les barbelÉs du rire

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LES BARBELÉS DU RIRE

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Quatrième volume de la Collection « CAHIERS DE L'EST »

dirigée par Dumitru TSEPENEAG

Dans la même collection :

— Socialisme à visage humain : Les intellectuels de Prague au centre de la mêlée. Présentation de A. J. LIEHM.

— Le Dossier de Paul Goma : L'écrivain face au socialisme du silence. Présentation de Virgil TANASE.

— La Presse antisémite en U.R.S.S. Textes présentés et réunis par Georges ARANYOSSY.

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Alain PARUIT

LES BARBELÉS DU RIRE

Humour politique dans le pays de l'Est

EDITIONS ALBATROS 14, rue de l'Armorique - Paris XV

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Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Albatros, service Bulletin, 14, rue de l'Armorique, Paris (15 Vous recevrez régulièrement et sans enga- gement de votre part le bulletin des nouveautés.

© Editions Albatros. Paris. 1978

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« Qu'est-ce que le communisme ? — L'horizon radieux de l'humanité. — Qu'est-ce que l'horizon ? — Une ligne imaginaire qui s'éloigne

au fur et à mesure que l'on croit s'en rapprocher. »

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INTRODUCTION

UN FOLKLORE CITADIN

Parmi les centaines ou les milliers d'histoires poli- tiques drôles qui, sous des formes à peine différentes, circulent en U.R.S.S. et dans tous les pays de l'Est, celle- ci, que j'avais entendue peu après le voyage de Nikita Khrouchtchev aux Etats-Unis :

Krouchtchev et Kennedy bavardent à bâtons rom- pus. Dans le courant de la conversation, Kennedy inter- roge :

« Dites-moi, y a-t-il vraiment en U.R.S.S. autant d'antisémitisme qu'on le dit ?

— Mais bien au contraire, lui répond Krouchtchev, l'antisémitisme a totalement disparu. Les Juifs exercent les professions les plus intéressantes, les moins pénibles et les mieux payées. Un exemple : Au théâtre Bolchoï, à Moscou, sur 600 salariés il y a très exactement 357 Juifs. Pourriez-vous me dire combien il y en a au Métro- politan, à New-York ? »

Alors Kennedy de répondre doucement : « Je ne sais pas. »

Quelle ne fut donc pas ma stupéfaction, lors de la visite effectuée en octobre 1971 par Kossyguine au Cana-

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da, de lire les lignes suivantes dans Le Monde : « Il n'y a pas de question juive en Union Soviétique, a affirmé M. Kossyguine. Sortant de sa poche une feuille couverte de chiffres, il a produit une série de statistiques sur le nombre des étudiants juifs dans les universités. Je ne suis pas certain, a-t-il affirmé, que l'on puisse faire état de chiffres semblables aux Etats-Unis ».

Eh oui, la réalité dépasse la fiction. M. Kossyguine ne connaissait vraisemblablement pas l'histoire repro- duite plus haut, bien que les « anecdotes politiques » circulent dans tous les milieux, du haut en bas de l'é- chelle sociale (certaines m'ont été contées par de très hauts dignitaires).

L'extraordinaire prolifération et la rapidité de cir- culation de ces histoires frappent quiconque s'est suffi- samment attardé dans les pays de l'Est et a pu y avoir des contacts libres avec l'habitant. On s'aperçoit très vite qu'on se trouve devant un véritable phénomène so- cial, de dimensions supra-nationales. Quelle est sa na- ture, quelles sont ses implications, quelles peuvent en être les origines ?

Il convient de préciser d'emblée que ce phénomène n'est pas propre aux seuls régimes communistes. On le voit surgir dans tout pays où le pouvoir tend à la dicta- ture, son ampleur étant directement proportionnelle à la rigueur de la censure. Par exemple l'Italie de Mussolini, la France sous l'occupation, l'Espagne de Franco. On entendait d'ailleurs des histoires identiques (seuls les noms propres changent) sur Ulbricht en R.D.A. et sur Franco en Espagne :

C'est un monsieur qui vient d'acheter dix timbres à l'effigie de Franco (Ulbricht) et qui retourne, furieux, au bureau de poste.

