette par-dessus un sac decoutil qui s'entr'ouvre sur la poitrine comme unebesace à grande poche. Cette poche contient, commecelle de mes camarades, un gros morceau de pain noirmêlé de seigle, un fromage de chèvre, gros et durcomme un caillou, et un petit couteau d'un sou, dontle manche de bois mal dégrossi contient en outre unefourchette de fer à deux longues branches. Cettefourchette sert aux paysans, dans mon pays, à puiserle pain, le lard et les choux dans l'écuelle où ilsmangent la soupe. Ainsi équipé, je sors et je vaissur la place du village, près du portail de l'église,sous deux gros noyers. C'est là que, tous les matins,se rassemblent, autour de leurs moutons, de leurschèvres et de quelques vaches maigres, les huit oudix petits bergers de Milly, à peu près du même âgeque moi, avant de partir pour les montagnes.Nous partons, nous chassons devant nous le troupeaucommun dont la longue file suit à pas inégaux lessentiers tortueux et arides des premières collines.Chacun de nous à tour de rôle va ramener les chèvresà coups de pierres quand elles s'égarent etfranchissent les haies. Après avoir gravi lespremières hauteurs nues qui dominent le village, et qu'on n'atteint pas en moins d'une

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heure au pas des troupeaux, nous entrons dans unegorge haute, très-espacée, où l'on n'aperçoit plusni maison, ni fumée, ni culture.Les deux flancs de ce bassin solitaire sont toutcouverts de bruyères aux petites fleurs violettes,de longs genêts jaunes dont on fait les balais ; çàet là quelques châtaigniers gigantesques étendentleurs longues branches à demi nues. Les feuillesbrunies par les premières gelées pleuvent autour desarbres au moindre souffle de l'air. Quelques noirescorneilles sont perchées sur les rameaux les plussecs et les plus morts de ces vieux arbres ; elless'envolent en croassant à notre approche. De grandsaigles ou éperviers, très-élevés dans le firmament,tournent pendant des heures au-dessus de nos têtes,épiant les alouettes dans les genêts ou les petitschevreaux qui se rapprochent de leurs mères. Degrandes masses de pierres grises, tachetées et un peujaunies par les mousses, sortent de terre par groupessur les deux pentes escarpées de la gorge.Nos troupeaux, devenus libres, se répandent à leurfantaisie dans les genêts. Quant à nous, nouschoisissons un de ces gros rochers dont le sommet unpeu recourbé sur lui-même, dessine une demi-voûte etdéfend de la pluie quelques pieds de sable fin à sespieds. Nous nous établissons là. Nous allons chercherà brassées des fagots de bruyères sèches et lesbranches mortes tombées des châtaigniers pendant l'été.Nous battons le briquet. Nous allumons un de ces feuxde bergers si pittoresques à contempler de loin, dupied des collines ou du pont d'un vaisseau, quandon navigue en vue des terres.Une petite flamme claire et ondoyante jaillit àtravers les vagues noires, grises et bleues de la fumée dubois vert que le vent fouette comme une crinière decheval échappé. Nous ouvrons nos sacs, nous en tironsle pain, le fromage, quelquefois les oeufs durs,assaisonnés de gros grains de sel gris. Nous mangeonslentement, comme le troupeau rumine. Quelquefois l'und'entre nous découvre à l'extrémité des branches d'unchâtaignier des gousses de châtaignes oubliées surl'arbre après la récolte. Nous nous armons tous de nosfrondes, nous lançons avec adresse une nuée depierres qui détachent le fruit de l'écorceentr'ouverte, et le font tomber à nos pieds.Nous le faisons cuire sous la cendre de notre foyer,et si quelqu'un de nous vient à déterrer de plusquelques pommes de terre oubliées dans la glèbe d'unchamp retourné, il nous les apporte, nous lesrecouvrons de cendres et de charbons, et nous lesdévorons toutes fumantes, assaisonnées de l'orgueilde la découverte et du charme du larcin.

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à midi on rassemble de nouveau les chèvres et lesvaches couchées déjà depuis longtemps au soleil sur lagrasse litière des feuilles mortes et des genêts. àmesure que le soleil, en montant, a dispersé lesbrouillards sur ces cimes éclatantes et tièdes delumière, ils se sont accumulés dans la vallée etdans les plaines. Nous voyons seulement surgirau-dessus les cimes des collines, les clochers dequelques hauts villages, et à l'extrémité de l'horizonles neiges rosées et ombrées du mont Blanc, dont ondistingue les ossements gigantesques, les arêtes viveset les angles rentrants ou sortants, comme si on étaità une portée de regard.Les troupeaux réunis, on s'achemine vers la vraiemontagne. Nous laissons loin derrière nous cette première gorgealpestre, où nous avions passé la matinée. Leschâtaigniers disparaissent, de petites broussaillesleur succèdent ; les pentes deviennent plus rudes ;de hautes fougères les tapissent ; çà et là, lesgrosses campanules bleues et les digitales pourpréesles drapent de leurs fleurs. Bientôt tout celadisparaît encore. Il n'y a plus que de la mousse etdes pierres roulantes sur les flancs des montagnes.Les troupeaux s'arrêtent là avec un ou deux bergers.Les autres, et moi avec eux, nous avons aperçu depuisplusieurs jours, au dernier sommet de la plus haute deces cimes, à côté d'une plaque de neige qui fait unetache blanche au nord, et qui ne fond que tard dansles étés froids, une ouverture dans le rocher quidoit donner entrée à quelque caverne. Nous avons vules aigles s'envoler souvent vers cette roche ; lesplus hardis d'entre nous ont résolu d'aller dénicherles petits. Armés de nos bâtons et de nos frondes,nous y montons aujourd'hui. Nous avons tout prévu,même les ténèbres de la caverne. Chacun de nous apréparé depuis quelques jours un flambeau pour s'yéclairer. Nous avons coupé dans les bois des environsdes tiges de sapin de huit ou dix ans. Nous les avonsfendues dans leur longueur en vingt ou trente petiteslattes de l'épaisseur d'une ligne ou deux. Nousn'avons laissé intacte que l'extrémité inférieure del'arbre ainsi fendu, afin que les lattes ne seséparent pas, et qu'il nous reste un manche solidedans la main pour les porter. Nous les avons reliées,en outre, de distance en distance, par des fils defer qui retiennent tout le faisceau uni. Pendantplusieurs semaines nous les avons fait dessécher enles introduisant dans le four banal du village aprèsqu'on en a tiré le pain. Ces petits arbres ainsi préparés, calcinéspar le four et imbibés de la résine naturelle ausapin, sont des torches qui brûlent lentement, que

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rien ne peut éteindre, et qui jettent des flammesd'une rougeur éclatante au moindre vent qui lesallume. Chacun de nous porte un de ces sapins sur sonépaule. Arrivés au pied du rocher, nous lecontournons à sa base pour trouver accès à labouche tortueuse de la caverne qui s'entr'ouvreau-dessus de nos fronts. Nous y parvenons en noushissant de roche en roche, et en déchirant nos mainset nos genoux. L'embouchure, recouverte par unevoûte naturelle d'immenses blocs buttés les uns contreles autres, suffit à nous abriter tous. Elle serétrécit bientôt, obstruée par des bancs de pierrequ'il faut franchir, puis, tournant tout à coup etdescendant avec la rapidité d'un escalier sansmarches, elle s'enfonce dans la montagne et dans lanuit.Là, le coeur nous manque un peu. Nous lançons despierres dont le bruit lent à descendre remonte à nosoreilles en échos souterrains. Les chauves-souriseffrayées sortent à ce bruit de leur antre, et nousfrappent le visage de leurs membranes gluantes. Nousallumons deux ou trois de nos torches. Le plus hardiet le plus grand se hasarde le premier. Nous lesuivons tous. Nous rampons un moment comme le renarddans sa tanière. La fumée des torches nous étouffe,mais rien ne nous rebute, et, la voûte s'élargissantet s'élevant tout à coup, nous nous trouvons dans unede ces vastes salles souterraines dont les cavernesdes montagnes sont presque toujours l'indice et quileur servent pour ainsi dire à respirer l'airextérieur. Un petit bassin d'eau limpide réfléchit aufond la lueur de nos torches. Des gouttes brillantescomme le diamant suintent des parois de la voûte, et, tombant par intervallesréguliers dans le bassin, y produisent ce tintementsonore, harmonieux et plaintif, qui, pour les petitessources comme pour les grandes mers, est toujours lavoix de l'eau. L'eau est l'élément triste. Superflumina Babylonis sedimus et flevimus. Pourquoi ?C'est que l'eau pleure avec tout le monde. Toutenfants que nous sommes, nous ne pouvons nousempêcher d'en être émus.Assis au bord du bassin murmurant, nous triomphonslongtemps de notre découverte, bien que nous n'ayonstrouvé ni lions ni aigles, et que la fumée de biendes feux noircissant le rocher çà et là dût nousconvaincre que nous n'étions pas les premiersintroduits dans ce secret de la montagne. Nous nousbaignons dans ce bassin ; nous trempons nos pains dansson onde ; nous nous oublions longtemps à larecherche de quelque autre branche de la caverne,si bien qu'à notre sortie le jour est tombé, et lanuit montre ses premières étoiles.

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Nous attendons que les ténèbres soient encore un peuplus profondes. Alors nous allumons tous ensemble nostroncs de sapins par l'extrémité. Nous les portons laflamme en l'air. Nous descendons rapidement de sommetsen sommets comme des étoiles filantes. Nous faisonsdes évolutions lumineuses sur les tertres avancés,d'où les villages lointains de la plaine peuvent nousapercevoir. Nous roulons ensemble jusqu'à nostroupeaux comme un torrent de feu. Nous les chassonsdevant nous en criant et en chantant. Arrivés enfinsur la dernière colline qui domine le hameau deMilly, nous nous arrêtons, sûrs d'être regardés, surune pelouse en pente ; nous formons des rondes, nousmenons des danses, nous croisons nos pas en agitant nos petits arbres enflammés au-dessus de nos têtes ;puis nous les jetons à demi consumés sur l'herbe.Nous en faisons un seul feu de joie que nous regardonslentement brûler en redescendant vers la maison denos mères.Ainsi se passaient, avec quelques variations suivantles saisons, mes jours de berger. Tantôt c'était lamontagne avec ses cavernes, tantôt les prairies avecleurs eaux sous les saules ; les écluses des moulins,dans lesquelles nous nous exercions à nager ; lesjeunes poulains montés à cru et domptés par lacourse ; tantôt la vendange avec ses chars remplisde raisins, dont je conduisais les boeufs avecl'aiguillon du bouvier, et les cuves écumantes que jefoulais tout nu avec mes camarades ; tantôt lamoisson, et le seuil de terre où je battais le bléen cadence avec le fléau proportionné à mes brasd'enfant. Jamais homme ne fut élevé plus près de lanature et ne suça plus jeune l'amour des chosesrustiques, l'habitude de ce peuple heureux qui lesexerce, et le goût de ces métiers simples, maisvariés comme les cultures, les sites, les saisons,qui ne font pas de l'homme une machine à dix doigtssans âme, comme les monotones travaux des autresindustries, mais un être sentant, pensant et aimant,en communication perpétuelle avec la nature qu'ilrespire par tous les pores, et avec Dieu qu'il sentpar tous ses bienfaits.Elles furent humbles, sévères et douces, les premièresimpressions de ma vie. Les premiers paysages que mesyeux contemplèrent n'étaient pas de nature à agrandirni à colorer beaucoup les ailes de ma jeune imagination.Ce n'est que plus tard et peu à peu que lesmagnifiques scènes de la création, la mer, lessublimes montagnes, les lacs resplendissants desAlpes, et les monuments humains dans les grandesvilles, frappèrent mes yeux. Au commencement, je nevis que ce que voient les enfants du plus agreste

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hameau dans un pays sans physionomie grandiose.Peut-être est-ce la meilleure condition pour bienjouir de la nature et des ouvrages des hommes, quede commencer par ce qu'il y a de plus modeste et deplus vulgaire, et de s'initier, pour ainsi dire,lentement et à mesure que l'âme se développe, auxspectacles de ce monde. L'aigle lui-même, destinéà monter si haut et à voir de si loin, commence savie dans les crevasses de sa roche, et ne voit danssa jeunesse que les bords arides et souvent fétidesde son nid.Le village obscur où le ciel m'avait fait naître, etoù la révolution et la pauvreté avaient confiné monpère et ma mère, n'avait rien qui pût marquer nidécorer la place de l'humble berceau d'un peintreou d'un contemplateur de l'oeuvre de Dieu.En quittant le lit de la Saône, creusé au milieu devertes prairies et sous les fertiles coteaux deMâcon, et en se dirigeant vers la petite ville etvers les ruines de l'antique abbaye de Cluny, oùmourut Abailard, on suit une route montueuse àtravers les ondulations d'un sol qui commence às'enfler à l'oeil comme les premières vagues d'une mer montante. à droite et à gauche blanchissent deshameaux au milieu des vignes. Au-dessus de ceshameaux, des montagnes nues et sans culture étendenten pentes rapides et rocailleuses des pelouses grisesoù l'on distingue comme des points blancs de rarestroupeaux. Toutes ces montagnes sont couronnées dequelques masses de rochers qui sortent de terre, etdont les dents usées par le temps et par les ventsprésentent à l'oeil les formes et les déchirures devieux châteaux démantelés. En suivant la route quicircule autour de la base de ces collines, à environdeux heures de marche de la ville, on trouve àgauche un petit chemin étroit voilé de saules, quidescend dans les prés vers un ruisseau où l'onentend perpétuellement battre la roue du moulin.Ce chemin serpente un moment sous les aulnes, à côtédu ruisseau, qui le prend aussi pour lit quand leseaux courantes sont un peu grossies par les pluies ;puis on traverse l'eau sur un petit pont, et ons'élève par une pente tournoyante, mais rapide, versdes masures couvertes de tuiles rouges, qu'on voitgroupées au-dessus de soi, sur un petit plateau. C'estnotre village. Un clocher de pierres grises, enforme de pyramide, y surmonte sept à huit maisonsde paysans. Le chemin pierreux s'y glisse de porte enporte entre ces chaumières. Au bout de ce chemin, onarrive à une porte un peu plus haute et un peu pluslarge que les autres : c'est celle de la cour au fondde laquelle se cache la maison de mon père.La maison s'y cache en effet, car on ne la voit

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d'aucun côté, ni du village ni de la grand'route.Bâtie dans le creux d'un large pli du vallon, dominéede toutes parts par le clocher, par les bâtimentsrustiques ou par des arbres, adossée à une assez haute montagne, ce n'est qu'engravissant cette montagne et en se retournant qu'onvoit en bas cette maison basse, mais massive, quisurgit, comme une grosse borne de pierre noirâtre,à l'extrémité d'un étroit jardin. Elle est carrée,elle n'a qu'un étage et trois larges fenêtres surchaque face. Les murs n'en sont point crépis ; lapluie et la mousse ont donné aux pierres la teintesombre et séculaire des vieux cloîtres d'abbaye. Ducôté de la cour, on entre dans la maison par unehaute porte en bois sculpté. Cette porte est assisesur un large perron de cinq marches en pierres detaille. Mais les pierres, quoique de dimensioncolossale, ont été tellement écornées, usées,morcelées par le temps et par les fardeaux qu'on ydépose, qu'elles sont entièrement disjointes, qu'ellesvacillent en murmurant sourdement sous les pas, queles orties, les pariétaires humides y croissent çàet là dans les interstices, et que les petitesgrenouilles d'été, à la voix si douce et simélancolique, y chantent le soir comme dans un marais.On entre d'abord dans un corridor large et bienéclairé, mais dont la largeur est diminuée par devastes armoires de noyer sculpté où les paysansenferment le linge du ménage, et par des sacs de bléou de farine déposés là pour les besoins journaliersde la famille. à gauche est la cuisine, dont laporte, toujours ouverte, laisse apercevoir unelongue table de bois de chêne entourée de bancs. Ilest rare qu'on n'y voie pas des paysans attablés àtoute heure du jour, car la nappe y est toujours mise,soit pour les ouvriers, soit pour ces innombrablessurvenants à qui on offre habituellement le pain, levin et le fromage, dans des campagnes éloignées desvilles et qui n'ont ni auberge ni cabaret. à gauche, on entre dans la salle à manger.Rien ne la décore qu'une table de sapin, quelqueschaises et un de ces vieux buffets à compartiments,à tiroirs et à nombreuses étagères, meuble héréditairedans toutes les vieilles demeures, et que le goûtactuel vient de rajeunir en les recherchant. De lasalle à manger, on passe dans un salon à deuxfenêtres, l'une sur la cour, l'autre au nord, sur unjardin. Un escalier, alors en bois, que mon père fitrefaire en pierres grossièrement taillées, mène àl'étage unique et bas où une dizaine de chambrespresque sans meubles ouvrent sur des corridorsobscurs. Elles servaient alors à la famille, auxhôtes et aux domestiques. Voilà tout l'intérieur de

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cette maison, qui nous a si longtemps couvés dans sesmurs sombres et chauds ; voilà le toit que ma mèreappelait avec tant d'amour sa Jérusalem, samaison de paix ! Voilà le nid qui nous abrita tantd'années de la pluie, du froid, de la faim, du souffledu monde ; le nid où la mort est venue prendre tour àtour le père et la mère, et dont les enfants se sontsuccessivement envolés, ceux-ci pour un lieu,ceux-là pour un autre, quelques-uns pourl'éternité !... J'en conserve précieusement les restes,la paille, les mousses, le duvet ; et, bien qu'ilsoit maintenant vide, désert et refroidi de toutesces délicieuses tendresses qui l'animaient, j'aime àle revoir, j'aime à y coucher encore quelquefois,comme si je devais y retrouver à mon réveil la voixde ma mère, les pas de mon père, les cris joyeux demes soeurs, et tout ce bruit de jeunesse, de vie etd'amour qui résonne pour moi seul sous les vieillespoutres, et qui n'a plus que moi pour l'entendre etpour le perpétuer un peu de temps. L'extérieur de cette demeure répond au dedans. Ducôté de la cour, la vue s'étend seulement sur lespressoirs, les bûchers et les étables qui l'entourent.La porte de cette cour, toujours ouverte sur la ruedu village, laisse voir tout le jour les paysans quipassent pour aller aux champs ou pour en revenir ;ils ont leurs outils sur une épaule, et quelquefoissur l'autre un long berceau où dort leur enfant. Leurfemme les suit à la vigne, portant un dernier né à lamamelle. Une chèvre avec un chevreau vient après,s'arrête un moment pour jouer avec les chiens prèsde la porte, puis bondit pour les rejoindre.De l'autre côté de la rue est un four banal qui fumetoujours, rendez-vous habituel des vieillards, despauvres femmes qui filent et des enfants qui s'ychauffent à la cendre de son foyer jamais éteint.Voilà tout ce qu'on voit d'une des fenêtres du salon.L'autre fenêtre, ouverte au nord, laisse plonger leregard au-dessus des murs du jardin et des tuiles dequelques maisons basses, sur un horizon de montagnessombres et presque toujours nébuleux, d'où surgit,tantôt éclairé par un rayon de soleil orangé, tantôtdu milieu des brouillards, un vieux château en ruines,enveloppé de ses tourelles et de ses tours. C'est letrait caractéristique de ce paysage. Si l'on enlevaitcette ruine, les brillants reflets du soir sur sesmurs, les fantasques tournoiements des fumées de labrume autour de ses donjons disparaîtraient pourjamais avec elle. Il ne resterait qu'une montagnenoire et un ravin jaunâtre. Une voile sur la mer, une ruine sur une colline sontun paysage tout entier. La terre n'est que la scène ;la pensée, le drame et la vie pour l'oeil sont dans

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les traces de l'homme. Là où est la vie, là estl'intérêt.Le derrière de la maison donne sur le jardin, petitenclos de pierres brunes d'un quart d'arpent. Au fonddu jardin, la montagne commence à s'éleverinsensiblement, d'abord cultivée et verte de vignes,puis pelée, grise et nue comme ces mousses sans terrevégétale qui croissent sur la pierre et qu'on n'endistingue presque pas. Deux ou trois roches ternesaussi tracent une légère dentelure à son sommet. Pasun arbre, pas même un arbuste ne dépasse la hauteurde la bruyère qui la tapisse. Pas une chaumière,pas une fumée ne l'anime. C'est peut-être ce qui faitle charme secret de ce jardin. Il est comme unberceau d'enfant que la femme du laboureur a cachédans un sillon du champ pendant qu'elle travaille.Les deux flancs du sillon cachent les bords duruisseau, et quand le rideau est levé, l'enfant nepeut voir qu'un pan du ciel entre deux ondulationsdu terrain.Quant au jardin en lui-même, il n'en a guère que lenom. Il n'eût pu compter pour un jardin qu'aux joursprimitifs où Homère décrit le modeste enclos et lessept prairies du vieillard Laërte. Huit carrés delégumes coupés à angles droits, bordés d'arbresfruitiers et séparés par des allées d'herbesfourragères et de sable jaune ; à l'extrémité deces allées, au nord, huit troncs tortueux de vieillescharmilles qui forment un ténébreux berceau sur unbanc de bois ; un autre berceau plus petit au fonddu jardin, tressé en vignes grimpantes de Judéesous deux cerisiers ; voilà tout. J'oubliais, non pasla source murmurante, non pas même le puits aux pierres verdâtres et humides : iln'y a pas une goutte d'eau sur toute cette terre ;mais j'oubliais un petit réservoir creusé par monpère dans le rocher pour recueillir les ondées depluie ; et autour de cette eau verte et stagnantedouze sycomores et quelques platanes qui couvrentd'un peu d'ombre un coin du jardin derrière desmurs, et qui sèment de leurs larges feuilles jauniespar l'été la nappe huileuse du bassin.Oui, voilà bien tout. Et c'est là pourtant ce qui asuffi pendant tant d'années à la jouissance, à lajoie, à la rêverie, aux doux loisirs et au travaild'un père, d'une mère et de huit enfants ! Voilà cequi suffit encore aujourd'hui à la nourriture deleurs souvenirs. Voilà l'éden de leur enfance où seréfugient leurs plus sereines pensées quand ellesveulent retrouver un peu de cette rosée du matinde la vie, et un peu de cette lumière colorée de lapremière heure, qui ne brille pure et rayonnantepour l'homme que sur ces permiers sites de son

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berceau. Il n'y a pas un arbre, un oeillet, unemousse de ce jardin, qui ne soit incrusté dans notreâme comme s'il en faisait partie ! Ce coin de terrenous semble immense, tant il contient pour nous dechoses et de mémoires dans un si étroit espace. Lapauvre grille de bois toujours brisée qui y conduitet par laquelle nous nous précipitions avec des crisde joie ; les plates-bandes de laitues qu'on avaitdivisées pour nous en autant de petits jardins séparéset que nous cultivions nous-mêmes ; le plateau aupied duquel notre père s'asseyait avec ses chiens àses pieds au retour de la chasse ; l'allée où notremère se promenait au soleil couchant en murmurant toutbas le rosaire monotone qui fixait sa pensée à Dieu,pendant que son coeur et ses yeux nous couvaient prèsd'elle ; le coin du gazon, à l'ombre et au nord, pour les jourschauds ; le petit mur, tiède au midi, où nous nousrangions, nos livres à la main, au soleil comme desespaliers en automne ; les trois lilas, les deuxnoisetiers, les fraises découvertes sous les feuilles,les prunes, les poires, les pêches trouvées le matintoutes gluantes de leur gomme d'or et toutes mouilléesde rosée sous l'arbre ; et plus tard le berceau decharmilles que chacun de nous, et moi surtout,cherchait à midi pour lire en paix ses livresfavoris ; et le souvenir des impressions confuses quinaissaient en nous de ces pages, et plus tard encorela mémoire des conversations intimes tenues ici ou là,dans telle ou telle allée de ce jardin ; et la placeoù l'on se dit adieu en partant pour de longuesabsences, celle où l'on se retrouva au retour, cellesoù se passèrent quelques-unes de ces scènes intimespathétiques de ce drame caché de la famille, où l'onvit se rembrunir le visage de son père, où notre mèrepleura en nous pardonnant, où l'on tomba à ses genouxen cachant son front dans sa robe ; celle où l'on vintlui annoncer la mort d'une fille chérie, celle où elleéleva ses yeux et ses mains résignés vers le ciel !Toutes ces images, toutes ces empreintes, tous cesgroupes, toutes ces figures, toutes ces félicités,toutes ces tendresses peuplent encore pour nous cepetit enclos comme ils l'ont peuplé, vivifié,enchanté pendant tant de jours, les plus doux desjours, et font que, recueillant par la pensée notreexistence extravasée depuis, dans ces mêmes alléesnous nous enveloppons pour ainsi dire de ce sol, deces arbres, de ces plantes nées avec nous, et nousvoudrions que l'univers commençât et finît pour nousavec les murs de ce pauvre enclos !Ce jardin paternel a encore maintenant le même aspect. Les arbres un peu vieillis commencent seulement àtapisser leurs troncs de taches de mousse ; les

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bordures de roses et d'oeillets ont empiété sur lesable, rétréci les sentiers. Ces bordures traînentleurs filaments où les pieds s'embarrassent. Deuxrossignols chantent encore les nuits d'été dans lesdeux berceaux déserts. Les trois sapins plantés parma mère ont encore dans leurs rameaux les mêmes brisesmélodieuses. Le soleil a le même éclat sur les nuesà son couchant. On y jouit du même silence,interrompu seulement de temps en temps par letintement des angelus dans le clocher, ou par lacadence monotone et assoupissante des fléaux quibattent le blé sur les aires dans les granges. Maisles herbes parasites, les ronces, les grandes mauvesbleues s'élèvent par touffes épaisses entre les rosiers.Le lierre épaissit ses draperies déchirées contre lesmurs. Il empiète chaque année davantage sur lesfenêtres toujours fermées de la chambre de notremère ; et quand par hasard je m'y promène et que jem'y oublie un moment, je ne suis arraché à masollitude que par les pas du vieux vigneron qui nousservait de jardinier dans ces jours-là, et qui revientde temps en temps visiter ses plantes comme moi messouvenirs, mes apparitions et mes regrets.Vous connaissez maintenant cette demeure aussi bienque moi. Mais que ne puis-je un seul moment animerpour vous ce séjour de la vie, du mouvement, du bruit,des tendresses qui le remplissaient pour nous !J'avais déjà dix ans que je ne savais pas encore ceque c'était qu'une amertume de coeur, une gêne d'esprit, une sévérité du visagehumain. Tout était libre en moi et souriant autour demoi. Je n'étais pourtant ni énervé par lescomplaisances de ceux à qui je devais obéir, niabandonné sans frein aux capricieuses exigences demes imaginations ou de mes volontés d'enfant. Jevivais seulement dans un milieu sain et salutaire dela plénitude de la vie, entre mon père et ma mère, etne respirant autour d'eux que tendresse, piété etcontentement. Aimer et être aimé, c'était jusque-làtoute mon éducation physique ; elle se faisait aussid'elle-même au grand air et dans les exercicespresque sauvages que je vous ai décrits. Plante depleine terre et de montagne, on se gardait bien dem'abriter. On me laissait croître et me fortifier enluttant l'hiver et l'été contre les éléments. Cerégime me réussissait à merveille, et j'étais alorsun des plus beaux enfants qui aient jamais foulé deleurs pieds nus les pierres de nos montagnes, où larace humaine est cependant si saine et si belle. Desyeux d'un bleu noir, comme ceux de ma mère ; destraits accentués, mais adoucis par une expression unpeu pensive, comme était la sienne ; un éblouissantrayon de joie éclairant tout ce visage ; des cheveux

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très-souples et très-fins, d'un brun doré commel'écorce mûre de la châtaigne, tombant en ondesplutôt qu'en boucles sur mon cou bruni par le hâle ;la taille haute déjà pour mon âge, les mouvementslestes et flexibles ; seulement une extrêmedélicatesse de peau, qui me venait aussi de ma mère,et une facilité à rougir et à pâlir qui trahissaitla finesse des tissus, la rapidité et la puissancedes émotions du coeur sur le visage ; en tout leportrait de ma mère, avec l'accent viril de plusdans l'expression : voilà l'enfant que j'étais alors.Heureux de formes, heureux de coeur, heureux de caractère, la vie avaitécrit bonheur, force et santé sur tout mon être. Letemps, l'éducation, les fautes, les hommes, leschagrins, l'ont effacé ; mais je n'en accuse qu'euxet moi surtout.Mon éducation était toute dans les yeux plus ou moinssereins et dans le sourire plus ou moins ouvert de mamère. Les rênes de mon coeur étaient dans le sien.Elle ne me demandait que d'être vrai et bon. Jen'avais aucune peine à l'être : mon père me donnaitl'exemple de la sincérité jusqu'au scrupule ; mamère, de la bonté jusqu'au dévouement le plushéroïque. Mon âme, qui ne respirait que la bonté, nepouvait pas produire autre chose. Je n'avais jamais àlutter ni avec moi-même, ni avec personne. Toutm'attirait, rien ne me contraignait. Le peu qu'onm'enseignait m'était présenté comme une récompense.Mes maîtres n'étaient que mon père et ma mère ; jeles voyais lire, et je voulais lire ; je les voyaisécrire, et je leur demandais de m'aider à former meslettres. Tout cela se faisait en jouant, aux momentsperdus, sur les genoux, dans le jardin, au coin dufeu du salon, avec des sourires, des badinages, descaresses. J'y prenais goût ; je provoquais moi-mêmeles courtes et amusantes leçons. J'ai ainsi toutsu, un peu plus tard, il est vrai, mais sans mesouvenir comment j'ai appris, et sans qu'un sourcilse soit froncé pour me faire apprendre. J'avançaissans me sentir marcher. Ma pensée, toujours encommunication avec celle de ma mère, se développait,pour ainsi dire, dans la sienne. Les autres mères ne portent que neuf mois leur enfantdans leur sein ; je puis dire que la mienne m'a portédouze ans dans le sien, et que j'ai vécu de sa viemorale comme j'avais vécu de sa vie physique dans sesflancs, jusqu'au moment où j'en fus arraché pour allervivre de la vie putride ou tout au moins glaciale descolléges.Je n'eus donc ni maître d'écriture, ni maître delecture, ni maître de langues. Un voisin de mon père,M Bruys de Vaudran, homme de talent retiré du

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monde, où il avait beaucoup vécu, venait nous voirune fois par semaine ; il me donnait d'une très-bellemain des exemples d'écriture que je copiais seul etque je lui remettais à corriger à son retour. Le goûtde la lecture m'avait pris de bonne heure. On avaitpeine à me trouver assez de livres appropriés à monâge pour alimenter ma curiosité. Ces livres d'enfantsne me suffisaient déjà plus ; je regardais avec envieles volumes rangés sur quelques planches dans un petitcabinet du salon. Mais ma mère modérait chez moi cetteimpatience de connaître ; elle ne me livrait que peuà peu les livres, et avec intelligence. La Bibleabrégée et épurée, les fables de la Fontaine, quime paraissaient à la fois puériles, fausses etcruelles, et que je ne pus jamais apprendre parcoeur ; les ouvrages de madame de Genlis ; ceux deBerquin, des morceaux de Fénelon et de Bernardinde Saint-Pierre, qui me ravissaient dès cetemps-là ; la Jérusalem délivrée, Robinson ,quelques tragédies de Voltaire, surtout Mérope ,lue par mon père à la veillée : c'est là que jepuisais, comme la plante dans le sol, les premierssucs nourriciers de ma jeune intelligence. Mais jepuisais surtout dans l'âme de ma mère ; je lisais àtravers ses yeux, je sentais à travers ses impressions,j'aimais à travers son amour. Elle me traduisait tout : nature,sentiment, sensations, pensées. Sans elle, je n'auraisrien su épeler de la création que j'avais sous lesyeux ; mais elle me mettait le doigt sur toute chose.Son âme était si lumineuse, si colorée et si chaude,qu'elle ne laissait de ténèbres et de froid sur rien.En me faisant peu à peu tout comprendre, elle mefaisait en même temps tout aimer. En un mot,l'instruction insensible que je recevais n'étaitpoint une leçon : c'était l'action même de vivre,de penser et de sentir que j'accomplissais sous sesyeux, avec elle, comme elle et par elle. C'est ainsique mon coeur se formait en moi sur un modèle que jen'avais pas même la peine de regarder, tant il étaitconfondu avec mon propre coeur.Ma mère s'inquiétait très-peu de ce qu'on entend parinstruction ; elle n'aspirait pas à faire de moi unenfant avancé pour son âge. Elle ne me provoquait pasà cette émulation qui n'est qu'une jalousie del'orgueil des enfants. Elle ne me laissait comparerà personne ; elle ne m'exaltait ni ne m'humiliaitjamais par ces comparaisons dangereuses. Elle pensaitavec raison qu'une fois mes forces intellectuellesdéveloppées par les années et par la santé du corpset de l'esprit, j'apprendrais aussi couramment qu'unautre le peu de grec, de latin et de chiffres dont secompose cette banalité lettrée qu'on appelle une

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éducation. Ce qu'elle voulait, c'était faire en moiun enfant heureux, un esprit sain et une âme aimante ;une créature de Dieu et non une poupée des hommes.Elle avait puisé ses idées sur l'éducation d'abord dans sonâme, et puis dans Jean-Jacques Rousseau et dansBernardin de Saint-Pierre, ces deux philosophesdes femmes, parce qu'ils sont les philosophes dusentiment. Elle les avait connus ou entrevus l'un etl'autre dans son enfance chez sa mère ; elle les avaitlus et vivement goûtés depuis ; elle avait entendu,toute jeune, débattre mille fois leurs systèmes parmadame de Genlis et par les personnes habileschargées d'élever les enfants de M le duc d'Orléans.On sait que ce prince fut le premier qui osa appliquerles théories de cette philosophie naturelle àl'éducation de ses fils. Ma mère, élevée avec eux etpresque comme eux, devait transporter aux siens cestraditions de son enfance. Elle le faisait avec choixet discernement. Elle ne confondait pas ce qu'ilconvient d'apprendre à des princes, placés ausommet d'un ordre social, avec ce qu'il convientd'enseigner à des enfants de pauvres et obscuresfamilles, placés tout près de la nature dans lesconditions modestes du travail et de la simplicité.Mais ce qu'elle pensait, c'est que, dans toutes lesconditions de la vie, il faut d'abord faire unhomme, et que, quand l'homme est fait, c'est-à-direl'être intelligent, sensible et en rapports justesavec lui-même, avec les autres hommes et avec Dieu,qu'il soit prince ou ouvrier, peu importe, il est cequ'il doit être ; ce qu'il est est bien, et l'oeuvrede sa mère est accomplie.C'est d'après ce système qu'elle m'élevait. Monéducation était une éducation philosophique de secondemain, une éducation philosophique corrigée etattendrie par la maternité.Physiquement, cette éducation découlait beaucoup dePythagore et de l' émile . Ainsi, la plus grandesimplicité de vêtement et la plus rigoureuse frugalité dans lesaliments en faisaient la base. Ma mère étaitconvaincue, et j'ai comme elle cette conviction, quetuer les animaux pour se nourrir de leur chair et deleur sang est une des infirmités de la conditionhumaine ; que c'est une de ces malédictions jetéessur l'homme soit par sa chute, soit parl'endurcissement de sa propre perversité. Elle croyait,et je le crois comme elle, que ces habitudesd'endurcissement de coeur à l'égard des animaux lesplus doux, nos compagnons, nos auxiliaires, nos frèresen travail et même en affection ici-bas ; que cesimmolations, ces appétits de sang, cette vue des

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chairs palpitantes sont faits pour brutaliser et pourendurcir les instincts du coeur. Elle croyait, et jele crois aussi, que cette nourriture, bien plussucculente et bien plus énergique en apparence,contient en soi des principes irritants et putridesqui aigrissent le sang et abrégent les jours del'homme. Elle citait, à l'appui de ces idéesd'abstinence, les populations innombrables, douces,pieuses de l'Inde, qui s'interdisent tout ce qui aeu vie, et les races fortes et saines des peuplespasteurs, et même des populations laborieuses de noscampagnes qui travaillent le plus, qui vivent le plusinnocemment et les plus longs jours, et qui nemangent pas de viande dix fois dans leur vie. Elle nem'en laissa jamais manger avant l'âge où je fus jetédans la vie pêle-mêle des colléges. Pour m'en ôterle désir, si je l'avais eu, elle n'employa pas deraisonnements ; mais elle se servit de l'instinctqui raisonne mieux en nous que la logique.J'avais un agneau qu'un paysan de Milly m'avaitdonné, et que j'avais élevé à me suivre partoutcomme le chien le plus tendre et le plus fidèle. Nousnous aimions avec cette première passion que les enfants et les jeunesanimaux ont naturellement les uns pour les autres. Unjour, la cuisinière dit à ma mère, en ma présence :"Madame, l'agneau est gras ; voilà le boucher quivient le demander : faut-il le lui donner ?" Je merécriai, je me précipitai sur l'agneau, je demandaice que le boucher voulait en faire et ce que c'étaitqu'un boucher. La cuisinière me répondit que c'étaitun homme qui tuait les agneaux, les moutons, les petitsveaux et les belles vaches pour de l'argent. Je nepouvais pas le croire. Je priai ma mère. J'obtinsfacilement la grâce de mon ami. Quelques jours après,ma mère allant à la ville me mena avec elle et me fitpasser, comme par hasard, dans la cour d'une boucherie.Je vis des hommes, les bras nus et sanglants, quiassommaient un boeuf ; d'autres qui égorgeaient desveaux et des moutons, et qui dépeçaient leursmembres encore pantelants. Des ruisseaux de sangfumaient çà et là sur le pavé. Une profonde pitiémêlée d'horreur me saisit. Je demandai à passer vite.L'idée de ces scènes horribles et dégoûtantes,préliminaires obligés d'un de ces plats de viandeque je voyais servis sur la table, me fit prendre lanourriture animale en dégoût et les bouchers enhorreur. Bien que la nécessité de se conformer auxconditions de la société où l'on vit m'ait fait depuismanger tout ce que le monde mange, j'ai conservé unerépugnance raisonnée pour la chair cuite, et il m'atoujours été difficile de ne pas voir dans l'état deboucher quelque chose de l'état de bourreau. Je ne

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vécus donc, jusqu'à douze ans, que de pain, delaitage, de légumes et de fruits. Ma santé n'en futpas moins forte, mon développement moins rapide, etpeut-être est-ce à ce régime que je dus cette puretéde traits, cette sensibilité exquise d'impressions et cette douceur sereine d'humeur et de caractère queje conservai jusqu'à cette époque.Quant aux sentiments et aux idées, ma mère en suivaitle développement naturel chez moi en le dirigeantsans que je m'en aperçusse, et peut-être sans s'enapercevoir elle-même. Son système n'était point unart, c'était un amour. Voilà pourquoi il étaitinfaillible. Ce qui l'occupait par-dessus tout,c'était de tourner sans cesse mes pensées vers Dieuet de vivifier tellement ces pensées par la présenceet par le sentiment continuels de Dieu dans monâme, que ma religion devînt un plaisir et ma foi unentretien avec l'invisible. Il était difficile qu'ellen'y réussît pas, car sa piété avait le caractère detendresse comme toutes ses autres vertus.Ma mère n'était pas précisément ce qu'on entend parune femme de génie dans ce siècle où les femmes sesont élevées à une si grande hauteur de pensée, destyle et de talent dans tous les genres. Elle n'yprétendit même jamais. Elle n'exerçait pas sonintelligence sur ces vastes sujets. Elle ne forçaitpas par la réflexion les ressorts faciles etélastiques de sa souple imagination. Elle n'avait enelle ni le métier ni l'art de la femme supérieure dece temps.Elle n'écrivait jamais pour écrire, encore moins pourêtre admirée, bien qu'elle écrivît beaucoup pourelle-même et pour retrouver dans un registre de saconscience et des événements de sa vie intérieure unmiroir moral d'elle-même où elle se regardait souventpour se comparer et s'améliorer. Cette habitude d'enregistrer sa vie,qu'elle a conservée jusqu'à la fin, a produit quinzeà vingt volumes de confidences intimes d'elle à Dieu,que j'ai eu le bonheur de conserver et où je laretrouve toute vivante quand j'ai besoin de meréfugier encore dans son sein.Elle avait peu lu, de peur d'effleurer sa foi si viveet si obéissante. Elle n'écrivait pas avec cette forcede conception et avec cet éclat d'images quicaractérisent le don de l'expression. Elle parlaitet écrivait avec cette simplicité claire et limpided'une femme qui ne se recherche jamais elle-même, etqui ne demande aux mots que de rendre avec justessesa pensée, comme elle ne demandait à ses vêtementsque de la vêtir et non de l'embellir. Sa supérioritén'était point dans sa tête, mais dans son âme. C'estdans le coeur que Dieu a placé le génie des femmes,

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parce que les oeuvres de ce génie sont toutes desoeuvres d'amour. Tendresse, piété, courage, héroïsme,constance, dévouement, abnégation d'elle-même,sérénité sensible, mais dominant par la foi et par lavolonté ce qui souffrait en elle : tels étaient lestraits de ce génie élevé que tous ceux quil'approchaient sentaient dans sa vie et non dans sesoeuvres écrites. Ce n'est que par l'attrait qu'on sesentait dominé auprès d'elle. C'était une supérioritéqu'on ne reconnaissait qu'en l'adorant.Le fond de cette âme, c'était un sentiment immense,tendre et consolant de l'infini. Elle était tropsensible et trop vaste pour les misérables petitesambitions de ce monde. Elle le traversait, elle ne l'habitait pas. Cesentiment de l'infini en tout, et surtout en amour,avait dû se convertir pour elle en une invocation eten une aspiration perpétuelle à celui qui en est lasource, c'est-à-dire à Dieu. On peut dire qu'ellevivait en Dieu autant qu'il est permis à une créatured'y vivre. Il n'y a pas une des faces de son âme quin'y fût sans cesse tournée, qui ne fût transparente,lumineuse, réchauffée par ce rayonnement d'en haut,découlant directement de Dieu sur nos pensées. Il enrésultait pour elle une piété qui ne s'assombrissaitjamais. Elle n'était pas dévote dans le mauvais sensdu mot ; elle n'avait aucune de ces terreurs, de cespuérilités, de ces asservissements de l'âme, de cesabrutissements de la pensée qui composent la dévotionchez quelques femmes et qui ne sont en elles qu'uneenfance prolongée toute la vie, ou une vieillessechagrine et jalouse qui se venge par une passionsacrée des passions profanes qu'elles ne peuvent plusavoir.Sa religion était, comme son génie, tout entière dansson âme. Elle croyait humblement ; elle aimaitardemment ; elle espérait fermement. Sa foi était unacte de vertu et non un raisonnement. Elle laregardait comme un don de Dieu reçu des mains de samère, et qu'il eût été coupable d'examiner et delaisser emporter au vent du chemin. Plus tard, toutesles voluptés de la prière, toutes les larmes del'admiration, toutes les effusions de son coeur,toutes les sollicitudes de sa vie et toutes lesespérances de son immortalité s'étaient tellementidentifiées avec sa foi, qu'elles en faisaient, pourainsi dire, partie dans sa pensée, et qu'en perdantou en altérant sa croyance, elle aurait cru perdreà la fois son innocence, sa vertu, ses amours et sesbonheurs ici-bas, et ses gages de bonheur plus haut, sa terreet son ciel enfin ! Aussi y tenait-elle comme à sonciel et à sa terre. Et puis, elle était née pieuse

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comme on naît poëte ; la piété, c'était sa nature ;l'amour de Dieu, c'était sa passion ! Mais cettepassion, par l'immensité de son objet et par lasécurité même de sa jouissance, était sereine, heureuseet tendre comme toutes ses autres passions.Cette piété était la part d'elle-même qu'elledésirait le plus ardemment nous communiquer. Fairede nous des créatures de Dieu en esprit et envérité, c'était sa pensée la plus maternelle. à celaencore elle réussissait sans systèmes et sans effortset avec cette merveilleuse habileté de la naturequ'aucun artifice ne peut égaler. Sa piété, quidécoulait de chacune de ses inspirations, de chacunde ses actes, de chacun de ses gestes, nousenveloppait, pour ainsi dire, d'une atmosphère duciel ici-bas. Nous croyions que Dieu était derrièreelle et que nous allions l'entendre et le voir,comme elle semblait elle-même l'entendre et le voir,et converser avec lui à chaque impression du jour.Dieu était pour nous comme l'un d'entre nous. Ilétait né en nous avec nos premières et nos plusindéfinissables impressions. Nous ne nous souvenionspas de ne l'avoir pas connu ; il n'y avait pas unpremier jour où on nous avait parlé de lui. Nousl'avions toujours vu en tiers entre notre mère etnous. Son nom avait été sur nos lèvres avec le laitmaternel, nous avions appris à parler en le balbutiant.à mesure que nous avions grandi, les actes qui lerendent présent et même sensible à l'âme s'étaientaccomplis vingt fois par jour sous nos yeux. Lematin, le soir, avant, après nos repas, on nousavait fait faire de courtes prières. Les genoux denotre mère avaient été longtemps notre autelfamilier. Sa figure rayonnante était toujours voilée à cemoment d'un recueillement respectueux et un peusolennel, qui nous avait imprimé à nous-mêmes lesentiment de la gravité de l'acte qu'elle nousinspirait. Quand elle avait prié avec nous et surnous, son beau visage devenait plus doux et plusattendri encore. Nous sentions qu'elle avaitcommuniqué avec sa force et avec sa joie pour nousen inonder davantage.

LIVRE CINQUIEME Toutes nos leçons de religion se bornaient pour elleà être religieuse devant nous et avec nous. Laperpétuelle effusion d'amour, d'adoration et dereconnaissance qui s'échappait de son âme était saseule et naturelle prédication. La prière, maisla prière rapide, lyrique, ailée, était associée aux

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moindres actes de notre journée. Elle s'y mêlait sià propos, qu'elle était toujours un plaisir et unrafraîchissement, au lieu d'être une obligation etune fatigue. Notre vie était entre les mains de cettefemme un sursùm corda perpétuel. Elle s'élevaitaussi naturellement à la pensée de Dieu que laplante s'élève à l'air et à la lumière. Notre mère,pour cela, faisait le contraire de ce qu'on faitordinairement. Au lieu de nous commander une dévotionchagrine qui arrache les enfants à leurs jeux ou àleur sommeil pour les forcer à prier Dieu, etsouvent à travers leur répugnance et leurs larmes,elle faisait pour nous une fête de l'âme de cescourtes invocations auxquelles elle nous conviaiten souriant. Elle ne mêlait pas la prière à noslarmes, mais à tous les petits événements heureux quinous survenaient pendant la journée. Ainsi, quand nousétions réveillés dans nos petits lits, que le soleilsi gai du matin étincelait sur nos fenêtres, que lesoiseaux chantaient sur nos rosiers ou dans leurscages, que les pas des serviteurs résonnaient depuislongtemps dans la maison et que nous l'attendionselle-même impatiemment pour nous lever, elle montait,elle entrait, le visage toujours rayonnant de bonté,de tendresse et de douce joie ; elle nous embrassaitdans nos lits ; elle nous aidait à nous habiller ;elle écoutait ce joyeux petit ramage d'enfants dontl'imagination rafraîchie gazouille au réveil, commeun nid d'hirondelles gazouille sur le toit quand lamère approche ; puis elle nous disait : "à quidevons-nous ce bonheur dont nous allons jouirensemble ? C'est à Dieu, c'est à notre Père céleste.Sans lui, ce beau soleil ne se serait pas levé ; cesarbres auraient perdu leurs feuilles ; les gaisoiseaux seraient morts de faim et de froid sur laterre nue, et vous, mes pauvres enfants, vous n'auriezni lit, ni maison, ni jardin, ni mère pour vousabriter et vous nourrir, vous réjouir toute votresaison ! Il est bien juste de le remercier pour toutce qu'il nous donne avec ce jour, de le prier de nousdonner beaucoup d'autres jours pareils." Alors ellese mettait à genoux devant notre lit, elle joignaitnos petites mains, et souvent en les baisant dansles siennes, elle faisait lentement et à demi-voixla courte prière du matin que nous répétions avecses inflexions et ses paroles.Le soir, elle n'attendait pas que nos yeux, appesantispar le sommeil, fussent à demi fermés pour nous fairebalbutier, comme en rêve, les paroles qui retardaientpéniblement pour nous l'heure du repos ; elleréunissait au salon, aussitôt après le souper, lesdomestiques et même

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les paysans des hameaux les plus voisins et les plusamis de la maison. Elle prenait un livre de pieusesinstructions chrétiennes pour le peuple ; elle enlisait quelques courts passages à son rustiqueauditoire. Cette lecture était suivie de la prièrequ'elle lisait elle-même à haute voix, ou que mesjeunes soeurs disaient à sa place quand elles furentplus âgées. J'entends d'ici le refrain de ceslitanies monotones qui roulait sourdement sous lespoutres et qui ressemblait aux flux et au refluxrégulier des vagues du coeur venant battre les bordsde la vie et les oreilles de Dieu.L'un de nous était toujours chargé de dire à sontour une petite prière pour les voyageurs, pour lespauvres, pour les malades, pour quelque besoinparticulier du village ou de la maison. En nousdonnant ainsi un petit rôle dans l'acte sérieux dela prière, elle nous y intéressait en nous yassociant, et nous empêchait de la prendre en froidehabitude, en vaine cérémonie ou même en dégoût. Outreces deux prières presque publiques, le reste de notrejournée avait encore de fréquentes et irrégulièresélévations de nos âmes d'enfants vers Dieu. Maisces prières, nées de la circonstance dans le coeuret sur les lèvres de notre mère, n'étaient que desinspirations du moment ; elles n'avaient rien derégulier ni de fatigant pour nous. Au contraire,elles complétaient et consacraient, pour ainsi dire,chacune de nos impressions et de nos jouissances.Ainsi, quand un frugal repas, mais délicieux pournous, était servi sur la table ; notre mère, avant des'asseoir et de rompre le pain, nous faisait un petitsigne que nous comprenions. Nous suspendions unedemi-minute l'impatience de notre appétit, pour prierDieu de bénir la nourriture qu'il nous donnait.Après le repas et avant d'aller jouer, nous lui rendions grâce en quelques mots. Si nouspartions pour une promenade lointaine et vivementdésirée, par une belle matinée d'été, notre mère,en partant, nous faisait faire tout bas, et sansqu'on s'en aperçût, une courte invocation intérieureà Dieu, pour qu'il bénît cette grande joie et nouspréservât de tout accident. Si la course nousconduisait devant quelque spectacle sublime ougracieux de la nature, nouveau pour nous, dansquelque grande et sombre forêt de sapins où lasolennité des ténèbres, les jaillissements de clartéà travers les rameaux, ébranlaient nos jeunesimaginations ; devant une belle nappe d'eau roulanten cascade et nous éblouissant d'écume, de mouvementet de bruit ; si un beau soleil couchant groupaitsur la montagne des nuages d'une forme et d'un éclatinusités, et faisait en pénétrant sous l'horizon de

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magnifiques adieux à ce petit coin du globe qu'ilvenait d'illuminer, notre mère manquait rarementde profiter de la grandeur ou de la nouveauté de nosimpressions pour nous faire élever notre âme àl'auteur de toutes ces merveilles, et pour nousmettre en communication avec lui par quelques soupirslyriques de sa perpétuelle adoration.Combien de fois, les soirs d'été, en se promenant avecnous dans la campagne, où nous ramassions des fleurs,des insectes, des cailloux brillants dans le lit duruisseau de Milly, ne nous faisait-elle pas asseoirà côté d'elle, au pied d'un saule, et, le coeurdébordant de son pieux enthousiasme, ne nousentretenait-elle pas un moment du sens religieuxet caché de cette belle création qui ravissait nosyeux et nos coeurs ! Je ne sais pas si ces explicationsde la nature, des éléments, de la vertu des plantes,de la destination des insectes étaient bien selon lascience. Elle les prenait dans Pluche, Buffon, Bernardin deSaint-Pierre ; mais, s'il n'en sortait pas dessystèmes irréprochables de la nature, il en sortaitun immense sentiment de la Providence et unereligieuse bénédiction de nos esprits à cet océaninfini des sagesses et des miséricordes de Dieu.Quand nous étions bien attendris par ces sublimescommentaires, et que nos yeux commençaient à semouiller d'admiration, elle ne laissait pass'évaporer ces douces larmes au souffle desdistractions légères et des pensées mobiles ; ellese hâtait de tourner tout cet enthousiasme de lacontemplation en tendresse. Quelques versets despsaumes qu'elle savait par coeur, appropriés auximpressions de la scène, tombaient avec componctionde ses lèvres. Ils donnaient un sens pieux à toutela terre et une parole divine à tous nos sentiments.En rentrant, elle nous faisait presque toujours passerdevant les pauvres maisons des malades ou desindigents du village. Elle s'approchait de leurs lits,elle leur donnait quelques conseils et quelquesremèdes. Elle puisait ses ordonnances dans Tissotou dans Buchan, ces deux médecins populaires. Ellefaisait de la médecine son étude assidue pourl'appliquer aux indigents. Elle avait des vraismédecins le génie instinctif, le coup d'oeil prompt,la main heureuse. Nous l'aidions dans ses visitesquotidiennes. L'un de nous portait la charpie etl'huile aromatique pour les blessés ; l'autre, lesbandes de linge pour les compresses. Nous apprenionsainsi à n'avoir aucune de ces répugnances qui rendent plus tard l'homme faibledevant la maladie, inutile à ceux qui souffrent,timide devant la mort. Elle ne nous écartait pas des

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plus affreux spectacles de la misère, de la douleuret même de l'agonie. Je l'ai vue souvent debout,assise ou à genoux au chevet de ces grabats deschaumières, ou dans les étables où les paysans couchentquand ils sont vieux et cassés, essuyer de ses mainsla sueur froide des pauvres mourants, les retournersous leurs couvertures, leur réciter les prières dudernier moment, et attendre patiemment des heuresentières que leur âme eût passé à Dieu, au son de sadouce voix.Elle faisait de nous aussi les ministres de sesaumônes. Nous étions sans cesse occupés, moi surtout,comme le plus grand, à porter au loin, dans lesmaisons isolées de la montagne, tantôt un peu depain blanc pour les femmes en couches, tantôt unebouteille de vin vieux et des morceaux de sucre,tantôt un peu de bouillon pour les vieillards épuisésfaute de nourriture. Ces petits messages étaient mêmepour nous des plaisirs et des récompenses. Lespaysans nous connaissaient à deux ou trois lieues àla ronde. Ils ne nous voyaient jamais passer sans nousappeler par nos noms d'enfant qui leur étaientfamiliers, sans nous prier d'entrer chez eux, d'yaccepter un morceau de pain, de lard ou de fromage.Nous étions, pour tout le canton, les fils de ladame , les envoyés de bonnes nouvelles, les angesde secours pour toutes les misères abandonnées desgens de la campagne. Là où nous entrions, entraitune providence, une espérance, une consolation, unrayon de joie et de charité. Ces douces habitudesd'intimité avec tous les malheureux et d'entréefamilière dans toutes les demeures des habitants du pays, avaient faitpour nous une véritable famille de tout ce peupledes champs. Depuis les vieillards jusqu'aux petitsenfants, nous connaissions tout ce petit monde par sonnom. Le matin, les marches de pierre de la ported'entrée de Milly et le corridor étaient toujoursassiégés de malades ou de parents des malades quivenaient chercher des consultations auprès de notremère. Après nous, c'était à cela qu'elle consacraitses matinées. Elle était toujours occupée à fairequelques préparations médicinales pour les pauvres,à piler des herbes, à faire des tisanes, à peser desdrogues dans de petites balances, souvent même àpanser les blessures et les plaies les plusdégoûtantes. Elle nous employait, nous l'aidionsselon nos forces à tout cela. D'autres cherchent l'ordans ces alambics ; notre mère n'y cherchait que lesoulagement des infirmités des misérables, et plaçaitainsi bien plus haut et bien plus sûrement dans leciel l'unique trésor qu'elle ait jamais désiréici-bas : les bénédictions des pauvres et la volonté

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de Dieu.Quand tout ce tracas du jour se taisait enfin, quenous avions dîné, que les voisins qui venaientquelquefois en visite s'étaient retirés, et quel'ombre de la montagne, s'allongeant sur le petitjardin, y versait déjà le crépuscule de la journéequi allait finir, ma mère se séparait un moment denous. Elle nous laissait, soit dans le petit salon,soit au coin du jardin, à distance d'elle. Elleprenait enfin son heure de repos et de méditation àelle seule. C'était le moment où elle se recueillait avec toutes sespensées rappelées à elle et tous ses sentimentsextravasés de son coeur pendant le jour, dans le seinde Dieu où elle aimait tant à se replonger. Nousconnaissions, tout jeunes que nous étions, cetteheure à part qui lui était réservée entre toutes lesheures. Nous nous écartions tout naturellement del'allée du jardin où elle se promenait, comme si nouseussions craint d'interrompre ou d'entendre lesmystérieuses confidences d'elle à Dieu et de Dieu àelle ! C'était une petite allée de sable jaune tirantsur le rouge, bordée de fraisiers, entre des arbresfruitiers qui ne s'élevaient pas plus haut que satête. Un gros bouquet de noisetiers était au bout del'allée d'un côté, un mur de l'autre. C'était lesite le plus désert et le plus abrité du jardin. C'estpour cela qu'elle le préférait, car ce qu'elle voyaitdans cette allée était en elle et non dans l'horizonde la terre. Elle y marchait d'un pas rapide, maistrès-régulier, comme quelqu'un qui pense fortement,qui va à un but certain, et que l'enthousiasmesoulève en marchant. Elle avait ordinairement la têtenue ; ses beaux cheveux noirs à demi livrés au vent,son visage un peu plus grave que le reste du jour,tantôt légèrement incliné vers la terre, tantôtrelevé vers le ciel où ses regards semblaientchercher les premières étoiles qui commençaient àse détacher du bleu de la nuit dans le firmament. Sesbras étaient nus à partir du coude : ses mains étaienttantôt jointes comme celles de quelqu'un qui prie,tantôt libres et cueillant par distraction quelquesroses ou quelques mauves violettes, dont les hautestiges croissaient au bord de l'allée. Quelquefois seslèvres étaient entr'ouvertes et immobiles, quelquefoisfermées et agitées d'un imperceptible mouvement, comme celles de quelqu'un qui parle enrêvant.Elle parcourait ainsi pendant une demi-heure, plus oumoins, selon la beauté de la soirée, la liberté deson temps ou l'abondance de l'inspiration intérieure,deux ou trois cents fois l'espace de l'allée. Quefaisait-elle ainsi ? vous l'avez deviné. Elle vivait

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un moment en Dieu seul. Elle échappait à la terre.Elle se séparait volontairement de tout ce qui latouchait ici-bas pour aller chercher dans unecommunication anticipée avec le Créateur, au seinmême de la création, ce rafraîchissement célestedont l'âme souffrante et aimante a besoin pourreprendre les forces de souffrir et d'aimer toujoursdavantage.Ce que Dieu disait à cette âme, Dieu seul le sait,ce qu'elle disait à Dieu, nous le savons à peu prèscomme elle. C'étaient des retours pleins de sincéritéet de componction sur les légères fautes qu'elleavait pu commettre dans l'accomplissement de sesdevoirs, dans la journée ; de tendres reprochesqu'elle se faisait à elle-même pour s'encourager àmieux correspondre aux grâces divines de sa situation ;des remercîments passionnés à la Providence pourquelques-uns de ces petits bonheurs qui lui étaientarrivés en nous : son fils, qui avait annoncéd'heureuses inclinations ; ses filles quis'embellissaient sous ses yeux ; son mari, qui, parson intelligence et son ordre admirables, avaitlégèrement accru la petite fortune et le bien-êtrefutur de la maison ; puis les blés qui s'annonçaientbeaux ; la vigne, notre principale richesse, dontles fleurs bien parfumées embaumaient l'air etpromettaient une abondante vendange ; quelquescontemplations soudaines, ravissantes, de la grandeurdu firmament, de l'armée des astres, de la beauté de la saison, de l'organisation desfleurs, des insectes, des instincts maternels desoiseaux, dont on voyait toujours quelques nidsrespectés par nous entre les branches de nos rosiersou de nos arbustes. Tout cela entassé dans son coeurcomme les prémices sur l'autel, et allumé au feu deson jeune enthousiasme s'exhalant en regards, ensoupirs, en quelques gestes inaperçus et en versetsdes Psaumes sourdement murmurés ! Voilà cequ'entendaient seulement les herbes, les feuilles,les arbres et les fleurs dans cette allée durecueillement.Cette allée était pour nous comme un sanctuaire dansun saint lieu, comme la chapelle du jardin où Dieului-même la visitait. Nous n'osions jamais y venirjouer ; nous la laissions entièrement à son mystérieuxusage sans qu'on nous l'eût défendu. à présent encore,après tant d'années que son ombre seule s'y promène,quand je vais dans ce jardin, je respecte l'allée dema mère. Je baisse la tête en la traversant, mais jene m'y promène pas moi-même pour n'y pas effacer satrace.Quand elle sortait de ce sanctuaire et qu'ellerevenait vers nous, ses yeux étaient mouillés, son

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visage plus serein et plus apaisé encore qu'àl'ordinaire. Son sourire perpétuel sur ses gracieuseslèvres avait quelque chose de plus tendre et de plusamoureux encore. On eût dit qu'elle avait déposé unfardeau de tristesse ou d'adoration, et qu'ellemarchait plus légèrement à ses devoirs le reste dela journée. Cependant j'avançais en âge, j'avais dix ans. Ilfallait bien commencer à m'apprendre quelque chosede ce que savent les hommes. Ma mère n'instruisaitque mon coeur et ne formait que mes sentiments. Ils'agissait d'apprendre le latin. Le vieux curé d'unvillage voisin (car la cure de Milly était vendueet l'église fermée) tenait une petite école pour lesenfants de quelques paysans aisés. On m'y envoyait lematin. Je portais sur mon dos dans un sac un morceaude pain et quelques fruits pour déjeuner avec mespetits camarades. Je portais de plus sous mon bras,comme les autres, un petit fagot de bois ou de cepsde vigne, pour alimenter le feu du pauvre curé. Levillage de Bussières, où il desservait une petiteéglise, est situé à un quart de lieue du hameau deMilly, au fond d'une charmante vallée dominée d'uncôté par des vignes et par des noyers sur despelouses, s'étendant de l'autre sur de jolis présqu'arrose un ruisseau et qu'entrecoupent de petitsbois de chênes et des groupes de vieux châtaigniers.La cure avec son jardin, sa cour et son puits, étaitcachée au nord derrière les murs de l'église, ettout ensevelie dans l'ombre du large clocher.Au midi seulement, une galerie extérieure de quelquespas de long, et dont le toit était supporté par despiliers de bois avec leur écorce, ouvrait sur lacuisine et sur une salle dont le vieillard avait faitnotre salle d'étude. J'entends d'ici le bruit de nospetits sabots retentissant sur les marches de pierrequi montaient de la cour dans cette galerie. Nous venions de Milly cinq à six enfants tous lesjours, quelque temps qu'il fît. Plus la températureétait pluvieuse ou froide, plus le chemin était pournous amusant à faire et plus nous le prolongions.Entre Bussières et Milly, il y a une colline rapidedont la pente, par un sentier de pierres roulées, seprécipite sur la vallée du presbytère. Ce sentier,en hiver, était un lit épais de neige ou un glacis deverglas sur lequel nous nous laissions rouler ouglisser comme font les bergers des Alpes. En bas,les prés ou le ruisseau débordé étaient souvent deslacs de glace interrompus seulement par le tronc noirdes saules. Nous avions trouvé le moyen d'avoir despatins, et, à force de chutes, nous avions appris ànous en servir. C'est là que je pris une véritablepassion pour cet exercice du Nord, où je devins

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très-habile plus tard. Se sentir emporté avec larapidité de la flèche et avec les gracieusesondulations de l'oiseau dans l'air, sur une surfaceplane, brillante, sonore et perfide ; s'imprimer àsoi-même, par un simple balancement du corps, et,pour ainsi dire, par le seul gouvernail de lavolonté, toutes les courbes, toutes les inflexions dela barque sur la mer ou de l'aigle planant dans lebleu du ciel, c'était pour moi et ce serait encore,si je ne respectais pas mes années, une telleivresse des sens et un si voluptueux étourdissementde la pensée que je ne puis y songer sans émotion.Les chevaux même, que j'ai tant aimés, ne donnent pasau cavalier ce délire mélancolique que les grands lacsglacés donnent aux patineurs. Combien de fois n'ai-jepas fait des voeux pour que l'hiver, avec son brillantsoleil froid, étincelant sur les glaces bleues desprairies sans bornes de la Saône, fût éternel commenos plaisirs ! On conçoit qu'en telle compagnie et par une telleroute nous arrivions souvent un peu tard. Le vieuxcuré ne nous en recevait pas plus mal. Accablé d'âgeet d'infirmités, homme du monde autrefois, élégant etriche avant la révolution, tombé dans le dénûmentdepuis, il avait peu de goût pour la société d'enfantsétourdis et bruyants qu'il s'était chargé d'enseigner.Tout ce que le bonhomme voulait de nous, c'était lalégère rétribution que la générosité de nos parentsajoutait sans doute au mince casuel de son église.Du reste, il se déchargeait de notre éducation sur unjeune et brillant vicaire qui vivait avec lui dans sacure, et qui le traitait en père plus qu'en supérieur.Ce vicaire s'appelait l'abbé Dumont. Le reste de lamaison se composait d'une femme déjà âgée, mais belleet gracieuse toujours. C'était la mère du jeuneabbé. Elle gouvernait doucement et souverainement leménage des deux prêtres, aidée par une jolie nièceet par un vieux marguillier qui fendait le bois,bêchait le jardin et sonnait la cloche.L'abbé Dumont n'avait rien du sacerdoce que le dégoûtprofond d'un état où on l'avait jeté malgré lui, laveille même du jour où le sacerdoce allait être ruinéen France. Il n'en portait pas même l'habit. Tous sesgoûts étaient ceux d'un gentilhomme ; toutes seshabitudes étaient celles d'un militaire ; toutes sesmanières étaient celles d'un homme du grand monde.Beau de visage, grand de taille, fier d'attitude,grave et mélancolique de physionomie, il parlait àsa mère avec tendresse, au curé avec respect, à nousavec dédain et supériorité. Toujours entouré de troisou quatre beaux chiens de chasse, ses compagnonsassidus, dans la chambre comme dans les forêts, ils'occupait plus d'eux que de nous. Deux ou trois

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fusils luisants de propreté et décorés de plaques d'argent brillaient au coin dela cheminée ; des fourniments de poudre, des balles,du gros plomb de chasse étaient épars çà et là surtoutes les tables. Il tenait ordinairement à la mainun grand fouet de cuir à manche d'ivoire, terminé parun sifflet pour rappeler ses chiens dans les montagnes.On voyait plusieurs sabres et des couteaux de chassesuspendus aux murs, et de grandes bottes à l'écuyère,armées de longs éperons d'argent, se dressaient toutesvernies et toutes cirées dans les coins del'appartement. On sentait à son air, au son mâle etferme de sa voix, et à cet ameublement, que soncaractère naturel se vengeait par le costume ducontre-sens de sa nature et de son état.Il était instruit, et beaucoup de livres épars surles chaises attestaient en lui des goûts littéraires.Mais ces livres étaient, comme les meubles, très-peucanoniques. C'étaient des volumes de Raynal, deJ-J Rousseau, de Voltaire, des romans de l'époqueou des brochures et des journauxcontre-révolutionnaires. Car, bien qu'il fût très-peuecclésiastique, l'abbé Dumont était très-royaliste.Sa cheminée était couverte de bustes et de gravuresreprésentant l'infortuné Louis XVI, la reine, leDauphin, les illustres victimes de la révolution.Toute cette haine pour la révolution et toute cettephilosophie dont la révolution avait été laconséquence se conciliaient très-bien alors, dans laplupart des hommes de cette époque. La révolutionavait satisfait leurs doctrines et renversé leursituation. Leur âme était un chaos comme la sociéténouvelle : ils ne s'y reconnaissaient plus.On juge aisément, sur un pareil portrait, qu'entre unvieillard infirme qui se chauffait au feu de lacuisine tout le jour et un jeune homme impatient d'action et deplaisir, qui comptait comme autant d'heures desupplice les heures qu'il retranchait pour nous dela chasse, notre instruction ne pouvait pas s'étendrerapidement. Aussi se borna-t-elle, pendant l'annéetout entière, à nous apprendre deux ou troisdéclinaisons de mots latins dont nous ne comprenionsmême que la désinence. Le reste consistait à patinerl'hiver, à nager l'été dans les écluses des moulins,et à courir les noces et les fêtes des villagesvoisins, où l'on nous donnait les gâteaux d'usagedans ces circonstances et où nous tirions lesinnombrables coups de pistolet qui sont partout lesigne de réjouissances.Je parlais le patois comme ma langue naturelle, etpersonne ne savait par coeur mieux que moi leschansons traditionnelles si naïves que l'on chante,

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la nuit, dans nos campagnes, sous la fenêtre de lachambre ou à la porte de l'étable où couche lafiancée.Mais cette vie entièrement paysanesque, et cetteignorance absolue de ce que les autres enfants saventà cet âge, n'empêchait pas que, sous le rapport dessentiments et des idées, mon éducation familière,surveillée par ma mère, ne fît de moi un des espritsles plus justes, un des coeurs les plus aimants, etun des enfants les plus dociles que l'on pût désirer.Ma vie était composée de liberté, d'exercicesvigoureux et de plaisirs simples, mais non dedéréglements dangereux. On savait très-bien, à moninsu, me choisir mes camarades et mes amis parmi lesenfants des familles les plus honnêtes et les plus irréprochablesdu village. Quelques-uns des plus âgés avaientjusqu'à un certain point la responsabilité de moi. Jene recevais ni mauvais exemples ni mauvais conseilsparmi eux. Le respect et l'amour que tout ce peupleavait pour mon père et pour ma mère rejaillissaientsur moi, tant le pays m'était comme une famille dontj'étais, pour ainsi dire, l'enfant commun et deprédilection.Je n'aurais jamais songé à désirer une autre vie quecelle-là. Ma mère, qui craignait pour moi le dangerdes éducations publiques, aurait voulu prolongeréternellement aussi cette heureuse enfance. Mais monpère et ses frères, dont j'aurai à parler bientôt,voyaient avec inquiétude que j'allais toucher à madouzième année dans quelques mois, bientôt àl'adolescence, et que l'âge viril me surprendraitdans une trop grande infériorité d'instruction et dediscipline avec les hommes de mon âge et de macondition. Ils s'en alarmaient tout haut. J'entendais,à ce sujet, des représentations vives à ma pauvremère. Elle pleurait souvent. L'orage passait et sebrisait contre l'imperturbabilité de sa tendresse etcontre l'énergie de sa volonté si flexible et pourtantsi constante. Mais l'orage revenait tous les jours.L'aîné de mes oncles était un homme d'autrefois ; ilétait bon, mais il n'était nullement tendre. élevédans la rude et stricte école de la vie militaire, ilne concevait que l'éducation commune. Il voulait quel'homme fût formé par le contact des hommes ; ilcraignait que cette tendresse de mère interposéetoujours entre l'enfant et les réalités de la vien'énervât trop la virilité du caractère. De plus,il était fort instruit, savant même et écrivain. Ilvoyait bien que je n'apprendrais jamais rien dans la maison de monpère qu'à bien vivre et à vivre heureux. Il voulaitdavantage.

