les arts visuels, le web et la fiction - accueil · 2010-01-12 · jean-marie schaeffer, remarques...
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Deux lieux communs informent massivement l’art contemporain dans son rapport à la fiction. Le premier consiste à qualifier l’oeuvre d’art comme suspendue entre réalité et fiction. Le second justifie cette indéter-mination comme une conséquence de la spectacula-risation du monde, de l’indistinction entre le vécu et sa représentation. Que recouvrent ces lieux communs ? Quelles sont les limites du tout fictionnel ? Pourquoi les fictions artistiques manifestent-elles l’ambition de troubler les frontières entre réalité et fiction ? Les œuvres sur Internet et le brouillage de plus en plus grand entre auteur et utilisateur, original et duplica-tion, nous demandent de reconsidérer notre appro-che de la fiction. L’autonomie croissante du web, son auto-référentialité, ne permettent pas toujours de distinguer entre domaines factuels et fictionnels. La question des représentations est au coeur des arts visuels et de la fiction. Par sa puissance métaphori-que, le mot se prête à de très nombreuses définitions selon les contextes où il est utilisé. Dans leurs situa-tions aux marges des fictions canoniques, les fictions
artistiques et visuelles viennent nous interroger sur le statut de la croyance et l’importance des niveaux de représentations dans la génération de nouveaux univers fictionnels. L’utilisation de plusieurs médias, les interactions entre l’auteur, l’oeuvre, l’utilisateur ou le spectateur, le désir de traverser les frontières entre réalité et fiction apparaissent comme trois ensembles de questions fondamentales qui se distinguent de celles abordées habituellement pour les fictions littéraires et cinématographiques.Quelles sont les particularités des fictions artistiques ? Les œuvres réalisées sur Internet modi-fient-elles notre appréhension de la fiction ? Les rapports entre fictions et représentations permettent-ils d’éclairer ces questions ? Cet ouvrage divisé en trois parties : 1) fictions et représentations, 2) fictions en ligne, 3) pratiques artistiques en regard de la fiction répond à ces questions. Des spécialistes de la fiction : Kendall L. Walton, Marie-Laure Ryan, Jean-Marie Schaeffer, Lorenzo Menoud; des artistes : Alain Declercq, Melik Ohanian, Khalil Joreidge et Joana Hadjthomas, Éric Rondepierre, Peter Hill, Yann Toma ainsi que d’autres personnalités internationales tentent de répondre à ces questions lors du colloque international Les arts visuels, le web et la fiction qui s’est tenu en Sorbonne à l’université Paris 1 en novembre 2006.
les arts visuels, le web et la fiction
sous la direction de bernard guelton
Publications de la Sorbonne212, rue Saint-Jacques, 75005 ParisTél. : 01 43 25 80 15 – Fax : 01 43 54 03 24
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Prix : 35 €
ISBN 978-2-85944-636-9ISSN 1639-4518
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Prix : 35 € ISBN 978-2-85944-636-9 ISSN 1639-4518Frais d’envoi par ouvrage : 6 € et 1,5 € par ouvrage supplémentaireNombre d’exemplaires commandés :
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les arts visuels, le web et la fiction
sous la direction de bernard guelton
SOMMAIRE
INTRODUCTION
Jean-Marie SCHAEFFER,Remarques sur la fiction, p. 22
Jérôme PELLETIER,Agir dans une image, p. 33
Kendall L. WALTON,Le sport comme fiction:
quand fiction et réalité coïncident (presque), p. 46
Jacinto LAGEIRA,En réalité, p. 53
FICTIONS ET REPRÉSENTATIONS
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Marie-Laure RYAN,Mondes fictionnels à l’âge de l’Internet, p. 66
Peter HILL,Vrais mensonges et superfictions, p. 85
Alexandra SAEMMER,Espaces intimes en réseau, p. 92
Monique MAZA,Web art fiction, communication.