« Mais dites donc, ils ne collent pas, vos timbres ! — Comment, ils ne collent pas ? s'étonne le préposé.

1. Le Monde du 22 octobre 1971.

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— Tenez, essayez vous-même. » L'employé prend un timbre, crache au verso et le

colle. « Ah bon, reprend le monsieur, c'est que moi, voyez-vous, je crachais de l'autre côté. »

Ou encore celle-ci, dont je donne successivement la version roumaine et la version égyptienne (cette der- nière est à ma connaissance plus récente).

Brejnev, Nixon et Ceausescu viennent d'assister à une importante conférence. Ceausescu remonte dans sa voiture et son chauffeur lui demande quel itinéraire il doit suivre.

« Quelle direction a pris Brejnev ? demande le pré- sident.

— A gauche. — Et Nixon ? — A droite. — Bien, alors clignote d'abord à gauche, ensuite à

droite et puis file tout droit. » La version égyptienne présente une situation équi-

valente ; le chauffeur demande des instructions à Sa- date.

« Quelle direction prenait Nasser ? interroge le pré- sident. — Toujours à gauche. — Eh bien, clignote à gauche et file à droite. » Dans un cas comme dans l'autre, l'histoire drôle

tend à rétablir l'Histoire. Là doit être recherchée l'origine du phénomène. La

parole, trait distinctif de l'homme, est apparue comme véhicule d'informations sur les données concrètes du milieu. De ce fait, l'homme a tendance à réagir sponta- nément avec vivacité lorsqu'il considère le message reçu

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comme non conforme à sa propre perception de la réa- lité. Par ailleurs, la parole a une force de persuasion qui

remonte également à son origine, aux premières phra- ses structurées, et qui a été abondamment exploitée au cours des siècles, à des fins diverses. Fortement cons- cientes de l'impact de la parole, les diverses dictatures du XX siècle ont choisi la propagande comme deuxième instrument de leur pouvoir (la police demeurant bien entendu le premier). Une propagande consistant natu- rellement à magnifier sur tous les modes les régimes en place qui, en raison même de leur caractère, ont tou- jours cherché à monopoliser la parole. L'impossibilité pour la population d'entendre ou de lire une expression des faits ou des situations conforme à la réalité perçue a déterminé un besoin de réagir. Nous nous trouvons devant une réaction naturelle qui correspond, au plan social, à ce que sont, au plan biologique, les réactions de défense de l'organisme ou l'instinct de conservation. Il s'agit pour l'homme, en se rebellant contre une défor- mation monstrueuse du rôle de la parole, de préserver ce qui constitue justement sa qualité d'homme. Rappe- lons-nous que — ce n'est pas un hasard — l'un des livres les plus fameux de l'époque du « dégel khroucht- chévien » s'intitulait l'Homme ne vit pas que de pain.

D'autre part, l'impossibilité d'accès à une forme d'expression publique a déterminé le choix du moyen de réaction (dans l'acception biologique du mot et non poli- tique). Un discours, un essai philosophique, un pamphlet ne peuvent être appris par cœur et transmis de bouche à oreille. Il fallait une forme concise, symbolisant de manière imagée, donc frappante pour l'imagination, l'essence même d'un état de fait, d'une situation, d'une conjoncture. Il fallait une forme supportant sans mal les modifications de détail, une forme accessible à tous et susceptible d'être rapidement exprimée, écoutée,

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retenue et colportée. C'est l'histoire drôle, hypostase de la parabole

L'on voit donc que l'origine du phénomène réside, dans tous les régimes dictatoriaux et quelle que soit l'idéologie dont ils se réclament, dans une nécessaire réaction tendant à remettre d'accord la réalité vécue et son expression au niveau de la parole.