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Mon père, plus indulgent par sa nature et plusinfluencé par les idées maternelles, ne se serait pasdécidé de lui-même à m'exiler de Milly ; mais lapersistance de mes oncles l'emporta. Ils étaient lesrois de la famille et ses oracles, à peu près comme lebailli de Mirabeau dans la famille de ce grand homme.L'avenir de la famille était entre les mains de cetoncle, car il gouvernait ses frères et ses soeurs. Iln'était point marié ; il fallait le ménager. Sonempire un peu despotique, comme l'était alorsl'autorité d'un chef de maison, s'exerçait avec unesouveraineté fortifiée par son mérite distingué etpar la considération dont il était investi. Parprudence et par amour pour ses enfants, ma mère céda.Mon arrêt fut porté, non sans bien des temporisationset bien des larmes.On chercha longtemps un collége où les principesreligieux, si chers à ma mère, fussent associés à unenseignement fort et à un régime paternel. On crutavoir trouvé tout cela dans une maison d'éducationcélèbre alors à Lyon. Ma mère m'y conduisitelle-même. J'y entrai comme le condamné à mort entredans son dernier cachot. Les faux sourires, leshypocrites caresses des maîtres de cette pension,qui voulaient imiter le coeur d'un père pour del'argent, ne m'en imposèrent pas. Je compris tout ceque cette tendresse de commande avait de vénal. Moncoeur se brisa pour la première fois de ma vie, etquand la grille de fer se referma entre ma mère etmoi, je sentis que j'entrais dans un autre monde, etque la lune de miel de mes premières années étaitécoulée sans retour.

LIVRE SIXIEME Représentez-vous un oiseau doux, mais libre etsauvage, en possession du nid, des forêts, du ciel,en rapport avec toutes les voluptés de la nature, del'espace et de la liberté, pris tout à coup au piégede fer de l'oiseleur, et forcé de replier ses aileset de déchirer ses pattes dans les barreaux de lacage étroite où on vient de l'enfermer avec d'autresoiseaux de races différentes, et dont le plumage etles cris discordants lui sont inconnus, vous aurez uneidée imparfaite encore de ce que j'éprouvai pendantles premiers mois de ma captivité.L'éducation maternelle m'avait fait une âme touted'expansion, de sincérité et d'amour. Je ne savaispas ce que c'était que craindre, je ne savaisqu'aimer. Je ne connaissais que la douce et naturellepersuasion qui découlait pour moi des lèvres, desyeux, des moindres gestes de ma mère. Elle n'était

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pas mon maître, elle était plus : elle était mavolonté. Ce régime sain de la maison paternelle oùla seule loi était de s'aimer, où la seule crainteétait de déplaire, où la seule punition était unfront attristé, avait fait de moi un enfant très-développé pour tout ce qui étaitsentiment, très-impressionnable aux moindres rudesses,aux moindres froissements de coeur. Je tombais de cenid rembourré de duvet, et tout chaud de la tendressed'une incomparable famille, sur la terre froide etdure d'une école tumultueuse, peuplée de deux centsenfants inconnus, railleurs, méchants, vicieux,gouvernés par des maîtres brusques, violents etintéressés, dont le langage mielleux, mais fade, nedéguisa pas un seul jour à mes yeux l'indifférence.JE les pris en horreur. Je vis en eux des geôliers.Je passais les heures de récréation à regarder seulet triste, à travers les barreaux d'une longue grillequi fermait la cour, le ciel et la cime boisée desmontagnes du Beaujolais, et à soupirer après lesimages de bonheur et de liberté que j'y avaislaissées. Les jeux de mes camarades m'attristaient ;leur physionomie même me repoussait. Tout respiraitun air de malice, de fourberie et de corruption quisoulevait mon coeur. L'impression fut si vive et sitriste, que les idées de suicide dont je n'avaisjamais entendu parler m'assaillirent avec force. Jeme souviens d'avoir passé des jours et des nuits àchercher par quel moyen je pourrais m'arracher unevie que je ne pouvais pas supporter. Cet état de monâme ne cessa pas un seul moment tout le temps que jerestai dans cette maison.Après quelques mois de ce supplice, je résolus dem'échapper. Je calculai longtemps et habilement mesmoyens d'évasion. Enfin, à l'heure où la porte d'unparloir s'ouvrait pour les parents qui venaient visiter leurs enfants,j'eus soin de me tenir dans ce parloir. Je fissemblant d'avoir jeté dans la rue la balle aveclaquelle je jouais. Je me précipitai dehors commepour la rattraper. Je refermai violemment la porte,et je m'élançai à toutes jambes à travers les petitesruelles bordées de murs et de jardins qui sillonnaientle faubourg de la Croix-Rousse, à Lyon. Je parvinsbientôt à faire perdre mes traces au gardien qui mepoursuivait, et quand j'eus gagné les bois quicouvraient les collines de la Saône, entre Neuvilleet Lyon, je ralentis le pas et je m'assis au piedd'un arbre pour reprendre haleine et réfléchir.Je n'avais pour toute ressource que trois francs enpetite monnaie dans ma poche. Je savais bien que jeserais mal reçu par mon père ; mais je me disais :"Ma fuite aura toujours cela de bon qu'on ne pourra

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pas me renvoyer dans le même collége." Et puis, je necomptais pas me présenter à mon père. Mon planconsistait à aller à Milly demander asile à un de cesbraves paysans dont j'étais si connu et si aimé, soitmême à la loge du gros chien de garde de la cour dela maison, où j'avais si souvent passé des heuresavec lui couché sur la paille ; de là j'aurais faitprévenir ma mère que j'étais arrivé, elle auraitadouci mon père ; on m'aurait reçu et pardonné, etj'aurais repris ma douce vie auprès d'eux.Il n'en fut point ainsi. M'étant remis en marche, etétant arrivé dans une petite ville à six lieues deLyon, j'entrai dans une auberge et je demandai àdîner. Mais à peine étais-je assis devant l'omeletteet le fromage qu'une bonne femme m'avait préparés,que la porte s'ouvrit et que je vis entrer ledirecteur de la maison d'éducation, escorté d'un gendarme. On me reprit, on me lia les mains, on meramena à travers la honte que me donnait la curiositédes villageois. On m'enferma seul dans une espèce decachot. J'y passai deux mois sans communication avecqui que ce fût, excepté pourtant avec le directeur,qui me demanda en vain un acte de repentir. Lassé à lafin de ma fermeté, on me renvoya à mes parents. Je fusmal reçu de toute la famille, excepté de ma pauvremère. Elle obtint qu'on ne me renverrait plus àLyon. Un collége dirigé par les jésuites (c'était àBelley, sur la frontière de Savoie) était alors engrande renommée, non-seulement en France, mais encoreen Italie, en Allemagne et en Suisse. Ma mère m'yconduisit.En y entrant, je sentis en peu de jours la différenceprodigieuse qu'il y a entre une éducation vénalerendue à de malheureux enfants, pour l'amour de l'or,par des industriels enseignants, et une éducationdonnée au nom de Dieu et inspirée par un religieuxdévouement dont le ciel seul est la récompense. Je neretrouvai pas là ma mère, mais j'y retrouvai Dieu,la pureté, la prière, la charité, une douce etpaternelle surveillance, le ton bienveillant de lafamille, des enfants aimés et aimants, aux physionomiesheureuses. J'étais aigri et endurci ; je me laissaiattendrir et séduire. Je me pliai de moi-même à unjoug que d'excellents maîtres savaient rendre doux etléger. Tout leur art consistait à nous intéressernous-mêmes aux succès de la maison et à nous conduirepar notre propre volonté et par notre propreenthousiasme. Un esprit divin semblait animer du même souffle les maîtres et lesdisciples. Toutes nos âmes avaient retrouvé leursailes et volaient d'un élan naturel vers le bien etvers le beau. Les plus rebelles eux-mêmes étaientsoulevés et entraînés dans le mouvement général. C'est

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là que j'ai vu ce que l'on pouvait faire des hommes,non en les contraignant, mais en les inspirant. Lesentiment religieux qui animait nos maîtres nousanimait tous. Ils avaient l'art de rendre ce sentimentaimable et sensible, et de créer en nous la passion deDieu. Avec un tel levier placé dans nos proprescoeurs, ils soulevaient tout. Quant à eux, ils nefaisaient pas semblant de nous aimer, ils nousaimaient véritablement, comme les saints aiment leursdevoirs, comme les ouvriers aiment leurs oeuvres,comme les superbes aiment leur orgueil. Ilscommencèrent par me rendre heureux ; ils ne tardèrentpas à me rendre sage. La piété se ranima dans monâme. Elle devint le mobile de mon ardeur au travail.Je formai des amitiés intimes avec des enfants de monâge aussi purs et aussi heureux que moi. Ces amitiésnous refaisaient, pour ainsi dire, une famille. Arrivétrop tard dans les dernières classes, puisque j'avaisdéjà passé douze ans, je marchai vite aux premières.En trois ans j'avais tout appris. Je revenais chaqueannée chargé des premiers prix de ma classe. J'enavais du bonheur pour ma mère, je n'en avais aucunorgueil pour moi. Mes camarades et mes rivaux mepardonnaient mes succès, parce qu'ils semblaientnaturels, et que je ne les sentais pas moi-même. Ilne manquait à mon bonheur que ma mère et la liberté. Cependant je n'ai jamais pu discipliner mon âme à laservitude, quelque adoucie qu'elle fût par l'amitié,par la faveur de mes maîtres, par la popularitébienveillante dont mes condisciples m'entouraient aucollége. Cette liberté des yeux, des pas, desmouvements, longtemps savourée à la campagne, merendait les murs de l'école plus obscurs et plusétroits. J'étais un prisonnier plus heureux que lesautres, mais j'étais toujours un prisonnier. Je nem'entretenais avec mes amis, dans les heures delibre entretien, que du bonheur de sortir bientôt decette réclusion forcée et de posséder de nouveau leciel, les champs, les bois, les eaux, les montagnesde nos demeures paternelles. J'avais la fièvreperpétuelle de la liberté, j'avais la frénésie dela nature.La fenêtre haute du dortoir la plus rapprochée de monlit ouvrait sur une verte vallée du Bugey, tapisséede prairies, encadrée par des bois de hêtres etterminée par des montagnes bleuâtres sur le flancdesquelles on voyait flotter la vapeur humide etblanche de lointaines cascades. Souvent, quand tousmes camarades étaient endormis, quand la nuit étaitlimpide et que la lune éclairait le ciel, je melevais sans bruit, je grimpais contre les barreauxd'un dossier de chaise, dont je me faisais uneéchelle, et je m'accoudais des heures entières sur

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le socle de cette fenêtre, pour regarderamoureusement cet horizon de silence, de solitudeet de recueillement. Mon âme se portait avecd'indicibles élans vers ces prés, vers ces bois, vers ces eaux ; il me semblait que la félicité suprêmeétait de pouvoir y égarer, à volonté, mes pas, commej'y égarais mes regards et mes pensées, et si jepouvais saisir dans les gémissements du vent, dansles chants du rossignol, dans les bruissements desfeuillages, dans le murmure lointain et répercuté deschutes d'eau, dans les tintements des clochettes desvaches sur la montagne, quelques-unes des notesagrestes, des réminiscences d'oreille de mon enfanceà Milly, des larmes de souvenir, d'extase, tombaientde mes yeux sur la pierre de la fenêtre, et je rentraisdans mon lit pour y rouler longtemps en silence, dansmes rêves éveillés, les images éblouissantes de cesvisions.Elles se mêlaient de jour en jour davantage dans monâme avec les pensées et les visions du ciel. Depuisque l'adolescence, en troublant mes sens, avaitinquiété, attendri et attristé mon imagination, unemélancolie un peu sauvage avait jeté comme un voilesur ma gaieté naturelle et donné un accent plus graveà mes pensées comme au son de ma voix. Mes impressionsétaient devenues si fortes, qu'elles en étaientdouloureuses. Cette tristesse vague que toutes leschoses de la terre me faisaient éprouver m'avaittourné vers l'infini. L'éducation éminemmentreligieuse qu'on nous donnait chez les jésuites, lesprières fréquentes, les méditations, les sacrements,les cérémonies pieuses répétées, prolongées, renduesplus attrayantes par la parure des autels, lamagnificence des costumes, les chants, l'encens, lesfleurs, la musique, exerçaient sur des imaginationsd'enfants ou d'adolescents de vives séductions. Lesecclésiastiques qui nous les prodiguaient s'yabandonnaient les premiers eux-mêmes avec lasincérité et la ferveur de leur foi. J'y avaisrésisté quelque temps sous l'impression des préventions et de l'antipathie quemon premier séjour dans le collége de Lyon m'avaitlaissée contre mes premiers maîtres. Mais la douceur,la tendresse d'âme et la persuasion insinuante d'unrégime plus sain, sous mes maîtres nouveaux, netardèrent pas à agir avec la toute-puissance de leurenseignement sur une imagination de quinze ans. Jeretrouvai insensiblement auprès d'eux la piéténaturelle que ma mère m'avait fait sucer avec son lait.En retrouvant la piété, je retrouvai le calme dansmon esprit, l'ordre et la résignation dans mon âme,la règle dans ma vie, le goût de l'étude, le sentimentde mes devoirs, la sensation de la communication avec

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Dieu, les voluptés de la méditation et de la prière,l'amour du recueillement intérieur, et ces extases del'adoration en présence de Dieu auxquelles rien nepeut être comparé sur la terre, excepté les extasesd'un premier et pur amour. Mais l'amour divin, s'il ades ivresses et des voluptés de moins, a de plusl'infini et l'éternité de l'être qu'on adore ! Il ade plus encore sa présence perpétuelle devant lesyeux et dans l'âme de l'adorateur. Je le savouraidans toute son ardeur et dans toute son immensité.Il m'en resta plus tard ce qui reste d'un incendiequ'on a traversé : un éblouissement dans les yeux etune tache de brûlure sur le coeur. Ma physionomie enfut modifiée ; la légèreté un peu évaporée del'enfance y fit place à une gravité tendre et douce,à cette concentration méditative du regard et destraits qui donne l'unité et le sens moral au visage.Je ressemblais à une statue de l'Adolescence enlevéeun moment de l'abri des autels pour être offerte enmodèle aux jeunes hommes. Le recueillement du sanctuairem'enveloppait jusque dans mes jeux et dans mes amitiés avec mes camarades. Ils m'approchaientavec une certaine déférence, ils m'aimaient avecréserve.J'ai peint dans Jocelyn , sous le nom d'unpersonnage imaginaire, ce que j'ai éprouvé moi-mêmede chaleur d'âme contenue, d'enthousiasme pieuxrépandu en élancements de pensées, en épanchements eten larmes d'adoration devant Dieu, pendant cesbrûlantes années d'adolescence, dans une maisonreligieuse. Toutes mes passions futures encore enpressentiments, toutes mes facultés de comprendre,de sentir et d'aimer encore en germe, toutes lesvoluptés et toutes les douleurs de ma vie encore ensonge, s'étaient pour ainsi dire concentrées,recueillies et condensées dans cette passion de Dieu,comme pour offrir au créateur de mon être, auprintemps de mes jours, les prémices, les flammes etles parfums d'une existence que rien n'avait encoreprofanée, éteinte ou évaporée avant lui.Je vivrais mille ans que je n'oublierais pas certainesheures du soir où, m'échappant pendant la récréationdes élèves jouant dans la cour, j'entrais par unepetite porte secrète dans l'église déjà assombriepar la nuit, et à peine éclairée au fond du choeurpar la lampe suspendue du sanctuaire ; je me cachaissous l'ombre plus épaisse d'un pilier ; jem'enveloppais tout entier de mon manteau comme dansun linceul ; j'appuyais mon front contre le marbrefroid d'une balustrade, et, plongé, pendant desminutes que je ne comptais plus, dans une muette maisintarissable adoration, je ne sentais plus la terresous mes genoux ou sous mes pieds, et je m'abîmais en

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Dieu, comme l'atome flottant dans la chaleur d'unjour d'été s'élève, se noie, se perd dansl'atmosphère, et, devenu transparent comme l'éther, paraît aussi aérien que l'air lui-même etaussi lumineux que la lumière !Cette sérénité chaude de mon âme, découlant pour moide la piété, ne s'éteignit pas en moi pendant lesquatre années que j'employai encore à achever mesétudes. Cependant j'aspirais ardemment à les terminerpour rentrer dans la maison paternelle et dans laliberté de la vie des champs. Cette aspirationincessante vers la famille et vers la nature étaitmême au fond un stimulant plus puissant quel'émulation. Au terme de chaque cours d'étudeaccompli, je voyais en idée s'ouvrir la porte dema prison. C'est ce qui me faisait presser le pas etdevancer mes émules. Je ne devais les couronnes dontj'étais récompensé et littéralement surchargé à lafin de l'année qu'à la passion de sortir plus vitede cet exil où l'on condamne l'enfance. Quand jen'aurais plus rien à apprendre au collége, il faudraitbien me rappeler à la maison.Ce jour arriva enfin. Ce fut un des plus beaux de monexistence. Je fis des adieux reconnaissants auxexcellents maîtres qui avaient su vivifier mon âmeen formant mon intelligence, et qui avaient fait pourainsi dire rejaillir leur amour de Dieu en amour eten zèle pour l'âme de ses enfants. Les pèresDesbrosses, Varlet, Béquet, Wrintz, surtout, mesamis plus que mes professeurs, restèrent toujours dansma mémoire comme des modèles de sainteté, devigilance, de paternité, de tendresse et de grâcepour leurs élèves. Leurs noms feront toujours pour moipartie de cette famille de l'âme a laquelle on ne doitpas le sang et la chair, mais l'intelligence, le goût,les moeurs et le sentiment.Je n'aime pas l'institut des jésuites. élevé dans leursein, je savais discerner, dès cette époque, l'espritde séduction, d'orgueil et de domination qui se cache ou qui serévèle à propos dans leur politique, et qui, enimmolant chaque membre au corps et en confondant cecorps avec la religion, se substitue habilement àDieu même et aspire à donner à une secte surannée legouvernement des consciences et la monarchie universellede la conscience humaine. Mais ces vices abstraitsde l'institution ne m'autorisent pas à effacer de moncoeur la vérité, la justice et la reconnaissance pourles mérites et pour les vertus que j'ai vu respireret éclater dans leur enseignement et dans les maîtreschargés par eux du soin de notre enfance. Le mobilehumain se sentait dans leurs rapports avec le monde ;le mobile divin se sentait dans leurs rapports avec

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nous.Leur zèle était si ardent qu'il ne pouvait s'allumerqu'à un principe surnaturel et divin. Leur foi étaitsincère, leur vie pure, rude, immolée à chaque minuteet jusqu'à la fin au devoir et à Dieu. Si leur foieût été moins superstitieuse et moins puérile, sileurs doctrines eussent été moins imperméables à laraison, ce catholicisme éternel, je verrais dans leshommes que je viens de citer les maîtres les plusdignes de toucher avec des mains pieuses l'âmedélicate de la jeunesse ; je verrais dans leurinstitut l'école et l'exemple des corps enseignants.Voltaire, qui fut leur élève aussi, leur rendit lamême justice. Il honora les maîtres de sa jeunessedans les ennemis de la philosophie humaine. Je leshonore et je les vénère dans leurs vertus, comme lui.La vérité n'a jamais besoin de calomnier la moindrevertu pour triompher par le mensonge. Ce serait làle jésuitisme de la philosophie. C'est par la véritéque la raison doit triompher. Enfin, après l'année qu'on appelle de philosophie,année pendant laquelle on torture par des sophismesstupides et barbares le bon sens naturel de la jeunessepour le plier aux dogmes régnants et aux institutionsconvenues, je sortis du collége pour n'y plus rentrer.Je n'en sortis pas sans reconnaissance pour mesexcellents maîtres ; mais j'en sortis avec l'ivressed'un captif qui aime ses geôliers sans regretter lesmurs de sa prison. J'allais me plonger dans l'océande liberté auquel je n'avais pas cessé d'aspirer !Oh ! comme je comptais heure par heure ces derniersjours de la dernière semaine où notre délivrancedevait sonner ! Je n'attendis pas qu'on m'envoyâtchercher de la maison paternelle ; je partis encompagnie de trois élèves de mon âge qui rentraientdans leur famille comme moi, et dont les parentshabitaient les environs de Mâcon. Nous portions notrepetit bagage sur nos épaules, et nous nous arrêtionsde village en village et de ferme en ferme, dans lesgorges sauvages du Bugey. Les montagnes, les torrents,les cascades, les ruines sous les rochers, les chaletssous les sapins et sous les hêtres de ce pays toutalpestre, nous arrachaient nos premiers crisd'admiration pour la nature. C'étaient nos vers grecset latins traduits par Dieu lui-même en imagesgrandioses et vivantes, une promenade à travers lapoésie de sa création. Toute cette route ne fut qu'uneivresse.De retour à Milly quelques jours avant la chute desfeuilles, je crus ne pouvoir épuiser jamais lestorrents de félicité intérieure que répandait en moi le sentimentde ma liberté dans le site de mon enfance, au sein de

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ma famille. C'était la conquête de mon âge devirilité. Ma mère m'avait fait préparer une petitechambre à moi seul, prise dans un angle de la maisonet dont la fenêtre ouvrait sur l'allée solitaire denoisetiers. Il y avait un lit sans rideaux, unetable, des rayons contre le mur pour ranger mes livres.Mon père m'avait acheté les trois compléments de larobe virile d'un adolescent, une montre, un fusil etun cheval, comme pour me dire que désormais lesheures, les champs, l'espace étaient à moi. Jem'emparai de mon indépendance avec un délire qui duraplusieurs mois. Le jour était donné tout entier à lachasse avec mon père, à panser mon cheval àl'écurie ou à galoper, la main dans sa crinière, dansles prés des vallons voisins ; les soirées aux douxentretiens de famille, dans le salon, avec ma mère,mon père, quelques amis de la maison, ou à deslectures à haute voix des historiens et des poëtes.Outre ces livres instructifs vers la lecture desquelsmon père dirigeait sans affectation ma curiosité, j'enavais d'autres que je lisais seul. Je n'avais pastardé à découvrir l'existence des cabinets delecture à Mâcon où on louait des livres auxhabitants des campagnes voisines. Ces livres, quej'allais chercher le dimanche, étaient devenus pourmoi la source inépuisable de solitaires délectations.J'avais entendu les titres de ces ouvrages retentirau collége dans les entretiens des jeunes gens plusavancés en âge et en instruction que moi. Je mefaisais un véritable éden imaginaire de ce monde desidées, des poëmes et des romans qui nous étaientinterdits par la juste sévérité de nos études.Le moment où cet éden me fut ouvert, où j'entrai pour la première fois dans une bibliothèque circulante, oùje pus à mon gré étendre la main sur tous ces fruitsmûrs, verts ou corrompus de l'arbre de science, medonna le vertige. Je me crus introduit dans le trésorde l'esprit humain. Hélas ! hélas ! combien cetrésor véritable est vite épuisé ! et combien depierres fausses tombèrent peu à peu sous mes mainsavec désenchantement et avec dégoût, à la place desmerveilles que j'espérais y trouver !Les sentiments de piété que j'avais rapportés de monéducation et la crainte d'offenser les chastes etreligieux scrupules de ma mère m'empêchèrent néanmoinsde laisser égarer mes mains et mes yeux sur leslivres dépravés ou suspects, poison des âmes, dontla fin du dernier siècle et le matérialisme ordurierde l'empire avaient inondé alors les bibliothèques.Je les entr'ouvris en rougissant, avec une curiositécraintive, et je les refermai avec horreur. Lecynisme est l'idéal renversé ; c'est la parodie de labeauté physique et morale, c'est le crime de l'esprit,

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c'est l'abrutissement de l'imagination. Je ne pouvaism'y plaire. Il y avait en moi trop d'enthousiasmepour ramper dans ces égouts de l'intelligence. Manature avait des ailes. Mes dangers étaient en hautet non en bas.Mais je dévorais toutes les poésies et tous les romansdans lesquels l'amour s'élève à la hauteur d'unsentiment, au pathétique de la passion, à l'idéald'un culte éthéré. Madame de Staël, madameCottin, madame Flahaut, Richardson, l'abbéPrévost, les romans allemands d'AugusteLafontaine, ce Gessner prosaïque de la bourgeoisie,fournirent pendant des mois entiers de délicieusesscènes toutes faites au drame intérieur de monimagination de seize ans. Je m'enivrais de cetopium de l'âme qui peuple de fabuleux fantômes les espaces encore vides de l'imaginationdes oisifs, des femmes et des enfants. Je vivais deces mille vies qui passaient, qui brillaient et quis'évanouissaient successivement devant moi, entournant les innombrables pages de ces volumes plusenivrants que les feuilles de pavots.Ma vie était dans mes songes. Mes amours sepersonnifiaient dans ces figures idéales qui selevaient tour à tour sous l'évocation magique del'écrivain, et qui traversaient les airs en y laissantpour moi une image de femme, un visage gracieux oumélancolique, des cheveux noirs ou blonds, desregards d'azur ou d'ébène, et surtout un nommélodieux. Quelle puissance que cette création parla parole qui a doublé le monde des êtres et qui adonné la vie à tous les rêves de l'homme ! Quellepuissance surtout à l'âge où la vie n'est elle-mêmeencore qu'un rêve, et où l'homme n'est encorequ'imagination !Mais ce qui me passionnait par-dessus tout, c'étaientles poëtes, ces poëtes qu'on nous avait avec raisoninterdits pendant nos mâles études, comme desenchantements dangereux qui dégoûtent du réel enversant à pleins flots la coupe des illusions sur leslèvres des enfants.Parmi ces poëtes, ceux que je feuilletais de préférencen'étaient pas alors les anciens dont nous avions, tropjeunes, arrosé les pages classiques de nos sueurs etde nos larmes d'écolier. Il s'en exhalait, quand jerouvrais leurs pages, je ne sais quelle odeur deprison, d'ennui et de contrainte qui me les faisaitrefermer comme le captif délivré qui n'aime pas àrevoir ses chaînes ; mais c'étaient ceux qui nes'inscrivent pas dans le catalogue des livres d'étude,les poëtes modernes, italiens, anglais, allemands,français, dont la chair et le sang sont notre sang et notre

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chair à nous-mêmes, qui sentent, qui pensent, quiaiment, qui chantent, comme nous pensons, commenous chantons, comme nous aimons, nous, hommes desnouveaux jours : le Tasse, le Dante, Pétrarque,Shakspeare, Milton, Chateaubriand, qui chantaitalors comme eux, Ossian surtout, ce poëte du vague,ce brouillard de l'imagination, cette plainteinarticulée des mers du Nord, cette écume des grèves,ce gémissement des ombres, ce roulis des nuages autourdes pics tempétueux de l'écosse, ce Danteseptentrional aussi grand, aussi majestueux, aussisurnaturel que le Dante de Florence, plus sensibleque lui, et qui arrache souvent à ses fantômes descris plus humains et plus déchirants que ceux deshéros d'Homère.C'était le moment où Ossian, le poëte de ce génie desruines et des batailles, régnait sur l'imagination dela France. Baour-Lormian le traduisait en verssonores pour les camps de l'empereur. Les femmes lechantaient en romances plaintives ou en fanfarestriomphales au départ, sur la tombe ou au retour deleurs amants. De petites éditions en volumes portatifsse glissaient dans toutes les bibliothèques. Il m'entomba une sous la main. Je m'abîmai dans cet océand'ombres, de sang, de larmes, de fantômes, d'écume,de neige, de brumes, de frimas, et d'images dontl'immensité, le demi-jour et la tristessecorrespondaient si bien à la mélancolie grandiosed'une âme de seize ans qui ouvre ses premiers rayonssur l'infini. Ossian, ses sites et ses images correspondaient merveilleusement aussi à lanature du pays des montagnes presque écossaises, à lasaison de l'année et à la mélancolie des sites où jele lisais. C'était dans les âpres frissons denovembre et de décembre. La terre était couverte d'unmanteau de neige percé çà et là par les troncs noirsde sapins épars, ou surmonté par les branches nues deschênes où s'assemblaient et criaient les volées decorneilles. Les brumes glacées suspendaient le givreaux buissons. Les nuages ondoyaient sur les cimesensevelies des montagnes. De rares échappées desoleil les perçaient par moments et découvraient deprofondes perspectives de vallées sans fond, où l'oeilpouvait supposer des golfes de mer. C'était ladécoration naturelle et sublime des poëmes d'Ossianque je tenais à la main. Je les emportai dans moncarnier de chasseur sur les montagnes, et, pendant queles chiens donnaient de la voix dans les gorges, jeles lisais assis sous quelque rocher concave, nequittant la page des yeux que pour trouver àl'horizon, à mes pieds, les mêmes brouillards, lesmêmes nuées, les mêmes plaines de glaçons ou de neigeque je venais de voir en imagination dans mon livre.

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Combien de fois je sentis mes larmes se congeler aubord de mes cils ! J'étais devenu un des fils dubarde, une de ces ombres héroïques, amoureuses,plaintives qui combattent, qui aiment, qui pleurentou qui chantent sur la harpe dans les sombresdomaines de Fingal. Ossian est certainement unedes palettes où mon imagination a broyé le plus decouleurs, et qui a laissé le plus de ses teintessur les faibles ébauches que j'ai tracées depuis.C'est l'Eschyle de nos temps ténébreux. Des éruditscurieux ont prétendu et prétendent encore qu'il n'ajamais existé ni écrit, que ses poëmes sont unesupercherie de Macpherson. J'aimerais autant dire que SalvatorRosa a inventé la nature !Mais il manquait quelque chose à mon intelligencecomplète d'Ossian : c'était l'ombre d'un amour.Comment adorer sans objet ? comment se plaindre sansdouleur ? comment pleurer sans larmes ? Il fallait unprétexte à mon imagination d'enfant rêveur. Le hasardet le voisinage ne tardèrent pas à me fournir ce typeobligé de mes adorations et de mes chants. Je m'enserais fait un de mes songes, de mes nuages et de mesneiges, s'il n'avait pas existé tout près de moi.Mais il existait, et il eût été digne d'un cultemoins imaginaire et moins puéril que le mien.Mon père passait alors les hivers tout entiers à lacampagne. Il y avait, dans les environs, des famillesnobles ou des familles d'honorable et élégantebourgeoisie qui habitaient également leurs châteauxou leurs petits domaines pendant toutes les saisonsde l'année. On se réunissait dans des repas decampagne ou dans des soirées sans luxe. La plus sobresimplicité et la plus cordiale égalité régnaient dansces réunions de voisins et d'amis. Vieux seigneursruinés par la révolution, émigrés encore jeunes etconteurs, rentrés de l'exil ; curés, notaires,médecins des villages voisins, familles retirées dansleurs maisons rustiques, riches cultivateurs du pays,confondus par les habitudes et par le voisinage avecla bourgeoisie et la noblesse, composaient cesréunions que le retour de l'hiver avait multipliées. Pendant que les parents s'entretenaient longuement àtable, ou jouaient aux échecs, au trictrac, auxcartes dans la salle, les jeunes gens jouaient à desjeux moins réfléchis dans un coin de la chambre, serépandaient dans les jardins, pétrissaient la neige,dénichaient les rouges-gorges ou les fauvettes dansles rosiers, ou répétaient les rôles de petites pièceset de proverbes en action qu'ils venaient représenter,après le souper et le jeu, devant les parents etles amis.Une jeune personne de seize ans, comme moi, fille

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unique d'un propriétaire aisé de nos montagnes, sedistinguait de tous ces enfants par son esprit, parson instruction et par ses talents précoces. Elle s'endistinguait aussi par sa beauté plus mûre quicommençait à la rendre plus rêveuse et plus réservéeque ses autres compagnes. Sa beauté, sans être d'unerégularité parfaite, avait cette langueur d'expressioncontagieuse qui fait rêver le regard et languir aussila pensée de celui qui contemple. Des yeux d'un bleude pervenche, des cheveux noirs et touffus, unebouche pensive qui riait peu et qui ne s'ouvrait quepour des paroles brèves, sérieuses, pleines d'un senssupérieur à ses années ; une taille où se révélaientdéjà les gracieuses inflexions de la jeunesse, unedémarche lasse, un regard qui contemplait souvent,et qui se détournait quand on le surprenait comme s'ileût voulu dérober les rêveries dont il était plein :telle était cette jeune fille. Elle semblait avoir lepressentiment d'une vie courte et nuageuse comme lesbeaux jours d'hiver où je la connus. Elle dort depuislongtemps sous cette neige où nous imprimions nospremiers pas.Elle s'appelait Lucy. Elle sortait depuis quelques mois d'un couvent deParis où ses parents lui avaient donné une éducationsupérieure à sa destinée et à sa fortune. Elle étaitmusicienne. Elle avait une voix qui faisait pleurer.Elle dansait avec une perfection d'attitude et de poseun peu nonchalante, mais qui donnait à l'art l'abandonet la mollesse des mouvements d'une enfant ; elleparlait deux langues étrangères. Elle avait rapportéde Paris des livres dont elle continuait à nourrirson esprit dans l'isolement du hameau de son père.Elle savait par coeur les poëtes ; elle adoraitcomme moi Ossian, dont les images lui rappelaient nospropres collines dans celles de Morven. Cetteadoration commune du même poëte, cette intelligence àdeux d'une même langue ignorée des autres, étaientdéjà une confidence involontaire entre nous. Nous nouscherchions sans cesse ; nous nous rapprochions partoutpour en parler. Avant de savoir que nous avions unattrait l'un vers l'autre, nous nous rencontrionsdéjà dans nos nuages, nous nous aimions déjà dansnotre poëte chéri. Souvent à part du reste de lasociété, dans les jeux, dans les promenades, nousmarchions presque toujours à une longue distance enavant de sa mère et de mes soeurs, nous parlant peu,n'osant nous regarder, mais nous montrant de temps entemps de la main quelques beaux arcs-en-ciel dans lesbrouillards, quelques sombres vallées noyées d'unenappe de brume d'où sortait, comme un écueil oucomme un navire submergé, la flèche d'un clocher oule faisceau de tours ruinées

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d'un vieux château ; ou bien encore quelque chuted'eau congelée au fond du ravin, sur laquelle leschâtaigniers et les chênes penchaient leurs brasalourdis de neige, comme les vieillards de Lochlinsur la harpe des eaux.Nous nous répondions par un regard d'admirationmuette et d'intelligence intérieure. Nous marchionssouvent une demi-heure ainsi, à côté l'un de l'autre,quand je la conduisais jusqu'au bout de la vallée oùdemeurait son père, sans qu'on entendît d'autre bruitque le léger craquement de nos pieds dans le sentierde neige. Nous ne nous quittions pourtant jamais sansun soupir dans le coeur et sans une rougeur sur lefront.Les familles et les voisins souriaient de cetteinclination qu'ils avaient aperçue avant nous. Ils latrouvaient naturelle et sans danger entre deux enfantsde cet âge, qui ne savaient pas même le nom dusentiment qui les entraînait ainsi. Bien loin de sedéclarer cette prédilection l'un à l'autre, ils ne sel'expliquaient pas à eux-mêmes.Cependant ce sentiment se passionnait de jour en jourdavantage en moi et en elle. Quand j'avais passé lasoirée auprès d'elle, que j'avais reconduit sa famillejusqu'au torrent au-dessus duquel la maison de sonpère s'élevait sur un cap de rocher, il me semblaitqu'on m'arrachait le coeur et qu'on l'enfermait avecelle dans ces gros murs et sous cette porteretentissante. Je revenais à pas lents, sans suivreaucun sentier, à travers les taillis et les prés, me retournant sans cesse pour voir l'ombre des hautesmurailles se découper sur le firmament : heureuxquand j'apercevais briller un moment une petitelumière à la fenêtre de la tourelle haute quidominait le torrent où je savais qu'elle lisait enattendant le sommeil.Tous les jours je m'acheminais, sous un prétextequelconque, de ce côté de la vallée, mon fusil sousle bras, mon chien sur mes pas. Je passais des heuresentières à rôder en vue du vieux manoir, sansentendre d'autre bruit que la voix des chiens degarde qui hurlaient de joie en jouant avec leur jeunemaîtresse, sans voir autre chose que la fumée quis'élevait du toit dans le ciel gris. Quelquefoiscependant je la découvrais elle-même en robe blancheà peine agrafée autour du cou ; elle ouvrait safenêtre au rayon matinal ou au vent du midi ; elleposait un pot de fleurs sur le rebord pour fairerespirer à la plante renfermée l'air du ciel, ou bienelle suspendait à un clou la cage de son chardonneretqui baisait ses lèvres entre les barreaux.Elle s'accoudait aussi quelquefois longtemps pourregarder écumer le torrent et courir les nuages, et

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ses beaux cheveux noirs pendaient en dehors, fouettéscontre le mur par le vent d'hiver. Elle ne se doutaitpas qu'un regard ami suivait, du bord opposé du ravin,tous ses mouvements, et qu'une bouche entr'ouvertecherchait à reconnaître dans les saveurs de l'air lesvagues du vent qui avaient touché ses cheveux etemporté leur odeur dans les prés. Le soir, je luidisais timidement que j'avais passé en vue de samaison dans la journée ; qu'elle avait arrosé saplante à telle heure ; qu'à telle autre elle avaitexposé son oiseau au soleil ; qu'ensuite elle avaitrêvé un moment à sa fenêtre ; qu'après elle avait chanté ou touché dupiano ; qu'enfin elle avait refermé sa fenêtre etqu'elle s'était assise longtemps immobile commequelqu'un qui lit.Elle rougissait en me voyant si attentif à observer cequ'elle faisait et en pensant qu'un regard invisiblenotait ses regards, ses pas et ses gestes jusque danssa tour, où elle ne se croyait vue que de Dieu ; maiselle ne paraissait attacher aucune significationd'attachement particulier à cette vigilance de mapensée sur elle."Et vous, me disait-elle avec un intérêt sensible dansla voix, mais masqué d'une apparente indifférence,qu'avez-vous fait aujourd'hui ?" Je n'osais jamaislui dire : "J'ai pensé à vous !" Et nous restionstoujours dans cette délicieuse indécision de deuxcoeurs qui sentent qu'ils s'adorent, mais qui ne sedécideraient jamais à se le dire des lèvres : leursilence et leur tremblement même le disent assez poureux.Ossian fut notre confident muet et notre interprète.Elle m'en avait prêté un volume. Je devais le luirendre. Après avoir glissé dans toutes les pages lesbrins de mousse, les grains de lierre noir, les fleursbleues qu'elle aimait à cueillir dans les haies ousur les pots de giroflée des chaumières quand nousnous promenions ensemble avant l'hiver ; après avoircherché à appeler ainsi sa pensée sur moi et montréque je pensais à ses goûts moi-même, l'idée me vintd'ajouter une ou deux pages à Ossian, et de chargerl'ombre des bardes écossais de la confidence de mon amour sans espoir. J'affectai de me faire redemandersouvent le livre avant de le rendre et de citer vingtfois le chiffre d'une page "que je relisais toujours,lui disais-je, qui exprimait toute mon âme, qui étaitimbibée de toutes mes larmes d'admiration, et je lasuppliais de la lire à son tour, mais de la lire seule,dans sa chambre, le soir, avec recueillement, au bruitdu vent dans les pins et du torrent dans son lit,comme sans doute Ossian l'avait écrite." J'avaisexcité ainsi sa curiosité, et j'espérais qu'elle

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ouvrirait le volume à la page qui contenait le poëmede ses propres soupirs.J'ai retrouvé, il y a trois ans, ces premiers versdans les papiers du pauvre curé de B, qui était ence temps-là de nos sociétés d'enfance, et pour qui jeles avais copiées ; car, quel amour n'a pas besoind'un confident ? Les voici dans toute leur inexpérienceet dans toute leur faiblesse. J'en demande pardon àM de Lormian, poëte et aveugle aujourd'hui commeOssian. C'était un écho lointain de l'écosserépété par une voix d'enfant dans les montagnes de sonpays, une palette et point de dessin, des nuages etpoint de couleurs. Un rayon de la poésie du Midi fitévanouir pour moi plus tard toute cette brumefantastique du Nord. à LUCY LRéCITATIF.La harpe de Morven de mon âme est l'emblème ;Elle entend de Cromla les pas des morts venir ;Sa corde à mon chevet résonne d'elle-mêmeQuand passe sur ses nerfs l'ombre de l'avenir.Ombres de l'avenir, levez-vous pour mon âme !écartez la vapeur qui vous voile à mes yeux...Quelle étoile descend ?... Quel fantôme de femmePose ses pieds muets sur le cristal des cieux ?Est-ce un songe qui meurt ? une âme qui vient vivre ?Mêlée aux brumes d'or dans l'impalpable éther,Elle ressemble aux fils du blanc tissu du givreQu'aux vitres de l'hiver les songes font flotter.Ne soufflez pas sur elle, ô vents tièdes des vagues !Ne fondez pas cette ombre, éclairs du firmament !Oiseaux, n'effacez pas sous vos pieds ces traitsvaguesOù la vierge apparaît aux rêves de l'amant !La lampe du pêcheur qui vogue dans la brumeA des rayons moins doux que son regard lointain.Le feu que le berger dans la bruyère allumeSe fond moins vaguement dans les feux du matin.Sous sa robe d'enfant, qui glisse des épaules,à peine aperçoit-on deux globes palpitants,Comme les noeuds formés sous l'écorce des saules,Qui font renfler la tige aux séves du printemps. CHANT.Il est nuit sur les monts. L'avalanche ébranléeGlisse par intervalle aux flancs de la vallée.Sur les sentiers perdus sa poudre se répand ;Le pied d'acier du cerf à ce bruit se suspend.Prêtant l'oreille au chien qui le poursuit en rêve,Il attend pour s'enfuir que le croissant se lève.L'arbre au bord du ravin, noir et déraciné,Se penche comme un mât sous la vague incliné.La corneille, qui dort sur une branche nue,S'éveille et pousse un cri qui se perd dans la nue ;

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Elle fait dans son vol pleuvoir à flocons blancsLa neige qui chargeait ses ailes sur ses flancs.Les nuages chassés par les brises humidesS'empilent sur les monts en sombres pyramides,Ou, comme des vaisseaux sur le golfe écumant,Labourent de sillons le bleu du firmament.Le vent transi d'érin qui nivelle la plaineSur la lèvre en glaçons coupe et roidit l'haleine ;Et le lac où languit le bateau renverséN'est qu'un champ de frimas par l'ouragan hersé.Un toit blanchi de chaume où la tourbe alluméeFait ramper sur le ciel une pâle fumée ;La voix du chien hurlant en triste aboiement sort,Seul vestige de vie au sein de cette mort :Quel est au sein des nuits ce jeune homme, ou ce rêveQui de l'étang glacé suit à grands pas la grève,Gravit l'âpre colline, une arme dans la main,Rencontre le chevreuil sans changer son chemin, Redescend des hauteurs dans la gorge profondeOù la tour des vieux chefs chancelle au bord del'onde ;Son noir levrier quête et hurle dans les bois,Et la brise glacée est pleine d'une voix.CHANT DU CHASSEUR.Lève-toi ! lève-toi ! sur les collines sombres,Biche aux cornes d'argent que poursuivent les ombres !ô lune ! sur ces murs épands tes blancs reflets !Des songes de mon front ces murs sont le palais !Des rayons vaporeux de ta chaste lumièreà mes yeux fascinés fais briller chaque pierre ;Ruisselle sur l'ardoise, et jusque dans mon coeurRejaillis, ô mon astre, en torrents de langueur !Aux fentes des créneaux la giroflée est morte.Le lierre aux coups du Nord frissonne sur la porteComme un manteau neigeux dont le pâtre, au retour,Secoue avant d'entrer les frimas dans la cour.Le mur épais s'entr'ouvre à l'épaisse fenêtre...Lune ! avec ton rayon mon regard y pénètre !J'y vois, à la lueur du large et haut foyer,Dans l'âtre au reflet rouge un frêne flamboyer.LE CHASSEUR.Astre indiscret des nuits, que vois-tu dans la salle ?LA LUNE.Les chiens du fier chasseur qui dorment sur la dalle.LE CHASSEUR.Que m'importent les chiens, le chevreuil et le cor ?Astre indiscret des nuits, regarde et dis encor.LA LUNE.Sous l'ombre d'un pilier la nourrice dévideLa toison des agneaux sur le rouet rapide. Ses yeux sous le sommeil se ferment à demi ;Sur son épaule enfin son front penche endormi ;Oubliant le duvet dont la quenouille est pleine,

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Dans la cendre à ses pieds glisse et roule la laine.LE CHASSEUR.Que me fait la nourrice aux doigts chargés de jours ?Astre éclatant des nuits, regarde et dis toujours !LA LUNE.Entre l'âtre et le mur, la blanche jeune fille,Laissant sur ses genoux sa toile et son aiguille,Sur la table accoudée...LE CHASSEUR.Astre indiscret des nuits !Arrête-toi sur elle ! et regarde, et poursuis !LA LUNE.Sur la table de chêne, accoudée et pensive,Elle suit du regard la forme fugitiveDe l'ombre et des lueurs qui flottent sur le mur,Comme des moucherons sur un ruisseau d'azur.On dirait que ses yeux fixés sur des mystèresCherchent un sens caché dans ces vains caractères,Et qu'elle voit d'avance entrer dans cette tourL'ombre aux traits indécis de son futur amour.Non, jamais un amant qu'à sa couche j'enlève,Dans ses bras assoupis n'enlaça plus beau rêve !Vois-tu ses noirs cheveux, de ses charmes jaloux,Rouler comme une nuit jusque sur ses genoux ?LE CHASSEUR.Soufflez, brises du ciel ! ouvrez ce sombre voile !Nuages de son front, rendez-moi mon étoile !Laissez-moi seulement sous ce jais entrevoir La blancheur de son bras sortant du réseau noir !Ou l'ondulation de sa taille élancée,Ou ce coude arrondi qui porte sa pensée,Ou le lis de sa joue, ou le bleu du regardDont le seul souvenir me perce comme un dard.ô fille du rocher ! tu ne sais pas quels rêvesAvec ce globe obscur de tes yeux tu soulèves !...à chacun des longs cils qui voilent leur langueur,Comme l'abeille au trèfle, est suspendu mon coeur.Reste, oh ! reste longtemps sur ton bras assoupiePour assouvir l'amour du chasseur qui t'épie !Je ne sens ni la nuit ni les mordants frimas.Ton souffle est mon foyer, tes yeux sont mes climats.Des ombres de mon sein ta pensée est la flamme !Toute neige est printemps aux rayons de ton âme !Oh ! dors ! oh ! rêve ainsi, la tête sur ton bras !Et quand au jour, demain, tu te réveilleras,Puissent mes longs regards, incrustés sur la pierre,Rester collés au mur et dire à ta paupièreQu'un fantôme a veillé sur toi dans ton sommeil !Et puisses-tu chercher son nom à ton réveil !RéCITATIF.Ainsi chantait, au pied de la tour isolée,Le barde aux bruns cheveux, sous la nuit étoilée.Et transis par le froid, ses chiens le laissaient seul,

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Et le givre en tombant le couvrait d'un linceul,Et le vent qui glaçait le sang dans ses artèresL'endormait par degrés du sommeil de ses pères,Et les loups qui rôdaient sur l'hiver sans chemin,Hurlant de joie aux morts, le flairaient pour demain.Et pendant qu'il mourait au bord du précipice,La vierge réveillée écoutait la nourrice, à voix basse contant les choses d'autrefois,Ou tirait un accord de harpe sous ses doigts,Ou, frappant le tison aux brûlantes prunelles,Lisait sa destinée au vol des étincelles,Ou regardait, distraite, aux flammes du noyer,Les murs réverbérer les lueurs du foyer.( Milly , 1805, 16 décembre.)Je lui remis un soir, en nous séparant, le volumegrossi de ces vers. Elle les lut sans colère etvraisemblablement sans surprise. Elle y répondit parun petit poëme ossianique aussi, comme le mien,intercalé dans les pages d'un autre volume. Ses versn'exprimaient que la plainte mélancolique d'une jeunevierge de Morven, qui voit le vaisseau de son frèrepartir pour une terre lointaine, et qui reste àpleurer le compagnon de sa jeunesse, au bord dutorrent natal. Je trouvai cette poésie admirable etbien supérieure à la mienne. Elle était en effetplus correcte et plus gracieuse. Il y avait de cesnotes que la rhétorique ne connaît pas et qu'on netrouve que dans un coeur de femme. Notre correspondancepoétique se poursuivit ainsi quelques jours, etresserra, par cette confidence de nos pensées,l'intimité qui existait déjà entre nos yeux.Nous trouvions toujours trop courtes les heures quenous passions ensemble, pendant les promenades oupendant les soirées de famille, à contempler lasauvage physionomie de nos montagnes, les sapins chargés de neige, imitantles fantômes qui traînent leurs linceuls, la lune dansles nuages, l'écume de la cascade d'où s'élevaitl' arc de la pluie dont parle Ossian. Nousaspirions à jouir de ces spectacles nocturnes pendantdes nuits plus entièrement à nous, et en échangeantplus librement que nous n'osions le faire devant lesindifférents, les jeunes et inépuisables émanationsde nos âmes devant les merveilles de cette nature enharmonie avec les merveilles de nos premières extaseset de nos premiers étonnements. - "Qu'elles seraientbelles, nous disions-nous souvent, des heures passéesensemble, dans la solitude et dans le silence d'unenuit d'hiver, à nous entretenir sans témoins et sansfin des plus secrètes émotions de nos âmes, commeFingal, Morni et Malvina sur les collinesde leurs aïeux !"Des larmes de désir et d'enthousiasme montaient dans

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nos yeux à ces images anticipées du bonheur poétiqueque nous osions rêver dans ces entretiens dérobés aujour et à l'oeil de nos parents. à force d'en parler,nous arrivâmes à un égal désir de réaliser ce songed'enfant ; puis nous concertâmes secrètement, maisinnocemment, les moyens de nous donner l'un à l'autrecette félicité d'imagination. Rien n'était si faciledu moment que nous nous entendions, moi pour ledemander avec passion, elle pour l'accorder sanssoupçon ni résistance.La tour qu'habitait Lucy, à l'extrémité du petitmanoir de son père, avait pour base une terrasse dontle mur, bâti en forme de rempart, avait ses fondements dans lebas de la petite vallée près du torrent. Le mur étaiten pente assez douce. Des buis, des ronces, desmousses, poussés dans les crevasses des vieillespierres ébréchées par le temps, permettaient à unhomme agile et hardi d'arriver, en rampant, ausommet du parapet et de sauter, de là, dans le petitjardin qui occupait l'espace étroit de la terrasse aupied de la tour. Une porte basse de cette tour,servant d'issue à la dernière marche d'un escaliertournant, ouvrait sur le jardin. Cette porte, ferméela nuit par un verrou intérieur, pouvait s'ouvrirsous la main de Lucy et lui donner la promenade dujardin pendant le sommeil de sa nourrice. Je connaissaisle mur, la terrasse, le jardin, la tour, l'escalier.Il ne s'agissait pour elle que d'avoir assez derésolution pour y descendre, pour moi assez d'audacepour y monter. Nous convînmes de la nuit, de l'heure,du signal que je ferais de la colline opposée enbrûlant une amorce de mon fusil.Le plus embarrassant pour moi était de sortirinaperçu, la nuit, de la maison de mon père. La grosseporte du vestibule sur le perron ne s'ouvrait qu'avecun retentissement d'énormes serrures rouillées, debarres et de verrous dont le bruit ne pouvait manquerd'éveiller mon père. Je couchais dans une chambrehaute du premier étage. Je pouvais descendre en mesuspendant à un drap de mon lit et en sautant del'extrémité du drap dans le jardin ; mais je nepouvais remonter. Une échelle heureusement oubliéepar des maçons qui avaient travaillé quelques joursdans les pressoirs me tira d'embarras. Je la dressai,le soir, contre le mur de ma chambre. J'attendisimpatiemment que l'horloge eût sonné onze heures etque tout bruit fût assoupi dans la maison. J'ouvris doucement la fenêtre et jedescendis, mon fusil à la main, dans l'allée desnoisetiers. Mais à peine avais-je fait quelques pasmuets sur la neige, que l'échelle, glissant avecfracas contre la muraille, tomba dans le jardin. Un

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gros chien de chasse qui couchait au pied de mon lit,m'ayant vu sortir par la fenêtre, s'était élancé àma suite. Il avait entravé ses pattes dans les barreauxet avait entraîné par son poids l'échelle à terre. àpeine dégagé, le chien s'était jeté sur moi et mecouvrait de caresses. Je le repoussai rudement pourla première fois de ma vie. Je feignis de le battrepour lui ôter l'envie de me suivre plus loin. Il secoucha à mes pieds et me vit franchir le mur quiséparait le jardin des vignes sans faire un mouvement.Je me glissai à travers les champs, les bois et lesprés, sans rencontrer personne jusqu'au bord du ravinopposé à la maison de Lucy. Je brûlai l'amorce. Unelégère lueur allumée un instant, puis éteinte à lafenêtre haute de la tour, me répondit. Je déposai monfusil au pied du mur en talus. Je grimpai le rempart.JE sautai sur la terrasse. Au même instant, la portede la tour s'ouvrit. Lucy, franchissant le dernierdegré et marchant comme quelqu'un qui veut assoupirle bruit de ses pas, s'avança vers l'allée où jel'attendais un peu dans l'ombre. Une lune splendideéclairait de ses gerbes froides, mais éblouissantes,le reste de la terrasse, les murs et les fenêtres dela tour, les flancs de la vallée. Nous étions enfin au comble de nos rêves. Nos coeursbattaient. Nous n'osions ni nous regarder ni parler.J'essuyai cependant avec la main un banc de pierrecouvert de neige glacée. J'y étendis mon manteau, queje portais plié sous mon bras, et nous nous assîmesun peu loin l'un de l'autre. Nul de nous ne rompaitle silence. Nous regardions tantôt à nos pieds,tantôt vers la tour, tantôt vers le ciel. à la fin jem'enhardis : "ô Lucy ! lui dis-je, comme la lunerejaillit pittoresquement d'ici de tous les glaçonsdu torrent et de toutes les neiges de la vallée ! Quelbonheur de la contempler avec vous ! - Oui, dit-elle,tout est plus beau avec un ami qui partage vosadmirations pour ces paysages." Elle allaitpoursuivre, quand un gros corps noir, passant commeun boulet par-dessus le mur du parapet, roula dansl'allée, et vint, en deux ou trois élans, bondir surnous en aboyant de joie.C'était mon chien qui m'avait suivi de loin, et qui,ne me voyant pas redescendre, s'était élancé sur mapiste et avait grimpé comme moi le mur de laterrasse. à sa voix et à ses bonds dans le jardin,les chiens de la cour répondirent par de longsaboiements, et nous aperçûmes dans l'intérieur de lamaison la lueur d'une lampe qui passait de fenêtre enfenêtre en s'approchant de la tour. Nous nous levâmes.Lucy s'élança vers la porte de son escalier, dont jel'entendis refermer précipitamment le verrou. Je melaissai glisser jusqu'au pied du mur dans les prés.

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Mon chien me suivit. Je m'enfonçai à grands pas dansles sombres gorges des montagnes en maudissantl'importune fidélité du pauvre animal. J'arrivai transisous la fenêtre de ma chambre.Je replaçai l'échelle. Je me couchai à l'aube dujour, sans autre souvenir de cette première nuit de poésieossianique que les pieds mouillés, les membrestransis, la conscience un peu humiliée de ma timiditédevant la charmante Lucy, et une rancune très-modéréecontre mon chien, qui avait interrompu à propos unentretien dont nous étions déjà plus embarrassésqu'heureux.Ainsi finirent ces amours imaginaires qui commençaientà inquiéter un peu nos parents. On s'était aperçu dema sortie nocturne. On se hâta de me faire partiravant que cet enfantillage devînt plus sérieux. Nousnous jurâmes de nous aimer par tous les astres de lanuit, par toutes les ondes du torrent et par tous lesarbres de la vallée. L'hiver fondit ces serments avecses neiges. Je partis pour achever mon éducation àParis et dans d'autres grandes villes. Lucy futmariée pendant mon absence, devint une femmeaccomplie, fit le bonheur d'un mari qu'elle aima, etmourut jeune, dans une destinée aussi vulgaire que sespremiers rêves avaient été poétiques. Je revoisquelquefois son ombre mélancolique et diaphane sur lapetite terrasse de la tour de , quand je passe,l'hiver, au fond de la vallée, que le vent du nordfouette la crinière de mon cheval ou que les chiensaboient dans la cour du manoir abandonné.