Dé_dalle, web-frictions entre réels et fictions, p. 103
FICTIONS EN LIGNE
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PRATIQUES ARTISTIQUES EN REGARD DE LA FICTION
Yannick MAIGNIEN,Vérité et fiction sur le web, p. 112
Andy BICHLBAUM, du duo Les Yes Men,Welcome to Halliburton.com, p. 119
Lorenzo Menoud,Mes fictions – entre théorie et pratique, p. 124
Jean-Pierre MOUREY,« Fiction de l’encyclopédie », p. 136
Alain DECLERCQ,État de siège, p. 148
Joana HADJITHOMAS et Khalil JOREIGE,Amale, sauve-moi
A Perfect Day, p. 152
Éric RONDEPIERRE,Vers la fiction, p. 161
Melik OHANIAN,Seven Minutes Before, p. 167
Yann TOMA,Ouest-Lumière : d’une réalité
industrielle à une réalité fictionnelle, p. 170
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INTRODUCTION
Premières questions
Pratiques artistiques en regard de la fiction
Si la littérature et le cinéma ont nourri une réflexion approfondie sur la fiction, d’autres
domaines liés aux arts visuels sont largement restés inexplorés. Ainsi l’exposition peut
recourir aux fictions canoniques (vidéo, cinéma, dispositifs textuels), mais aussi à l’image
fixe, l’installation ou la performance. Quelle est l’importance respective de chacun de ces
éléments en rapport avec la fiction ? Que produisent leurs éventuelles cohabitations ? Quelle
est la place dévolue au « scénario », la place relative au concepteur ou au visiteur de
l’exposition ?
Deux lieux communs informent massivement l’art contemporain dans son rapport à la
fiction. Le premier consiste à qualifier l’œuvre d’art comme suspendue entre réalité et fiction.
Le second justifie cette indétermination comme une conséquence de la spectacularisation
du monde, l’indistinction entre le vécu et sa représentation. Que recouvrent ces lieux
communs ? Quelles sont les limites du tout fictionnel ?
Dans quelle mesure l’élaboration et le vécu collectif des œuvres sont-ils contradictoires ou
constitutifs d’une fiction ? Ludiques, politiques, les œuvres collectives peuvent impliquer un
assujettissement fort différent au monde. L’univers du jeu est susceptible d’engager un
rapport direct à la fiction. L’interrogation d’un univers social peut procéder d’une utopie,
d’une « micro-utopie » ou d’une action directe sur le monde.
Fictions en ligne
Les travaux artistiques réalisés sur l’Internet modifient-ils notre appréhension de la fiction ?
Le brouillage des différences entre auteur et utilisateur, original et duplication, ne
demandent-ils pas de reconsidérer notre approche de la fiction ? L’autonomie toujours
croissante du Web, son auto-référentialité, permettent-ils toujours de distinguer entre
domaines factuels et fictionnels? Les distinctions entre réalité et vérité, falsification et fiction,
qui ont permis de construire diverses approches de la fiction, semblent confondues dans
les discours qui tentent d’approcher l’univers de l’Internet.
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Dans quelle mesure l’élaboration et le vécu collectif des œuvres sont-ils contradictoires ou
au contraire constitutifs d’une fiction? Cette question évoquée à propos de l’art contemporain
retrouve dans l’univers du Web une résonance particulièrement vive. Il suffit d’évoquer
l’importance du jeu en ligne, créateur «d’univers persistants», le recyclage et l’appropriation
de fictions traditionnelles, la multiplication des identités fictives pour entrevoir la complexité
que peut revêtir la fiction lorsqu’elle est partagée en réseaux.
Fictions et représentations
La question des représentations est au cœur des arts visuels et de la fiction. De par sa
puissance métaphorique, le mot se prête à de très nombreuses définitions selon les
contextes où il est utilisé. Si les relations de correspondance, de renvoi ou de substitution
sont communes aux représentations factuelles et fictionnelles, quelles sont alors les
particularités de ces dernières ? Si l’absence de référence ou de dénotation dans notre
monde ordinaire ne nous aide guère à caractériser la fiction, comment en appréhender les
aspects positifs et créatifs ? Comment, en dépit de l’inexistence de toute dénotation, l’objet
fictionnel est-il malgré tout apte à modifier l’univers de croyance de celui ou celle à qui il est
destiné? Et puisque ce qui est conçu à un moment comme vérité peut devenir ultérieurement
simple croyance ou affabulation comme dans le mythe, ne faut-il pas alors considérer avant
toute chose l’usage et le niveau de croyance comme ce qui vient fonder un objet comme
fictionnel ?