La nature du phénomène est en revanche différente, selon la nature même du régime. Ainsi en U.R.S.S. et dans les autres pays de l'Est est-elle fonction des carac- tères propres au système dit communiste. Cherchant à définir de manière à la fois simple et brève le socialisme selon l'idéologie marxiste, nous dirons qu'il s'agit d'une société de justice économique et sociale, où les moyens de production appartiennent au peuple et où le produit national est également réparti entre tous, où la liberté et l'égalité, devenues réelles, ne sont plus faussées par les différences de fortune. Or, il faut savoir que la pro- pagande présente journellement cet idéal comme d'ores et déjà advenu, tout au moins pour l'essentiel. Si les journaux émettent des critiques, ce sont toujours des critiques de détail, concernant des erreurs ou des agis- sements isolés qui n'affectent en rien la pureté d'un sys- tème dont il est posé en axiome qu'il est définitivement parfait (donc imperfectible et inamovible) dans ses prin- cipes et dont les dirigeants ont emprunté au Vatican le dogme d'infaillibilité. L'opinion occidentale est aujour- d'hui suffisamment renseignée (encore que de manière toujours très partielle, et partiale dans un sens ou dans l'autre) sur les pays de l'Est pour qu'il ne soit plus néces- saire de décrire le fossé qui sépare la réalité de l'image édénique offerte par la propagande officielle. Quant aux citoyens de ces pays, pensent-ils que, à l'instar de leurs

2. Le Samizdat, de date récente, implique des risques con- sidérables et ne peut toucher qu'un nombre très restreint de lecteurs.

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leaders, ils bâtissent le communisme ? Laissons-leur la parole :

Léonid Brejnev fait visiter le Kremlin à son fils. Ils déambulent dans d'interminables couloirs et le père fait les honneurs de la maison :

« Là, vois-tu, c'est mon bureau principal, là mon deuxième bureau, là mon salon, là mon fumoir, là ma salle de réunion, là ma chambre de repos, là ma salle à manger, là mon cabinet de toilette, là ma salle de gym- nastique, là ma piscine personnelle, là ma bibliothèque, là ma chambre à coucher, là... »

Là... le petit Brejnev l'interrompt et lui dit : « Eh bien, papa, si jamais les communistes revien-

nent... » Si l'histoire drôle politique a acquis dans les pays

communistes une ampleur et une profondeur inconnues précédemment, jusqu'à devenir un véritable phénomène politico-social, ceci est dû justement à la contradiction fondamentale entre la générosité de l'idéal non seule- ment proposé mais encore présenté comme déjà réalisé ou en cours de réalisation, et une réalité essentiellement différente, le plus souvent rigoureusement contraire. En d'autres termes, entre un idéal progressiste et une réalité réactionnaire, l'un proclamé, l'autre pratiquée par les mêmes tenants du pouvoir. Un marxiste dirait qu'il y a désaccord entre l'infra-structure et la supra-structure, entre autres une propagande, en vérité simplificatrice, qui, par le truchement du matraquage systématique et disposant de tous les moyens techniques modernes, con- siste en dernière analyse à répéter sur tous les tons : le communisme est le paradis terrestre. Encore une fois, le problème est résumé par une petite histoire :

Khrouchtchev, qui pratique la détente tous azimuts, rend visite au Pape.

« Comment se fait-il, votre Sainteté, lui demande-t-il, qu'au bout de deux mille ans ou presque, des centaines

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de millions d'hommes croient encore à un paradis dans les cieux, alors qu'en cinquante ans à peine ils ne croient déjà plus au paradis communiste ?

— Mon fils, répond le Pape, c'est que nous nous contentons de le leur promettre pour l'au-delà, alors que vous leur affirmez qu'ils l'ont déjà ».