LIVRE SEPTIEME GRAZIELLA à dix-huit ans, ma famille me confia aux soinsd' une de mes parentes que des affaires appelaienten Toscane, où elle allait accompagnée de sonmari. C' était une occasion de me fairevoyager et de m' arracher à cette oisivetédangereuse de la maison paternelle et desvilles de province, où les premières passionsde l' âme se corrompent faute d' activité.Je partis avec l' enthousiasme d' un enfantqui va voir se lever le rideau des plussplendides scènes de la nature et de lavie.Les Alpes, dont je voyais de loin, depuis monenfance, briller les neiges éternelles, àl' extrémité de l' horizon, du haut de lacolline de Milly ; la mer, dont les voyageurset les poëtes avaient jeté dans mon esprit

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tant d' éclatantes images ; le ciel italien,dont j' avais, pour ainsi dire, aspiré déjàla chaleur et la sérénité dans les vers deGoëthe et dans les pages deCorinne :" connais-tu cette terre où les myrtes fleurissent ! " les monuments encore debout de cette antiquitéromaine, dont mes études toutes fraîchesavaient rempli ma pensée ; la liberté enfin ;la distance qui jette un prestige sur leschoses éloignées ; les aventures, ces accidentscertains des longs voyages, que l' imaginationjeune prévoit, combine à plaisir et savoured' avance ; le changement de langue, de visages,de moeurs, qui semble initier l' intelligenceà un monde nouveau, tout cela fascinait monesprit. Je vécus dans un état constant d' ivressependant les longs jours d' attente quiprécédèrent le départ. Ce délire, renouveléchaque jour par les magnificences de la natureen Savoie, en Suisse, sur le lac de Genève,sur les glaciers du Simplon, au lac de Côme,à Milan et à Florence, ne retomba qu' à monretour.Les affaires qui avaient conduit ma compagne devoyage à Livourne se prolongeant indéfiniment,on parla de me ramener en France, sans avoirvu Rome et Naples. C' était m' arracher monrêve au moment où j' allais le saisir. Je merévoltai intérieurement contre une pareilleidée. J' écrivis à mon père pour lui demanderl' autorisation de continuer seul mon voyage enItalie, et, sans attendre la réponse, que jen' espérais guère favorable, je résolus deprévenir la désobéissance par le fait. " si ladéfense arrive, me disais-je, elle arriveratrop tard. Je serai réprimandé, mais je seraipardonné ; je reviendrai, mais j' aurai vu. "je fis la revue de mes financestrès-restreintes ; mais je calculai que j' avaisun parent de ma mère établi à Naples, etqu' il ne me refuserait pas quelque argent pourle retour. Je partis, une belle nuit, deLivourne par le courrier deRome.J' y passai l' hiver seul dans une petite chambred' une rue obscure, qui débouche sur la place d' Espagne,chez un peintre romain qui me prit en pensiondans sa famille. Ma figure, ma jeunesse, monenthousiasme, mon isolement au milieu d' unpays inconnu, avaient intéressé un de mescompagnons de voyage dans la route de Florence

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à Rome. Il s' était lié d' une amitié soudaineavec moi. C' était un beau jeune homme à peuprès de mon âge. Il paraissait être le filsou le neveu du fameux chanteur Davide ,alors le premier ténor des théâtres d' Italie.Davide voyageait aussi avec nous. C' étaitun homme d' un âge déjà avancé. Il allait chanterpour la dernière fois sur le théâtre saint-Charlesà Naples.Davide me traitait en père, et son jeunecompagnon me comblait de prévenances et debontés. Je répondais à ces avances avecl' abandon et la naïveté de mon âge. Nous n' étionspas encore arrivés à Rome que le beauvoyageur et moi nous étions déjà inséparables.Le courrier, dans ce temps-là, ne mettait pasmoins de trois jours pour aller de Florenceà Rome. Dans les auberges, mon nouvel ami étaitmon interprète ; à table, il me servait lepremier ; dans la voiture, il me ménageaità côté de lui la meilleure place, et, si jem' endormais, j' étais sûr que ma tête aurait sonépaule pour oreiller.Quand je descendais de la voiture aux longuesmontées des collines de la Toscane ou de laSabine , il descendait avec moi, m' expliquaitle pays, me nommait les villes, m' indiquaitles monuments ; il cueillait même de bellesfleurs et achetait de belles figues et de beauxraisins sur la route. Il remplissait de cesfruits mes mains et mon chapeau. Davidesemblait voir avec plaisir l' affection de soncompagnon de voyage pour le jeune étranger. Ilsse souriaient quelquefois en me regardant d' un air d' intelligence,de finesse et de bonté.Arrivés à Rome la nuit, je descendis toutnaturellement dans la même auberge qu' eux. Onme conduisit dans ma chambre ; je ne meréveillai qu' à la voix de mon jeune ami, quifrappait à ma porte et qui m' invitait àdéjeuner. Je m' habillai à la hâte, et jedescendis dans la salle où les voyageursétaient réunis. J' allais serrer la main de moncompagnon de voyage et je le cherchais en vaindes yeux parmi les convives, quand un riregénéral éclata sur tous les visages. Au lieudu fils ou du neveu de Davide, j' aperçus àcôté de lui une charmante figure de jeune filleromaine élégamment vêtue et dont les cheveuxnoirs, tressés en bandeau autour du front,étaient rattachés derrière par deux longuesépingles d' or à têtes de perles, comme les

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portent encore les paysannes de Tivoli. C' étaitmon ami qui avait repris, en arrivant àRome, son costume et sonsexe.J' aurais dû m' en douter à la tendresse de sonregard et à la grâce de son sourire. Mais jen' avais eu aucun soupçon. " l' habit ne changepas le coeur, me dit en rougissant la belleromaine ; seulement vous ne dormirez plussur mon épaule, et, au lieu de recevoir de moides fleurs, c' est vous qui m' en donnerez.Cette aventure vous apprendra à ne pas vousfier aux apparences d' amitié qu' on aura pourvous plus tard ; cela pourrait bien être autrechose. "la jeune fille était une cantatrice, élève etfavorite de Davide. Le vieux chanteur laconduisait partout avec lui, il l' habillaiten homme pour éviter les commentaires sur laroute. Il la traitait en père plus qu' enprotecteur, et n' était nullement jaloux des douces et innocentesfamiliarités qu' il avait laissées lui-mêmes' établir entre nous.Davide et son élève passèrent quelques semainesà Rome. Le lendemain de notre arrivée, ellereprit ses habits d' homme et me conduisitd' abord à saint-Pierre, puis au colisée,à Frascati , à Tivoli , à Albano ;j' évitai ainsi les fatigantes redites de cesdémonstrateurs gagés qui dissèquent auxvoyageurs le cadavre de Rome, et qui, enjetant leur monotone litanie de noms propreset de dates à travers vos impressions,obsèdent la pensée et déroutent le sentimentdes belles choses. La Camilla n' était passavante mais née à Rome elle savait d' instinctles beaux sites et les grands aspects dont elleavait été frappée dans son enfance.Elle me conduisait sans y penser aux meilleuresplaces et aux meilleures heures, pour contemplerles restes de la ville antique. Le matin,sous les pins aux larges dômes duMonte-Pincio ; le soir, sous les grandesombres des colonnades de saint-Pierre ; auclair de lune, dans l' enceinte muette du colisée ;par de belles journées d' automne, à Albano ,à Frascati et au temple de la sibylletout retentissant et tout ruisselant de lafumée des cascades de Tivoli . Elle étaitgaie et folâtre comme une statue de l' éternellejeunesse au milieu de ces vestiges du temps et dela mort. Elle dansait sur la tombe de

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Cécilia Metella , et, pendant que je rêvaisassis sur une pierre, elle faisait résonner des éclats de sa voix de théâtre lesvoûtes sinistres du palais de Dioclétien.Le soir, nous revenions à la ville, notrevoiture remplie de fleurs et de débris destatues, rejoindre le vieux Davide, que sesaffaires retenaient à Rome, et qui nous menaitfinir la journée dans sa loge au théâtre. Lacantatrice, plus âgée que moi de quelquesannées, ne me témoignait pas d' autres sentimentsque ceux d' une amitié un peu tendre. J' étaistrop timide pour en témoigner d' autresmoi-même, je ne les ressentais même pas,malgré ma jeunesse et sa beauté. Son costumed' homme, sa familiarité toute virile, le sonmâle de sa voix de contralto et la liberté deses manières me faisaient une telle impression,que je ne voyais en elle qu' un beau jeunehomme, un camarade et un ami.Quand Camilla fut partie, je restai absolumentseul à Rome, sans aucune lettre de recommandation,sans aucune autre connaissance que les sites,les monuments et les ruines où la Camilla m' avait introduit. Le vieux peintre chez lequelj' étais logé ne sortait jamais de son atelierque pour aller le dimanche à la messe avec safemme et sa fille, jeune personne de seize ansaussi laborieuse que lui. Leur maison étaitune espèce de couvent où le travail de l' artisten' était interrompu que par un frugal repas et parla prière.Le soir, quand les dernières lueurs du soleils' éteignaient sur les fenêtres de la chambrehaute du pauvre peintre, et que les cloches des monastèresvoisins sonnaient l' ave Maria , cet adieuharmonieux du jour en Italie, le seuldélassement de la famille était de lire ensemble lechapelet et de psalmodier à demi-chant leslitanies, jusqu' à ce que les voix affaisséespar le sommeil s' éteignissent dans un vague etmonotone murmure semblable à celui du flotqui s' apaise sur une plage où le vent tombe avecla nuit.J' aimais cette scène calme et pieuse du soir, oùfinissait une journée de travail par cet hymne detrois âmes, s' élevant au ciel pour se reposerdu jour. Cela me reportait au souvenir de lamaison paternelle, où notre mère nous réunissaitaussi, le soir, pour prier, tantôt dans sachambre, tantôt dans les allées de sable dupetit jardin de Milly, aux dernières lueurs

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du crépuscule. En retrouvant les mêmeshabitudes, les mêmes actes, la même religion, jeme sentais presque sous le toit paternel danscette famille inconnue. Je n' ai jamais vu de vieplus recueillie, plus solitaire, plus laborieuseet plus sanctifiée que celle de la maison dupeintre romain.Le peintre avait un frère. Ce frère ne demeuraitpas avec lui. Il enseignait la langue italienneaux étrangers de distinction qui passaient leshivers à Rome. C' était plus qu' un professeurde langues, c' était un lettré romain du premiermérite. Jeune encore, d' une figure superbe, d' uncaractère antique, il avait figuré avec éclatdans les tentatives de révolution que lesrépublicains romains avaient faites pourressusciter la liberté dans leur pays. Il étaitun des tribuns du peuple, un des Rienzi de l' époque. Dans cette courte résurrection deRome antique suscitée par les français,étouffée par Mack et par les napolitains, ilavait joué un des premiers rôles, il avaitharangué le peuple au Capitole, arboré le drapeau de l' indépendanceet occupé un des premiers postes de larépublique. Poursuivi, persécuté, emprisonnéau moment de la réaction, il n' avait dû sonsalut qu' à l' arrivée des français, qui avaientsauvé les républicains, mais qui avaient confisquéla république.Ce romain adorait la France révolutionnaire etphilosophique ; il abhorrait l' empereur etl' empire. Bonaparte était pour lui, comme pourtous les italiens libéraux, le César de laliberté. Tout jeune encore, j' avais les mêmessentiments. Cette conformité d' idées ne tarda pasà se révéler entre nous. En voyant avec quelenthousiasme à la fois juvénile et antique jevibrais aux accents de liberté quand nouslisions ensemble les vers incendiaires dupoëte Monti ou les scènes républicainesd' Alfieri, il vit qu' il pouvait s' ouvrir àmoi, et je devins moins son élève que sonami.La preuve que la liberté est l' idéal divin del' homme, c' est qu' elle est le premier rêve de lajeunesse, et qu' elle ne s' évanouit dans notreâme que quand le coeur se flétrit et que l' esprits' avilit ou se décourage. Il n' y a pas uneâme de vingt ans qui ne soit républicaine. Iln' y a pas un coeur usé qui ne soitservile.Combien de fois mon maître et moi n' allâmes-nous

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pas nous asseoir sur la colline de la villaPamphili , d' où l' on voit Rome, ses dômes,ses ruines, son Tibre, qui rampe souillé,silencieux, honteux, sous les arches coupéesdu ponte rotto , d' où l' on entend le murmureplaintif de ses fontaines et les pas presque muets de son peuplemarchant en silence dans ses rues désertes !Combien de fois ne versâmes-nous pas des larmesamères sur le sort de ce monde livré à toutesles tyrannies, où la philosophie et la libertén' avaient semblé vouloir renaître un moment enFrance et en Italie que pour être souillées,trahies ou opprimées partout ! Qued' imprécations à voix basse ne sortaient pas denos poitrines contre ce tyran de l' esprithumain, contre ce soldat couronné qui ne s' étaitretrempé dans la révolution que pour y puiserla force de la détruire et pour livrer denouveau les peuples à tous les préjugés et àtoutes les servitudes ! C' est de cette époqueque datent pour moi l' amour de l' émancipationde l' esprit humain et cette haine intellectuellecontre ce héros du siècle, haine à la foissentie et raisonnée, que la réflexion et letemps ne font que justifier, malgré les flatteursde sa mémoire.Ce fut sous l' empire de ces impressions quej' étudiai Rome, son histoire et ses monuments.Je sortais le matin, seul, avant que lemouvement de la ville pût distraire la penséedu contemplateur. J' emportais sous mon bras leshistoriens, les poëtes, les descripteurs deRome. J' allais m' asseoir ou errer sur lesruines désertes du forum , du colisée, de lacampagne romaine. Je regardais, je lisais,je pensais tour à tour. Je faisais de Romeune étude sérieuse, mais une étude en action.Ce fut mon meilleur cours d' histoire. L' antiquité,au lieu d' être un ennui, devint pour moi unsentiment. Je ne suivais dans cette étude d' autre plan que mon penchant. J' allais au hasard,où mes pas me portaient. Je passais de Romeantique à Rome moderne, du panthéon au palaisde Léon X, de la maison d' Horace, à Tibur,à la maison de Raphaël. Poëtes, peintres,historiens, grands hommes, tout passaitconfusément devant moi, je n' arrêtais unmoment que ceux qui m' intéressaient davantagece jour-là.Vers onze heures, je rentrais dans ma petitecellule de la maison du peintre, pour déjeuner.Je mangeais, sur ma table de travail et tout en

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lisant, un morceau de pain et de fromage. Jebuvais une tasse de lait ; puis je travaillais,je notais, j' écrivais jusqu' à l' heure du dîner.La femme et la fille de mon hôte le préparaientelles-mêmes pour nous. Après le repas, jerepartais pour d' autres courses et je ne rentraisqu' à la nuit close. Quelques heures deconversation avec la famille du peintre et deslectures prolongées longtemps dans la nuitachevaient ces paisibles journées. Je nesentais aucun besoin de société. Je jouissaismême de mon isolement. Rome et mon âme mesuffisaient. Je passai ainsi tout un long hiver,depuis le mois d' octobre jusqu' au mois d' avrilsuivant, sans un jour de lassitude ou d' ennui.C' est au souvenir de ces impressions quedix ans après j' écrivis des vers surTibur.Maintenant, quand je recherche bien dans ma penséetoutes mes impressions de Rome, je n' entrouve que deux qui effacent, ou qui, du moins,dominent toutes les autres : le colisée, cetouvrage du peuple romain ; saint-Pierre, ce chef-d' oeuvre du catholicisme.Le colisée est la trace gigantesque d' un peuplesurhumain, qui élevait, pour son orgueil et sesplaisirs féroces, des monuments capables decontenir toute une nation. Monument rivalisantpar la masse et par la durée avec les oeuvresmêmes de la nature. Le Tibre aura tari dans sesrives de boue que le colisée le domineraencore.Saint-Pierre est l' oeuvre d' une pensée, d' unereligion, de l' humanité tout entière à uneépoque du monde ! Ce n' est plus là un édificedestiné à contenir un vil peuple. C' est untemple destiné à contenir toute la philosophie,toutes les prières, toute la grandeur, toutela pensée de l' homme. Les murs semblent s' éleveret s' agrandir, non plus à la proportion d' unpeuple, mais à la proportion de Dieu.Michel-Ange seul a compris le catholicisme etlui a donné dans saint-Pierre sa plus sublimeet sa plus complète expression. Saint-Pierreest véritablement l' apothéose en pierres, latransfiguration monumentale de la religion duChrist.Les architectes des cathédrales gothiques étaientdes barbares sublimes. Michel-Ange seul a étéun philosophe dans sa conception. Saint-Pierre,c' est le christianisme philosophique d' oùl' architecte divin chasse les ténèbres, et où ilfait entrer l' espace, la beauté, la symétrie,

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la lumière à flots intarissables. La beautéincomparable de saint-Pierre de Rome, c' estque c' est un temple qui ne semble destinéqu' à revêtir l' idée de Dieu de toute sasplendeur.Le christianisme périrait que saint-Pierreresterait encore le temple universel, éternel,rationnel, de la religion quelconque quisuccéderait au culte du Christ, pourvu quecette religion fût digne de l' humanité et deDieu ! C' est le temple le plus abstrait que jamais le géniehumain, inspiré d' une idée divine, ait construitici-bas. Quand on y entre on ne sait pas sil' on entre dans un temple antique ou dans untemple moderne ; aucun détail n' offusque l' oeil,aucun symbole ne distrait la pensée ; les hommesde tous les cultes y entrent avec le mêmerespect. On sent que c' est un temple qui nepeut être habité que par l' idée de Dieu,et que toute autre idée ne rempliraitpas.Changez le prêtre, ôtez l' autel, détachez lestableaux, emportez les statues, rien n' estchangé, c' est toujours la maison de Dieu !Ou plutôt, saint-Pierre est à lui seul ungrand symbole de ce christianisme éternel qui,possédant en germe dans sa morale et dans sasainteté les développements successifs de lapensée religieuse de tous les siècles et de tousles hommes, s' ouvre à la raison à mesure queDieu la fait luire, communique avec Dieu dansla lumière, s' élargit et s' élève aux proportionsde l' esprit humain grandissant sans cesse etrecueillant tous les peuples dans l' unitéd' adoration, fait de toutes les formes divinesun seul Dieu, de toutes les fois un seulculte, et de tous les peuples une seulehumanité.Michel-Ange est le Moïse du catholicismemonumental, tel qu' il sera un jour compris. Ila fait l' arche impérissable des temps futurs,le panthéon de la raison divinisée.Enfin, après m' être assouvi de Rome, je voulusvoir Naples. C' est le tombeau de Virgile et leberceau du Tasse qui m' y attiraient surtout.Les pays ont toujours été pour moi des hommes. Naples, c' est pour moi Virgileet Le Tasse. Il me semblait qu' ils avaientvécu hier, et que leur cendre était encoretiède. Je voyais d' avance le Pausilippe etSorrente, le Vésuve et la mer à traversl' atmosphère de leurs beaux et tendres

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génies.Je partis pour Naples vers les derniers joursde mars. Je voyageais en chaise de poste avecun négociant français qui avait cherché uncompagnon de route pour alléger les fraisdu voyage. à quelque distance de Velletri, nousrencontrâmes la voiture du courrier de Rome àNaples renversée sur les bords du chemin etcriblée de balles. Le courrier, un postillonet deux chevaux avaient été tués. On venaitd' emporter les hommes dans une masure voisine.Les dépêches déchirés et les lambeaux de lettresflottaient au vent. Les brigands avaient reprisla route des Abruzzes. Des détachements decavalerie et d' infanterie française, dont lescorps étaient campés à Terracine, lespoursuivaient parmi les rochers. On entendaitle feu des tirailleurs, et on voyait sur toutle flanc de la montagne les petites fumées descoups de fusil. De distance en distance nousrencontrions des postes de troupes françaiseset napolitaines échelonnées sur la route. C' estainsi qu' on entrait alors dans le royaume deNaples.Ce brigandage avait un caractère politique.Murat régnait. Les calabres résistaient encore ;le roi Ferdinand, retiré en Sicile, soutenaitde ses subsides les chefs de guérillas dansles montagnes. Le fameux Fra-Diavolo combattait à la tête de ces bandes. Leursexploits étaient des assassinats. Nous netrouvâmes l' ordre et la sécurité qu' aux environsde Naples.J' y arrivai le 1 er avril. J' y fus rejoint quelquesjours plus tard par un jeune homme de mon âge, avec quije m' étais lié au collége d' une amitié vraimentfraternelle. Il s' appelait Aymon De Virieu.Sa vie et la mienne ont été tellement mêléesdepuis son enfance jusqu' à sa mort que nos deuxexistences font comme partie l' une de l' autre, etque j' ai parlé de lui presque partout où j' aieu à parler de moi.épisode.Je menais à Naples à peu près la même viecontemplative qu' à Rome chez le vieux peintrede la place d' Espagne ; seulement, au lieu depasser mes journées à errer parmi les débrisde l' antiquité, je les passais à errer ousur les bords ou sur les flots du golfe deNaples. Je revenais le soir au vieux couventoù, grâce à l' hospitalité du parent de ma mère,j' habitais une petite cellule qui touchait aux

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toits, et dont le balcon, festonné de pots defleurs et de plantes grimpantes, ouvrait sur lamer, sur le Vésuve, sur Castellamare et surSorrente.Quand l' horizon du matin était limpide, je voyaisbriller la maison blanche du Tasse ,suspendue comme un nid de cygne au sommet d' unefalaise de rocher jaune, coupé à pic par les flots. Cette vue me ravissait. Lalueur de cette maison brillait jusqu' au fond demon âme. C' était comme un éclair de gloire quiétincelait de loin sur ma jeunesse et dans monobscurité. Je me souvenais de cette scènehomérique de la vie de ce grand homme, quand,sorti de prison, poursuivi par l' envie despetits et par la calomnie des grands, bafouéjusque dans son génie, sa seule richesse, ilrevient à Sorrente chercher un peu de repos, detendresse ou de pitié, et que, déguisé enmendiant, il se présente à sa soeur pour tenterson coeur et voir si elle, au moins, reconnaîtracelui qu' elle a tant aimé." elle le reconnaît à l' instant, dit le biographenaïf, malgré sa pâleur maladive, sa barbeblanchissante et son manteau déchiré. Elle sejette dans ses bras avec plus de tendresse etde miséricorde que si elle eût reconnu sonfrère sous les habits d' or des courtisans deFerrare. Sa voix est étouffée longtemps parses sanglots ; elle presse son frère contreson coeur. Elle lui lave les pieds, elle luiapporte le manteau de son père, elle lui faitpréparer un repas de fête. Mais ni l' un nil' autre ne purent toucher aux mets qu' on avaitservis, tant leurs coeurs étaient pleins delarmes ; et ils passèrent le jour à pleurer,sans se rien dire, en regardant la mer et ense souvenant de leur enfance. "un jour, c' était au commencement de l' été, aumoment où le golfe de Naples, bordé de sescollines, de ses maisons blanches, de sesrochers tapissés de vignes grimpantes et entourant sa mer plus bleue que son ciel,ressemble à une coupe de vert antique quiblanchit d' écume, et dont le lierre et lepampre festonnent les anses et les bords ;c' était la saison où les pêcheurs duPausilippe, qui suspendent leur cabane àses rochers et qui étendent leurs filets surses petites plages de sable fin, s' éloignentde la terre avec confiance et vont pêcher lanuit à deux ou trois lieues en mer, jusque sousles falaises de Capri , de Procida ,

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d' Ischia , et au milieu du golfe deGaëte .Quelques-uns portent avec eux des torches derésine, qu' ils allument pour tromper le poisson.Le poisson monte à la lueur, croyant que c' estle crépuscule du jour. Un enfant, accroupi sur laproue de la barque, penche en silence latorche inclinée sur la vague, pendant que lepêcheur, plongeant de l' oeil au fond de l' eau,cherche à apercevoir sa proie et à l' envelopperde son filet. Ces feux, rouges comme desfoyers de fournaise, se reflètent en longssillons ondoyants sur la nappe de la mer,comme les longues traînées de lueurs qu' yprojette le globe de la lune. L' ondoiementdes vagues les fait osciller et en prolongel' éblouissement de lame en lame aussi loinque la première vague la reflète aux vaguesqui la suivent.Nous passions souvent, mon ami et moi, des heuresentières, assis sur un écueil ou sur les ruineshumides du palais de la reine Jeanne , àregarder ces lueurs fantastiques et à envier lavie errante et insouciante de ces pauvrespêcheurs. Quelques mois de séjour à Naples, la fréquentationhabituelle des hommes du peuple pendant noscourses de tous les jours dans la campagneet sur la mer nous avaient familiarisés avecleur langage accentué et sonore, où le gesteet le regard tiennent plus de place que le mot.Philosophes par pressentiment et fatigués desagitations vaines de la vie avant de les avoirconnues, nous portions souvent envie à cesheureux lazzaroni dont la plage et lesquais de Naples étaient alors couverts, quipassaient leurs jours à dormir, à l' ombre deleur petite barque, sur le sable, à entendreles vers improvisés de leurs poëtes ambulants,et à danser la tarentela avec les jeunesfilles de leur caste, le soir, sous quelquetreille au bord de la mer. Nous connaissionsleurs habitudes, leur caractère et leurs moeurs,beaucoup mieux que celles du monde élégant, oùnous n' allions jamais. Cette vie nous plaisaitet endormait en nous ces mouvements fiévreux del' âme, qui usent inutilement l' imagination desjeunes hommes avant l' heure où leur destinéeles appelle à agir ou à penser.Mon ami avait vingt ans ; j' en avais dix-huit :nous étions donc tous deux à cet âge où il estpermis de confondre les rêves avec les réalités.Nous résolûmes de lier connaissance avec

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ces pêcheurs, et de nous embarquer aveceux pour mener quelques jours la même vie.Ces nuits tièdes et lumineuses passées sousla voile, dans ce berceau ondoyant des lameset sous le ciel profond et étoilé, noussemblaient une des plus mystérieuses voluptésde la nature, qu' il fallait surprendre etconnaître, ne fût-ce que pour la raconter.Libres et sans avoir de comptes à rendre de nosactions et de nos absences à personne, lelendemain nous exécutâmes ce que nous avions rêvé. En parcourant la plage dela Margellina , qui s' étend sous le tombeaude Virgile, au pied du mont Pausilippe, etoù les pêcheurs de Naples tirent leurs barquessur le sable et raccommodent leurs filets,nous vîmes un vieillard encore robuste. Ilembarquait ses ustensiles de pêche dans soncaïque peint de couleurs éclatantes et surmontéà la poupe d' une petite image sculptée desaint François. Un enfant de douze ans sonseul rameur, apportait en ce moment dans labarque deux pains, un fromage de buffle dur, luisantet doré comme les cailloux de la plage,quelques figues et une cruche de terre quicontenait l' eau.La figure du vieillard et celle de l' enfant nousattirèrent. Nous liâmes conversation. Lepêcheur se prit à sourire quand nous luiproposâmes de nous recevoir pour rameurs,et de nous mener en mer avec lui. -" vous n' avezpas les mains calleuses qu' il faut pour toucherle manche de la rame, nous dit-il. Vos mainsblanches sont faites pour toucher des plumeset non du bois : ce serait dommage de lesdurcir à la mer. " -" nous sommes jeunes, réponditmon ami, et nous voulons essayer de tous lesmétiers avant d' en choisir un. Le vôtre nousplaît parce qu' il se fait sur la mer et sous leciel. " -" vous avez raison, répliqua le vieuxbatelier, c' est un métier qui rend le coeurcontent et l' esprit confiant dans la protectiondes saints. Le pêcheur est sous la gardeimmédiate du ciel. L' homme ne sait pas d' oùviennent le vent et la vague. Le rabot et lalime sont dans la main de l' ouvrier, la richesseou la faveur sont dans la main du roi, mais labarque est dans la main de Dieu. "cette pieuse philosophie du barcarole nous attacha davantage à l' idée de nous embarquer avec lui.Après une longue résistance, il y consentit.Nous convînmes de lui donner chacun deuxcarlins par jour pour lui payer notre

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apprentissage et notre nourriture.Ces conventions faites, il envoya l' enfant chercherà la Margellina un surcroît de provisionsde pain, de vin, de fromages secs et de fruits.à la tombée du jour, nous l' aidâmes à mettre sabarque à flot et nous partîmes.La première nuit fut délicieuse. La mer étaitcalme comme un lac encaissé dans les montagnesde la Suisse. à mesure que nous nous éloignionsdu rivage, nous voyions les langues de feu desfenêtres du palais et des quais de Napless' ensevelir sous la ligne sombre de l' horizon.Les phares seuls nous montraient la côte. Ilspâlissaient devant la légère colonne de feu quis' élançait du cratère du Vésuve. Pendant quele pêcheur jetait et tirait le filet, et quel' enfant, à moitié endormi, laissait vacillersa torche, nous donnions de temps en temps unefaible impulsion à la barque, et nous écoutionsavec ravissement les gouttes sonores de l' eau,qui ruisselait de nos rames, tomberharmonieusement dans la mer comme des perles dansun bassin d' argent.Nous avions déjà doublé depuis longtemps lapointe du Pausilippe, traversé le golfe dePouzzoles , celui de Baïa et franchile canal du golfe de Gaëte, entre le capMisène et l' île de Procida. Nous étions enpleine mer ; le sommeil nous gagnait. Nous nous couchâmes sous nos bancsà côté de l' enfant.Le pêcheur étendit sur nous la lourde voile pliéeau fond de la barque. Nous nous endormîmes ainsientre deux lames, bercés par le balancementinsensible d' une mer qui faisait à peineincliner le mât. Quand nous nous réveillâmes, ilétait grand jour.Un soleil étincelant moirait la mer de rubans defeu et se réverbérait sur les maisons blanchesd' une côte inconnue. Une légère brise, quivenait de cette terre, faisait palpiter lavoile sur nos têtes, et nous poussait d' anseen anse et de rocher en rocher. C' était lacôte dentelée et à pic de la charmante îled' Ischia que je devais tant habiter ettant aimer plus tard. Elle m' apparaissait, pourla première fois, nageant dans la lumière,sortant de la mer, se perdant dans le bleu duciel, et éclose comme d' un rêve de poëte pendantle léger sommeil d' une nuit d' été.L' île d' Ischia , qui sépare le golfe deGaëte du golfe de Naples, et qu' un étroitcanal sépare elle-même de l' île de Procida,

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n' est qu' une seule montagne à pic dont la cimeblanche et foudroyée plonge ses dents ébréchéesdans le ciel. Ses flancs abruptes creusés devallons, de ravines, de lits de torrents, sontrevêtus du haut en bas de châtaigniers d' unvert sombre. Ses plateaux les plus rapprochésde la mer et inclinés sur les flots portentdes chaumières, des villas rustiques et desvillages à moitié cachés sous les treilles devignes. Chacun de ces villages a sa marine .On appelle ainsi le petit port où flottent lesbarques des pêcheurs de l' île et où se balancentquelques mâts de navires à voile latine. Lesvergues touchent aux arbres et aux vignes de lacôte.Il n' y a pas une de ces maisons suspendues auxpentes de la montagne, cachée au fond de sesravins, pyramidant sur un de ses plateaux,projetée sur un de ses ceps, adossée à sonbois de châtaigniers, ombragée par son groupede pins, entourée de ses arcades blanches etfestonnée de ses treilles pendantes, qui ne fûten songe la demeure idéale d' un poëte ou d' unamant.Nos yeux ne se lassaient pas de ce spectacle. Lacôte abondait en poissons. Le pêcheur avait faitune bonne nuit. Nous abordâmes une des petitesanses de l' île pour puiser de l' eau à unesource voisine et pour nous reposer sous lesrochers. Au soleil baissant, nous revînmes àNaples, couchés sur nos bancs de rameurs. Unevoile carrée, placée en travers d' un petit mâtsur la proue, dont l' enfant tenait l' écoute,suffisait pour nous faire longer les falaisesde Procida et du cap Misène, et pour faireécumer la surface de la mer sous notreesquif.Le vieux pêcheur et l' enfant, aidés par nous,tirèrent leur barque sur le sable et emportèrentles paniers de poissons dans la cave de la petitemaison qu' ils habitaient sous les rochers de laMargellina .Les jours suivants, nous reprîmes gaiement notrenouveau métier. Nous écumâmes tour à tour tousles flots de la mer de Naples. Nous suivions le vent avecindifférence partout où il soufflait. Nousvisitâmes ainsi l' île de Capri, d' oùl' imagination repousse encore l' ombre sinistrede Tibère ; Cumes et ses temples, ensevelissous les lauriers touffus et sous les figuierssauvages ; Baïa et ses places mornes, qui

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semblent avoir vieilli et blanchi comme cesromains dont elles abritaient jadis la jeunesseet les délices ; Portici et Pompeia, riantssous la lave et sous la cendre du Vésuve,Castellamare, dont les hautes et noires forêtsde lauriers et de châtaigniers sauvages, en serépétant dans la mer, teignent en vert sombreles flots toujours murmurants de la rade. Levieux batelier connaissait partout quelquefamille de pêcheurs comme lui, où nousrecevions l' hospitalité quand la mer étaitgrosse et nous empêchait de rentrer àNaples.Pendant deux mois, nous n' entrâmes pas dans uneauberge. Nous vivions en plein air avec le peupleet de la vie frugale du peuple. Nous nous étionsfaits peuple nous-mêmes pour être plus près dela nature. Nous avions presque son costume. Nousparlions sa langue, et la simplicité de seshabitudes nous communiquait pour ainsi dire lanaïveté de ses sentiments.Cette transformation, d' ailleurs, nous coûtaitpeu à mon ami et à moi. élevés tous deux à lacampagne pendant les orages de la révolution,qui avait abattu ou dispersé nos familles, nousavions beaucoup vécu, dans notre enfance,de la vie du paysan : lui, dans les montagnesdu Grésivaudan, chez une nourrice qui l' avaitrecueilli pendant l' emprisonnement de sa mère ;moi, sur les collines du Mâconnais, dans lapetite demeure rustique où mon père et ma mèreavaient recueilli leur nid menacé. Du berger ou du laboureur de nos montagnes au pêcheur du golfede Naples, il n' y a de différence que le site, lalangue et le métier. Le sillon ou la vagueinspirent les mêmes pensées aux hommes quilabourent la terre ou l' eau. La nature parlela même langue à ceux qui cohabitent avec elle surla montagne ou sur la mer.Nous l' éprouvions. Au milieu de ces hommes simples,nous ne nous trouvions pas dépaysés. Les mêmesinstincts sont une parenté entre les hommes.La monotonie même de cette vie nous plaisait ennous endormant. Nous voyions avancer avec peinela fin de l' été et approcher ces joursd' automne et d' hiver après lesquels il faudraitrentrer dans notre patrie. Nos familles,inquiètes, commençaient à nous rappeler. Nouséloignions autant que nous le pouvions cetteidée de départ, et nous aimions à nous figurerque cette vie n' aurait point de terme.Cependant septembre commençait avec ses pluies etses tonnerres. La mer était moins douce. Notre

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métier, plus pénible, devenait quelquefoisdangereux. Les brises fraîchissaient, la vagueécumait et nous trempait souvent de sesjaillissements. Nous avions acheté sur le môledeux de ces capotes de grosse laine brune que lesmatelots et les lazzaroni de Naples jettentpendant l' hiver sur leurs épaules. Les mancheslarges de ces capotes pendent à côté des brasnus. Le capuchon, flottant en arrière ou ramenésur le front, selon le temps, abrite la tête dumarin de la pluie et du froid, ou laisse la brise et les rayons dusoleil se jouer dans ses cheveux mouillés.Un jour, nous partîmes de la Margellina parune mer d' huile, que ne ridait aucun souffle,pour aller pêcher des rougets et les premiersthons sur la côte de Cumes, où les courantsles jettent dans cette saison. Les brouillardsroux du matin flottaient à mi-côte et annonçaientun coup de vent pour le soir. Nous espérions leprévenir et avoir le temps de doubler le capMisène avant que la mer lourde et dormante ne fûtsoulevée.La pêche était abondante. Nous voulûmes jeterquelques filets de plus. Le vent nous surprit ;il tomba du sommet de l' Epoméo , immensemontagne qui domine Ischia, avec le bruit et lepoids de la montagne elle-même qui s' écrouleraitdans la mer. Il aplanit d' abord tout l' espaceliquide autour de nous, comme la herse de feraplanit la glèbe et nivelle les sillons. Puisla vague, revenue de sa surprise, se gonflamurmurante et creuse, et s' éleva en peu deminutes, à une telle hauteur, qu' elle nouscachait de temps à autre la côte et lesîles.Nous étions également loin de la terre ferme etd' Ischia, et déjà à demi engagés dans le canalqui sépare le cap Misène de l' île grecque deProcida. Nous n' avions qu' un parti à prendre :nous engager résolûment dans le canal, et, sinous réussissions à le franchir, nous jeter àgauche dans le golfe de Baïa et nous abriterdans ses eaux tranquilles.Le vieux pêcheur n' hésita pas. Du sommet d' unelame où l' équilibre de la barque nous suspenditun moment dans un tourbillon d' écume, il jetaun regard rapide autour de lui, comme un hommeégaré qui monte sur un arbre pour chercher sa route, puis se précipitant augouvernail, " à vos rames, enfants ! S' écria-t-il ;il faut que nous voguions au cap plus vite quele vent ; s' il nous y devance, nous sommes

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perdus ! " nous obéîmes comme le corps obéit àl' instinct.Les yeux fixés sur ses yeux comme pour y chercher lerapide indice de sa direction, nous nouspenchâmes sur nos avirons, et tantôt gravissantpéniblement le flanc des lames montantes, tantôtnous précipitant avec leur écume au fond des lamesdescendantes, nous cherchions à ralentir notrechute par la résistance de nos rames dans l' eau.Huit ou dix vagues de plus en plus énormes nousjetèrent dans le plus étroit du canal. Mais levent nous avait devancés, comme l' avait dit lepilote, et en s' engouffrant entre le cap et lapointe de l' île, il avait acquis une telle force,qu' il soulevait la mer avec les bouillonnementsd' une lave furieuse, et que la vague, ne trouvantpas d' espace pour fuir assez vite devantl' ouragan qui la poussait, s' amoncelait surelle-même, retombait, ruisselait, s' éparpillaitdans tous les sens comme une mer folle, et,cherchant à fuir sans pouvoir s' échapper ducanal, se heurtait avec des coups terriblescontre les rochers à pic du cap Misène et yélevait une colonne d' écume dont la poussièreétait renvoyée jusque sur nous.Tenter de franchir ce passage avec une barque aussifragile, et qu' un seul jet d' écume pouvaitremplir et engloutir, c' était insensé. Le pêcheurjeta sur le cap éclairé par sa colonne d' écume un regard que je n' oublieraijamais, puis faisant le signe de la croix :" passer est impossible, s' écria-t-il ; reculerdans la grande mer, encore plus. Il ne nousreste qu' un parti : aborder à Procida oupérir. "tout novices que nous fussions dans la pratiquede la mer, nous sentions la difficulté d' unepareille manoeuvre par un coup de vent. En nousdirigeant vers le cap, le vent nous prenait enpoupe, nous chassait devant lui, nous suivionsla mer qui fuyait avec nous, et les vagues, ennous élevant sur leur sommet, nous relevaientavec elles. Elles avaient donc moins de chancede nous ensevelir dans les abîmes qu' ellescreusaient. Mais pour aborder à Procida, dontnous apercevions les feux du soir briller à notredroite, il fallait prendre obliquement les lameset nous glisser, pour ainsi dire, dans leursvallées vers la côte, en présentant le flancà la vague et les minces bords de la barque auvent. Cependant la nécessité ne nous permettaitpas d' hésiter. Le pêcheur, nous faisant signe derelever nos rames, profita de l' intervalle d' une

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lame à une autre pour virer de bord. Nous mîmesle cap sur Procida, et nous voguâmes comme unbrin d' herbe marine qu' une vague jette à l' autrevague et que le flot reprend au flot.Nous avancions peu ; la nuit était tombée. Lapoussière, l' écume, les nuages que le vent roulaiten lambeaux déchirés sur le canal en redoublaientl' obscurité. Le vieillard avait ordonné à l' enfantd' allumer une de ses torches de résine, soit pour éclairer un peu sa manoeuvredans les profondeurs de la mer, soit pour indiqueraux marins de Procida qu' une barque était enperdition dans le canal, et pour leur demandernon leur secours, mais leurs prières.C' était un spectacle sublime et sinistre que celuide ce pauvre enfant accroché d' une main au petitmât qui surmontait la proue, et, de l' autre,élevant au-dessus de sa tête cette torche defeu rouge dont la flamme et la fumée se tordaientsous le vent et lui brûlaient les doigts et lescheveux. Cette étincelle flottante apparaissantau sommet des lames et disparaissant dans leurprofondeur, toujours prête à s' éteindre ettoujours rallumée, était comme le symbole deces quatre vies d' hommes qui luttaient entrele salut et la mort dans les ombres et dans lesangoisses de cette nuit.Trois heures, dont les minutes ont la durée despensées qui les mesurent, s' écoulèrent ainsi.La lune se leva, et, comme c' est l' habitude,le vent plus furieux se leva avec elle. Sinous avions eu la moindre voile, il nous eûtchaviré vingt fois. Quoique les bords très-basde la barque donnassent peu de prise à l' ouragan,il y avait des moments où il semblait déracinernotre quille des flots, et où il nous faisaittournoyer comme une feuille sèche arrachée àl' arbre.Nous embarquions beaucoup d' eau : nous ne pouvionssuffire à la vider aussi vite qu' elle nousenvahissait. Il y avait des moments où noussentions les planches s' affaisser sous nouscomme un cercueil qui descend dans la fosse. Le poids de l' eau rendait la barque moins obéissanteet pouvait la rendre plus lente à se relever unefois entre deux lames. Une seule seconde deretard, et tout était fini.Le vieillard, sans pouvoir parler, nous fit signe,les larmes aux yeux, de jeter à la mer tout ce quiencombrait le fond de la barque. Les jarresd' eau, les paniers de poissons, les deux grossesvoiles, l' ancre de fer, les cordages,jusqu' à ses paquets de lourdes hardes ;

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nos capotes mêmes de grosse laine trempéed' eau, tout passa par-dessus le bord. Lepauvre nautonier regarda un moment surnagertoute sa richesse. La barque se releva etcourut légèrement sur la crête des vagues,comme un coursier qu' on a déchargé.Nous entrâmes insensiblement dans une mer plusdouce, un peu abritée par la pointe occidentalede Procida. Le vent faiblit, la flamme de latorche se redressa, la lune ouvrit une grandepercée bleue entre les nuages ; les lames,en s' allongeant, s' aplanirent et cessèrentd' écumer sur nos têtes. Peu à peu la mer futcourte et clapoteuse comme dans une anse presquetranquille, et l' ombre noire de la falaise deProcida nous coupa la ligne de l' horizon. Nousétions dans les eaux du milieu de l' île.La mer était trop grosse à la pointe pour enchercher le port. Il fallut nous résoudre àaborder l' île par ses flancs et au milieu deses écueils. -" n' ayons plus d' inquiétude,enfants, nous dit le pêcheur en reconnaissantle rivage à la clarté de la torche ; la madonenous a sauvés. Nous tenons la terre et nouscoucherons cette nuit dans ma maison. " -nous crûmes qu' il avait perdu l' esprit,car nous ne lui connaissions d' autre demeure quesa cave sombre de la Margellina , et poury revenir avant la nuit, il fallait se rejeterdans le canal, doubler le cap et affronterde nouveau la mer mugissante à laquelle nousvenions d' échapper.Mais lui souriait de notre air d' étonnement, etcomprenait nos pensées dans nos yeux : " soyeztranquilles, jeunes gens, reprit-il, nous yarriverons sans qu' une seule vague nous mouille. "puis il nous expliqua qu' il était de Procida ;qu' il possédait encore sur cette côte de l' îlela cabane et le jardin de son père, et qu' en cemoment même sa femme âgée avec sa petite fille,soeur de Beppino, notre jeune mousse, et deuxautres petits enfants, étaient dans sa maison,pour y sécher les figues et pour y vendanger lestreilles dont ils vendaient les raisins àNaples. -" encore quelques coups de rame,ajouta-t-il, et nous boirons de l' eau de lasource qui est plus limpide que le vind' Ischia. "ces mots nous rendirent courage ; nous ramâmesencore pendant l' espace d' environ une lieue lelong de la côte droite et écumeuse de Procida.De temps en temps, l' enfant élevait et secouaitsa torche. Elle jetait sa lueur sinistre sur

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les rochers, et nous montrait partout unemuraille formidable. Enfin, au tournant d' unepointe de granit qui s' avançait en forme debastion dans la mer, nous vîmes la falaisefléchir et se creuser un peu comme une brèchedans un mur d' enceinte ; un coup de gouvernailnous fit virer droit à la côte, trois dernièreslames jetèrent notre barque harassée entre deuxécueils, où l' écume bouillonnait sur unbas-fond. La proue, en touchant la roche, rendit un sonsec et éclatant comme le craquement d' une planchequi tombe à faux et qui se brise. Nous sautâmesdans la mer, nous amarrâmes de notre mieux labarque avec un reste de cordage, et noussuivîmes le vieillard et l' enfant qui marchaientdevant nous.Nous gravîmes contre le flanc de la falaise uneespèce de rampe étroite où le ciseau avait creusédans le rocher des degrés inégaux, tout glissantsde la poussière de la mer. Cet escalier de roc vif,qui manquait quelquefois sous les pieds,était remplacé par quelques marchesartificielles qu' on avait formées en enfonçantpar la pointe de longues perches dans les trousde la muraille, et en jetant sur ce planchertremblant des planches goudronnées de vieillesbarques, ou des fagots de branches dechâtaigniers garnies de leurs feuillessèches.Après avoir monté ainsi lentement environ quatre oucinq cents marches, nous nous trouvâmes dans unepetite cour suspendue qu' entourait un parapetde pierres grises. Au fond de la cour s' ouvraientdeux arches sombres qui semblaient devoirconduire à un cellier. Au-dessus de ces archesmassives, deux arcades arrondies et surbaisséesportaient un toit en terrasse, dont les bordsétaient garnis de pots de romarin et de basilic.Sous les arcades, on apercevait une galerierustique où brillaient, comme des lustresd' or, aux clartés de la lune, des régimes demaïs suspendus. Une porte en planches mal jointes ouvrait surcette galerie. à droite, le terrain sur lequella maisonnette était inégalement assises' élevait jusqu' à la hauteur du plain-piedde la galerie. Un gros figuier et quelquesceps tortueux de vigne se penchaient de là surl' angle de la maison, en confondant leursfeuilles et leurs fruits sous les ouverturesde la galerie et en jetant deux ou troisfestons serpentants sur le mur d' appui des

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arcades. Leurs branches grillaient à demi deuxfenêtres basses qui s' ouvraient sur cetteespèce de jardin ; et si ce n' eût été cesfenêtres, on eût pu prendre la maison massive,carrée et basse, pour un des rochers gris decette côte, ou pour un de ces blocs de laverefroidie que le châtaignier, le lierre et lavigne pressent et ensevelissent de leursrameaux, et où le vigneron de Castellamareou de Sorrente creuse une grotte ferméed' une porte pour conserver son vin à côté ducep qui l' a porté.Essoufflés par la montée longue et rapide que nousvenions de faire et par le poids de nos ramesque nous portions sur nos épaules, nous nousarrêtâmes un moment, le vieillard et nous,pour reprendre haleine dans cette cour. Maisl' enfant, jetant sa rame sur un tas debroussailles et gravissant légèrementl' escalier, se mit à frapper à l' une desfenêtres avec sa torche encore allumée, enappelant d' une voix joyeuse sa grand' mère etsa soeur : " ma mère ! Ma soeur ! madre !sorellina ! criait-il, Gaëtana !Graziella ! réveillez-vous ; ouvrez,c' est le père, c' est moi ; ce sont des étrangersavec nous. "nous entendîmes une voix mal éveillée, maisclaire, et douce, qui jetait confusémentquelques exclamations de surprise du fond de lamaison. Puis le battant d' une des fenêtres s' ouvrit à demi, poussé par un bras nuet blanc qui sortait d' une manche flottante, etnous vîmes, à la lueur de la torche que l' enfantélevait vers la fenêtre, en se dressant surla pointe des pieds, une ravissante figurede jeune fille apparaître entre les volets plusouverts.Surprise au milieu de son sommeil par la voix deson frère, Graziella n' avait eu ni la penséeni le temps de s' arranger une toilette de nuit.Elle s' était élancée pieds nus à la fenêtre,dans le désordre où elle dormait sur sonlit. De ses longs cheveux noirs la moitiétombait sur une de ses joues ; l' autre moitiése tordait autour de son cou, puis, emportéede l' autre côté de son épaule par le ventqui soufflait avec force, frappait le voletentr' ouvert et revenait lui fouetter le visagecomme l' aile d' un corbeau battue duvent.Du revers de ses deux mains, la jeune fille sefrottait les yeux en élevant ses coudes et en

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dilatant ses épaules avec ce premier gested' un enfant qui se réveille et qui veutchasser le sommeil. Sa chemise, nouée autour ducou, ne laissait apercevoir qu' une tailleélevée et mince où se modelaient à peine sousla toile les premières ondulations de lajeunesse. Ses yeux, ovales et grands, étaientde cette couleur indécise entre le noir foncéet le bleu de mer qui adoucit le rayonnementpar l' humidité du regard et qui mêle àproportions égales dans des yeux de femmela tendresse de l' âme avec l' énergie de lapassion, teinte céleste que les yeux des femmesde l' Asie et de l' Italie empruntent au feubrûlant de leur jour de flamme et à l' azurserein de leur ciel, de leur mer et de leurnuit. Les joues étaient pleines, arrondies, d' uncontour ferme, mais d' un teint un peu pâle etun peu bruni par le climat, non de cette pâleur maladive du nord, mais de cetteblancheur saine du midi qui ressemble à lacouleur du marbre exposé depuis des sièclesà l' air et aux flots. La bouche, dont leslèvres étaient plus ouvertes et plus épaissesque celles des femmes de nos climats, avaitles plis de la candeur et de la bonté. Lesdents courtes, mais éclatantes, brillaientaux lueurs flottantes de la torche comme desécailles de nacre aux bords de la mer sous lamoire de l' eau frappée du soleil.Tandis qu' elle parlait à son petit frère, sesparoles vives, un peu âpres et accentuées, dontla moitié était emportée par la brise,résonnaient comme une musique à nos oreilles.Sa physionomie, aussi mobile que les lueursde la torche qui l' éclairait, passa en uneminute de la surprise à l' effroi, de l' effroià la gaieté, de la tendresse au rire ; puiselle nous aperçut derrière le tronc du grosfiguier, elle se retira confuse de la fenêtre,sa main abandonna le volet qui battit librementla muraille ; elle ne prit que le tempsd' éveiller sa grand' mère et de s' habiller àdemi, elle vint nous ouvrir la porte sous lesarcades et embrasser, tout émue, son grand-pèreet son frère.La vieille mère parut bientôt tenant à la mainune lampe de terre rouge, qui éclairait sonvisage maigre et pâle et ses cheveux aussiblancs que les écheveaux de laine quifloconnaient sur la table autour de saquenouille. Elle baisa la main de son mariet le front de l' enfant. Tout le récit que

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contiennent ces lignes fut échangé en quelques mots et en quelques gestes entre les membres decette pauvre famille. Nous n' entendions pastout. Nous nous tenions un peu à l' écart pourne pas gêner l' épanchement de coeur de noshôtes. Ils étaient pauvres ; nous étionsétrangers : nous leur devions le respect. Notreattitude réservée à la dernière place et près dela porte le leur témoignait silencieusement.Graziella jetait de temps en temps un regardétonné et comme du fond d' un rêve sur nous.Quand le père eut fini de raconter, la vieillemère tomba à genoux près du foyer ; Graziella,montant sur la terrasse, rapporta une branchede romarin et quelques fleurs d' oranger àlarges étoiles blanches : elle prit une chaise,elle attacha le bouquet avec de longuesépingles, tirées de ses cheveux, devant unepetite statue enfumée de la vierge placéeau-dessus de la porte et devant laquellebrûlait une lampe. Nous comprîmes que c' étaitune action de grâces à sa divine protectricepour avoir sauvé son grand-père et son frère,et nous prîmes notre part de sareconnaissance.L' intérieur de la maison était aussi nu et aussisemblable au rocher que le dehors. Il n' y avaitque les murs sans enduit, blanchis seulementd' un peu de chaux. Les lézards réveillés parla lueur glissaient et bruissaient dans lesinterstices des pierres et sous les feuillesde fougère qui servaient de lits aux enfants.Les nids d' hirondelles, dont on voyait sortirles petites têtes noires et briller les yeuxinquiets, étaient suspendus aux solivescouvertes d' écorce qui formaient le toit. Graziella et sagrand' mère couchaient ensemble dans la secondechambre sur un lit unique, recouvert de morceauxde voiles. Des paniers de fruits et un bât demulet jonchaient le plancher.Le pêcheur se tourna vers nous avec une espèce dehonte, en nous montrant de sa main la pauvretéde sa demeure ; puis il nous conduisit sur laterrasse, place d' honneur dans l' orient et dansle midi de l' Italie. Aidé de l' enfant et deGraziella, il fit une espèce de hangar enappuyant une des extrémités de nos rames sur lemur du parapet de la terrasse, l' autreextrémité sur le plancher. Il couvrit cet abrid' une douzaine de fagots de châtaigniersfraîchement coupés dans la montagne ; il étenditquelques bottes de fougère sous ce hangar ;

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il nous apporta deux morceaux de pain, de l' eaufraîche et des figues, et il nous invita àdormir.Les fatigues et les émotions du jour nousrendirent le sommeil soudain et profond. Quandnous nous réveillâmes, les hirondelles criaientdéjà autour de notre couche en rasant laterrasse, pour y dérober les miettes de notresouper ; et le soleil, déjà haut dans le ciel,échauffait comme un four les fagots de feuillesqui nous servaient de toit.Nous restâmes longtemps étendus sur notre fougèredans cet état de demi-sommeil qui laisse l' hommemoral sentir et penser avant que l' homme dessens ait le courage de se lever et d' agir.Nous échangions quelques paroles inarticulées,qu' interrompaient de longs silences et quiretombaient dans les rêves. La pêche de laveille, la barque balancée sous nos pieds,la mer furieuse, les rochers inaccessibles,la figure de Graziella entre deux volets, aux clartés de la résine ; toutes ces images secroisaient, se brouillaient, se confondaient ennous.Nous fûmes tirés de cette somnolence par lessanglots et les reproches de la vieillegrand' mère, qui parlait à son mari dans lamaison. La cheminée, dont l' ouverture perçaitla terrasse, apportait la voix et quelquesparoles jusqu' à nous. La pauvre femme se lamentaitsur la perte des jarres, de l' ancre, descordages presque neufs, et surtout des deuxbelles voiles filées par elle, tissues de sonpropre chanvre, et que nous avions eu labarbarie de jeter à la mer pour sauver nosvies." qu' avais-tu à faire, disait-elle au vieillardatterré et muet, de prendre ces deux étrangers,ces deux français avec toi ? Ne savais-tu pas quece sont des païens pagani et qu' ils portentle malheur et l' impiété avec eux ? Les saintst' ont puni. Ils nous ont ravi notre richesse ;remercie-les encore de ce qu' ils ne nous ontpas ravi notre âme. "le pauvre homme ne savait que répondre. MaisGraziella, avec l' autorité et l' impatience d' unenfant à qui sa grand' mère permettait tout, serévolta contre l' injustice de ces reproches,et prenant le parti du vieillard :" qu' est-ce qui vous a dit que ces étrangers sontdes païens ? Répondit-elle à sa grand' mère.Est-ce que les païens ont un air si compatissantpour les pauvres gens ? Est-ce que les païens

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font le signe de la croix comme nous devantl' image des saints ? Eh bien, je vous disqu' hier, quand vous êtes tombée à genoux pourremercier Dieu, et quand j' ai attaché lebouquet à l' image de la madone, je les ai vusbaisser la tête comme s' ils priaient, faire le signe de la croix sur leurpoitrine, et que même j' ai vu une larme brillerdans les yeux du plus jeune et tomber sur samain. -c' était une goutte de l' eau de mer quitombait de ses cheveux, reprit aigrement lavieille femme. -et moi, je vous dis quec' était une larme, répliqua avec colèreGraziella. Le vent qui soufflait avait bieneu le temps de sécher leurs cheveux depuis lerivage jusqu' au sommet de la côte. Maisle vent ne sèche pas le coeur. Eh bien ! Jevous le répète, ils avaient de l' eau dans lesyeux. " nous comprîmes que nous avions uneprotectrice toute-puissante dans la maison,car la grand' mère ne répondit pas et ne murmuraplus.Nous nous hâtâmes de descendre pour remercier lapauvre famille de l' hospitalité que nous avionsreçue. Nous trouvâmes le pêcheur, la vieillemère, Beppo, Graziella et jusqu' aux petitsenfants, qui se disposaient à descendre versla côte pour visiter la barque abandonnée laveille, et voir si elle était suffisammentamarrée contre le gros temps, car la tempêtecontinuait encore. Nous descendîmes avec eux,le front baissé, timides comme des hôtes quiont été l' occasion d' un malheur dans unefamille, et qui ne sont pas sûrs des sentimentsqu' on y a pour eux.Le pêcheur et sa femme nous précédaient dequelques marches ; Graziella, tenant un de sespetits frères par la main et portant l' autresur le bras, venait après. Nous suivionsderrière, en silence. Au dernier détour d' unedes rampes, d' où l' on voit les écueils que l' arêted' un rocher nous empêchait d' apercevoir encore,nous entendîmes un cri de douleur s' échapperà la fois de la bouche du pêcheur et de cellede sa femme. Nous les vîmes élever leurs brasnus au ciel, se tordre les mains comme dans lesconvulsions du désespoir, se frapper du poingle front et les yeux et s' arracher des touffesde cheveux blancs, que le vent emportait entournoyant contre les rochers.Graziella et les petits enfants mêlèrent bientôtleurs voix à ces cris. Tous se précipitèrent

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comme des insensés en franchissant lesderniers degrés de la rampe vers les écueils,s' avancèrent jusque dans les franges d' écumeque les vagues immenses chassaient à terre,et tombèrent sur la plage, les uns à genoux,les autres à la renverse, la vieille femme levisage dans ses mains et la tête dans le sablehumide.Nous contemplions cette scène de désespoir duhaut du dernier petit promontoire, sans avoirla force d' avancer ni de reculer. La barque,amarrée au rocher, mais qui n' avait pointd' ancre à la poupe pour la contenir, avait étésoulevée pendant la nuit par les lames et miseen pièces contre les pointes des écueils quidevaient la protéger. La moitié du pauvreesquif tenait encore par la corde au roc oùnous l' avions fixé la veille. Il se débattaitavec un bruit sinistre comme des voix d' hommesen perdition qui s' éteignent dans un gémissementrauque et désespéré.Les autres parties de la coque, la poupe, le mât,les membrures, les planches peintes, étaientsemées çà et là sur la grève, semblables auxmembres des cadavres déchirés par les loupsaprès un combat. Quand nous arrivâmes sur laplage, le vieux pêcheur était occupé à courir d' un de ces débris à l' autre. Il les relevait,il les regardait d' un oeil sec, puis il leslaissait retomber à ses pieds pour aller plusloin. Graziella pleurait, assise à terre, latête dans son tablier. Les enfants, leursjambes nues dans la mer, couraient en criantaprès les débris des planches, qu' ils s' efforçaientde diriger vers le rivage.Quant à la vieille femme, elle ne cessait de gémiret de parler en gémissant. Nous ne saisissionsque des accents confus et des lambeaux deplaintes qui déchiraient l' air et qui fendaientle coeur : " ô mer féroce ! Mer sourde ! Merpire que les démons de l' enfer ! Mer sanscoeur et sans honneur ! " criait-elle avec desvocabulaires d' injures, en montrant le poingfermé aux flots, " pourquoi ne nous as-tu paspris nous-mêmes ? Nous tous ? Puisque tu nousas pris notre gagne-pain ? Tiens ! Tiens ! Tiens !Prends-moi du moins en morceaux, puisque tu nem' as pas prise tout entière ! "et en disant ces mots elle se levait sur son séant,elle jetait, avec des lambeaux de sa robe, destouffes de ses cheveux dans la mer. Elle frappaitla vague du geste, elle piétinait dans l' écume ;puis, passant alternativement de la colère à la

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plainte et des convulsions à l' attendrissement,elle se rasseyait dans le sable, appuyait sonfront dans ses mains, et regardait en pleurantles planches disjointes battre l' écueil." pauvre barque ! " criait-elle, comme si cesdébris eussent été les membres d' un être chérià peine privé de sentiment, " est-ce là le sortque nous te devions ? Ne devions-nous pas périravec toi ? Périr ensemble, comme nous avionsvécu ? Là ! En morceaux, en débris, en poussière ;criant, morte encore, sur l' écueil où tu nous asappelés toute la nuit, et où nous devions tesecourir. Qu' est-ce que tu penses de nous ? Tu nous avais sibien servis, et nous t' avons trahie, abandonnée,perdue ! Perdue, là, si près de la maison,à portée de la voix de ton maître ! Jetée àla côte comme le cadavre d' un chien fidèle quela vague rejette aux pieds du maître qui l' anoyé ! "puis ses larmes étouffaient sa voix ; puis ellereprenait une à une toute l' énumération desqualités de sa barque, et tout l' argent qu' elleleur avait coûté, et tous les souvenirs qui serattachaient pour elle à ce pauvre débrisflottant. " était-ce pour cela, disait-elle,que nous l' avions fait si bien radouber et sibien peindre après la dernière pêche du thon ?était-ce pour cela que mon pauvre fils, avantde mourir et de me laisser ces trois enfants,sans père ni mère, l' avait bâtie avec tant desoins et d' amour presque tout entière de sespropres mains ? Quand je venais prendre lespaniers dans la cale, je reconnaissais lescoups de sa hache dans le bois, et je les baisaisen mémoire de lui. Ce sont les requins et lescrabes de la mer qui les baiseront maintenant !Pendant les soirs d' hiver, il avait sculptélui-même avec son couteau l' image de saintFrançois sur une planche, et il l' avait fixéeà la proue pour la protéger contre le mauvaistemps. ô saint impitoyable ! Comment s' est-ilmontré reconnaissant ? Qu' a-t-il fait de monfils, de sa femme et de la barque qu' il nousavait laissée après lui pour gagner la vie deses pauvres enfants ? Comment s' est-il protégélui-même, et où est-elle, son image, jouet desflots ? "" -mère ! Mère ! " s' écria un des enfants enramassant sur la grève, entre deux rochers,un éclat du bateau laissé à sec par une lame," voilà le saint ! " la pauvre femme oublia toute sa colère et tous ses

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blasphèmes, s' élança, les pieds dans l' eau,vers l' enfant, prit le morceau de planchesculpté par son fils, et le colla sur seslèvres en le couvrant de larmes. Puis ellealla se rasseoir et ne dit plusrien.Nous aidâmes Beppo et le vieillard à recueillirun à un tous les morceaux de la barque. Noustirâmes la quille mutilée plus avant sur laplage. Nous fîmes un monceau de ces débris,dont quelques planches et les ferrures pouvaientservir encore à ces pauvres gens ; nousroulâmes par-dessus de grosses pierres, afinque les vagues, si elles montaient, nedispersassent pas ces chers restes de l' esquif,et nous remontâmes, tristes et bien loinderrière nos hôtes, à la maison. L' absencede bateau et l' état de la mer ne nous permettaientpas de partir.Après avoir pris, les yeux baissés et sans direun mot, un morceau de pain et du lait de chèvreque Graziella nous apporta près de la fontaine,sous le figuier, nous laissâmes la maison àson deuil, et nous allâmes nous promener dansla haute treille de vignes et sous les oliviersdu plateau élevé de l' île.Nous nous parlions à peine, mon ami et moi, maisnous avions la même pensée et nous prenionspar instinct tous les sentiers qui tendaientà la pointe orientale de l' île et qui devaient nous mener à la ville prochaine deProcida. Quelques chevriers et quelques jeunesfilles au costume grec, que nous rencontrâmesportant des cruches d' huile sur leurs têtes,nous remirent plusieurs fois dans le vraichemin. Nous arrivâmes enfin à la ville aprèsune heure de marche." -voilà une triste aventure, me dit enfin monami. -il faut la changer en joie pour cesbonnes gens, lui répondis-je. -j' y pensais,reprit-il en faisant sonner dans sa ceinturede cuir bon nombre de sequins d' or. -et moiaussi ; mais je n' ai que cinq ou six sequinsdans ma bourse. Cependant j' ai été de moitiédans le malheur, il faut que je sois aussi demoitié dans la réparation. -je suis le plusriche des deux, dit mon ami ; j' ai un créditchez un banquier de Naples. J' avancerai tout.Nous réglerons nos comptes enFrance. "en parlant ainsi, nous descendions légèrement lesrues en pente de Procida. Nous arrivâmes bientôtsur la marine . C' est ainsi qu' on appelle

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la plage voisine de la rade ou du port dansl' archipel et sur les côtes d' Italie. Laplage était couverte de barques d' Ischia, deProcida et de Naples, que la tempête de laveille avait forcées de chercher un abri dansses eaux. Les marins et les pêcheurs dormaientau soleil, au bruit décroissant des vagues,ou causaient par groupes assis sur le môle.à notre costume et au bonnet de laine rougequi recouvrait nos cheveux, ils nous prirentpour de jeunes matelots de Toscane ou de Gênes qu' un des bricks qui portent l' huile ou le vind' Ischia avait débarqués à Procida.Nous parcourûmes la marine en cherchant del' oeil une barque solide et bien gréée, quipût être facilement manoeuvrée par deux hommes,et dont la proportion et les formes serapprochassent le plus possible de celle que nousavions perdue. Nous n' eûmes pas de peine à latrouver. Elle appartenait à un riche pêcheur del' île qui en possédait plusieurs autres. Celle-làn' avait encore que quelques mois de service.Nous allâmes chez le propriétaire, dontles enfants du port nous indiquèrent lamaison.Cet homme était gai, sensible et bon. Il futtouché du récit que nous lui fîmes du désastrede la nuit et de la désolation de son pauvrecompatriote de Procida. Il n' en perdit pas unepiastre sur le prix de son embarcation ; mais iln' en exagéra point la valeur, et le marché futconclu pour trente-deux sequins d' or que monami lui paya comptant. Moyennant cette somme,le bateau et un gréement tout neuf, voiles,jarres, cordages, ancre de fer, tout fut ànous.Nous complétâmes même l' équipement en achetantdans une boutique du port deux capotes de lainerousse, une pour le vieillard, l' autre pourl' enfant ; nous y joignîmes des filets dediverses espèces, des paniers à poissons etquelques ustensiles grossiers de ménage à l' usagedes femmes. Nous convînmes avec le marchand debarques que nous lui payerions le lendemain troissequins de plus si l' embarcation était conduitele jour même au point de la côte que nous luidésignâmes. Comme la bourrasque baissait et quela terre élevée de l' île abritait un peu la merdu vent de ce côté, il s' y engagea, et nousrepartîmes par terre pour la maison d' Andréa. Nous fîmes la route lentement, nous asseyant soustous les arbres, à l' ombre de toutes les treilles,causant, rêvant, marchandant à toutes les