Dans leurs situations aux marges des fictions canoniques, les fictions artistiques et visuelles
viennent nous interroger sur le statut de la croyance et l’importance des niveaux de
représentations dans la génération des univers fictionnels. Filmer une troisième fois
l’attaque d’une banque sous la directive de son auteur et braqueur (Pierre Huyghe) ; réaliser
comme artiste les actions de l’héroïne d’un livre qu’un écrivain avait préalablement pris
pour modèle chez cette même artiste (Sophie Calle) ; juxtaposer plusieurs films et autant de
trajets vers un même événement (Melik Ohanian) ; parodier le site de l’Organisation mondiale
du commerce (The Yes Men), construire un espace réel en trois dimensions en miroir de
celui du spectateur (Leandro Erlich) ; ou plus simplement figurer la sieste du peintre (Jean
Le Gac), etc., n’est-ce pas de façon à chaque fois différente nous mettre dans et devant le
passage d’un monde à un autre ? Et gommer un peu chaque fois la priorité de notre monde
ordinaire en l’ouvrant vers une pluralité de mondes possibles ?
Organisation des contributions
Voici les questions énoncées en novembre 2006 pour introduire au colloque « Les arts visuels, le
Web et la fiction ». Le regroupement des interventions en trois parties – 1) pratiques artistiques en
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regard de la fiction ; 2) fictions en ligne ; 3) fictions et représentations – a été repris en ordre inverse
dans cette publication afin de mieux cadrer la diversité des interventions et leurs enjeux. Ce
découpage n’a rien d’absolu, et un propos comme celui de Marie-Laure Ryan (« Mondes fictionnels
à l’âge de l’Internet ») pourrait se voir rapporté également au chapitre Fictions et représentations.
Par extension, la plupart des interventions sont là pour exemplifier autant de modalités de
représentations fictionnelles dans le champ artistique et dans celui d’Internet. Dans cette première
partie, Fictions et représentations, le concept de représentation n’est pas traité pour lui-même avant
de le rapporter à la fiction mais en se concentrant sur l’ambivalence de la notion de fiction (Jean-
Marie Schaeffer) ou sur certains territoires susceptibles d’en éprouver la validité : Kendall L. Walton,
« le sport » ; Jérôme Pelletier, « l’image interactive » ; Jacinto Lageira, « le fictionnalisme ». Dans ce
chapitre, il s’agira donc d’en interroger certaines délimitations.
Sous l’intitulé Fictions en ligne sont rassemblées aussi bien des réflexions « généralistes » (ce qui
ne les empêche nullement d’être fort bien documentées : Marie-Laure Ryan, Yannick Maignien), que
des exemplifications particulières où l’auteur se voit directement impliqué comme artiste ou acteur
(Peter Hill, Andy Bichlbaum, Monique Maza) à l’exception de la posture plus classique d’une analyse
conçue de l’extérieur (Alexandra Saemmer). C’est probablement dans ce domaine des fictions en
ligne que les bouleversements des postures en regard de la fiction sont les plus immédiatement
perceptibles. Au cours de ce colloque, la question du jeu est apparue comme un champ de référence
très important pour aborder et réévaluer les déplacements engagés par les pratiques fictionnelles
non conventionnelles. Si les pratiques en ligne supposent toutes un minimum d’interactivité, on
notera que les pratiques en réseau orientent et débordent largement la question de l’interaction
appareillée. Comme évoqué en préambule, l’importance du jeu en ligne, créateur « d’univers
persistants », le recyclage et l’appropriation de fictions traditionnelles, la multiplication des identités
fictives permettent d’entrevoir la complexité que peut revêtir la fiction lorsqu’elle est partagée en
réseau. Mais c’est également la fiction comme moyen d’action sur le monde est exemplifiée avec
les actions des Yes Men. La scission constitutive entre réalité et fiction se voit momentanément
suspendue puis reconstruite. Entre la réalisation d’un faux site de l’Organisation mondiale du
commerce et sa revendication comme parodie, ou d’autres informations diffusées sur Internet puis
« rétablies », s’immisce le trouble médiatique avant le déni rapide des auteurs.