En opposition au paradis communiste, la propa- gande décrit les innombrables méfaits de l'enfer capi- taliste. La population en souhaite-t-elle la restauration ? Je ne le pense pas. Mais croit-elle que le régime qui se dit socialiste a réellement apporté les changements es- sentiels dont il se targue ? Elle répond, par cette for- mule magistrale :

Le capitalisme est l'exploitation de l'homme par l'homme. Le socialisme c'est le contraire.

Voilà un raccourci qui se passe de commentaire et qui dévoile dans toute sa nudité la contradiction fonda- mentale évoquée ci-dessus, déterminante de la nature de l'histoire drôle politique dans les pays communistes.

Drôles, ces histoires ? Certes, on en rit. Mais elles laissent bien souvent un arrière-goût amer, conséquence de leur essence même, habillée sous la forme de l'hu- mour. Certaines sont malicieuses, quelques-une presque haineuses, beaucoup sont sceptiques ou désabusées. Telle cette brève histoire, dans sa variante hongroise :

« Quel est le pays le plus neutre d'Europe ? — La Hongrie : elle ne se mêle même pas de ses

propres affaires intérieures. » Souvent sceptique et amère dans le fond, mais si-

multanément gaie et insouciante dans la forme, l'his- toire drôle politique assure dans les pays de l'Est la continuité de la traditionnelle « sagesse populaire ». Elle donne sur la vie le point de vue de cette sorte de philosophie réaliste qui ne dit pas son nom, d'un solide

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bon sens exprimé de tout temps par le folklore. Car, phénomène politico-social, l'histoire drôle est égale- ment phénomène littéraire. Elle est folklore. A celui-ci, elle emprunte en effet ses diverses caractéristiques, elle en adopte les différents genres.

Le conte : Il était une fois deux vieux amis, Vania et Sacha, qui

passaient toutes leurs nuits à faire la noce et le plus clair de leurs journées à dormir. Arriva une nuit où ils firent une orgie plus mémorable encore que toutes les autres. Au petit matin, ils étaient tellement saouls de vodka, ils avaient les yeux tellement rougis par la fumée des cigarettes, qu'ils ne réussirent pas à retrouver leur chemin pour rentrer chez eux. Ils erraient d'un pas in- certain, en se tenant par les épaules, et virent trop tard un profond ravin s'ouvrir sous leurs pieds. Ils y roulè- rent tous les deux et s'y rompirent le cou ensemble, tout comme ensemble ils avaient roulé dans la débau- che. Et c'est naturellement aux portes de l'enfer qu'ils se retrouvèrent. Là, deux panneaux indicateurs signa- laient des directions opposées. Sur le premier, on lisait Enfer capitaliste, sur le second Enfer socialiste. Vania prit sans hésiter cette dernière direction. Sacha, stupé- fait, l'attrapa par la manche et l'arrêta.

« Tu es fou ! s'écria-t-il. N'en as-tu pas eu assez com- me ça, de cinquante ans de socialisme ? Tu ne veux tout de même pas remettre ça ?

— Ne sois pas bête, lui répliqua Vania. Dans l'enfer socialiste, quand il y a du charbon il n'y a pas d'allu- mettes, quand il y a des allumettes il n'y a pas d'essence, quand il y a de l'essence il n'y a pas d'huile, quand il y a de l'huile il n'y a pas de chaudières... »

3. Curieusement, une variante française est apparue à l'épo- que du miracle économique ouest-allemand ; l'enfer socialiste y est remplacé par l'enfer français et l'enfer capitaliste par l'en- fer allemand.

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Le dicton : L'Etat s'engraisse et le pays maigrit La devinette : « Peut-on construire le socialisme en Suisse ? — Oui, mais ce serait dommage. » Les vers : Il était une fois trois brigands : Hitler, Staline et Nikita. Hitler pendait, Staline battait, Nikita, lui, il affamait 5 L'histoire drôle, folklore, en a les caractéristiques.

