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L’EFFET DE PROVERBE DANS LES QUATRAINS DE PIBRAC Le quatrain gnomique est cette succincte leçon de morale usuelle, étroi- tement enfermée dans le cadre fixe de la strophe complète minimale, que les poètes français ont cultivée avec une constance remarquable aux XVI e et XVII e siècles, et qui s’est même maintenue, de façon certes nettement plus sporadique, jusqu’au XVIII e siècle 1 . Avant les apologues, avant les maximes, avant les caractères, la forme brève la plus tenacement privilé- giée par la littérature morale était la séquence autonome de quatre vers. Qu’un genre historiquement aussi considérable par le nombre d’œuvres qu’il a suscitées, et esthétiquement aussi fécond par la réelle qualité litté- raire de certaines d’entre elles 2 , ait pu sombrer de nos jours dans un oubli à peu près complet, il est permis de s’en étonner peut-être, de le regretter assurément. Parmi tous ces « poètes tétrastiches » 3 , Guy du Faur de Pibrac (1529-1584), magistrat réputé, diplomate efficace et humaniste accompli, n’est vraiment le premier ni par les dates, ni peut-être par le mérite, mais il est sans conteste celui que la renommée et la postérité ont de loin le plus favorisé. Ses Quatrains (1574-1576) sont empreints d’une morale ferme, simple, solide, qu’il puise aussi bien dans les textes sacrés que dans les œuvres des philosophes antiques, et qu’il tente de fixer sous un tour net et concis. Longtemps, ces bribes de sagesse ont été connues de tous ; long- temps, on les a apprises par cœur à l’école ; longtemps, elles ont été la pre- mière référence, la plus spontanée, la plus évidente, en matière de réflexion Seizième Siècle – 2005 – N° 1 p. 145-159 1 A titre d’illustration de cette survie tardive, mentionnons La Morale de l’enfance, ou Collection de quatrains moraux mis à la portée des enfans, de Charles-Gilbert Terray, vicomte de Morel de Vindé, Paris, Jean Thomas, 1790. Force est de constater que deux siècles après Pibrac, la forme canonique du quatrain ne semblait nullement obsolète à cet auteur ; mais il est vrai que l’ouvrage fait surtout figure de curiosité. 2 Nous songeons en particulier aux Tablettes de la vie et de la mort de Pierre Matthieu (1610) et aux Quatrains de la vanité du monde de Claude Guichard (1612), qui nous semblent les réussites les plus éclatantes dans ce domaine – mais c’est là le terrain nécessairement friable du jugement personnel. Précisons que ces différents recueils ont souvent été réunis sous forme de compilations ; voir par exemple Les Quatrains des sieurs Pybrac, Favre, et Mathieu, Paris, Iean Baptiste Loyson, 1667. 3 Nous empruntons cette expression à Guillaume Colletet, Traitté de la poësie morale, et sententieuse, dans L’Art Poëtique du Sr Colletet, Paris, Antoine de Sommaville et Louis Chamhoudry, 1658, réimpression Genève, Slatkine, 1970.

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L’EFFET DE PROVERBE DANS LES QUATRAINSDE PIBRAC

Le quatrain gnomique est cette succincte leçon de morale usuelle, étroi-tement enfermée dans le cadre fixe de la strophe complète minimale, queles poètes français ont cultivée avec une constance remarquable aux XVIe

et XVIIe siècles, et qui s’est même maintenue, de façon certes nettementplus sporadique, jusqu’au XVIIIe siècle1. Avant les apologues, avant lesmaximes, avant les caractères, la forme brève la plus tenacement privilé-giée par la littérature morale était la séquence autonome de quatre vers.Qu’un genre historiquement aussi considérable par le nombre d’œuvresqu’il a suscitées, et esthétiquement aussi fécond par la réelle qualité litté-raire de certaines d’entre elles2, ait pu sombrer de nos jours dans un oublià peu près complet, il est permis de s’en étonner peut-être, de le regretterassurément. Parmi tous ces « poètes tétrastiches »3, Guy du Faur de Pibrac(1529-1584), magistrat réputé, diplomate efficace et humaniste accompli,n’est vraiment le premier ni par les dates, ni peut-être par le mérite, maisil est sans conteste celui que la renommée et la postérité ont de loin le plusfavorisé. Ses Quatrains (1574-1576) sont empreints d’une morale ferme,simple, solide, qu’il puise aussi bien dans les textes sacrés que dans lesœuvres des philosophes antiques, et qu’il tente de fixer sous un tour net etconcis. Longtemps, ces bribes de sagesse ont été connues de tous ; long-temps, on les a apprises par cœur à l’école ; longtemps, elles ont été la pre-mière référence, la plus spontanée, la plus évidente, en matière de réflexion

Seizième Siècle – 2005 – N° 1 p. 145-159

1 A titre d’illustration de cette survie tardive, mentionnons La Morale de l’enfance, ouCollection de quatrains moraux mis à la portée des enfans, de Charles-Gilbert Terray,vicomte de Morel de Vindé, Paris, Jean Thomas, 1790. Force est de constater que deuxsiècles après Pibrac, la forme canonique du quatrain ne semblait nullement obsolète àcet auteur ; mais il est vrai que l’ouvrage fait surtout figure de curiosité.

2 Nous songeons en particulier aux Tablettes de la vie et de la mort de Pierre Matthieu(1610) et aux Quatrains de la vanité du monde de Claude Guichard (1612), qui noussemblent les réussites les plus éclatantes dans ce domaine – mais c’est là le terrainnécessairement friable du jugement personnel. Précisons que ces différents recueils ontsouvent été réunis sous forme de compilations ; voir par exemple Les Quatrains dessieurs Pybrac, Favre, et Mathieu, Paris, Iean Baptiste Loyson, 1667.