La partie Pratiques artistiques en regard de la fiction, conçue initialement pour illustrer la diversité
des abords artistiques de la fiction et engager le débat, vient former un troisième moment. À
l’exception de Jean-Pierre Mourey, tous les intervenants sont venus témoigner d’un engagement
artistique personnel susceptible de déplacer les territoires habituels de la fiction. Si Lorenzo Menoud,
artiste et théoricien, en abordant de front la délimitation du concept de fiction, dénie à l’image fixe
la possibilité d’être fictionnelle ou non fictionnelle, la notion de fiction visuelle n’est qu’indirectement
évoquée par les autres contributeurs. Le cinéma est convoqué trois fois, dont deux à ses marges :
extraction photographique du continuum cinématographique (Éric Rondepierre), ou multiplication
des écrans et trajets filmiques convergeant vers un unique événement (Melik Ohanian). Pour Joana
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Hadjithomas et Khalil Joreige, c’est l’interpénétration fiction/réalité – autre grand thème parcourant
ce colloque – qui motive le récit et l’aventure de leur film A Perfect Day. Alain Declercq partage à
travers sa démarche un terrain proche de celui des Yes Men dans la volonté d’utiliser la fiction
comme un moyen actif d’inquiéter la réalité politique et sociale de notre environnement. « Inquiéter
la réalité au moyen de la fiction », « brouiller les frontières », « jouer de l’interpénétration entre les
domaines factuels et fictionnels » ou « viser une action sur le monde » relèvent de niveaux distincts
dans certaines ambitions des fictions artistiques contemporaines. Elles s’affranchissent des
définitions canoniques de la fiction. Au-delà des premiers aperçus engagés par ce colloque, il s’agira
de savoir, dans un programme de recherche plus resserré, s’il faut voir là de simples visées ou des
caractéristiques propres aux fictions artistiques qui échappent aux définitions habituelles. Avant
d’évoquer ces questions particulièrement difficiles, il convient de remettre en perspective trois
grands ensembles de questions que ce colloque a permis d’entrevoir pour mieux cerner les fictions
artistiques : 1) celui du rapport entre fictions et médias ; 2) celui du rapport entre fiction et interaction ;
3) celui enfin des possibilités d’interpénétration entre fiction et réalité.
Fiction et médias : « intermédialité »
Il serait évidemment simpliste de vouloir aborder la fiction du seul point de vue des caractéristiques
des médias utilisés. Vidéo, photographie, dessin, peinture, par exemple, peuvent être fictionnels ou
non fictionnels, non pas du point de vue de leurs seules propriétés intrinsèques, mais du point de
vue de leurs usages et visées ou, plus largement, de leurs caractéristiques extrinsèques (fiabilité
du « narrateur », degré de croyance du spectateur, situation communicationnelle, etc.). C’est donc la
complexité de ces variables contextuelles qu’il faut pouvoir interroger. Hormis la situation interactive
et celle relative au réseau Internet, les principaux médias exemplifiés ici sont le cinéma et la
photographie. De façon sous-jacente, ils engagent un domaine extrêmement vaste sous le terme
d’image, et, dans ce contexte, il est convenu d’opposer l’image animée à l’image fixe dans sa facilité
à engager l’immersion fictionnelle.
Les trois témoignages d’œuvres ou de démarches qui sont en relation avec le cinéma font apparaître
trois modes très diversifiés qui permettent d’entrevoir les rapports entre la forme
cinématographique et la fiction lorsque celle-ci s’expérimente dans un contexte artistique qui
appartient en propre aux arts visuels. Pour Éric Rondepierre, le fait d’extraire des images
photographiques du continuum cinématographique vient enraciner celles-ci dans le film de fiction.
Le contexte cinématographique vient constituer un arrière-plan fictionnel sans davantage en
préciser le contenu. La restitution de plusieurs images produites en succession (photogrammes)
vient dans certains cas ébaucher un développement narratif sans construire néanmoins une fiction
autonome et explicite (« Trente étreintes »). Nous sommes, comme souvent lorsqu’il y a ambition
artistique et plasticienne dans le domaine des images, renvoyés tout autant à des propriétés
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narratives qu’à leur matérialité et à leur « résistance propre » de celles-ci. La séquence ou l’image
unique, extraite du film, vient se confronter à la réalité matérielle, soit par un pouvoir de fascination
qui lui est propre, soit par des marques accidentelles ou dégénératives. Il s’ensuit une question
récurrente propre à beaucoup de pratiques artistiques qui mettent en jeu un faire-semblant : toute
fiction est-elle inévitablement contredite ou mise à distance dès qu’il y a traitement du support
sémiotique pour lui-même ?