Elle est anonyme et orale (aux raisons classiques s'en ajoutent d'autres, qu'on peut aisément imaginer), elle emploie des moyens spécifiques ; en l'espace de quel- ques dizaines d'années, elle est déjà devenue tradition- nelle, constituant un élément fondamental de la réelle culture populaire des pays de l'Est. Plongée dans l'ac- tualité, reflet du contemporain, elle a toutefois ceci de particulier que, à l'instar de la vie moderne, elle déplace le centre de gravité du folklore en milieu urbain. Nous avons à faire, en effet, à un folklore citadin. Car c'est essentiellement dans les villes qu'apparaît l'histoire drôle politique et elle y circule, semble-t-il, plus que dans les campagnes. De ce fait même, les situations dé- crites sont aussi à nette prédominance citadine. Encore

4. On trouve à l'origine un vieux dicton russe, qui a été mo- dernisé, « soviétisé ». Mentionnons à ce sujet, tout comme pour la note précédente, qu'un nombre important des histoires poli- tiques qui circulent actuellement sont en fait des adaptations plus ou moins éloignées de vieilles histoires. On les ressort à l'occa- sion de tel ou tel événement. A ce propos, l'hebdomadaire sati- rique hongrois Ludas Matyi a inscrit comme motto sous son frontispice : « Il n'y a pas de blagues nouvelles, il y a des jeunes gens ».

5. Si les trois personnages figurent dans le même texte, celui-ci illustre néanmoins des degrés nettement différents du ressentiment populaire.

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que je puisse citer ces quatre vers d'une chanson pay- sanne roumaine récente, repris presque textuellement en français :

Doum, doum, doum, laboure le tracteur, Doum, doum, doum, transporte le camionneur, Et moi, pauvre Martin, Je porterai ma queue au moulin.

En tout état de cause, la « blague politique » cir- cule, comme je l'indiquais plus haut, dans tous les mi- lieux sans exception.

Etant donné l'importance de ce phénomène, partie intégrante et indissociable de la réalité des pays de l'Est, il est pour le moins curieux qu'il ait été jusqu'ici négli- gé dans les diverses analyses socio-politiques parues en Occident, qu'il ait été traité en parent pauvre, injuste- ment ravalé au rang de fait divers insignifiant, tout au plus amusant. Les autorités de ces pays, elles, ne s'y sont pas trompées. Et nombreux sont ceux à qui une histoire drôle a coûté des années de prison ou de camp, une simple histoire comme celle-ci :

Radio Erivan a institué un concours de blagues, doté de trois prix :

Premier prix : 20 ans ; deuxième prix : 10 ans ; troisième prix : 5 ans, de prison aussi. Si le pouvoir est aussi inflexible sur ce sujet, c'est

qu'il en a compris la portée. L'histoire drôle politique est, en dehors des grandes explosions comme celles de Poznan, Budapest, Gdansk ou Lupeni et des grands mouvements comme celui de Prague, l'une des rares for- mes unitaires de contestation des masses, une forme

6. Poste existant mais transformé en mythique diffuseur de blagues plus ou moins involontaires.

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permanente et de surcroît insaisissable. Elle est irrespec- tueuse et ignore tous les tabous, elle tourne en dérision ce qui est présenté comme le plus sacré. Elle rend ridi- cules ceux qui se font appeler « les meilleurs fils du peu- ple ». Elle démythifie et libère. Oui, les autorités savent que, lorsqu'il raconte son anecdote, l'homme leur échap- pe, qu'il échappe à leur propagande, qu'il brise leur monopole de la parole, qu'il sort du système de raison- nement prétendument dialectique dans lequel elles cherchent à l'enfermer. Qu'il se rend coupable de sub- version 7 en transmettant à ses amis ou à ses camarades de travail un message opposé aux thèses officielles. C'est plus que les tenants du régime n'en peuvent supporter, d'autant que l'histoire drôle prend parfois pour cible directe la propagande elle-même. Car sa propre déme- sure nuit à cette dernière, d'une part en raison de la lassitude et de l'indifférence provoquées par sa sempi- ternelle répétition, d'autre part et surtout, on l'a vu, en raison de sa confrontation contradictoire avec la vie. En effet, si, chaque jour, l'école, les journaux, la radio, les discours dressent un tableau idyllique du régime, la population, chaque jour, vit une réalité différente. Elle n'est pas dupe. Elle le dit. Ainsi cette histoire que, pour ma part, je trouve peut-être plus douloureuse que drôle :