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jeunes procitanes les paniers de figues,de nèfles, de raisins qu' elles portaient, etdonnant aux heures le temps de couler. Quand,du haut d' un promontoire, nous aperçûmes notreembarcation qui se glissait furtivement sousl' ombre de la côte, nous pressâmes le paspour arriver en même temps que lesrameurs.On n' entendait ni pas ni voix dans la petite maisonet dans la vigne qui l' entourait. Deux beauxpigeons aux larges pattes emplumées et auxailes blanches tigrées de noir, becquetantdes grains de maïs sur le mur en parapet de laterrasse, étaient le seul signe de vie quianimât la maison. Nous montâmes sans bruit surle toit ; nous y trouvâmes la familleprofondément endormie. Tous, excepté les enfantsdont les jolies têtes reposaient à côté l' une del' autre sur le bras de Graziella, sommeillaientdans l' attitude de l' affaissement produit par ladouleur.La vieille mère avait la tête sur ses genoux, etson haleine assoupie semblait sangloter encore.Le père était étendu sur le dos, les bras encroix, en plein soleil. Les hirondellesrasaient ses cheveux gris dans leur vol. Lesmouches couvraient son front en sueur. Deuxsillons creux et serpentant jusqu' à sa boucheattestaient que la force de l' homme s' étaitbrisée en lui, et qu' il s' était assoupi dans leslarmes. Ce spectacle nous fendit le coeur. La pensée dubonheur que nous allions rendre à ces pauvresgens nous consola. Nous les éveillâmes. Nousjetâmes aux pieds de Graziella et de ses petitsfrères, sur le plancher du toit, les painsfrais, le fromage, les salaisons, les raisins,les oranges, les figues, dont nous nous étionschargés en route. La jeune fille et les enfantsn' osaient se lever au milieu de cette pluied' abondance qui tombait comme du ciel autourd' eux. Le père nous remerciait pour sa famille.La grand' mère regardait tout cela d' un oeilterne. L' expression de sa physionomie serapprochait plus de la colère que del' indifférence." -allons, Andréa, dit mon ami au vieillard,l' homme ne doit pas pleurer deux fois ce qu' ilpeut racheter avec du travail et du courage.Il y a des planches dans les forêts et des voilesdans le chanvre qui pousse. Il n' y a quela vie de l' homme que le chagrin use qui nerepousse pas. Un jour de larmes consume plus

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de force qu' un an de travail. Descendez avecnous avec votre femme et vos enfants. Noussommes vos matelots ; nous vous aiderons àremonter ce soir, dans la cour, les débris devotre naufrage. Vous en ferez des clôtures,des lits, des tables, des meubles pour lafamille. Cela vous fera plaisir un jour dedormir tranquille dans votre vieillesse aumilieu de ces planches, qui vous ont silongtemps bercé sur les flots. -qu' ellespuissent seulement nous faire des cercueils ! "murmura sourdement la grand' mère. Cependant ils se levèrent et nous suivirent tousen descendant lentement les degrés de la côte ;mais on voyait que l' aspect de la mer et leson des lames leur faisaient mal. Jen' essayerai pas de décrire la surprise et lajoie de ces pauvres gens quand, du haut dudernier palier de la rampe, ils aperçurentla belle embarcation neuve, brillante ausoleil et tirée à sec sur le sable à côtédes débris de l' ancienne, et que mon ami leurdit : " elle est à vous ! " ils tombèrent touscomme foudroyés de la même joie à genoux,chacun sur le degré où il se trouvait, pourremercier Dieu, avant de trouver des parolespour nous remercier nous-mêmes. Mais leur bonheurnous remerciait assez.Ils se relevèrent à la voix de mon ami qui lesappelait. Ils coururent sur ses pas vers labarque. Ils en firent d' abord à distance etrespectueusement le tour, comme s' ils eussentcraint qu' elle n' eût quelque chose de fantastiqueet qu' elle ne s' évanouît comme un prodige. Puisils s' en approchèrent de plus près, puis ils latouchèrent en portant ensuite à leur front et àleurs lèvres la main qui l' avait touchée.Enfin ils poussèrent des exclamationsd' admiration et de joie, et, se prenant lesmains en chaîne depuis la vieille femmejusqu' aux petits enfants, ils dansèrent autourde la coque.Beppo fut le premier qui y monta. Debout surle petit faux pont de la proue, il tirait unà un de la cale tout le gréement dont nous l' avions remplie : l' ancre,les cordages, les jarres à quatre anses, lesbelles voiles neuves, les paniers, les capotesaux larges manches ; il faisait sonner l' ancre,il élevait les rames au-dessus de sa tête,il dépliait la toile, il froissait entre sesdoigts le rude duvet des manteaux, il montraittoutes ses richesses à son grand-père, à

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sa grand' mère, à sa soeur, avec des cris etdes trépignements de bonheur. Le père, la mère,Graziella, pleuraient en regardant tour à tourla barque et nous.Les marins qui avaient amené l' embarcation,cachés derrière les rochers, pleuraient aussi.Tout le monde nous bénissait. Graziella,le front baissé et plus sérieuse dans sareconnaissance, s' approcha de sa grand' mère,et je l' entendis murmurer en nous montrant dudoigt : " vous disiez que c' étaient des païens ;et quand je vous disais, moi, que ce pouvaientbien être plutôt des anges ! Qui est-ce quiavait raison ? "la vieille femme se jeta à nos pieds et nousdemanda pardon de ses soupçons. Depuis cetteheure, elle nous aima presque autant qu' elleaimait sa petite-fille ou Beppo.Nous congédiâmes les marins de Procida, aprèsleur avoir payé les trois sequins convenus.Nous nous chargeâmes chacun d' un des objets degréement qui encombraient la cale. Nousrapportâmes à la maison, au lieu des débrisde sa fortune, toutes ces richesses del' heureuse famille. Le soir, après souper, à laclarté de la lampe, Beppo détacha du chevetdu lit de sa grand' mère le morceau de planche brisée où la figure de saint Françoisavait été sculptée par son père ; il l' équarritavec une scie ; il la nettoya avec son couteau ;il la polit et la peignit à neuf. Il seproposait de l' incruster le lendemain surl' extrémité intérieure de la proue, afinqu' il y eût dans la nouvelle barque quelquechose de l' ancienne. C' est ainsi que lespeuples de l' antiquité, quand ils élevaientun temple sur l' emplacement d' un autre temple,avaient soin d' introduire dans la constructiondu nouvel édifice les matériaux, ou une colonneau moins, de l' ancien, afin qu' il y eûtquelque chose de vieux et de sacré dans lemoderne, et que le souvenir lui-même frusteet grossier eût son culte et son prestigepour le coeur parmi les chefs-d' oeuvre dusanctuaire nouveau. L' homme est partout l' homme.Sa nature sensible a toujours les mêmesinstincts, qu' il s' agisse du parthénon, desaint-Pierre de Rome ou d' une pauvre barquede pêcheur sur un écueil de Procida.Cette nuit fut peut-être la plus heureuse de toutesles nuits que la providence eût destinées àcette maison depuis qu' elle est sortie durocher et jusqu' à ce qu' elle retombe en

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poussière. Nous dormîmes aux coups de ventdans les oliviers, au bruit des lames sur lacôte et aux lueurs rasantes de la lune sur notreterrasse. à notre réveil, le ciel étaitbalayé comme un cristal poli, la mer foncéeet tigrée d' écume comme si l' eau eût sué devitesse et de lassitude. Mais le vent, plusfurieux, mugissait toujours. La poussièreblanche que les vagues accumulaient sur lapointe du cap Misène s' élevait encore plus haut que laveille. Elle noyait toute la côte de Cumesdans un flux et un reflux de brume lumineusequi ne cessait de monter et de retomber.On n' apercevait aucune voile sur le golfe deGaëte ni sur celui de Baïa. Les hirondellesde mer fouettaient l' écume de leurs ailesblanches, seul oiseau qui ait son élémentdans la tempête et qui crie de joie pendantles naufrages, comme ces habitants mauditsde la baie des Trépassés qui attendent leurproie des navires en perdition.Nous éprouvions, sans nous le dire, une joiesecrète d' être ainsi emprisonnés par le grostemps dans la maison et dans la vigne dubatelier. Cela nous donnait le temps desavourer notre situation et de jouir du bonheurde cette pauvre famille à laquelle nous nousattachions comme des enfants.Le vent et la grosse mer nous y retinrent neufjours entiers. Nous aurions désiré, moisurtout, que la tempête ne finît jamais,et qu' une nécessité involontaire et fatale nousfît passer des années où nous nous trouvionssi captifs et si heureux. Nos journéess' écoulaient pourtant bien insensibles et bienuniformes. Rien ne prouve mieux combienpeu de chose suffit au bonheur quand le coeurest jeune et jouit de tout. C' est ainsi queles aliments les plus simples soutiennent etrenouvellent la vie du corps quand l' appétitles assaisonne, et que les organes sont neufset sains...nous éveiller au cri des hirondelles quieffleuraient notre toit de feuilles sur laterrasse où nous avions dormi ; écouter la voix enfantine de Graziella, quichantait à demi-voix dans la vigne, de peur detroubler le sommeil des deux étrangers ;descendre rapidement à la plage pour nousplonger dans la mer et nager quelques minutesdans une petite calanque, dont le sable finbrillait à travers la transparence d' une eau

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profonde, et où le mouvement et l' écume dela haute mer ne pénétraient pas ; remonterlentement à la maison en séchant et enréchauffant au soleil nos cheveux et nosépaules trempés par le bain ; déjeuner dansla vigne d' un morceau de pain et de fromagede buffle, que la jeune fille nous apportaitet rompait avec nous ; boire l' eau claire etrafraîchie de la source, puisée par elle dansune petite jarre de terre oblongue qu' ellepenchait en rougissant sur son bras, pendantque nos lèvres se collaient à l' orifice ;aider ensuite la famille dans les mille petitstravaux rustiques de la maison et du jardin ;relever les pans de murs de clôture quientouraient la vigne et qui supportaient lesterrasses ; déraciner de grosses pierres, quiavaient roulé, l' hiver, du haut de ces murssur les jeunes plants de vigne, et quiempiétaient sur le peu de culture qu' onpouvait pratiquer entre les ceps ; apporterdans le cellier les grosses courges jaunesdont une seule était la charge d' un homme ;couper ensuite leurs filaments, qui couvraientla terre de leurs larges feuilles et quiembarrassaient les pas dans leurs réseaux ;tracer entre chaque rangée de ceps, sous lestreilles hautes, une petite rigole dans laterre sèche, pour que l' eau de la pluie s' yrassemblât d' elle-même et les abreuvât pluslongtemps ; creuser, pour le même usage, desespèces de puits en entonnoir au pied desfiguiers et des citronniers : telles étaientnos occupations matinales, jusqu' à l' heure où le soleil dardait d' aplomb sur le toit, sur le jardin,sur la cour, et nous forçait à chercher l' abrides treilles. La transparence et le refletdes feuilles de vigne y teignaient les ombresflottantes d' une couleur chaude et un peudorée.

LIVRE HUITIEME GRAZIELLA Graziella alors rentrait à la maison pour filerauprès de sa grand-mère ou pour préparer lerepas du milieu du jour. Quant au vieuxpêcheur et à Beppo, ils passaient lesjournées entières au bord de la mer à arrimerla barque neuve, à y faire les perfectionnementsque leur passion pour leur nouvelle propriétéleur inspirait, et à essayer les filets àl' abri des écueils. Ils nous rapportaient

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toujours, pour le repas de midi, quelquescrabes ou quelques anguilles de mer, auxécailles plus luisantes que le plomb fraîchementfondu. La mère les faisait frire dans l' huiledes oliviers. La famille conservait cettehuile, selon l' usage du pays, au fond d' unpetit puits creusé dans le rocher tout prèsde la maison, et fermé d' une grosse pierre oùl' on avait scellé un anneau de fer. Quelquesconcombres frits de même et découpés enlanières dans la poêle, quelques coquillagesfrais, semblables à des moules, et qu' onappelle frutti di mare , fruits de mer,composaient pour nous ce frugal dîner, leprincipal et le plus succulent repas de lajournée. Des raisins muscats aux longuesgrappes jaunes, cueillis le matin par Graziella, conservés surleur tige et sous leurs feuilles, et servissur des corbeilles plates d' osier tressé,formaient le dessert. Une tige ou deux defenouil vert et cru trempé dans le poivre,et dont l' odeur d' anis parfume les lèvres etrelève le coeur, nous tenaient lieu deliqueurs et de café, selon l' usage des marinset des paysans de Naples. Après le dînernous allions chercher, mon ami et moi, quelqueabri ombragé et frais au sommet de lafalaise, en vue de la mer et de la côte deBaïa, et nous y passions, à regarder, à rêveret à lire, les heures brûlantes du jour, jusquevers quatre ou cinq heures après-midi.Nous n' avions sauvé des flots que trois volumesdépareillés, parce que ceux-là ne se trouvaientpas dans notre valise de marin, quand nous lajetâmes à la mer : c' était un petit volumeitalien d' Ugo Foscolo , intitulé :lettres de Jocopo Ortis , espèce deWerther, moitié politique, moitié romanesque,où la passion de la liberté de son pays semêle dans le coeur d' un jeune italien à sapassion pour une belle vénitienne. Le doubleenthousiasme, nourri par ce double feu del' amant et du citoyen, allume dans l' âmed' Ortis une fièvre dont l' accès, trop fortpour un homme sensible et maladif, produitenfin le suicide. Ce livre, copie littéralemais coloriée et lumineuse du Werther deGoëthe, était alors entre les mains de tousles jeunes hommes qui nourrissaient, commenous, dans leur âme, ce double rêve de ceux quisont dignes de rêver quelque chose de grand :l' amour et la liberté.

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La police de Bonaparte et de Murat proscrivaiten vain l' auteur et le livre. L' auteur avaitpour asile le coeur de tous les patriotesitaliens et de tous les libéraux de l' Europe.Le livre avait pour sanctuaire la poitrinedes jeunes gens comme nous ; nous l' y cachionspour en aspirer les maximes. Des deux autresvolumes que nous avions sauvés, l' un étaitPaul et Virginie , de Bernardin DeSaint-Pierre, ce manuel de l' amour naïf ;livre qui semble une page de l' enfance du mondearrachée à l' histoire du coeur humain etconservée toute pure et toute trempée delarmes contagieuses pour les yeux de seizeans.L' autre était un volume de Tacite, pages tachéesde débauche, de honte et de sang, mais oùla vertu stoïque prend le burin et l' apparenteimpassibilité de l' histoire pour inspirer àceux qui la comprennent la haine de latyrannie, la puissance des grands dévouementset la soif des généreuses morts.Ces trois livres se trouvaient par hasardcorrespondre aux trois sentiments qui faisaientdès lors, comme par pressentiment, vibrer nosjeunes âmes : l' amour, l' enthousiasme pourl' affranchissement de l' Italie et de laFrance, et enfin la passion pour l' actionpolitique et pour le mouvement des grandeschoses dont Tacite nous présentait l' imageet pour lesquelles il trempait nos âmes debonne heure dans le sang de son pinceau et dansle feu de la vertu antique. Nous lisions hautet tour à tour, tantôt admirant, tantôt pleurant,tantôt rêvant. Nous entrecoupions ces lectures de longs silences et de quelquesexclamations échangées, qui étaient pour nousle commentaire irréfléchi de nos impressions,et que le vent emportait avec nosrêves.Nous nous placions nous-mêmes par la pensée dansquelques-unes de ces situations fictives ouréelles que le poëte ou l' historien venait deraconter pour nous. Nous nous faisions un idéald' amant ou de citoyen, de vie cachée ou de viepublique, de félicité ou de vertu. Nous nousplaisions à combiner ces grandes circonstances,ces merveilleux hasards des temps de révolution,où les hommes les plus obscurs sont révélés à lafoule par le génie et appelés, comme par leurs noms,à combattre la tyrannie et à sauver les nations ;puis, victimes de l' instabilité et de l' ingratitudedes peuples, condamnés à mourir sur l' échafaud,

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en face du temps qui les méconnaît et de la postéritéqui les venge.Il n' y avait pas de rôle, quelque héroïque qu' il fût,qui n' eût trouvé nos âmes au niveau des situations.Nous nous préparions à tout, et si la fortune, unjour, ne réalisait pas ces grandes épreuves où nousnous précipitions en idée, nous nous vengionsd' avance en la méprisant. Nous avions en nous-mêmescette consolation des âmes fortes : que sinotre vie restait inutile, vulgaire et obscure,c' était la fortune qui nous manquerait, ce n' étaitpas nous qui aurions manqué à la fortune ! Quand le soleil baissait, nous faisions de longuescourses à travers l' île. Nous la traversions danstous les sens. Nous allions à la ville acheter lepain ou les légumes qui manquaient au jardind' Andréa. Quelquefois nous rapportions un peude tabac, cet opium du marin, qui l' anime en meret qui le console à terre. Nous rentrions à la nuittombante, les poches et les mains pleines de nosmodestes munificences. La famille se rassemblait,le soir, sur le toit qu' on appelle à Naplesl' astrico , pour attendre les heures du sommeil.Rien de si pittoresque, dans les belles nuits de ceclimat, que la scène de l' astrico au clair dela lune.à la campagne, la maison basse et carrée ressemble àun piédestal antique, qui porte des groupes vivantset des statues animées. Tous les habitants de lamaison y montent, s' y meuvent ou s' y assoient dansdes attitudes diverses ; la clarté de la lune oules lueurs de la lampe projettent et dessinent cesprofils sur le fond bleu du firmament. On y voit lavieille mère filer, le père fumer sa pipe de terrecuite à la tige de roseau, les garçons s' accoudersur le rebord et chanter en longues notes traînantesces airs marins ou champêtres dont l' accent prolongéou vibrant a quelque chose de la plainte du boistorturé par les vagues ou de la vibration stridentede la cigale au soleil ; les jeunes filles enfin, avecleurs robes courtes, les pieds nus, leurssoubrevestes vertes et galonnées d' or oude soie, et leurs longs cheveux noirs flottantssur leurs épaules, enveloppés d' un mouchoirnoué sur la nuque, à gros noeuds, pour préserver leur chevelure de lapoussière.Elles y dansent souvent seules ou avec leurssoeurs ; l' une tient une guitare, l' autreélève sur sa tête un tambour de basque entouréde sonnettes de cuivre. Ces deux instruments,l' un plaintif et léger, l' autre monotone etsourd, s' accordent merveilleusement pour rendre

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presque sans art les deux notes alternatives ducoeur de l' homme : la tristesse et la joie. Onles entend pendant les nuits d' été sur presquetous les toits des îles ou de la campagne deNaples, même sur les barques ; ce concertaérien, qui poursuit l' oreille de site en site,depuis la mer jusqu' aux montagnes, ressemble auxbourdonnements d' un insecte de plus, que lachaleur fait naître et bourdonner sous cebeau ciel. Ce pauvre insecte, c' est l' homme !Qui chante quelques jours devant Dieu sajeunesse et ses amours, et puis qui se taitpour l' éternité. Je n' ai jamais pu entendreces notes répandues dans l' air, du haut desastricos , sans m' arrêter et sans me sentirle coeur serré, prêt à éclater de joie intérieureou de mélancolie plus forte que moi.Telles étaient aussi les attitudes, les musiqueset les voix sur la terrasse du toit d' Andréa.Graziella jouait de la guitare, et Beppino,faisant rebondir ses doigts d' enfant surle petit tambour qui avait servi autrefoisà l' endormir dans son berceau, accompagnaitsa soeur. Bien que les instruments fussentgais et que les attitudes fussent celles de lajoie, les airs étaient tristes, les noteslentes et rares allaient profondément pincerles fibres endormies du coeur. Il en est ainsi de la musique partout où ellen' est pas un vain jeu de l' oreille, mais ungémissement harmonieux des passions qui sortde l' âme par la voix. Tous ses accents sontdes soupirs, toutes ses notes roulent des pleursavec le son. On ne peut jamais frapper un peufort sur le coeur de l' homme sans qu' il ensorte des larmes, tant la nature est pleine,au fond, de tristesse ! Et tant ce qui laremue en fait monter de lie à nos lèvres et denuages à nos yeux ! ...même quand la jeune fille, sollicitée par nous,se levait modestement pour danser la tarentelleaux sons du tambourin frappé par son frère, et,qu' emportée par le mouvement tourbillonnantde cette danse nationale, elle tournoyaitsur elle-même, les bras gracieusement élevés,imitant avec ses doigts le claquement descastagnettes et précipitant les pas de sespieds nus, comme des gouttes de pluie sur laterrasse ; oui, même alors, il y avait dansl' air, dans les attitudes, dans la frénésiemême de ce délire en action, quelque chose desérieux et de triste, comme si toute joie n' eûtété qu' une démence passagère, et comme si, pour

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saisir un éclair de bonheur, la jeunesse et labeauté même avaient besoin de s' étourdirjusqu' au vertige et de s' enivrer de mouvementjusqu' à la folie !Plus souvent nous nous entretenions gravement avecnos hôtes ; nous leur faisions raconter leurvie, leurs traditions ou leurs souvenirs de famille. Chaquefamille est une histoire et même un poëmepour qui sait la feuilleter. Celle-ci avaitaussi sa noblesse, sa richesse, son prestigedans le lointain.L' aïeul d' Andréa était un négociant grec del' île d' égine. Persécuté pour sa religion par lepacha d' Athènes, il avait embarqué une nuitsa femme, ses filles, ses fils, sa fortune,dans un des navires qu' il possédait pour lecommerce. Il s' était réfugié à Procida, où ilavait des correspondants et où la populationétait grecque comme lui. Il y avait achetéde grands biens dont il ne restait plus devestiges que la petite métairie où nous étions,et le nom des ancêtres gravé sur quelquestombeaux dans le cimetière de la ville. Lesfilles étaient mortes religieuses dans lemonastère de l' île. Les fils avaient perdutoute la fortune dans les tempêtes qui avaientenglouti leurs navires. La famille étaittombée en décadence. Elle avait échangéjusqu' à son beau nom grec contre un nom obscurde pêcheur de Procida. " quand une maisons' écroule, on finit par en balayer jusqu' àla dernière pierre, " nous disait Andréa." de tout ce que mon aïeul possédait sous leciel, il ne reste rien que mes deux rames,la barque que vous m' avez rendue, cettecabane qui ne peut pas nourrir ses maîtres,et la grâce de Dieu. "la mère et la jeune fille nous demandaient deleur dire, à notre tour, qui nous étions,où était notre pays, que faisaient nosparents ? Si nous avions notre père, notremère, des frères, des soeurs, une maison, des figuiers,des vignes ? Pourquoi nous avions quitté toutcela si jeunes, pour venir ramer, lire, écrire,rêver au soleil et coucher sur la terre dansle golfe de Naples ? Nous avions beau dire,nous ne pouvions jamais leur faire comprendreque c' était pour regarder le ciel et la mer,pour évaporer notre âme au soleil, pour sentirfermenter en nous notre jeunesse, et pourrecueillir des impressions, des sentiments, des

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idées que nous écririons peut-être ensuite envers, comme ceux qu' ils voyaient écrits dansnos livres, ou comme ceux que les improvisateursde Naples récitaient, le dimanche soir, auxmarins, sur le môle ou à la Margellina." vous voulez vous moquer de moi, nous disaitGraziella en éclatant de rire, vous des poëtes !Mais vous n' avez pas les cheveux hérisséset les yeux hagards de ceux qu' on appellede ce nom sur les quais de la marine ! Vousdes poëtes ! Et vous ne savez pas même pincerune note sur la guitare. Avec quoi doncaccompagnerez-vous les chansons que vousferez ? "puis elle secouait la tête en faisant la moueavec ses lèvres et en s' impatientant de ce quenous ne voulions pas dire la vérité.Quelquefois un vilain soupçon traversait son âmeet jetait du doute et une ombre de craintedans son regard. Mais cela ne durait pas.Nous l' entendions dire tout bas à sa grand' mère :" non, cela n' est pas possible, ce ne sontpas des réfugiés chassés de leur pays pourune mauvaise action. Ils sont trop jeunes et trop bons pourconnaître le mal. " -nous nous amusions alorsà lui faire le récit de quelques forfaits biensinistres, dont nous nous déclarions lesauteurs. Le contraste de nos fronts calmes etlimpides, de nos yeux sereins, de nos lèvressouriantes et de nos coeurs ouverts, avec lescrimes fantastiques que nous supposions avoircommis, la faisait rire aux éclats ainsique son frère, et dissipait vite toute possibilitéde défiance.Graziella nous demandait souvent qu' est-ce quenous lisions donc tout le jour dans nos livres.Elle croyait que c' étaient des prières, car ellen' avait jamais vu de livres qu' à l' église dansla main des fidèles qui savaient lire et quisuivaient les paroles saintes du prêtre. Ellenous croyait très-pieux, puisque nous passionsdes journées entières à balbutier des parolessaintes du prêtre. Elle nous croyait très-pieux,puisque nous passions des journées entières àbalbutier des paroles mystérieuses. Seulementelle s' étonnait que nous ne nous fissions pasprêtres ou ermites dans un séminaire de Naplesou dans quelque monastère des îles. Pour ladétromper, nous essayâmes de lire deux ou troisfois, en les traduisant en langue vulgaire dupays, des passages de Foscolo et quelquesbeaux fragments de notre Tacite.

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Nous pensions que ces soupirs patriotiques del' exilé italien et ces grandes tragédies deRome impériale feraient une forte impressionsur notre naïf auditoire ; car le peuple a dela patrie dans les instincts, de l' héroïsmedans le sentiment et du drame dans le coupd' oeil. Ce qu' il retient, ce sont surtout lesgrandes chutes et les belles morts. Mais nous nous aperçûmes vite que ces déclamationset ces scènes si puissantes sur nous n' avaientpoint d' effet sur ces âmes simples. Le sentimentde la liberté politique, cette aspiration deshommes de loisir, ne descend pas si bas dans lepeuple.Ces pauvres pêcheurs ne comprenaient pas pourquoiOrtis se désespérait et se tuait, puisqu' ilpouvait jouir de toutes les vraies voluptésde la vie : se promener sans rien faire, voirle soleil, aimer sa maîtresse et prier Dieusur les rives vertes et grasses de la Brenta." pourquoi se tourmenter ainsi, " disaient-ils," pour des idées qui ne pénètrent pas jusqu' aucoeur ? Que lui importe que ce soient lesautrichiens ou les français qui règnent àMilan ? C' est un fou de se faire tant de chagrinpour de telles choses. " et ils n' écoutaientplus.Quant à Tacite, ils l' entendaient moins encore.L' empire ou la république, ces hommes quis' entretuaient, les uns pour régner, les autrespour ne pas survivre à la servitude, cescrimes pour le trône, ces vertus pour lagloire, ces morts pour la postérité, leslaissaient froids. Ces orages de l' histoireéclataient trop au-dessus de leurs têtes pourqu' ils en fussent affectés. C' étaient poureux comme des tonnerres hors de portée surla montagne, qu' on laisse rouler sans s' eninquiéter, parce qu' ils ne tombent que sur lescimes, et qu' ils n' ébranlent pas la voile dupêcheur ni la maison du métayer.Tacite n' est populaire que pour les politiquesou pour les philosophes ; c' est le Platon de l' histoire.Sa sensibilité est trop raffinée pour levulgaire. Pour le comprendre, il faut avoirvécu dans les tumultes de la place publique oudans les mystérieuses intrigues des palais.ôtez la liberté, l' ambition et la gloire à desscènes, qu' y reste-t-il ? Ce sont les troisgrands acteurs de ses drames. Or ces troispassions sont inconnues au peuple, parce quece sont des passions de l' esprit et qu' il n' a

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que les passions du coeur. Nous nous enaperçûmes à la froideur et à l' étonnementque ces fragments répandaient autour denous.Nous essayâmes alors, un soir, de leur lirePaul et Virginie . Ce fut moi qui letraduisis en lisant, parce que j' avais tantl' habitude de le lire que je le savais, pourainsi dire, par coeur. Familiarisé par un pluslong séjour en Italie avec la langue, lesexpressions ne me coûtaient rien à trouver etcoulaient de mes lèvres comme une languematernelle. à peine cette lecture eut-ellecommencé, que les physionomies de notre petitauditoire changèrent et prirent une expressiond' attention et de recueillement, indice certainde l' émotion du coeur. Nous avions rencontréla note qui vibre à l' unisson dans l' âme detous les hommes, de tous les âges et de toutesles conditions, la note sensible, la noteuniverselle, celle qui renferme dans un seulson l' éternelle vérité de l' art : la nature,l' amour et Dieu.Je n' avais encore lu que quelques pages, etdéjà vieillards, jeune fille, enfant, tout avaitchangé d' attitude. Le pêcheur, le coude sur songenou et l' oreille penchée de mon côté, oubliait d' aspirer la fumée de sa pipe.La vieille grand' mère, assise en face de moi,tenait ses deux mains jointes sous son menton,avec le geste des pauvres femmes qui écoutentla parole de Dieu, accroupies sur le pavé destemples. Beppo était descendu du mur de laterrasse, où il était assis tout à l' heure. Ilavait placé, sans bruit, sa guitare sur leplancher. Il posait sa main à plat sur lemanche, de peur que le vent ne fît résonnerses cordes. Graziella, qui se tenaitordinairement un peu loin, se rapprochaitinsensiblement de moi, comme si elle eût étéfascinée par une puissance d' attraction cachéedans le livre.Adossée au mur de la terrasse, au pied duquel j' étaisétendu moi-même, elle se rapprochait de plusen plus de mon côté, appuyée sur sa maingauche, qui portait à terre, dans l' attitudedu gladiateur blessé. Elle regardait avec degrands yeux bien ouverts tantôt le livre, tantôtmes lèvres d' où coulait le récit ; tantôt levide entre mes lèvres et le livre, comme si elleeût cherché du regard l' invisible espritqui me l' interprétait. J' entendais son souffleinégal s' interrompre ou se précipiter, suivant

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les palpitations du drame, comme l' haleineessoufflée de quelqu' un qui gravit une montagneet qui se repose pour respirer de temps entemps. Avant que je fusse arrivé au milieu del' histoire, la pauvre enfant avait oublié saréserve un peu sauvage avec moi. Je sentais lachaleur de sa respiration sur mes mains. Sescheveux frissonnaient sur mon front. Deux outrois larmes brûlantes, tombées de ses joues,tachaient les pages tout près de mesdoigts. Excepté ma voix lente et monotone, qui traduisaitlittéralement à cette famille de pêcheurs cepoëme du coeur, on n' entendait aucun bruitque les coups sourds et éloignés de la mer,qui battait la côte là-bas sous nos pieds.Ce bruit même était en harmonie avec lalecture. C' était comme le dénoûment pressentide l' histoire, qui grondait d' avance dans l' airau commencement et pendant le cours du récit.Plus ce récit se déroulait, plus il semblaitattacher nos simples auditeurs. Quand j' hésitais,par hasard, à trouver l' expression juste pourrendre le mot français. Graziella, qui depuisquelque temps tenait la lampe abritée contre levent de son tablier, l' approchait tout près despages et brûlait presque le livre dans sonimpatience, comme si elle eût pensé que lalumière du feu allait faire jaillir le sensintellectuel à mes yeux et éclore plus vite lesparoles sur mes lèvres. Je repoussais en souriantla lampe de la main sans détourner mon regardde la page, et je sentais mes doigts toutchauds de ses pleurs.Quand je fus arrivé au moment où Virginie,rappelée en France par sa tante, sent, pourainsi dire, le déchirement de son être en deux,et s' efforce de consoler Paul sous lesbananiers, en lui parlant de retour et en luimontrant la mer qui va l' emporter, je fermai levolume et je remis la lecture au lendemain. Ce fut un coup au coeur de ces pauvres gens.Graziella se mit à genoux devant moi, puisdevant mon ami, pour nous supplier d' acheverl' histoire. Mais ce fut en vain. Nous voulionsprolonger l' intérêt pour elle, le charme del' épreuve pour nous. Elle arracha alors le livrede mes mains. Elle l' ouvrit comme si elle eûtpu, à force de volonté, en comprendre lescaractères. Elle lui parla, elle l' embrassa. Ellele remit respectueusement sur mes genoux, enjoignant les mains et en me regardant ensuppliante.

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Sa physionomie si sereine et si souriante dans lecalme, mais un peu austère, avait pris tout àcoup dans la passion et dans l' attendrissementsympathique de ce récit quelque chose del' animation, du désordre et du pathétiquedu drame. On eût dit qu' une révolution subiteavait changé ce beau marbre en chair et enlarmes. La jeune fille sentait son âmejusque-là dormante se révéler à elle dansl' âme de Virginie. Elle semblait avoir mûri desix ans dans cette demi-heure. Les teintesorageuses de la passion marbraient son front,le blanc azuré de ses yeux et de ses joues.C' était comme une eau calme et abritée où lesoleil, le vent et l' ombre, seraient venusà lutter tout à coup pour la première fois.Nous ne pouvions nous lasser de la regarderdans cette attitude. Elle, qui jusque-là ne nousavait inspiré que de l' enjouement, nous inspirapresque du respect. Mais ce fut en vain qu' ellenous conjura de continuer ; nous ne voulûmespas user notre puissance en une seule fois,et ses belles larmes nous plaisaient trop àfaire couler pour en tarir la source en unjour. Elle se retira en boudant et éteignit lalampe avec colère.

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Le lendemain, quand je la revis sous les treilleset que je voulus lui parler, elle se détournacomme quelqu' un qui cache ses larmes, et refusade me répondre. On voyait à ses yeux bordésd' un léger cercle noir, à la pâleur plus matede ses joues et à une légère et gracieusedépression des coins de sa bouche, qu' ellen' avait pas dormi, et que son coeur étaitencore gros des chagrins imaginaires de laveillée. Merveilleuse puissance d' un livre quiagit sur le coeur d' une enfant illettréeet d' une famille ignorante avec toute la forced' une réalité, et dont la lecture est unévénement dans la vie du coeur !C' est que de même que je traduisais le poëme, lepoëme avait traduit la nature, et que cesévénements si simples, le berceau de cesdeux enfants aux pieds de deux pauvres mères,leurs amours innocents, leur séparation cruelle,ce retour trompé par la mort, ce naufrage etces deux tombeaux, n' enfermant qu' un seulcoeur, sous les bananiers, sont des chosesque tout le monde sent et comprend, depuis lepalais jusqu' à la cabane du pêcheur. Les

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poëtes cherchent le génie bien loin, tandisqu' il est dans le coeur, et que quelquesnotes bien simples, touchées pieusement et parhasard sur cet instrument monté par Dieu même,suffisent pour faire pleurer tout un siècle,et pour devenir aussi populaires que l' amouret aussi sympathiques que le sentiment. Lesublime lasse, le beau trompe, le pathétiqueseul est infaillible dans l' art. Celui qui saitattendrir sait tout. Il y a plus de génie dansune larme que dans tous les musées et dans toutes lesbibliothèques de l' univers. L' homme est commel' arbre qu' on secoue pour en faire tomber sesfruits : on n' ébranle jamais l' homme sans qu' ilen tombe des pleurs.Tout le jour, la maison fut triste comme s' ilétait arrivé un événement douloureux dansl' humble famille. On se réunit pour prendreles repas, sans presque se parler. On sesépara. On se retrouva sans sourire. On voyaitque Graziella n' avait point le coeur à cequ' elle faisait en s' occupant dans le jardinou sur le toit. Elle regardait souvent si lesoleil baissait, et, de cette journée, ilétait visible qu' elle n' attendait que lesoir.Quand le soir fut venu, et que nous eûmes repristous nos places ordinaires sur l' astrico ,je rouvris le livre et j' achevai la lecture aumilieu des sanglots. Père, mère, enfants, monami, moi-même, tous participaient à l' émotiongénérale. Le son morne et grave de ma voix sepliait, à mon insu, à la tristesse desaventures et à la gravité des paroles. Ellessemblaient, à la fin du récit, venir de loin ettomber de haut dans l' âme avec l' accent creuxd' une poitrine vide où le coeur ne bat pluset ne participe plus aux choses de la terre quepar la tristesse, la religion et lesouvenir.Il nous fut impossible de prononcer de vainesparoles après ce récit. Graziella restaimmobile et sans geste, dans l' attitude où elle était en écoutant, comme sielle écoutait encore. Le silence, cetapplaudissement des impressions durables etvraies ne fut interrompu par personne. Chacunrespectait dans les autres les pensées qu' ilsentait en soi-même. La lampe presque consumées' éteignit insensiblement sans qu' aucun de nousy portât la main pour la ranimer. La famillese leva et se retira furtivement. Nous

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restâmes seuls, mon ami et moi, confondus de latoute-puissance de la vérité, de la simplicitéet du sentiment sur tous les hommes, sur tousles âges et sur tous les pays.Peut-être une autre émotion remuait-elle déjàaussi le fond de notre coeur. La ravissanteimage de Graziella, transfigurée par seslarmes, initiée à la douleur par l' amour,flottait dans nos rêves avec la céleste créationde Virginie. Ces deux noms et ces deux enfants,confondus dans des apparitions errantes,enchantèrent ou attristèrent notre sommeilagité jusqu' au matin. Le soir de ce jour et lesdeux jours qui suivirent, il fallut reliredeux fois à la jeune fille le même récit.Nous l' aurions relu cent fois de suite, qu' ellene se serait pas lassée de le demander encore.C' est le caractère des imaginations du midi,rêveuses et profondes, de ne pas chercher lavariété dans la poésie ou dans la musique ; lamusique et la poésie ne sont, pour ainsi dire,que les thèmes sur lesquels chacun brode sespropres sentiments ; on s' y nourrit, sanssatiété, comme le peuple, du même récit et dumême air pendant des siècles. La natureelle-même, cette musique et cette poésiesuprême, qu' a-t-elle autre chose que deux outrois paroles et deux ou trois notes, toujoursles mêmes, avec lesquelles elle attriste ouenchante les hommes, depuis le premier soupirjusqu' au dernier ? Au lever du soleil, le neuvième jour, le vent del' équinoxe tomba enfin, et, en peu d' heures, lamer redevint une mer d' été. Les montagnes mêmesde la côte de Naples, ainsi que les eaux et leciel, semblaient nager dans un fluide pluslimpide et plus bleu que pendant les mois desgrandes chaleurs, comme si la mer, le firmamentet les montagnes eussent déjà senti ce premierfrisson de l' hiver, qui cristallise l' air et lefait étinceler comme l' eau figée des glaciers.Les feuilles jaunies de la vigne et lesfeuilles brunies des figuiers commençaient àtomber et à joncher la cour. Les raisins étaientcueillis. Les figues séchées sur l' astrico au soleil étaient emballées dans des paniersgrossiers d' herbes marines tressées en nattes parles femmes. La barque était pressée d' essayerla mer, et le vieux pêcheur de ramener sa familleà la Margellina. On nettoya la maison et le toit,on couvrit la source d' une grosse pierre, pourque les feuilles séchées et les eaux d' hivern' en corrompissent pas le bassin. On épuisa

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d' huile le petit puits creusé dans la roche. Onmit l' huile dans des jarres ; les enfants lesdescendirent à la mer en passant de petitsbâtons dans les anses. On fit un paquet entouré decordes du matelas et des couvertures du lit. Onalluma une dernière fois la lampe sous l' imageabandonnée du foyer. On fit une dernière prièredevant la madone, pour lui recommander lamaison, le figuier, la vigne que l' on quittaitainsi pour plusieurs mois. Puis l' on ferma laporte. On cacha la clef au fond d' une fente derocher recouverte de lierre, pour que le pêcheur, s' il revenaitpendant l' hiver, sût où la trouver et qu' ilpût visiter son toit. Nous descendîmes ensuiteà la mer, aidant la pauvre famille à emporteret à embarquer l' huile, les pains et lesfruits.

LIVRE NEUVIEME GRAZIELLA Notre retour à Naples, en longeant le fond dugolfe de Baïa et les pentes sinueuses duPausilippe, fut une véritable fête pour lajeune fille, pour les enfants, pour nous, untriomphe pour Andréa. Nous rentrâmes à laMargellina à nuit close et en chantant. Lesvieux amis et les voisins du pêcheur ne selassaient pas d' admirer sa nouvelle barque.Ils l' aidèrent à la décharger et à la tirerà terre. Comme nous lui avions défendu de direà qui il la devait, on fit peu d' attention ànous.Après avoir tiré l' embarcation sur la grève, etporté les paniers de figues et de raisinsau-dessus de la cave d' Andréa, près du seuilde trois chambres basses habitées par lavieille mère, les petits enfants et Graziella,nous nous retirâmes inaperçus. Nous traversâmes,non sans serrement de coeur, le tumulteeffrayant des rues populeuses de Naples, et nousrentrâmes dans nos logements. Nous nous proposions, après quelques jours derepos à Naples, de reprendre la même vie avecle pêcheur toutes les fois que la mer lepermettrait. Nous nous étions si bien accoutumésà la simplicité de nos costumes et à la nuditéde la barque depuis trois mois, que le lit, lesmeubles de nos chambres et nos habits de villenous semblaient un luxe gênant et fastidieux.Nous espérions bien ne les reprendre que pourpeu de jours. Mais le lendemain, en allant

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chercher à la poste nos lettres arriérées, monami en trouva une de sa mère. Elle rappelaitson fils sans retard en France pour assister aumariage de sa soeur. Son beau-frère devait venirau-devant de lui jusqu' à Rome. D' après lesdates, il devait déjà y être arrivé. Il n' yavait pas à atermoyer : il fallaitpartir.J' aurais dû partir avec lui. Je ne sais quelattrait d' isolement et d' aventure me retenait.La vie du marin, la cabane du pêcheur, l' image deGraziella, y étaient peut-être bien pourquelque chose, mais confusément. Le vertige dela liberté, l' orgueil de me suffire à moi-mêmeà trois cents lieues de mon pays, la passiondu vague et de l' inconnu, cette perspectiveaérienne des jeunes imaginations, y étaient pourdavantage.Nous nous séparâmes avec un mâle attendrissement.Il me promit de venir me rejoindre aussitôtqu' il aurait satisfait à ses devoirs de filset de frère. Il me prêta cinquante louis pourcombler le vide que ces six mois avaient faitdans ma bourse, et il partit. Ce départ, l' absence de cet ami, qui était pourmoi ce qu' un frère plus âgé est à un frèrepresque enfant, me laissèrent dans un isolementque toutes les heures m' approfondissaient etdans lequel je me sentais enfoncer commedans un abîme. Toutes mes pensées, tous messentiments, toutes mes paroles, quis' évaporaient autrefois en les échangeant aveclui, me restaient dans l' âme, s' y corrompaient,s' y attristaient et me retombaient sur le coeurcomme un poids que je ne pouvais plus soulever.Ce bruit où rien ne m' intéressait, cette fouleoù personne ne savait mon nom, cette chambreoù aucun regard ne me répondait, cette vied' auberge où l' on coudoie sans cesse desinconnus, où l' on s' assied à une table muette àcôté d' hommes toujours nouveaux, et toujoursindifférents ; ces livres qu' on a lus centfois, et dont les caractères immobiles vousredisent toujours les mêmes mots dans la mêmephrase et à la même place ; tout cela, quim' avait semblé si délicieux à Rome et à Naples,avant nos excursions et notre vie vagabonde eterrante de l' été, me semblait maintenant une mortlente. Je me noyais le coeur demélancolie.Je traînai quelques jours cette tristesse de rueen rue, de théâtre en théâtre, de lecture enlecture, sans pouvoir la secouer ; puis enfin

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elle finit par me vaincre. Je tombai malade,de ce qu' on appelle le mal du pays. Ma tête étaitlourde ; mes jambes ne pouvaient me porter.J' étais pâle et défait. Je ne mangeais plus.Le silence m' attristait ; le bruit me faisaitmal ; je passais les nuits sans sommeil et les jours couché sur mon lit, sans avoir nil' envie ni même la force de me lever. Le vieuxparent de ma mère, le seul qui pût s' intéresserà moi, était allé passer plusieurs mois àtrente lieues de Naples dans les Abruzzes,où il voulait établir des manufactures. Jedemandai un médecin ; il vint, me regarda, metâta le pouls et me dit que je n' avais aucunmal. La vérité, c' est que j' avais un malauquel sa médecine n' avait pas de remède, unmal d' âme et d' imagination. Il s' en alla. Je nele revis plus.Cependant je me sentis si mal le lendemain que jecherchai dans ma mémoire de qui je pourraisattendre quelque secours et quelque pitié si jevenais à ne pas me relever. L' image de la pauvrefamille du pêcheur de la Margellina, au milieude laquelle je vivais encore en souvenir, merevint naturellement à l' esprit. J' envoyai unenfant qui me servait chercher Andréa et luidire que le plus jeune des deux étrangers étaitmalade et demandait à le voir.Quand l' enfant porta son message, Andréa étaiten mer avec Beppino ; la grand' mère étaitoccupée à vendre les poissons sur les quaisde Chiaja. Graziella seule était à la maisonavec ses petits frères. Elle prit à peine letemps de les confier à une voisine, de se vêtirde ses habits les plus neufs de Procitane,et elle suivit l' enfant, qui lui montra la rue,le vieux couvent, et la précéda surl' escalier.J' entendis frapper doucement à la porte de machambre. La porte s' ouvrit comme poussée parune main invisible : j' aperçus Graziella.Elle jeta un cri de pitié en me voyant. Elle fit quelques pas en s' élançant vers mon lit ;puis, se retenant et s' arrêtant debout, les mainsentrelacées et pendantes sur son tablier, latête penchée sur l' épaule gauche dans l' attitudede la pitié : " comme il est pâle ! Se dit-elletout bas ; et comment si peu de jours ont-ils pului changer à ce point le visage ! Et où estl' autre ? " dit-elle en se retournant et encherchant des yeux mon compagnon ordinairedans la chambre. " il est parti, lui dis-je,et je suis seul et inconnu à Naples. -parti ?

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Dit-elle. En vous laissant seul et maladeainsi ? Il ne vous aimait donc pas ! Ah ! Sij' avais été à sa place, je ne serais pas partie,moi ; et pourtant je ne suis pas votre frère,et je ne vous connais que depuis le jour de latempête ! "je lui expliquai que je n' étais pas malade,quand mon ami m' avait quitté. " mais comment, "reprit-elle vivement et avec un ton de reprochemoitié tendre, moitié calme, " n' avez-vous paspensé que vous aviez d' autres amis à laMargellina ? Ah ! Je le vois, " ajouta-t-elletristement et en regardant ses manches et lebas de sa robe, c' est que nous sommes de pauvresgens et que nous vous aurions fait honte enentrant dans cette belle maison. C' est égal, "poursuivit-elle en s' essuyant les yeux, qu' ellen' avait pas cessé de tenir attachés sur monfront et sur mes bras affaissés, " quand mêmeon nous eût méprisés, nous serions toujoursvenus. -pauvre Graziella, répondis-je ensouriant, Dieu me garde du jour où j' auraihonte de ceux qui m' aiment ! " elle s' assit sur une chaise au pied de mon lit etnous causâmes un peu.Le son de sa voix, la sérénité de ses yeux,l' abandon confiant et calme de son attitude, lanaïveté de sa physionomie, l' accent à la foissaccadé et plaintif de ces femmes des îles,qui rappelle, comme dans l' orient, le tonsoumis de l' esclave dans les palpitations mêmesde l' amour, la mémoire enfin des belles journéesde la cabane passées au soleil avec elle ; cessoleils de Procida qui me semblaient encoreruisseler de son front, de son corps et de sespieds dans ma chambre morne ; tout cela, pendantque je la regardais et que je l' écoutais,m' enlevait tellement à ma langueur et à masouffrance, que je me crus subitement guéri.Il me semblait qu' aussitôt qu' elle seraitsortie j' allais me lever et marcher. Cependantje me sentais si bien par sa présence, que jeprolongeais la conversation tant que je pouvais,et que je la retenais sous mille prétextes,de peur qu' elle ne s' en allât trop vite enemportant le bien-être que je ressentais.Elle me servit une partie du jour sans crainte,sans réserve affectée, sans fausse pudeur, commeune soeur qui sert son frère sans penser qu' ilest un homme. Elle alla m' acheter des oranges.Elle en mordait l' écorce avec ses belles dentspour en enlever la peau et pour en faire jaillirle jus dans mon verre en les pressant avec ses

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doigts. Elle détacha de son cou une petitemédaille d' argent qui pendait par un cordonnoir et se cachait dans sa poitrine. Elle l' attacha avec une épingle au rideau blanc demon lit. Elle m' assura que je serais bientôtguéri par la vertu de la sainte image. Puis,le jour commençant à baisser, elle me quitta,non sans revenir vingt fois de la porte à monlit pour s' informer de ce que je pourraisdésirer encore et pour me faire desrecommandations plus vives de prier biendévotement l' image avant de m' endormir.Soit vertu de l' image et des prières qu' elle luifit sans doute elle-même, soit influencecalmante de cette apparition de tendresse etd' intérêt que j' avais eue sous les traits deGraziella, soit que la distraction charmanteque sa présence et son entretien m' avaientdonnée eût caressé et apaisé l' agacement maladifde tout mon être, à peine fut-elle sortie, que jem' endormis d' un sommeil tranquille et profond.Le lendemain, à mon réveil, en apercevant lesécorces d' oranges qui jonchaient le plancher de machambre, la chaise de Graziella tournée encorevers mon lit comme elle l' avait laissée, et commesi elle allait s' y asseoir encore ; la petitemédaille pendue à mon rideau par le collierde soie noire, et toutes ces traces de cetteprésence et de ces soins de femme qui memanquaient depuis si longtemps, il me sembla,d' abord mal éveillé, que ma mère ou une de messoeurs était entrée le soir dans ma chambre.Ce ne fut qu' en ouvrant tout à fait les yeuxet en rappelant mes pensées une à une que lafigure de Graziella m' apparut telle que jel' avais vue la veille. Le soleil était si pur, le repos avait si bienfortifié mes membres, la solitude de ma chambreme pesait tant sur le coeur, le besoind' entendre de nouveau le son d' une voixconnue me pressait si fort, que je me levaiaussitôt, tout faible et tout chancelant quej' étais ; je mangeai le reste des oranges ; jemontai dans un corricolo de place et jeme fis conduire instinctivement du côté de laMargellina.Arrivé près de la petite maison basse d' Andréa,je montai l' escalier qui menait à laplate-forme au-dessus de la cave, et surlaquelle s' ouvraient les chambres de la famille.Je trouvai sur l' astrico Graziella,la grand' mère, le vieux pêcheur, Beppinoet les enfants. Ils se disposaient à sortir

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au même moment, dans leurs plus beaux habits,pour venir me voir. Chacun d' eux portait dansun panier, ou dans un mouchoir, ou à la main,un présent de ce que ces pauvres gens avaientimaginé devoir être plus agréable ou plussalutaire à un malade : celui-ci une fiasquede vin blanc doré d' Ischia, fermée, en guisede liége, par un bouchon de romarin et d' herbesaromatiques qui parfument le vase ; celles-làdes figues sèches, celles-ci des nèfles, lespetits enfants des oranges. Le coeur de Graziellaavait passé dans tous les membres de lafamille.Ils jetèrent un cri de surprise en me voyantapparaître encore pâle et faible, mais deboutet souriant devant eux. Graziella laissa rouler de joie à terre lesoranges qu' elle tenait dans son tablier, et,se frappant les mains l' une contre l' autre,elle courut à moi : je vous l' avais bien dit," s' écria-t-elle, que l' image vous guérirait sielle couchait seulement une nuit sur votrelit. Vous avais-je trompé ? " je voulus luirendre l' image, et je la pris dans mon sein,où je l' avais mise en sortant. " baisez-laavant, " me dit-elle. Je la baisai, et un peuaussi le bout de ses doigts, qu' elle avaittendus pour me la reprendre. " je vous larendrai si vous retombez malade, " ajouta-t-elleen la remettant à son cou et en la glissantdans son sein ; " elle servira à deux. "nous nous assîmes sur la terrasse, au soleil dumatin. Ils avaient tous l' air aussi joyeux ques' ils eussent recouvré un frère ou un enfantde retour après un long voyage. Le temps, quiest nécessaire à la formation des amitiésintimes dans les hautes classes, ne l' est pasdans les classes inférieures. Les coeurss' ouvrent sans défiance, ils se soudent tout desuite, parce qu' il n' y a pas d' intérêt soupçonnésous les sentiments. Il se forme plus de liaisonet de parenté d' âme en huit jours parmi leshommes de la nature qu' en dix ans parmi leshommes de la société. Cette famille et moi nousétions déjà parents.Nous nous informâmes réciproquement de ce qui nousétait survenu de bien ou de mal depuis que nousnous étions séparés. La pauvre maison étaiten veine de bonheur. La barque était bénie.Les filets étaient heureux ! La pêche n' avaitjamais autant rendu. La grand' mère ne suffisaitpas au soin de vendre les poissons au peupledevant sa porte ; Beppino, fier et fort, valait

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un marin de vingt ans, quoiqu' il n' en eût quedouze, Graziella enfin apprenait un état bien au-dessus de l' humble profession de safamille. Son salaire, déjà haut pour le travaild' une jeune fille, et qui monterait davantageencore avec son talent, suffirait pour habilleret nourrir ses petits frères, et pour lui faireune dot à elle-même quand elle serait en âge eten idée de faire l' amour.C' étaient les expressions de ses parents. Elleétait corailleuse , c' est-à-dire elle apprenaità travailler le corail. Le commerce et lamanufacture du corail formaient alors laprincipale richesse de l' industrie des villes dela côte d' Italie. Un des oncles de Graziella,frère de la mère qu' elle avait perdue, étaitcontre-maître dans la principale fabrique decorail de Naples. Riche pour son état, etdirigeant de nombreux ouvriers des deux sexes,qui ne pouvaient suffire aux demandes de cetobjet de luxe par toute l' Europe, il avaitpensé à sa nièce, et il était venu peu de joursavant l' enrôler parmi ses ouvrières. Il luiavait apporté le corail, les outils, et luiavait donné les premières leçons de son arttrès-simple. Les autres ouvrières travaillaienten commun à la manufacture.Graziella, dans l' absence continuelle et forcéede sa grand' mère et du pêcheur étant la gardienneunique des enfants, exerçait son métier à lamaison. Son oncle, qui ne pouvait pas s' absentersouvent, envoyait depuis quelque temps à lajeune fille son fils aîné, cousin de Graziella,jeune homme de vingt ans, sage, modeste, rangé,ouvrier d' élite, mais simple d' esprit,rachitique et un peu contrefait dans sa taille.Il venait le soir, après la fermeture de lafabrique, examiner le travail de sa cousine,la perfectionner dans le maniement des outilset lui donner aussi les premières leçons delecture, d' écriture et de calcul. " espérons, " me dit tout bas la grand' mère pendantque Graziella détournait les yeux, " que celatournera au profit des deux, et que le maîtredeviendra le serviteur de sa fiancée. " je visqu' il y avait une pensée d' orgueil et d' ambitionpour sa petite fille dans l' esprit de lavieille femme. Mais Graziella ne s' en doutaitpas.La jeune fille me mena par la main dans sa chambre,pour me faire admirer les petits ouvrages decorail qu' elle avait déjà tournés et polis.Ils étaient proprement rangés sur du coton dans

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de petits cartons sur le pied de son lit.Elle voulut en façonner un morceau devant moi.Je faisais tourner la roue du petit tour avecle bout de mon pied, en face d' elle, pendantqu' elle présentait la branche rouge de corailà la scie circulaire qui la coupait en grinçant.Elle arrondissait ensuite ces morceaux, en lestenant du bout des doigts, et en les usant contrela meule.La poussière rose couvrait ses mains, et, volantquelquefois jusqu' à son visage, saupoudrait sesjoues et ses lèvres d' un léger fard, qui faisaitparaître ses yeux plus bleus et plusresplendissants. Puis elle s' essuya en riant etsecoua ses cheveux noirs, dont la poussière mecouvrit à mon tour. " n' est-ce pas, dit-elle,que c' est un bel état pour une fille de lamer comme moi ? Nous lui devons tout, à lamer : depuis la barque de mon grand-père etle pain que nous mangeons, jusqu' à ces collierset à ces pendants d' oreilles dont je meparerai peut-être un jour, quand j' en aurai tant poli et tant façonné pourde plus riches et de plus belles que moi. "la matinée se passa ainsi à causer, à folâtrer,à travailler, sans que l' idée me vînt de m' enaller. Je partageai, à midi, le repas de lafamille. Le soleil, le grand air, lecontentement d' esprit, la frugalité de latable, qui ne portait que du pain, un peu depoisson frit et des fruits conservés dans lacave, m' avaient rendu l' appétit et les forces.J' aidai le père, après midi, à raccommoder lesmailles d' un vieux filet étendu surl' astrico .Graziella, dont nous entendions le pied cadencéfaisant tourner la meule, le bruit du rouet de lagrand' mère et les voix des enfants qui jouaientavec les oranges sur le seuil de la maison,accompagnaient mélodieusement notre travail.Graziella sortait de temps en temps poursecouer ses cheveux sur le balcon, nous échangionsun regard, un mot amical, un sourire. Je mesentais heureux, sans savoir de quoi,jusqu' au fond de l' âme. J' aurais voulu êtreune des plantes d' aloès enracinées dans lesclôtures du jardin, ou un des lézards qui sechauffaient au soleil auprès de nous sur laterrasse et qui habitaient avec cette pauvrefamille les fentes du mur de la maison.Mais mon âme et mon visage s' assombrissaient àmesure que baissait le jour. Je devenais tristeen pensant qu' il fallait regagner ma chambre de

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voyageur. Graziella s' en aperçut la première.Elle alla dire quelques mots tout bas à l' oreillede sa grand' mère." pourquoi nous quitter ainsi ? Dit la vieillefemme, comme si elle eût parlé à un de ses enfants.N' étions-nous pas bien ensemble à Procida ?Ne sommes-nous pas les mêmes à Naples ? Vousavez l' air d' un oiseau qui a perdu sa mère etqui rôde en criant autour de tous les nids.Venez habiter le nôtre, si vous le trouvez assezbon pour un monsieur comme vous. La maisonn' a que trois chambres, mais Beppino couchedans la barque. Celle des enfants suffira bienà Graziella, pourvu qu' elle puisse travaillerle jour dans celle où vous dormirez. Prenez lasienne, et attendez ici le retour de votre ami.Car un jeune homme bon et triste comme vous,seul dans les rues de Naples, cela fait de lapeine à penser. "le pêcheur, Beppino, les petits enfants même quiaimaient déjà l' étranger, se réjouirent de l' idéede la bonne femme. Ils insistèrent vivement, ettous ensemble, pour me faire accepter son offre.Graziella ne dit rien, mais elle attendait,avec une anxiété visible, voilée par unedistraction feinte, ma réponse aux insistancesde ses parents. Elle frappait du pied, par unmouvement convulsif et involontaire, à toutes lesraisons de discrétion que je donnais pour ne pasaccepter.Je levai à la fin les yeux sur elle. Je vis qu' elleavait le blanc des yeux plus humide et plusbrillant qu' à l' ordinaire, et qu' elle froissaitentre ses doigts et brisait une à une les branchesd' une plante de basilic qui végétait dansun pot de terre sur le balcon. Je compris cegeste mieux que de longs discours. J' acceptaila communauté de vie qu' on m' offrait. Graziellabattit des mains et sauta de joie en courant,sans se retourner, dans sa chambre, comme sielle eût voulu me prendre au mot sans me laisserle temps de me rétracter. Graziella appela Beppino. En un instant, sonfrère et elle emportèrent, dans la chambre desenfants, son lit, ses pauvres meubles, sonpetit miroir entouré de bois peint, la lampede cuivre, les deux ou trois images de la viergequi pendaient aux murs attachées par desépingles, la table et le petit tour où elletravaillait le corail. Ils puisèrent de l' eaudans le puits, en répandirent avec la paume de lamain sur le plancher, balayèrent avec soin la

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poudre de corail sur la muraille et sur lesdalles ; ils placèrent sur l' appui de lafenêtre les deux pots les plus verts et lesplus odorants de baume et de réséda qu' ilspurent trouver sur l' astrico . Ils n' auraientpas préparé et poli avec plus de soin lachambre des noces, si Beppo eût dû amenerle soir sa fiancée dans la maison de son père.Je les aidai en riant à ce badinage.Quand tout fut prêt, j' emmenai Beppino et lepêcheur avec moi pour acheter et rapporter lepeu de meubles qui m' étaient nécessaires. J' achetaiun petit lit de fer complet, une table debois blanc, deux chaises de jonc, unepetite brasière en cuivre, où l' on brûle,les soirs d' hiver, pour se chauffer, lesnoyaux enflammés d' olive ; ma malle, quej' envoyai prendre dans ma cellule, contenaittout le reste. Je ne voulais pas perdre unenuit de cette vie heureuse qui me rendait commeune famille. Le soir même, je couchai dansmon nouveau logement. Je ne me réveillai qu' aucri joyeux des hirondelles, qui entraient dansma chambre par une vitre cassée de la fenêtre,et la voix de Graziella, qui chantait dans la chambre à côtéen accompagnant son chant du mouvement cadencéde son tour.J' ouvris la fenêtre qui donnait sur de petitsjardins de pêcheurs et de blanchisseusesencaissés dans le rocher du mont Pausilippeet dans la place de la Margellina.Quelques blocs de grès brun avaient roulé jusquedans ces jardins et tout près de la maison. Degros figuiers, qui poussaient à demi écraséssous ces rochers, les saisissaient de leursbras tortueux et blancs et les recouvraient deleurs larges feuilles immobiles. On ne voyait,de ce côté de la maison, dans ces jardins dupauvre peuple, que quelques puits surmontésd' une large roue, qu' un âne faisait tourner,pour arroser, par des rigoles de fenouil, leschous maigres et les navets ; des femmesséchant le linge sur des cordes tendues decitronnier en citronnier ; des petits enfants enchemise jouant ou pleurant sur les terrasses dedeux ou trois maisonnettes blanches éparsesdans les jardins. Cette vue si bornée, sivulgaire et si livide des faubourgs d' unegrande ville me parut délicieuse en comparaisondes façades hautes des rues profondément encaisséeset de la foule bruyante des quartiers que jevenais de quitter. Je respirais de l' air pur,

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au lieu de la poussière, du feu, de la fuméede cette atmosphère humaine que je venais derespirer. J' entendais le braiement des ânes, lechant du coq, le bruissement des feuilles, legémissement alternatif de la mer, au lieu de cesroulements de voiture, de ces cris aigus du peuple et de ce tonnerre incessant de tous lesbruits stridents qui ne laissent dans les ruesdes grandes villes aucune trêve à l' oreille etaucun apaisement à la pensée.Je ne pouvais m' arracher de mon lit, où jesavourais délicieusement ce soleil, ces bruitschampêtres, ces vols d' oiseaux, ce repos à peineridé de la pensée ; et puis, en regardant lanudité des murs, le vide de la chambre, l' absencedes meubles, je me réjouissais en pensant que cettepauvre maison du moins m' aimait, et qu' il n' ya ni tapis, ni tentures, ni rideaux de soiequi vaillent un peu d' attachement. Tout l' ordu monde n' achèterait pas un seul battementde coeur ni un seul rayon de tendresse dans leregard à des indifférents.Ces pensées me berçaient doucement dans mondemi-sommeil ; je me sentais renaître à la santéet à la paix. Beppino entra plusieurs fois dansma chambre pour savoir si je n' avais besoin derien. Il m' apporta sur mon lit du pain et desraisins que je mangeai en jetant des grains etdes miettes aux hirondelles. Il était près demidi. Le soleil entrait à pleins rayons dans machambre avec sa douce tiédeur d' automne quand jeme levai. Je convins avec le pêcheur et safemme du taux d' une petite pension que jedonnerais par mois, pour le loyer de macellule, et pour ajouter quelque chose à ladépense du ménage. C' était bien peu, ces bravesgens trouvaient que c' était trop. On voyaitbien que, loin de chercher à gagner sur moi,ils souffraient intérieurement de ce que leurpauvreté et la frugalité trop restreinte de leurvie ne leur permettaient pas de m' offrirune hospitalité dont ils eussent été plus fierssi elle ne m' avait rien coûté. On ajouta deuxpains à ceux qu' on achetait chaque matin pour la famille, un peu depoisson bouilli ou frit à dîner, du laitage etdes fruits secs pour le soir, de l' huile pourma lampe, de la braise pour les jours froids :ce fut tout. Quelques grains de cuivre,petite monnaie du peuple à Naples, suffisaientpar jour à ma dépense. Je n' ai jamais mieuxcompris combien le bonheur était indépendantdu luxe, et combien on en achète davantage

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avec un denier de cuivre qu' avec une boursed' or, quand on sait le trouver où Dieu l' acaché.Je vécus ainsi pendant les derniers mois del' automne et pendant les premiers mois de l' hiver.L' éclat et la sérénité de ces mois de Naplesles font confondre avec ceux qui les ont précédés.Rien ne troublait la monotone tranquillité denotre vie. Le vieillard et son petit-fils nes' aventuraient plus en pleine mer à cause descoups de vent fréquents de cette saison. Ilscontinuaient à pêcher le long de la côte, etleur poisson vendu sur la marine par lamère fournissait amplement à leur vie sansbesoin.Graziella se perfectionnait dans son art ; ellegrandissait et embellissait encore dans la vieplus douce et plus sédentaire qu' elle menaitdepuis qu' elle travaillait au corail. Sonsalaire, que son oncle lui apportait le dimanche,lui permettait non-seulement de tenir sespetits frères plus propres et mieux vêtus etde les envoyer à l' école, mais encore de donnerà sa grand' mère et de se donner à elle-mêmequelques parties de costumes plus riches et plusélégants particuliers aux femmes de leur île :des mouchoirs de soie rouge pour pendre derrière la tête enlong triangle sur les épaules ; des soulierssans talon, qui n' emboîtent que les doigts dupied, brodés de paillettes d' argent ; dessoubrevestes de soie rayée de noir et de vert :ces vestes galonnées sur les coutures flottentouvertes sur les hanches, elles laissentapercevoir par devant la finesse de la tailleet les contours du cou orné de colliers ; enfinde larges boucles d' oreilles ciselées où lesfils d' or s' entrelacent avec de la poussièrede perles. Les plus pauvres femmes des îlesgrecques portent ces parures et ces ornements.Aucune détresse ne les forcerait à s' en défaire.Dans les climats où le sentiment de la beautéest plus vif que sous notre ciel et où la vien' est que l' amour, la parure n' est pas un luxeaux yeux de la femme : elle est sa première etpresque sa seule nécessité.Quand, le dimanche ou les jours de fête, Graziellaainsi vêtue sortait de sa chambre sur laterrasse, avec quelques fleurs de grenadesrouges ou de lauriers-roses sur le côté de latête dans ses cheveux noirs ; quand, en écoutant leson des cloches de la chapelle voisine, ellepassait et repassait devant ma fenêtre comme un

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paon qui se moire au soleil sur le toit ; quandelle traînait languissamment ses piedsemprisonnés dans ses babouches émaillées en lesregardant, et puis qu' elle relevait sa têteavec un ondoiement habituel du cou pour faireflotter le mouchoir de soie et ses cheveuxsur ses épaules ; quand elle s' apercevaitque je la regardais, elle rougissait un peu,comme si elle eût été honteuse d' être si belle ; il yavait des moments où le nouvel éclat de sabeauté me frappait tellement que je croyaisla voir pour la première fois, et que mafamiliarité ordinaire avec elle se changeaiten une sorte de timidité etd' éblouissement.Mais elle cherchait si peu à éblouir, et soninstinct naturel de parure était si exempt detout orgueil et de toute coquetterie, qu' aussitôtaprès les saintes cérémonies elle se hâtait de sedépouiller de ses riches parures et de revêtirla simple veste de gros drap vert, la robed' indienne rayée de rouge et de noir, et deremettre à ses pieds les pantoufles au talonde bois blanc, qui résonnaient tout le joursur la terrasse comme les babouchesretentissantes des femmes esclaves del' orient.Quand ses jeunes amies ne venaient pas la chercherou que son cousin ne l' accompagnait pas àl' église, c' était souvent moi qui la conduisaiset qui l' attendais, assis sur les marches dupéristyle. à sa sortie, j' entendais avec unesorte d' orgueil personnel, comme si elle eûtété ma soeur ou ma fiancée, les murmuresd' admiration que sa gracieuse figure excitaitparmi ses compagnes et parmi les jeunes marinsdes quais de la Margellina. Mais ellen' entendait rien, et ne voyant que moi dans lafoule, me souriait du haut de la première marche,faisait son dernier signe de croix avec ses doigtstrempés d' eau bénite et descendait modestement,les yeux baissés, les degrés au bas desquels jel' attendais.C' est ainsi que, les jours de fête, je la menaisle matin et le soir aux églises, seul et pieuxdivertissement qu' elle connût et qu' elleaimât. J' avais soin, ces jours-là, de rapprocherle plus possible mon costume de celui des jeunes marins de l' île, afin que ma présence n' étonnâtpersonne et qu' on me prît pour le frère ou pourun parent de la jeune fille quej' accompagnais.