3 Nous empruntons cette expression à Guillaume Colletet, Traitté de la poësie morale, etsententieuse, dans L’Art Poëtique du Sr Colletet, Paris, Antoine de Sommaville et LouisChamhoudry, 1658, réimpression Genève, Slatkine, 1970.

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4 Il est permis de penser que les « poètes tétrastiches » étaient particulièrement sensiblesau charme du nombre cent, si l’on songe que nombre de recueils, à commencer par lescélèbres Tablettes de Matthieu, étaient précisément regroupés en centuries.

5 Toutes nos références aux Quatrains renvoient à l’édition procurée par Jules Claretie(Paris, 1874, réimpression Genève, Slatkine, 1969). Voir aussi, Guy du Faur de Pibrac,Œuvres poétiques, éd. L. Petris, Genève, Droz, 2004.

morale. Ce qu’un La Fontaine est pour nous, Pibrac le fut à peu près pourses contemporains : un carrefour universel du bon sens, un maître à pen-ser dont chacun a suivi les multiples leçons, et auquel chacun est toujourslibre de faire appel pour résoudre les menues interrogations du quotidien.

Le numéro cent de ces Quatrains est assurément l’un des plus frap-pants et l’un des plus aisément mémorisables. C’est, pour aller vite, celuiqu’on a peut-être quelque chance de connaître quand on ne connaît pasPibrac. Tout se passe comme si le poète avait tout particulièrement peau-finé un texte hautement symbolique par sa position privilégiée dans lerecueil, pour harmoniser peut-être la rotondité parfaite, la plénitude sen-sible d’un nombre4 et la justesse fulgurante, presque aveuglante d’évi-dence, d’un propos :

Ie t’apprendray, si tu veux, en peu d’heure,Le beau secret du breuvage amoureux :Ayme les tiens, tu seras aymé d’eux :Il n’y a point de recepte meilleure5.

Affinons notre analyse : ce qu’on connaît, ce qu’on retient, ce qu’on sesouvient d’avoir lu, ce qu’on croit même avoir pensé, ce n’est pas tant lequatrain dans son intégralité que son troisième vers, qui en est manifeste-ment la quintessence jaillissante, au point que les autres vers font figurede simple cadre ou de terne contrepoint. Ce contraste perceptible entreune saillie brusque et une platitude concertée relève pour partie de facteursexternes : les trois autres vers sont manifestement de l’ordre du commen-taire, constituent en quelque sorte le métatexte de l’élément central. Enattestent suffisamment l’effet d’annonce (« ie t’apprendray »), le lexiquemétalinguistique (« secret », « recepte ») signalant un décrochage énon-ciatif, l’appréciation portée sur la brièveté du vers central (« en peud’heure »), et surtout le jugement ostensiblement emphatique formulé parle locuteur (« beau secret », « point de recepte meilleure »). Tout en sommeest conçu en vue d’un effet de rupture entre l’annonce d’un prodige quasimiraculeux et la révélation d’un truisme assumé comme tel ; tout le sel duquatrain est là, dans cette retombée qui est une élévation insoupçonnée,dans cette brutale prise de conscience de son propre aveuglement à laquellele poète, narquois, convie le lecteur. « Vous aviez bien tort, semble-t-il lui

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dire, d’attendre on ne sait quelle magie. La vérité est sous vos yeux et vousne la voyiez pas. Ce que je vous apprends, vous l’avez toujours su. » C’estune fausse aporie, c’est une déception éclairante, qui ouvre un accès dérobéà un bon sens presque imperceptible à force de présence ostentatoire.

Est-ce à dire que le troisième vers ne soit frappant que par le jeu ducontraste ? Ce serait aller un peu vite en besogne, il semble que des fac-teurs internes de fulgurance s’offrent à l’analyse. Ce vers est dans sa cons-truction d’une simplicité éblouissante ; il semble même à ce point aller desoi qu’on est tenté d’oublier un instant qu’il s’agit d’un énoncé dûmentsitué, attribuable à un locuteur identifié, et non d’une phrase collective,émanation connue de tous de cette abstraction confuse qu’est la sagessedes nations. On semble pour tout dire se rapprocher ici quelque peu de cetidéal de simplicité totale, de riche dépouillement et de justesse fonda-mentale qui devait tant obséder les esprits au siècle suivant et qu’il estconvenu d’appeler le sublime6. La formulation en effet semble n’admettreaucun luxe, et ne reposer sur nulle rhétorique compliquée : le choix del’impératif pour la protase du système hypothétique permet ainsi de fairel’économie de la conjonction « si »7, comme si la plume du poète filait àl’essentiel et prétendait dégager le bâton des fleurs qui l’ornent8. Tout levers n’est que variation grammaticale élémentaire – presque un exercicede conjugaison – sur le même matériau lexical, en lui-même parfaitementusuel. Tout le vers repose sur une simple permutation des fonctions syn-taxiques (une antimétabole) qui dit le rêve d’une parfaite réciprocité desrelations humaines, et par là l’ordre et l’harmonie d’un monde baigné de

6 Rappelons toutefois que le sublime ainsi conçu réside moins dans le dénuement intrin-sèque de la formulation que dans le contraste perceptible entre cette discrétion formelleet l’intensité frappante de la représentation suggérée ; c’est pourquoi il ne saurait êtrequestion de dire que ce vers est pleinement sublime : il ne semble remplir que l’une desdeux conditions requises.