Chez Melik Ohanian, les récits sont là, démultipliés comme autant de parcours vers un même
événement. Mais au lieu d’être restitués dans une suite unique, nous pouvons les appréhender à
travers la situation globale de l’exposition de façon quasi simultanée. Les associations entre le son
et l’image sont alors partiellement défaites. En effet, en se concentrant sur un écran (et un trajet)
plutôt qu’un autre, rien n’empêche d’entendre simultanément le son d’un autre écran (et d’un autre
parcours). Les tensions entre visées descriptives et narratives sont patentes. La narration est propre
à chaque film, le dispositif global est l’objet d’une description. Certains ingrédients fictionnels sont
tangibles : la progression narrative, les actions des personnages, l’accompagnement musical,
l’événement – accident. Tout cela est conçu et imaginé à la fois pour l’élaboration des films et celui
du dispositif dans son ensemble. La situation d’immersion fictionnelle propre à chaque film agit
sans difficulté, et pourtant le processus global et le dispositif d’ensemble sont susceptibles de les
mettre à distance. D’où à nouveau, cette question récurrente d’une tension entre l’immersion
fictionnelle et l’expérimentation artistique (entre « fiction » et « diction » pour reprendre les mots de
Gérard Genette).
Avec Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, le trouble ne tient plus à cette tension entre fiction et
expérimentation artistique mais à l’interpénétration entre réalité et fiction par l’intermédiaire du
document. Le réel vient faire retour dans le film et en suspendre la constitution et la diffusion. Le
statut fictionnel du film était pourtant patent : le récit d’une aventure dans le Liban contemporain
avec des personnages imaginaires. Il se produit néanmoins, avec le simple emprunt d’une
photographie reproduite dans un quotidien comme support à la fiction, un renversement et un
tressage inattendus entre le vécu de personnages ayant participé à la guerre au Liban et ceux qui
ont été inventés pour le récit cinématographique.
Avec ces trois exemples est esquissée la question essentielle pour les fictions artistiques et visuelles
des rapports entre fiction et médias. En jouant des rapports entre cinéma et photographie, cinéma
et dispositif d’exposition, cinéma de fiction et document, ce sont également des cas d’intermédialité
qui sont interrogés. Si le rapport audio-visuel au cinéma facilite habituellement l’immersion
fictionnelle, d’autres convergences ou divergences peuvent en contredire les effets. L’intermédialité
lorsqu’elle est éprouvée et expérimentée peut donc jouer dans le sens de l’immersion ou de la
distance et poser la question des rapports fondamentaux entre visées artistiques et visées
fictionnelles. Ainsi, au-delà des pratiques artistiques utilisant un seul média, il apparaît essentiel de
cerner une variété de dispositifs (image/texte, image/image, image/son, installation, dispositif
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d’exposition) et d’en déterminer la nature, en abordant les différences entre les œuvres
intermédiales et les fictions canoniques, tant à propos de leur statut (fictionnel ou non fictionnel)
que de leur réception esthétique à proprement parler. Il se peut, en effet, que la complexité de telles
structures mixtes modifie nos modes d’immersion et, ainsi, notre jugement à leur sujet.
Fiction & interaction : immersion et « interactivité »
L’interaction entendue comme modalité d’immersion – ou de distanciation – permet-elle de redéfinir
la situation classique auteur-œuvre-utilisateur à travers les arts numériques, les dispositifs
audiovisuels ou l’exposition d’œuvres plastiques ? L’implication de plusieurs acteurs dans
l’élaboration d’une œuvre a-t-elle un impact sur leurs statuts respectifs ?1 Voici des questions
fondamentales esquissées dans ce colloque, qui permettent d’envisager à elles seules un vaste
programme de recherche.