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Les autres jours elle ne sortait pas. Quant à moi,j' avais repris peu à peu ma vie d' étude et meshabitudes solitaires, distraites seulement parla douce amitié de Graziella et par monadoption dans sa famille. Je lisais leshistoriens, les poëtes de toutes les langues.J' écrivais quelquefois ; j' essayais, tantôt enitalien, tantôt en français, d' épancher en proseou en vers ces premiers bouillonnements de l' âme,qui semblent peser sur le coeur jusqu' àce que la parole les ait soulagés en lesexprimant.Il semble que la parole soit la seule prédestinationde l' homme, et qu' il ait été créé pour enfanterdes pensées, comme l' arbre pour enfanter sonfruit. L' homme se tourmente jusqu' à ce qu' ilait produit au dehors ce qui le travaille audedans. Sa parole écrite est comme un miroirdont il a besoin pour se connaître lui-mêmeet pour s' assurer qu' il existe. Tant qu' il nes' est pas vu dans ses oeuvres, il ne se sentpas complétement vivant. L' esprit a sa pubertécomme le corps.J' étais à cet âge où l' âme a besoin de se nourriret de se multiplier par la parole. Mais, comme ilarrive toujours, l' instinct se produisait en moiavant la force. Dès que j' avais écrit, j' étaismécontent de mon oeuvre et je la rejetais avecdégoût. Combien le vent et les vagues de la merde Naples n' ont-ils pas emporté et englouti, lematin, de lambeaux de mes sentiments et de mespensées de la nuit, déchirés le jour et s' envolantsans regret loin de moi ! Quelquefois Graziella, me voyant plus longtempsenfermé et plus silencieux qu' à l' ordinaire,entrait furtivement dans ma chambre pourm' arracher à mes lectures obstinées ou à mesoccupations. Elle s' avançait sans bruitderrière ma chaise, elle se levait sur lapointe des pieds pour regarder par-dessusmes épaules, sans le comprendre, ce que jelisais ou ce que j' écrivais ; puis, par unmouvement subit, elle m' enlevait le livre oum' arrachait la plume des doigts en se sauvant.Je la poursuivais sur la terrasse, je mefâchais un peu : elle riait. Je lui pardonnais ;mais elle me grondait sérieusement, comme auraitpu faire une mère." qu' est-ce que dit donc si longtemps aujourd' huià vos yeux ce livre ? Murmurait-elle avec uneimpatience moitié sérieuse, moitié badine.Est-ce que ces lignes noires sur ce vilainvieux papier n' auront jamais fini de vous

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parler ? Est-ce que vous ne savez pas assezd' histoires pour nous en raconter tous lesdimanches et tous les soirs de l' année, commecelle qui m' a tant fait pleurer à Procida ?Et à qui écrivez-vous toute la nuit ces longueslettres que vous jetez le matin au vent de lamer ? Ne voyez-vous pas que vous vous faitesmal et que vous êtes tout pâle et tout distraitquand vous avez écrit ou lu si longtemps ?Est-ce qu' il n' est pas plus doux de parleravec moi, qui vous regarde, que de parler desjours entiers avec ces mots ou avec ces ombresqui ne vous écoutent pas ? Dieu ! Que n' ai-jedonc autant d' esprit que ces feuilles de papier ! Je vous parleraistout le jour, je vous dirais tout ce que vous medemanderiez, moi, et vous n' auriez pas besoind' user ainsi vos yeux et de brûler toute l' huilede votre lampe. " alors elle me cachait mon livreet mes plumes. Elle m' apportait ma veste et monbonnet de marin. Elle me forçait de sortir pour medistraire.Je lui obéissais en murmurant, mais en l' aimant.

LIVRE DIXIEME GRAZIELLA J' allais faire de longues courses à travers laville, sur les quais, dans la campagne ; maisces courses solitaires n' étaient pas tristescomme les premiers jours de mon retour àNaples. Je jouissais seul, mais je jouissaisdélicieusement des spectacles de la ville, de lacôte, du ciel et des eaux. Le sentimentmomentané de mon isolement ne m' accablaitplus ; il me recueillait en moi-même etconcentrait les forces de mon coeur et de mapensée. Je savais que des yeux et des penséesamies me suivaient dans cette foule ou dansces déserts, et qu' au retour j' étais attendupar des coeurs pleins de moi.Je n' étais plus comme l' oiseau qui crie autourdes nids étrangers, suivant l' expression de lavieille femme, j' étais comme l' oiseau quis' essaye à voler à de longues distances de labranche qui le porte, mais qui sait la routepour y revenir. Toute mon affection pour monami absent avait reflué sur Graziella. Cesentiment avait même quelque chose de plus vif,de plus mordant, de plus attendri que celuiqui m' attachait à lui. Il me semblait que je devais l' un à l' habitude et aux circonstances,mais que l' autre était né de moi-même, et que

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je l' avais conquis par mon proprechoix.Ce n' était pas de l' amour, je n' en avais nil' agitation, ni la jalousie, ni la préoccupationpassionnée ; c' était un repos délicieux du coeur,au lieu d' être une fièvre douce de l' âme etdes sens. Je ne pensais ni à aimer autrement nià être aimé davantage. Je ne savais pas si elleétait un camarade, un ami, une soeur ou autrechose pour moi ; je savais seulement que j' étaisheureux avec elle et elle heureuse avecmoi.Je ne désirais rien de plus, rien autrement. Jen' étais pas à cet âge où l' on s' analyse àsoi-même ce qu' on éprouve, pour se donner unevaine définition de son bonheur. Il me suffisaitd' être calme, attaché et heureux, sans savoir dequoi ni pourquoi. La vie en commun, la penséeà deux, resserraient chaque jour l' innocenteet douce familiarité entre nous, elle aussipure dans son abandon que j' étais calme dans moninsouciance.Depuis trois mois que j' étais de la famille, quej' habitais le même toit, que je faisais, pourainsi dire, partie de sa pensée, Graziellas' était si bien habituée à me regardercomme inséparable de son coeur, qu' elle nes' apercevait peut-être pas elle-même de toutela place que j' y tenais. Elle n' avait avec moiaucune de ces craintes, de ces réserves, deces pudeurs, qui s' interposent dans les relationsd' une jeune fille et d' un jeune homme, et quisouvent font naître l' amour des précautions mêmes que l' onprend pour s' en préserver. Elle ne se doutait pas,et je me doutais à peine moi-même que ses puresgrâces d' enfant, écloses maintenant à quelquessoleils de plus, dans tout l' éclat d' unematurité précoce, faisaient de sa beauté naïveune puissance pour elle, une admiration pourtous et un danger pour moi. Elle ne prenait aucunsouci de la cacher ou de la parer à mes yeux.Elle n' y pensait pas plus qu' une soeur ne pensesi elle est belle ou laide aux yeux de son frère.Elle ne mettait pas une fleur de plus ou demoins pour moi dans ses cheveux. Elle n' enchaussait pas plus souvent ses pieds nus quandelle habillait le matin ses petits frères sur laterrasse au soleil, ou qu' elle aidait sagrand' mère à balayer les feuilles sèchestombées la nuit sur le toit. Elle entrait àtoute heure dans ma chambre, toujours ouverte,et s' asseyait aussi innocemment que Beppino sur

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la chaise au pied de mon lit.Je passais moi-même, les jours de pluie, desheures entières seul avec elle dans la chambreà côté, où elle dormait avec les petits enfants,et où elle travaillait au corail. Je l' aidais,en causant et en jouant, à son métier qu' ellem' apprenait. Moins adroit, mais plus fort qu' elle,je réussissais mieux à dégrossir les morceaux.Nous faisions ainsi double ouvrage, et dans unjour elle en gagnait deux.Le soir, au contraire, quand les enfants et lafamille étaient couchés, c' était elle quidevenait l' écolière et moi le maître. Je luiapprenais à lire et à écrire en lui faisantépeler les lettres sur mes livres et en luitenant la main pour lui enseigner à les tracer.Son cousin ne pouvant pas venir tous les jours,c' était moi qui le remplaçais. Soit que cejeune homme, contrefait et boiteux, n' inspirât pas à sa cousine assez d' attrait et de respect,malgré sa douceur, sa patience et la gravité deses manières ; soit qu' elle eût elle-même tropde distractions pendant ses leçons, elle faisaitbeaucoup moins de progrès avec lui qu' avec moi.La moitié de la soirée d' étude se passait àbadiner, à rire, à contrefaire le pédagogue. Lepauvre jeune homme était trop épris de sonélève et trop timide devant elle pour lagronder. Il faisait tout ce qu' elle voulaitpour que les beaux sourcils de la jeune fillene prissent pas un pli d' humeur, et pour queses lèvres ne lui fissent pas leur petitemoue. Souvent l' heure consacrée à lire se passaitpour lui à éplucher des grains de corail, àdévider des écheveaux de laine sur le boisde la quenouille de la grand' mère, ou àraccommoder des mailles au filet de Beppo.Tout lui était bon, pourvu qu' au départGraziella lui sourît avec complaisance et luidît addio d' un son de voix qui voulûtdire : à revoir !Quand c' était avec moi, au contraire, la leçonétait sérieuse. Elle se prolongeait souventjusqu' à ce que nos yeux fussent lourds desommeil. On voyait, à sa tête penchée, à soncou tendu, à l' immobilité attentive de sonattitude et de sa physionomie, que la pauvreenfant faisait tous ses efforts pour réussir.Elle appuyait son coude sur mon épaule pourlire dans le livre où mon doigt traçait la ligneet lui indiquait le mot à prononcer. Quand elleécrivait, je tenais ses doigts dans ma main pourguider à demi sa plume.

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Si elle faisait une faute, je la grondais d' unair sévère et fâché ; elle ne répondait pas et nes' impatientait que contre elle-même. Je lavoyais quelquefois prête à pleurer, j' adoucissaisalors la voix et je l' encourageais à recommencer.Si elle avait bien lu et bien écrit, aucontraire, on voyait qu' elle cherchait d' elle-mêmesa récompense dans mon applaudissement. Ellese retournait vers moi en rougissant etavec des rayons de joie orgueilleuse sur lefront et dans les yeux, plus fière du plaisirqu' elle me donnait que du petit triomphe de sonsuccès.Je la récompensais en lui lisant quelques pagesde Paul et Virginie , qu' elle préféraità tout ; ou quelques belles strophes du Tasse,quand il décrit la vie champêtre des bergerschez lesquels Herminie habite, ou qu' il chanteles plaintes ou le désespoir des deux amants.La musique de ces vers la faisait pleurer etrêver longtemps encore après que j' avais cesséde lire. La poésie n' a pas d' écho plus sonoreet plus prolongé que le coeur de la jeunesse oùl' amour va naître. Elle est comme lepressentiment de toutes les passions. Plustard, elle en est comme le souvenir et ledeuil. Elle fait pleurer ainsi aux deuxépoques extrêmes de la vie : jeunes, d' espérances,et vieux, de regrets.Les familiarités charmantes de ces longues etdouces soirées à la lueur de la lampe, à latiède chaleur du brasier d' olives sous nospieds, n' amenaient jamais entre nous d' autrespensées ni d' autres intimités que ces intimitésd' enfants. Nous étions défendus, moi par moninsouciance presque froide, elle par sa candeur et sa pureté.Nous nous séparions aussi tranquilles que nousnous étions réunis, et un moment après ces longsentretiens nous dormions sous le même toit,à quelques pas l' un de l' autre, comme deuxenfants qui ont joué ensemble le soir et quine rêvent rien au delà de leurs simplesamusements. Ce calme des sentiments quis' ignorent et qui se nourrissent d' eux-mêmesaurait duré des années sans une circonstancequi changea tout et qui nous révéla ànous-mêmes la nature d' une amitié qui noussuffisait pour être si heureux.Cecco, c' était le nom du cousin de Graziella,continuait à venir plus assidûment de jour enjour passer les soirs d' hiver dans la familledu marinaro . Bien que la jeune fille ne

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lui donnât aucune marque de préférence et qu' ilfût même l' objet habituel de ses badinageset un peu le jouet de sa cousine, il était sidoux, si patient et si humble devant elle,qu' elle ne pouvait s' empêcher d' être touchéede ses complaisances et de lui sourirequelquefois avec bonté. C' était assez pour lui.Il était de cette nature de coeurs faibles, maisaimants, qui, se sentant déshérités par lanature des qualités qui font qu' on est aimé, secontentent d' aimer sans retour, et qui sedévouent comme des esclaves volontaires auservice, sinon au bonheur de la femme à laquelleils assujettissent leur coeur. Ce ne sontpas les plus nobles, mais ce sont les plustouchantes natures d' attachement. On lesplaint, mais on les admire. Aimer pour être aimé, c' est de l' homme ; maisaimer pour aimer, c' est presque de l' ange.Sous les traits les plus disgracieux, il y avaitquelque chose d' angélique dans l' amour dupauvre Cecco. Aussi, bien loin d' être humiliéou jaloux des familiarités et des préférencesdont j' étais à ses yeux l' objet de la part deGraziella, il m' aimait parce qu' elle m' aimait.Dans l' affection de sa cousine, il ne demandaitpas la première place ou la place unique, maisla seconde ou la dernière : tout lui suffisait.Pour lui plaire un moment, pour en obtenirun regard de complaisance, un geste, un motgracieux, il serait venu me chercher au fondde la France et me ramener à celle qui mepréférait à lui. Je crois même qu' il m' eût haïsi j' avais fait de la peine à sacousine.Son orgueil était en elle comme son amour.Peut-être aussi, froid à l' intérieur, réfléchi,sensé et méthodique, tel que Dieu et soninfirmité l' avaient fait, calculait-ilinstinctivement que mon empire sur les penchantsde sa cousine ne serait pas éternel ; qu' unecirconstance quelconque, mais inévitable,nous séparerait ; que j' étais étranger, d' unpays lointain, d' une condition et d' une fortuneévidemment incompatibles avec celles de la filled' un marinier de Procida ; qu' un jour ou l' autrel' intimité entre sa cousine et moi se rompraitcomme elle s' était formée ; qu' elle luiresterait alors seule, abandonnée, désolée ;que ce désespoir même fléchirait son coeur etle lui donnerait brisé, mais tout entier.Ce rôle de consolateur et d' ami était le seul auquel il pût prétendre. Mais son

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père avait une autre pensée pour lui.Le père, connaissant l' attachement de Ceccopour sa nièce, venait la voir de temps en temps.Touché de sa beauté, de sa sagesse, émerveillédes progrès rapides qu' elle faisait dans lapratique de son art, dans la lecture et dansl' écriture ; pensant d' ailleurs que lesdisgrâces de la nature ne permettraient pasà Cecco d' aspirer à d' autres tendresses qu' àdes tendresses de convenance et de famille,il avait résolu de marier son fils et sa nièce.Sa fortune faite, et assez considérable pour unouvrier, lui permettait de regarder sa demandecomme une faveur à laquelle Andréa, sa femmeet la jeune fille ne penseraient même pas àrésister. Soit qu' il eût parlé de son projet àCecco, soit qu' il eût caché sa pensée pour luifaire une surprise de son bonheur, il résolut des' expliquer.La veille de noël, je rentrai plus tard que decoutume pour prendre ma place au souper defamille. Je m' aperçus de quelque froideur et dequelque trouble dans la physionomie évidemmentcontrainte d' Andréa et de sa femme. Levantles yeux sur Graziella, je vis qu' elle avaitpleuré. La sérénité et la gaieté étaient sihabituelles sur son visage que cette expression inaccoutumée de tristesse lacouvrait comme d' un voile matériel. On eût ditque l' ombre de ses pensées et de son coeur s' étaitrépandue sur ses traits. Je restai pétrifié etmuet, n' osant interroger ces pauvres gens niparler à Graziella, de peur que le seul sonde ma voix ne fît éclater son coeur qu' elleparaissait à peine contenir.Contre son habitude, elle ne me regardait pas. Elleportait d' une main distraite les morceaux depain à sa bouche et faisait semblant de mangerpar contenance ; mais elle ne pouvait pas. Ellejetait le pain sous la table. Avant la fin durepas taciturne, elle prit le prétexte de menercoucher les enfants ; elle les entraîna dansleur chambre ; elle s' y renferma sans dire adieuni à ses parents, ni à moi, et nous laissaseuls.Quand elle fut sortie, je demandai au père et à lamère quelle était la cause du sérieux de leurspensées et de la tristesse de leur enfant. Alorsils me racontèrent que le père de Cecco étaitvenu dans la journée à la maison ; qu' il avaitdemandé leur petite-fille en mariage pour sonfils ; que c' était un bien grand bonheur et unehaute fortune pour la famille ; que Cecco

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aurait du bien ; que Graziella, qui était sibonne, prendrait avec elle et élèverait sesdeux petits frères comme ses propres enfants ;que leurs vieux jours à eux-mêmes seraient ainsiassurés contre la misère ; qu' ils avaientconsenti avec reconnaissance à ce mariage ;qu' ils en avaient parlé à Graziella ; qu' ellen' avait rien répondu, par timidité et par modestiede jeune fille ; que son silence et ses larmesétaient l' effet de sa surprise et de son émotion,mais que cela passerait comme une mouche surune fleur ; enfin qu' entre le père de Ceccoet eux il avait été convenu qu' on ferait les fiançaillesaprès les fêtes de noël.Ils parlaient encore que depuis longtemps jen' entendais déjà plus. Je ne m' étais jamaisrendu compte à moi-même de l' attachement quej' avais pour Graziella. Je ne savais pascomment je l' aimais ; si c' était de l' intimitépure, de l' amitié, de l' amour, de l' habitudeou de tous ces sentiments réunis que secomposait mon inclination pour elle. Maisl' idée de voir ainsi soudainement changéestoutes ces douces relations de vie et de coeurqui s' étaient établies et comme cimentées ànotre insu entre elle et moi ; la pensée qu' onallait me la prendre pour la donner toutà coup à un autre ; que, de ma compagne et dema soeur qu' elle était à présent, elle allaitme devenir étrangère et indifférente ; qu' ellene serait plus là ; que je ne la verrais plusà toute heure, que je n' entendrais plus sa voixm' appeler ; que je ne lirais plus dans ses yeuxce rayon toujours levé sur moi de lumièrecaressante et de tendresse, qui m' éclairaitdoucement le coeur et qui me rappelait ma mèreet mes soeurs ; le vide et la nuit profondeque je me figurais tout à coup autour de moi,là, le lendemain du jour où son mari l' auraitemmenée dans une autre maison ; cette chambreoù elle ne dormirait plus ; la mienne où ellen' entrerait plus ; cette table où je ne laverrais plus assise ; cette terrasse où jen' entendrais plus le bruit de ses pieds nusou de sa voix le matin à mon réveil ; ceséglises où je ne la conduirais plus lesdimanches ; cette barque où sa place resterait vide, et où je necauserais plus qu' avec le vent et les flots ; lesimages pressées de toutes ces douces habitudes denotre vie passée, qui me remontaient à la fois dansla pensée et qui s' évanouissaient tout à

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coup pour me laisser comme dans un abîmede solitude et de néant ; tout cela me fitsentir pour la première fois ce qu' était pourmoi la société de cette jeune fille et memontra trop qu' amour ou amitié, le sentimentqui m' attachait à elle était plus fort que jene le croyais, et que le charme, inconnu àmoi-même, de ma vie sauvage à Naples, ce n' étaitni la mer, ni la barque, ni l' humble chambredans la maison, ni le pêcheur, ni sa femme,ni Beppo, ni les enfants, c' était un seulêtre, et que, cet être disparu de la maison,tout disparaissait à la fois. Elle de moinsdans ma vie présente, et il n' y avait plusrien. Je le sentis : ce sentiment confusjusque-là, et que je ne m' étais jamais confessé,me frappa d' un tel coup que tout mon coeur entressaillit, et que j' éprouvai quelque chosede l' infini de l' amour par l' infini de latristesse dans laquelle mon coeur se sentittout à coup submergé.Je rentrai en silence dans ma chambre. Je mejetai tout habillé sur mon lit. J' essayai delire, d' écrire, de penser, de me distrairepar quelque travail d' esprit pénible etcapable de dominer mon agitation. Tout futinutile. L' agitation intérieure était siforte que je ne pus avoir deux pensées, etque l' accablement même de mes forces ne putpas amener le sommeil. Jamais l' image deGraziella ne m' avait apparu jusque-là aussi ravissante et aussiobstinée devant les yeux. J' en jouissaiscomme de quelque chose qu' on voit tous lesjours et dont on ne sent la douceur qu' enla perdant. Sa beauté même n' était rien pourmoi jusqu' à ce jour ; je confondais l' impressionque j' en ressentais avec l' effet de l' amitiéque j' éprouvais pour elle et de celle que saphysionomie exprimait pour moi. Je ne savaispas qu' il y eût tant d' admiration dans monattachement ; je ne soupçonnais pas la moindrepassion dans sa tendresse.Je ne me rendis pas bien compte de tout cela,même dans les longues circonvolutions de moncoeur pendant l' insomnie de cette nuit. Toutétait confus dans ma douleur comme dans messensations. J' étais comme un homme étourdid' un coup soudain qui ne sait pas encorebien d' où il souffre, mais qui souffre departout.Je quittai mon lit avant qu' aucun bruit se fîtentendre dans la maison. Je ne sais quel

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instinct me portait à m' éloigner pendantquelque temps, comme si ma présence eût dûtroubler dans un pareil moment le sanctuairede cette famille dont le sort s' agitait ainsi devantun étranger.Je sortis en avertissant Beppo que je nereviendrais pas de quelques jours. Je pris auhasard la direction que me tracèrent mespremiers pas. Je suivis les longs quais deNaples, la côte de Resina , de Portici ,le pied du Vésuve. Je pris des guides àTorre Del Greco ; je couchai sur unepierre à la porte de l' ermitage deSan Salvatore , aux confins où la naturehabitée finit et où la région du feu commence.Comme le volcan était depuis quelque tempsen ébullition et lançait à chaque secousse desnuages de cendre et de pierres que nous entendions roulerla nuit jusque dans le ravin de lave qui est aupied de l' ermitage, mes guides refusèrent dem' accompagner plus loin. Je montai seul ; jegravis péniblement le dernier cône enenfonçant mes pieds et mes mains dans unecendre épaisse et brûlante qui s' éboulaitsous le poids de l' homme. Le volcan grondaitet tonnait par moments. Les pierres calcinéeset encore rouges pleuvaient çà et là autour demoi en s' éteignant dans la cendre. Rien nem' arrêta. Je parvins jusqu' au rebord extrêmedu cratère. Je m' assis. Je vis lever le soleilsur le golfe, sur la campagne et sur la villeéblouissante de Naples. Je fus insensible etfroid à ce spectacle que tant de voyageursviennent admirer de mille lieues. Je ne cherchaisdans cette immensité de lumière, de mers, decôtes et d' édifices frappés du soleil qu' unpetit point blanc au milieu du vert sombre desarbres, à l' extrémité de la colline du Pausilippeoù je croyais distinguer la chaumière d' Andréa.L' homme a beau regarder et embrasser l' espace,la nature entière ne se compose pour lui que dedeux ou trois points sensibles auxquels touteson âme aboutit. ôtez de la vie le coeur quivous aime : qu' y reste-t-il ? Il en est de mêmede la nature. Effacez-en le site et la maisonque vos pensées cherchent ou que vos souvenirspeuplent, ce n' est plus qu' un vide éclatant oùle regard se plonge sans trouver ni fond nirepos. Faut-il s' étonner après cela que les plussublimes scènes de la création soient contempléesd' un oeil si divers par les voyageurs ? C' estque chacun porte avec soi son point de vue. Un

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nuage sur l' âme couvre et décolore plus la terrequ' un nuage sur l' horizon. Le spectacle est dansle spectateur. Je l' éprouvai. Je regardai tout ; je ne vis rien. En vain jedescendis comme un insensé, en me retenant auxpointes de laves refroidies, jusqu' au fond ducratère. En vain je franchis des crevassesprofondes d' où la fumée et les flammes rampantesm' étouffaient et me brûlaient. En vain jecontemplai les grands champs de soufre et desel cristallisés qui ressemblaient à des glacierscoloriés par ces haleines du feu. Je restaiaussi froid à l' admiration qu' au danger.Mon âme était ailleurs ; je voulais en vain larappeler.Je redescendis le soir à l' ermitage. Je congédiaimes guides ; je revins à travers les vignes dePompéia. Je passai un jour entier à mepromener dans les rues désertes de la villeengloutie. Ce tombeau, ouvert après deux milleans et rendant au soleil ses rues, ses monuments,ses arts, me laissa aussi insensible que leVésuve. L' âme de toute cette cendre a étébalayée depuis tant de siècles par le ventde Dieu qu' elle ne me parlait plus au coeur.Je foulais sous mes pieds cette poussièred' hommes dans les rues de ce qui fut leurville avec autant d' indifférence que desamas de coquillages vides roulés par la mersur ses bords. Le temps est une grande mer quidéborde, comme l' autre mer, de nos débris.On ne peut pas pleurer sur tous. à chaque hommeses douleurs, à chaque siècle sa pitié ; c' estbien assez.En quittant Pompéia, je m' enfonçai dans lesgorges boisées des montagnes de Castellamareet de Sorrente. J' y vécus quelques jours, allant d' un village à l' autre,et me faisant guider par les chevriers auxsites les plus renommés de leurs montagnes.On me prenait pour un peintre qui étudiaitdes points de vue, parce que j' écrivais detemps en temps quelques notes sur un petitlivre de dessins que mon ami m' avait laissé.Je n' étais qu' une âme errante qui divaguaitçà et là dans la campagne pour user les jours.Tout me manquait. Je me manquais àmoi-même.Je ne pus continuer plus longtemps. Quand lesfêtes de noël furent passées, et ce premierjour de l' année aussi dont les hommes ont faitune fête comme pour séduire et fléchir letemps avec des joies et des couronnes, comme

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un hôte sévère qu' on veut attendrir ; je mehâtai de rentrer à Naples. J' y rentrai la nuitet en hésitant, partagé entre l' impatience derevoir Graziella et la terreur d' apprendreque je ne la verrais plus. Je m' arrêtai vingtfois ; je m' assis sur le rebord des barques enapprochant de la Margellina.Je rencontrai Beppo à quelques pas de la maison.Il jeta un cri de joie en me voyant, et il mesauta au cou comme un jeune frère. Il m' emmenavers sa barque et me raconta ce qui s' était passéen mon absence.Tout était bien changé dans la maison. Graziellane faisait plus que pleurer depuis que j' étaisparti. Elle ne se mettait plus à table pour lerepas. Elle ne travaillait plus au corail. Ellepassait tous ses jours enfermée dans sachambre sans vouloir répondre quand on l' appelait,et toutes ses nuits à se promener sur laterrasse. On disait dans le voisinage qu' elleétait folle ou qu' elle était tombéeinnamorata . Mais lui savait bien que ce n' étaitpas vrai. Tout le mal venait, disait l' enfant, de ce qu' onvoulait la fiancer à Cecco et qu' elle ne levoulait pas. Beppino avait tout vu et toutentendu. Le père de Cecco venait tous les joursdemander une réponse à son grand-père età sa grand' mère. Ceux-ci ne cessaient pas detourmenter Graziella pour qu' elle donnâtenfin son consentement. Elle ne voulait pas enentendre parler ; elle disait qu' elle sesauverait plutôt à Genève. C' est pour lepeuple catholique de Naples une expressionanalogue à celle-ci : " je me ferais plutôtrenégat. " c' est une menace pire que celle dusuicide : c' est le suicide éternel de l' âme.Andréa et sa femme, qui adoraient Graziella,se désespéraient à la fois de sa résistance et dela perte de leurs espérances d' établissementpour elle. Ils la conjuraient par leurs cheveuxblancs ; ils lui parlaient de leur vieillesse,de leur misère, de l' avenir des deux enfants.Alors Graziella s' attendrissait. Elle recevaitun peu mieux le pauvre Cecco, qui venait detemps en temps s' asseoir humblement le soirà la porte de la chambre de sa cousine et joueravec les petits. Il lui disait bonjour et adieuà travers la porte ; mais il était rare qu' ellelui répondît un seul mot. Il s' en allaitmécontent mais résigné, et revenait le lendemaintoujours le même. " ma soeur a bien tort,disait Beppino. Cecco l' aime tant et il est

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si bon ! Elle serait bien heureuse ! -enfin cesoir, ajouta-t-il, elle s' est laissée vaincrepar les prières de mon grand-père et de magrand' mère et par les larmes de Cecco. Ellea entr' ouvert un peu la porte ; elle lui a tendula main ; il a passé une bague à son doigt,et elle a promis qu' elle se laisserait fiancerdemain. Mais qui sait si demain elle n' aura pasun nouveau caprice ? Elle qui était si douce et si gaie ! Mon dieu ! Qu' elle a changé ! Vousne la reconnaîtriez plus ! ... "Beppino se coucha dans la barque. Instruit ainsipar lui de ce qui s' était passé, j' entrai dans lamaison.Andréa et sa femme étaient seuls sur l' astrico .Ils me revirent avec amitié et me comblèrentde reproches tendres sur mon absence siprolongée. Ils me racontèrent leurs peineset leurs espérances touchant Graziella. " sivous aviez été là, me dit Andréa, vous qu' elleaime tant et à qui elle ne dit jamais non, vousnous auriez bien aidés. Que nous sommes contentsde vous revoir ! C' est demain que se font lesfiançailles ; vous y serez ; votre présence nous atoujours porté bonheur. "je sentis un frisson courir sur tout mon corps àces paroles de ces pauvres gens. Quelque choseme disait que leur malheur viendrait de moi.Je brûlais et je tremblais de revoir Graziella.J' affectai de parler haut à ses parents, de passeret de repasser devant sa porte comme quelqu' unqui ne veut pas appeler, mais qui désire êtreentendu. Elle resta sourde, muette et ne parutpas. J' entrai dans ma chambre, et je me couchai.Un certain calme que produit toujours dansl' âme agitée la cessation du doute et lacertitude de quoi que ce soit, même du malheur,s' empara enfin de mon esprit. Je tombai sur monlit comme un poids mort et sans mouvement. Lalassitude des pensées et des membres me jetapromptement dans des rêves confus, puis dansl' anéantissement du sommeil. Deux ou trois fois dans la nuit, je me réveillaià demi. C' était une de ces nuits d' hiver plusrares mais plus sinistres qu' ailleurs, dansles climats chauds et au bord de la mer. Leséclairs jaillissaient sans interruption àtravers les fentes de mes volets, comme lesclignements d' un oeil de feu sur les murs de machambre. Le vent hurlait comme des meutes dechiens affamés. Les coups sourds d' une lourdemer sur la grève de la Margellina faisaientretentir toute la rive, comme si on y avait

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jeté des blocs de rocher.Ma porte tremblait et battait au souffle du vent.Deux ou trois fois il me sembla qu' elles' ouvrait, qu' elle se refermait d' elle-même,et que j' entendais des cris étouffés et dessanglots humains dans les sifflements et dans lesplaintes de la tempête. Je crus même une foisavoir entendu résonner des paroles et prononcermon nom par une voix en détresse qui auraitappelé au secours ! Je me levai sur mon séant ;je n' entendis plus rien ; je crus que latempête, la fièvre et les rêves m' absorbaientdans leurs illusions ; je retombai dansl' assoupissement.Le matin, la tempête avait fait place au plus pursoleil. Je fus réveillé par des gémissementsvéritables et par des cris de désespoir dupauvre pêcheur et de sa femme qui se lamentaientsur le seuil de la porte de Graziella. Lapauvre petite s' était enfuie pendant la nuit.Elle avait réveillé et embrassé les enfants enleur faisant signe de se taire. Elle avaitlaissé sur son lit tous ses plus beaux habits et ses boucles d' oreilles, ses colliers, le peud' argent qu' elle possédait.Le père tenait à la main un morceau de papier tachéde quelques gouttes d' eau qu' on avait trouvéattaché par une épingle sur le lit. Il y avaitcinq ou six lignes qu' il me priait, éperdu, delire. Je pris le papier. Il ne contenait queces mots écrits en tremblant dans l' accès de lafièvre, et que j' avais peine à lire : " j' aitrop promis... une voix me dit que c' est plusfort que moi... j' embrasse vos pieds.Pardonnez-moi. J' aime mieux me faire religieuse.Consolez Cecco et le monsieur ... je prieraiDieu pour lui et pour les petits. Donnez-leurtout ce que j' ai. Rendez la bague àCecco... "à la lecture de ces lignes, toute la famillefondit de nouveau en larmes. Les petits enfants,encore tout nus, entendant que leur soeur étaitpartie pour toujours, mêlaient leurs cris auxgémissements des deux vieillards et couraientdans toute la maison en appelant Graziella !Le billet tomba de mes mains. En voulant leramasser, je vis à terre, sous ma porte, unefleur de grenade que j' avais admirée le dernierdimanche dans les cheveux de la jeune filleet la petite médaille de dévotion qu' elleportait toujours dans son sein et qu' elle avaitattachée quelques mois avant à mon rideau pendantma maladie. Je ne doutai plus que ma porte ne se

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fût en effet ouverte et refermée pendant lanuit ; que les paroles et les sanglots étouffés que j' avais cru entendre et que j' avais pris pourles plaintes du vent ne fussent les adieux etles sanglots de la pauvre enfant. Une placesèche sur le seuil extérieur de l' entrée de machambre, au milieu des traces de pluie quitachaient tout le reste de la terrasse, attestaitque la jeune fille s' était assise là pendantl' orage, qu' elle avait passé sa dernièreheure à se plaindre et à pleurer, couchée ouagenouillée sur cette pierre. Je ramassai lafleur de grenade et la médaille, et je les cachaidans mon sein.Les pauvres gens, au milieu de leur désespoir,étaient touchés de me voir pleurer comme eux.Je fis ce que je pus pour les consoler. Il futconvenu que, s' ils retrouvaient leur fille,on ne lui parlerait plus de Cecco. Ceccolui-même, que Beppo était allé chercher, futle premier à se sacrifier à la paix de la maisonet au retour de sa cousine. Tout désespéréqu' il fût, on voyait qu' il était heureux de ce queson nom était prononcé avec tendresse dans lebillet, et qu' il trouvait une sorte deconsolation dans les adieux mêmes qui faisaient sondésespoir." elle a pensé à moi, pourtant, " disait-il, et ils' essuyait les yeux. Il fut à l' instant convenuentre nous que nous n' aurions pas un instantde repos avant d' avoir trouvé les traces de lafugitive.Le père et Cecco sortirent à la hâte pour allers' informer dans les innombrables monastères defemmes de la ville. Beppo et la grand' mèrecoururent chez toutes les jeunes amies deGraziella, qu' ils soupçonnèrent d' avoirreçu quelques confidences de ses pensées et desa fuite. Moi, étranger, je me chargeai devisiter les quais, les ports de Naples etles portes de la ville pour interroger lesgardes, les capitaines de navire, les mariniers,et pour savoir si aucun d' eux n' avait vu une jeune procitane sortirde la ville et s' embarquer le matin.La matinée se passa dans de vaines recherches.Nous rentrâmes tous silencieux et mornes à lamaison pour nous raconter mutuellement nosdémarches et pour nous consulter de nouveau.Personne, excepté les enfants, n' eut la forcede porter un morceau de pain à la bouche. Andréaet sa femme s' assirent découragés sur le seuil dela chambre de Graziella. Beppino et Cecco

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retournèrent errer sans espoir dans les rueset dans les églises, que l' on rouvre le soir àNaples pour les litanies et les bénédictions.Je sortis seul après eux, et je pris tristementet au hasard la route qui mène à la grotte duPausilippe. Je franchis la grotte ; j' allaijusqu' au bord de la mer qui baigne la petite îlede Nisida.Du bord de la mer, mes yeux se portèrent surProcida, qu' on voit blanchir de là comme uneécaille de tortue sur le bleu des vagues. Mapensée se reporta naturellement sur cette îleet sur ces jours de fête que j' y avais passésavec Graziella. Une inspiration m' y guidait.Je me souvins que la jeune fille avait là uneamie presque de son âge, fille d' un pauvrehabitant des chaumières voisines ; que cettejeune fille portait un costume particulier quin' était pas celui de ses compagnes. Un jour queje l' interrogeais sur les motifs de cettedifférence dans ses habits, elle m' avaitrépondu qu' elle était religieuse, bien qu' elledemeurât libre chez ses parents dans uneespèce d' état intermédiaire entre le cloître et la vie de famille. Elle me fit voirl' église de son monastère. Il y en avait plusieursdans l' île, ainsi qu' à Ischia et dans lesvillages de la campagne de Naples.La pensée me vint que Graziella, voulant se vouerà Dieu, serait peut-être allée se confier àcette amie et lui demander de lui ouvrir lesportes de son monastère. Je ne m' étais pas donnéle temps de réfléchir, et j' étais déjàmarchant à grands pas sur la route de Pouzzoles,ville la plus rapprochée de Procida où l' ontrouve des barques.J' arrivai à Pouzzoles en moins d' une heure. Jecourus au port ; je payai double deux rameurspour les déterminer à me jeter à Procidamalgré la mer forte et la nuit tombante. Ilsmirent leur barque à flot. Je saisis une paire derames avec eux. Nous doublâmes avec peine lecap Misène. Deux heures après j' abordais l' île,et je gravissais tout seul, tout essoufflé ettout tremblant, au milieu des ténèbres et auxcoups du vent d' hiver, les degrés de la longuerampe qui conduisait à la cabane d' Andréa." si Graziella est dans l' île, me disais-je,elle sera venue d' abord là, par l' instinctnaturel qui pousse l' oiseau vers son nid etl' enfant vers la maison de son père. Si ellen' y est plus, quelques traces me diront qu' elley a passé. Ces traces me conduiront peut-être

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où elle est. Si je n' y trouve ni elle ni tracesd' elle, tout est perdu : les portes de quelquesépulcre vivant se seront à jamais refermées sursa jeunesse. "agité de ce doute terrible, je touchais audernier degré. Je savais dans quelle fente de rocher lavieille mère, en partant, avait caché la clefde la maison. J' écartai le lierre et j' yplongeai la main. Mes doigts y cherchaient àtâtons la clef, tout crispés de peur de sentirle froid du fer qui ne m' eût plus laisséd' espérance...la clef n' y était pas. Je poussai un cri étoufféde joie, et j' entrai à pas muets dans la cour.La porte, les volets étaient fermés ; une légèrelueur qui s' échappait par les fentes de lafenêtre et qui flottait sur les feuilles dufiguier trahissait une lampe allumée dans lademeure. Qui eût pu trouver la clef, ouvrir laporte, allumer la lampe, si ce n' était l' enfant dela maison ? Je ne doutai pas que Graziellane fût à deux pas de moi, et je tombai à genouxsur la dernière marche de l' escalier pourremercier l' ange qui m' avait guidé jusqu' àelle.Aucun bruit ne sortait de la maison. Je collai monoreille au seuil, je crus entendre le faiblebruit d' une respiration et comme des sanglotsau fond de la seconde chambre. Je fis tremblerlégèrement la porte comme si elle eût étéseulement ébranlée sur ses gonds par le vent,afin d' appeler peu à peu l' attention de Graziella,et pour que le son soudain et inattendu d' unevoix humaine ne la tuât pas en l' appelant. Larespiration s' arrêta. J' appelai alors Graziella,à demi-voix et avec l' accent le plus calme et leplus tendre que je pus trouver dans mon coeur. Unfaible cri me répondit du fond de lamaison.J' appelai de nouveau en la conjurant d' ouvrir àson ami, à son frère qui venait seul, la nuit, àtravers la tempête et guidé par son bon ange, lachercher, la découvrir, l' arracher à son désespoir,lui apporter le pardon de sa famille, le sien,et la ramener à son devoir, à son bonheur, à sapauvre grand' mère, à ses chers petitsenfants !" dieu ! C' est lui ! C' est mon nom ! C' est savoix ! " s' écria-t-elle sourdement.Je l' appelai plus tendrement Graziellina, dece nom de caresse que je lui donnais quelquefois

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quand nous badinions ensemble." oh ! C' est bien lui, dit-elle. Je ne me trompepas, mon dieu ! C' est lui ! "je l' entendis se soulever sur les feuilles sèchesqui bruissaient à chacun de ses mouvements,faire un pas pour venir m' ouvrir, puis retomberde faiblesse ou d' émotion sans pouvoir allerplus avant.Je n' hésitai plus ; je donnai un coup d' épaule detoutes les forces de mon impatience et de moninquiétude à la vieille porte, la serrurecéda et se détacha sous l' effort, et je meprécipitai dans la maison.La petite lampe rallumée devant la madone parGraziella l' éclairait d' une faible lueur. Jecourus au fond de la seconde chambre où j' avaisentendu sa voix et sa chute, et où je la croyaisévanouie. Elle ne l' était pas. Seulement safaiblesse avait trahi son effort ; elle étaitretombée sur le tas de bruyère sèche qui luiservait de lit, et joignait les mains en meregardant. Ses yeux animés par la fièvre, ouverts par l' étonnement et alanguis parl' amour, brillaient fixes comme deux étoiles dontles lueurs tombent du ciel, et qui semblent vousregarder.Sa tête, qu' elle cherchait à relever, retombait defaiblesse sur les feuilles, renversée en arrière etcomme si le cou était brisé. Elle était pâlecomme l' agonie, excepté sur les pommettesdes joues teintes de quelques vives roses.Sa belle peau était marbrée de taches de larmeset de la poussière qui s' y était attachée.Son vêtement noir se confondait avec la couleurbrune des feuilles répandues à terre et surlesquelles elle était couchée. Ses pieds nus,blancs comme le marbre, dépassaient de toute leurlongueur le tas de fougères et reposaient surla pierre. Des frissons couraient sur tous sesmembres et faisaient claquer ses dents comme descastagnettes dans une main d' enfant. Le mouchoirrouge qui enveloppait ordinairement les longuestresses noires de ses beaux cheveux étaitdétaché et étendu comme un demi-voile sur sonfront jusqu' au bord de ses yeux. On voyaitqu' elle s' en était servie pour ensevelir sonvisage et ses larmes dans l' ombre comme dansl' immobilité anticipée d' un linceul, et qu' ellene l' avait relevé qu' en entendant ma voix et ense plaçant sur son séant pour venirm' ouvrir.Je me jetai à genoux à côté de la bruyère ; jepris ses deux mains glacées dans les miennes ;

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je les portai à mes lèvres pour les réchauffersous mon haleine ; quelques larmes de mes yeuxy tombèrent. Je compris, au serrement convulsif de ses doigts, qu' elle avait senti cettepluie du coeur et qu' elle m' en remerciait.J' ôtai ma capote de marin. Je la jetai surses pieds nus. Je les enveloppai dans les plisde la laine.Elle me laissait faire en me suivant seulement desyeux avec une expression d' heureux délire, maissans pouvoir encore s' aider elle-même d' aucunmouvement, comme un enfant qui se laisseemmaillotter et retourner dans son berceau.Je jetai ensuite deux ou trois fagots debruyère dans le foyer de la première chambrepour réchauffer un peu l' air. Je les allumaià la flamme de la lampe, et je revins m' asseoirà terre à côté du lit de feuilles." que je me sens bien ! " me dit-elle en parlanttout bas, d' un ton doux, égal et monotone, commesi sa poitrine eût perdu à la fois toutevibration et tout accent et n' eût plus conservéqu' une seule note dans la voix. " j' ai vouluen vain me le cacher à moi-même, j' ai voulu envain te le cacher toujours, à toi. Je peuxmourir, mais je ne peux pas aimer un autre quetoi. Ils ont voulu me donner un fiancé, c' esttoi qui es le fiancé de mon âme ! Je ne medonnerai pas à un autre sur la terre, car jeme suis donnée en secret à toi ! Toi sur laterre, ou Dieu dans le ciel ! C' est le voeuque j' ai fait le premier jour où j' ai comprisque mon coeur était malade de toi. Je saisbien que je ne suis qu' une pauvre fille indignede toucher seulement tes pieds par sa pensée.Aussi je ne t' ai jamais demandé de m' aimer.Je ne te demanderai jamais si tu m' aimes. Maismoi, je t' aime, je t' aime, je t' aime ! " et ellesemblait concentrer toute son âme dans cestrois mots. " et maintenant, méprise-moi,raille-moi, foule-moi aux pieds ! Moque-toi demoi, si tu veux, comme d' une folle qui rêve qu' elle est reine dansses haillons. Livre-moi à la risée de tout lemonde ! Oui, je leur dirai moi-même : oui, jel' aime ! Et si vous aviez été à ma place, vousauriez fait comme moi, vous seriez mortes ouvous l' auriez aimé ! "je tenais les yeux baissés, n' osant les releversur elle, de peur que mon regard ne lui en dîttrop ou trop peu pour tant de délire. Cependantje relevai, à ces mots, mon front collé surses mains, et je balbutiai quelques paroles.

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Elle me mit le doigt sur les lèvres. " laisse-moitout dire : maintenant je suis contente ; jen' ai plus de doute, Dieu s' est expliqué.écoute :" hier, quand je me suis sauvée de la maison aprèsavoir passé toute la nuit à combattre et à pleurerà ta porte ; quand je suis arrivée ici àtravers la tempête, j' y suis venue croyantne plus te revoir jamais, et comme une mortequi marcherait d' elle-même à la tombe. Jedevais me faire religieuse demain, aussitôtle jour venu. Quand je suis arrivée la nuità l' île et que je suis allée frapper aumonastère, il était trop tard, la porte étaitfermée. On a refusé de m' ouvrir. Je suis venueici pour passer la nuit et baiser les murs dela maison de mon père avant d' entrer dans lamaison de Dieu et dans le tombeau de mon coeur.J' ai écrit par un enfant à une amie de venirme chercher demain. J' ai pris la clef. J' aiallumé la lampe devant la madone. Je me suismise à genoux et j' ai fait un voeu, un dernier voeu, unvoeu d' espérance jusque dans le désespoir. Cartu sauras, si jamais tu aimes, qu' il restetoujours une dernière lueur de feu au fond del' âme, même quand on croit que tout est éteint.-sainte protectrice, lui ai-je dit, envoyez-moiun signe de ma vocation pour m' assurer quel' amour ne me trompe pas et que je donnevéritablement à Dieu une vie qui ne doitappartenir qu' à lui seul !Voici ma dernière nuit commencée parmi lesvivants. Nul ne sait où je la passe. Demainpeut-être on viendra me chercher ici quandje n' y serai déjà plus. Si c' est l' amie quej' ai envoyé avertir qui vient la première, cesera signe que je dois accomplir mon dessein,et je la suivrai pour jamais au monastère.Mais si c' était lui qui parût avant elle ! ... lui,qui vînt, guidé par mon ange, me découvrir etm' arrêter au bord de mon autre vie ! ... oh !Alors, ce sera signe que vous ne voulez pas demoi, et que je dois retourner avec lui pourl' aimer le reste de mes jours !Faites que ce soit lui ! Ai-je ajouté. Faites cemiracle de plus, si c' est votre dessein et celuide Dieu ! Pour l' obtenir, je vous fais un don,le seul que je puisse faire, moi qui n' ai rien.Voici mes cheveux, mes pauvres et longs cheveuxqu' il aime et qu' il dénoua si souvent enriant pour les voir flotter au vent sur mesépaules. Prenez-les, je vous les donne, je

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vais les couper moi-même pour vous prouverque je ne me réserve rien, et que ma têtesubit d' avance le ciseau qui les couperaitdemain en me séparant du monde. "à ces mots, elle écarta de la main gauche lemouchoir de soie qui lui couvrait la tête, etprenant de l' autre le long écheveau de ses cheveux coupés et couchés àcôté d' elle sur le lit de feuilles, elle me lesmontra en les déroulant. -" la madone a faitle miracle ! " reprit-elle avec une voix plusforte et avec un accent intime de joie." elle t' a envoyé ! J' irai où tu voudras. Mescheveux sont à elle. Ma vie est à toi ! "je me précipitai sur les tresses coupées de sesbeaux cheveux noirs, qui me restèrent dans lesmains comme une branche morte détachée del' arbre. Je les couvris de baisers muets, je lespressai contre mon coeur, je les arrosai delarmes comme si c' eût été une partie d' elle-mêmeque j' ensevelissais morte dans la terre. Puis,reportant les yeux sur elle, je vis sacharmante tête qu' elle relevait toutedépouillée, mais comme parée et embellie de sonsacrifice, resplendir de joie et d' amour aumilieu des tronçons noirs et inégaux de sescheveux déchirés plutôt que coupés par lesciseaux. Elle m' apparut comme la statue mutiléede la jeunesse dont les mutilations mêmes dutemps relèvent la grâce et la beauté enajoutant l' attendrissement à l' admiration.Cette profanation d' elle-même, ce suicidede sa beauté pour l' amour de moi, me portèrentau coeur un coup dont le retentissement ébranlatout mon être et me précipita le front contreterre à ses pieds. Je pressentis ce que c' était qu' aimer,et je pris ce pressentiment pour de l' amour !Hélas ! Ce n' était pas le complet amour, ce n' enétait en moi que l' ombre. Mais j' étais trop enfantet trop naïf encore pour ne pas m' y tromper moi-même. Je crus que jel' adorais comme tant d' innocence, de beautéet d' amour méritaient d' être adorés d' un amant.Je le lui dis avec cet accent sincère quedonne l' émotion et avec cette passioncontenue que donnent la solitude, la nuit,le désespoir, les larmes. Elle le crut,parce qu' elle avait besoin de le croire pourvivre et parce qu' elle avait assez de passionelle-même dans son âme pour couvrir l' insuffisancede mille autres coeurs.La nuit entière se passa ainsi dans l' entretienconfiant, mais naïf et pur, de deux êtres qui

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se dévoilent innocemment leur tendresse et quivoudraient que la nuit et le silence fussentéternels pour que rien d' étranger à eux nevînt s' interposer entre la bouche et le coeur.Sa piété et ma réserve timide, l' attendrissementmême de nos âmes, éloignaient de nous tout autredanger. Le voile de nos larmes était sur nous.Il n' y a rien de si loin de la volupté quel' attendrissement. Abuser d' une pareille intimité,c' eût été profaner deux âmes.Je tenais ses deux mains dans les miennes. Je lessentais se ranimer à la vie. J' allais lui chercherde l' eau fraîche pour boire dans le creux de mamain ou pour essuyer son front et ses joues.Je rallumais le feu en y jetant quelquesbranches ; puis je revenais m' asseoir sur lapierre à côté du fagot de myrte où reposait satête pour entendre et pour entendre encore lesconfidences délicieuses de son amour ; commentil était né en elle à son insu, sous lesapparences d' une pure et douce amitié de soeur ;comment elle s' était d' abord alarmée, puisrassurée ; à quel signe elle avait enfin reconnuqu' elle m' aimait ; combien de marques secrètesde préférence elle m' avait données à mon insu ; quel jour elle croyait s' être trahie ;quel autre elle avait cru s' apercevoir que je lapayais de retour ; les heures, les gestes, lessourires, les mots échappés et retenus, lesrévélations ou les nuages involontaires de nosvisages pendant ces six mois. Sa mémoire avaittout conservé ; elle lui rappelait tout, commel' herbe des montagnes du midi, à laquelle le venta mis le feu pendant l' été, conserve l' empreintede l' incendie à toutes les places où la flammea passé.Elle y ajoutait ces mystérieuses superstitionsdu sentiment qui donnent un sens et un prix auxplus insignifiantes circonstances. Elle levait,pour ainsi dire, un à un tous les voiles de sonâme devant moi. Elle se montrait comme à Dieu,dans toute la nudité de sa candeur, de sonenfance, de son abandon. L' âme n' a qu' une foisdans la vie de ces moments où elle se versetout entière dans une autre âme avec ce murmureintarissable des lèvres qui ne peuvent suffire àson amoureux épanchement, et qui finissent parbalbutier des sons inarticulés et confus commedes baisers d' enfant qui s' endort.Je ne me lassais pas moi-même d' écouter, de gémiret de frissonner tour à tour. Bien que mon coeur,trop léger et trop vert encore de jeunesse, nefût ni assez mûr ni assez fécond pour produire

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de lui-même de si brûlantes et de si divinesémotions, ces émotions faisaient, en tombantdans le mien, une impression si neuve et sidélicieuse, qu' en les sentant je croyais leséprouver. Erreur ! J' étais la glace, et elle était le feu. En lereflétant, je croyais le produire. N' importe ;ce rayonnement, répercuté de l' un à l' autre,semblait appartenir à tous les deux et nousenvelopper de l' atmosphère du même sentiment.Ainsi s' écoula cette longue nuit d' hiver. Cettenuit n' eut pour elle et pour moi que la durée dupremier soupir qui dit qu' on aime. Il noussembla, quand le jour parut, qu' il venaitinterrompre ce mot à peine commencé.Le soleil était cependant déjà haut sur l' horizonquand ses rayons glissèrent entre les voletsfermés et pâlirent la lueur de la lampe. Aumoment où j' ouvris la porte, je vis toute lafamille du pêcheur qui montait en courantl' escalier.La jeune religieuse de Procida, amie de Graziella,à qui elle avait envoyé son message la veille etconfié le dessein d' entrer le lendemain aumonastère, soupçonnant quelque désespoir de coeur,avait envoyé la nuit un de ses frères à Naplespour avertir les parents de la résolution deGraziella. Informés ainsi de leur enfantretrouvée, ils arrivaient en hâte, tout joyeuxet tout repentants, pour l' arrêter sur le bordde son désespoir et la ramener libre etpardonnée avec eux.La grand' mère se jeta à genoux près du lit enpoussant de ses deux bras les deux petitsenfants qu' elle avait amenés pour l' attendrir,et en se couvrant de leurs corps comme d' unbouclier contre les reproches de sa petite-fille.Les enfants se jetèrent tout en cris et tout enpleurs dans les bras de leur soeur. En se levant pour lescaresser et pour embrasser sa grand' mère, lemouchoir qui couvrait la tête de Graziellatomba et laissa voir sa tête dépouillée de sachevelure. à la vue de ces outrages à sabeauté dont ils comprirent trop le sens, ilsfrémirent. Les sanglots éclatèrent de nouveau dansla maison. La religieuse qui venait d' entrercalma et consola tout le monde ; elle ramassales tresses coupées du front de Graziella, elleles fit toucher à l' image de la madone en lespliant dans un mouchoir de soie blanc, et lesremit dans le tablier de la grand' mère." gardez-les, lui dit-elle, pour les lui montrer

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de temps en temps, dans son bonheur ou dansses peines, et pour lui rappeler, quand elleappartiendra à celui qu' elle aime, que lesprémices de son coeur doivent appartenirtoujours à Dieu, comme les prémices de sabeauté lui appartiennent dans cettechevelure. "le soir, nous revînmes tous ensemble à Naples.Le zèle que j' avais montré pour retrouver etsauver Graziella dans cette circonstance avaitredoublé l' affection de la vieille femme et dupêcheur pour moi. Aucun d' eux ne soupçonnaitla nature de mon intérêt pour elle et de sonattachement pour moi. On attribuait toute sarépugnance à la difformité de Cecco. On espéraitvaincre cette répugnance par la raison et letemps. On promit à Graziella de ne plus la presserpour le mariage. Cecco lui-même supplia sonpère de ne plus en parler ; il demandait, parson humilité, par son attitude et par sesregards, pardon à sa cousine d' avoir été l' occasion de sa peine. Lecalme rentra dans la maison.Rien ne jetait plus aucune ombre sur le visagede Graziella, ni sur mon bonheur, si ce n' estla pensée que ce bonheur serait tôt ou tardinterrompu par mon retour dans mon pays. Quandon venait à prononcer le nom de la France,la pauvre fille pâlissait comme si elle eût vule fantôme de la mort. Un jour, en rentrant dansma chambre, je trouvai tous mes habits de villedéchirés et jetés en pièces sur le plancher." pardonne-moi, me dit Graziella en se jetantà genoux à mes pieds, et en levant vers moi sonvisage décomposé ; c' est moi qui ai fait cemalheur . Oh ! Ne me gronde pas ! Tout ce quime rappelle que tu dois quitter un jour ceshabits de marin me fait trop de mal ! Il mesemble que tu dépouilleras ton coeur d' aujourd' huipour en prendre un autre quand tu mettras teshabits d' autrefois. "excepté ces petits orages qui n' éclataient quede la chaleur de sa tendresse et quis' apaisaient sous quelques larmes de nos yeux,trois mois s' écoulèrent ainsi dans unefélicité imaginaire que la moindre réalitédevait briser en nous touchant. Notre éden étaitsur un nuage.Et c' est ainsi que je connus l' amour : par unelarme dans des yeux d' enfant. Que nous étions heureux ensemble lorsque nouspouvions oublier complétement qu' il existait unautre monde au delà de nous, un autre monde que

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cette maisonnette au penchant du Pausilippe ;cette terrasse au soleil, cette petite chambreoù nous travaillions en jouant la moitié dujour ; cette barque couchée dans son lit de sablesur la grève, et cette belle mer dont le venthumide et sonore nous apportait la fraîcheur etles mélodies des eaux !Mais, hélas ! Il y avait des heures où nous nousprenions à penser que le monde ne finissait paslà, et qu' un jour se lèverait et ne nousretrouverait plus ensemble sous le même rayonde lune ou de soleil. J' ai tort de tant accuserla sécheresse de mon coeur alors en le comparantà ce qu' il a ressenti depuis. Au fond, jecommençais à aimer Graziella mille fois plusque je ne me l' avouais à moi-même. Si je nel' avais pas aimée autant, la trace qu' elle laissapour toute ma vie dans mon âme n' aurait pas étési profonde et si douloureuse, et sa mémoirene se serait pas incorporée à moi si délicieusementet si tristement, son image ne serait pas siprésente et si éclatante dans mon souvenir.Bien que mon coeur fût du sable alors, cettefleur de mer s' y enracinait pour plus d' unesaison comme les lis miraculeux de la petiteplage s' enracinent sur les grèves de l' îled' Ischia. Et quel oeil assez privé de rayons, quel coeurassez éteint en naissant ne l' aurait pas aimée ?Sa beauté semblait se développer du soir aumatin avec son amour. Elle ne grandissait plus,mais elle s' accomplissait dans toutes sesgrâces. Grâces, hier d' enfant, aujourd' huide jeune fille éclose. Ses formes sveltes setransformaient à vue d' oeil en contours plussuaves et plus arrondis par l' adolescence.Sa stature prenait de l' aplomb sans rien perdre deson élasticité. Ses beaux pieds nus ne foulaientplus si légèrement le sol de terre battue.Elle les traînait avec cette indolence et cettelangueur qui semblent imprimer à tout lecorps le poids des premières pensées amoureuses dela femme.Ses cheveux repoussaient avec la séve forte ettouffue des plantes marines sous les vaguestièdes du printemps. Je m' amusais souvent à enmesurer la croissance en les étirant roulésautour de mon doigt sur la taille galonnée de sasoubreveste verte. Sa peau blanchissait et secolorait à la fois des mêmes teintes dont lapoudre rose du corail saupoudrait tous lesjours le bout de ses doigts. Ses yeux grandissaientet s' ouvraient de jour en jour davantage