7 Il convient bien entendu de faire la part – considérable – de l’innutrition biblique dansl’écriture des poètes tétrastiches. En l’occurrence, la structure du système hypothétiqueavec protase à l’impératif – parfaitement adaptée à une visée moralisatrice en ce qu’ellepermet d’articuler une attitude et sa récompense ou sa sanction – est par exemple for-tement sollicitée dans le livre des Proverbes : cf. « reconnais [l’Eternel] dans toutes tesvoies, et il aplanira tes sentiers » (3,6), « aime [la sagesse], et elle te protégera » (4,6),« observe mes préceptes, et tu vivras » (7,2), « quittez la stupidité, et vous vivrez »(9,6), « reprends le sage, et il t’aimera » (9,8), « recommande à l’Eternel tes œuvres, ettes projets réussiront » (16,3), « frappe le moqueur, et le sot deviendra sage » (19,25),« chasse le moqueur, et la querelle prendra fin » (22,10), « ôte de l’argent les scories,et il en sortira un vase pour le fondeur » (25,4), « châtie ton fils, et il te donnera durepos » (29,17)...

8 On aura reconnu la fameuse métaphore du thyrse dans les Petits Poèmes en prose deBaudelaire.

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la sagesse divine9. L’asyndète suggère une évidence, fallacieuse sansdoute : les deux propositions sont tout bonnement juxtaposées, c’est-à-direreliées de la façon la plus élémentaire et la plus spontanée possible, et ils’en dégage un sentiment d’implication nécessaire, de conséquence natu-relle, d’autant plus vif qu’il n’est pas formulé explicitement. Limpide etfaussement rudimentaire, le vers accède à une forme de sagesse collective,tant le lecteur, quel qu’il soit, est conduit à accepter comme une évidencece qu’on lui dit, et ce qu’il savait bien avant qu’on ne le lui dît. Voilà unénoncé dont chacun peut être tenté de s’attribuer la paternité. Pour le dired’une formule, il se produit ici avec une vigueur toute particulière undépassement du propos individuel qu’on observe fréquemment, de façonplus sourde, dans les Quatrains, et que nous proposons d’appeler simple-ment un effet de proverbe.

On l’aura compris, un effet de proverbe n’est pas véritablement un pro-verbe, c’est le sentiment trompeur, induit par des ruses stylistiques, des-criptibles comme telles, de la présence d’un proverbe. Les Quatrains res-tent la production individuelle d’un poète, et ne sauraient en toute justiceêtre réduits à la simple compilation des diverses affirmations de la sagessedes nations. Mais ils jouent de cette parenté, perceptible et soigneusementcultivée, pour asseoir peut-être leur légitimité et leur fiabilité, en alléguantun bon sens consensuel, pour faciliter aussi leur pleine intégration dans lesconsciences, et accéder peut-être à une forme de postérité sapientiale quiplus tard fut aussi celle d’un La Fontaine. L’effet de proverbe est un argu-ment et un outil, il relie implicitement l’énoncé à un conglomérat indis-tinct et respecté que chacun porte en soi tout en renforçant largement sonefficacité mnémotechnique.

Si l’effet de proverbe est imitation délibérée des formes du proverbe,on conçoit qu’il impose avant tout le respect de la brièveté extrême de cesproductions collectives, lentement polies peut-être par l’usage jusqu’à laformule la plus condensée et la plus aisée à mémoriser. Le cadre fixe du

9 Dans le quatrain suivant (101), on lit de même : « Mais qui se faict craindre par cruauté,/ Luy mesme craint, & vit en deffience. » ; le tour ici, formellement analogue, traduitune menace et non une harmonie. De telles constructions symétriques, souvent cou-plées à d’ostensibles polyptotes qui semblent décliner comme par jeu les paradigmesdes verbes, est récurrente dans le corpus fluctuant des proverbes, tel que les dictionnairesusuels tentent de le fixer : cf. « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. », « Ne faispas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. », « Tel est pris qui croyait prendre. »ou le mot de La Fontaine, « Aide-toi, le ciel t’aidera. » (Fables, VI, 18). S’exprime iciune confiance dans le pouvoir heuristique de manipulations verbales à première vuerudimentaires : par l’évidence presque brutale qu’elle suppose, l’antimétabole seraitl’accès à une vérité fondamentale et insoupçonnée. Cette foi est du reste moins naïvequ’on ne le pense : bien des essayistes prestigieux semblent la partager.

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quatrain, pourtant intrinsèquement étriqué, apparaît alors comme singu-lièrement disproportionné, et l’on observe fréquemment que l’effet de pro-verbe se condense sur un vers ou, le plus souvent, un distique. Le quatraindans ces conditions articule deux segments : un centre et une périphérie,une pièce de prestige et le socle sur lequel elle repose. Le sentiment decomposition est même à ce point net que le texte de notre édition de réfé-rence répartit régulièrement les deux unités de part et d’autre d’un deux-points, qui constitue une manière d’acmé typographique. Ce n’est pas làcourir le risque inconsidéré, quasi masochiste, de signaler comme ines-sentielle une portion du texte, c’est plutôt s’assurer prudemment que quandtout sera oublié, du moins une formule rêvée comme autosuffisante sub-sistera, vestige indéracinable d’une sagesse caressée puis perdue. Ce n’estpas non plus mettre en péril l’unité du quatrain et réduire ce dernier à l’as-sociation décousue de deux distiques autonomes – le jeu des rimes suffità exclure une telle lecture –, c’est simplement cultiver une dispositionnette, tout en préservant l’indissoluble conjonction des deux segmentspourtant identifiables comme tels : le quatrain reste un tout, quand bienmême il articule ostensiblement une loi et son commentaire, celui-ci enri-chissant souvent considérablement celle-là, ou du moins l’épaulant et lacomplétant, lui donnant en somme l’assise parfaite et la rotondité accom-plie de la strophe élémentaire. La forme tronquée, virtuellement pro-grammée, n’est donc pas pour autant souhaitable : le prédécoupage du seg-ment central est une précaution indispensable contre l’oubli, mais unvestige est en soi toujours une perte.