Une assemblée des jeunes pionniers se tient à l'éco- le n° 28 de Moscou. Les enfants sont sagement assis dans la salle des fêtes, arborant tous des foulards rouges soi- gneusement lavés et repassés pour l'occasion. Le moni- teur explique :

« Il y aura deux thèmes. Le premier : un exposé sur la vie des enfants soviétiques. Le deuxième : que voulez- vous devenir quand vous serez grands ? »

7. Affublé de diverses appellations, le « dénigrement du so- cialisme », considéré en fait comme une forme d'atteinte à la sûreté de l'Etat, est très officiellement passible de sanctions pénales, variables d'un pays à l'autre et d'une période à une autre.

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Un représentant du Comité de district des Kom- somols se lève et parle longuement de la vie radieuse et exemplaire des enfants soviétiques : Ils sont bien habillés, ils vivent dans des appartements vastes et clairs, mangent les mets les plus délicats, ont des parents so- bres et travailleurs, possèdent tous les jouets qu'ils dé- sirent, ils font du sport, fréquentent des écoles moder- nes où d'adorables professeurs leur décernent les meil- leures notes, ils passent leurs vacances dans de merveil- leuses colonies à la mer ou à la montagne, et ainsi de suite.

Au bout de deux heures de speech, on passe enfin au deuxième thème. Volodia voudrait devenir aviateur ; Sacha, géologue ; Mitia aimerait être garde-frontière. A son tour, Vania est interrogé.

« Et toi, Vania, que voudrais-tu être ? lui demande le moniteur.

— Moi... moi, je voudrais bien être un enfant sovié- tique. »

Autrement dit, « nous ne nous reconnaissons pas dans le portrait qu'on fait de nous ».

Le système économique et politique étant fonda- mentalement le même dans les divers pays du bloc com- muniste, les histoires qu'on y entend ne seront plus identiques dans quelques cas seulement, mais bien dans la quasi totalité (encore une fois, seuls les noms propres changent). Nous nous trouvons incontestablement de- vant un phénomène supra-national. L'unité sous son hé- gémonie pose d'épineux problèmes au Kremlin, qu 'il s'agisse du Comecon ou du Pacte de Varsovie, ce qu 'il- lustrent entre autres le soulèvement de Budapest et le printemps de Prague. Le monolithisme sous la bannière

8. Voilà qui pourrait être une nouvelle définition du réalis- me socialiste.

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rouge du marxisme-léninisme, jadis tant glorifié, est de plus en plus souvent battu en brèche.

Brejnev, dit l'histoire, vient de mourir. Il était ma- lade depuis longtemps mais, sa mort présentant des symptômes bizarres, une autopsie est décidée. Les mé- decins ouvrent le corps et qu'y trouvent-ils ? Un You- goslave qui lui rongeait les sangs, un Roumain qui lui bouffait le nez et, en travers de la gorge, un Chinois qui l'étouffait proprement.

Une simultanéité a été enregistrée à plusieurs re- prises dans le déclenchement des mouvements d'oppo- sition et, souvent, une affirmation ouverte de leur soli- darité d'un pays à l'autre (1953, 1956, 1968, 1977). Le caractère supra-national des histoires drôles exprime également le sentiment des peuples de vivre une même oppression.