Ainsi la notion d’immersion, fondamentale pour l’approche de la fiction, est-elle solidaire ou bien
contradictoire avec la notion d’interaction ? Il est évidemment impossible de produire une réponse
globale à cette question, et cela nécessite d’examiner plusieurs compréhensions et différents
contextes pour ces notions. Dans cette publication, les contributions de Jean-Marie Schaeffer,
Jérôme Pelletier et Marie-Laure Ryan sont déterminantes pour tenter de clarifier ces problèmes.
Mais, tout d’abord, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la situation classique
d’appréhension d’une œuvre d’art suppose une situation d’interaction entre l’œuvre et le spectateur
avant d’envisager la situation plus récente des « interactions appareillées » en circuit fermé ou en
ligne. La situation classique d’appréciation de l’œuvre d’art est celle d’une appréhension et d’une
évaluation actives d’un objet esthétique par un spectateur qui met en jeu ses capacités perceptives
et ses modèles culturels. L’interaction entre l’œuvre et le spectateur suppose au préalable une
interaction entre l’œuvre et son auteur. Ces deux constructions réciproques (œuvre/auteur et
œuvre/spectateur) engagent une troisième relation entre auteur et spectateur, qui, dans le cas de
la situation traditionnelle, n’est plus « interactive » : la réciprocité n’en est pas constitutive.
Tout cela peut être fort complexe, et la description n’en sera probablement jamais totalement
épuisée. L’absorption du spectateur dans l’œuvre est possible sans être indispensable. À l’inverse,
son appréhension critique contredit cette immersion. Dans la peinture narrative, des personnages
imaginaires, des actions, une mise en séquence du tableau, sont susceptibles d’engager une forme
de récit et d’immersion fictionnelle pour le spectateur qui décide de mettre en suspens son
appréhension des constituants matériels du tableau et son appréciation esthétique. Les leurres
utiles à l’immersion n’ont pas nécessairement besoin de la précision descriptive, et d’autres
stratégies plus créatives de la part du peintre peuvent être opérationnelles pour produire illusion et
immersion. Il suffira de penser à l’efficacité de la peinture chinoise de paysage dans ses meilleurs
exemples pour s’en convaincre.
1 - De façon plusspécifique, la notion
d’agent virtuel intelligentchatterbot(s) dans les
dialogues en ligne vient-elle esquisser une
situation limite dans laconstruction réelle ou
fictive du sujet eninteraction ?
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Il convient cependant de rappeler avec Marie-Laure Ryan que « l’immersion, en tant qu’expérience
produite par la richesse de la perception et l’intensité du travail de l’imagination, n’est pas limitée
à la fiction ; on peut s’immerger dans un récit historique comme dans un roman, et dans une
installation basée sur des images du monde actuel comme dans la représentation d’un monde
imaginaire. L’immersion est le résultat d’un certain style de représentation, qui peut s’appliquer
aussi bien au monde actuel qu’à un monde imaginaire. Mais elle atteint dans la fiction une intensité
sans précédent, car la modélisation d’un monde imaginaire n’est pas soumise à la censure qui
limite les représentations du monde actuel à l’information vérifiable »2.
Dans ce bref aperçu, plusieurs points ont été évoqués : les interactions entre l’auteur, l’œuvre et
l’utilisateur et donc la situation de l’œuvre d’art et les relations entre interaction et immersion
fictionnelle. Dans les contributions à ce colloque, la discussion du problème de l’immersion par
Jean-Marie Schaeffer est importante. Elle ne concerne pas néanmoins la situation propre à l’œuvre
d’art, mais la nécessité de tenir compte à la fois des approches platonicienne et aristotélicienne de
la fiction : « immersion d’un côté, modélisation de l’autre ». Outre qu’il s’agit de distinguer entre
immersion fictionnelle et situation de leurre ou d’illusion, il s’agit d’expliquer de façon plus spécifique
que l’immersion fictionnelle peut se comprendre en termes d’interaction entre différents niveaux de
traitement mental : « L’immersion tire profit de l’efficacité de leurres de nature pré-attentionnelle,
mais en même temps la traduction de ces leurres en croyances perceptives se trouve bloquée au
niveau du traitement attentionnel (conscient). » Par ailleurs, l’immersion dans le jeu chez l’enfant
peut entraîner cependant une sortie du jeu et une « composante de collaboration active » avec les
autres. À ce niveau, il n’y a pas de contradiction entre l’immersion fictionnelle et l’interaction entre
différents niveaux de traitement mental. Cette situation est-elle la même pour l’œuvre d’art ? Car le
sentiment est bien que, dans un cas, l’interaction avec l’œuvre permet l’immersion fictionnelle mais
que, dans un autre, une visée évaluative de certaines qualités propres à l’œuvre déjoue cette
immersion.