Entre ces deux segments, les diverses distributions logiquement conce-vables sont illustrées. Ainsi, il n’est pas rare que l’effet de proverbe semanifeste à l’ouverture du quatrain :

Petite source ont les grosses rivieres :Qui bruit si haut à son commencementN’a pas long cours non plus que le torrent,Qui perd son nom ès prochaines fondrieres. [quatrain 64]

Les vers 2 à 4 ne sont ici que l’explicitation du sens allégorique du pre-mier vers, central et presque autosuffisant10 ; peut-être la disproportion

10 Le corpus traditionnel des proverbes intègre du reste la formule suivante : « Les petitsruisseaux font les grandes rivières. ». On voit que si la métaphore est identique dans leproverbe anonyme et dans la manière de sentence de Pibrac, en revanche son exploita-tion argumentative (en d’autres termes sa valeur pragmatique) est radicalement opposée.Supprimons l’inversion, facilité métrique qui masque une différence essentielle, et nousobtenons : « Les grosses rivières ont petite source. ». On voit que le propos, ici, portesur la petitesse, alors qu’il porte sur la grandeur dans le proverbe : ce sont les mêmeséléments, mais leur distribution, et par là leur hiérarchie implicite, est inversée. Le pro-verbe est donc plutôt optimiste, quand la formule du poète est cruellement satirique.

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entre les deux segments a-t-elle pour but de suggérer rythmiquement lemouvement d’expansion fallacieuse qui est décrit. La relation entre lesdeux subdivisions du quatrain est ici de l’ordre de la paraphrase ou de lasynonymie. Le second segment peut aussi constituer une cause, une expli-cation de l’idée formulée dans le premier, comme dans l’exemple suivant :

Iuge ne donne en ta cause sentence :Chacun se trompe en son faict aizément :Nostre interest force le iugement,Et d’un costé faict pancher la balance. [quatrain 84]

Selon une manière d’induction, le premier vers énonce une loi particulièreet le second une loi universelle : deux effets de proverbe distincts sont iciperceptibles. Les troisième et quatrième vers ne sont que l’explication,d’ordre psychologique ou anthropologique en l’occurrence, des deux loisprécédemment énoncées. Le lecteur se sent de plus en plus nettementconcerné par l’injonction morale : l’apostrophe « iuge » est très sélective,mais « chacun » n’admet plus d’exceptions, et « nostre » dénote une pro-ximité achevée ; il n’y a nul moyen de se soustraire à l’autorité de la paroledu poète. Paraphrase ou explication : ces deux relations sont illustrées suc-cessivement dans le quatrain suivant :

Fuy ieune & vieil de Circe le bruvage :N’escoute aussi des Serenes les chants,Car enchanté tu courrois par les champs,Plus abruty qu’une beste sauvage. [quatrain 90]

La formule clef, c’est le premier vers qui la livre. Le second ne fait quereformuler l’argument sous les dehors d’une autre métaphore, structurel-lement – et culturellement – homologue, comme l’atteste le connecteur« aussi », signe ostensible d’une redondance. Les deux derniers vers, lan-cés par « car », justifient la loi initiale en explicitant les présupposés quil’accompagnaient.

Le quatrain qui suit immédiatement celui-ci dans le recueil donne enfinl’exemple d’une troisième relation possible, de pure addition, entre lesdeux segments :

Vouloir ne fault chose que lon ne puisse,Et ne pouvoir que cela que lon doit,Mesurant l’un & l’autre par le droit,Sur l’eternel moule de la Iustice. [quatrain 91]

Ici le rythme est celui d’une progression paisible et inexorable, et le qua-train nous conduit par paliers à sa conclusion : dans ces conditions, éta-blir une nette démarcation serait un contresens, et l’imprimeur du texte

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repris par notre édition ne s’y est pas trompé, qui n’a pas recours pourcette fois à la ponctuation forte que constitue le deux-points. On perçoitnéanmoins un décalage, une différence de nature, entre les deux premiersvers, où l’effet de proverbe est manifeste, et les deux suivants, où il sem-ble inexistant. Tout en effet atteste, à l’ouverture, d’une tentative de pas-tiche du tour proverbial : le recours à l’infinitif non dépendant, l’absencede toute détermination pour le substantif « chose », la convocation d’unoutil grammatical de l’universalité (« lon »), et surtout la construction éla-borée, avec une reprise rigoureuse du même patron syntaxique et une ana-diplose sur « pouvoir », qui suggère la progression irrépressible de laréflexion et la pression constante du devoir moral11. Le second segmentn’est plus alors que le fade prolongement du distique initial, une manièred’hyperbate greffée sur une apparente totalité.

La distribution inverse, avec l’effet de proverbe en seconde position,est tout aussi régulièrement illustrée :

Maint un pouvoit par temps devenir sage,S’il n’eust cuidé l’estre ia tout à faict,Quel artisant fut onc maistre parfaict,Du premier iour de son apprentissage ? [quatrain 63]

On voit se dégager nettement deux distiques, qui s’opposent de primeabord par la divergence de leurs modalités respectives, et qui se répondentpar paraphrase, avec un jeu de correspondances ponctuelles : « maint un »et « artisant », « sage » et « maistre », « tout à faict » et « parfaict », « ia »et « premier iour », et peut-être, plus confusément, « par temps » et« onc ». Le poète nous livre d’abord le sens allégorique, puis la métaphoreconcrète qui lui donne corps et lui assure une efficacité mnémotechnique,empruntée en l’occurrence au monde de l’artisanat comme souvent dansles proverbes authentiques12. La forme interrogative, manifestement pure-

11 Là encore, on retrouve des équivalents dans le corpus des principaux proverbes recen-sés. La sagesse des nations ne connaît pas de frontières, nous citerons donc à titre decomparaison un exemple italien bien connu : « Chi va piano va sano, e chi va sano valontano. ». Il va sans dire par ailleurs que Pibrac s’inspire directement, dans ce quatrain,d’une célèbre formule augustinienne qui définit la félicité (« Posse quod velit, vellequod opportet. »), et dont Bossuet a plus tard livré le commentaire que l’on sait dansle Sermon sur l’Ambition (1662). Les deux inspirations (précepte chrétien et formepopulaire) ne sont du reste nullement incompatibles.