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comme pour embrasser un horizon qui lui auraitapparu tout à coup. C' était l' étonnement dela vie quand Galatée sent une premièrepalpitation sous le marbre. Elle avaitinvolontairement avec moi des pudeurs et destimidités d' attitude, de regards, de gestesqu' elle n' avait jamais eues auparavant. Jem' en apercevais, et j' étais souvent tout muet et tout tremblant moi-mêmeauprès d' elle. On aurait dit que nous étionsdeux coupables, et nous n' étions que deux enfantstrop heureux.Et cependant depuis quelque temps un fond detristesse se cachait ou se révélait sous cebonheur. Nous ne savions pas bien pourquoi ;mais la destinée le savait, elle. C' était lesentiment de la brièveté du temps qui nousrestait à passer ensemble.Souvent Graziella, au lieu de reprendrejoyeusement son ouvrage après avoir habillé etpeigné ses petits frères, restait assise aupied du mur d' appui de la terrasse, à l' ombredes grosses feuilles d' un figuier qui montait d' enbas jusque sur le rebord du mur. Elle demeuraitlà immobile, le regard perdu, pendant desdemi-journées entières. Quand sa grand' mèrelui demandait si elle était malade, elle répondaitqu' elle n' avait aucun mal, mais qu' elle étaitlasse avant d' avoir travaillé. Elle n' aimaitpas qu' on l' interrogeât alors. Elle détournait levisage de tout le monde, excepté de moi. Maismoi, elle me regardait longtemps sans me riendire. Quelquefois ses lèvres remuaient commesi elle avait parlé, mais elle balbutiait desmots que personne n' entendait. On voyait depetits frissons tantôt blancs, tantôt roses,courir sur la peau de ses joues et la ridercomme la nappe d' eau dormante touchée par lepremier pressentiment des vents du matin. Mais,quand je m' asseyais à côté d' elle, que je luiprenais la main, que je chatouillais légèrementles longs cils de ses yeux fermés avec l' aile de ma plume ou avec l' extrémité d' unetige du romarin, alors elle oubliait tout,elle se mettait à rire et à causer commeautrefois. Seulement elle semblait triste aprèsavoir ri et badiné avec moi.Je lui disais quelquefois : " Graziella,qu' est-ce que tu regardes donc ainsi là-bas,là-bas au bout de la mer pendant des heuresentières ? Est-ce que tu y vois quelque choseque nous n' y voyons pas, nous ? " -" j' y voisla France derrière des montagnes de glace, " me

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répondait-elle. -" et qu' est-ce que tu voisdonc de si beau en France ? " ajoutais-je.-" j' y vois quelqu' un qui te ressemble, "répliquait-elle, " quelqu' un qui marche marche,marche sur une longue route blanche qui ne finitpas. Il marche sans se retourner, toujours,toujours devant lui, et j' attends des heuresentières, espérant toujours qu' il se retournerapour revenir sur ses pas. Mais il ne seretourne pas ! " et puis elle se mettait levisage dans son tablier, et j' avais beaul' appeler des noms les plus caressants, ellene relevait plus son beau front.Je rentrais alors bien triste moi-même dans machambre. J' essayais de lire pour me distraire,mais je voyais toujours sa figure entre mesyeux et la page. Il me semblait que les motsprenaient une voix et qu' ils soupiraient commenos coeurs. Je finissais souvent aussi parpleurer tout seul, mais j' avais honte de mamélancolie et je ne disais jamais à Graziellaque j' avais pleuré. J' avais bien tort, une larmede moi lui aurait fait tant de bien ! Je me souviens de la scène qui lui fit le plus depeine au coeur et dont elle ne se remit jamaiscomplétement.Elle s' était depuis quelque temps liée d' amitiéavec deux ou trois jeunes filles à peu prèsde son âge. Ces jeunes filles habitaient unedes maisonnettes dans les jardins. Ellesrepassaient et raccommodaient les robes d' unemaison d' éducation de jeunes françaises. Le roiMurat avait établi cette maison à Naplespour les filles de ses ministres et de sesgénéraux. Ces jeunes procitanes causaientsouvent d' en bas, en faisant leur ouvrage,avec Graziella, qui les regardait par-dessusle mur d' appui de la terrasse. Elles luimontraient les belles dentelles, les bellessoies, les beaux chapeaux, les beaux souliers,les rubans, les châles qu' elles apportaientou qu' elles remportaient pour les jeunesélèves de ce couvent. C' étaient des crisd' étonnement et d' admiration qui ne finissaientpas. Quelquefois les petites ouvrières venaientprendre Graziella pour la conduire à la messeou aux vêpres en musique dans la petite chapelledu Pausilippe. J' allais au-devant d' ellesquand le jour tombait et que les tintementsrépétés de la cloche m' avertissaient que leprêtre allait donner la bénédiction. Nousrevenions en folâtrant sur la grève de lamer, en nous avançant sur la trace de la lame

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quand elle se retirait et en nous sauvantdevant la vague quand elle revenait avec unbourrelet d' écume sur nos pieds. Dieu !Que Graziella était jolie alors, quand,tremblant de mouiller ses belles pantouflesbrodées de paillettes d' or, elle courait, les bras tendus en avant, vers moi,comme pour se réfugier sur mon coeur contrele flot jaloux de la retenir ou de lui lécher dumoins les pieds !Je voyais depuis quelque temps qu' elle me cachaitje ne sais quoi de ses pensées. Elle avait desentretiens secrets avec ses jeunes amies lesouvrières. C' était comme un petit complot auquelon ne m' admettait pas.Un soir, je lisais dans ma chambre, à la lueurd' une petite lampe de terre rouge. Ma porte sur laterrasse était ouverte pour laisser entrer labrise de mer. J' entendis du bruit, de longschuchotements de jeunes filles, des riresétouffés, puis de petites plaintes, des motsd' humeur, puis de nouveaux éclats de voixinterrompus par de longs silences dans lachambre de Graziella et des enfants. Je n' y fispas grande attention d' abord.Cependant l' affectation même qu' on mettait àétouffer les chuchotements et l' espèce demystère qu' ils supposaient entre les jeunesfilles excita ma curiosité. Je posai monlivre, je pris ma lampe de terre dans la maingauche, je l' abritai de la main droite contreles bouffées du vent pour qu' elle nes' éteignît pas. Je traversai à pas muets laterrasse, en assourdissant mes pas sur lesdalles. Je collai mon oreille contre la portede Graziella. J' entendis un bruit de pas quiallaient et venaient dans la chambre, desfroissements d' étoffes qu' on pliait et qu' ondépliait, le cliquetis des dés, des aiguilles,des ciseaux de femmes qui ajustaient desrubans, qui épinglaient des fichus, et ces babillages, ces bourdonnements de fraîches voixque j' avais souvent entendus dans la maisonde ma mère quand mes soeurs s' habillaient pourle bal.Il n' y avait point de fête au Pausilippe pour lelendemain. Graziella n' avait jamais songé àrelever sa beauté par la toilette. Il n' y avaitpas même un miroir dans sa chambre. Elle seregardait dans le seau d' eau du puits de laterrasse, ou plutôt elle ne se regardait quedans mes yeux.Ma curiosité ne résista pas à ce mystère. Je

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poussai la porte du genou. La porte céda. Jeparus, ma lampe à la main, sur le seuil.Les jeunes ouvrières jetèrent un cri et s' échappèrenten volée d' oiseaux, se réfugiant, comme si onles avait surprises en crime, dans les coinsde la chambre. Elles tenaient encore à lamain les objets de conviction. L' une le fil,l' autre les ciseaux, celle-ci les fleurs, celle-làles rubans. Mais Graziella, placée au milieu dela chambre sur un petit escabeau de bois, etcomme pétrifiée par mon apparition inattendue,n' avait pas pu s' échapper. Elle était rougecomme une grenade. Elle baissait les yeux,elle n' osait pas me regarder, à peine respirer.Tout le monde se taisait, dans l' attente de ceque j' allais dire. Je ne disais rien moi-même.J' étais absorbé dans la surprise et dans lacontemplation muette de ce que je voyais.Graziella avait dépouillé ses vêtements de lourdelaine, sa soubreveste galonnée à la mode deProcida qui s' entr' ouvre sur la poitrinepour laisser la respiration à la jeune filleet la source de vie à l' enfant, ses pantouflesà paillettes d' or et au talon de bois danslesquelles jouaient ordinairement ses piedsnus, les longues épingles à boule de cuivre qui enroulaient transversalement sur lesommet de sa tête ses cheveux noirs, comme unevergue enroule la voile sur la barque. Sesboucles d' oreilles larges comme des braceletsétaient jetées confusément sur son lit avec seshabits du matin.à la place de ce pittoresque costume grec quisied à la pauvreté comme à la richesse, quilaisse, par la robe tombante à mi-jambes, parl' échancrure du corsage et par l' entaille desmanches, la liberté et la souplesse à toutesles formes du corps de la femme, les jeunesamies de Graziella l' avaient revêtue, à saprière, des habits et des parures d' unedemoiselle française à peu près de sa taille etde son âge dans le couvent. Elle avait une robede soie moirée, une ceinture rose, un fichublanc, une coiffe ornée de fleurs artificielles,des souliers de satin bleu, des bas à maillesde soie qui laissaient voir la couleur de chairsur les chevilles arrondies de ses pieds.Elle restait dans ce costume sous lequel jevenais de la surprendre aussi confondue que sielle eût été surprise dans sa nudité par unregard d' homme. Je la regardais moi-même sanspouvoir en détacher mes yeux, mais sans qu' ungeste, une exclamation, un sourire pussent lui

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révéler l' impression que j' éprouvais de sontravestissement. Une larme m' était montée ducoeur. J' avais tout de suite et trop bien comprisla pensée de la pauvre enfant. Honteuse de ladifférence de condition entre elle et moi, elleavait voulu éprouver si un rapprochement dans lecostume rapprocherait à mes yeux nos destinées.Elle avait tenté cette épreuve à mon insu,avec l' aide de ses amies, espérant m' apparaîtretout à coup ainsi plus belle et plus demon espèce qu' elle ne croyait l' être sous lessimples habits de son île et de son état. Elle s' était troptrompée. Elle commençait à s' en apercevoir à monsilence. Sa figure prenait une expressiond' impatience désespérée et presque de larmes quime révélait son dessein caché, son crime et sadéception.Elle était bien belle ainsi cependant. Sa penséedevait l' embellir mille fois plus à mes yeux.Mais sa beauté ressemblait presque à unetorture. C' était comme une figure de ces jeunesvierges du Corrége clouées au poteau sur lebûcher de leur martyre et se tordant dans leursliens pour échapper aux regards qui profanentleur pudicité. Hélas ! C' était un martyre aussipour la pauvre Graziella. Mais ce n' était pas,comme on eût pu croire en la voyant, lemartyre de la vanité. C' était le martyre de sonamour.Les habillements de la jeune pensionnaire françaisedu couvent dont on l' avait vêtue, coupés sansdoute pour la taille maigre et pour les braset les épaules grêles d' une enfant cloîtréede treize à quatorze ans, s' étaient rencontréstrop étroits pour la stature découplée et pour lesépaules arrondies et fortement nouées au corpsde cette belle fille du soleil et de la mer. Larobe éclatait de partout sur les épaules, surle sein, autour de la ceinture, comme une écorcede sycomore qui se déchire sur les branches del' arbre aux fortes séves du printemps. Lesjeunes couturières avaient eu beau épinglerçà et là la robe et le fichu, la nature avaitrompu l' étoffe à chaque mouvement. On voyait enplusieurs endroits, à travers les déchirures dela soie, le nu du cou ou des bras éclater sousles reprises. La grosse toile de la chemisepassait à travers les efforts de la robe et dufichu et contrastait par sa rudesse avecl' élégance de la soie. Les bras, mal contenus par une manche étroite et courte, sortaient commele papillon rose de la chrysalide qu' il fait

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gonfler et crever. Ses pieds, accoutumés à êtrenus ou à s' emboîter dans de larges babouchesgrecques, tordaient le satin des souliers quisemblaient l' emprisonner dans des entraves decordons noués comme des sandales autour de sesjambes. Ses cheveux, mal relevés et mal contenuspar le réseau de dentelles et de fausses fleurs,soulevaient comme d' eux-mêmes tout cet édificede coiffure et donnaient au visage charmant,qu' on avait voulu en vain défigurer ainsi, uneexpression d' effronterie dans la parure et dehonte modeste dans la physionomie qui faisaientle plus étrange et le plus délicieux contraste.Son attitude était aussi embarrassée que sonvisage. Elle n' osait faire un mouvement, de peurde laisser tomber les fleurs de son front ou defroisser son ajustement. Elle ne pouvait marcher,tant sa chaussure enclavait ses pieds et donnaitde charmante gaucherie à ses pas. On eût ditl' ève naïve de cette mer du soleil prise aupiége de sa première coquetterie.Le silence dura un moment ainsi dans la chambre.à la fin, plus peiné que réjoui de cetteprofanation de la nature, je m' avançai vers elleen faisant des lèvres une moue un peu moqueuse,et en la regardant avec une légère expressionde reproche et de douce raillerie, faisantsemblant de la reconnaître avec peine sous cetattirail de toilette. " comment, lui dis-je,c' est toi, Graziella ? Oh ! Qui est-ce qui aurait jamais reconnu la belle procitane dans cette poupée de Paris ? Allons donc,continuai-je un peu rudement, n' as-tu pas hontede défigurer ainsi ce que Dieu a fait sicharmant sous son costume naturel ? Tu aurasbeau faire, va ! Tu ne seras jamais qu' une filledes vagues au pied marin et coiffée par lesrayons de ton beau ciel. Il faut t' y résigneret en remercier Dieu. Ces plumes de l' oiseaude cage ne s' adapteront jamais bien à l' hirondellede mer. "ce mot la perça jusqu' au coeur. Elle ne compritpas ce qu' il y avait dans mon esprit depréférence passionnée et d' adoration pourl' hirondelle de mer. Elle crut que je ladéfiais de ressembler jamais à une beauté de marace et de mon pays. Elle pensa que tous sesefforts pour se faire plus belle à cause de moiet pour tromper mes yeux sur son humble conditionétaient perdus. Elle fondit tout à coup en pleurs,et s' asseyant sur son lit, le visage cachédans ses doigts, elle pria, d' un ton boudeur,ses jeunes amies de venir la débarrasser de son

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odieuse parure. -je savais bien, dit-elle engémissant, que je n' étais qu' une pauvre procitane.Mais je croyais qu' en changeant d' habits je nete ferais pas tant de honte un jour si je tesuivais dans ton pays. Je vois bien qu' il fautrester ce que je suis et mourir où je suis née.Mais tu n' aurais pas dû me le reprocher. "à ces mots, elle arracha avec dépit les fleurs, lebonnet, le fichu, et, les jetant d' un geste decolère loin d' elle, elle les foula aux pieds enleur adressant des paroles de reproche, commesa grand' mère avait fait aux planches de labarque après le naufrage. Puis, se précipitant versmoi, elle souffla la lampe dans ma main pour queje ne la visse pas plus longtemps dans ce costume quim' avait déplu.Je sentis que j' avais eu tort de badiner troprudement avec elle, et que le badinage étaitsérieux. Je lui demandai pardon. Je lui dis queje ne l' avais grondée ainsi que parce que je latrouvais mille fois plus ravissante en procitanequ' en française. C' était vrai. Mais le coupétait porté. Elle ne m' écoutait plus ; ellesanglotait.Ses amies la déshabillèrent ; je ne la revis plusque le lendemain. Elle avait repris ses habitsd' insulaire. Mais ses yeux étaient rouges deslarmes que ce badinage lui avait coûtées toutela nuit !Vers le même temps, elle commença à se défier deslettres que je recevais de France, soupçonnantbien que ces lettres me rappelaient. Elle n' osaitpas me les dérober, tant elle était probe etincapable de tromper, même pour sa vie. Maiselle les retenait quelquefois neuf jours, et lesattachait avec une de ses épingles doréesderrière l' image en papier de la madonesuspendue au mur à côté de son lit. Elle pensaitque la sainte vierge, attendrie par beaucoupde neuvaines en faveur de notre amour, changeraitmiraculeusement le contenu des lettres, ettransformerait les ordres de retour eninvitations à rester près d' elle. Aucune deces pieuses petites fraudes ne m' échappait, ettoutes me la rendaient plus chère. Mais l' heureapprochait. Un soir des derniers jours du mois de mai, onfrappa violemment à la porte. Toute la familledormait. J' allai ouvrir. C' était mon ami V." je viens te chercher, me dit-il. Voici unelettre de ta mère. Tu n' y résisteras pas. Leschevaux sont commandés pour minuit. Il est onze

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heures. Partons, ou tu ne partiras jamais. Tamère en mourra. Tu sais combien ta famille larend responsable de toutes tes fautes. Elles' est tant sacrifiée pour toi ; sacrifie-toiun moment pour elle. Je te jure que je reviendraiavec toi passer l' hiver et toute une autrelongue année ici. Mais il faut faire acte deprésence dans ta famille et d' obéissance auxordres de ta mère. "je sentis que j' étais perdu." attends-moi là, " lui dis-je.Je rentrai dans ma chambre, je jetai à la hâte mesvêtements dans ma valise. J' écrivis à Graziella,je lui dis tout ce que la tendresse pouvaitexprimer d' un coeur de dix-huit ans et tout ce quela raison pouvait commander à un fils dévoué à samère. Je lui jurais, comme je me le jurais àmoi-même, qu' avant que le quatrième mois fûtécoulé je serais auprès d' elle et que je ne laquitterais presque plus. Je confiais l' incertitudede notre destinée future à la providence et àl' amour. Je lui laissais ma bourse pour aiderses vieux parents pendant mon absence. La lettrefermée, je m' approchai à pas muets. Je me misà genoux sur le seuil de la porte de sa chambre.Je baisai la pierre et le bois ; je glissaile billet dans la chambre par-dessous la porte. Je dévorai le sanglot intérieur quim' étouffait.Mon ami me passa la main sous le bras, me releva, etm' entraîna. à ce moment, Graziella, que ce bruitinusité avait alarmée sans doute, ouvrit laporte. La lune éclairait la terrasse. Lapauvre enfant reconnut mon ami. Elle vit mavalise qu' un domestique emportait sur sesépaules. Elle tendit les bras, jeta un cri deterreur et tomba inanimée sur la terrasse.Nous nous élançâmes vers elle. Nous la reportâmessans connaissance sur son lit. Toute la familleaccourut. On lui jeta de l' eau sur le visage. Onl' appela de toutes les voix qui lui étaient lesplus chères. Elle ne revint au sentiment qu' àma voix. " tu le vois, me dit mon ami, elle vit ;le coup est porté. De plus longs adieux neseraient que des contre-coups plus terribles. "il décolla les deux bras glacés de la jeunefille de mon cou et m' arracha de la maison.Une heure après, nous roulions dans le silenceet dans la nuit sur la route de Rome.J' avais laissé plusieurs adresses à Grazielladans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvaiune première lettre d' elle à Milan. Elle medisait qu' elle était bien de corps, mais malade

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de coeur ; que cependant elle se confiait à maparole et m' attendrait avec sécurité vers le moisde novembre.Arrivé à Lyon, j' en trouvai une seconde plussereine encore et plus confiante. La lettrecontenait quelques feuilles de l' oeillet rougequi croissait dans un vase de terre sur le petit mur d' appui de la terrasse, tout près de machambre, et dont elle plaçait une fleur dans sescheveux le dimanche. était-ce pour m' envoyerquelque chose qui l' eût touchée ? était-ce untendre reproche déguisé sous un symbole et pourme rappeler qu' elle avait sacrifié ses cheveuxpour moi ?Elle me disait qu' elle " avait eu la fièvre ; que lecoeur lui faisait mal ; mais qu' elle allait mieuxde jour en jour ; qu' on l' avait envoyée, pourchanger d' air et pour se remettre tout à fait,chez une de ses cousines, soeur de Cecco, dansune maison du Vomero, colline élevée et saine quidomine Naples. "je restai ensuite plus de trois mois sans recevoiraucune lettre. Je pensais tous les jours àGraziella. Je devais repartir pour l' Italie aucommencement du prochain hiver. Son image tristeet charmante m' y apparaissait comme un regret,et quelquefois aussi comme un tendre reproche.J' étais à cet âge ingrat où la légèreté etl' imitation font une mauvaise honte au jeunehomme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel oùles plus beaux dons de Dieu, l' amour pur, lesaffections naïves, tombent sur le sable et sontemportés en fleur par le vent du monde. Cettevanité mauvaise et ironique de mes amis combattaitsouvent en moi la tendresse cachée et vivante aufond de mon coeur. Je n' aurais pas osé avouersans rougir et sans m' exposer aux railleries quelsétaient le nom et la condition de l' objet de mesregrets et de mes tristesses. Graziella n' étaitpas oubliée, mais elle était voilée dans ma vie.Cet amour, qui enchantait mon coeur, humiliaitmon respect humain. Son souvenir que je nourrissaisseulement en moi dans la solitude, dans le mondeme poursuivait presque comme un remords. Combien je rougis aujourd' hui d' avoir rougi alors !Et qu' un seul des rayons de joie ou des gouttesde larmes de ses chastes yeux valait plus quetous ces regards, toutes ces agaceries et tousces sourires auxquels j' étais prêt à sacrifierson image ! Ah ! L' homme trop jeune est incapabled' aimer ! Il ne sait le prix de rien ! Il neconnaît le vrai bonheur qu' après l' avoir perdu !Il y a plus de séve folle et d' ombre flottante

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dans les jeunes plants de la forêt ; il y a plusde feu dans le vieux coeur du chêne.L' amour vrai est le fruit mûr de la vie. àdix-huit ans, on ne le connaît pas, on l' imagine.Dans la nature végétale, quand le fruit vient,les feuilles tombent ; il en est peut-êtreainsi dans la nature humaine. Je l' ai souventpensé depuis que j' ai compté des cheveuxblanchissants sur ma tête. Je me suis reprochéde n' avoir pas connu alors le prix de cettefleur d' amour. Je n' étais que vanité. La vanitéest le plus sot et le plus cruel des vices, carelle fait rougir du bonheur ! ...un soir des premiers jours de novembre, on meremit, au retour d' un bal, un billet et un paquetqu' un voyageur venant de Naples avait apportéspour moi de la poste en changeant de chevaux àMâcon. Le voyageur inconnu me disait que, chargépour moi d' un message important par un de sesamis, directeur d' une fabrique de corail deNaples, il s' acquittait en passant de sacommission ; mais que les nouvelles qu' ilm' apportait étant tristes et funèbres, il ne demandait pas à me voir ; il me priait seulementde lui accuser réception du paquet à Paris.J' ouvris en tremblant le paquet. Il renfermait,sous la première enveloppe, une dernière lettrede Graziella, qui ne contenait que ces mots :" le docteur dit que je mourrai avant trois jours.Je veux te dire adieu avant de perdre mes forces.Oh ! Si tu étais là, je vivrais ! Mais c' est lavolonté de Dieu. Je te parlerai bientôt ettoujours du haut du ciel. Aime mon âme ! Ellesera avec toi toute ta vie. Je te laisse mescheveux, coupés une nuit pour toi. Consacre-lesà Dieu dans une chapelle de ton pays pour quequelque chose de moi soit auprès de toi ! "je restai anéanti, sa lettre dans les mains,jusqu' au jour. Ce n' est qu' alors que j' eus laforce d' ouvrir la seconde enveloppe. Toute sabelle chevelure y était, telle que la nuitoù elle me l' avait montrée dans la cabane. Elleétait encore mêlée avec quelques-unes des feuillesde bruyère qui s' y étaient attachées cettenuit-là. Je fis ce qu' elle avait ordonné dans sondernier voeu. Une ombre de sa mort se répandit dèsce jour-là sur mon visage et sur ma jeunesse.Douze ans plus tard je revins à Naples. Jecherchai ses traces. Il n' y en avait plus ni àla Margellina ni à Procida. La petite maisonsur la falaise de l' île était tombée en ruines.Elle n' offrait plus qu' un monceau de pierres grisesau-dessus d' un cellier où les chevriers abritaient

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leurs chèvres pendant les pluies. Le temps effacevite sur la terre, mais il n' efface jamais les traces d' unpremier amour dans le coeur qui l' a traversé.Pauvre Graziella ! Bien des jours ont passé depuisces jours. J' ai aimé, j' ai été aimé. D' autresrayons de beauté et de tendresse ont illuminéma sombre route. D' autres âmes se sont ouvertesà moi pour me révéler dans des coeurs de femmesles plus mystérieux trésors de beauté, desainteté, de pureté que Dieu ait animés surcette terre, afin de nous faire comprendre,pressentir et désirer le ciel. Mais rien n' aterni ta première apparition dans mon coeur.Plus j' ai vécu, plus je me suis rapproché de toipar la pensée. Ton souvenir est comme ces feuxde la barque de ton père, que la distance dégagede toute fumée et qui brillent d' autant plusqu' ils s' éloignent davantage de nous. Je nesais pas où dort ta dépouille mortelle, ni siquelqu' un te pleure encore dans ton pays ; maiston véritable sépulcre est dans mon âme. C' estlà que tu es recueillie et ensevelie toutentière. Ton nom ne me frappe jamais en vain.J' aime la langue où il est prononcé. Il y atoujours au fond de mon coeur une larme quifiltre goutte à goutte et qui tombe en secret surta mémoire pour la rafraîchir et pour l' embaumeren moi. (1829.)un jour de l' année 1830, étant entré dans uneéglise de Paris le soir, j' y vis apporter lecercueil, couvert d' un drap blanc, d' une jeunefille. Ce cercueil me rappela Graziella. Jeme cachai sous l' ombre d' un pilier. Je songeai àProcida, et je pleurai longtemps. Mes larmes se séchèrent ; mais les nuages quiavaient traversé ma pensée pendant cette tristessed' une sépulture ne s' évanouirent pas. Je rentraisilencieux dans ma chambre. Je déroulai lessouvenirs qui sont retracés dans cette longuenote, et j' écrivis d' une seule haleine et enpleurant les vers intitulés le premier regret .C' est la note, affaiblie par vingt ans dedistance, d' un sentiment qui fit jaillir lapremière source de mon coeur. Mais on y sentencore l' émotion d' une fibre intime qui a étéblessée et qui ne guérira jamais bien.Voici ces strophes, baume d' une blessure, roséed' un coeur, parfum d' une fleur sépulcrale.Il n' y manquait que le nom de Graziella. Jel' y encadrerais dans une strophe, s' il y avaitici-bas un cristal assez pur pour renfermer cettelarme, ce souvenir, ce nom !

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Le premier regret.Sur la plage sonore où la mer de Sorrentedéroule ses flots bleus au pied de l' oranger,il est, près du sentier, sous la haie odorante,une pierre petite, étroite, indifférenteaux pieds distraits de l' étranger.La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes,un nom que nul écho n' a jamais répété !Quelquefois cependant le passant arrêté,lisant l' âge et la date en écartant les herbes,et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,dit : " elle avait seize ans ! C' est bien tôtpour mourir ! "mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissons le vent gémir et le flot murmurer ; revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer !Dit : " elle avait seize ans ! " -oui, seize ans !Et cet âgen' avait jamais brillé sur un front plus charmant !Et jamais tout l' éclat de ce brûlant rivagene s' était réfléchi dans un oeil plus aimant !Moi seul je la revois, telle que la penséedans l' âme où rien ne meurt, vivante l' a laissée,vivante ! Comme à l' heure où, les yeux sur les miens,prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,et l' ombre de la voile errante sur sa joue,elle écoutait le chant du nocturne pêcheur,de la brise embaumée aspirait la fraîcheur,me montrait dans le ciel la lune épanouie,comme une fleur des nuits dont l' aube est réjouie,et l' écume argentée, et me disait : " pourquoitout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi ?Jamais ces champs d' azur semés de tant de flammes,jamais ces sables d' or où vont mourir les lames,ces monts dont les sommets tremblent au fond descieux,ces golfes couronnés de bois silencieux,ces lueurs sur la côte, et ces chants sur les vagues,n' avaient ému mes sens de voluptés si vagues !Pourquoi, comme ce soir, n' ai-je jamais rêvé ?Un astre dans mon coeur s' est-il aussi levé ?Et toi, fils du matin, dis, à ces nuits si bellesles nuits de ton pays sans moi ressemblaient-elles ? "puis, regardant sa mère assise auprès de nous,posait pour s' endormir son front sur ses genoux.Mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer ! Que son oeil était pur et sa lèvre candide !Que son oeil inondait mon regard de clarté !

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Le beau lac de Némi, qu' aucun souffle ne ride,à moins de transparence et de limpidité !Dans cette âme, avant elle, on voyait ses pensées,ses paupières jamais, sur ses beaux yeux baissées,ne voilaient son regard d' innocence rempli ;nul souci sur son front n' avait laissé son pli ;tout folâtrait en elle : et ce jeune sourire,qui plus tard sur la bouche avec tristesse expire,sur sa lèvre entr' ouverte était toujours flottant,comme un pur arc-en-ciel sur un jour éclatant !Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,ce rayon n' avait pas traversé de nuage !Son pas insouciant, indécis, balancé,flottait comme un flot libre où le jour est bercé,ou courait pour courir ; et sa voix argentine,écho limpide et pur de son âme enfantine,musique de cette âme où tout semblait chanter,égayait jusqu' à l' air qui l' entendait monter !Mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer !Mon image en son coeur se grava la première,comme dans l' oeil qui s' ouvre, au matin, la lumière ;elle ne regarda plus rien après ce jour ;de l' heure qu' elle aima l' univers fut amour !Elle me confondait avec sa propre vie,voyait tout dans mon âme, et je faisais partiede ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux.Du bonheur de la terre et de l' espoir des cieux.Elle ne pensait plus au temps, à la distance ;l' heure seule absorbait toute son existence ; avant moi cette vie était sans souvenir,un soir de ces beaux jours était tout l' avenir !Elle se confiait à la douce naturequi souriait sur nous, à la prière purequ' elle allait, le coeur plein de joie et non depleurs,à l' autel qu' elle aimait répandre avec ses fleurs :et sa main m' entraînait aux marches de son temple,et, comme un humble enfant, je suivais son exemple,et sa voix me disait tout bas : " prie avec moi !Car je ne comprends pas le ciel même sans toi ! "mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer !Voyez dans son bassin l' eau d' une source vives' arrondir comme un lac sous son étroite rive,bleue et claire, à l' abri du vent qui va courir,et du rayon brûlant qui pourrait la tarir !Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,en y plongeant son cou qu' enveloppe la ride,

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orne sans le ternir le liquide miroir,et s' y berce au milieu des étoiles du soir ;mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,il bat le flot tremblant de ses humides ailes,le ciel s' efface au sein de l' onde qui brunit,la plume à grands flocons y tombe et la ternit,comme si le vautour, ennemi de sa race,de sa mort sur les flots avait semé la trace ;et l' azur éclatant de ce lac enchantén' est plus qu' une onde obscure où le sable a monté !Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;le rayon s' éteignit, et sa mourante flammeremonta dans le ciel pour n' en plus revenir.Elle n' attendait pas un second avenir ; elle ne languit pas de doute en espérance,et ne disputa pas sa vie à la souffrance ;elle but d' un seul trait le vase de douleur ;dans sa première larme elle noya son coeur !Et, semblable à l' oiseau, moins pur et moinsbeau qu' elle,qui, le soir, pour dormir, met son cou sous son aileelle s' enveloppa d' un muet désespoir,et s' endormit aussi, mais bien avant le soir !Mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer !Elle a dormi quinze ans dans sa couche d' argile,et rien ne pleure plus sur son dernier asile,et le rapide oubli, second linceul des morts,a couvert le sentier qui menait vers ces bords ;nul ne visite plus cette pierre effacée,nul n' y songe et n' y prie ! ... excepté ma pensée,quand, remontant le flot de mes jours révolus,je demande à mon coeur tous ceux qui n' y sont plus,et que, les yeux flottants sur de chères empreintes,je pleure dans mon ciel tant d' étoiles éteintes !Elle fut la première, et sa douce lueurd' un jour pieux et tendre éclaire encore mon coeur !Mais pourquoi m' entraîner vers ces scènes passées ?Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;revenez, revenez, ô mes tristes pensées !Je veux rêver et non pleurer !Un arbuste épineux, à la pâle verdure,est le seul monument que lui fit la nature ;battu des vents de mer, du soleil calciné,comme un regret funèbre au coeur enraciné,il vit dans le rocher sans lui donner d' ombrage ; la poudre du chemin y blanchit son feuillage ;il rampe près de terre, où ses rameaux penchéspar la dent des chevreaux sont toujours retranchés ;une fleur, au printemps, comme un flocon de neige,y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui

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l' assiégel' effeuille avant qu' elle ait répandu son odeur,comme la vie avant qu' elle ait charmé le coeur !Un oiseau de tendresse et de mélancolies' y pose pour chanter sur le rameau qui plie !Oh ! Dis, fleur que la vie a fait si tôt flétrir,n' est-il pas une terre où tout doit refleurir ?Remontez, remontez à ces heures passées !Vos tristes souvenirs m' aident à soupirer !Allez où va mon âme ! Allez, ô mes pensées !Mon coeur est plein, je veux pleurer !C' est ainsi que j' expiai par ces larmes écritesla dureté et l' ingratitude de mon coeur dedix-huit ans. Je ne puis jamais relire ces verssans adorer cette fraîche image que roulerontéternellement pour moi les vagues transparenteset plaintives du golfe de Naples... et sansme haïr moi-même ! Mais les âmes pardonnentlà-haut. La sienne m' a pardonné. Pardonnez-moiaussi, vous ! ! J' ai pleuré.

LIVRE ONZIEME GRAZIELLA En 1814, j' étais entré dans la maison militaire duroi Louis Xviii, comme tous les jeunes gensde mon âge dont les familles étaient attachéespar souvenir à l' ancienne monarchie. Je faisaispartie des corps de cette garde qui devaitmarcher contre Bonaparte à Nevers, puis àFontainebleau, puis enfin défendre Paris avecla garde nationale et les jeunes gens des écolesenrôlés spontanément et par le seul enthousiasmede la liberté contre l' invasion des soldats del' île d' Elbe.On fait grimacer indignement l' histoire depuisquinze ans sur ce retour de Bonaparte soi-disanttriomphal à Paris aux applaudissements de laFrance. C' est un mensonge convenu qui n' en estpas moins un grossier mensonge.La vérité, c' est que la France étonnée etconsternée fut conquise par un des souvenirs degloire qui intimidèrent la nation, et qu' ellene fut rien moins que soulevée par son amouret par son fanatisme pour l' empire. Ce fanatisme,alors, n' existait que dans les troupes, et encoredans les rangs subalternes seulement. La France étaitlasse de combats pour un homme ; elle avait saluédans Louis Xviii, non pas le roi de lacontre-révolution, mais le roi d' uneconstitution libérale. Tout le mouvementinterrompu de la révolution de 1789 recommençait

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pour nous depuis la chute de l' empire.La France entière, la France qui pense et non pasla France qui crie, sentait parfaitement que leretour de Bonaparte amenait le retour durégime militaire et de la tyrannie. Elle enavait effroi. Le 20 mars fut une conspirationarmée et non un mouvement national. Le premiersentiment du peuple fut le soulèvement contrel' audace de cet homme qui pesait sur elle dupoids d' un héros. S' il n' y eût point eu d' arméeorganisée en France pour voler sous les aiglesde son empereur, jamais l' empereur ne fût arrivéjusqu' à Paris. L' armée enleva la nation, elleoublia la liberté pour un homme ; voilà la vérité.Cet homme était un grand général ; cet hommeavait été quinze ans son chef ; cet homme étaità ses yeux la gloire et l' empire ; voilà sonexcuse, s' il y a des excuses contre une défectionà la liberté. Ce fut la première fois de mavie que je sentis dans mon âme un profonddécouragement des hommes. Je vis à huit joursde distance une France prête à se lever enmasse contre Bonaparte et une autre Franceprosternée aux pieds de Bonaparte. Je savaisbien que la soumission n' était pas volontaire,et que la prosternation n' était pas sincère ;je compris que les plus grandes nations n' étaientpas toujours héroïques, et que les peuples aussipassaient sous le joug.De ce jour je désespérai de la toute-puissancede l' opinion, et je crus plus quod decet àla puissance des baïonnettes. Ce fut mon premier désillusionnementpolitique. Le 20 mars et la mobilité d' une nationpliant devant quelques régiments me sont restéscomme un poids sur le coeur.L' histoire a déguisé la sujétion sous un feintenthousiasme. Mais il y a une histoire plusvraie que celle qu' on écrit pour flatter sonsiècle ; celle-là parlera un autre langage queles thuriféraires du grand peuple et du grandsoldat. L' empire aura son Tacite, et la libertésera vengée. En attendant, laissons mentir enpaix cette histoire sans conscience, cesannalistes d' état-major et de caserne quisuivent l' armée comme on suivait les cours,qui dépravent le jugement du peuple en justifianttoujours la fortune, en adorant toujours l' épée,et qui ont dans l' âme un tel besoin de servitude,que, ne pouvant plus adorer le tyran, ilsadorent du moins la mémoire de la tyrannie ! ...nous quittâmes Paris la nuit qui précéda l' entréede Bonaparte dans Paris. Nous laissâmes la

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capitale dans l' agitation. Dans toutes les rues,sur tous les boulevards, dans tous les faubourgs,dans tous les villages où nous passions, lepeuple se pressait sur nos pas pour nous couvrirde ses bénédictions et de ses voeux. Les citoyenssortaient de leurs portes et nous présentaienten pleurant du pain et du vin. Ils serraient nosmains dans les leurs ; ils éclataient enmalédictions contre les prétoriens qui venaientrenverser les institutions et la paix à peinereconquises. Voilà ce que j' ai vu et entendu depuis la place Louis Xv,d' où nous partîmes, jusqu' à la frontière belge, oùnous nous arrêtâmes.Et ce n' étaient pas seulement les royalistes, lespartisans de la maison de Bourbon, qui parlaientainsi, c' étaient surtout les libéraux, les amisde la révolution et de la liberté.Nous arrivâmes au milieu de ce concert d' imprécationset de larmes jusqu' à Béthune, petite villefortifiée de nos frontières du nord, à deuxlieues de la Belgique. Le maréchal Marmont nouscommandait. Le comte d' Artois et le duc deBerry, son fils, marchaient avec nous. Le rois' était séparé de nous à Arras et avait prisla route de Lille. Il ne passa que quelquesheures à Lille, où les dispositions de lagarnison menaçant sa sûreté, il se réfugia enBelgique.à cette nouvelle, le comte d' Artois, le maréchalMarmont et les grenadiers à cheval de la garderoyale sortirent de Béthune pour suivre le roihors de France. Quelques compagnies de gardes ducorps, de chevau-légers et de mousquetairesrestèrent dans la ville pour la défendre. Lesoir on nous réunit sur la place d' armes ; onnous lut une proclamation des princes qui nousremerciaient de notre fidélité ; ils nousadressaient leurs adieux et nous disaient que,dégagés désormais de notre serment envers eux,nous étions libres de rentrer dans nos famillesou de suivre le roi sur la terre étrangère.Des groupes se formèrent de toutes parts à cettelecture. Nous délibérâmes sur le parti le plushonorable et le plus patriotique à prendre danscet abandon où l' on nous laissait. Les unsopinaient à suivre le roi, les autres à rentrerdans les rangs de la nation et à attendre là lesoccasions de servir utilement notre cause trahie par lafortune, mais non par le droit. Les voix lesplus passionnées et les plus nombreusesproposaient de porter notre drapeau en Belgique

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et d' attacher notre fortune aux pas du roi quenous avions juré de défendre. On parlait avecanimation et avec cette éloquence militaire quidéroule les plis du drapeau et qui accompagne lesparoles du geste et du retentissement du sabre.Ce fut la première fois que je parlai au public.Aimé de beaucoup de mes camarades et honoré,malgré mon extrême jeunesse, d' une certaineautorité parmi eux, je montai, à la prière dequelques-uns de mes amis, sur le moyeu de laroue d' un caisson, et je répondis à un mousquetairequi avait fortement et brillamment remué lesesprits en parlant en faveur de l' émigration.J' étais aussi ennemi de Bonaparte et aussi dévouéà une restauration libérale que qui que ce fûtdans l' armée ; mais je sortais d' une famillequi ne s' était jamais détachée du pays et quicroyait aux droits de la patrie comme nosaïeux croyaient au droit du trône. Mon père etses frères appartenaient à cette génération de lanoblesse française vivant dans les provinces etdans les camps, loin des cours, en détestant lesabus, en méprisant la corruption, amis deMirabeau et des premiers constitutionnels,ennemis des crimes de la révolution, partisansconstants et modérés de ses principes. Aucund' eux n' avait émigré. Coblentz leur répugnaitcomme une folie et comme une faute. Ils avaientpréféré le rôle de victimes de la révolution aurôle d' auxiliaires des ennemis de leur pays. J' avaisété nourri dans ces idées ; elles avaient coulédans mes veines : la politique est dans le sang.J' exprimai ces idées avec loyauté et avec énergie.Je les appuyai de quelques considérations hardies denature à faire impression sur les esprits ensuspens.Je dis que la cause de la liberté et la cause desbourbons étaient heureusement réunies en Francedepuis que Louis Xviii avait donné à la Francele gouvernement représentatif ; que c' étaitnotre force d' être associés de coeur avec leslibéraux et avec les républicains ; que la mêmehaine nous animait contre Bonaparte, quel' usurpateur de tous les droits du peuple nepouvait pas gouverner désormais sans donnerlui-même une ombre de constitution libéraleà la nation ; que cette constitution impliqueraitnécessairement la liberté de la parole et laliberté de la presse ; que si les républicainset les royalistes réunis se servaient à la foiset ensemble de ces armes de l' opinion contreBonaparte, son règne serait court et sa chute

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définitive, mais que si les royalistes émigraientet livraient les républicains à l' armée, touterésistance à la tyrannie serait promptementétouffée ou dans le sang des libéraux, ou dansles cachots des prisons de l' état ; que leshommes de la liberté étaient les ennemis del' émigration ; que disposés à s' allier aujourd' huiavec nous sur le terrain des libertésconstitutionnelles et d' une restauration de 89,ils s' en sépareraient à l' instant où ils nousverraient sur le sol étranger et sous un autredrapeau que celui de l' indépendance du pays ;qu' ainsi notre devoir envers la patrie, notredevoir envers nos familles, comme la sainepolitique et la fidélité utile, nous défendaientde suivre le roi hors du territoire ; que les pasque nous avions faits jusque-là pour le suivreétaient les pas de la discipline et de lafidélité qui ne laisseraient dans notre vieque des traces d' honneur, mais qu' un pas de plusnous dénationaliserait et ne nous laisserait que des regrets et peut-être unjour des remords ; qu' ainsi je ne passerais pasla frontière, et que, sans vouloir blâmer lesentiment opposé dans mes camarades, j' engageaisceux qui pensaient comme moi à se ranger de moncôté.Ces paroles firent une vive impression, et lamasse se prononça contre l' émigration. Ceux quipersistèrent à suivre les princes montèrent àcheval et sortirent de la ville. Nous nousenfermâmes dans Béthune déjà cerné par lestroupes que l' empereur avait envoyées de Parispour observer la retraite du roi. Réduits parl' absence de chefs et par le défaut de commandementà nous commander nous-mêmes, nous établîmes despostes peu nombreux aux principales portes, et nousfîmes des patrouilles de jour et de nuit sur lesremparts. Je couchai trois jours et trois nuitsau corps de garde de la porte de Lille, avec unexcellent ami nommé Vaugelas, distingué depuisdans la magistrature et dans la politique. Nouscapitulâmes le quatrième jour. Licenciés par leroi, nous fûmes licenciés de nouveau par legénéral bonapartiste qui entra dans Béthune.On nous laissa libres de rentrer individuellementdans nos familles. Paris seul nous fut interdit.J' y rentrai néanmoins à la faveur d' un habit deville et d' un cabriolet que je me fis envoyer àSaint-Denis. J' y passai quelques jours pourétudier l' esprit public et pour juger par mespropres yeux des dispositions de la jeunesseet du peuple. Je vis l' empereur passer une revue

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sur le carrousel. Il fallait le prisme de lagloire et l' illusion du fanatisme pour voir danssa personne, à cette époque, l' idéal de beautéintellectuelle de royauté innée dont le marbre etle bronze ont depuis flatté son image afin de lefaire adorer. Son oeil enfoncé se promenait avec inquiétude surles troupes et sur le peuple. Sa bouche souriaitmécaniquement à la foule pendant que sa penséeétait visiblement ailleurs. Un certain air dedoute et d' hésitation se trahissait dans tous sesmouvements. On voyait que le terrain n' était passolide sous ses pieds, et qu' il tâtonnait sur letrône avec sa fortune. Il ne savait pas bien sison entrée à Paris était un succès ou un piègede son étoile. Les troupes, en défilant devant lui,criaient : vive l' empereur ! avec l' accentconcentré du désespoir. Le peuple des faubourgsproférait les mêmes clameurs d' un ton plusmenaçant qu' enthousiaste. Les spectateurs setaisaient et échangeaient des paroles à voix basseet des regards d' intelligence. On voyait facilementque la haine convoitait et épiait une chute aumilieu de l' appareil de sa force et de sontriomphe. La police interrogeait les physionomies.Les cris de liberté se mêlaient aux crisd' adulation et de servitude. Cela ressemblaitplus à un empereur et à une scène dubas-empire qu' au héros de l' égypte et duconsulat. C' était le 18 brumaire qui sevengeait.Je sortis de Paris, ce grand et héroïquesuborneur de la révolution, avec toute mon énergieet avec le pressentiment de la libertéfuture.Rentré dans ma famille, les décrets impériaux denouvelles levées de troupes se succédèrent etvinrent troubler la sécurité de mon père. Ilfallait ou entrer dans les rangs des jeunessoldats mobilisés pour l' armée, ou acheter un homme qui m' y remplaçât au service de l' empire. Jene voulus ni l' un ni l' autre. Je déclarai à monpère que j' aimerais mieux mourir fusillé par lesordres de Bonaparte que de donner une goutte demon sang ou une goutte du sang d' un autre au serviceet au maintien de ce que j' appelais la tyrannie.Je sentais que cette résolution, hautement etfermement proclamée par le fils, pourraitcompromettre le père si on l' en rendaitresponsable, et je résolus de m' éloigner.La Suisse était neutre. Je pris quelques louisdans la bourse de ma mère, et je partis une nuit,sans passe-port, pour les Alpes.

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Mon grand-père avait possédé de grands biens dans laFranche-Comté, entre Saint-Claude et lafrontière du pays de Vaud. Ces biens ne nousappartenaient plus, mais ils avaient été acquispar d' anciens agents de ma famille, à qui monnom ne serait pas inconnu. Je parvins, sans êtrearrêté, jusqu' à leur demeure, au pied des forêtsde sapins qui touchent aux deux territoires deSuisse et de France. Ils me reçurent comme lepetit-fils de l' ancien propriétaire de ces forêts.Ils me cachèrent quelques jours chez eux. J' ylaissai mes habits de ville. J' empruntai d' undes fils de la maison une veste de toile, commeles paysans de la Franche-Comté en portent, et,un fusil sur l' épaule, je passai en Suisse aumilieu des vedettes et des douaniers, qui meprirent pour un chasseur des environs. Arrivé surle sommet de Saint-Cergue, d' où le regardembrasse le lac de Genève et la ceinture de montagnes gigantesquesqui l' entourent, je baisai avec enthousiasmecette terre de la liberté. Je me souvins que,quatre ans avant, venant de Milan à Lausanne,le même enthousiasme m' avait saisi en lisantsur un écusson en pierre de la route, entreVilleneuve et Vevay, ces deux mots magiques :liberté, égalité ! un vieillard de Lausanne, qui voyageait dans lamême voiture que moi, témoin de l' émotion quesoulevait dans mon âme ce symbole des institutionsrépublicaines au milieu de l' asservissement del' empire, voulut que je descendisse dans samaison et me retint, quoique inconnu, plusieursjours dans sa famille. Les hommes se reconnaissentaux sentiments autant qu' aux noms. Les idéesgénéreuses sont une parenté entre les étrangers.La liberté a sa fraternité comme la famille.Je n' avais ni lettres, ni crédit, ni recommandation,ni papiers qui pussent m' ouvrir l' accès d' uneseule maison en Suisse. La police fédéralepouvait me prendre pour un des nombreux espionsque l' empereur envoyait dans les cantons poursoulever l' opinion en sa faveur et révolutionnerle pays contre les faibles restes del' aristocratie de Berne. Il fallait trouver àtâtons une famille qui répondît de moi. J' entraià Saint-Cergue dans la maison d' un des guidesqui conduisaient les étrangers de France enSuisse par les sentiers de la montagne. Je luidemandai l' hospitalité pour la nuit. Dans lecours de la conversation, après le souper,je m' informai de cet homme quelles étaient lesprincipales

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familles du pays de Vaud avec lesquelles il avaitdes relations et où il conduisait le plusfréquemment des voyageurs. Il me nommaMadame De Staël, dont les nombreux et illustresamis prenaient souvent asile chez lui en passantet en repassant la frontière. On sait queCoppet était le refuge de tous les amis de laliberté qui n' avaient pour protecteur depuisdix ans que le génie d' une femme. Il me nommaaussi le baron de Vincy, ancien officiersupérieur suisse au service de la France. Il memontra son château, qui blanchissait à quelqueslieues de là au pied des montagnes. Il m' enindiqua la route, et je résolus de m' y présenter.Le lendemain, je descendis au point du jour vers lelac du côté de Nyons. C' était au mois de mai ;le ciel était pur, les eaux du lacresplendissantes et tachées çà et là de quelquesvoiles blanches. L' ombre des montagnes s' ypeignait du côté de Meilleraie avec leursrochers, leurs forêts et leurs neiges. Jem' enivrais de ces aspects alpestres que jen' avais fait qu' entrevoir une première fois,quelques années avant. Je m' arrêtais à tous lestournants de la rampe, je m' asseyais auprès detoutes les sources, à l' ombre des plus beauxchâtaigniers, pour m' incorporer, pour ainsidire, cette splendide nature par les yeux.J' hésitais involontairement, d' ailleurs, à meprésenter au château de Vincy. Je n' étais pasfâché de retarder l' heure d' une démarche quim' embarrassait. Enfin j' arrivai à la grille du château ; il étaitplus de midi. Je demandai, avec une timidité quedéguisait mal une feinte assurance, sim le baron de Vincy était chez lui. On merépondit qu' il y était ; je fus introduit.Malgré ma veste de paysan des montagnes, mafigure contrastait tellement avec mon costume,que M De Vincy me fit asseoir et me demandapoliment ce qui m' amenait. Je le lui dis ; ilm' écouta avec bonté, prit ensuite quelquesinformations pour s' assurer que je n' étais pas unaventurier, en parut satisfait, écrivit une lettrepour un magistrat de Berne et me la remit. Jesortis en lui exprimant avec sensibilité mareconnaissance.Au moment où j' allais le quitter sur le perron dela cour, deux femmes descendaient l' escalier etparurent dans le vestibule.L' une d' elles était madame la baronne de Vincy.C' était une femme d' environ quarante ans, d' unetaille élevée, d' un port majestueux, d' une

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figure douce et calme, voilée de tristessecomme les traits de la Niobé antique. L' autreétait une jeune fille de quinze à seize ans,beaucoup plus petite que sa mère et dont laphysionomie méditative indiquait une plante dunord croissant à l' ombre d' un climat froid etpeut-être aussi de quelque tristesse domestique.Elles s' arrêtèrent toutes deux pour écouter enpassant les derniers mots de ma conversationavec M De Vincy. Elles me regardèrent avecune attention mêlée de bonté et restèrent quelquetemps sur le perron à me voir partir. Il y avait de l' indécision et duregret dans leur attitude.Je m' éloignai du château, et j' étais déjà dans lesrues du village quand un domestique accourutderrière moi et me pria, de la part deMadame De Vincy, de vouloir bien revenir surmes pas. Je le suivis. Je trouvai la famille,composée de M De Vincy, de sa femme et d' unfils de dix ou douze ans, qui m' attendait encoresur le perron. -" un regret nous a saisis, medit d' une voix sensible et toute maternelleMadame De Vincy : nous avons craint qu' étrangerdans nos montagnes et fatigué d' une longueroute à pied, vous ne trouviez pas dans levillage une auberge où vous puissiez vousrafraîchir et vous reposer. Nous vous prions deprendre notre maison pour votre halte, de vouloirbien dîner avec nous. Nous allons nous mettre àtable. Vous aurez tout le temps nécessaire pourvous rendre à Roll dans la soirée. " je refusaiquelque temps en m' excusant sur mon costume quime rendait indigne de m' asseoir à leur table. Oninsista, et je cédai.Pendant le dîner, qui était simple et sobre, dansune salle où tout attestait la splendeur évanouied' une maison déchue de sa fortune, M et Madame DeVincy s' entretinrent avec moi de manière à biense convaincre que j' étais en effet ce que je disaisêtre. Le nom de ma famille leur était inconnu ;mais je voyais à Paris plusieurs personnesde leur connaissance. Les détails que je donnaidans la conversation sur ces personnes étaientde nature à prouver que je vivais en bonnecompagnie. Mon antipathie instinctive contreBonaparte était aussi une prévention favorablepour moi. Je vis, avant la fin du dîner, qu' il nerestait pas dans la famille le moindre soupçonsur mon compte. La loyauté de mon regard, la candeur de monfront, la simplicité de mes réponses aidaientsans doute à la conviction. Après le dîner je

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remerciai Madame De Vincy, je pris mon bâtonet je voulus partir. Ces dames voulurentm' accompagner en se promenant jusqu' à unecertaine distance pour me mettre dans lechemin de Roll. Elles firent environ unedemi-lieue à travers les vignes et les bois avecmoi. Le jour baissait, nous nous séparâmes.Mais à peine avais-je fait quelques pas que jem' entendis rappeler de nouveau. Je revins :" tenez, monsieur, me dit Madame De Vincy,il est inutile de vous éprouver plus longtempset de nous affliger nous-mêmes en vousabandonnant ainsi aux hasards des aventures,seul et dans un pays étranger. Vous nousintéressez ; vous semblez vous plaire avec nous ;ne nous quittons pas. Je me mets en idée à laplace de votre mère. J' ai moi-même un fils devotre âge qui combat en ce moment dans lesrangs de l' armée hollandaise, et qui est peut-êtreblessé, prisonnier, errant comme vous ; il mesemble qu' en vous abritant je lui prépare pourlui-même un abri semblable dans la maison d' autrui.Revenez avec nous. Nous sommes ruinés, et latable est frugale, mais nous n' en rougissons pas.Un hôte de plus ne porte pas malheur à une pauvremaison. Vous vous en contenterez et vous resterez,jusqu' à ce que les événements de l' Europes' expliquent, et que l' on voie clair au delà de nosmontagnes. "je fus profondément attendri de tant de bonté. Jerentrai au château comme si j' avais été de lafamille. On me donna une chambre haute d' oùmon regard plongeait sur le lac, des livres pouroccuper mes heures. Au bout de très-peu de jours, mesdames De Vincy nefaisaient plus attention à moi. J' étais comme lefils de l' une, comme le frère de l' autre. Je lesaccompagnais tous les soirs dans de longuespromenades à pied sur les montagnes, ou enbarque sur le lac. J' avais envoyé acheter unhabit et un peu de linge à Genève. On meprésenta chez quelques amis dans les environs.Comme ces dames me voyaient souvent écrire oucrayonner, elles me demandèrent quelquesconfidences de mes rêveries. Je leur lus uneode à la liberté de l' Europe et quelquesstances sur les Alpes, qui leur parurentsupérieures à l' idée qu' elles se faisaient sansdoute des talents d' un si jeune hôte. Elles meprièrent de les relire à M De Vincy, quim' embrassa d' attendrissement aux accentsd' indépendance pour sa patrie et auximprécations contre la tyrannie de l' empire.

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Il ne voulait pas croire que ces vers fussentde moi. Je fus obligé, pour le convaincre,d' en écrire quelques strophes de plus sous sesyeux et sur des idées données par lui.De ce jour, l' indulgence de cette noble familles' augmenta beaucoup pour moi, mais non sesbontés. Je vivais aimé et heureux dans cettemaison patriarcale, où la piété, la vie cachéeet la charité de mes hôtes me rappelaient lamaison de ma mère. Nous passions les soirées surune longue et large terrasse qui s' étend au pieddu château, et d' où l' on domine le bassin du lac,à causer des événements du temps, et àcontempler les scènes calmes et splendidesoù la lune promenait ses lueurs au-dessus des eauxet des neiges. On apercevait de là les cimes des arbres du parcet les toits des pavillons du château de Coppetqu' habitait alors, sous les traits d' une femme,le génie qui éblouissait le plus ma jeunesse.-" puisque vous cultivez tant votre esprit,me dit un soir Madame De Vincy, vous devezêtre un des admirateurs de notre voisine,Madame De Staël ? " -j' avouai avec chaleur mapassion pour l' auteur de Corinne . Je visque l' émotion de mon âme et l' enthousiasme de monadmiration inspiraient un pli de dédain auxlèvres de M De Vincy et faisaient un peu depeine à sa femme. " je voudrais pouvoir vousconduire chez votre héroïne, me dit-elle ; jeconnais beaucoup Madame De Staël. J' aime soncaractère. Je rends justice à sa bonté et à sabienfaisance. Mais nous ne la voyons plus. Sesopinions et les nôtres nous séparent. Elle estfille de la révolution par M Necker. Noussommes de la religion du passé. Nous ne pouvonspas plus communier ensemble que la démocratieet l' aristocratie. Bien qu' en ce moment noussoyons unis par la haine commune contreBonaparte, nous ne devons pas nous voir, carcette haine n' a pas le même principe. Nousdétestons en lui la révolution qui nous aprécipités de notre rang et de notre souverainetéà Berne. Elle déteste en lui la contre-révolution.Nous ne nous entendrions pas. Quant à vous,c' est différent. Madame De Staël est unegloire neutre qui brille sur tous les partiset qui doit fasciner un coeur de vingt ans.Vous devez désirer de la voir. Cependant vousnous feriez quelque peine si vous alliez chez elle pendant que vous êtes chez nous. Nosamis ne comprendraient pas ces relationsindirectes entre deux châteaux habités par

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deux esprits différents. "je compris ces motifs, je ne cherchai point à lesréfuter ; mon extrême timidité d' ailleurs devantla femme et devant le génie ne me laissait pasenvisager sans terreur une présentation àMadame De Staël. Apercevoir et adorer de loinun éclair de gloire sous ses traits, c' étaitassez pour moi. J' eus ce bonheur.J' appris, quelques jours après cet entretien, queMadame De Staël, accompagnée de MadameRécamier, qui se trouvait alors à Coppet,allait souvent se promener le soir en calèchesur la route de Lausanne. Je m' informai del' heure habituelle de ces promenades. Ellesvariaient selon les circonstances. Je résolusdonc de passer une journée entière sur laroute, de peur de manquer l' occasion. Jepris le prétexte d' une course sur le Jura. Jesortis dès le matin, emportant un peu de painet un volume de Corinne , et je me mis enembuscade sous un buisson, assis sur la douve,les pieds dans le fossé de la grande route.Les heures s' écoulèrent. Des centaines de voiturespassèrent sur le grand chemin sans qu' aucuned' elles renfermât de femmes sur le visagedesquelles je pusse lire les noms de MadameStaël et de Madame Récamier. J' allais meretirer triste et chagrin quand un nuage depoussière s' éleva à ma droite sur la route ducôté de Coppet. C' étaient deux calèchesdécouvertes attelées de chevaux magnifiques, et qui roulaient vers Lausanne.Madame De Staël et Madame Récamier passèrentdevant moi avec la rapidité de l' éclair. à peineeus-je le temps d' apercevoir à travers lapoussière des roues une femme aux yeux noirsqui parlait en gesticulant à une autre femmedont la figure aurait pu servir de type à laseule vraie beauté, la beauté qui charme et quientraîne. Quatre autres femmes jeunes et bellesaussi suivaient dans la seconde voiture. Aucuned' elles ne fit attention à moi. Je suivislongtemps des yeux la trace fuyante desvoitures. J' aurais bien voulu suspendre la coursedes chevaux, mais Madame De Staël était bienloin de se douter que l' admiration la pluspassionnée s' élevait vers elle des bords poudreuxdu fossé. Il ne me resta de sa personne qu' uneimage indécise et confuse qui ne fixa rien dansmon admiration.La figure ravissante de Madame Récamier s' ygrava davantage. L' impression du génie s' oublie ;l' impression de l' attrait est impérissable. La

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beauté a un éclair qui foudroie. Celle de MadameRécamier n' était si puissante et si achevéeque parce qu' elle était l' enveloppe modelée surson intelligence et sur son âme. Ce n' était passon visage seulement qui était beau, c' étaitelle qui était belle. Cette beauté, qui étaitalors du roman, sera un jour de l' histoire.Aussi rayonnante qu' Aspasie, mais Aspasiepure et chrétienne, elle fut l' objet du culted' un plus grand génie que Périclès. Je neconnus donc jamais Madame De Staël, maisplus tard je la reconnus dans sa fille,Madame la duchesse de Broglie. C' étaitpeut-être ainsi qu' il fallait la connaîtrepour la contempler sous sa plus sublimeincarnation.Dans Madame De Broglie, toute cette passionétait devenue beauté, tout ce feu était devenu chaleur, tout cegénie était devenu vertu. Mourir en laissant unetelle trace de soi au monde, c' était, pourMadame De Staël, une apothéose vivante que leciel devait à sa gloire. Ce fut en 1819 que jevis pour la première fois madame la duchesse deBroglie. Elle m' honora, jusqu' à sa mort, debontés dont le souvenir me sera toujours saint.J' ai consacré à sa mémoire vénérée quelques-unsdes derniers vers que j' ai écrits. La poésie,à une certaine époque de la vie, n' est plusqu' un vase funéraire qui sert à brûler quelquesparfums pour embaumer de saintes mémoires. Cellede Madame De Broglie n' en avait pas besoin.Elle est à elle-même son parfum. Elle s' embaumede sa propre vertu.Cependant je commençais à sentir une certainepudeur de rester si longtemps à charge à unemaison où j' étais étranger et inconnu. Jecraignais que ma présence trop prolongée ne fûtindiscrète et n' imposât même à M et à MadameDe Vincy quelque gêne. La fortune de cetterespectable famille ne paraissait pas correspondrealors à la générosité de son coeur. Je m' enapercevais malgré la noblesse de leurs procédés.Je ne voulais pas ajouter, par la dépense de plusdont j' étais l' occasion, à ces embarras defortune et à ces tiraillements d' existence, dontje connaissais trop les symptômes dans ma proprefamille pour ne pas les discerner chez lesautres. Je les voyais souffrir et je souffraispour eux. C' étaient des coeurs de roi aux prises avec les nécessités de la pauvreté. Le ciel leuraurait dû la fortune de leurs grands coeurs.Je pris le prétexte d' un voyage dans les montagnes

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méridionales de la Suisse. Je quittai le château,non sans tristesse dans les yeux de mes hôteset dans les miens. Je me retournai souvent pourle regretter et pour le bénir des yeux. Jeparcourus seul, à pied, et dans le costume d' unouvrier qui voyage, les plus belles et les plussauvages parties de l' Helvétie. Après troissemaines de cette vie errante, je revins au borddu lac de Genève, et je m' arrêtai dans la partiede la côte qui fait face au pays de Vaud, etque J-J Rousseau a si justement préférée aureste de ses bords. Je me mis en pension, pourquelques sous par jour, chez un batelier duChablais, dont la maison un peu isolée tenaità un petit village. Le métier de cet homme était depasser une ou deux fois par semaine les paysansd' une rive à l' autre rive, de pêcher dans le lacet de cultiver un peu de champs. Il avait pourtoute famille une fille de vingt-cinq ans quitenait son ménage, et qui donnait à manger auxpêcheurs et aux passants. à environ trois centspas de la maison habitée par ce brave homme et parsa fille, il y avait une autre maison inhabitéequi leur appartenait aussi, et qui servaitseulement de temps en temps à loger quelquesvoyageurs ou quelques douaniers en observation.La maison ne contenait qu' une chambre au-dessusd' une cave. Je la louai. Elle était située dansun terrain plat, à la lisière d' une longue forêt de châtaigniers, etbâtie sur la grève même du lac, dont les flotsbruissaient contre le mur. Ma chambre avait pourtout meuble un lit sans matelas, sur lequel onétendait du foin ou de la paille, des draps, unecouverture, une chaise et un banc. L' appuide la fenêtre me servait de table à écrire. Jem' y installai.J' allais deux fois par jour, le matin et le soir,prendre mes repas au village chez le batelieret avec lui. Du pain bis, des oeufs, du poissonfrit, du vin acide et âpre du pays composaientpour nous ce repas. Le batelier était honnête,sa fille était obligeante et attentive. Aprèsquelques jours de vie en commun, nous étionsamis. J' envoyais le batelier chercher une foisla semaine des livres et des nouvelles au cabinetlittéraire de Lausanne ou de Nyons. J' avaisde l' encre, des crayons, du papier. Je passais lesjournées de pluie à lire et à écrire dans machambre, les journées de soleil à suivre sur lagrève les longues sinuosités des bords du lacou les sentiers inconnus dans les bois dechâtaigniers. Le soir, je restais longtemps

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après souper à user les heures de l' obscuritédans la maison du batelier, causant avec lui,avec sa fille, quelquefois avec l' instituteuret le curé du village, qui s' attardaient auprèsde nous. Rentré dans ma chambre, j' y retrouvaisavant le sommeil le murmure assoupissant du lacqui roulait et reprenait les cailloux à chaquelame.Ma chambre était si près de l' eau que, les joursde tempête, les vagues, en se brisant, jetaientleur écume jusque sur ma fenêtre. Je n' ai jamaistant étudié les murmures, les plaintes, lescolères, les tortures, les gémissements et lesondulations des eaux que pendant ces nuits et cesjours passés ainsi tout seul dans la société monotoned' un lac. J' aurais fait le poëme des eaux sansen omettre la moindre note. Jamais non plus jen' ai tant joui de la solitude, ce linceulvolontaire de l' homme où il s' enveloppe pourmourir voluptueusement à la terre. Je voyais lematin briller de loin au soleil, à sept lieuesde moi, sur la rive opposée, le large et blancchâteau de Vincy ; j' aurais pu y retourner sij' avais voulu abuser encore de la touchantehospitalité de ses maîtres. Je me contentaid' écrire une lettre de remercîment à mes hôtes,en les informant de ma nouvelle demeure.Toutes les communications avec la France s' étaientfermées à cause de la guerre. Je ne savais passi j' y rentrerais jamais. J' étais fermementrésolu à ne jamais y rentrer pour subirl' oppression de pensée et l' asphyxie politiquedans lesquelles je me sentais étouffer par labrutalité de l' empire. Je vivais de rien.Cependant mon voyage en Suisse avait un peuallégé le poids de ma ceinture de cuir, qui necontenait que vingt-cinq louis à mon départ deFrance. Je songeais sérieusement au parti que jepouvais tirer de ma jeunesse et de mes étudessi je renonçais à mon pays. Je m' arrêtai àl' idée d' entrer pour quelque temps comme maîtrede langue ou comme instituteur dans une famillerusse, de passer ensuite en Crimée, en Circassie,et de là en Perse, pour y chercher le climatd' Orient, sa poésie, ses combats, sesaventures et ses fortunes merveilleuses, quel' imagination de vingt ans entrevoit toujours dans le mystère et dans le lointain. Ce fut sousl' empire de ces impressions que j' écrivis cetteromance, qui n' a jamais été insérée dans mesoeuvres :l' hirondelle.