La discussion de l’œuvre d’art en termes d’interaction est engagée par Jérôme Pelletier à propos
précisément de l’œuvre d’art interactive : « De la même manière que la musique sans l’expérience
auditive de la musique n’est rien d’autre que des suites de notes sans expression, de même l’art
digital interactif sans l’expérience corporelle de l’interaction n’est qu’un environnement d’images
non expressives ou un algorithme à la base d’un programme d’ordinateur. C’est parce que l’art
interactif a à voir avec l’art musical qu’il ne saurait être justement compris ni comme la création d’un
environnement à la manière de Saltz, ni comme la création d’un algorithme à la manière de Lopes.
De la même manière que ce sont nos expériences auditives et les imaginations auxquelles elles
donnent lieu qui donnent à la musique son expressivité (cf. Walton, 1994), ce sont nos expériences
corporelles et auditives et les imaginations qu’elles suscitent qui donnent à l’art interactif son
expressivité éventuelle. Que reste-t-il alors de l’unicité de l’œuvre d’art interactive ? Une réflexion
sur l’ontologie de l’œuvre musicale devrait peut-être aider à formuler une réponse à cette question.
En attendant, rien ne nous empêche de continuer à faire comme si nous interagissions de manière
2 - Voir le texte de Marie-Laure Ryan, p. 66.
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unique avec une œuvre unique. » Ainsi Jérôme Pelletier se garde-t-il de conclure. Mais la situation
avec l’œuvre d’art interactive est-elle si différente de l’œuvre d’art traditionnelle ? Dans un premier
temps, l’interaction est solidaire d’une absorption dans l’œuvre si ce n’est d’une immersion. Dans
un deuxième temps, un autre type d’interaction intervient qui consiste à confronter mentalement
cette œuvre avec d’autres du même genre ou à un modèle. C’est seulement dans ce deuxième temps
qu’une interaction avec l’œuvre – cette fois « externe » – permet de l’identifier comme œuvre d’art.
Fiction & interpénétration : la volonté d’une action sur le monde
Au-delà des dispositifs interactifs (cognitifs ou appareillés), qu’en est-il des fictions artistiques visant
à contaminer ou à brouiller plus ou moins volontairement les rapports entre la fiction et la réalité
(ou la vérité) ? Autrement dit, qu’en est-il des œuvres dont la structure ou le but est de questionner
leur propre fictionnalité et ses limites ? La volonté d’une action sur le monde appartient de façon
singulière à un certain nombre d’œuvres artistiques (Sophie Calle, Pierre Huyghe, Alain Declercq,
les Yes Men). Cette volonté engage-t-elle une possibilité réelle ou relève-t-elle d’une simple
intention ? Cette possibilité est l’une des interrogations importantes de ce colloque et des
contributions rassemblées. Cela, certes, ne va pas de soi et contredit en partie la scission constitutive
entre domaine factuel et fictionnel qui fonde la notion de fiction. Il est admis que les fictions
traditionnelles sont susceptibles de modifier en profondeur l’état d’esprit et, en définitive, les
croyances réelles sur le monde pour la personne qui accepte d’éprouver le jeu fictionnel. Cette
possibilité de transformation de croyances fausses3 en croyances vraies par l’intermédiaire d’un
faire-semblant, ou la construction de mondes imaginaires, engage donc une action réelle de la
fiction sur l’individu, et donc sur son monde. La condamnation platonicienne de la fiction témoigne
de l’inquiétude d’une contamination active entre le jeu fictionnel et le comportement réel. Mais cette
« contrepartie dans la réalité » ne se construit pas seulement « à l’arrivée » comme une possibilité
de transformation des croyances pour le lecteur ou le spectateur de la fiction mais déjà « à l’origine »
dans les emprunts au réel opérés par l’auteur qui élabore la fiction. En quoi les fictions artistiques
contemporaines sont-elles susceptibles de modifier, de déplacer ou d’étendre cette capacité de la
fiction à éprouver le réel ?