12 Les exemples ne manquent pas : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », « Les cor-donniers sont les plus mal chaussés », « Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud »...Indice d’une élaboration populaire, cette récurrence assure aussi aux proverbes uneimmédiateté empirique, et par là une validité quotidiennement vérifiable. C’est uneinvitation permanente à voir autour de soi les signes cachés qui délivrent un messagede sagesse.

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ment rhétorique, n’atténue guère en soi l’effet de proverbe : il y a là commeun air de familiarité qui ne trompe pas, dû peut-être à la convocation directede l’expérience vécue quotidienne, à la limpidité du symbole, au jaillisse-ment immédiat du sens, ou à l’évidence incontestable du précepte.

La relation de causalité est également sollicitée dans cette distribution :

A ton seigneur & ton Roy ne te iouë,Et s’il t’en prie, il t’en faut excuser :Qui des faveurs des Roys cuide abuser,Bien tost, froissé, choit au bas de la rouë. [quatrain 111]

Le second distique, qui porte à lui seul l’effet de proverbe, justifie l’as-sertion première et l’ancre dans une réalité concrète, immédiatement per-ceptible, et même d’une précision quasi hallucinatoire : c’est presque unehypotypose qui nous est livrée ici, notamment par le biais du mot« froissé », hautement suggestif sous son apparente discrétion13. Or, onsait que les proverbes le plus souvent ne brassent pas de concepts abstraits,qu’ils ont plutôt affaire au monde des réalités sensibles, et qu’ils en tirentpour une bonne part leur aptitude à gagner aisément les esprits, par l’évi-dence de la chose vue. Les proverbes disent une présence au monde, et s’ilsmentionnent les symboles matériels de réalités morales, ils se gardent biende désigner explicitement ces dernières. Par ailleurs la structure adoptée,avec le pronom relatif sans antécédent, signe convenu et ostensible du tourproverbial, qui lance une première proposition fonctionnant grossièrementcomme la protase d’un système hypothétique, est dûment illustrée dansplusieurs proverbes14. Le ton est ici ouvertement comminatoire, le jeu desdeux propositions se donnant à lire comme un avertissement pressant, cequi constitue encore un trait parémiologique dûment attesté : d’une manièregénérale, le proverbe menace plus qu’il ne conseille, il prohibe plus qu’iln’autorise, il dit une sagesse craintive et véhicule en somme une moraletoute négative, nous dirions presque castratrice au plan imaginaire15.

Le procédé est tout à fait comparable dans le quatrain suivant, égale-ment fondé sur une relation de causalité :

13 Il est permis de penser que la cellule consonantique initiale [fR] favorise, dans unesaisie subjective, l’émergence d’une aura dysphorique, et presque la représentation d’unfracas des os.

14 Le plus connu est peut-être « Qui sème le vent récolte la tempête ».15 On connaît les incitations à la prudence (« Dans le doute, abstiens-toi. », « Défiance est

mère de sûreté. »), mentionnons aussi les fréquentes constructions négatives : « Entrel’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt. », « Des goûts et des couleurs il ne fautpas disputer. », « Il ne faut jamais jeter le manche après la cognée. », « Il ne faut jurerde rien. », « Il ne faut pas dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. »... Cf. le quatrain69 : « Plus n’embrasser que lon ne peut estraindre : / Aux grands honneurs convoiteuxn’aspirer : / User des biens, & ne les desirer : / Ne souhaiter la mort, & ne la craindre. ».

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Nouveau Ulysse appren du long voyageA gouverner Ithaque en equité :Maint un a Scylle & Charybde evité,Qui heurte au port, & chez soy faict naufrage. [quatrain 87]

L’effet de proverbe, concentré sur les vers 3 et 4, s’offre à réception, endépit d’une légère dilution, au moyen d’indices caractéristiques. Le qua-train s’ouvre sur la deuxième personne, sur une apostrophe directe, quiporte sur un individu, certes parfaitement abstrait et autorisant l’appro-priation par tout lecteur, mais isolé ; puis le propos s’élargit jusqu’à uneuniversalité explicite (« maint un »), prenant appui sur un savoir collectifet consensuel, accumulé au fil des siècles : le présent omnitemporel et lanon-personne disent toute la force faussement objective d’un constat his-torique. Par ailleurs, si la référence à l’Odyssée, qui suppose une conni-vence culturelle, est présente dans les deux segments, l’image qu’elle sus-cite a incomparablement plus de présence concrète dans le second distique,où le symbole matériel et transparent (« faict naufrage ») supplante uneinterprétation explicite (« gouverner Ithaque en equité ») : on retrouve làcet art de frapper l’imagination, ce goût pour les choses sensibles, cetteconjonction fulgurante d’un référent qui se donne à voir et d’un signifiéque chacun devine, qui contribuent tant au charme permanent et mysté-rieux des proverbes authentiques16.