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à Mademoiselle De Vincy.Pourquoi me fuir, passagère hirondelle ?Viens reposer ton aile auprès de moi.Pourquoi me fuir ? C' est un coeur qui t' appelle.Ne suis-je pas voyageur comme toi ?Dans ce désert le destin nous rassemble.Va, ne crains pas d' y nicher près de moi.Si tu gémis, nous gémirons ensemble.Ne suis-je pas isolé comme toi ?Peut-être, hélas ! Du toit qui t' a vu naître,un sort cruel te chasse ainsi que moi ;viens t' abriter au mur de ma fenêtre.Ne suis-je pas exilé comme toi ?As-tu besoin de laine pour la couchede tes petits frissonnant près de moi ?J' échaufferai leur duvet sous ma bouche.N' ai-je pas vu ma mère comme toi ?Vois-tu là-bas, sur la rive de France,ce seuil aimé qui s' est ouvert pour moi ?Va ! Portes-y le rameau d' espérance.Ne suis-je pas son oiseau comme toi ?Ne me plains pas ! Ah ! Si la tyranniede mon pays ferme le seuil pour moi, pour retrouver la liberté bannie,n' avons-nous pas notre ciel comme toi ?J' adressai cette romance, par le batelier, àMademoiselle De Vincy. Ce fut mon adieu à meshôtes.Noble et hospitalière famille ! Le souvenir de sesbontés ne m' a jamais quitté depuis. J' ai toujoursregretté de n' avoir pu lui rendre, dans lapersonne de quelques-uns de ses membres, ce quej' en ai reçu de services, d' abondance de coeuret de fraternité ! Le père et la mère sont mortsavant que la fortune soit revenue consoler etrelever leur maison. Maintenant elle estredevenue, dit-on, riche et prospère. Que Dieubénisse dans les enfants la mémoire de la mère etdu père !Je n' ai jamais repassé sur la route de Genève àLausanne sans lever les yeux sur le château deVincy et sans recueillir ma pensée dans unsouvenir et dans un regret. Il fut pendantquelques semaines, pour moi, comme une maisonpaternelle. Quelque chose du sentiment qu' onporte au toit de sa famille s' y attache pourmon coeur. De toutes les plantes dont on pareaujourd' hui les jardins et le seuil de ce château,la plus vivace et la plus durable, c' est lareconnaissance du poëte pour le seuil del' hospitalité.Je revins à cette époque à Paris reprendre monservice

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militaire dans la garde du roi. C' est alors que jeme retrouvai avec un de mes amis d' enfance quiétait aussi entré dans les gardes du corps. Ils' appelait le comte Aymon de Virieu. On l' adéjà entrevu en Italie avec moi. Il fut lepremier et le meilleur de mes amis, ou plutôt cenom banal d' amitié rend imparfaitement la naturedu sentiment qui nous lia dès l' enfance. C' étaitquelque chose comme les liens du sang ou comme laparenté de l' âme. Je fus son frère et il fut lemien. En le perdant, j' ai perdu la moitié de mapropre vie. Ma pensée ne retentissait pas moinsen lui qu' en moi-même. Le jour de sa mort, ils' est fait un grand silence autour de moi. Ilm' a semblé que l' écho vivant de tous les battementsde mon coeur était mort avec lui. Je me sensencore, je ne m' entends plus.Aymon De Virieu était fils du comte de Virieu,un des hommes éminents du parti constitutionnel del' assemblée constituante, ami de Mounier, deTolendal, de Clermont-Tonnerre et de tous ceshommes de bien, mais d' illusion, qui voulaientréformer la monarchie sans l' ébranler. On neréforme que ce qu' on domine. Quand ils eurentmis le trône dans la main d' une assemblée, ilsne purent l' en arracher qu' en morceaux. Aussile repentir ne tarda-t-il pas à les saisir, et ilsse tournèrent, avant qu' elle fût achevée, contrela révolution qu' ils avaient faite. Les unsémigrèrent, les autres s' appelèrent lesmonarchistes et essayèrent de former ces partisintermédiaires qui sont écrasés entre les deuxcamps. Les plus hardis comprirent les chances de l' anarchie et en profitèrent pour soulever lesprovinces contre la convention.Du nombre de ces derniers fut le comte de Virieu.En quittant la tribune, il prit les armes.Lyon s' insurgeait contre la tyrannie. Il vitdans cette insurrection toute municipalequelque chance d' entraîner cette ville et le mididans un mouvement involontaire de royalisme et derestauration monarchique. Il y accourut. On luidonna le commandement de la cavalerie lyonnaisependant le siége de cette ville par l' arméerépublicaine. Dans la nuit qui précéda la redditionde la place, il se mit à la tête de la cavalerieet tenta de se faire jour à travers les troupes dela convention. Il y réussit ; mais, en sauvant unepartie de ses compagnons de fuite, il fut tuélui-même à quelques lieues de Lyon. On ne putretrouver son corps. Il n' a reparu de lui queson nom, qui est resté gravé dans nos annalesparmi les fondateurs de notre révolution.

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Après sa mort, sa veuve, restée dans les murs deLyon avec son fils, n' échappa que par la fuiteà l' échafaud. Vêtue en mendiante, elle erra dansles montagnes du Dauphiné. Elle y confia sonenfant à une paysanne dévouée et fidèle, quiéleva le fils du proscrit parmi les siens.Madame De Virieu passa la frontière et vécutdu travail de ses mains en Allemagne, espéranttoujours le retour de son mari, dont la mortne lui était pas connue. C' était une femme d' uncaractère héroïque et que son extrême piététournait au mysticisme religieux le plus tendreet le plus exalté. Son amour pour la mémoire de son mari allait jusqu' à lavision extatique. Sa longue vie depuis le jour oùelle le perdit jusqu' à sa mort n' a été qu' une larme,une espérance et une invocation. Rentrée enFrance, ayant retrouvé son fils et ses filles,recueillant çà et là quelques débris de safortune considérable, elle s' était enfermée dansune terre du Dauphiné ; elle y menait une vietoute monastique, vivifiée seulement par sesbonnes oeuvres et par sa tendresse pour sesenfants. Les jésuites, sous le nom de pères de lafoi, venaient de fonder un collége sur lesfrontières de la France et de la Savoie, àBelley. Ce collége grandissait de renommée aumilieu de tous les débris d' institutionsenseignantes dispersées par la révolution. Ilcontrastait heureusement aussi avec cetteéducation au tambour des lycées impériaux, oùBonaparte, empereur, voulait mettre la penséede toute la France en uniforme et faire unpeuple de soldats au lieu d' un peuple de citoyens.Les familles nobles, ennemies de l' empire, lesfamilles religieuses de la bourgeoisie,envoyaient de France, de Savoie, d' Allemagneet d' Italie leurs fils dans cette institutionnaissante. Trois cents jeunes gens de tous lespays y recevaient une éducation à la fois pieuseet libérale. Je ne suis pas un partisan del' éducation du siècle par le clergé ; je détestela théocratie, parce qu' elle revendique latyrannie au nom du Dieu de liberté et qu' elle laperpétue en la sacrant. Je redoute pour l' esprithumain l' influence du sacerdoce dans lesgouvernements ; mais aucune de ces considérationsne m' empêchera de reconnaître et de proclamer lavérité. On ne me fera jamais nier le bien où ilest.Tant que l' esprit du siècle ne deviendra pas unefoi religieuse qui dévore à son tour les âmes,les établissements

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laïques lutteront inégalement avec les établissementsdu sacerdoce. Il faut que l' état devienne unereligion aussi. S' il n' est qu' une administrationmorte, il est vaincu. Il n' y a pas de budget quivaille un grain de foi pour acheter les âmes.Madame De Virieu se hâta de placer son fils dansle collége de Belley. Ma mère m' y amena. Nousnous y rencontrâmes. Nos deux caractères avaienten apparence peu d' analogie. Il était gai, j' étaistriste ; turbulent, j' étais calme ; railleur,j' étais sérieux ; sceptique, j' étais pieux. Maisil avait un coeur très-tendre sous son apparenterudesse, et un esprit supérieur qui aspirait pourainsi dire de haut toute chose sans avoir lapeine de rien regarder. Je ne le recherchai pas ;ce fut lui qui me rechercha longtemps sans serebuter de mon peu de goût pour son étourderiespirituelle et de mon peu d' empressement àrépondre à son amitié.Cependant, à mesure que nous grandissions et que nosdeux intelligences s' élevaient un peu au-dessusde la foule de nos camarades, notre intimités' accrut davantage. Il s' établit entre lui et moiune espèce de confidence d' esprit par-dessus latête de nos condisciples et même de nosprofesseurs. Il n' avait que moi pour l' entendre.Cet isolement du vulgaire nous jeta davantagedans l' entretien l' un de l' autre. Se biencomprendre, c' est presque s' aimer. Notre amitiéun peu froide fut donc longtemps d' esprit avantd' être de coeur. Ce ne fut qu' après être sortisdu collége, et en nous retrouvant plus tard dansl' âge des passions et des attendrissements, quenous nous aimâmes d' une complète et sensibleaffection.à cette époque, Virieu, plus âgé que moi dequelques années, touchait à l' adolescence. C' étaitune tête blonde et bouclée du nord avec un front proéminent etsculpté à grandes bosses comme par le pouce deMichel-Ange. On y lisait plus de puissancesdiverses que de régularité et d' harmonie dans cesnombreuses facultés. Ses yeux étaient bleus, maisaussi brillants que des yeux noirs. C' était làqu' étaient reflétés toute la grâce et tout lerayonnement de son âme. Le reste de sa figure étaitde la force mêlée d' un peu de rudesse. Le regardtremblait comme de la lumière dans l' eau. Son nez,comme celui de Socrate, était relevé et renfléaux narines par les muscles fins de l' ironie. Sabouche, trop ouverte, était celle de l' orateur quilance la parole plutôt que celle du philosophe quila médite.

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Il avait dans l' attitude, dans le geste, dans lemot, un certain dédain de la foule et un sentimentintérieur de supériorité de race et de fierté denaissance qui rappelait ces habitudes de famillesnobles où l' on regarde du haut en bas. Son espritétait si vaste, si plein, si disponible, qu' ilétait pour ainsi dire débordant et embarrassé dutrop grand nombre de ses aptitudes, stérilisé parl' excès même de fécondité, comme ces hommes à quiune imagination trop active fournit trop de motsà la fois sur les lèvres et qui, par excès même deparoles, finissent par balbutier.Il balbutiait en effet et bégayait dans son enfance.Sa parole ne devint calme et claire que quand lebouillonnement de la jeunesse fut apaisé. Bienqu' il fût presque toujours le dernier dans toutesles classes, ses camarades et ses maîtres leregardaient d' un commun accord comme le premier.Il était entendu qu' il l' aurait été s' il l' avaitvoulu ; mais son esprit était rarement où onvoulait le conduire ; il était aux mathématiquesquand nous étions au latin, à l' histoire quand nous expliquions les poëtes, auxpoëtes quand il s' agissait des philosophes. On luipassait tout cela. Il arrivait autrement, mais ilarrivait toujours ; seulement il n' arrivait pas àl' heure. Son esprit était à libre allure ; il nepouvait marcher dans l' ornière de personne ; il setraçait la sienne au gré de ses caprices ; il étaitné pour les solitudes de l' esprit.S' il étudiait moins que nous, il pensait beaucoupplus. Son guide était Montaigne, de qui sa mèredescendait. Ce génie amuseur et douteur avait passé en partie avec le sang dans ce jeunehomme. Le livre de Montaigne était son catéchisme.Dès l' âge de douze ans, il savait par coeurpresque tous les chapitres de cette encyclopédie duscepticisme. Il me les récitait sans cesse. Jecombattais de toutes mes forces ce goût exclusifpour Montaigne. Ce doute qui se complaît à douterme paraissait infernal. L' homme est né pour croireou pour mourir. Montaigne ne peut produire que lastérilité dans l' esprit qui le goûte. Ne riencroire, c' est ne rien faire.Le cynisme aussi des expressions de Montaigneheurtait et froissait la délicatesse de masensibilité. La saleté des mots est une souillurede l' âme. Un mot obscène faisait sur mon esprit lamême impression qu' une odeur infecte sur monodorat. Je n' aimais de Montaigne que cette nuditécharmante du style qui dévoile les formesgracieuses de l' esprit et laisse voir jusqu' auxpalpitations du coeur sous l' épiderme de l' homme.

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Mais sa philosophie me faisait pitié. Ce n' est pas la philosophie du pourceau, caril pense. Ce n' est pas la philosophie de l' homme,car il ne conclut rien. Mais c' est la philosophiede l' enfant qui joue avec tout.Or, ce monde n' est pas un enfantillage. L' oeuvre deDieu vaut bien qu' on la prenne au sérieux, et lanature humaine est assez noble et assez malheureusepour que, si on ne la prend pas en respect, on laprenne au moins en pitié. La plaisanterie enpareille matière n' est pas seulement cruelle, elleest une impiété.Voilà ce que je disais dès lors à Virieu, et ceque plus tard il s' est dit mieux que moi, quandles notes graves de la passion et du malheurrésonnèrent enfin dans son âme. Il creusait tropla pensée pour ne pas arriver au fond, c' est-à-direà Dieu.Quelques années après nos études finies, nous noustrouvâmes à Chambéry ; je m' y arrêtai un jour oudeux pour le voir en allant pour la première foisen Italie. Notre amitié se renoua avec plus deconnaissance de nous-mêmes et avec une mutuelleinclination d' esprit plus prononcée que jamais.Trois ans de séparation nous avaient appris ànous regretter. Nous nous jurâmes une fraternitésérieuse et inaltérable. Nous nous sommes tenuparole. Depuis ce jour nous ne nous sommes plusquittés de coeur et d' esprit. Nous avons vécu à deux. Il vint me rejoindre àRome six mois après. Nous voyageâmes longtempsensemble ; nous achevâmes l' un à l' autre notreéducation : ce qui manquait à l' un, l' autre le luidonnait. Dans cet échange quotidien de nosfacultés, il apportait l' idée, moi le sentiment ;la critique, moi l' inspiration ; la science, moil' imagination. Il n' écrivait jamais rien ; il étaitcomme ces esprits délicats qui ne se satisfontjamais de leur oeuvre et qui préfèrent la garderéternellement à l' état de conception dans leursein plutôt que de la produire imparfaite etde profaner leur idéal en le manifestant. Ce sontles plus grands esprits. Ils désespèrentd' atteindre jamais par la parole, par l' art et parl' action à la grandeur de leurs pensées. Ilsvivent stériles ; mais ce n' est pas parimpuissance : c' est par excès de force et par lapassion maladive de la perfection. Ces hommes sontles vierges de l' esprit. Ils n' épousent que leuridéal et meurent sans rien laisser d' eux à laterre. C' est ainsi que Virieu est mort enemportant un génie inconnu avec lui.Rentrés en France, nous ne nous quittâmes presque

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plus. à Paris, nous habitions ensemble. L' été,j' allais passer des mois entiers au sein de safamille, dans la solitude de sa demeure enDauphiné, entre sa mère, toute consacrée à Dieu, et sa plus jeune soeur, toute consacréeà sa mère et à lui. Cette soeur (son nom étaitStéphanie), quoique jeune, riche et charmante,avait dès lors renoncé au monde et au mariagepour se dévouer tout entière à sa famille et à lapeinture, dont elle avait le génie. Elle était leGreuze des femmes.Nous passions les longues journées de l' automne àlui faire des lectures pendant qu' elle peignait,ou à concevoir pour elle des sujets de tableauxauxquels la rapide improvisation de son crayondonnait à l' instant la forme et la vie. Elleadorait son frère et elle s' intéressait à moi àcause de lui. Madame De Virieu, assise dans ungrand fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuseet recueillie dans la tristesse et dans la prièreintérieure, présidait ces studieuses soirées defamille ; elle jetait de temps en temps un regardtendre et un sourire distrait de notre côté,comme pour nous dire : " je ne participe à unejoie de la terre que par vous. "la vie calme et innocente de cette sainte maison merafraîchissait et me reposait le coeur presquetoujours agité ou fatigué de passions. C' était lerecueillement de mes jeunes années.Au moment de la chute de l' empire, que Virieu ettous les jeunes hommes de ce temps ne détestaientpas moins que moi, nous entrâmes ensemble dans lamaison militaire du roi. Nous en sortîmes ensemblequand cette garde fut licenciée. Nous entrâmesensemble dans la carrière diplomatique. Il suivitle duc De Richelieu en Allemagne. Il fut attachéà l' ambassade du duc de Luxembourg au Brésil. Ilaccompagna M De La Ferronnays au congrès deVérone. Il fut secrétaire de la légation àTurin et à Munich. Des peines secrètes altérèrent sa santé.Il quitta la diplomatie et rentra dans sa famille.Ces absences, que nous remplissions d' unecorrespondance de tous les jours, n' avaientrelâché en rien les liens de notre amitié. Nousnous entendions de plus loin, voilà tout. Notrebourse était commune comme l' étaient nos pensées.Combien de fois n' a-t-il pas comblé de safortune les insuffisances ou les désastres de lamienne ? Il ne savait pas si je le rembourseraisjamais, il ne s' en inquiétait pas. Il auraitdépensé son âme pour moi sans compter avec sapropre vie. Comment aurait-il compté avec sa

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fortune ?Moi-même je ne lui faisais pas l' affront d' êtrereconnaissant. Ma reconnaissance, c' était de nepas compter et de ne rien séparer entre nous.Combien n' y a-t-il pas à lui dans ce qui estaujourd' hui à moi ? Esprit, âme, coeur, fortune,Dieu seul pourrait dire : " ceci est de l' un, ceciest de l' autre. " les hommes ainsi unis devraientpouvoir confondre leur mémoire de même qu' ilsont confondu leur vie, et s' appeler du même nomdans la postérité comme un être collectif. Celaserait à la fois plus vrai et plus doux. Pourquoideux noms où il n' y eut, en réalité, qu' un seulhomme ?Il épousa, quelques années après, une jeune personnedont la grâce modeste, la vertu et l' attachementpassionnés ensevelirent pour jamais sa vie dansl' obscurité d' une félicité domestique. Son espritsi supérieur ne faiblit pas, mais il s' abattitdu nuage sur le sol. Son âme, autrefois curieuse et sceptique, crut avoir trouvé la véritédans le bonheur et le repos, dans la foi de samère. Il se renferma dans l' amour de sa femme et deses enfants. Il borna sa vie et n' en franchit plusla borne. Son coeur ne sortait de cette enceintede famille que par l' amitié pour moi qui s' étaitconservée en lui tout entière. Du bord où ils' était assis, il me regardait marcher, monter outomber. Il croyait plus au passé qu' à l' avenir,comme tous les hommes fatigués du temps. Ils' intéressait peu aux agitations présentes dumonde politique. Il ne les regardait que decôté. Il aimait toujours la liberté, mais il nel' attendait que de Dieu, comme il ne voyait destabilité que dans la foi. Le mysticisme de samère jetait ses consolantes illusions sur sapiété.Il m' écrivait souvent sur les affaires du temps. Seslettres étaient tristes et graves, comme la voixd' un homme qui parle du fond du sanctuaire à ceuxqui sont sur la place publique. Une fois, je fusquinze jours sans recevoir de ses lettres. J' enreçus une de sa soeur qui m' apprenait sa fin.Il était mort dans les bras de sa femme enbénissant ses fils et en me nommant parmi ceux qu' ilregrettait de laisser sur la terre et qu' ildésirait de retrouver ailleurs. La religionavait immortalisé d' avance son dernier soupir.Sceptique en commençant le chemin, à mesure qu' ilavait avancé dans la vie il avait vu plus clair.à l' extrémité de la route il ne doutait plus. Iltouchait à Dieu !Je perdis en lui le témoin vivant de toute la

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première moitié de ma vie. Je sentis que la mortdéchirait la plus chère page de mon histoire ; elleest ensevelie avec lui. Ce fut en Dauphiné, dans les ruines du vieuxchâteau de sa famille, appelé pupetières, quej' écrivis pour lui la méditation poétiqueintitulée le vallon . Ces vers rappellent lesite et les sentiments que cette solitude, cesbois et ces eaux faisaient alors murmurer en nous.Si l' on écrivait le murmure des bois et des eaux,on aurait mieux que ces faibles strophes. L' âme dupoëte est une eau courante qui écrit ses murmureset qui les chante ; mais nous les écrivons avecles notes de l' homme, et la nature avec les notes deDieu.Après avoir quitté définitivement le service, jerentrai dans la maison paternelle, et je repris mesvoyages. Ils me portaient souvent vers les Alpes.C' est ici le lieu de parler d' un homme qui m' yattirait le plus. Cet homme était le baron LouisDe Vignet. Il est mort, il y a peu d' années,ambassadeur de Sardaigne à Naples. Sa tomberenferme une des plus chères reliques de la vie demon coeur. Que peut l' homme pour l' homme qui n' estplus ? Rien qu' une froide épitaphe. La pierre gardela mémoire plus longtemps que le coeur ; c' estpour cela qu' on grave un nom et un mot sur unsépulcre. Mais quand la génération est éteinte, leshommes qui passent ne comprennent plus ni le mot nile nom. Il faut donc les expliquer.Louis De Vignet, que je connus au collége, étaitfils d' un sénateur de Chambéry, et neveu par samère du comte Joseph De Maistre, le philosophe,et du comte Xavier De Maistre, le Sterne du siècle, mais le Sterne plussensible et plus naturel que l' écrivain anglais.Louis De Vignet et moi nous étions, au collégedes jésuites, les deux enfants rivaux qui sedisputent toutes les palmes que l' orgueilimprudent des maîtres se plaisait à présenterà l' émulation de leurs condisciples. Plus âgéque moi de quelques années, d' une pensée plusmûre, d' une volonté plus forte à son oeuvre, ill' emportait souvent. Je n' étais point jaloux ; lanature ne m' avait pas fait envieux. Quant à lui,il paraissait peu satisfait de la victoire ethumilié des défaites. C' étaient l' italien et lefrançais aux prises. Nos deux natures présentaientdans le visage comme dans le caractère le contrastede ces deux types nationaux. Vignet était ungrand jeune homme maigre, un peu voûté, penchantsur sa poitrine un front couvert de cheveux noirs.Son teint était pâle et un peu cuivré ; son oeil

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enfoncé se cachait sous de longs cils ; son nezaquilin et effilé était sculpté avec uneadmirable finesse. Ses lèvres minces sedesserraient rarement. Une expression habituelled' amertume et de dédain déprimait légèrement lescoins de sa bouche. Son menton était coupé àangles droits comme la tête du cheval arabe.L' ovale de sa figure était allongé, flexible etgracieux. Il parlait peu. Il se promenait seul.Il se sentait par l' âge et par l' énergie ducaractère au-dessus de nous. Ses camarades nel' aimaient pas. Ses maîtres le craignaient. Ily avait du mécontent dans son silence et duconspirateur dans sa solitude.Il ne dissimulait pas son mépris pour les exercicesreligieux auxquels on nous assujettissait. Il sevantait de son incrédulité et presque de sonathéisme. Je me sentais de l' admiration pour sontalent, de la compassion pour son isolement, mais peu de penchant pour sa personne. Ily avait dans son regard quelque chose duFaust allemand qui fascinait la pensée commeune énigme, arrachait l' admiration, mais quirepoussait l' intimité.Aucun des hommes que j' ai connus n' avait reçu de lanature de si puissantes facultés. Son espritétait un instrument aiguisé et fort dont savolonté se servait à tout sans que rien résistât.Il avait le don naturel du style, comme si saplume eût suivi le calque des plus grandsécrivains. Il était naturellement antique dans lediscours, poëte harmonieux et sensible dans lesvers, philosophe hardi et dominateur avant l' âgede la pensée. Nous pâlissions tous devant lui dansnos compositions. Seulement il péchait par excèsde réminiscences et par un peu d' apprêt. Lenaturel et l' improvisation plus vraie medonnaient quelquefois l' avantage. Je ne ledépassais que par l' absence de quelques défauts,mais j' étais loin de me prévaloir de ces victoires,et je sentais plus que personne sa supérioritéd' âge, de travail et de talent.Il sortit de ses études trois ans avant moi. Illaissa un nom parmi nous comme cette trace qu' unhomme supérieur laisse en traversant une foule etqui ne se referme que longtemps après. Nous enparlions avec une admiration mêlée d' un peu deterreur. Nous le croyions appelé à quelque hautemais sinistre vocation. Nous en attendions je nesais quoi de grand. C' était comme le pressentimentd' une destinée. Nous apprîmes qu' il faisait sesétudes de droit à l' école de Grenoble ; que là, comme

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ailleurs, il était admiré mais peu aimé ; qu' ilvivait dans un fier dédain de la foule ; qu' ilne donnait dans aucune des sottes vanités de lajeunesse de ces écoles ; qu' il se faisait même unegloire stoïque de sa pauvreté, comme Machiavelenfant, et qu' on le rencontrait souvent dans larue en plein jour portant lui-même ses soulierspercés à raccommoder à l' échoppe voisine, oumangeant fièrement son morceau de pain, un livresous le bras. Cette fierté de sobriété et demâle indépendance bravait le mépris de sescamarades et dénotait une âme plus forte que leurraillerie. Mais on ne le raillait pas, on lerespectait, et les preuves qu' il donnait dansl' occasion de ses talents comme légiste et commeorateur le plaçaient déjà très-haut dans l' opinionde la ville.Il y avait six ans que nous nous étions séparés,quand le hasard nous réunit à Chambéry, où jepassais quelques jours en revenant d' une coursedans les Alpes. J' étais alors dans toutel' ébullition de mes plus vertes et de mes plusâpres années. Il n' y avait ni assez d' air dans leciel, ni assez de feu dans le soleil, ni assezd' espace sur la terre pour le besoin d' aspiration,d' agitation et de combustion qui me dévorait.J' étais une fièvre vivante ; j' en avais ledélire et l' inquiétude dans tous les membres. Leshabitudes régulières de mes années d' étude et ladouce piété de ma mère et de nos maîtres étaientloin de moi. Mes amitiés se profanaient au hasardcomme mes sentiments. J' étais lié avec ce qu' ily avait de plus évaporé et de plus turbulentsous des formes heureuses, dans la jeunesse demon pays et de mon époque. J' allais auxégarements par toutes les pentes, et cependantces égarements me répugnaient. Ils n' étaient que d' imitation et non de nature. Quandj' étais seul, la solitude me purifiait.C' est dans ces dispositions que je rencontraiVignet. J' eus peine à le reconnaître. Jamais sipeu d' années n' avaient opéré un changement sicomplet dans une physionomie. Je vis un jeunehomme au maintien modeste, à la démarche lenteet pensive, au timbre de parole sonore etcaressant, à la figure reposée et harmonieuse,voilée seulement d' une ombre de mélancolie. Ilvint à moi plutôt comme un père à son enfant quecomme un jeune homme à son camarade. Il m' embrassaavec attendrissement. Il s' accusa de mauvaisesjalousies que nos rivalités de succès dans leslettres lui avaient autrefois inspirées ; il medit qu' il ne lui en restait dans l' âme que la

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honte, le repentir et le désir passionné de selier pour la vie avec moi d' une indissolubleamitié. Ses traits, ses gestes, la limpiditéde ses yeux bleus correspondaient à ses paroles.Mon coeur s' ouvrit pour accueillir lesépanchements du sien. Je sentais que cet hommegrave, austère et tendre, retrempé dans laretraite au fond des montagnes, ayant eu la forcede se mettre à part du courant de sottises et delégèretés qui nous entraînait, original dans lebien, tandis que nous nous efforcions d' êtrede misérables copistes dans le mal, valait mieuxque mes amis de plaisirs.Une onction charmante coulait de ses lèvres. Ilme raconta son changement d' esprit en montant lematin, au lever du soleil, le petit vallon dechâtaigniers qui conduit aux Charmettes, ce berceau fleuri du premieramour et du premier génie de Jean-JacquesRousseau. Il y avait en ce moment dans Vignet,dans sa taille élancée mais affaissée surelle-même, dans sa tête inclinée en avant, dansles boucles de ses cheveux noirs sortant de sonchapeau par derrière et contrastant avec lapâleur de ses joues creuses, dans sa démarchelente et recueillie, et jusque dans son habitnoir, étroit, râpé, boutonné sur sa poitrine,enfin dans le son tendre mais un peu découragé desa voix, une parfaite ressemblance avec l' imageque je m' étais faite du vicaire savoyard ,cette pittoresque création de Rousseau, cePlaton des montagnes dont le cap Sunium étaitun pauvre village du Chablais.Le père de Vignet était pauvre ; la révolution luiavait enlevé la dignité et les appointementsde sénateur. Il s' était retiré dans le seulpetit domaine qu' il possédât à une lieue deChambéry, auprès d' un joli village appeléServolex. Il y était mort quelques années après,pendant que son fils était au collége avecmoi.La mère de mon ami, femme adorable et adorée de sesenfants, avait vendu, année par année, quelqueschamps de l' héritage pour achever l' éducation deses deux fils et d' une fille. L' aîné de sesfils, que je ne connaissais pas, vivait à Genèveet y étudiait l' administration. La pauvre mèrevivait seule avec sa fille à Servolex, dans cedernier débris des biens de la famille. Elleétait tombée en maladie de langueur, par suitedu découragement de ses espérances, de la décadence de sa maison et de lamort de son mari. Se sentant mourir elle-même,

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elle avait rappelé son fils Louis de Grenoble,pour la suppléer dans l' administration du petitbien et pour être le protecteur de sa soeur.Vignet était accouru. La vue de sa mère mourantel' avait bouleversé. Une seule passion, sa tendressefiliale pour cette sainte femme, avait éteinten lui toutes les autres. Son orgueil avait éténoyé dans ses larmes. L' exemple de cetterésignation calme et sereine à la mort que luidonnait tous les jours sa mère l' avait lui-mêmerésigné à la vie. La piété n' avait pas persuadé,mais elle avait attendri son âme. Ce Dieu qu' ilne voyait pas encore, il le sentait et l' entendaiten lui. Il avait prié pour la première fois etdes milliers de fois au pied de ce lit desouffrance et de paix. Il s' était fait de lareligion de sa mère pour prier dans la mêmelangue. Elle avait langui deux ans, elle avaitexpiré en lui léguant pour tout héritage sareligion. Il lui avait juré, à l' heure où lesparoles sont sacrées, d' accepter ce legs de sonâme. Il tenait son serment. Sa religion c' étaitsa mère ; sa conviction c' était sa promesse ; safoi c' était son souvenir.Cependant ces deux années d' études tronquées et decarrière interrompue avaient bouleversé tout sonavenir. Son ambition était ensevelie sous la pierre dutombeau de sa mère, dans le cimetière de Servolex.Sa santé s' était altérée par l' isolement et parla tristesse. Ses nerfs, tendus trop jeunes parla pensée et par la douleur, s' étaient brisés.Une mélancolie sereine, mais profonde et incurable,assombrissait tout horizon pour lui. Les hommeset leurs pensées courtes comme eux lui faisaientpitié. Rien ne valait la peine de rien.Il avait renoncé résolûment à toute carrière. Ilavait pris le parti de vivre seul avec sa soeur,jeune personne digne de lui, dans leur pauvredomaine de Servolex. Il possédait à peu prèstrente mille francs en vignes, en bois et enterres autour de la maison, dont le revenu suffisaità sa vie frugale et à ses désirs retranchés.Des livres, la prière, quelques occupationslittéraires remplissaient ses jours. Peut-êtreaimait-il au fond de l' âme une jeune personnede sa famille, orpheline et pauvre comme lui, etqui était souvent la compagne de sa soeur ?Mais cet amour, s' il existait, ne se trahissaitjamais que par la constance d' un culte silencieux.Il croyait trop peu à sa fortune pour y associerune pauvre fille. Il ne manquait à son coeur qu' unami. Il s' offrait à être le mien.

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Bien souvent, depuis six ans, il avait pensé à moicomme au seul coeur auquel il voulût attacher lesien. Il n' avait pas osé m' écrire. Il savait queson caractère acide alors et sauvage avait laisséà ses camarades de l' éloignement pour lui. Ilsavait aussi que j' étais plongé, avec des amisde circonstance, dans toutes les légèretés de lavie du monde. Il le déplorait pour moi. Je n' étaispas de cette chair dont le monde fait ses jouetset ses idoles. J' avais une âme qui surnageait surce cloaque de vanités et de vices. Cette âme devait aspirer en haut et non en bas. Ma mère étaitpieuse comme la sienne. Elle devait souffrirde l' air vicié où je vivais. Plus âgé que moipar les années, mais surtout par le malheurqui compte les années par jour, il m' offrait uneaffection plus sainte et plus vraie que celledes jeunes compagnons de mes égarements. Il sedévouait à moi comme un frère.Je sentais la vérité et surtout l' accent de sesparoles, et j' en étais touché. Nous entrâmes,en causant ainsi, dans la maison déserte desCharmettes, qu' une pauvre femme nous ouvrit,comme si les maîtres, absents d' hier, avaientdû rentrer le soir. L' image charmante deMadame De Warens et de Jean-JacquesRousseau enfant peuplaient pour nous les troispetites chambres du rez-de-chaussée. Nouscherchions la place où ils s' asseyaient. Nousparcourûmes l' étroit jardin, nous nous assîmesau bout de l' allée, sous la petite tonnelle dechèvrefeuille et de vigne vierge où se fitle premier aveu d' un pur amour, depuis siprofané. Vignet, quoique chrétien par lavolonté, avait dans le coeur le mêmeenthousiasme que moi pour Jean-JacquesRousseau, ce seul écrivain du dix-huitièmesiècle dont le génie fût une âme. Nous passâmesune partie du jour dans ce jardin inondé deparfums et de soleil, comme si les plantes et lesarbres se fussent réjouis de recevoir des hôtesdignes d' aimer leurs anciens maîtres. Nous n' enredescendîmes qu' au coucher du soleil, et nousredescendîmes ainsi. Je sentais combien ce jeune homme, né près duberceau de Rousseau, inspiré comme lui, pauvreet malheureux comme lui, mais plus pur et plusreligieux que lui, était au-dessus de ceux quej' appelais mes amis, et que je devais auxCharmettes bien autre chose qu' un vain souvenirde grand homme, l' amitié d' un homme de bien.Mon coeur ne demandait qu' à admirer.Vignet m' emmena dans sa maison de Servolex et me

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présenta à sa famille. Deux des oncles de sa mèrevivaient alors à Chambéry ou dans les environsde Servolex. Ils étaient les frères du comteJoseph et du comte Xavier De Maistre, quirésidaient en Russie. L' un était colonel enretraite, l' autre chanoine et bientôt évêqued' Aoste, en Savoie. Ces deux hommes étaientdignes du beau nom que le génie divers de leursfrères a fait depuis à leur maison. Ils avaient,en outre, le génie de la bonté. Leur conversationétincelait de cette lueur de gaieté douce, dont lerire ne coûte rien à la bienveillance. La natureavait fait à cette famille le don de grâce.C' était la finesse italienne sous la naïveté dumontagnard de la Savoie. Leurs principes étaientaustères, leur indulgence excusait tout. Longtempsballottés par les événements de la révolution,émigrés, jetés d' un bord à l' autre, ils étaientcomme ces rudes pierres de leurs montagnes que lesavalanches ont roulées dans le torrent, que letorrent a limées et polies pendant des siècles,qui sont devenues luisantes et douces au toucher, mais qui n' en restent pas moins pierressous la surface qui les adoucit.Mêlés à des événements et à des hommes divers, ilssavaient tout le siècle par coeur. Le côtéplaisant et ironique des choses leur apparaissaittoujours avant tout. Ils ne prenaient au sérieuxque l' honneur et Dieu. Tout le reste était poureux du domaine de la comédie humaine. Ils semoquaient de la pièce, mais ils avaient de lapitié pour les acteurs.Le chanoine surtout était l' esprit le plusexcentrique et le plus original que j' aie jamaisconnu. Il écrivait le matin des sermons dont ilnous lisait des fragments le soir, et il faisaitun recueil de toutes les anecdotes bouffonnes,mais chastes, qu' il avait pu récolter dans satournée : une espèce de dictionnaire de la gaietéou d' encyclopédie du rire à l' usage de la familleet des voisins. Mais ce rire était celui d' unange et d' un saint. Il ne devait coûter ni rougeurau front, ni larmes aux victimes. C' était lecôté plaisant de la nature, mais jamais lemauvais côté. Il était très-lié avec MadameDe Staël, dont il n' aimait pas les principes,dont il plaisantait l' enthousiasme, mais dont iladorait la bonté. Leur correspondance étaitfréquente et bizarre. C' était l' agacerie charmantede l' esprit et du génie. C' était la religiongracieuse et tolérante jetant un peu de poussièreaux ailes de la philosophie, mais sans vouloirles souiller. C' était le badinage courtois de la

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poésie et de la prose. Elles se faisaient brilleren luttant. Je passai des journées délicieuses dans cette intimitéde famille.Ce fut à une autre époque que j' y connus le comteJoseph De Maistre, le frère aîné de tous cesfrères, le Lévi de cette tribu. J' entendis de sabouche la lecture des soirées deSaint-Pétersbourg avant leur publication.Les amis et les ennemis de sa philosophieconnaissaient également peu l' homme sousl' écrivain.Le comte De Maistre était un homme de grandetaille, d' une belle et mâle figure militaire, d' unfront haut et découvert, où flottaient seulement,comme les débris d' une couronne, quelques bellesmèches de cheveux argentés. Son oeil était vif,pur, franc. Sa bouche avait l' expressionhabituelle de fine plaisanterie qui caractérisaittoute la famille ; il avait dans l' attitude ladignité de son rang, de sa pensée, de son âge.Il eût été impossible de le voir sans s' arrêteret sans soupçonner qu' on passait devant quelquechose de grand.Sorti jeune de ses montagnes, il avait d' abordvécu à Turin, puis les secousses l' avaient jetéen Sardaigne, puis en Russie, sans avoir passépar la France, ni par l' Angleterre, ni parl' Allemagne. Il avait été dépaysé moralementdès sa jeunesse. Il ne savait rien que par leslivres, et il en avait lu très-peu. De là samerveilleuse excentricité de pensée et de style.C' était une âme brute, mais une grande âme ; uneintelligence peu policée, mais une vasteintelligence ; un style rude, mais un fort style.Livré ainsi à lui-même, toute sa philosophien' était que la théorie de ses instincts religieux.Les passions saintes de son esprit étaient passéeschez lui à l' état de foi. Il s' était fait lesdogmes de ses préventions. C' était là tout lephilosophe. L' écrivain était bien supérieur en luiau penseur, mais l' homme était très-supérieur encore au penseur età l' écrivain. Sa foi, à laquelle il donnait tropsouvent le vêtement du sophisme et l' attitude duparadoxe qui défie la raison, était sincère,sublime, féconde dans sa vie. C' était une vertuantique ou plutôt une vertu rude et à grandstraits de l' ancien testament, tel que ce Moïsede Michel-Ange, dont les membres ont encorel' empreinte du ciseau qui les a ébauchés. Sousles formes de l' homme, on sent encore le rocher.Ainsi ce génie n' était que dégrossi, mais il

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était à grandes proportions. Voilà pourquoiM De Maistre est populaire. Plus harmonieux etplus parfait, il plairait moins à la foule, qui neregarde jamais de près. C' est un Bossuetalpestre.

LIVRE DOUZIEME GRAZIELLA Cette société me fut très-utile. Elle dépaysa monesprit de cette philosophie de corps de garde etde cette littérature efféminée qu' on respiraitalors en France. Elle me montra des hommes de lanature au lieu de ces copies effacées quiformaient alors le monde pensant à Paris. Elleme transplanta dans un monde original, excentrique,nouveau, dont le type m' avait été inconnujusque-là. C' était non-seulement la société dugénie alpestre dans une vallée de la Savoie,c' était aussi la société de la jeunesse, de lagrâce et de la beauté ; car autour de ces troncsd' arbres séculaires de la famille De Maistreet de Vignet, il y avait des rejetons pleins deséve, des génies en espérance, des âmes en fleur.J' y étais accueilli comme le fils ou le frère detous les membres de cette étonnante et charmantefamille.Le temps, la mort, les patries différentes, lesopinions et les philosophies opposées nous ontséparés depuis. Mais je vivrais un siècle, que jen' oublierais jamais les journées dignes desentretiens de Boccace à la campagne, pendant la peste à Florence, que nous passions pendant toutun été dans la maison de Bissy, chez le colonelDe Maistre, ou dans le petit castel de Servolex,chez mon ami Louis De Vignet.Le salon était en plein champ. Tantôt un bois dejeunes sapins sur les dernières croupes vertes dumont du chat, d' où l' on domine la vallée vraimentarcadienne de Chambéry et son lac à gauche. Tantôtune allée de hautes charmilles du fond du jardinde Servolex, allée élevée en terrasse sur unvallon noyé de feuillages et de hautes vignesentrelacées aux noyers. Le soleil arpentaitsilencieusement le pan de ciel de lapis entre lemont du chat et les premières Alpes de Nivoley.L' ombre se rétrécissait ou s' élargissait auxpieds des arbres. Le comte De Maistre, tête dePlaton gaulois, dessinait en rêvant des figuressur le sable, du bout de son bâton cueilli sur leCaucase. Il racontait ses longs exils et sesfortunes diverses à ses frères attentifs etrespectueux devant lui. L' aînée de ses filles,

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pensive, silencieuse et recueillie, jouait nonloin de là sur le piano des airs mélancoliquesde la Scythie. Les fenêtres du salon ouverteslaissaient arriver les notes interrompues parle vent jusqu' à nous. Le chanoine De Maistre,figure socratique adoucie et sanctifiée par legénie chrétien, lisait son bréviaire dans uneallée écartée du jardin. Il jetait de temps entemps involontairement vers nous un regard dedistraction et de regret. On voyait qu' il étaitpressé de finir le psaume pour venir se mêler àl' entretien qui courait sans lui. La plus jeune des filles du comte de Maistre, quin' avait alors que dix-sept ou dix-huit ans,portait sur son front, dans ses yeux, sur seslèvres, les rayons du génie de son père. C' étaitune fille du Sinaï, toute resplendissante deslueurs du buisson sacré, tout inspirée desdoctrines théocratiques de la famille. Elle copiaitles écrits de son père ; elle écrivait, dit-on,elle-même des pages que sa modestie seuleempêchait d' éclater d' un talent naturel à samaison. C' était une Corinne chrétienne àquelques lieues au bord d' un autre lac de laCorinne philosophe et révolutionnaire de Coppet.Je n' ai jamais rien lu de cette jeune fille, maisson éloquence était virile, nerveuse et accentuéecomme sa voix. L' inspiration religieuse oupolitique dont elle était involontairement saisiela soulevait par moments du banc de gazon où elleétait assise près de nous. Elle marchait enparlant sans s' apercevoir qu' elle marchait. Sespieds semblaient ne pas toucher la terre commeceux des fantômes ou des sibylles qui sortent dusol enchanté. Elle avait des pages de paroles alorsemportées par le vent qui auraient été dignes despremiers penseurs et des premiers écrivains dusiècle. Nous pâlissions en l' écoutant. Le nom deson père a lui sur elle depuis. La fortuneinattendue est venue la chercher dans sa modesteobscurité. Je ne sais ce qu' elle aura fait de songénie, arme pour un homme, fardeau pour une femme.Je crois qu' elle l' aura changé en vertus, comme sesrichesses en bienfaits.

Louis De Vignet, sa soeur, aussi spirituelle quelui, et moi, nous admirions en silence ceséruptions de grâce, de feu et de foi. La théocratie,prêchée sous un si beau ciel par une si bellebouche, dans une si belle langue, par une jeunefille qui ressemblait aux filles d' un prophète,avait en ce temps-là un grand charme pour monimagination. Ce serait si beau, si le royaume de

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Dieu n' avait pas des hommes pour ministres !Plus tard, il me fallut reconnaître que leroyaume de Dieu ne pouvait être que cetterévélation éternelle dont le verbe est le codeet dont les siècles sont les ministres. Je revinsvite à la liberté qui laisse penser et parler tousles verbes dans tous les hommes.

Mon ami nous récitait des vers suaves etmélancoliques qu' il allait recueillir un à un dansles bruyères de ses montagnes et qu' il ne publiajamais, de peur de leur enlever cette fleur que leplein air enlève à l' âme comme aux pêches et auxraisins des espaliers. Je commençais aussi alorsà en balbutier quelques-uns. Je les récitais enrougissant devant le comte de Maistre et sesfilles. " ce jeune français, disait M De Maistreà son neveu, a une belle langue pour instrumentde ses idées. Nous verrons ce qu' il en fera quandl' âge des idées sera venu. Que ces français sontheureux ! Ajoutait-il avec impatience. Ah ! Si j' étais né à Paris ! Mais je n' ai jamais vuParis. Je n' ai pour langue que le jargon de notreSavoie ! " il ne savait pas encore que l' homme c' est la langue, et que ce jargon serait une grande éloquence ; que plus les langues sont maniées, plus elles s' effacent, et que le français se retremperait à Servolex dans son génie, comme il s' était retrempé aux Charmettes dans l' ignorance de J-J Rousseau.

Plus tard, le neveu du comte de Maistre épousa unede mes plus charmantes soeurs. Elle eut ses jourscourts de maternité dans ce même Servolex oùnous rêvions alors ensemble, et bientôt aprèselle y eut son tombeau.Ici manquent les notes d' environ deux années pendantlesquelles je n' écrivis pas. J' étais rentréensuite à la voix de ma mère, dans la maisonpaternelle presque ruinée par des reversinattendus.... je vivais alors (si cela peut s' appeler vivre)dans des espèces de limbes moitié ténèbres,moitié lumière, qui ne prêtaient à mon âme, à messentiments et à mes pensées qu' un demi-jourfroid et triste comme un crépuscule d' hiver. Avantd' avoir vécu, j' étais lassé de vivre. Je me retirais, pour ainsi dire, de l' existence dans unrecueillement désenchanté, et dans cette solitudedu coeur que l' homme se fait quelquefois à lui-mêmeen coupant tous ses rapports avec le monde et ense séparant de toute participation au mouvementqui l' agite. Sorte de vieillesse anticipée et

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volontaire dans laquelle on se réfugie avantles années, mais vieillesse fausse et feinte quicouve sous son apparente froideur des jeunessesplus chaudes et plus orageuses que celles qu' on adéjà traversées.Toute la famille était absente. Le père chez un demes oncles, à la chasse dans les forêts deBourgogne. La mère en voyage. Les soeursdispersées ou au couvent. Je passai tout un longété entièrement seul, enfermé avec une vieilleservante, mon cheval et mon chien, dans la maisonde mon père, à Milly. Ce hameau bâti en pierresgrises, au pied d' une montagne tapissée de buis,avec son clocher en pyramide, dont les assisessemblent calcinées par le soleil, ses sentiersroides, rocailleux, tortueux, bordés de masureset de fumier, et ses maisons couvertes en lavesnoircies par les ondées, où végètent des moussescarbonnées comme la suie, rappelle tout à faitun village de Calabre ou d' Espagne.Cette aridité, cette pauvreté, cette calcination,cette privation d' eau, d' ombre, de vie végétale,me plaisaient. Il me semblait que cette natureétait ainsi mieux en rapport avec mon âme. J' étaismoi-même un cep de cette colline, un chevreau de cerocher, un bois sans fleur de ces buissons. Cesilence inusité de la maison paternelle, cettesolitude du jardin, ces chambres vides merappelaient un tombeau. Cette idée d' un sépulcrene messeyait pas à mon imagination. Je me sentaisou je voulais me sentir mort. J' aimais ce linceul de pierre dans lequelj' étais volontairement enveloppé. Les seuls bruitsde la vie qui pénétrassent dans la maison étaientlointains et monotones comme les bruits deschamps. Ils sont restés depuis dans monoreille.Je crois entendre encore les coups cadencés desfléaux qui battaient la moisson, au soleil, surl' aire de glaise durcie de la cour ; lesbêlements des chèvres sur la montagne ; les voixd' enfants jouant dans le chemin au milieu dujour ; les sabots des vignerons revenant le soirde l' ouvrage ; le rouet des pauvres fileusesassises sur le seuil de leurs portes, ou lesgrincements aigus et stridents de la cigale quiressemblaient à un cri arraché par la brûlure desrayons du midi dans la vapeur embrasée quis' exhalait des carrés du jardin.Les mois se passaient à lire, à rêver, à errernonchalamment tout le jour, de ma chambre haute ausalon désert ; du salon à l' étable, où je mecouchais avec le chien sur la litière fraîche que

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je faisais moi-même à mon cheval oisif ; del' étable au jardin, où j' arrosais quelquesplanches de laitue ou de petits pois ; du jardinsur la montagne pelée qui le domine, où je mecachais parmi les plantes de buis, seul feuillagequi résiste par son amertume à la dent des chèvres.De là, je regardais au loin les cimes de neigedentelées des Alpes qui me semblaient et qui mesemblent encore le rideau d' une terre tropsplendide pour des hommes. J' écoutais avec desdélices de recueillement et de tristesse lestintements mélancoliques des clochettes de cestroupeaux qui ne demandent pour tout bonheur àla terre qu' un peu d' herbe à brouter sur sesflancs.J' aurais écrit des volumes si j' avais noté lesintarissables impressions, frissons de coeur, pensées, joiesintérieures ou mélancoliques qui traversaient messens ou mon âme pendant ce long été dans ledésert. Je n' écrivais rien ; je laissais passertoutes ces sensations et toutes ces modulationsen moi-même, comme les brises sur les herbes de lamontagne ; sans s' inquiéter des vagues soupirsqu' elles leur font rendre, ni des parfumsévaporés qu' elles leur enlèvent en passant.Les soupirs et les parfums de mon coeur juvénile neme paraissaient pas mériter d' être recueillis.J' en étais même arrivé à ce point dedécouragement et de sécheresse que je jouissaisavec une sorte d' amertume de la sensation devivre, de penser, de sentir en vain ; comme cesfleurs qui croissent dans les sites inaccessiblesdes Alpes, qui végètent sans qu' aucun regard lesvoie fleurir, et qui semblent accuser la naturede n' avoir ni plan ni pitié dans ses créations.Une circonstance me confirmait encore dans cesdécouragements de coeur et dans ces mépris pour lemonde. C' était la société et les entretiens avecun autre solitaire aussi sensible, plus âgé etplus malheureux que moi. Cette société était laseule diversion que j' eusse quelquefois àmon isolement. D' abord rencontre, puis habitude,cette fréquentation se changeait de jour en jourdavantage en amitié. Le hasard semblait avoirrapproché deux hommes d' âge et de conditiondifférents, mais qui se ressemblaient par lasensibilité, par le caractère et par la conformitéde tristesse, de solitude d' âme et de découragementdu bonheur. L' un de ces hommes, c' était moi,l' autre c' était le pauvre curé du village deBussières, paroisse dont Milly relevait et n' était

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qu' un hameau.J' ai parlé, dans le récit des premières impressionsde mon enfance, d' un jeune vicaire qui apprenaitle catéchisme et le latin aux enfants du village,chez le vieux curé de Bussières, et qui, répugnantpar sa nature et par son âge à cette pédagogiepuérile à laquelle il était condamné, laissait làavec dégoût le livre et la férule, et, prenantses chiens en laisse et son fusil sur l' épaule,s' échappait du presbytère avant que l' aiguilleeût marqué l' heure de la fin de la leçon, etallait achever la journée dans les champs etdans les bois de nos montagnes. J' ai dit qu' il senommait l' abbé Dumont ; que le presbytèreparaissait être pour lui plutôt une maisonpaternelle qu' un vicariat de village ; que samère âgée, mais encore belle et gracieuse,gouvernait la cure de temps immémorial ; qu' il yavait quelque parenté mal définie entre le vieuxcuré et le jeune vicaire ; que cette parentélointaine donnait à celui-ci l' attitude d' unfils plus que d' un commensal dans la maison.Enfin, j' ai raconté comment l' évêque de Mâcon,homme de moeurs faciles et raffinées autantqu' homme de lettres et d' étude, avait pris dansson palais le jeune adolescent, et l' avait faitélever dans toutes les habitudes, dans toutesles libertés et dans toutes les élégances de lasociété très-mondaine dont son palais épiscopalétait le centre avant la révolution. La révolutionavait dispersé cette société, confisqué le palais,emprisonné l' évêque et renvoyé le jeunesecrétaire du sein de ce luxe et de ces délicesdans le pauvre presbytère de Bussières. Le vieux curéétait mort. Le jeune homme s' était fait prêtre ;la cure avait passé comme un héritage au jeuneecclésiastique.L' abbé Dumont avait alors trente-huit ans. Sataille était élevée, ses membres souples, sonattitude martiale, son costume laïque, leste,soigné, comme s' il eût voulu, sans manquer toutà fait aux convenances, se rapprocher néanmoinsle plus possible de l' habit de l' homme du monde,et faire oublier aux autres et à lui-même un étatqui lui avait été imposé tard.Son visage avait une expression d' énergie, defierté, de virilité, qu' adoucissait seulement uneteinte de tristesse douce, habituellement répanduesur sa physionomie. On y sentait une nature forte,enchaînée sous un habit par quelques lienssecrets qui l' empêchent de se mouvoir et d' éclater.Le contour des joues était pâle comme une passion

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contenue ; la bouche fine et délicate ; le nezdroit, modelé avec une extrême pureté de lignes,renflé et palpitant vers les narines, ferme,étroit et musculeux vers le haut, où il se lieau front et sépare les yeux. Les yeux étaientd' une couleur bleu de mer mêlé de teintes grisescomme une vague à l' ombre ; les regards étaientprofonds et un peu énigmatiques, comme uneconfidence qui ne s' achève pas ; ils étaientenfoncés sous l' arcade proéminente d' un frontdroit, élevé, large, poli par la pensée. Sescheveux noirs, déjà un peu éclaircis par la finde sa jeunesse, étaient ramenés sur ses tempesen mèches lisses, luisantes, collées à la peau,dont elles relevaient la blancheur. Ils nelaissaient apercevoir aucune trace de tonsure.Leur finesse et la moiteur habituelle de lapeau leur donnaient au sommet du front et vers lestempes quelques inflexions à peine perceptibles, comme celle de l' acantheautour d' un chapiteau de marbre.Tel était l' extérieur de l' homme avec lequel,malgré la distance des années, la solitude, levoisinage, la conformité de nature, l' attraitréciproque, et enfin la tristesse même de nosdeux existences allaient insensiblement mefaire nouer une véritable et durable amitié.Cette amitié s' est cimentée depuis par les années ;elle a duré jusqu' à sa mort, et maintenant, quandje passe par le village de Bussières, moncheval, habitué à ce détour, quitte le grandchemin vers une petite croix, monte un sentierrocailleux qui passe derrière l' église, sous lesfenêtres de l' ancien presbytère, et s' arrête unmoment de lui-même auprès du mur d' appui ducimetière. On voit par-dessus ce mur la pierrefunéraire que j' ai posée sur le corps de mon ami.J' y ai fait écrire en lettres creuses, pourtoute épitaphe, son nom à côté du mien. J' ydonne, un moment en silence, tout ce que lesvivants peuvent donner aux morts : une pensée...une prière... une espérance de se retrouverailleurs ! ...nous nous liâmes naturellement et sans le prévoir. Iln' avait que moi avec qui il pût s' entretenir, dans cedésert d' hommes, des idées, des livres, deschoses de l' âme qu' il avait cultivées avecamour dans sa jeunesse et dans le palais del' évêque de Mâcon. Il les cultivaitsolitairement encore dans l' isolement où ilétait confiné. Je n' avais que lui avec qui je pusse épancher moi-même monâme débordante d' impressions et de mélancolie.

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Nos rencontres étaient fréquentes : le dimancheà l' église ; les autres jours, dans les sentiersdu village, dans les buis ou dans les genêtsde la montagne. J' entendais de ma fenêtre l' appelde ses chiens courants.à force de nous rencontrer ainsi à toute heure,nous finîmes par avoir besoin l' un de l' autre.Il comprit qu' il y avait dans l' âme de ce jeunehomme des germes intéressants à regarder écloreet se développer. Je compris qu' il y avait danscet homme mûr et fatigué de vivre une destinéeâpre et trompée, comme était la mienne en cemoment ; une âme malade mais forte, auprès delaquelle mon âme se vengerait de ses propresmalheurs en s' attachant du moins à un autremalheureux.Je lui prêtais des livres. J' allais toutes lessemaines les louer dans un cabinet de lecture àMâcon, et je les rapportais à Milly dans lavalise de mon cheval. Il me prêtait, lui, lesvieux volumes d' histoire de l' église et delittérature sacrée qu' il avait trouvés dans labibliothèque de l' évêque de Mâcon. Il avait euce legs dans son testament. Nous nous entretenionsde nos lectures. Nous nous apercevions ainsi,par la conformité habituelle de nos impressionssur les mêmes ouvrages, de la consonnance de nosesprits et de nos coeurs. Chaque jour, chaquelivre, chaque entretien amenaient une découverteet comme une intimité involontaire de plus entrenous. On s' attache par ce qu' on découvre desemblable à soi dans ceux qu' on étudie. L' amouret l' amitié ne sont au fond que l' image d' un êtreréciproquement entrevue et doublée dans lecoeur d' un autre être. Quand ces deux images se confondent tellement que les deux n' en font plusqu' une, l' amitié ou l' amour sont complets. Notreamitié s' achevait ainsi tous les jours.Bientôt nous ne nous contentâmes plus de cesrencontres fortuites dans les chemins des deuxhameaux. Il vint chez moi, j' allai chez lui. Iln' y avait, entre sa maison et celle de mon père,qu' une colline peu élevée à monter et àdescendre. Au bas de cette colline, cultivée envignes rampantes, on trouvait une fontaine sousdes saules et un sentier creux entre deux haiesqui traversait des prés.Au bout de ces prés, une petite porte fermée par unverrou donnait accès dans un jardin potager entouréde murs tapissés d' espaliers. à l' extrémité de cejardin, une maison basse et longue avec unegalerie extérieure dont le toit portait sur despiliers de bois. Une petite cour entourée d' un

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hangar, d' un four et d' un bûcher. Sur le murd' appui de la galerie, deux beaux chiens couchéset hurlant quand on ouvrait la porte. Quelquespots de réséda et de fleurs rares sur le palier.Quelques poules dans la cour, quelques pigeons surle toit. C' était le presbytère.Du côté opposé au jardin, la maison donnait sur lecimetière, vert comme un pré mal nivelé autour del' église. Par-dessus le cimetière, le regards' étendait par une échappée de vue sur des flancsde montagnes incultes entrecoupées de hautschâtaigniers. L' oeil glissait ensuite obliquementsur une sombre et noire vallée qui se perdait l' été dans la vapeur chaude du soleil, l' hiverdans la fumée du brouillard ou des eaux. Le sonde la cloche qui tintait, aux trois parties dujour, aux baptêmes et aux sépultures, les pasdes paysans revenant de l' ouvrage, lesvagissements d' enfants qui pleuraient à midi et lesoir pour appeler les mères attardées sur lesportes des chaumières, étaient les seuls bruitsqui pénétrassent du dehors dans cette maison.Au dedans on n' entendait que le petit tracas quefaisaient la mère du curé et sa jeune nièce enépluchant les herbes pour la soupe ou en étendantle linge sur la galerie.Bientôt je fus un hôte de plus de cette humblemaison, un convive de plus à cette pauvre table.J' y descendais presque tous les soirs au soleilcouchant. Quand j' avais quitté l' ombre des deuxou trois charmilles du jardin de Milly, sousl' abri desquelles j' avais passé la chaleur desjours du mois d' août ; quand j' avais fermé meslivres, caressé et pansé avec soin mon cheval etétendu sous ses sabots luisants la fraîchelitière de la nuit, je montais à pas lents lacolline, je me glissais comme une ombre du soirde plus parmi les dernières ombres que les saulesjetaient sur les prés. J' ouvrais la petite portedu jardin de la cure de Bussières. Les chiensqui me connaissaient n' aboyaient plus. Ilssemblaient m' attendre à heure fixe sur le seuil.Ils me flairaient avec des battements de queue,des frissons de poil et des bonds de joie. Ilscouraient devant moi comme pour avertir lamaison de l' arrivée du jeune ami. Le sourire indulgent de la vieille mère du curé, larougeur de sa nièce me montraient ces bonsvisages d' hôtes qui sont les meilleurs salutset les meilleurs compliments de l' hospitalité.Je trouvais ordinairement l' abbé Dumont occupé àémonder ses treilles, à sarcler ses laitues ou àécheniller ses arbres. Je prenais l' arrosoir des

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mains de la mère, j' aidais la nièce à tirer lalongue corde du puits. Nous travaillions tous lesquatre au jardin tant qu' il restait une lueur dejour dans le ciel. Nous rentrions alors dans lachambre du curé. Les murs en étaient nus etcrépis seulement de chaux blanche éraillée parles clous qu' il y avait fichés pour y suspendreses fusils, ses couteaux de chasse, ses vestes,ses fourniments et quelques gravures encadréesde sapin représentant la captivité de LouisXvi et de sa famille au temple. Car l' abbéDumont, je l' ai déjà dit, par une contradictiontrès-fréquente dans les hommes de ce temps-là,était royaliste bien qu' il fût démocrate, etcontre-révolutionnaire de sentiment bien qu' ildétestât l' ancien régime et qu' il partageâttoutes les doctrines et toutes les aspirations dela révolution.On ne voyait, du reste, sur ces murs ou sur lacheminée aucun attribut de son ministère. Nibréviaire, ni crucifix, ni images de saint ou desainte, ni vêtements sacrés. Il reléguait toutcela dans sa sacristie, aux soins de son sonneurde cloches. Il ne voulait pas que rien de sonéglise le suivît dans sa maison et lui rappelâtsa servitude et ses liens. Rien ne faisait souvenir qu' il était curéde village, si ce n' est une petite table boiteusereléguée dans un coin de la chambre, sur laquelleon voyait un registre des naissances et desdécès, et des boîtes de dragées cerclées derubans bleus ou roses, que l' on donne, auxfiançailles et aux baptêmes, au ministre de cessaintes cérémonies.à la nuit tombante, il allumait une chandelle desuif ou un reste de cierge de cire jaune rejetédes candélabres de l' autel. Après quelquesmoments de lecture ou de causerie, la niècemettait la nappe sur cette table débarrasséede l' encre, des livres et des papiers. On apportaitle souper.C' était ordinairement du pain bis et noir mêlé deseigle et de son. Quelques oeufs des poules de labasse-cour frits dans la poêle et assaisonnésd' un filet de vinaigre. De la salade ou desasperges du jardin. Des escargots ramassés à larosée sur les feuilles de vigne et cuitslentement dans une casserole, sous la cendre.De la courge gratinée mise au four dans unplat de terre, les jours où l' on cuisait le pain,et de temps en temps ces poules vieilles, maigreset jaunes que les pauvres jeunes femmes desmontagnes apportent en cadeau aux curés les

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jours de relevailles, en mémoire des colombes queles femmes de Judée apportaient au temple dansles mêmes occasions. Enfin quelques lièvres ouquelques perdrix, récolte de la chasse du matin.On y servait rarement d' autres mets. La pauvretéde la maison ne permettait pas à la mère d' allerau marché. Ce frugal repas était arrosé de vinrouge ou blanc du pays ; les vignerons le donnentau sacristain, qui va quêter, de pressoir enpressoir, au moment des vendanges. Le repas se terminait par quelquesfruits des espaliers dans la saison et par depetits fromages de chèvre blancs, frais,saupoudrés de sel gris, qui donnent soif, etqui font trouver le vin bon aux sobres paysans denos vallées.L' abbé Dumont, bien qu' il n' eût pas la moindresensualité de table, ne dédaignait pas, poursoulager sa vieille mère et pour former sa nièce,d' aller lui-même quelquefois surveiller le painau four, le rôti à la broche, les oeufs ou leslégumes sur le feu, et d' assaisonner de sa mainles mets simples ou étranges que nous mangionsensemble, en nous égayant sur l' art du maîtred' hôtel. C' est ainsi que j' appris moi-même àaccommoder de mes propres mains ces alimentsjournaliers du pauvre habitant de la campagne,et à trouver du plaisir et une certaine dignitépaysanesque dans ces travaux domestiques duménage, qui dispensent l' homme de la servitudede ses besoins, et qui l' accoutument à redoutermoins l' indigence ou la médiocrité.Après le souper, nous nous entretenions, tantôtles coudes sur la nappe, tantôt au clair de lunesur la galerie, de ces sujets qui reviennentéternellement, comme des hasards inévitables,dans la conversation de deux solitaires sansautre affaire que leurs idées ; le sort de l' hommesur la terre, la vanité de ses ambitions,l' injustice du sort envers le talent et la vertu,la mobilité et l' incertitude des opinionshumaines, les religions, les philosophies, les littératures des différents âges et des différentspeuples, la préférence à donner à tel grandhomme sur tel autre, la supériorité de telorateur ou de tel écrivain sur les orateurset les écrivains ses émules, la grandeur del' esprit humain dans certains hommes, la petitessedans certains autres ; puis des lectures depassages de tel ou tel écrivain pour justifiernos jugements ou motiver nos préférences ; desfragments de Platon, de Cicéron, de Sénèque,de Fénelon, de Bossuet, de Voltaire, de

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Rousseau, livres étalés tour à tour sur latable, ouverts, fermés, rouverts, confrontés,discutés, admirés ou écartés, comme des cartes dece grand jeu de l' âme que le génie de l' hommejoue avec l' énigme de la nature depuis lecommencement jusqu' à la fin des siècles.Quelquefois, mais rarement, de beaux vers despoëtes anciens récités par moi dans leur langue,sous ce même toit où j' avais appris à épeler lespremiers mots de grec et de latin. Mais les verstenaient peu de place dans ces citations et dansces entretiens. L' abbé Dumont, ainsi queplusieurs des hommes supérieurs que j' ai le plusconnus et le plus aimés dans ma vie, ne lesgoûtait pas. De la parole écrite, il n' appréciaitque le sens et très-peu la musique. Il n' étaitpas doué de cette espèce de matérialitéintellectuelle qui associe, dans le poëte, unesensation harmonieuse à une idée ou à un sentiment,et qui lui donne aussi une double prise surl' homme par l' oreille et par l' esprit.Il lui semblait, et il m' a souvent semblé plustard à moi-même, qu' il y avait en effet une sorte depuérilité humiliante pour la raison dans cettecadence étudiée du rhythme et dans cetteconsonnance mécanique de la rime qui nes' adressent qu' à l' oreille de l' homme et quiassocient une volupté purement sensuelle à lagrandeur morale d' une pensée ou à l' énergievirile d' un sentiment. Les vers luiparaissaient la langue de l' enfance des peuples,la prose la langue de leur maturité. Je croismaintenant qu' il sentait juste. La poésie n' estpas dans cette vaine sonorité des vers ; elleest dans l' idée, dans le sentiment et dansl' image, cette trinité de la parole, qui lachange en verbe humain. Les versificateursdiront que je blasphème, les vrais poëtessentiront que j' ai raison. Changer la paroleen musique, ce n' est pas la perfectionner, c' estla matérialiser. Le mot simple, juste et fortpour exprimer la pensée pure ou le sentiment nu,sans songer au son pas plus qu' à la formematérielle du mot, voilà le style, voilàl' expression, voilà le verbe. Le reste estvolupté, mais enfantillage : nugae canores .Si vous en doutez, associez en idée Platon àRossini dans un même homme. Qu' aurez-vousfait ? Vous aurez grandi Rossini, sans doute, maisvous aurez diminué Platon.