C’est ici qu’il faut tenter de démêler à nouveau les délimitations et les recouvrements entre visées
artistiques et visées fictionnelles. Je distinguerai à titre d’esquisse ou d’hypothèse, trois niveaux de
réalité susceptibles d’appartenir à l’œuvre artistique : 1) la concrétude d’un objet qui sert à la
représentation symbolique (peinture, sculpture, exposition…) ; 2) la réalité d’une action (théâtre,
performance, intervention…) ; 3) la réalité d’un monde en ligne au moyen d’une interaction entre
plusieurs utilisateurs (actions, œuvres et jeux en ligne…).
(1) Avant même qu’un tableau puisse relever d’un genre narratif et fictionnel, la simulation d’un
personnage (ou de n’importe quel autre élément figuratif) s’élabore avec plus ou moins de gestes,
de couches et de matière. De cette façon, l’illusion figurative se confronte avec une matière picturale
3 - Ou momentanémentsuspendues.
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qui la contredit. Cette inscription matérielle vient s’opposer à la neutralité du support textuel. Il s’agit
là d’une première façon pour l’œuvre artistique (qu’elle relève ou non de la fiction) de s’incarner
dans un support sémiotique et de se concrétiser dans une réalité matérielle.
(2) La concrétude de gestes et d’actions de personnages réels au théâtre n’empêche nullement
d’appréhender celui-ci comme un art qui relève de la fiction. L’invention de personnages et celle
d’une histoire suffit la plupart du temps à l’établir. Mais que se passe-t-il lors d’une intervention
dans la rue (happening) ou dans un autre type d’espace public comme dans une conférence
internationale dans le cas des Yes Men ? Malgré sa proximité constitutive avec le théâtre, l’art de la
performance brouille les territoires entre ce qui relève d’un faire-semblant et ce qui relève d’une
adresse directe aux participants. Au-delà de toute référence à la performance, les enquêtes
fictionnelles d’Alain Declercq sont rattrapées par le réel : « Le 24 juin 2005, à Bordeaux, la brigade
criminelle et la brigade anti-terroriste débarquent dans l’atelier d’Alain Declercq. Celui-ci prépare
Mike, un film sur l’iconographie du complot international, dans la lignée de ses œuvres sur le
11 septembre et sur la société de contrôle. Declercq est interrogé, l’atelier fouillé, documents et
ordinateur disséqués. Nous pouvons ainsi mesurer la puissance d’analyse de nos services dits de
renseignements, incapables de distinguer entre le réel et sa réflexion. Depuis, Alain Declercq a
terminé son film, devenu mythique grâce à la DST4. » On entrevoit là une façon directe qu’a l’œuvre
artistique de pouvoir éprouver le réel grâce à un film de fiction.
(3) Ébranler l’idéologie de l’OMC à travers un faux site de l’OMC, ou acheter en vrais dollars un nouvel
avatar sont d’autres façons d’éprouver une réalité politique et économique (aux confins d’un territoire
artistique habituellement reconnu). Ces deux derniers exemples, propres à Internet, engagent un
rapport à la fiction de nature très différente. La réalité virtuelle et fictionnelle est clairement établie
dans le cas du jeu en ligne alors qu’elle se produit à deux moments distincts dans le cas des
pratiques activistes des Yes Men. L’incarnation dans la concrétude d’un support sémiotique (objet,
geste, événement) est constitutif aux œuvres d’art, mais la visée d’une action dans la réalité sociale
et politique appartient en propre à certaines œuvres contemporaines. Celles-ci s’emparent dans
certains cas de modalités fictionnelles pour mieux remettre en cause l’acceptation commune du
monde. Ce faisant, dans leur volonté de transformation, elles déplacent les lieux du caractère
nécessairement scindé de la fiction.
4 - Nicole Brenez, troisentretiens avec l’auteurconduits entre le 26 juillet et le 9 septembre 2006, à Paris puis à Montréal.
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