Aux deux agencements diamétralement opposés que nous venons dedécrire (effet de proverbe et commentaire, commentaire et effet de pro-verbe), il convient pour être complet d’en ajouter un troisième, plus confuspeut-être à discerner, où il semble que le commentaire soit absent et quele poète juxtapose simplement deux effets de proverbe successifs, plus oumoins perçus comme autonomes. C’est dans une telle configuration sansdoute que l’unité globale du quatrain est le plus ouvertement menacée, etl’on conçoit que le poète n’en use qu’avec une grande parcimonie. Force

16 On a parfois le sentiment confus, face à de tels quatrains, d’un décalage entre le seg-ment initial et le segment final, comme si les deux représentations, abstraite et concrète,n’étaient pas parfaitement accordées, comme si leur superposition ou leur articulationétait malaisée. On songe alors aux subtiles distorsions qu’on décèle fréquemment entrele « corps » et l’« âme » qui constituent les devises (v. sur ce point les nombreux exem-ples que propose le père Bouhours dans le sixième des Entretiens d’Ariste et d’Eugène,Paris, Sebastien Mabre-Cramois, 1671). C’est que Pibrac a soin de ménager le piquantde ses quatrains, et qu’intriguer un peu le lecteur n’est sans doute pas un mauvaiscalcul. On n’en conclura pas pour autant qu’il cultive, ici ou ailleurs, le paradoxe pro-prement dit : rien de moins paradoxal, par définition, que le modèle sous-jacent de lasagesse des nations. Pibrac reste fondamentalement un poète de l’évidence plutôt quede la suprise, de la clarté plutôt que de l’énigme. Une telle orientation, peu conformeau goût moderne, explique peut-être en partie l’oubli relatif dans lequel il a sombré.

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est de constater que le deux-points, dans le quatrain suivant, tout en éta-blissant une relation de causalité, fait le partage entre deux manières desentences virtuellement détachables, sans que l’une prenne nettement lepas sur l’autre :

Point ne te chaille estre bon d’apparence,Mais bien de l’estre à preuve & par effect :Contre un faulx bruit que le vulgaire faict,Il n’est rampart tel que la conscience. [quatrain 53]

S’il est difficile ici d’opposer une saillie et un retrait, on voit aussi que l’ef-fet de proverbe est diffus, un peu flou peut-être, non entièrement aboutisans doute : tout se passe comme si la présence de deux formules consen-suelles tempérait, par contrecoup, ou par le jeu d’une étrange économiede compensation, l’éclat de l’ensemble. En l’absence d’un contrepoint,l’effet de proverbe ne se détache pas nettement, et le lecteur peut hésiterà l’identifier. La même incertitude pèse sur l’exemple suivant :

De peu de bien nature se contente,Et peut [sic] suffit pour vivre honnestement :L’homme ennemy de son contentement,Plus a & plus pour avoir se tourmente. [quatrain 114]

Là encore, le relief, le contraste, le décalage font défaut : deux pastichesde proverbe se paraphrasent mutuellement, et en retour l’impact sur lesmémoires et les imaginations semble curieusement nivelé. Tirons une pre-mière conclusion, empirique : l’effet de proverbe n’est jamais aussi per-ceptible que quand il est isolé, et son seul repérage devient déjà problé-matique quand on observe un redoublement. Ajoutons aussitôt uneconsidération pratique : si l’identification du procédé est parfois problé-matique, il est indispensable d’en dégager méthodiquement les principauxmarqueurs. En l’absence de tels garants objectivement observables, l’effetde proverbe risque bien en effet d’être plutôt une illusion de lecture, hau-tement subjective et impressionniste, qu’un authentique procédé d’écri-ture, attribuable au moins pour partie à l’art du poète.

Enumérer les principales caractéristiques formelles des proverbes estune tâche considérable, tant il est vrai que l’apparente simplicité de ces for-mules collectives dissimule souvent une élaboration, consciente ou non dela part des locuteurs, d’une grande finesse17. Quelques traits particulière-ment récurrents peuvent néanmoins être signalés, sans prétention d’ex-

17 Qui en douterait pourrait s’en convaincre aisément en consultant l’analyse méticuleuseque Roman Jakobson propose de deux proverbes russes dans ses Huit Questions depoétique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977, p. 119-122.

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haustivité ; plusieurs signalent l’élaboration collective d’une « forme popu-laire »18, tous facilitent la mémorisation. Ce sont d’abord des métaphoresconcrètes et limpides, solidement ancrées dans l’expérience vécue etimmédiatement accessibles à l’interprétation, où coïncident idéalementl’évidence d’une forme et la fulgurance d’un sens (« L’enfer est pavé debonnes intentions. »). Ce sont ensuite des traits grammaticaux, dont lerelevé est bien connu et relativement aisé : lexique courant et concret(« Qui vole un œuf vole un bœuf. »), présent omnitemporel (« L’occasionfait le larron. »), substantifs non déterminés (« Mauvaise herbe croît tou-jours. »), ou encore pronom relatif sans antécédent (« Qui a bu boira. »)19.Ce sont aussi et surtout des traits proprement stylistiques. Passons rapi-dement sur le choix de certains mètres blancs, dont l’application à uneforme au départ versifiée comme le quatrain est nécessairement exclue. Leproverbe constitue souvent un épitrochasme, en ce qu’il use prioritairementde monosyllabes ou plus généralement de mots relativement brefs : « Iln’est pire eau que l’eau qui dort. » – on peut du reste considérer que c’estlà une conséquence naturelle du cantonnement déjà signalé du lexiquedans le registre le plus ordinaire. Il se constitue souvent du jeu de deuxmembres de phrase dont les dimensions sont voisines ; c’est un phénomèned’isocolie : « La fête passée, adieu le saint. ». Il associe volontiers à cecouplage une reprise du même patron syntaxique, formant ainsi une hypo-zeuxe : « Il faut rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce quiest à Dieu. ». Il joue enfin, de manière quasi systématique, de toutela gamme des répétitions de phonèmes, de morphèmes ou de lexies ; les

18 Rappelons qu’André Jolles, dans un ouvrage célèbre, rattache la maxime et le proverbeà la même « forme simple », qu’il appelle locution, qui consisterait à relier une situa-tion empirique donnée à d’autres situations comparables, et dont ils seraient des actua-lisations particulières ; tous deux relèveraient donc de la même « disposition mentale »fondamentale (en l’occurrence : l’expérience), la particularité de la maxime étant tou-tefois d’être une « forme savante » alors que le proverbe est une « forme populaire »(Formes simples, trad. Antoine-Marie Buguet, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972,p. 121-135).