Du fait de cette identité, vous vous entendrez dire : « Cette histoire n'est pas polonaise mais hongroise » ou « elle n'est pas bulgare mais tchèque ». En vérité, il s'agira de la même, née peut-être en U.R.S.S., mais qui circule dans tout le glacis soviétique. Bien que l'on puis- se légitimement supposer que la même histoire a été engendrée spontanément et simultanément dans deux ou plusieurs pays par des circonstances identiques. Si les habitants de ces pays sont conscients de ce qui les unit, il convient toutefois de faire deux distinctions. L'une concerne les peuples des républiques soviétiques non russes qui se sentent colonisés par les Russes, l'au- tre les peuples des pays satellisés, qui ressentent l'Union Soviétique dans son ensemble (et, toujours, les Russes au premier chef) comme une puissance semi-coloniale. C'est souvent la crainte qui catalyse le sentiment d'unité. De quel pays est-elle à l'origine, cette histoire apparue dans les jours qui suivirent l'invasion de la Tchéco- slovaquie, invasion contre laquelle la Roumanie avait brièvement mais énergiquement protesté ?

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C'est un petit Pragois qui écrit à sa grand'mère, à la campagne : « Ma chère Mémé, ici il fait beau et nous sommes tous bien portants. Devant la maison il y a un gros engin qu'on appelle char, avec un monsieur qui s'appelle Ivan. Il est bien gentil : il m'a dit que si j'étais sage il m'emmènerait l'année prochaine en Roumanie. »

Mentionnons que, par ailleurs, Moscou n'a cessé d'en- tretenir des rivalités nationales séculaires dans cette mosaïque ethnique qu'est l'Europe de l'Est et les a ag- gravées par les annexions territoriales pratiquées à la veille et au lendemain de la dernière guerre mondiale. Car, de tout temps, il a fallu diviser pour régner. Et peut-être aussi en vertu de ce principe qui, selon le pré- sident Kennedy (mais comment connaissait-il cette histoire ?), définit la diplomatie soviétique : « Ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous peut faire l'objet d'une négociation ». Et si la négociation n'aboutit pas, on annexe, pour autant qu'on soit en position de force. En raison de cet attisement des passions, les vieilles anecdotes nationalistes n'ont pratiquement jamais cessé de circuler. Sauf exception, elles n'ont cependant pas ac- quis un caractère nouveau avec le changement de régime et nous ne nous y arrêterons donc pas.

A cette unité dans la contestation par l'humour échappent évidemment les histoires reposant sur des jeux de mots. Encore que l'on retrouve ici et là un même type d'esprit jouant, par exemple, sur des interprétations du sigle U.R.S.S., dans le genre :

Ultimes Résidus du Socialisme Scientifique ou

Ultra - Réactionnaires Simulant le Socialisme. Mais, encore une fois, il s'agit là d'exceptions, en

l'occurrence à la règle qui veut que les jeux de mots soient intraduisibles.

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Puisque le capitalisme est au bord de l'abime, pourquoi nous efforcer de le rattraper ?

Le meilleur agronome du monde c'est Brejnev. Il sème du blé en Ukraine et le récolte aux Etats-Unis.

Si Napoléon avait eu un journal comme la Pravda, personne n'aurait jamais entendu parler de Waterloo.

- Les vols cosmiques sont-ils dangereux ? - Oui, c'est prouvé depuis que les Soviétiques ont envoyé un Tchèque dans l'espace.

- Cinq cents grammes de bœuf, s'il vous plait. - Ah! non, camarade ! Ici, c'est le magasin où on ne trouve pas de fromage. Le magasin où on ne trouve pas de viande est en face.

Un déviationniste est un communiste qui continue d'aller tout droit quand le parti vire à droite ou à gauche.

Le capitalisme c'est l'exploitation de l'homme par l'homme. Le socialisme c'est le contraire.

- Quel est le pays le plus neutre d'Europe? - La Tchécoslovaquie. Elle ne se mêle même pas de ses propres affaires intérieures.

Alain Paruit a recueilli plusieurs centaines de ces histoires qui circulent dans tous les pays de l'Est et par lesquelles les habitants expriment leur sentiment véridique, hors de toute contrainte, sur la réalité de leur vie quotidienne. Réalité contre laquelle ils réagissent par un énorme éclat de rire.

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