Je ne contestais alors ni je n' approuvais cetterépugnance instinctive de certains hommes de

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pensée mâle aux séductions sonores de la penséeversifiée. J' aimais les vers sans théorie, commeon aime une couleur, un son, un parfum dans la nature. J' en lisais beaucoup, je n' enécrivais pas.

De ces sujets littéraires, nous arrivions toujours,par une déviation naturelle, aux questionssuprêmes de politique, de philosophie et dereligion. Nourris l' un et l' autre de la moellede l' antiquité grecque et romaine, nousadorions la liberté comme un mot sonore avantde l' adorer comme une chose sainte et comme lapropriété morale dans l' homme libre.Nous détestions l' empire et ce régime plagiaire de lamonarchie ; nous déplorions qu' un héros commeBonaparte ne fût pas en même temps un completgrand homme et ne fît servir les forces matériellesde la révolution tombées de lassitude dans samain qu' à reforger les vieilles chaînes dedespotisme, de fausse aristocratie et depréjugés que la révolution avait brisées.

L' abbé Dumont, quoiqu' il eût le jacobinisme enhorreur, conservait de la république une certaineverdeur âpre mais savoureuse sur les lèvres etdans le coeur. Il me la communiquait sans ypenser. Mon âme jeune, pure de viles ambitions,indépendante comme la solitude, aigrie par lacompression du sort qui semblait s' obstiner à mefermer le monde, était prédisposée à cetteaustérité d' opinion qui console des torts de lafortune en la faisant mépriser dans ceux qu' ellefavorise, et qui aspire au gouvernement de laseule vertu. La restauration, qui nous avaitenivrés l' un et l' autre d' espérances, commençaità les décevoir. Elle laissait penser, du moins,lire, écrire, discuter. Elle avait le bruitintestin des gouvernements libres et les oragesde l' opinion. Mais l' adoration superstitieuse dupassé, soufflée par des courtisans incrédulesà un peuple vieilli de deux siècles en vingt-cinq ans, nous désenchantait. Nous nemurmurions pas, de peur de nous confondre avecles partisans de l' empire ; mais nous gémissionstout bas et nous remontions ou nous descendionsles siècles pour y retrouver des gouvernementsdignes de l' humanité. Hélas ! Où sont-ils ? ...quant à la religion, le fanatisme qu' on s' efforçaitalors de raviver sous ce nom par les cérémonies,les processions, les prédications, lescongrégations moins religieuses que dynastiques,nous semblaient un misérable travestissement

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d' un parti politique voulant se consacrer auxyeux du peuple par l' affectation d' une foi dont ilne prenait que l' habit. Il était aisé de voir quel' abbé Dumont était philosophe comme le siècleoù il était né. Les mystères du christianismequ' il accomplissait par honneur et par conformitéavec son état ne lui semblaient guère qu' unrituel sans conséquence, un code de moraleillustré de dogmes symboliques et de pratiquestraditionnelles qui n' empiétaient en rien surson indépendance d' esprit et sur sa raison.C' était la langue du sanctuaire dans laquelle ilparlait de Dieu à un peuple enfant, disait-il.Mais, rentré chez lui, il en parlait dans lalangue de Platon, de Cicéron et de Rousseau.Cependant, bien que son esprit fût incrédule, sonâme, amollie par l' infortune, était pieuse. Sonsouverain bonheur eût été de pouvoir donner à cettepiété vague la forme et la réalité d' une foiprécise. Il s' efforçait de courber son intelligence sous le joug du catholicisme etsous les dogmes de son état. Il lisait avecobstination le génie du christianisme , parM De Chateaubriand, les écrits de M DeBonald, ceux de M De Lamennais, deM Frayssinous, du cardinal de Beausset, tousces oracles plus ou moins éloquents sortis tout àcoup, à cette époque, des ruines du christianisme.Mais son esprit sceptique, rebelle à la logiquede ces écrivains, admirait leur génie plus qu' iln' adoptait leurs dogmes. Il s' attendrissait, ils' exaltait, il priait avec leur style, mais il necroyait pas avec leur foi.

Quant à moi, plus jeune, plus sensible et plustendre d' années que lui, je me prêtais davantageà ces séductions de la religion de mon enfanceet de ma mère. La piété me revenait dans lasolitude ; elle m' a toujours amélioré, comme si lapensée de l' homme isolé du monde était sameilleure conseillère. Je ne croyais pas del' esprit, mais je voulais croire du coeur. Levide qu' avait creusé dans mon âme ma foi d' enfant,en s' évaporant dans les dissipations de cesannées de repentir et de tristesse, me semblaitdélicieusement comblé par ce sentiment d' amourdivin qui se réchauffait sous la cendre de mespremiers égarements, et qui me purifiait en meconsolant. La poésie et la tendresse de lareligion étaient pour moi comme ces deux saintesfemmes assises sur le sépulcre du sauveur deshommes et à qui les anges disaient en vain :" il n' est plus là. "

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je m' obstinais à retrouver la croyance de majeunesse où j' avais eu celle de mon enfance.J' aimais le recueillement et l' ombre de cespetites églises de campagne où le peuple serassemble et s' agenouille, pour se consoler, auxpieds d' un Dieu de chair et de sang comme lui.L' incommensurable espace entre l' homme et leDieu sans forme, sans nom et sans ombre, mesemblait comblé par ce mystère d' incarnation.Si je ne l' admettais pas tout à fait commevérité, je l' adorais comme poëme merveilleux del' âme. Je l' embellissais de tous les prestigesde mon imagination. Je l' embaumais de tous mesdésirs. Je le colorais de toutes les teintes dema pensée et de mon enthousiasme. Je subordonnaisma raison rebelle à cette volonté ardente decroire, afin de pouvoir aimer et prier. J' écartaisviolemment les ombres, les doutes, lesrépugnances d' esprit. Je parvenais à me faireà demi les illusions dont j' avais soif, et,pour bien vous rendre l' état de mon âme à cetteépoque, si je n' adorais pas encore le Dieu de mamère comme mon Dieu, je l' emportais du moins surmon coeur comme mon idole.Quand les paroles commençaient à tarir sur noslèvres et que le sommeil nous gagnait, jereprenais mon fusil, je sifflais mon chien ;l' abbé Dumont m' accompagnait jusqu' au bout des prés qui terminent le vallon de Bussières ;nous nous serrions la main. Je gravissaissilencieusement la colline pierreuse, tantôt àla lueur des belles lunes d' été, tantôt à traversles humides ombres de la nuit, épaissies encorepar les brouillards du commencement de l' automne.Je trouvais la vieille servante qui filait, enm' attendant, sa quenouille, à la clarté de lalampe de cuivre suspendue dans la cuisine. Jeme couchais. Je m' endormais et je m' éveillaisle lendemain, au bruit du vol des hirondellesdes prés qui entraient librement dans machambre, à travers les vitres cassées, pourrecommencer la même journée que la veille.Ce qui m' attachait de plus en plus au pauvre curé deBussières, c' était le nuage de mélancolie malrésignée qui attristait sa physionomie. Cetteombre amortissait dans son regard les derniersfeux de la jeunesse, elle donnait à ses paroleset à sa voix une certaine langueur découragéetoute concordante à mes propres langueurs d' esprit.On sentait un mystère douloureux et contenu sousses épanchements. On voyait qu' il ne disait pastout, et qu' un dernier secret s' arrêtait sur seslèvres.

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Ce mystère, je ne cherchais point à le lui arracher,il ne me l' aurait jamais confié lui-même. Entreun aveu de cette nature et l' amitié la plusintime avec un jeune homme de mon âge, il yavait les convenances sacrées de son caractèresacerdotal. Mais les chuchotements des femmesdu village commencèrent à m' en révéler confusémentquelque rumeur, et plus tard je connus ce mystèrede tristesse dans tous ses détails. Le voici :à l' époque où l' évêque de Mâcon avait été chasséde son palais par la persécution contre le clergé etemprisonné, l' abbé Dumont n' était qu' un jeuneet beau secrétaire ; il rentra chez le vieuxcuré de Bussières, qui avait prêté sermentà la constitution. Il se répandit dans le monde,se mêla avec l' ascendant de sa figure, de soncourage et de son esprit, aux différentsmouvements d' opinion qui agitaient la jeunessede Mâcon et de Lyon à la chute de la monarchie,et au commencement de la république. Il sefit remarquer surtout par son antipathie et parson audace contre les jacobins. Poursuivi commeroyaliste sous la terreur, il finit par s' enrôlerdans ces bandes occultes de jeunes gens royalistesqui se ramifiaient et se donnaient la main depuisles Cévennes jusqu' aux campagnes de Lyon.Intrépide et aventureux, il se lia, par laconformité des opinions et par le hasard desrencontres, des combats et des dangers de laguerre civile, avec le fils d' un vieuxgentilhomme du Forez. Le château de cette familleétait situé dans une vallée sauvage, sur unmamelon escarpé. Il servait de foyer auxconspirations et de quartier général à lajeunesse royaliste de ces contrées. Le vieuxseigneur avait perdu sa femme au commencement de larévolution. En mourant, elle avait laissé quatrefilles à peine sorties de l' adolescence.élevées sans mère et sans gouvernante dans lechâteau d' un vieillard chasseur, soldat, d' unenature bizarre, d' un esprit inculte et illettré,ces jeunes filles n' avaient de leur sexe quel' extrême beauté, la naïveté et la grâce avectoute la vivacité d' impressions et toutel' imprudence de leur âge.Leur père, dès leurs premières années, les avaitaccoutumées à lui tenir compagnie à table, aumilieu de ses convives de toute sorte, à monterà cheval, à porter le fusil, à le suivre dans ses parties de chasse, quifaisaient la principale occupation de sa vie.On comprend qu' une si charmante cour, toujours

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en chasse, en festins, en fêtes ou en guerreautour d' un tel père, devait attirer naturellementla jeunesse, le courage et l' amour dans lechâteau de .Le jeune Dumont, en costume de guerre et de chasse,beau, leste, adroit, éloquent, bienvenu du père,ami du frère, agréable aux jeunes filles parl' élégance de ses manières et de son esprit,devint le plus assidu commensal du château.Il faisait, pour ainsi dire, partie de la famille,et fut pour les jeunes filles comme un frère deplus. Il avait sa chambre dans une tourellehaute du donjon qui dominait la contrée et d' oùl' on apercevait de loin une longue étenduede la seule route qui conduisît au château.Chargé de signaler l' approche des gendarmes oudes patrouilles de garde nationale, il veillaità la sûreté des portes et tenait en ordrel' arsenal toujours garni de fusils et depistolets chargés, et même de deux coulevrinessur leurs affûts, dont le comte de était résoluà foudroyer les républicains, s' ils se hasardaientjusque dans ces gorges.Le temps se passait à recevoir et à expédier desmessagers déguisés qui liaient l' espritcontre-révolutionnaire de ces montagnes avecles émigrés de Savoie et les conspirateurs deLyon ; à courir les bois à pied ou à cheval dansdes chasses incessantes ; à s' exercer aumaniement des armes ; à défier de loin lesjacobins des villes voisines qui dénonçaientperpétuellement ce repaire d' aristocrates,mais qui n' osaient le disperser ; à veiller,à jouer et à danser avec la jeunesse des châteauxvoisins attirée par le double charme de l' opinion, des aventures et duplaisir.Bien que les jeunes personnes fussent mêlées àtout ce tumulte et abandonnées à leur seuleprudence, il y avait entre elles et leurshôtes des goûts, des préférences, des attraitsmutuels, mais il n' y avait aucun désordre niaucune licence de moeurs. Le souvenir de leurmère et leur propre péril semblaient les gardermieux que ne l' eût fait la surveillance la plusrigide. Elles étaient naïves, mais innocentes ;semblables en cela aux jeunes filles des paysans,leurs vassaux, sans ombrage, sans pruderie, maisnon sans vigilance sur elles-mêmes et sansdignité de sexe et d' instincts.Les deux aînées s' étaient attachées et fiancées àdeux jeunes gentilshommes du midi, la troisièmeattendait impatiemment que les couvents fussent

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rouverts pour se consacrer toute à Dieu, saseule pensée. Calme au milieu de cette agitation,froide dans ce foyer d' amour et d' enthousiasme,elle gouvernait la maison de son père commeune matrone de vingt ans. La quatrième touchaità peine à sa seizième année. Elle était lafavorite de son père et de ses soeurs.L' admiration qu' on avait pour elle comme jeune filleétait mêlée de cette complaisance enjouée qu' ona pour l' enfance. Sa beauté, plus attrayanteencore qu' éblouissante, était l' épanouissementd' une âme aimante qui se laisse regarder etrespirer jusqu' au fond par la physionomie, parles yeux et par le sourire. Plus on y plongeaitplus on y découvrait de tendresse, d' innocence etde bonté. Par l' impression qu' elle faisait surmoi, en la voyant bien des années après, et quandla poussière de la vie et ses larmes avaientsans doute enlevé à ce visage la fraîcheur et le duvet de l' adolescence, on pouvaitrecomposer cette ravissante réminiscence de seizeans.Ce n' était ni la langueur d' une fille pâle dunord, ni le rayonnement brûlant d' une fille dumidi, ni la mélancolie d' une anglaise, ni lanoblesse d' une italienne ; ses traits plusgracieux que purs, sa bouche avenante, son nezrelevé, ses yeux châtains comme ses cheveux,rappelaient plutôt la fiancée de village un peuhâlée par le soleil et par le regard desjeunes gens, quand elle a revêtu ses habitsde noce et qu' elle répand autour d' elle enentrant à l' église un frisson qui charme mais quin' intimide pas.Elle s' attacha sans y penser à ce jeune aventurier,ami de son frère, plus rapproché d' elle par lesannées que les autres étrangers qui fréquentaientle château. La qualité de royaliste donnait alorsà ceux qui combattaient et souffraient pour lamême opinion une certaine familiarité sansombrage dans les maisons nobles où on lesrecueillait comme des compagnons d' armes.Le jeune homme était lettré. à ce titre, il étaitchargé par le père de donner des leçons delecture, d' écriture, de religion à la jeunefille. Elle le considérait comme un secondfrère un peu plus avancé qu' elle dans la vie.C' était lui qui répondait d' elle dans lescourses périlleuses qu' elle faisait avec sonpère et ses soeurs à la chasse des sangliersdans les montagnes ; c' était lui qui ajustaitles rênes, qui resserrait les sangles de soncheval, qui chargeait son fusil, qui le portait

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en bandoulière derrière son dos, qui l' aidaità franchir les ravins et les torrents, qui luirapportait, du milieu des halliers, le gibierqu' elle avait tiré, qui l' enveloppait de sonmanteau sous la pluie ou sous la neige. Une sifréquente et si complète intimité entre un jeune homme ardent et sensible et une jeune filledont l' enfance se changeait tous les jours,quoique insensiblement, en adolescence et enattraits, ne pouvait manquer de se convertir,à leur insu, en un premier et involontaireattachement. Il n' y a pas de piége plus dangereuxpour deux coeurs purs que celui qui est préparépar l' habitude et voilé par l' innocence. Ils yétaient déjà tombés l' un et l' autre avantqu' aucun d' eux le soupçonnât. Le temps et lescirconstances ne devaient pas tarder à le leurdévoiler.Le comité révolutionnaire de la ville de étaitinstruit des trames qui s' ourdissaient impunémentau château de . Ce comité s' indignait de lalâcheté ou de la complicité des municipalitésvoisines qui n' osaient ou ne pouvaient disperserce nid de conspirateurs. Il résolut d' étoufferce foyer de contre-révolution qui menaçaitd' incendier le pays. Il forma secrètement unecolonne mobile de gendarmes, de troupes légèreset de gardes nationaux. Il la fit marcher toutela nuit pour arriver, avant le jour, sous lesmurs et surprendre les habitants.Le château, cerné de toutes parts pendant lesommeil de la famille, n' offrait plus de moyensd' évasion. Le commandant somma le comte ded' ouvrir les portes. Il fut contraint d' obéir.Des mandats d' arrêt étaient dressés d' avancecontre le comte et tous les membres majeurs de safamille, même contre les femmes. Il fallut seconstituer prisonniers. Le vieux seigneur, sonfrère, son fils, ses hôtes, ses domestiques etses trois filles aînées furent jetés sur descharrettes pour être conduits dans les prisons deLyon. Les armoiries, les armes et les deuxcanons enlacés de branches de chêne, suivaientcomme des trophées la charrette des prisonniers. De toute cette maisonlibre et tranquille la veille, il ne manquaità la captivité que l' hôte habituel et la plusjeune des filles du château.éveillé dans sa tour par le bruit des armes et parle piétinement des chevaux dans la première cour,le jeune homme s' était hâté de se vêtir, des' armer et de descendre dans la salle d' armespour disputer chèrement sa vie en défendant celle

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de ses hôtes et de ses amis. Il était trop tard.Toutes les portes du château étaient occupéespar des gardes nationaux. Le commandant de lacolonne était déjà, avec les gendarmes, dans lachambre du comte, occupé à poser les scellés surses papiers. Le jeune homme rencontra sur l' escalierles jeunes filles qui descendaient à peinevêtues pour rejoindre leur père et pour s' associerà son sort. -" sauvez notre soeur, " lui dirent à lahâte les trois plus âgées ; " nous, nous voulonssuivre notre père et nos fiancés partout, dansles cachots ou à la mort ; mais elle, elle estune enfant, elle n' a pas le droit de disposer desa vie ; dérobez-la aux scélérats qui gardent lesportes. Voilà de l' or ! Vous la trouverez dansnotre chambre, où nous l' avons vêtue de seshabits d' homme. Vous connaissez les passagessecrets. Dieu veillera sur vous. Vous laconduirez dans les Cévennes, chez notre vieilletante, seule parente qui lui reste au monde ; ellela recevra comme une autre mère. Adieu. "l' étranger fit ce qui lui était ordonné, heureux derecevoir un pareil dépôt et des instructions siconformes à sa propre inclination. Il y avait au château de , comme dans presquetoutes les maisons fortes du moyen âge, unpassage souterrain qui partait des caves sous lagrande tour, qui traversait la terrasse et qui,aboutissant à une poterne, descendait par quatreou cinq cents marches d' escalier obscur jusqu' aupied du mamelon sur lequel était bâti le château.Là une grille de fer, semblable au soupiraild' un cachot, s' ouvrait dans une fente du roc surles vastes prairies entourées de bois quiformaient le bassin de la rivière et de lavallée.L' existence de cette porte, qui ne s' ouvraitjamais, était ignorée des républicains. Les seulshabitants du château savaient où la clef enétait déposée, pour des circonstances extrêmes.Le jeune homme s' en saisit, remonta dans lachambre de la jeune fille, l' entraîna tout enlarmes à travers ces ténèbres, ouvrit le soupirail,et, se glissant inaperçu de saule en saule dans lelit du torrent, parvint à gagner les bois avec sondépôt.Une fois dans les sentiers de ces forêts connues,armé de deux fusils, le sien et celui de sacompagne, pourvu d' or et de munitions, il necraignait plus rien des hommes. Dévoué comme unesclave, attentif comme un père, il conduisiten peu de jours, à travers champs, de bois enbois, et de chemins en chemins, la jeune fille

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qui passait pour son jeune frère, jusqu' auxenvirons de la petite ville qu' habitait la tantede Mademoiselle De .Le costume de chasseur le sauvait des explicationsà donner sur le soin qu' il prenait d' éviter lesroutes frayées et les villages. D' ailleurs la connivence despaysans royalistes et religieux de ces montagnesles avait accoutumés à respecter le secret de cesfuites et de ces travestissements fréquents dansle pays.Cependant, avant d' entrer dans la petite ville de ,où la surveillance devait être plus éveillée, ilcrut devoir prévenir la tante de MademoiselleDe de l' approche de sa jeune parente, et luidemander sous quel nom, sous quelle apparenceet à quelle heure il devait l' introduire dans samaison.Il envoya à la ville un enfant chargé d' un billetpour cette dame. Après quelques heures d' attente,pendant lesquelles sa jeune compagne n' avaitcessé de pleurer à l' idée d' une séparation siprochaine, il vit revenir l' enfant avec le billet.La tante elle-même venait d' être arrêtée,conduite par les gendarmes à Nîmes. La maisonétait scellée ; ce seul asile de la pauvreenfant se fermait au terme du voyage devant sespas. Ce coup frappa plus qu' il n' affligea aufond de l' âme les deux fugitifs. La pensée d' uneséparation prochaine et éternelle les consternaitplus qu' ils n' osaient se l' avouer à eux-mêmes.La fatalité les réunissait. Tout en l' accusant,ils ne pouvaient s' empêcher de l' adorer.Ils délibérèrent un moment sur le parti qu' ilsavaient à prendre. Ils s' arrêtèrent naturellement,et sans se concerter, sur celui qui les sépareraitle plus tard possible. Le jeune proscrit nepouvait pas reparaître dans la maison du curé deBussières sans être arrêté à l' instant et sans perdre son bienfaiteur ; la jeune fille n' avaitplus un seul asile chez les parents de son pèredans le Forez qui ne fût fermé par la terreuret dont les habitants ne fussent eux-mêmesproscrits. Ils résolurent de se rapprocher duchâteau de , et de demander asile dans lesmontagnes voisines aux chaumières de quelquespaysans hospitaliers attachés à leur ancienseigneur.Ils revinrent à lentes journées sur leurs pas. Ilsfrappèrent de nuit à la porte d' une pauvre femme,veuve d' un sabotier, qui avait été la nourrice dela jeune fille, et dont la tendresse, lareconnaissance et le dévouement garantissaient la

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fidélité. La chaumière isolée, assise sur un desderniers plateaux des plus hautes montagnes dansune clairière au milieu des bois de hêtres, étaitinaccessible à toute autre visite qu' à celle desbûcherons ou des chasseurs des hameaux voisins.Petite, basse, encaissée dans un pli de ravin,couverte en chaume verdi de mousse, qui descendaitpresque jusqu' au sol et dont la couleur seconfondait avec celle des steppes, on ladistinguait à peine d' en bas des rochers grisauxquels le pauvre sabotier l' avait adossée.Une petite colonne de fumée bleuâtre qu' onvoyait s' élever le matin et le soir parmi lestroncs blancs des hêtres indiquait seule unehabitation humaine, ou le feu de bois vert sousla cabane nomade du charbonnier.Cette hutte ne contenait, dans ses murailles saliespar la pluie et bâties en pierres angulaires degranit sombre et d' ardoise noire, qu' une petitechambre où couchaient la pauvre femme et ses enfants. Le foyer de genêt yfumait sur une large pierre brute. à côté, uneétable un peu plus longue que la chambre, séparéedu toit par un plancher à claire-voie en branchestressées pour serrer l' herbe et la paille del' hiver. Une ânesse, deux chèvres et quelquesbrebis y rentraient le soir du pâturage sous lagarde des petits enfants.La nourrice, instruite depuis longtemps de lacatastrophe du château, de l' emprisonnement ducomte et de la disparition de la jeune demoisellequ' elle avait tant aimée, fondit en larmes en lareconnaissant sous le costume de chasseur. Ellelui donna son lit dans la chambre unique,s' arrangea pour elle-même une couche de genêts auxpieds de sa maîtresse, porta les lits des petitsenfants dans l' étable chaude de l' haleine dutroupeau, et donna à l' étranger quelques toisonsde laine non encore filées pour se garantir dufroid dans le fenil.Ces soins pris, elle partit avant le jour pour alleracheter, dans le bourg le plus éloigné de lamontagne, du pain blanc, du vin, du fromage et despoules pour la nourriture de ses hôtes. Elle pritla précaution d' acheter ces provisions dansplusieurs villages, de peur d' éveiller des soupçonspar une dépense disproportionnée à ses habitudeset à sa pauvreté. Avant midi, elle avait gravi denouveau sa montagne, déposé ses besaces sur leplancher, étalé sur la nappe le repas des étrangers.La nourrice avait défendu à ses enfants de s' éloignerà une certaine distance de la chaumière et deparler aux bergers des deux chasseurs qui

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apportaient l' aisance, la joie et la bénédictionde Dieu dans la maison. Les enfants, fiers desavoir et de garder un mystère, lui obéirent fidèlement. Nul ne se douta dans la contrée que lapauvre maison du sabotier, ensevelie l' été dansles feuilles, l' hiver dans les brouillards etdans les neiges, renfermait un monde intérieurde bonheur, d' amour et de fidélité. Si je raconteainsi cette chaumière, c' est que je l' ai vue,à une autre époque de ma vie, dans un voyage queje fis dans le midi.Nul ne peut inventer ni décrire ce qui se passa dansle coeur de cette jeune fille et de ce jeunehomme ainsi rapprochés par la solitude, par lanécessité et par l' attrait mutuel pendant touteune longue année de terreur au dehors, annéetrop courte peut-être d' entretiens, deconfidences et de mutuel attachement au dedans.Il n' en transpira rien plus loin que les murs del' étroite chaumière, les lilas du jardin, le litdu torrent, les hêtres de la forêt. La vie desdeux jeunes reclus ne se répandit jamais au delà.Ils ne sortaient ensemble qu' à la nuit, leurfusil chargé sous le bras, pour aller, en évitanttoujours les sentiers battus, exercer leursmembres fatigués de repos dans de longues coursesnocturnes, respirer librement l' air parfumé dessenteurs des genêts, cueillir les fleurs alpestresà la lueur de la lune d' été, ou s' asseoir l' un àcôté de l' autre sur les gradins mousseux d' unrocher concave d' où le regard plongeait sur lavallée de , sur le château désert d' où nesortait plus ni lumière, ni fumée, et sur levaste horizon bleu semblable à la mer quis' étendait de là par-dessus le bassin du Rhônejusqu' aux neiges des Alpes d' Italie. Qui peut les accuser sans accuser plutôt leurdestinée ? Qui peut dire à quelle limite indéciseentre le respect et l' adoration, entre la confianceet l' abandon, entre l' entraînement et la faiblesse,entre la vertu et l' amour, s' arrêta, dans sesrecueillements forcés, le sentiment de ces deuxenfants l' un pour l' autre ? Il y faudrait l' oeilde Dieu lui-même. Celui des hommes se trouble,s' éblouit et s' humecte devant le mystère d' unetelle situation ! S' il y eut faute, il ne peut lavoir qu' à travers des larmes, et en condamnant illave et il absout. Le monde fermé, le cielouvert, la pression de la proscription pesantsur leurs coeurs et les refoulant malgré euxl' un contre l' autre, les âges semblables, lescostumes pareils, les impressions communes,l' innocence ou l' ignorance égale du danger, la

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différence des conditions oubliée ou effacéedans cet isolement complet, l' incertitude si lasociété avec ses convenances et ses rangs serouvrirait jamais pour eux, la hâte de savourerla liberté menacée à toute heure dont ilsjouissaient comme d' un bien dérobé, la brièvetéde la vie dans un temps où nul n' avait delendemain, ces ténèbres de la nuit qui rendenttout plus intime ; ces lueurs de la lune et desétoiles qui enivrent les yeux et qui égarent lecoeur ; le resserrement de leur captivité dansla maison de la nourrice, qui ne laissait aucunediversion possible à leurs pensées, aucuneinterruption à leurs entretiens ; enfin cepoint élevé, étroit et comme inaccessible del' espace, devenu pour eux l' univers tout entier,et qui leur paraissait une île aérienne suspendue au-dessus de cetteterre qu' ils voyaient de loin sous leurs pieds,au-dessous de ce ciel qu' ils voyaient de si prèssur leurs têtes, tout concourait à les précipiter,à les enserrer dans une étreinte morale partous les liens de leur âme ; à leur fairechercher uniquement dans le coeur l' un de l' autrecette vie qui s' était rétrécie et comme anéantieautour d' eux. Vie doublée ainsi au moment où ilsétaient menacés de la perdre, qui n' avait que lasolitude pour scène et que la contemplation pouraliment.Furent-ils assez prudents pour prévoir si jeunes lesdangers de ces éternelles séductions de leursolitude ? Furent-ils assez forts pour y résisteren les éprouvant ? S' aimèrent-ils comme un frère etcomme une soeur ? Se promirent-ils de plus tendresnoms ? Qui peut le dire ? Je les ai connusintimement tous les deux. Ni l' un ni l' autren' avouèrent jamais rien sur cette année aventureuse.Seulement, quand ils se rencontraient de longuesannées après, ils évitaient de se regarder devantle monde. Une ombre subite mêlée de rougeur et depâleur se répandait sur leur visage, comme si lefantôme du temps invisible pour nous eût passédevant eux en leur jetant ses reflets magiques.était-ce tendresse mal éteinte ? Passionrallumée par un souffle sous la cendre ?Indifférence agitée de souvenir ? Regrets ouremords ? Qui peut lire dans deux coeurs fermésdes caractères effacés par des torrents delarmes et qui ne revivent que sous l' oeil deDieu ? Plus d' une année se passa ainsi. Puis la terreurs' adoucit dans la contrée. Les prisons serouvrirent. Le vieux comte rentra dans son

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château délabré avec ses trois filles. Lanourrice vint ramener la plus jeune dans lesbras de son père. L' étranger quitta le dernierces montagnes.Il revint triste et mûri de vingt ans en quelquesmois dans le presbytère de Bussières. Il menaitde plus en plus la vie d' un chasseur avec monpère et les gentilshommes du pays. Seulement ils' absentait quelquefois plusieurs jours pour descourses lointaines dont on ne savait pas le but.Il disait, à son retour, que ses chiens l' avaiententraîné sur les traces des chevreuils, et qu' ilavait été obligé de les suivre pour les ramener.Rien ne paraissait changé non plus, disait-on,au château de , dans l' autre province, si cen' est que l' hôte disparu n' y venait plus commeautrefois. On continuait à y mener la même viede chasse, de festins et d' hospitalité banalequ' on y avait menée pendant la révolution.Quant à la pauvre nourrice, elle habitait toujoursla chaumière isolée dans la montagne. Elle élevaitun orphelin avec ses propres enfants. Cet enfantavait du linge un peu plus fin que le linge dechanvre de ces montagnes. On lui voyait entre lesmains des jouets qui paraissaient avoir été achetés à la ville. Quand on demandait àla pauvre femme pourquoi cette différence et àqui appartenait cet orphelin, elle répondaitqu' elle l' avait trouvé un matin, sous le bois dehêtre, au bord de la source, en allant puiserl' eau du jour, et qu' un colporteur de cesmontagnes lui apportait de temps en temps dulinge blanc et des jouets d' ivoire et de corail.Cette charité l' avait enrichie. J' ai connu cetorphelin. Enfant de la proscription, il en avaitla tristesse dans l' âme et sur les traits.Cinq ou six ans après, la dernière des filles ducomte fut mariée à un vieillard, le plus doux,le plus indulgent des pères pour la jeune fille.Elle se consacra à ses jours avancés. Ill' emmena pour toujours dans une petite villedu midi, qu' il habitait. Son jeune compagnond' exil, qui avait hésité jusque-là entre lemonde et l' église, sentit finir tout à coup sesirrésolutions en apprenant le mariage de lajeune fille. Il ne vit plus rien dans la vie àregretter. Il y renonça sans peine. Il entra dansun séminaire sans regarder derrière lui. Puis ilalla se renfermer quelque temps chez l' évêque deMâcon, son ancien patron, sorti alors descachots, et achevant sa vie pauvre et infirmedans la maison d' un de ses fidèles serviteurs, àquelques pas de son ancien palais épiscopal.

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L' évêque lui donna les ordres sacrés. Il revintexercer les modestes fonctions de vicaire àBussières. Il les avait continuées, comme jel' ai dit, jusqu' à la mort du vieux curé auquel ilavait succédé. Tel était le fond caché de la vie de cet homme quele hasard semblait avoir placé à côté de ma proprevie comme une consonnance triste et tendre audésenchantement précoce de ma jeunesse. Unsourire amer et résigné sur un abîme desensibilité souffrante, de souvenirs cuisants,de fautes chères, d' amour mal éteint et de larmescontenues. C' est la transparence de toutes ceschoses dans son attitude, dans sa physionomie,dans son silence et dans son accent qui m' attachaitsans doute si naturellement à lui. Heureux et sage,je ne l' aurais pas tant aimé. Il y a de la pitiédans nos amitiés. Le malheur est un attraitpour certaines âmes. Le ciment de nos coeursest pétri de larmes, et presque toutes nosaffections profondes commencent par unattendrissement !Ainsi se passa pour moi cet été de solitude et desécheresse d' âme. La compression de ma vie moraledans cette aridité et dans cet isolement,l' intensité de ma pensée creusant sans cesseen moi le vide de mon existence, les palpitationsde mon coeur, brûlant sans aliment réel et serévoltant contre les dures privations d' air, delumière et d' amour dont j' étais altéré, finirentpar me mutiler, par me consumer jusque dans moncorps, et par me donner des langueurs, desspasmes, des abattements, des dégoûts de vivre, des envies de mourir que je pris pourdes maladies du corps et qui n' étaient que lamaladie de mon âme.Le médecin de la famille, qui arrêtait quelquefoisson cheval à ma porte en parcourant les villages,en fut alarmé. Il était bon, sensible, intelligent.Il s' appelait Pascal. Il m' aimait comme uneplante qu' il avait soignée dans sa belle enfance.Il m' ordonna d' aller aux bains d' Aix en Savoie,bien que la saison des bains fût déjà passée etque le mois d' octobre eût donné aux vallées leurspremiers brouillards, et à l' air ses premiersfrissons. Mais ce qu' il voulait pour moi de sonordonnance, c' était moins les bains que la diversion,la secousse morale, le déplacement. Hélas ! Il nefut que trop inspiré et trop obéi !J' empruntai vingt-cinq louis d' un vieil ami de monpère, pauvre et aimable vieillard nommé M Blondel,qui aimait la jeunesse parce qu' il avait lui-mêmela bonté, cette éternelle séve, cette inépuisable

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jeunesse du coeur. Je mis mon cheval en libertéavec les boeufs qu' on engraisse dans les prés deSaint-Point, et je partis. Je partis sansaucun de ces vagues empressements, de cesaspirations, de ces joies que j' avais éprouvés enpartant pour d' autres excursions, mais morne,silencieux, emportant avec moi ma solitudevolontaire, et comme avec le pressentiment queje devais laisser quelque chose de moi dans cevoyage, et qu' au retour je ne rapporterais pasmon coeur.Voici des lignes que j' écrivais à cette époque,lignes retrouvées sur les marges d' un Tacite : (écrites en route sous un arbre, dans la valléedes échelles, à Chambéry.)j' entre aujourd' hui dans ma vingt et unième année,et je suis fatigué comme si j' en avais vécu cent.Je ne croyais pas que ce fût une chose sidifficile que de vivre. Voyons ! Pourquoi est-cesi difficile ? Un morceau de pain, une goutted' eau de cette source y suffisent. Mes organessont sains. Mes membres sont lestes. Je respirelibrement un air embaumé de vie végétale. J' aiun ciel éblouissant sur ma tête ; une décorationnaturelle, sublime, devant les yeux ; ce torrenttout écumant de la joie de courir à ma gauche ;cette cascade toute glorieuse d' entraîner sesarcs-en-ciel dans sa chute ; ces rochers quitrempent leurs mousses et leurs fleurs dans lasalutaire humidité des eaux, comme ces bouquetsqui ne se flétrissent pas dans le vase ; là-haut,ces chalets suspendus aux corniches de lamontagne comme des nids d' hirondelles au reborddu toit céleste ; ces troupeaux qui paissent dansl' herbe grasse qui les noie jusqu' aux jarrets ;ces bergers assis sur les caps avancés de lavallée qui regardent immobiles couler le torrentet le jour ; ces paysans et ces jeunes filles quipassent sur la route en habits de fête et qui,aux sons de la cloche lointaine, pressent un peule pas pour arriver à temps à la porte de lamaison de prière ; tout cela n' est-il pas imagede contentement et de vie ? Ces physionomiesont-elles le pli pensif et la concentration de lamienne ? Non. Elles répandent un jour sans ombresur leurs traits. On voit jusqu' au fond et on ne voit que des âmeslimpides. Si je regardais au fond de moi-même,il me faudrait des heures entières pour démêler toutce qui s' agite en moi...et cependant je n' ai plus aucune passion ici-bas ;mais le coeur n' est jamais si lourd que quand ilest vide. Pourquoi ? C' est qu' il se remplit

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d' ennuis. Oh ! Oui, j' ai une passion, la plusterrible, la plus pesante, la plus rongeuse detoutes... l' ennui !J' ai été un insensé. J' ai rencontré le bonheur etje ne l' ai pas reconnu ! Ou plutôt je ne l' aireconnu qu' après qu' il était hors de portée ?Je n' en ai pas voulu. Je l' ai méprisé. La mortl' a pris pour elle. ô Graziella ! Graziella ! ...pourquoi t' ai-je abandonnée ? ... les seuls joursdélicieux de ma vie sont ceux que j' ai vécu prèsde toi, dans la pauvre maison de ton père, avecton jeune frère et ta vieille grand' mère, commeun enfant de la famille ! Pourquoi n' y suis-jepas resté ? Pourquoi n' ai-je pas compris d' abordque tu m' aimais ? Et, quand je t' ai comprise,pourquoi ne t' ai-je pas aimée assez moi-mêmepour te préférer à tout, pour ne plus rougirde toi, pour me faire pêcheur avec ton père,et pour oublier, dans cette simple vie et danstes bras, mon nom, mon pays, mon éducation, ettout le vêtement de chaînes dont on a habillémon âme, et qui l' entrave à chaque pas quand elleveut rentrer dans la nature ?à présent, c' est trop tard ! ... tu n' as plus rienà me donner qu' un éternel remords de t' avoirquittée ! ... et moi rien à te donner que ceslarmes qui me remontent aux yeux quand je penseà toi, larmes dont je cache la source et l' objet,de peur qu' on ne dise : il pleure la fille d' un pauvre vendeur de poisson, qui ne portait pas mêmede souliers tous les jours, qui séchait les figuesde son île sur des claies d' osier, au soleil,sans autre coiffure que ses cheveux, et quigagnait son pain en frottant le corail contrela meule, à deux grains par jour ? ... quelleamante, pour un jeune homme qui a traduitTibulle et qui a lu Dorat et Parny ! ...vanité ! Vanité ! Tu perds les coeurs ! Turenverses la nature. Il n' y a pas assez deblasphèmes sur mes lèvres contre toi ! ...mon bonheur, pourtant, mon amour était là. Oh ! Siun soupir plus triste que le gémissement deseaux dans cet abîme, plus ardent que ce rayonrépercuté vers le ciel par ce rocher rouge defeu, pouvait te ranimer ? ... j' irais, jelaverais tes beaux pieds nus de mes larmes...tu me pardonnerais... je serais fier de monabaissement pour toi aux yeux du monde ! ...je te revois comme si trois ans d' oubli etl' épaisseur du cercueil et du gazon de ta tomben' étaient pas entre nous ! ... tu es là ! Unerobe grise de grosse laine, mêlée de rudes poilsde chèvre, serre ta taille d' enfant et tombe à

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plis lourds jusqu' à la cheville arrondie de tesjambes nues. Elle est nouée autour de tapoitrine par un simple cordon de fil noir.Tes cheveux noués derrière la tête sont entrelacésde deux ou trois oeillets, fleurs rouges flétriesde la veille. Tu es assise sur la terrasse pavéeen ciment au bord de la mer où sèche le linge,où couvent les poules, où rampe le lézard,entre deux ou trois pots de réséda et deromarin. La poussière rouge du corail que tu aspoli hier jonche le seuil de ta porte à côté dela mienne. Une petite table boiteuse est devanttoi. Je suis debout derrière. Je te tiens la main pour guider tes doigts sur le papieret pour t' apprendre à former tes lettres. Tut' appliques avec une contention d' esprit et unecharmante gaucherie d' attitude qui couchentta joue presque sur la table. Puis tout à couptu te mets à pleurer d' impatience et de honte,en voyant que la lettre que tu as copiée est siloin du modèle. Je te gronde, je t' encourage, tureprends la plume. Cette fois c' est mieux. Turetournes ton visage rougi de joie de moncôté, comme pour chercher ta récompense dansun regard de satisfaction de ton maître ! Jecheveux sur mon doigt, comme un anneau vivant !Des cheveux du lierre qui tient encore à labranche ! ... tu me dis : es-tu content ?Pourrai-je bientôt écrire ton nom ? Et, la leçonfinie, tu te remets à l' ouvrage, sur ton établi,à l' ombre. Moi, je me remets à lire à tespieds. -et les soirées d' hiver, quand la lueurvive et rose des noyaux d' olive allumés dans lebrasier que tu soufflais se réverbérait sur toncou et sur ton visage, et te faisait ressemblerà la Fornarina ! Et dans les beaux jours deProcida, quand tu t' avançais les jambes nuesdans l' écume pour ramasser les fruits de mer !Et quand tu rêvais, la joue dans ta main, en meregardant, et que je croyais que tu pensais àla mort de ta mère, tant ton visage devenaittriste ! Et la nuit où je te quittai morte etblanche sur ton lit comme une statue de marbre,et où je compris enfin qu' une pensée t' avaittuée... et que cette pensée c' était moi ! ...ah ! Je ne veux plus d' autre image devant lesyeux jusqu' à la mort ! Il y a une tombe dans monpassé, il y a une petite croix sur mon coeur.Je ne la laisserai jamais arracher, mais j' yentrelacerai les plus chastes fleurs du souvenir ! Au moment où j' écrivais ces tristes lignes surmon genou, au bord de la route, une calèche deposte a passé au galop venant de France. Il y

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avait dans la voiture trois jeunes gens et unejeune femme. Ils m' ont regardé avec un regardde surprise et d' ironie : -oh ! Voyez donc,s' est écriée la jeune femme en souriant, voilàsans doute le poëte de cette nature ! Oh ! Lebeau poëte, s' il n' était pas si poudreux ! -mondeodieux ! Tu me poursuivras donc partout avectes visions légères ? Je me suis déplacépour ne pas être en vue. J' ai été m' asseoirplus loin du bord de la route, sous une touffede buis d' où je ne voyais plus la cascade,mais d' où je l' entendais, et j' ai continué àécrire.Je ne me sens un peu de rosée dans le coeur quequand je suis bien seul avec la nature. Tout cequi traverse seulement cette solitude trouble ouinterrompt cet entretien muet entre le génie de lasolitude, qui est Dieu, et moi. La langue queparle la nature à mon âme est une langueà voix basse. Le moindre bruit empêche d' entendre.Dans ce sanctuaire où l' on se recueille pourrêver, méditer, prier, on n' aime pas à entendrederrière soi un pas étranger. J' étais dans une deces heures de mélancolie fréquentes alors,rares aujourd' hui, pendant lesquelles j' écoutais battre mon propre coeur, où je collais l' oreilleà terre pour entendre sous le sol, dans lesbois, dans les eaux, dans les feuilles, dansle vol des nuées, dans la rotation lointainedes astres, les murmures de la création, lesrouages de l' oeuvre infinie, et, pour ainsidire, les bruits de Dieu.Je me réfugiai donc, avec une certaine colèreintérieure, contre ces éclats de rire importuns,hors de consonnance, qui m' avaient distrait.Je m' enfouis derrière un gros rocher détachéde la montagne et près de la gouttière immenseet ruisselante par où le torrent pleuvaitperpendiculairement dans la vallée. Son bruitmonotone m' assourdissait, sa poudre, enrejaillissant, formait sur mon lit de gazon unbrouillard transpercé de soleil qui s' agitaitsans cesse comme les plis de gaze d' un rideauroulé et déroulé par le vent. Je repris maconversation intérieure. Je m' abîmai dans matristesse. Je revins sur tous mes pas dans macourte vie. Je me demandai si c' était la peined' avoir vécu, et s' il ne vaudrait pas mieuxêtre une des gouttes lumineuses de cette poussièrehumide évaporée en une seconde à ce soleil, et seperdant sans sentiment dans l' éther, qu' une âmed' homme se sentant vivre, languir, souffriret mourir pendant des années et des années,

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et finissant par s' évaporer de même dans je nesais quel océan de l' être, qui doit être pleinde gémissements s' il recueille toutes lesdouleurs de la terre et toutes les agonies del' être sentant." je n' ai fait que quelques pas, me disais-je, etj' en ai assez ! Mon activité d' esprit se dévore elle-mêmefaute d' aliment. Je sens en moi assez de forcepour soulever ces montagnes, et ma destinée neme donne pas une paille à soulever ! Le travailme distrairait, et je n' ai rien à faire !Toutes les portes de la vie se ferment devantmoi. Il semble que mon sort soit d' être unexilé de la vie active, vivant sur la terredes autres, et n' étant chez soi nulle part quedans le désert et dans la contemplation ! "à défaut de mes forces intellectuelles appliquéesà quelque emploi utile et glorieux de ma vie,j' aurais voulu du moins employer la puissanced' attachement et d' amour qui me serre le coeurjusqu' à l' étouffer, faute de pouvoir serrer unautre être contre ce coeur. Cela même m' estenlevé. Je suis seul dans le monde des sentimentscomme dans le monde de l' intelligence et del' action. Quand j' ai rencontré Graziella, ilétait trop tôt : mon coeur était trop vert pouraimer. Plus tard les coeurs des femmes que j' aientrevues étaient des vases dont les parfumsnaturels s' étaient évaporés et qui n' étaientplus remplis que des vanités, des légèretésou des voluptés, des faussetés de l' amour dumonde, cette lie de l' âme dont j' ai été bienvite dégoûté. Maintenant personne ne m' aime,et je n' aime personne ; je suis sur la terrecomme si je n' y étais pas ; ce rocher s' écrouleraitsur moi, cette langue fulminante d' eaum' emporterait avec elle et me pulvériserait aufond de ce gouffre, que personne, excepté mamère, ne s' apercevrait qu' un être manque à son coeur.Eh quoi ! Poursuivais-je intérieurement,n' y a-t-il donc pas sur la terre une secondeGraziella, dans quelque rang qu' elle soit née ?N' y a-t-il pas une âme jeune, pure, aimante,dans laquelle la mienne se fondrait et qui seperdrait dans la mienne, et qui compléterait en moi, comme je compléteraisen elle, cet être imparfait, errant et gémissanttant qu' il est seul, fixé, consolé, heureux dèsqu' il a échangé son coeur vide contre un autrecoeur ?Et je sentais si douloureusement l' ennui de cettesolitude de l' âme, ce désert de l' indifférence,

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cette sécheresse de la vie, que j' aurais voulumourir tout de suite pour retrouver l' ombre deGraziella, puisque je ne pouvais retrouver saressemblance dans aucune des femmes étourdies,légères, évaporées que j' avais rencontréesdepuis.Pendant que, le front dans mes mains, je menoyais ainsi dans ce deuil de ma propresensibilité sans objet, je fus distrait de marêverie par l' harmonieux grincement de cordesd' un de ces instruments champêtres que lesjeunes savoyards fabriquent dans les soiréesavec eux dans leurs longs exils en France et enPiémont, pour se rappeler, par quelques airsrustiques, par quelques ranz des vaches , lesimages de leur pauvre patrie. Ils appellent cesinstruments des vielles , parce qu' ils jasentplus qu' ils ne chantent et que les refrains s' enprolongent en s' affaiblissant, en détonnant, etchevrotent comme les voix des femmes âgées dansles veillées de village.Je me tournai du côté d' où partaient ces sonstrès-rapprochés. Je vis, sans pouvoir être vu,à quelques pas de moi, un groupe qui n' est jamaisdepuis sorti de ma mémoire, dont j' ai reproduitdepuis une partie dans le poëme de Jocelyn , et que le pinceau de Greuzeaurait pris pour sujet d' un de ses plus naïfs etde ses plus touchants tableaux.Sur un morceau de pelouse abrité de la route etde la cascade, entre deux rochers que surmontaientdeux ou trois aulnes, un enfant de douze àtreize ans, un jeune homme de vingt ans, unejeune fille de dix-huit ans, étaient assis ausoleil. L' enfant jouait avec un petit chienblanc des montagnes, au poil long, aux oreillesdroites et triangulaires, chiens qui dénichentles marmottes dans la neige des Alpes. Ils' amusait à lui passer au cou et à lui reprendretour à tour son collier de cuir, dont il faisaitsonner les grelots en élevant le collier d' unemain, pendant que le chien se dressait sur sespattes de derrière pour rattraper son ornement.Le jeune homme était vêtu d' une longue veste neuvede gros drap blanc à long poil. Il avait de hautesguêtres de même étoffe qui montaient jusqu' au-dessusdu genou et qui dessinaient les muscles desjambes. Ses souliers étaient neufs aussi etmontraient sous la semelle de gros clousluisants à tête de diamant, dont la marchen' avait pas encore usé les cônes. Un longbâton ferré reposait entre ses jambes ; il letenait entre ses mains et s' appuyait le menton

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sur la boule du bâton, qui paraissait d' ivoireou de corne. Un sac, garni de deux courroies decuir blanc pour y passer les bras et se repliersous l' aisselle, était jeté à terre à quelquespas de lui. Sa figure était belle, pensive, calme, un peu triste comme ces belles physionomiesde boeufs ruminants qu' on voit couchés dans lesgras herbages du Jura, autour des chalets. Deuxlongues mèches de cheveux d' un blond jaunâtre,coupés carrément à l' extrémité, lui tombaient lelong des joues, des deux côtés du visage. Ilregardait le fer de son bâton, et semblaitabsorbé dans une pensée muette.La jeune fille était grande, svelte, élancée,d' une stature un peu moins forte que celle desfemmes de cet âge parmi les paysannes des plaines.Il y avait dans le cou, dans le port de sa tête,dans l' attache des bras aux épaules, dans leléger renflement de la poitrine où les seins sedessinaient à peine, et très-bas, comme dans lestorses grecs des femmes de Sparte, quelquechose de dispos, de fier, de sauvage qui rappelaitl' élasticité et la souplesse du cou et de la têtedu chamois. Sa robe de grosse laine verte,ornée d' un galon de fil noir, ne descendait qu' àmi-jambe. Elle était chaussée d' un bas bleu.Ses souliers emboîtaient à peine l' extrémité desdoigts. Ils étaient recouverts, sur lecou-de-pied, d' une large boucle d' acier. Elleavait un fichu rouge qui tombait triangulairemententre les épaules et qui se croisait sur le sein ;une chaîne d' or autour du cou ; une coiffe noireentourée d' une large dentelle plate qui retombaitcomme des feuilles fanées sur son front et encadraitle visage. Ses yeux étaient du plus beau bleude l' eau des cascades ; ses traits, peu prononcés,mais doux, fiers, attrayants ; son teint, aussiblanc et aussi rose que celui des femmes que l' on élève à l' ombre dansles salons de nos villes ou dans les sérailsd' Asie. L' éternelle fraîcheur de ces montagnes,le voisinage des neiges, l' humidité des eaux, laréverbération des prés, préservent ces filles desAlpes du hâle qui bronze la peau des filles dumidi.Celle-ci était assise, accoudée sur son bras gauche,entre l' enfant, qui paraissait son frère par laressemblance, et le jeune homme, qu' on pouvaitprendre pour son fiancé ou pour son amant. Samain droite avait attiré à elle l' instrument demusique encore à moitié enveloppé de son fourreaude cuir. Elle s' amusait à en tirer quelques sonsen tournant du bout du doigt la manivelle, sans

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avoir l' air de les entendre et comme pour sedistraire de ses pensées. Sa physionomie étaitun mélange de résolution insouciante et de profonderêverie, qui lui remontait du coeur en ombre surle visage, en humidité dans ses beaux yeux. Onvoyait qu' un drame muet se passait entre ces deuxfigures qui n' osaient se regarder de peur depleurer, mais qui se voyaient et qui s' entendaienten ayant l' air de regarder et d' écouter ailleurs.Hélas ! C' était le drame éternel de la vie : lamain qui attire et la main qui repousse !L' amour et l' obstacle, le bonheur et laséparation ! ... je compris du premier coupd' oeil que cette halte était celle que lesjeunes filles de ces montagnes font avec leursamants partant pour leurs courses lointaines,après les avoir conduits seules à unedemi-journée de leur village. C' est ce grincement de l' instrument rustique quiavait attiré mes regards et mon attention.Je voyais ce groupe sans qu' il pût me voir, cachéque j' étais par une touffe de buis et par l' anglede la roche à laquelle je m' étais adossé. Enlevant les yeux un peu plus haut, je vis unevieille femme voûtée par l' âge et dont le ventde la cascade fouettait autour du cou les cheveuxblancs. Mère sans doute d' un des deux jeunesvoyageurs, elle se tenait sans affectation àune certaine distance, comme pour ne pas troublerun dernier entretien. Elle avait l' air de chercheravec distraction, de broussaille en broussaille,les grappes roses d' épine-vinette qu' elleportait à sa bouche et qu' elle ramassait dans sontablier.La jeune fille poussa bientôt du bout du piedl' instrument de musique, et posant ses deux mainssur l' herbe, le visage tourné vers le jeunehomme, ils se parlèrent à demi-voix en seregardant tristement pendant un quart d' heure.Je ne pouvais entendre les paroles ; mais jevoyais à l' expression des lèvres et des yeuxque les coeurs se fondaient et que les larmesétaient sur les bords des pensées. Ils avaientl' air de se faire des adieux, des recommandationset des serments ; ils ne s' apercevaient pas quele jour baissait. Tout à coup l' enfant, qui s' était mis à danser àquelques pas de là avec le chien sur un petittertre vert, en redescendit en bondissant, etinterrompant leur entretien : " frère, dit-il,tu m' as dit de t' avertir quand le soleil seraitsur la montagne ; le voilà tout rouge entre lestêtes des sapins. "

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à ces mots, le jeune homme et la jeune fille selevèrent sans répondre ; ils rappelèrent lavieille femme, elle se rapprocha ; l' enfantremit le collier au petit chien, qui se rangeadans les jambes de son maître. Le groupe seréunit et se pressa ; le jeune homme embrassad' abord la mère, puis l' enfant ; enfin lajeune fille et lui se serrèrent longtempsdans les bras l' un de l' autre dans un étroitembrassement ; ils se séparèrent, se rapprochèrent,s' embrassèrent encore, puis enfin s' éloignèrentsans oser se retourner, comme s' ils eussent eupeur de ne pouvoir résister à l' élan qui lesaurait fait revenir sans fin sur leurs pas.L' enfant seul resta avec le jeune voyageur etl' accompagna à quelque distance sur la route deFrance.Cette scène muette m' avait fait oublier toutes mesnoires pensées. Ce départ était triste, mais ilsupposait un retour. L' amour était au fond de cechagrin. L' amour suffit pour tout consoler. Iln' y avait au fond du mien que l' ennui qui sesent, ce néant qui souffre, cet abîme qui secreuse de tous les sentiments qui ne le remplissentpas.Je me levai comme en sursaut. Je repris mon livre,mon sac et mon bâton couché près de moi à terre.Une curiosité machinale me fit rejoindre la route au point et aumoment précis où l' enfant, revenant sur ses pas,allait rejoindre les deux femmes. Ellescheminaient, sans se parler, devant nous. Jeliai conversation avec l' enfant en marchantdu même côté et en mesurant mes pas sur les siens.Je sus, après un court dialogue, que levoyageur était le frère aîné de l' enfant ; qu' ilétait le fiancé de la belle fille, dont lenom était Marguerite ; que la vieille femmeétait la mère de Marguerite ; que ces deuxfemmes habitaient le premier village de laMaurienne, ainsi que son frère et lui ; qu' ellesavaient voulu accompagner le partant jusqu' aumilieu de sa première journée de marche vers laFrance ; que le nom de ce frère était José ;qu' il s' était estropié en tombant de la cimed' un noyer dont il cueillait les noix pour lamère de Marguerite, un an avant l' âge de laconscription ; que ce malheur lui avait étéheureux parce qu' il l' avait dispensé de servircomme soldat, et que la mère de la belleMarguerite enviée de tous les plus riches deshameaux voisins, lui avait promis sa fille enrécompense de l' accident éprouvé pour son

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service ; que Marguerite et José s' aimaientcomme s' ils étaient frère et soeur ; qu' ils semarieraient quand José aurait gagné assezpour acheter le petit verger qui était derrièrela maison de son père ; qu' il avait appris pourcela deux états conformes à son infirmité, quilui interdisait les rudes travaux du corps,l' état d' instituteur dans les villages, et deménétrier dans les fêtes et dans les noces ;enfin qu' il partait ainsi tous les automnespour aller exercer ces deux états durant l' hiverdans les montagnes, derrière Lyon ; mais qu' oncroyait bien que c' était son dernier voyage, caril avait déjà rapporté trois fois une bourse decuir bien ronde, et son départ faisait tant pleurer Marguerite, et elle était sitriste pendant son absence, qu' il faudrait bienque sa mère consentît à prendre José pourtoujours chez elle, au prochain printemps.Tout en causant ainsi, nous nous rapprochions desdeux femmes. Je marchais déjà presque surl' ombre de la belle Marguerite, que le soleilcouchant prolongeait bien loin sur la route,jusqu' au bord de mes pieds. J' admirais sansparler la taille leste et la démarche cadencéede cette ravissante fille des montagnes, àlaquelle la nature avait imprimé plus de noblesseet plus de grandeur que l' art n' en peut affecterdans l' attitude des femmes étudiées de nosthéâtres ou de nos salons. Elle avait cependantôté ses bas et marchait pieds nus, en tenant unde ses beaux souliers à boucles dans chaquemain. Elle m' entendait causer avec l' enfant, etse retournait de temps en temps pour lerappeler. Son visage était grave, mais sereinet sans larmes. On entrevoyait l' espérance dansson chagrin. Elle pressait le pas, sans doutepour arriver à son village avant la nuit.Tout à coup, au sommet d' une petite montée quegravit la route, à un quart d' heure de la cascade,un faible et lointain grincement de l' instrumentmontagnard se fit entendre et se prolongea enair mélancolique à travers les feuilles destrembles et des frênes qui bordent à gauche lelit du torrent de Coux.

Nous nous retournâmes tous les quatre, nous regardâmes du côté d' où venait le son ; nousvîmes bien loin, au sommet d' une des rampes quis' échelonnent contre les flancs de la montéedes échelles, le pauvre José debout, adossécontre un des rocs de la route, son chien commeun point blanc près de lui. Il était tourné du

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côté de la Savoie, et, ayant détaché de son cousa vielle, il en jouait un dernier adieu auxrochers de son pays et au coeur de sa chèreMarguerite. La pauvre fille avait laissétomber ses souliers de ses mains ; elle avaitcaché son visage dans son tablier, et ellesanglotait au bord du chemin en écoutant cesnotes fugitives qui lui apportaient à chaquebouffée de vent les souvenirs des veillées dansl' étable et les espérances si éloignées du futurprintemps.

Aucun de nous n' avait interrompu d' un vain mot deconsolation ce dialogue aérien entre deux âmesauxquelles une planche de bois et une corde delaiton servaient d' interprète, et qu' ellesfaisaient communiquer une dernière fois ensembleà travers la distance et le temps qui lesséparaient déjà.

Quand l' air fut fini et eut plongé son refrainmourant dans les dernières vibrations del' atmosphère sonore du soir, Marguerite écoutaencore un moment, regarda José, le vitdisparaître peu à peu dans le creux de ladescente, et se remit à marcher, les mainsjointes sur son tablier. Dans sa distraction,elle avait oublié ses souliers sur la route.Je les ramassai, je m' avançai vers elle et je leslui présentai sans rien dire. Elle me remerciad' un léger sourire, et je l' entendis un momentaprès qui disait à sa mère : " ce jeune homme esthumain , regardez, il a l' air aussi triste quenous. "nous marchâmes en silence tous les quatre ensemble un certain espace de chemin. Quand nous fûmes à uncarrefour où la route se bifurque, l' unecontinuant vers Chambéry, l' autre prenant àdroite pour se diriger sous les montagnes versla sombre vallée de Maurienne, je dis adieuau petit garçon, les femmes me firent un salutde la tête, et nous allâmes chacun de notrecôté, eux en causant, moi en rêvant.

Cette scène m' avait frappé comme une vision defélicité et d' amour, au milieu de la sécheresseet de l' isolement de mon coeur. Margueritem' avait rappelé Graziella. Graziella n' étaitplus qu' un songe évanoui. Mais ce songe me rendaitla réalité de ma solitude de coeur plusinsupportable. J' aurais donné mille fois monnom et mon éducation pour être José. Je sentisque je touchais à une grande crise de ma vie ;

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qu' elle ne pouvait plus continuer ainsi,et qu' il fallait ou m' attacher ou mourir. Jedescendis, à la nuit tombante, enseveli dansces pensées et dans ces images, le long etsombre faubourg de Chambéry.

Je noterai plus tard comment le hasard me fitretrouver peu de temps après Marguerite ; commentelle fut serviable pour moi à son tour, etcomment elle fut associée par aventure à un desplus douloureux déchirement de ma vie de coeur.Voyez Raphaël.