19 Pour ce dernier tour, certains grammairiens préfèrent parler d’un « emploi intégratif »de qui (v. par ex. Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin,coll. « Lettres Sup », 2002, p. 206-209). Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et RenéRioul établissent quant à eux une distinction, au sein des relatives substantives, entreles « relatives indéfinies », introduites par un pronom du type qui, et les « relatives péri-phrastiques », introduites par un couple du type celui qui (Grammaire méthodique dufrançais, Paris, PUF, 1994, rééd. coll. « Quadrige », 2001, p. 486-488). À ce classementpurement morphologique, il conviendrait de joindre des considérations diachroniques(la forme monosyllabique est perçue comme archaïsante), sociolinguistiques (les condi-tions d’emploi, les registres de langue, ne semblent pas absolument superposables),voire transformationnelles (la forme en qui peut, en pure synchronie cette fois, se décrirecomme le résultat d’un effacement du démonstratif).

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figures utilisées, telles que les classe la rhétorique, sont alors fort variées.C’est l’aspect le plus visible du tour proverbial, le plus frappant peut-être,le plus soigneusement étudié en tout cas. Ce goût pour la récurrence for-melle porte les traces d’une forme archaïque et spontanée de cratylisme(« Bon chien chasse de race. »), suppose une confiance en l’aptitude du jeuverbal à indiquer la voie de la sagesse (« Qui se ressemble s’assemble. »),pare le proverbe des faux prestiges d’une prosodie élémentaire (« Noël aubalcon, Pâques au tison. »)20. En somme, un proverbe se donne à voircomme tel par la conjonction d’un imaginaire, d’une syntaxe et d’une rhé-torique : on pourrait bien entendu poursuivre longuement l’analyse, maisces brèves indications suffiront à notre propos.

Si l’on confronte à ce modèle abstrait quelques vers ou distiques desQuatrains de Pibrac, on ne peut qu’être frappé de la grande conformitéentre la forme populaire et la forme savante. Il n’y a là du reste riend’étonnant en soi si l’on songe qu’elles semblent unies par une relationd’émulation réciproque : si le proverbe imite la régularité rythmique et legoût pour l’homophonie des formes versifiées, le quatrain en retour tentede retrouver quelque chose du prestige consensuel du proverbe. Il a recourspour cela à un imaginaire franc, massif et modeste, tout en emblèmestransparents, qui assimile la sagesse à un « grand thresor » (quatrain 77),et qui projette volontiers les choix moraux sur une topographie bi-dimen-sionnelle : l’exemple du père est ainsi pour le fils « la plus courte voye »vers le devoir (quatrain 28), il convient de remettre « au droict chemin »le « voyageur » égaré (quatrain 32), et d’opter pour la bonne directionquand on se trouve « au chemin fourchu » (quatrain 36). Ici, tout est jaillis-sement et pleine ouverture : la moindre hésitation sur le sens solidementincarné dans ces référents, le plus léger soupçon d’hermétisme poétique,suffirait à rompre le charme. Ce goût pour l’immédiateté sensible est mêmeparfois cultivé jusqu’à la crudité, comme dans le quatrain 62, où deslectures abondantes et superficielles sont comparées aux « mets » qui« surcharg[ent l’] estomac » de « celuy qui mange avidement ». La moralede Pibrac est donc simple, presque rudimentaire : un bon sens populaire,

20 On aura noté, dans ces trois proverbes, respectivement : une association entre une homo-phonie initiale (ou tautogramme : « chien / chasse ») et une homophonie finale (ouhoméotéleute : « chasse / race ») ; un rapprochement de mots de la même famille(ou figure dérivative : « ressemble / assemble ») ; un autre exemple d’homophonie finale(« balcon / tison »). Ces diverses formules de répétition n’épuisent nullement lesmultiples possibilités exploitées par les proverbes. Toutes, outre leur évidente fonctionmnémotechnique, semblent postuler une relation confuse, intuitivement perçue, entre lesignifiant et le signifié. La récurrence perceptible prétend poser, avec toute la forced’une fausse évidence, la validité du propos. C’est toute une superstition de la formequi s’exprime ici.

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fermement attaché aux réalités les plus concrètes, y fait entendre bien sou-vent sa voix. Le quatrain retrouve ainsi quelque chose du charme fruste desproverbes authentiques.

De même, aucune des particularités grammaticales du proverbe n’estpleinement étrangère au quatrain. Nous avons du reste déjà eu l’occasionde signaler au passage tel ou tel tour ; les recenser tous serait fastidieux21.Arrêtons-nous simplement sur l’emploi récurrent du substantif nondéterminé :

[...] Ieune conseil, & nouveaux serviteurs,Ont mis souvent les hauts estats en poudre. [quatrain 94]Adversité, desfaveur, & querelle,Sont trois essais pour sonder son amy [...]. [quatrain 108]

Ces désignations dénotent des entités incarnées, des concepts qui se dres-sent (« mettre en poudre » est un verbe d’action), donnent à voir une allé-gorie discrète mais généralisée, déploient ainsi une manière de théâtre desombres. Elles connotent par ailleurs l’appartenance du propos à la formecanonique du proverbe : elles constituent à la fois une élégance stylistiqueet un indicateur générique. Il va de soi que la coordination de plusieurssyntagmes, le recours à des caractérisants adjectivaux, les contingencesde la forme versifiée, l’état de la langue sans doute, facilitent largementune telle suppression, mais ils ne l’imposent nullement, et ne lui ôtent passon statut d’écart signifiant. Un simulacre de la condensation extrême dela forme proverbiale, qui en atteste l’histoire et sert son efficacité mné-motechnique, affleure dans de tels exemples.

Les figures sollicitées offrent le même air de ressemblance ; dans lequatrain suivant, le quatrième vers propose l’un de ces balancements gros-sièrement antithétiques qu’utilisent fréquemment les proverbes :

Dessus la loy tes iugemens arreste,Et non sur l’homme : ell’ sans affection,L’homme au contraire est plein de passion :L’un tient de Dieu, l’autre tient de la beste. [quatrain 85]

On voit toutefois que l’effet de proverbe n’est pas pleinement abouti, dansla mesure où les sources anaphoriques de « l’un » et « l’autre » sont exté-

21 Mentionnons toutefois quelques exemples. Lexique courant et concret : « Hâ le durcoup qu’est celuy de l’oreille ! » (quatrain 71), « Ne voise au bal, qui n’aymera ladanse » (quatrain 105). Présent omnitemporel : « Le sage fils est du pere la ioye » (qua-train 28), « De peu de biens nature se contente » (quatrain 114). Pronom relatif sansantécédent : « Qui a de soy parfaicte cognoissance, / N’ignore rien de ce qu’il faut sça-voir » (quatrain 10), « Qui te pourroit, Vertu, voir toute nue, / O qu’ardemment de toyseroit espris » (quatrain 27).

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rieures aux strictes limites du vers ; mais la formule virtuellement com-plète est si aisée à rétablir que le processus de proverbialisation pro-grammée n’est guère bloqué : l’antithèse tranchée, ouvertement mani-chéenne, paradoxalement d’autant plus saisissante qu’aucun connecteurne la signale22, et le balancement rythmique approximativement équilibréen dépit des contingences métriques, ne sont manifestement pas sansétroites analogies avec la stylistique rudimentaire et spectaculaire des pro-verbes. Les diverses figures de répétition ne sont pas en reste ; dans levers suivant, dûment isolé par le deux-points, la figure dérivative évoquela reprise du même matériau lexical qu’on observe si régulièrement dansles proverbes :

Vaincre soymesme est la grande victoire [quatrain 47]

L’effet d’encadrement (l’antépiphore, si l’on veut) fait de cette manière desentence un parcours complet, soigneusement replié sur lui-même, etaccentue donc les démarcations avec le contexte immédiat : de fait le versest grammaticalement autonome, dépourvu de toute relation anaphoriqueexterne, et s’offre ainsi pleinement à la citation, comme si son extractionétait virtuellement programmée. Le même goût pour les reprises se mani-feste dans le vers suivant, lui aussi signalé comme extractible par le deux-points, où la répétition de la lexie « bon » est d’autant plus sensible qu’elleest surdéterminée par la répartition des accents de groupe, selon unemanière de chiasme rythmique (« loz » / « bon » / « bon » / « donne ») :

Le loz est bon, quand un bon nous le donne [quatrain 122]

Mener plus avant un tel relevé serait fastidieux : la parenté est manifeste,et ne saurait sans doute se réduire à une rencontre fortuite. On l’aura com-pris, le corpus indistinct des proverbes est souvent, consciemment ou non– la question n’est évidemment pas là – à l’arrière-plan des Quatrains, etsemble en déterminer jusqu’aux menus détails stylistiques ; à travers letexte tel qu’il nous est donné par le poète, nous décelons comme un sou-venir fantomatique d’autres textes, dont chacun porte en soi la trace, aveccette imprégnation discrète mais solide qui caractérise toute culture col-lective : le vers ou le distique se font palimpsestes localisés. L’effet deproverbe, dont on dirait volontiers qu’il porte présence et absence, se nour-

22 On sait que le proverbe authentique cultive l’asyndète, que les relations logiques y sontvolontiers estompées quoique toujours aisées à rétablir. Ce tour peut s’expliquer aussibien par le souci de concision que par le désir d’impliquer nécessairement, activement,le récepteur dans la saisie complète de l’énoncé : « Les chiens aboient, [mais] la cara-vane passe. ».

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rit de cette rencontre entre deux formes distinctes, qui est peut-être autantun hommage qu’un désaveu : le proverbe est discrètement convoqué, maisaussi délibérément remodelé. L’effet de proverbe n’est ni véritablementun proverbe, ni véritablement une sentence ; c’est un jeu de reflets croi-sés entre les formes savante et populaire, qui emprunte à l’une et à l’au-tre sans se confondre vraiment avec l’une ou l’autre. C’est un air de fami-liarité concerté, élaboré, revendiqué. Entre les sagesses respectives dupoète tétrastiche et de la nation, bien des points de convergence se don-nent à voir, et la morale de Pibrac est assurément tout sauf paradoxale ;néanmoins la parole du poète s’élève et s’assume, solitaire, émancipée,forte de son autorité rêvée, quoique nourrie d’innombrables autres paro-les. L’effet de proverbe, c’est le vertige exquis d’une voix une et multiple.

Université Jean Moulin-Lyon III Eric Tourrette

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